PLUTARQUE
OEUVRES MORALES
PROPOS DE TABLE (SYMPOSIAQUES)
LIVRE III (Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. III , Paris, Hachette, 1870.) autre traduction : Ricard
PLUTARQUE
LIVRE III
PRÉAMBULE.
Le poète Simonide, mon cher Sossius Sénécion, ayant vu dans une certaine réunion de buveurs un hôte qui était couché en silence et ne parlait à personne :
« O homme, lui dit-il, si tu es fou, tu fais une chose sage; mais si tu es sage, tu en fais une folle. »
Car mieux est, sans doute, de cacher son ignorance, comme dit Héraclite. Or cela n'est pas facile dans les moments d'abandon et lorsqu'on a le verre en main :
« Le vin même au
plus sage inspire des chansons,
Et, poussant l'homme grave aux rires, à la danse,
Fait naître des propos que blâme la prudence ».
Dans ces vers le poète montre, selon moi, la différence entre un homme qui a bu et un homme qui est ivre. Chanter, rire, danser, c'est ce qui arrive quand on a bu sans excès; mais bavarder et dire ce qu'il serait mieux de taire, c'est le fait d'un convive déjà chargé de vin et égaré par l'ivresse. C'est pourquoi Platon aussi pense que dans le vin surtout se dévoilent les passions de la plupart des hommes. Et quand Homère dit :
« Ils ne s'étaient jamais connus l'un l'autre à table »,
on voit qu'il sait combien facilement le vin porte à l'amitié et fait naître les paroles. Il n'y a pas moyen de se connaître lorsque l'on boit et que l'on mange en restant muets. Mais de ce que la boisson provoque au bavardage, et que le bavardage montre et met à nu bien des choses qui sans cela restent cachées, il s'ensuit que boire ensemble donne une occasion de se connaître les uns les autres. On n'aurait donc pas tort de reprendre Ésope et de lui dire :
« A quoi bon, mon cher, ces fenêtres que tu vas cherchant, et à travers lesquelles chacun devra voir la pensée du voisin ? »
Le vin est là, qui ouvre et montre l'intérieur de chacun de nous. Il ne nous permet pas de rester tranquilles. Il fait tomber tout masque et tout déguisement : attendu que chacun s'affranchit alors de la loi, comme d'un pédagogue. Si donc les Ésope, les Platon, et autres moralistes sont en quête d'un procédé pour connaître le coeur des hommes, ils en trouveront un des plus utiles dans le vin. Mais ceux qui n'ont pas besoin de s'éprouver les uns les autres, de se percer à jour, et qui tiennent pourtant à échanger ensemble des rapports affectueux, ceux-là introduisent, quand ils sont réunis, des questions et des propos tels que, sans dévoiler les imperfections de l'âme, ils encouragent ce qu'il y a en elle de meilleur et de plus intelligent. Ce sont comme des prairies avec lesquelles on est familiarisé, des pâturages habituels, où l'amour de l'étude donne à tous un commun rendez-vous. C'est dans ce dessein, moi aussi, que j'ai composé pour vous cette troisième dizaine de questions de table, dont la première traite des Couronnes.
QUESTION I. S'il faut avoir à table des couronnes de fleurs.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : ÉRATON—AMMONIUS —TRYPHON— PLUTARQUE —AUTRES ASSISTANTS.
1. On vint, en effet, un jour à parler aussi sur les couronnes. Le banquet se donnait à Athènes. Il était offert par le musicien Eraton, qui avait sacrifié aux Muses et réuni un grand nombre de convives. Comme après le souper des couronnes de toute espèce avaient été distribuées à la ronde, Ammonius nous railla un peu de ce que au lieu de lauriers c'était de roses que nous nous couronnions. Il prétendait que les fleurs sont tout à fait une coiffure de jeunes personnes, et conviennent mieux aux ébats des filles et des femmes qu'aux réunions de philosophes et d'amis des Muses. Puis il continua
« J'admire aussi cet Eraton. Quoi! En musique les fioritures le révoltent : il intente procès au bel Agathon, qui le premier, dit-il, a introduit et mêlé le genre chromatique dans la tragédie en faisant jouer sa pièce de Mysiens; et d'autre part lui-même, vous le voyez, il nous remplit ce festin de fleurs de toutes espèces et de toutes couleurs ! Il ferme l'entrée de la salle aux délices et à la volupté que perçoivent les oreilles ; et c'est par les yeux, par le nez, comme par d'autres portes, qu'il l'introduit dans notre âme! Enfin, de la couronne il fait un objet de sensualité, et non pas un ornement pieux. Encore les parfums du moins vaudraient-ils mieux que les fleurs; bientôt fanées aux mains des bouquetières, ils répandent une odeur cent fois préférable. Cependant les parfums n'ont pas place dans un banquet de philosophes. C'est une volupté à laquelle ne se rattache rien d'utile, et qui ne part d'aucune source de nécessité naturelle. De même que les amis amenés par des convives reçoivent, grâce à une bienveillante coutume, le même accueil que ceux-ci, comme Aristodème, conduit par Socrate au festin que donnait Agathon, et qu'à un intrus, se présentant de sa propre autorité , il faut fermer la porte; de même les agréments qui, étant l'accessoire du boire et du manger, sont provoqués par des appétits naturels, ont leur entrée dans les festins ; mais les autres voluptés qui n'ont pas été conviées, et dont il n'y a aucune raison pour admettre les agréments, je demande qu'on les écarte. »
2. A ces paroles les jeunes gens, qui n'étaient pas habitués aux sorties d'Ammonius, se sentirent troublés, et tout doucement ils détachaient leurs couronnes. Mais comme je savais que c'était pour s'exercer et pour provoquer des recherches qu'Ammonius avait avancé ce propos, m'adressant à Tryphon le médecin:
« Mon cher, lui dis-je, vous êtes obligé, ou bien de mettre bas au milieu de nous cette couronne étincelante de roses, ou bien d'énumérer, comme vous avez l'habitude de le faire chaque fois à notre table, tous les secours que les couronnes de fleurs présentent pour faire mieux boire. »
Alors Eraton, reprenant la parole :
« C'est donc chose décidée, dit-il, que nous n'accepterons aucune volupté sans qu'elle apporte son écot ; que toute sensualité déplaira, si nous n'en payons la jouissance par un salaire quelconque! Pour ce qui est des parfums, nous avons raison de ne les accepter qu'avec une sorte de honte, ainsi que la pourpre, à cause de leur luxe tout accessoire. Ce sont en quelque sorte « vêtements et enduits trompeurs », pour employer les paroles du roi barbare. Mais les couleurs et les odeurs naturelles sont simples et pures, et ne diffèrent en rien des fruits que portent les arbres. Ne serait-ce pas une sottise? Quoi ! Nous recueillerions le jus de ces fruits, nous profiterions de leur saveur offerte par la nature; et pour ce qui est des odeurs, des couleurs prodiguées par elles en différentes saisons, nous irions, à cause du plaisir et de la grâce qui en émane, les condamner et les proscrire, toutes les fois qu'elles n'apporteraient pas encore quelque utilité étrangère à leur essence ! Il me semble, tout au contraire, que si la nature, comme vous le dites, n'a rien fait qui doive être superflu, elle a créé dans un but de plaisir celles de ses productions qui, n'étant pourvues d'ailleurs d'aucune utilité, existent pour causer des sensations agréables. Regardez autour de vous. Les arbres et les végétaux sont munis de feuilles destinées à garantir leurs fruits. Tour à tour réchauffés et rafraîchis par elles, ces fruits supportent comme il faut les variations de l'air. Quant aux fleurs, il n'y a aucune utilité à ce qu'elles durent : si ce n'est que nous pouvons jouir des sensations douces et délicieuses dont elles affectent notre odorat et nos yeux, des parfums merveilleux qu'elles exhalent et de l'inimitable variété de couleurs et de teintes qu'elles déploient. C'est pour cela que quand on arrache aux arbres leurs feuilles, ii semble qu'ils souffrent et soient meurtris. Ils éprouvent un dommage qui a quelque chose de la blessure, et cette nudité les déshonore. Il convient que ce ne soit pas seulement, comme dit Empédocle :
« Le laurier, dont on doive épargner le feuillage » :
tous les autres arbres demandent les mêmes ménagements. Nous ne devons pas les enlaidir pour nous parer, nous ne devons pas les dépouiller de leurs feuilles violemment et contre nature. Au contraire cueillir les fleurs, c'est en quelque sorte faire une vendange qui ne cause aucun préjudice. Il y a plus : si on ne les prend pas, elles tombent effeuillées et flétries.
« De même, donc, que les peuples barbares se vêtent des peaux de leurs moutons au lieu d'en faire des draps avec la laine, de même les gens qui tressent leurs couronnes avec des feuilles plutôt qu'avec des fleurs me semblent ne pas se servir des plantes comme il est raisonnable de le faire. Ce que j'en dis est pour contribuer de ma part à la justification des bouquetières. Car je ne suis pas assez versé en littérature, pour citer les poètes dans lesquels nous lisons que les anciens vainqueurs aux jeux sacrés avaient le front ceint de couronnes de fleurs. Seulement, je sais que la couronne de roses est dédiée aux Muses, parce que je crois me rappeler un passage où Sapho, s'adressant à une femme ignorante et étrangère au culte des lettres, lui dit :
« Tu dormiras sous
le marbre ignorée :
Car jamais tu ne t'es parée
Des roses que produit le mont Piérius ».
Mais pour peu que Tryphon ait à produire un témoignage emprunté â la médecine, il faut l'écouter. »
3. Après qu'Ératon eut fini, Tryphon prit donc la parole. Il dit, qu'aucune de ces particularités n'avait échappé à l'attention des Anciens : vu que la médecine consiste en grande partie dans l'usage des plantes.
« Il en existe, dit-il, des preuves, même encore aujourd'hui. Les Tyriens au fils d'Agénor, les Magnésiens à Chiron, qui sont dits avoir les premiers pratiqué la médecine, offrent des prémices composées des racines et des plantes avec lesquelles ceux-ci guérissaient leurs malades. Bacchus fut regardé comme un médecin habile, non seulement pour avoir inventé le vin, remède aussi puissant qu'agréable, mais encore pour avoir mis en honneur le lierre, dont la propriété est d'être le plus opposé au vin, et pour avoir instruit à s'en faire des couronnes ceux que transporte une fureur bachique. En effet il est reconnu qu'on est moins incommodé par le vin, si l'on fait usage du lierre, et que celui-ci, par sa fraîcheur, éteint le feu de l'ivresse. On reconnaît, même par certains noms, jusqu'où en cette matière les Anciens portaient leur soigneuse diligence. Le noyer, « caryon », a été ainsi appelé, parce qu'il s'en exhale une vapeur lourde et assoupissante, ou carotique, qui incommode ceux qui se couchent sous cet arbre. Le narcisse doit son nom à ce qu'il émousse l'action des nerfs, et qu'il occasionne des pesanteurs narcotiques. C'est pourquoi Sophocle l'appelle : « Couronne antique des grands Dieux », c'est-à-dire, des Dieux qui sont sous terre. On prétend aussi que l'herbe appelée « rue », « πήγανον », a reçu son nom de la propriété qu'elle possède : car elle durcit (πεγνύει) et dessèche par sa chaleur le sperme humain, et généralement elle est nuisible aux femmes enceintes. Pour ce qui est de l'améthyste, ceux qui la regardent comme un préservatif contre l'ivresse, et qui supposent que c'est à cette propriété que l'herbe et la pierre de ce nom doivent d'être ainsi appelées, ils sont dans une complète erreur. L'une et l'autre tirent leur nom de leur couleur. La feuille en ressemble par sa teinte non pas au vin pur, mais à un vin qui n'en est plus un et qui est fort trempé d'eau. On pourrait citer un grand nombre d'autres plantes dont le nom tient à leurs propriétés. Mais ces exemples suffisent pour faire apprécier l'attention et les expériences nombreuses qui avaient déterminé chez les Anciens l'usage des couronnes pendant le repas.
« Il est certain que le vin pur, en frappant sur la tête et en donnant trop de tension dans le corps aux extrémités des nerfs qui constituent les sens, trouble excessivement l'homme. Or les émanations des fleurs sont d'un merveilleux secours contre ces effets. Elles élèvent en quelque sorte contre l'ivresse une sorte de rempart autour de la tête, comme autour d'une citadelle. Celles de ces émanations qui sont chaudes dilatent les pores et donnent issue aux fumées du vin. Celles qui sont froides, par leur contact doux et mesuré repoussent les vapeurs qui mentent au cerveau. De ce nombre sont les couronnes de violettes et les couronnes de roses. Les unes et les autres, par leur odeur, répriment et empêchent les pesanteurs de tête. Mais la fleur du souchet, celle du safran, celle de l'aristoloche, entraînent doucement à un sommeil sans douleur les gens qui ont trop bu. Ces fleurs laissent échapper des exhalaisons délicates et légères, dont le propre est de dissiper sans secousses les inégalités et les âpretés qui se forment chez les buveurs. Le calme renaît en eux, les agitations de l'ivresse s'apaisent et tombent aussitôt.
« Il y a d'autres fleurs dont les odeurs, jaillissant jusqu'au cerveau, dilatent les pores de nos organes sensitifs. Subtilisant les humeurs doucement, sans efforts ni agitation, elles les raréfient par leur chaleur; et le cerveau, naturellement froid, en est réchauffé. Voilà surtout pourquoi l'on se suspendait au cou des guirlandes de fleurs, que l'on appelait hypothymides, et pourquoi l'on se frottait la poitrine avec les essences qui en étaient extraites. C'est ce que témoigne Alcée, quand il recommande que l'on verse des parfums
« sur sa tête qui a tant souffert et sur sa poitrine chenue «.
Ainsi les odeurs, avec la rapidité de la flèche, parviennent chaudes au cerveau, attirées qu'elles sont par le sens de l'odorat. Ce n'est pas pour avoir supposé le siége de l'âme placé dans le coeur que l'on appelait hypothymides ces guirlandes du cou : car il aurait été, en ce cas, plus convenable de les appeler épithymides. Mais c'est, comme je l'ai déjà dit, à cause de l'exhalaison et de l'évaporation. Il n'y a pas lieu de s'étonner, si ce qui émane des fleurs possède une si grande puissance. On raconte, en effet, que l'ombre du smilax tue les gens qui s'y endorment quand il est dans sa plus grande floraison. On dit encore, que la vapeur dégagée du pavot quand on en recueille le suc cause des évanouissements à ceux qui ne prennent pas de précautions. Il y a, d'autre part, une herbe appelée alysse, qu'il suffit de prendre dans sa main, ou même de regarder, pour être guéri de la rage. On ajoute, que cette herbe est bonne aussi pour les troupeaux de moutons et pour les troupeaux de chèvres, quand on la plante auprès des étables. La rose (ῥόδον) a pris son nom de ce qu'elle exhale un grand flux (ῥεῦμα) d'odeur. Aussi est-elle très prompte à se flétrir. Elle possède une propriété réfrigérante, et cependant elle présente au regard une couleur de feu. Il n'y a pas là contradiction. C'est que la chaleur circule en vapeur légère autour de la fleur ainsi qu'à sa surface, poussée qu'elle est du dedans par sa froideur interne.
QUESTION II. Sur le lierre : si de sa nature il est chaud ou froid.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - AMMONIUS - TRYPHON - RATON.
1. Quand nous eûmes donné des louanges à Tryphon, Ammonius déclara en souriant qu'à un discours aussi diapré que celui-là et fleuri comme une couronne, il n'était pas convenable d'opposer une réfutation :
« Ce serait, dit-il, une véritable ruade. Je fais pourtant mes réserves touchant le lierre. On l'a, je ne sais comment, entrelacé là dedans; et l'on a prétendu que par sa fraîcheur il éteint les feux du vin pur. Or le lierre est ardent et très chaud. Son fruit, mêlé au vin, donne à ce dernier une force enivrante, et détermine une inflammation accompagnée de grands désordres. Il est dit qu'un sarment de lierre, quand on l'arrache, se tord comme du bois mis au feu. La neige souvent reste plusieurs jours sur les autres arbres, mais elle fuit très vite le lierre : ou, pour mieux dire, elle disparaît complètement aussitôt, et elle est fondue par la chaleur que le lierre renferme.
« Mais voici un fait plus décisif que tous les autres, et c'est Théophraste qui le rapporte. Alexandre avait ordonné que des arbres grecs fussent plantés dans les jardins de Babylone. Il avait chargé de ce soin Harpalus, en recommandant surtout, comme le sol était chaud et brûlant, de mêler aux végétaux qui s'y trouvaient des arbres touffus, à larges feuilles, et projetant beaucoup d'ombrage. Il n'y eut qu'un seul de ces arbres qui ne pût s'acclimater ; ce fut le lierre, malgré tout le soin, je dirai même l'opiniâtreté, qu'y mit Harpalus. L'arbrisseau mourait et se desséchait, parce que, brûlant de sa propre nature et mêlé avec un terrain qui était brûlant aussi, il ne trouvait pas dans ce terrain le tempérament nécessaire. Il était dépaysé en quelque sorte. Les excès neutralisent les facultés. Voilà pourquoi les contraires se conviennent. Les plantes froides aiment le chaud; les chaudes, le froid. Aussi les sols montueux, exposés aux vents et à la neige, produisent-ils les arbres avec lesquels on fait des torches et qui donnent de la poix, notamment des sapins et des mélèzes. Mais sans cela, mon cher Tryphon, les arbres frileux et froids perdent leurs feuilles, à cause de leur peu de chaleur. Si faible que celle-ci puisse être naturellement, elle se réduit à rien, et abandonne le bois; taudis que l'olivier, le laurier, et le cyprès, restent toujours verts, et conservent indéfiniment leur onctuosité et leur calorique. Il en est de même du lierre.
« Ainsi notre très cher Bacchus n'a pas introduit le lierre comme un préservatif de l'ivresse ni comme un ennemi du vin, puisque au contraire il appelle le vin pur « μέθυ », c'est-à-dire ivresse, et qu'il se donne à lui-même le nom de « Méhymnéen ». Mais voici ce que je pense. Comme ceux qui aiment le vin, font, s'ils ne peuvent avoir un vin de vigne, usage d'une boisson composée avec de l'orge, ou bien font des vins de pommes, des vins de dattes; de même, celui qui voulait en hiver une couronne faite de feuilles de pampres, voyant la vigne nue et sans feuilles, se contenta de la ressemblance offerte par le lierre. Et en effet, le sarment du lierre est fait en spirale ; il est tortueux dans sa marche, les feuilles en sont flexibles et répandues sans ordre. Par-dessus tout, sa grappe, qui ressemble à du raisin vert encore dur et non mûri, en fait une véritable imitation de la vigne. Du reste, si le lierre est de quelque utilité contre l'ivresse, nous dirons que c'est l'effet de sa chaleur, laquelle dilate les pores, ou plutôt facilite la digestion du vin. Soit conclu ainsi, cher Tryphon, afin que, pour l'amour de vous, Bacchus demeure médecin.
2. A cela Tryphon restait sans voix, examinant de quelle manière il répondrait. Mais Eraton, faisant appel à chacun de nous autres jeunes gens, nous disait de soutenir avec Tryphon la défense des couronnes, ou bien de déposer les nôtres. Ammonius ajoutait, que pour nous donner toute confiance, il ne combattrait pas ce que nous pourrions dire. Dans de telles circonstances, et Tryphon nous engageant à parler, je tâchai de le faire, et je m'exprimai en ces termes :
« Démontrer que le lierre est froid n'est pas de ma compétence, mais de celle de Tryphon, puisque fréquemment il l'administre comme réfrigératif et comme astringent. Mais entre autres propositions avancées, on vient de dire que le lierre mêlé au vin a la propriété d'enivrer. Or ce n'est pas vrai. L'effet que produit ce mélange sur ceux qui en boivent ne constitue pas, à proprement parler, l'ivresse. C'est du trouble, du délire : comme font la jusquiame et beaucoup d'autres plantes, du même genre, qui agitent violemment le cerveau. La tortuosité de son sarment ne signifie rien non plus. Car les effets obtenus par des causes qui ne sont pas naturelles ne sauraient être rapprochés d'effets qui tiennent à la nature. Un bois quelconque se tord lui-même, quand le feu chasse violemment l'humidité qu'il contenait. Il se contracte, il dévie : tandis que la chaleur naturelle est faite pour augmenter et entretenir la sève. Prenez garde, que ce ne soit plutôt la faiblesse et la froideur du lierre qui déterminent ses courbures nombreuses et l'obligent à ramper par terre. Il a besoin de s'appuyer fréquemment, d'interrompre sa marche. On dirait un voyageur que la fatigue oblige de souvent s'asseoir, et qui ensuite se remet en route. Aussi le lierre a-t-il besoin de s'enlacer, de se soutenir. Par lui-même il est incapable de rester droit, de cheminer : vu qu'il manque de chaleur, et que c'est la chaleur qui a la propriété de donner aux plantes un mouvement ascensionnel. Maintenant, si la neige en coule et se fond à l'entour, c'est à cause de la moiteur de son feuillage. L'eau la dissipe de même, et en divise les flocons spongieux : parce que la neige n'est qu'un amas de petites bulles serrées les unes contre les autres. Voilà pourquoi, aussi bien dans les lieux très froids et très humides que dans ceux qui sont exposés au soleil, les neiges fondent aussitôt. Quant à la perpétuelle verdure du lierre, et comme dit Empédocle, à la solidité de son feuillage, ce n'est point là un effet de son calorique. Ce n'est pas non plus la fraîcheur des plantes qui fait tomber facilement leurs feuilles. Ainsi le myrte et radiante, qui ne sont pas des plantes chaudes, mais des plantes froides, sont toujours verts et feuillus. Quelques-uns pensent que cette conservation de leur feuilles tient à une certaine uniformité de température. Empédocle, en outre, attribue cette persistance à une sorte de symétrie dans les pores de la feuille, lesquels transmettent la nourriture au végétal d'une façon régulière et uniforme, de manière que cette nourriture arrive toujours en quantité suffisante. Mais pour les arbres qui perdent leurs feuilles, cette nutrition n'est pas possible. Les pores supérieurs y sont trop distendus, et les inférieurs, trop resserrés : de telle sorte que ces derniers n'envoient pas assez de nourriture et que les premiers n'en conservent point. Le peu qu'ils en ont reçu, ils le déversent tout à la fois, comme il arrive dans les rigoles mal unies. Au contraire les plantes qui sont toujours humectées par une sève suffisante et proportionnellement mesurée, résistent, et se conservent exemptes de vieillesse et constamment vertes.
« Mais quand on planta le lierre en Babylonie, il se trouva dépaysé et refusa d'y vivre. En cela il fit bien, cet arbre généreux. Familier et commensal d'un dieu de Béotie, il ne voulait pas s'acclimater chez des Barbares. Il ne se soucia pas de rivaliser avec Alexandre, qui reniait sa famille pour s'allier avec de semblables peuplades. Il s'en défendit : il protesta contre cette émigration à l'étranger. La cause, du reste, n'en aurait pu être sa chaleur, mais bien plutôt sa froideur, qui ne pouvait supporter une température si opposée. Car ce qui est propice, loin de jamais détruire, accueille et supporte : comme le thym est porté par une terre sèche, bien qu'il soit chaud lui-même. Or en Babylonie l'air, dit-on, est si étouffant et si lourd, que grand nombre de gens riches, après avoir fait remplir d'eau de grandes outres, se couchent dessus et y dorment à la fraîche.
QUESTION III. Pourquoi les femmes s'enivrent très peu, et les vieilles gens, très vite.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - FLORUS - SYLLA.
Florus s'étonnait de ce qu'Aristote, ayant écrit, dans son traité sur l'ivresse, que les vieillards s'enivrent plus que les autres, et les femmes, moins, n'en eût pas expliqué la cause, lui qui a l'habitude de ne jamais omettre un semblable soin. Il mit donc sur le tapis cette question, et en proposa l'examen à la compagnie. C'était un repas de gens tous familiers ensemble. Sylla prétendit que l'un se démontrait par l'autre, et que si nous trouvions pour les femmes une explication qui fût la vraie, il n'y aurait pas besoin de grandes recherches pour ce qui regarde les hommes : attendu que les deux natures sont essentiellement contraires en humidité et en sécheresse, en âpreté et en douceur, en mollesse et en dureté.
« Il est un fait, continua-t-il, que je signale chez les femmes avant tout : c'est qu'elles ont un tempérament humide, dont l'influence rend leur chair plus molle, leur peau plus brillante, plus unie, et qui détermine chez elles des évacuations périodiques. Or quand le vin tombe sur une humidité abondante, il perd sa force et sa teinte : il n'a plus aucune prise et devient aqueux. C'est ce que l'on peut reconnaître d'après Aristote lui-même. En effet, en parlant de ceux qui boivent tout d'un trait et sans reprendre haleine, pratique que les anciens appelaient « amystizin », Aristote dit qu'ils s'enivrent le moins; que le vin pur ne séjourne pas en eux, mais que, poussé par une sorte de courant, le liquide s'écoule à travers leur corps. Or généralement nous voyons les femmes boire de cette manière. Il est probable que leur corps, en raison de l'attraction naturelle qui attire les humeurs vers le bas-ventre afin d'opérer leurs purgations périodiques, que leur corps, dis-je, est très poreux et criblé d'espèces de conduits et de rigoles. C'est là que tombant, le vin pur s'écoule aussitôt, sans rester dans les principaux viscères où le trouble qu'il produit amènerait l'ivresse. « Au contraire, chez les vieillards il y a manque de cette humidité propre. Leur nom semble l'indiquer tout d'abord : car ce n'est pas parce qu'ils penchent vers la terre ( εἰς γῆν ῥέοντες), mais parce que l'ensemble de leur être est devenu en quelque sorte terrestre (γεώδης, γέρος), qu'ils sont appelés vieillards (γέροντες). La roideur et la dureté de leurs membres, ainsi que l'âpreté de leur cuir, fait voir encore chez eux la sécheresse du tempérament. Aussi, dès qu'ils boivent il est tout naturel qu'ils se pénètrent de vin, parce que leur corps est sec et spongieux; et ce vin, en séjournant, détermine des émotions et des pesanteurs. C'est pourquoi, comme les eaux disparaissent et s'écoulent de dessus les surfaces solides et n'y déposent pas de boue, tandis qu'elles détrempent plutôt les terrains moins denses; de même le vin trouve dans les corps des vieilles gens de quoi se fixer, en raison de la sécheresse.
« Mais indépendamment de ces causes, on peut voir que les caractères de l'ivresse se produisent spontanément dans la personne des vieillards. Quels sont les symptômes les plus évidents de cet état? Le tremblement des membres, le bégaiement de la langue, les redoublements de loquacité, les soudaines colères, le défaut de mémoire, le trouble de l'esprit. Or presque tous ces accidents se rencontrent chez le vieillard, même en bonne santé ; et il ne faut qu'un léger ébranlement, que la première secousse venue, pour les produire. D'où l'on peut conclure, qu'il n'y a pas survenance de faits particuliers, mais redoublement de symptômes communs, toutes les fois qu'un vieillard est ivre. Ce qui en est une preuve, c'est que rien ne ressemble plus à un vieillard qu'un jeune homme en état d'ivresse. »
QUESTION IV. Si les femmes sont plus froides par tempérament que les hommes, ou si elles sont plus chaudes.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - APPOLLONIDÈS - ATHRYILATUS.
1. Ainsi s'exprima donc Sylla. Apollonidès, militaire et habile tacticien, dit qu'il acceptait ce qu'on venait de dire touchant les vieillards ; mais que, par rapport aux femmes, il lui semblait qu'on avait omis de mentionner leur froideur de tempérament, par suite de laquelle l'extrême chaleur du vin est éteinte et perd chez elles sa violence et son feu. L'observation paraissant à son tour vraisemblable, Athryilatus, de Thasos, qui était médecin, suscita un peu de retard dans l'examen de la question, en disant que, selon l'opinion de quelques-uns, les femmes ne sont pas froides : qu'elles sont, au contraire, plus chaudes que les hommes; et que, bien mieux, selon d'autres encore, le vin n'est pas chaud, mais froid.
2. Florus était tout étonné de ces assertions:
«Pour ce qui regarde le vin, dit Athryilatus, je laisse la parole à celui-ci : et il me désigna. Car il se trouvait que peu de jours auparavant nous avions disserté sur ce point. Mais quant à ce qui est des femmes et de leur chaleur, les gens dont je parle croient la constater d'abord parce que la peau des femmes est glabre. Ils disent que la chaleur consume en elles cet excédant qui se produit au dehors par le poil et la barbe. Ils le prouvent en second lieu par l'abondance du sang, lequel est la source de la chaleur du corps, et se trouve en si grande quantité chez les femmes, qu'il déterminerait en elles des embrasements et des inflammations s'il ne leur arrivait des purgations fréquentes et instantanées. Un troisième argument se tire de ce qui se passe dans les sépultures. Il y est reconnu, que les corps de femmes renferment plus de chaleur que les corps d'hommes. On dit, en effet, que les fossoyeurs mettent à côté de dix cadavres d'hommes un seul cadavre de femme, et que celui-ci, s'enflammant parce que la chair en a quelque chose de gras qui brûle comme une torche, détermine la combustion des dix autres. Ajoutons un argument. Si la puberté développe plus de chaleur, et si la puberté avec ses désirs et ses appétits se manifeste chez les filles de meilleure heure que chez les garçons, ce n'est pas là non plus un faible indice de la chaleur féminine. Enfin, ce qui est une nouvelle preuve, plus grave et plus significative encore, c'est que les femmes supportent très bien la rigueur des froids et de l'hiver, et qu'elles n'ont toujours besoin que de peu de vêtements. »
3. — « Eh bien, dit Florus, c'est par ces arguments mêmes que je crois pouvoir réfuter une telle opinion. D'abord, si les femmes résistent mieux au froid, c'est que le plus souvent les semblables s'offensent moins entre eux. Ensuite, si la semence des femmes n'a pas la propriété de produire, c'est à cause de leur froideur; et cette semence sert seulement de matière et de nourriture à celle qui émane de l'homme. Ajoutons, qu'elles cessent d'avoir des enfants bien avant que les hommes ne puissent plus procréer. Si leurs cadavres brûlent mieux, c'est un effet de la graisse. La graisse est la partie la plus froide du corps. C'est pour cela que les jeunes gens et ceux qui font de la gymnastique ne sont point gras. L'évacuation menstruelle tient non pas à la surabondance du sang, mais à sa décomposition et à sa mauvaise qualité. Ce qu'il y a en lui de plus cru et de plus superflu, n'ayant où se placer et se fixer dans le corps, s'échappe tout pesant et tout trouble, à cause de sa faiblesse qui provient du peu de chaleur. Le froid et l'espèce de frisson que les femmes éprouvent d'ordinaire dans ces sortes d'évacuations, montrent que le sang qui est mis en mouvement et qui demande à sortir, est d'une nature froide et crue. Quant à leur peau glabre, qui donc prétendrait que ce ne fût plutôt un effet de la froideur, en voyant que les parties les plus chaudes du corps sont couvertes de poils ? Toutes ces sortes de villosités sont poussées extérieurement par la chaleur, qui agit sur la surface de la peau et en dilate les pores. Au contraire, le lisse de la peau provient de la froideur qui la raffermit et la resserre. Or, que l'épiderme féminin soit ainsi plus resserré que celui des hommes, c'est ce que vous apprenez, mon cher Athryilatus, de ceux qui couchent avec des femmes frottées d'essences ou d'huile. Ils se trouvent imprégnés des mêmes parfums qu'elles, pour avoir couché en leur compagnie, même sans les toucher ou s'approcher d'elles. Cela tient à ce que la peau chaude et spongieuse des hommes attire ces parfums, en les faisant sortir de celle des femmes qui est épaisse et froide. »
QUESTION V. Si le vin par ses propriétés est plutôt froid.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : ATHRYILATUS - PLUTARQUE - AUTRES ASSISTANTS.
1. — « Voilà, pour ce qui regarde les femmes, dit Athryilatus, la question virilement traitée, tant du côté de l'affirmative que de celui de la négative. Mais quant à ce qui est du vin, je voudrais savoir ce qui a pu vous laisser soupçonner qu'il soit froid de sa nature. »
— « Quoi! m'écriai-je, pensez-vous que cette opinion m'appartienne? »
— « A quel autre donc? » dit-il,
— « Eh bien, repris-je, je me rappelle avoir lu une dissertation d'Aristote sur ce sujet; mais ce n'est pas d'hier, et il y a, au contraire, déjà longtemps. Épicure, dans son Banquet, consacre également plusieurs entretiens à cette question; et le résumé, à ce qu'il me semble, en est à peu près ceci. Épicure dit que le vin n'est pas absolument chaud, mais qu'il a en soi certains atomes qui sont un principe de chaleur, et certains qui sont un principe de froid; qu'il perd quelque peu des uns et des autres quand il entre dans le corps, et que pareillement il en acquiert du corps lui-même, selon qu'avec celui-ci il peut s'unir par son affinité et sa nature : de manière que tels hommes sont réchauffés, et tels autres refroidis par l'ivresse. »
2. — « Ces raisonnements, dit Florus, nous conduisent, par le procédé de Protagoras, droit au Pyrrhonisme. Car il est clair, qu'en nous livrant à des digressions sur l'huile, le lait, le miel et autres substances semblables, nous éviterons d'avoir à préciser ce qu'est la nature de chacune de ces substances, puisque nous répéterons qu'elles sont formées par le mélange et la combinaison des unes avec les autres. Mais vous, et il m'interpella, comment vous y prenez-vous pour prouver que le vin soit froid? » — « Voici mes raisons », dis-je alors : car j'étais comme pris entre deux feux; et, obligé d'improviser ma réponse, mon premier argument me fut suggéré par ce que pratiquent les médecins. A un malade débilité, dont l'estomac affaibli demande du ton, ils n'ordonnent rien de chaud : c'est en lui faisant prendre du vin qu'ils le soulagent. Pareillement, les cours de ventre et les sueurs sont arrêtés par eux avec le vin, parce que, non moins et même mieux que la neige, il arrête et maîtrise, par sa fraîcheur et sa propriété astringente, la constitution qui tend à se dissoudre. Si la nature du vin était d'échauffer, ce serait, je pense, la même chose d'approcher du feu de la neige que d'appliquer du vin pur au coeur. Autre argument. Le sommeil, d'après l'opinion la plus commune, est produit par un refroidissement; et froids aussi sont la plupart des soporifiques, tels que la mandragore et le pavot. Ce sont des remèdes qui déploient beaucoup d'énergie et de violence pour comprimer et resserrer, tandis que le vin, destiné à rafraîchir doucement, arrête et calme par des moyens agréables l'agitation de tout l'être. Il ne diffère de ces soporifiques que du moins au plus. Ajoutons que la chaleur favorise la fécondité. Les humeurs lui doivent une fluidité plus grande ; et les esprits animaux empruntent d'elle un ton et une force qui les stimule encore davantage. Or ceux qui boivent beaucoup de vin pur apportent une sorte de mollesse à l'acte de la génération, et ils ne procréent par cet acte rien qui soit d'une vie solide et puissante. Leurs rapprochements avec les femmes sont impuissants et incomplets, parce que leur semence est trop chétive et trop froide. Tous les effets opérés sur les hommes par le froid se reproduisent chez les gens qui s'enivrent : à savoir, les tremblements, les pesanteurs, les pâleurs, les agitations des esprits vitaux dans chaque membre, le. bégaiement de la langue, la contraction et l'engourdissement des nerfs aux extrémités du corps. Chez le plus grand nombre l'ivresse aboutit à' une paralysie, lorsque le vin a complètement amorti et éteint la chaleur naturelle. Comment guérit-on les désordres de ce genre, apportés dans le corps par l'ivresse et les débauches de table? C'est d'abord instantanément, ce semble. On enveloppe les malades, et on les couche pour les réchauffer : puis, le lendemain, on leur donne des bains, des frictions, et des aliments qui, sans troubler la masse de l'individu, rappellent uniformément et d'une manière très douce la chaleur que le vin avait dissipée et chassée du corps. Pour parler d'une manière générale, les choses que nous connaissons clairement nous mettent sur la trace des similitudes et de propriétés jusqu'alors ignorées. Mais il n'y a pas lieu d'avoir la moindre incertitude sur l'ivresse et sur ce qu'elle est. Car, ainsi que la chose paraît exister, et surtout ainsi que nous l'avons dit, il y a beaucoup de ressemblance entre les vieillards et les gens ivres. C'est pour cela que ceux qui vieillissent le plus vite sont ceux qui ont la passion du vin. La plupart d'entre eux sont atteints d'une calvitie prématurée, et ont les cheveux blancs avant l'âge. Or tous ces accidents semblent frapper l'homme, parce que la chaleur vient à lui faire défaut. Autre remarque encore. Le vinaigre est une espèce de vin, par sa nature et par ses propriétés. Or, de toutes les substances propres à éteindre il n'en est point de plus contraire au feu que le vinaigre. Mieux que tout au monde il surmonte et étouffe la flamme par son excessive froideur. De tous les fruits, ce sont les plus vineux qu'en guise de rafraîchissants nous voyons employés par les médecins : par exemple les grenades et les pommes. Et le miel lui-même, ne mêle-t-on pas sa substance avec de l'eau de pluie et avec de la neige pour faire du vin? Le froid, en effet, lorsqu'il domine, dénature la saveur douce, et la change en une saveur austère, à cause de l'analogie qui rapproche ces deux qualités. Consultons les Anciens. N'est-ce pas pour cela qu'entre les reptiles le dragon, et entre les plantes le lierre, ont été dédiés et consacrés à ce Dieu, comme ayant une propriété réfrigérante et glaciale? Si l'on objecte que contre la ciguë un remède excellent semble être de boire beaucoup de vin, nous dirons, nous, en retournant l'argument, que le vin mêlé avec la ciguë est un poison sans remède et déterminant la mort instantanée de ceux qui en boivent. Ainsi, l'on ne doit pas plus regarder le vin comme chaud parce qu'il combat l'effet de la ciguë, que comme froid parce qu'il accélère cet effet. En effet nous supposons admise cette proposition, que c'est probablement par sa froideur, plutôt que par toute autre qualité et toute autre propriété, que la ciguë fait mourir ceux qui en boivent.
QUESTION VI. Sur le temps où il est à propos de se rapprocher d'une femme.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : DES JEUNES GENS - ZOPYRE - OLYMPICUS - SOCLARUS, PLUTARQUE.
1. Quelques jeunes gens, qui s'étaient mis depuis peu à lire les ouvrages anciens, déchiraient Épicure, comme ayant introduit dans son Banquet une mention, aussi peu convenable que nécessaire, du temps où il est à propos de se rapprocher d'une femme.
« Parler des plaisirs de l'amour quand on est un vieillard, en parler à table en présence d'adolescents, et discuter la question de savoir si c'est après ou avant le souper qu'il faut user de ces plaisirs, c'est, disaient-ils, de la dernière effronterie. »
Pour répondre à ces reproches, les uns citèrent Xénophon, qui emmène ses convives après souper, non pas à pied mais à cheval, coucher avec leurs femmes. Mais Zopyre le médecin, qui connaissait de longue date les ouvrages d'Épicure, dit à ces jeunes gens, qu'ils n'avaient pas lu avec attention le Banquet d'Épicure; que ce n'était pas dès le début du livre qu'il avait posé cette question de dessein prémédité, pour qu'ensuite elle donnât lieu à une discussion complète; mais qu'ayant, après le repas, fait lever les jeunes gens de table pour se promener avec eux, il avait commencé à discourir sur la tempérance, et à les détourner des désirs charnels, comme de désirs toujours périlleux, funestes, et plus préjudiciables encore à ceux qui les satisfont à la suite de libations copieuses et d'un grand repas.
« Du reste, ajouta Zopyre, quand bien même Épicure aurait choisi cette matière pour texte principal de son discours, y a-t-il, généralement parlant, inconvenance à un philosophe de discourir sur le rapprochement des deux sexes, sur le temps et l'heure qui y sont le plus propres? Ou bien, si le mieux est d'user de ces plaisirs à un moment convenable et en suivant les lois de la raison, pourquoi serait-il opportun de décider ailleurs les questions d'à-propos, et en même temps honteux de s'en occuper dans un festin et à table ? Il me semble, j'en conviens, qu'il y aurait lieu de blâmer un philosophe qui en plein jour, en pleine école, devant des auditeurs nombreux et de toute sorte, discourrait sur ce sujet. Mais quand la coupe circule entre des familiers et des amis, quand le vin les autorise à débiter les propos les plus insignifiants et les plus froids, comment serait-il honteux d'énoncer et d'entendre des choses utilement dites sur l'usage du commerce des femmes? Aussi pour ma part, et j'en jure par le Chien, j'aurais mieux aimé, puisque Zénon voulait traiter une question pareille, j'aurais mieux aimé que ce fût à table et sous forme de badinage, plutôt que dans un livre éminemment sérieux comme l'est sa République, qu'il eût proposé de semblables questions.
2. Frappés de ces observations, les jeunes gens gardèrent le silence. Mais les autres prièrent Zopyre de rapporter les paroles d'Épicure touchant cette matière. Zopyre dit qu'il ne s'en souvenait pas exactement et dans tous les détails, mais qu'il pensait que ce philosophe redoutait les commotions produites par les rapprochements amoureux, à cause de l'ébranlement, du trouble, des secousses que la consommation de l'acte en question détermine dans les corps. En général les sens sont alors déplacés de leur assiette ordinaire par le vin, qui de soi-même est remuant et provocateur de désordres. Si donc, dans un tel état, la masse de notre corps, au lieu de trouver du repos et du sommeil, est assaillie par d'autres émotions, par celles des plaisirs de l'amour, les ligaments destinés à contenir, à lier la masse entière, tendent à se désunir et à se briser; et il est à craindre que tout l'édifice ne s'écroule, comme arraché de ses fondements. La semence vitale ne se produit même pas alors avec facilité. Il y a obstruction des vaisseaux, par suite de la réplétion. Ce n'est que violemment et dans des conditions troublées, que la semence se fraye un pénible passage. Aussi Épicure dit-il qu'on doit se livrer à cet acte lorsque le corps est dans un calme parfait, lorsque, étant terminée la digestion de la nourriture, celle-ci s'est répandue dans les viscères pour les abandonner ensuite, et enfin, avant que l'on sente le besoin d'une nouvelle alimentation.
« On pourrait, ajouta Zopyre, confirmer cette opinion d'Épicure par une raison tirée de la médecine. L'opportunité du lendemain matin, après que la digestion est complètement terminée, semble beaucoup plus sûre. Le temps qui suit immédiatement le souper n'est pas sans péril: car il est incertain si, la nourriture n'étant qu'imparfaitement élaborée, une indigestion ne serait pas la conséquence du craquement et de la secousse qui suit l'acte. Ce serait dès lors un double inconvénient qui en résulterait. »
3. Alors Olympicus prenant la parole :
« Pour moi, dit-il, cette opinion du pythagoricien Clinias me plaît fort. On dit qu'interrogé sur le moment où il fallait le mieux s'approcher d'une femme, il répondit que c'était quand on se sentait le mieux disposé à subir un notable dommage. Car les raisons énoncées tout à l'heure par Zopyre me paraissent avoir beaucoup de sens; et je vois que, dans la diversité des moments indiqués comme propices, il y a d'autres inconvénients et d'autres difficultés qui déconseillent la consommation de cet acte. Ainsi donc, comme le sage Thalès, fatigué par sa mère qui l'engageait à se marier, trouva le moyen de lui échapper et de lui donner le change en lui disant une première fois :
« Il n'est pas encore temps, ma mère »,
et, lorsqu'elle insistait encore après qu'il avait passé l'âge :
« Il n'est plus temps » ;
de même, pour ce qui regarde les plaisirs de l'amour, le mieux sera que chacun se détermine à dire, en se mettant au lit :
« Il n'est pas temps encore »,
et, en sortant du lit :
« il n'est plus temps ».
4. — « Ces recommandations, dit alors Soclarus, sont bonnes, mon cher ami, pour des athlètes qui sentent encore. à pleine bouche le vin du cottabe et les viandes qu'ils ont dévorées; mais elles ne sont pas nécessaires en ce moment. Nous avons ici affaire à de jeunes mariés,
« Pour qui c'est un devoir que de faire l'amour ».
Nous-mêmes, Vénus n'a pas fui tellement loin de nous, que nous ne lui adressions encore nos hommages et que nous ne lui disions, en chantant les hymnes des Dieux :
« Écarte loin de nous la vieillesse, ô Vénus! »
Ainsi examinons, si vous le voulez bien, le propos d'Épicure. Est-ce avec bon goût et convenance, ou bien est-ce contrairement à toute justice, qu'il interdit la nuit à Vénus, bien que la nuit appartienne à cette déesse plutôt qu'à nulle autre Divinité, selon que l'a dit un homme parfaitement entendu en matière d'amour, je veux dire Ménandre? C'est très bien fait, selon moi, d'étendre un voile charmant et d'une obscurité mystérieuse sur ceux qui se proposent de se livrer à ces plaisirs. Autrement on les autorise à s'accoupler au grand jour. On ne bannit pas de nos yeux l'impudicité : on enhardit le libertinage, on imprime dans l'imagination des souvenirs trop vifs, trop prolongés, qui rallument de nouveau les désirs. Car la vue, comme dit Platon, passe bien vite à travers les affections du corps jusques à l'âme. Plus que tout, elle excite celle-ci par des images, qu'elle lui offre de près, à se porter vers ce qui lui rappelle la volupté. Elle ranime, elle renouvelle sans cesse la concupiscence. Au contraire la nuit, enlevant à ces actes ce qu'ils ont d'excessif et de furieux, fait prendre le change à la nature : elle l'endort, sans l'entraîner, par le moyen de la vue, à une dissolution luxurieuse.
« Mais indépendamment de ces considérations, y aurait-il en cela le moindre bon sens. Quoi! On reviendrait d'un festin où l'on se serait égayé à l'occasion; on aurait encore sa couronne ; on serait couvert de parfums : et à ce moment-là on se détournerait de sa femme, on s'envelopperait dans ses draps, on se mettrait à dormir! Puis dans la journée, au milieu des occupations du ménage, on l'enverrait chercher, on la ferait sortir de son appartement pour une telle besogne ! Ou bien, ce serait au lever de l'aurore, à la façon du coq, que l'on commencerait ses étreintes amoureuses! Non, mon cher. Le soir est le repos de tout travail, et le matin en est le commencement. Le soir appartient à Bacchus, qui dissipe les chagrins, et avec lui à Thalie et à Terpsicore : de même que le matin est réclamé par la laborieuse Minerve, de même que le matin réveille Mercure le trafiquant. Le soir est consacré aux chants, aux danses, à l'hyménée, au vin, aux bons morceaux, à la douce musique. Le matin, ce sont les coups de marteaux, les grincements de scie, les vociférations par lesquelles vous réveillent les préposés des péages; c'est la voix des crieurs qui vous somment de comparaître devant les tribunaux, ou qui vous rappellent qu'il faut aller faire votre cour à tel monarque, à tel magistrat. A une pareille heure il n'y a rien pour le plaisir :
« Ébats de la jeunesse, amour, tout a cessé; Bacchus n'agite plus son thyrse en insensé ».
C'est le moment où l'on recommence à être tendu par les soucis. Qu'ajouterai-je encore? Voyez Homère. Jamais aucun de ses héros ne se couche en plein jour, soit avec sa femme, soit avec une concubine. Il n'y a que Paris, qu'après sa fuite de la bataille le Poète nous montre se cachant au sein de son Hélène. Mais ce n'est pas un époux que Pâris : c'est un adultère, furieux de lubricité; et cette intempérance déployée au grand jour le caractérise suffisamment.
« Du reste, quelle que soit l'opinion d'Épicure, le corps ne se trouve pas plus mal de l'oeuvre de chair à la suite du souper : à moins que l'on ne soit ivre au moment de s'y mettre, ou bien repu de nourriture à en crever. Sans aucun doute, en de telles conditions c'est chose dangereuse et nuisible. Mais si l'on est suffisamment refait, si l'on a une gaieté mesurée, que le corps soit bien dispos, que l'âme soit tranquille, que l'on ait laissé passer quelque temps depuis les derniers ébats amoureux, il n'y aura lieu à aucun trouble excessif, grâce à la juste mesure des aliments ainsi qu'au calme des esprits. L'âme même, pas plus que les sens, ne sortira de son assiette, malgré les assertions d'Épicure. Tout au contraire, on aura payé à la nature son tribut : on se sera calmé en quelque sorte soi-même, et pour réparer les pertes qu'on aura faites un nouveau courant ne tardera pas à se rétablir. Mais il est une recommandation qui demande encore plus de soin : c'est de ne pas être sur le point de s'occuper d'affaires quand on se livre aux plaisirs de l'amour. Il serait à craindre, en ce cas, que, le corps se trouvant dans un état de surexcitation et d'ébranlement, les préoccupations de l'esprit, les soins et le labeur des affaires ne vinssent à l'abattre aussitôt, parce que la nature n'aurait pas eu, dans l'intervalle, assez de temps pour se réparer. Car tout le monde, cher ami, n'a pas ce loisir et cette tranquillité d'Épicure, que la raison et la philosophie fournissent constamment et en abondance. Combien de luttes viennent assaillir chacun dans la journée ! C'est en quelque sorte une vaste arène pour tous; et il ne serait ni honorable, ni prudent, lorsque le corps est ainsi éprouvé, de se livrer à des ébats furieux qui briseraient toute sa vigueur. Que dans sa béatitude et dans son calme inaltérable, la Divinité, comme le pense Épicure, reste indifférente à ce qui nous regarde, nous n'en serons pas moins fidèles à la loi de notre pays. Nous ne voudrons jamais entrer dans un temple, y procéder à un sacrifice, si nous nous sommes un instant auparavant livrés à quelques ébats de ce genre. Disons donc, que ce qui est bien, c'est de mettre la nuit et le sommeil entre les deux opérations, de ménager un intervalle et une distance convenables. Ainsi, nous serons purifiés de nouveau, comme si rien n'avait été fait, et, selon l'expression de Démocrite, nous renaîtrons à la sagesse en renaissant à un autre soleil. »
QUESTION VII. Pourquoi le vin doux n'enivre point.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE- LE PÈRE DE PLUTARQUE - HAGIAS - ARISTÉNATE - AUTRES JEUNES GENS.
1. C'est dans Athènes que l'on offre les prémices du vin doux, le onze du mois Anthestérion; et ce jour est appelé « Pithigia », (ouverture des tonneaux). Anciennement, à ce qu'il paraît, avant que d'en boire on en faisait des libations, et l'on priait les Dieux que l'usage en fût innocent et salutaire. Mais en notre pays ce mois se nomme « Prostatérius », (tutélaire); et il est d'usage que le sixième jour, à la suite d'un sacrifice offert au bon Génie, on goûte le vin nouveau lorsque le zéphyr a soufflé. Car de tous les vents, c'est celui qui agite et fait travailler davantage le vin; et lorsque le vin a échappé à cette épreuve, on espère que désormais il se conservera dans de bonnes conditions. Mon père fit donc le sacrifice d'usage; et après le souper, son vin étant loué par les jeunes gens qui étudiaient la philosophie avec moi, il leur proposa d'examiner cette question :
« Pourquoi le vin doux n'enivre point. »
A la plupart d'entre eux le fait parut étrange et invraisemblable. Mais Hagias se prit à dire, que tout ce qui est doux émousse les organes et provoque la satiété : au moyen de quoi un homme en boirait difficilement une quantité assez grande pour s'enivrer, parce que le peu de plaisir qu'on trouve à boire en éteint le désir, et l'on ne va pas plus loin qu'à faire cesser la soif.
« Qu'il y ait de la différence, ajouta-t-il, entre le doux et entre l'agréable, c'est ce que le Poète sait parfaitement lorsqu'il dit :
« Du fromage, du miel, et du vin agréable ».
Le vin à son commencement, est doux; et il finit par devenir agréable, lorsqu'il a travaillé et qu'en vieillissant il a pris de l'austérité par la coction. »
2. Aristénète, de Nicée, dit se rappeler avoir lu dans certains traités, que le vin doux mêlé avec un autre vin fait cesser l'ivresse. Il ajouta que quelques médecins donnent un vomitif à ceux qui ont trop bu, et que quand ceux-ci vont s'endormir on leur fait manger du pain trempé dans du miel. Si donc les douceurs émoussent la force du vin pur, naturellement le vin nouveau n'enivre point avant d'avoir échangé cette saveur douce contre une autre. 3. Nous approuvâmes fort la sagacité de nos jeunes gens, qui, sans se rabattre sur des arguments vulgaires, produisaient avec tant de facilité des explications originales. Les raisons banales et sues de tous sont, d'abord, la pesanteur du vin doux, comme la nomme Aristote, laquelle s'ouvre un libre passage dans les viscères, et ensuite la grande quantité d'air et d'eau que ce vin renferme. L'air qui s'y trouve comprimé violemment se dégage sur le champ. Pour ce qui est de l'eau, naturellement elle affaiblit le vin; et celui-ci en vieillissant acquiert plus de ton, parce qu'il y a constante évaporation de l'eau. Ainsi, ce que le vin perd de quantité, il le regagne en force dans la même proportion.
QUESTION VIII. Pourquoi les gens pris d'une demi-ivresse, (en grec « acrothoraces »), ont des mouvements plus désordonnés que ceux qui sont tout à fait ivres.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE — PÈRE DE PLUTARQUE — AUTRES ASSISTANTS.
1. — « Eh bien! dit mon père, puisque nous avons commencé à remuer Aristote, nous allons essayer aussi de dire quelque chose de particulier sur les « acrothoraces », à savoir sur les gens pris d'une demi-ivresse. Il ne me semble pas que, malgré la sagacité éminemment pénétrante qu'il apporte en ces genres de recherches, Aristote ait assez exactement déterminé la cause du fait. Il dit, je crois, « que celui qui est sobre raisonne sur les choses avec netteté et comme elles sont : que celui qui est par trop ivre devient abruti et n'a plus l'usage de son intelligence ; mais que chez l'acrothorace l'imagination se maintient dans toute sa vigueur, bien que la raison soit déjà troublée : de façon que ces hommes-là jugent encore, tout en jugeant mal, et qu'ils ne laissent pas de poursuivre les objets conçus par leur fantaisie. »
— « Or, quelle est, nous demanda mon père, votre opinion à cet égard? »
2. — « Quant à moi, répondis-je, plus j'examine en moi-même, plus ce que dit Aristote pour expliquer la cause de cet effet me semble satisfaisant. Mais, puisque vous exigez que nous soulevions quelque argument qui nous soit propre, considérez en premier lieu, si la différence qu'Aristote signale ne doit pas être rapportée au corps. Chez les gens qui ont ainsi bu la raison seule est troublée ; mais le corps peut se prêter au service de toutes leurs volontés, parce qu'il n'est pas complètement noyé de vin. Quand le corps est abattu et terrassé, quand il fait défaut aux désirs dont il est assailli, c'est alors qu'il ne les accomplit et ne les réalise plus par des actes. Nos buveurs en question, au contraire, ont le corps pour auxiliaire de leurs désordres. Ce n'est pas en déraisonnant davantage, c'est en conservant plus de force, qu'ils font reconnaître leur ivresse. Si, prenant la question à un autre point de vue, nous examinons la force du vin, rien n'empêche que cette force ne soit variable et qu'elle ne change d'effets en changeant de quantité : comme le feu par rapport à l'argile, s'il est modéré, la fortifie et la consolide; s'il la frappe d'une chaleur excessive, la liquéfie, et la fait couler. D'autre part, le commencement de la saison « provoque et excite des fièvres qui, à mesure que l'année s'avance, se calment et cessent tout à fait. Qu'est-ce qui empêche donc aussi que la raison, ébranlée naturellement par le vin, ne se calme après avoir subi un grand trouble et une grande surexcitation, et qu'elle ne se rétablisse lorsque la dose de vin est augmentée?
« Prenons un exemple. L'ellébore commence son office de purgation en ébranlant toute la masse du corps; mais, s'il est donné en quantité moindre qu'il ne faut, il trouble et ne purge pas. Les soporifiques aussi, administrés à trop faibles doses, déterminent beaucoup d'agitation; si l'on en prend davantage ils endorment. De même, selon toute apparence, après que le trouble produit par une demi ivresse a déployé toute sa vigueur, il s'apaise sensiblement. Le vin lui-même contribue à ce résultat : car, entré abondamment dans le corps, il enflamme, et en même temps il consume les principes de folie qui troublent l'intelligence. C'est ainsi que les chants plaintifs et les flûtes des convois funèbres éveillent la douleur et font pleurer; mais après avoir porté dans l'âme des impressions de pitié, cette musique calme et dissipe insensiblement la tristesse. Semblable est l'effet que l'on peut voir produit par le vin. Après qu'il a si violemment porté le trouble et l'excitation dans la partie active et passionnée de notre âme, il réagit en sens inverse sur l'entendement, il le fait se rasseoir : et, dût l'ivresse aller elle-même en augmentant, le vin laisse aux esprits tout leur calme. »
QUESTION IX. Sur l'usage de boire suivant la proportion cinq, ou suivant la proportion trois, ou suivant la proportion quatre.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : ARISTON - PLUTARQUE - LE PÉRE DE PLUTARQUE.
1. Quand j'eus ainsi parlé, Ariston, criant à tue-tête selon son habitude :
« On a promulgué, dit-il, un décret qui ramène dans nos festins l'usage et la pratique des mesures. C'est là une institution essentiellement juste et populaire, que je ne sais quelle période de sobriété avait, par un acte de véritable tyrannie, frappé d'un trop long exil. Car de même que ceux qui sont passés maîtres dans les divers accords de la lyre, disent que la proportion sesqui-altère produit l'accord de la quinte, que la proportion double donne l'octave, et que l'accord de la quarte, accord le plus sourd de tous, se fait par la proportion sesqui-tierce; de même ceux qui s'entendent aux harmonies de Bacchus, ont reconnu qu'il y a trois accords du vin avec l'eau: accord de quinte, accord de tierce, accord de quarte ; et ils vont disant et chantant : A cinq ou bien à trois buvons, mais non à quatre. Boire à cinq, constitue la proportion sesqui-altère : c'est quand on mêle à trois cinquièmes d'eau deux cinquièmes de vin. Boire à trois, constitue la proportion double : c'est quand on mêle à deux tiers d'eau un tiers de vin. Boire à quatre, constitue la proportion sesquitierce, qui donne trois quarts d'eau pour un quart de vin. C'est la mesure adoptée par quelques magistrats qui vouent leur intelligence à leurs fonctions de Prytanes, ou par des dialecticiens aux sourcils froncés sévèrement, lorsqu'ils étudient les combinaisons variées du syllogisme. Nous tenons cette dernière mesure pour un mélange trop sobre et trop insignifiant; et nous n'allons traiter que des deux autres proportions. Celle de deux tiers d'eau pour un tiers de vin fait monter le buveur à ce degré d'ivresse turbulente que nous appelons l'acrothoracie : demi-ivresse, dans laquelle
« De l'âme on vient toucher les cordes défendues ».
En effet, cette proportion ne permet pas que l'on reste à un état parfait de sobriété, et elle ne noie pas non plus complètement la raison dans le vin. La proportion de deux cinquièmes d'eau pour trois cinquièmes de vin est la plus harmonieuse. Elle est toute propice à donner le sommeil, à faire oublier les soucis. Elle représente cette terre fertile qui, selon les paroles d'Hésiode, « Dissipe les chagrins et nourrit les enfants ». Elle triomphe des mouvements moraux les plus intraitables, les plus désordonnés; et, pénétrant au fond de l'âme, elle y introduit le calme et le repos. »
2. A ces paroles d'Ariston personne ne s'avisa de contredire : car il était évident qu'il plaisantait. Mais moi je le sommai de prendre une coupe, et, comme s'il eût tenu la lyre, d'entonner cet accord et cette consonnance dont il venait de faire l'éloge. En même temps l'esclave s'était avancé pour lui donner le ton avec du vin pur. Mais Ariston refusa, et dit en riant, que pour ce genre de musique il était habile en théorie, mais inhabile dès qu'il fallait jouer de l'instrument. Mon père ajouta seulement quelques mots.
« Il me semble, dit-il, que les poètes anciens avaient, dans le même esprit, donné à Jupiter deux nourrices, Ité et Adrastie ; à Junon, une seule; à Apollon, deux pareillement, Aléthie et Corythalie; mais que Bacchus avait une grande quantité de nourrices : attendu que ce Dieu a besoin d'être adouci et d'avoir son éducation faite par un plus grand nombre de mesures de Nymphes pour devenir plus calme et plus sensé. »
QUESTION X. Pourquoi les chairs se pourrissent plus à la lune qu'au soleil.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : EUTHYDIME - SATYRUS - AUTRES ASSISTANTS.
Euthydème, de Sunium, nous donnant à souper, avait fait servir un sanglier d'énorme grosseur. Comme les convives s'en extasiaient, il dit qu'un autre, beaucoup plus gros, lui avait été apporté en même temps, mais que la lune l'avait gâté.
« Je suis fort embarrassé pour en expliquer la cause, continua-t-il : car il semble singulier que ce ne soit pas le soleil qui corrompe les chairs, puisqu'il a une plus grande chaleur que la lune. »
— Mais Satyrus.
« Ce n'est pas là, dit-il, ce qui doit surtout étonner : c'est bien plutôt ce que font les chasseurs. Lorsque après avoir abattu un sanglier ou un cerf ils l'expédient, d'une distance fort éloignée, vers une ville, ils y enfoncent un clou d'airain, comme préservatif de la putréfaction.
2. Quand nous eûmes donc fini de souper, et qu'Euthydème eut de nouveau ramené en mémoire la question qui l'embarrassait, Moschion, le médecin, dit que la putréfaction était une dissolution de la chair : que celle-ci se liquéfiait et se fondait en eau, par suite du changement opéré en elle lorsqu'elle se corrompt; qu'en général ce qui se putréfie devient liquide, et que toute chaleur agit, soit en mettant les principes humides en mouvement et en les relâchant, soit, au contraire, en torréfiant les chairs, si elle est excessive.
« Ces deux remarques, ajouta-t-il, résolvent évidemment la question. La lune, par sa douce chaleur, liquéfie les corps, mais le soleil dégage plutôt l'humidité par l'ardeur de ses rayons. C'est même à quoi fait allusion Archiloque quand il dit, en observateur intelligent de la nature :
« Sirius, je
l'espère, à l'aide de ses feux
Desséchera les corps de la plupart d'entre eux. »
Homère est encore plus explicite. Parlant d'Hector, qui est couché par terre, il dit qu'Apollon étend sur le cadavre un nuage qui le couvre de son ombre,
« De peur que du
soleil l'action trop rapide
Ne dessèche le corps du héros intrépide. »
Mais la lune projette des rayons qui n'ont pas de vigueur, et qui, comme le dit le poète Ion,
« Ne peuvent ni mûrir ni colorer la grappe. »
3. Après que cela eut été dit, je pris à mon tour la parole en ces termes :
« Le reste de l'argumentation me semble parfaitement déduit. Mais que ce soit la quantité du calorique et son plus ou moins d'intensité qui décide toute la question, c'est ce qu'il ne faut pas admettre. Car nous voyons que le soleil échauffe moins les corps en hiver et qu'il les pourrit plus vite en été. Ce serait l'effet opposé qu'il devrait produire, si l'abaissement de la chaleur déterminait les putréfactions. Mais, au contraire, plus la chaleur est intense, plus vite les chairs se pourrissent. Ainsi donc ce n'est pas par son défaut ou sa faiblesse de chaleur que la lune amène les cadavres d'animaux à putréfaction. Il faut plutôt expliquer le fait par une propriété de l'influence qui émane de cet astre. Toute chaleur ne possède point une qualité unique, qui diffère du plus au moins; mais il y a dans le feu un grand nombre de propriétés toutes dissemblables. C'est ce qui est démontré par les expériences les plus usuelles. Les orfèvres emploient un feu de paille pour travailler l'or. Les médecins usent surtout de sarments de vigne lorsqu'ils veulent faire tiédir leurs décoctions. Pour que le verre s'amollisse et se façonne, il semble que ce qu'il y a de mieux approprié ce soit le feu de bruyère. Le feu que donne le bois d'olivier est excellent pour chauffer les corps; mais il est mauvais pour les étuves, parce qu'il endommage le plancher et les fondements au-dessus desquels on l'allume. Aussi les édiles intelligents ne permettent-ils pas que les fermiers de ces sortes d'établissements fassent usage de bois d'olivier : comme ils ne veulent pas non plus qu'on jette des graines d'ivraie dans les fourneaux qui servent à chauffer les étuves, parce que les vapeurs qui s'exhalent de ces graines causent des pesanteurs de tête et des éblouissements aux baigneurs. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si les influences de la lune diffèrent de celles du soleil: attendu que ces dernières dessèchent, et que toutes les autres dissolvent et mettent en mouvement les principes humides renfermés dans les corps. Voilà pourquoi les nourrices, lorsqu'elles ont de tout petits enfants, se gardent bien de les exposer aux rayons de la lune : car étant pleins d'humidité, comme est le bois vert, ces petits êtres éprouveraient des spasmes et des convulsions. Voyez des gens qui viennent de dormir au clair de la lune : ils ont beaucoup de peine à se relever ; leurs sens sont comme frappés d'apoplexie et d'engourdissement, attendu que les humeurs, dilatées par la lune, appesantissent leurs corps. On dit aussi que cet astre facilite les accouchements lorsqu'il est dans son plein; et le relâchement qu'il procure aux humeurs rend, dit-on, les souffrances moins vives. De là vient, je pense, que Diane est appelée Lochia et Ilithya, tout en n'étant autre que la lune. Timothée s'explique ouvertement à cet égard :
« Dans l'espace
azuré des cieux
Quand luit l'astre propice aux femmes bientôt mères. »
C'est également sur les substances inanimées que se manifeste d'une manière évidente la puissance de la lune. Si des bois ont été coupés au temps où elle est dans son plein, les charpentiers les rejettent, comme trop tendres et devant se pourrir bientôt par l'humidité. Quand les blés ont été une fois recueillis, le laboureur se hâte à la fin du mois de les enlever de l'aire, afin que tous, grâce à leur séjour en lieu sec, résistent à l'action du temps. Au contraire ceux que l'on emmagasine à l'époque de la pleine lune sont avariés, et c'est surtout à cause de l'humidité qui les amollit. On dit encore, que la pâte lève mieux à l'époque de la pleine lune : car, y eût-il peu de levain et en moindre quantité qu'il ne faudrait, il ne laisse pas de donner de la fermentation à la masse pétrie, en la raréfiant et en la soulevant. Les chairs qui se pourrissent n'éprouvent point un état qui soit autre. Les esprits par lesquels elles étaient maintenues se résolvent en humidité. Dès lors il y a raréfaction, et elles se liquéfient. Le même effet se produit dans l'air, comme nous le voyons tous les jours. L'air est plus chargé de rosées à l'époque des pleines lunes, parce qu'il se résout davantage en eau; et c'est sans doute ce qu'Alcman, le poète lyrique, veut faire entendre lorsqu'il dit de la rosée, que c'est la fille de l'air et de la lune :
« Ainsi qu'en
nourrit la rosée,
Fille de la lune et de l'air. »
Ainsi, de toutes parts il est prouvé que la lumière de la lune possède une vertu laxative et émolliente.
« Quant au clou d'airain, s'il est vrai qu'enfoncé dans les chairs, comme on dit, il les conserve plus incorruptibles, il est évident que c'est parce qu'il porte en soi quelque vertu astringente : car le vert-de-gris qui s'y forme est employé par les médecins dans la composition de leurs remèdes astringents. Les travailleurs qui séjournent dans les mines tirent, dit-on, du vert-de-gris un véritable soulagement pour leurs yeux; et leurs sourcils repoussent s'ils les ont perclus. La poussière qui se détache du minerai de cuivre, et qui tombe imperceptiblement sur les paupières, arrête les humeurs et resserre les conduits où se forment les larmes. Voilà la cause des épithètes de « vaillant », éclatant », (« evenor, nôrops ») données à l'airain par le Poète. Aristote prétend aussi que les blessures faites par des javelots et des épées d'airain sont moins douloureuses et plus faciles à guérir que celles qu'a causées le fer, parce que l'airain a en lui-même une certaine vertu médicinale et qu'incontinent il la dépose dans la plaie. Or, qu'à un dissolvant soit contraire un astringent, que ce qui préserve ait une vertu opposée à ce qui corrompt, c'est ce qui ne saurait être douteux. Peut-être encore y aurait-il à dire, que le clou, en pénétrant la chair, attire à soi toute l'humidité, parce que les humeurs se portent toujours vers la partie affectée. C'est pourquoi autour de cet endroit même de la chair se voit, dit-on, une espèce de meurtrissure et de tache. Il est donc raisonnable de croire que le reste des chairs se conserve sain et entier, du moment que la décomposition prend son cours de ce côté-là. »