PLUTARQUE
OEUVRES MORALES
PROPOS DE TABLE (SYMPOSIAQUES)
LIVRE II (Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. III , Paris, Hachette, 1870.) autre traduction : Ricard
PLUTARQUE
LIVRE II
PRÉAMBULE.
Entre les objets dont il est fait provision pour les soupers et les festins, Sossius Sénécion, les uns sont indispensables : comme le vin, le pain, les viandes, et pareillement, la chose est claire, les lits et les tables. Les autres sont accessoires, de pur agrément. Nulle nécessité ne les réclame : à savoir, les concerts, les spectacles et les bouffons, tel que pouvait être un certain Philippe de chez Callias. Ces agréments plaisent quand on les trouve; mais s'ils manquent on ne les regrette nullement, et l'on n'accuse pas, pour cela, le festin d'être défectueux. Autant il peut en être dit des propos de table. Il en est qui font partie des choses indispensables à un festin et qui sont acceptés par les gens les plus sages. Il en est d'autres qu'ils admettent comme simples objets d'intéressante curiosité, et qui conviennent mieux au temps où l'on écoute la flûte et la cithare. De ces deux genres de propos mon précédent livre a renfermé des exemples. Les questions de la première espèce sont celles qui traitaient de l'opportunité des discussions philosophiques à table, et où il était examiné s'il vaut mieux assigner les places aux convives que de les leur laisser prendre. Les questions de la seconde espèce, sont celles qui parlent des inspirations poétiques fournies par l'amour, et de la tribu AEantide. Aux premières donc je donne le nom de « Propos de la table », et aux secondes le nom plus général, de « Propos pour la table ». Toutes ces questions ont été par moi comme disséminées, sans que j'aie fait aucun choix et selon qu'elles me venaient en souvenir. Il ne faut pas que les lecteurs s'étonnent si, dans un recueil à vous dédié, j'ai réuni quelques questions traitées déjà par vous-même. Car, bien qu'apprendre ne soit pas se rappeler, souvent, néanmoins, le même sujet est à la fois du domaine de l'enseignement et de celui de la mémoire.
QUESTION I. Quels sont les sujets de conversation à propos desquels, au dire de Xénophon, il est plus agréable d'être interrogé ou raillé à table, que de ne l'être pas.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : SOSSIUS SÉNÉCION - PLUTARQUE.
1. Chaque livre étant partagé en dix questions, la première de celui-ci nous est en quelque sorte proposée par Xénophon, le Socratique. Car il dit que Gobryas, soupant à la table de Cyrus, admirait, entre autres habitudes des Perses, qu'ils se fissent réciproquement des questions et s'adressassent des railleries, dont ils étaient plus joyeux que si elles ne se fussent pas produites. Et, de fait, puisqu'il est des gens qui nous choquent souvent par leurs éloges, comment ne serait-il pas juste d'aimer la bonne grâce et l'esprit de ceux qui savent par leurs railleries charmer et divertir les personnes mêmes qui en sont l'objet? C'est pour cela qu'un jour, nous recevant à Patras, vous vîntes à dire, que vous seriez bien aise d'être instruit sur la nature et sur la forme de ces questions.
« Ce n'est pas, ajoutiez-vous, une mince partie du savoir-vivre, que de connaître et d'observer la bienséance pour ce qui regarde de telles demandes et de telles plaisanteries. »
2. Sans doute, c'est un point important, répondis-je, mais ne voyez-vous pas que Xénophon lui-même, dans son « Banquet de Socrate » et dans ses « Repas des Perses », indique la manière dont ces demandes et ces plaisanteries se faisaient? Pourtant, s'il vous semble à propos que nous nous appesantissions aussi sur ce texte, je dirai d'abord que les hommes sont bien aises d'être interrogés touchant les choses auxquelles ils peuvent facilement répondre, c'est-à-dire sur celles dont ils ont l'expérience. Si on les questionne sur des matières qu'ils ignorent, ou bien ils sont humiliés de ne rien dire, comme si on leur réclamait une dette qu'ils ne pussent payer, ou bien ils répondent d'après une opinion personnelle, par conjecture et sans assurance : ce qui les trouble et les met en danger de faillir. Si, au contraire, la demande est non seulement facile, mais encore d'un ordre exceptionnel, elle n'en est que plus agréable à celui qui doit répondre. Or, c'est le cas de cet ordre exceptionnel, lorsqu'il s'agit de sciences qui ne sont pas connues généralement, de sciences sur lesquelles les conversations roulent peu souvent, comme l'astronomie, la dialectique, et lorsque l'on se trouve les posséder. Ce n'est pas seulement à pratiquer tous les jours, comme Euripide le dit:
« La science où le mieux parait notre mérite »,
et à en faire le sujet de nos entretiens, que nous éprouvons du plaisir : nous sommes encore heureux de répondre à des questions sur lesquelles nous ne voudrions pas que notre compétence fût méconnue ou ignorée de qui que ce soit. Voilà pourquoi ceux qui ont beaucoup voyagé par terre et par mer ressentent plus de satisfaction quand on les questionne sur une contrée lointaine, sur une mer étrangère, sur les coutumes et les lois des nations barbares. Ils mettent une grande ardeur à raconter ce qu'ils savent, à décrire chaque golfe, chaque emplacement. Ils se figurent que c'est en quelque sorte une récompense et une consolation apportées à leurs fatigues. En général, s'il est des sujets sur lesquels, sans être interrogés, nous ayons coutume de nous étendre de nous-mêmes et spontanément, il ne nous en est que plus doux d'être questionnés sur ces sujets mêmes. Nous avons l'air d'être agréables à des gens que nous nous serions difficilement abstenus de fatiguer. C'est surtout chez les marins que se développe cette espèce de maladie. Les gens de meilleur goût aiment à être questionnés sur ce qu'ils voudraient bien dire si la honte ne les déterminait pas à ménager les assistants : à savoir, sur les affaires qu'ils ont eu le bonheur de mener heureusement à bonne fin. Nestor fait donc preuve de convenance lorsque, connaissant combien Ulysse aime la gloire, il lui dit :
« Noble Ulysse,
l'honneur et l'appui de la Grèce,
Contez-nous cet exploit : comment, par votre adresse,
Tous les deux vous avez pu ravir ces coursiers ».
On déteste les gens qui font leur panégyrique et se lancent dans le récit de leurs heureux succès sans y être invités par quelqu'un des assistants. On voudrait qu'ils n'eussent l'air de parler que parce qu'on les y a contraints. Aussi tout va-t-il au mieux, lorsqu'on les questionne sur leurs ambassades, sur leurs actes politiques, sur ce qu'ils peuvent avoir exécuté d'important et de remarquable. Mais ce ne sont jamais les jaloux et les malveillants qui adressent de semblables questions; et si elles sont soulevées par un autre, ils se jettent à la traverse, ils détournent la conversation, pour ne pas laisser place au récit. Ils ne veulent pas que nul ait occasion de développer un texte qui pourrait le mettre en relief. Le moyen d'être agréable aux gens est donc de les provoquer par ses questions à des réponses que l'on sait devoir être entendues à contre-coeur par leurs ennemis et par les envieux.
3. Toutefois Ulysse dit à Alcinoüs :
« Il faut, vous le
voulez, redire mes malheurs.
Mais c'est, hélas! aussi, raviver mes douleurs. »
Pareillement OEdipe dit au choeur des Thébains :
« Je souffre à réveiller de pareils souvenirs ».
Euripide s'écrie au contraire :
« Qu'il est doux de songer aux maux qu'on évita! »
Oui, mais ce n'est pas lorsqu'on est encore errant et lorsque l'on supporte encore la mauvaise fortune. Il faut donc se garder d'interroger les gens sur des aventures pénibles. Ils souffrent à parler des condamnations qu'ils ont subies, des enfants qu'ils ont eu à ensevelir, des opérations de commerce où ils ont échoué, soit sur terre, soit sur mer. Invitez-les plutôt à vous raconter comment ils ont eu un succès à la tribune; comment le prince leur a adressé la parole; comment, le reste de l'équipage ayant été surpris par une tempête ou par des pirates, ils ont échappé seuls au danger. Ce sera pour eux un bonheur que de reprendre vingt fois de pareilles narrations. Le récit, en quelque sorte, leur rend la réalité même, et ils sont intarissables dans leurs digressions et dans leurs souvenirs. Ils aiment également qu'on les interroge sur les prospérités de leurs amis, sur les progrès que font leurs propres enfants soit dans l'étude, soit au barreau, soit dans l'affection des souverains. Il en sera de même s'il s'agit de leurs ennemis et de ceux qui leur veulent du mal. Les injures, les pertes, les condamnations éprouvées par ceux qu'ils haïssent, la confusion, la ruine de ces gens-là, deviennent des textes sur lesquels ils sont heureux d'être interrogés, sur lesquels ils répondent avec le plus d'ardeur, tandis que d'eux-mêmes ils hésiteraient à en ouvrir la bouche, craignant de passer pour avides du mal d'autrui. Avec plaisir encore le chasseur s'entendra questionner sur ses chiens; l'amateur d'exercices, sur les luttes des athlètes; l'homme d'amoureuse complexion, sur les jolies femmes. Celui qui est plein de piété et qui se plaît aux sacrifices, est enclin à raconter quels songes il a faits, quels heureux succès il a dus aux réponses des oracles, aux victimes, ou à la bienveillance des Dieux. C'est pourquoi il aimera aussi qu'on l'interroge sur des sujets analogues. Pour ce qui est des vieillards, même quand leurs récits n'ont en aucune façon trait à eux ils savent toujours gré à ceux qui les questionnent : ils ne demandent qu'à être mis en train.
« Nestor, fils de
Nélée, ah! dites-nous de grâce,
Comment mourut l'Atride?. Où se trouvait alors Ménélas?...
N'était-il point en Grèce, en Argos ? ... »
En adressant ainsi à Nestor plusieurs questions à la fois, et en lui donnant occasion de parler longuement, Télémaque ne fait pas comme quelques-uns, qui renferment le narrateur dans le simple nécessaire, qui circonscrivent ses réponses, et privent les vieillards du passe-temps qui agrée le mieux à leur âge. En général, quand on veut plaire aux gens plutôt que les blesser, on leur adresse des questions telles, que les réponses puissent leur mériter de la part de ceux qui écoutent, non pas des reproches, mais des louanges, non pas de la haine ou un désir de vengeance, mais de la bienveillance et de la gratitude. Voilà mon opinion sur les questions à faire.
4. Pour ce qui est de la raillerie, quiconque ne sait pas la manier avec précaution, avec art et à propos, doit s'en abstenir complètement. De même que si des personnes marchent sur un terrain glissant, il suffit de les toucher seulement au passage pour les faire tomber, de même, dans le vin, toute occasion de parler qui n'est pas parfaitement convenable, nous place dans une situation périlleuse. Telles railleries, quelquefois, nous blessent plus que des injures : parce que nous voyons dans celles-ci une involontaire explosion de la colère, tandis que nous nous disons que la raillerie étant sans nécessité constitue une intention outrageuse et malveillante. Généralement nous sommes plus mortifiés quand ce sont des personnes de valeurs qui rient de nous, que quand ce sont des étourdis. Il y a toujours dans la raillerie un certain art, un tour piquant, qui lui donne un caractère injurieux et fait croire qu'elle est préparée de longue main. Appeler un homme « charcutier », c'est l'injurier directement. Lui dire :
« Nous n'oublions pas que tu te mouches du coude »,
c'est le railler. Telle est la réplique de Cicéron à un certain Octavius que l'on soupçonnait d'être Africain, et qui prétendait ne pas entendre ce que Cicéron lui disait:
« Tu as pourtant l'oreille percée ».
Tel est encore le mot de Mélanthius à un faiseur de comédies qui le tournait en ridicule :
« Tu me rends un écot que tu ne dois pas. »
Les railleries piquent donc davantage, comme ces traits barbelés qui séjournent longtemps dans la plaie. Les plus douloureuses sont celles dont la finesse réjouit les assistants, parce que le plaisir avec lequel ils les écoutent laisse supposer à celui qu'elles atteignent, qu'ils y ajoutent foi et qu'ils se moquent aussi de lui. Selon Théophraste, la raillerie est le reproche d'une faute commise, reproche présenté d'une manière figurée : ce qui fait que de lui-même l'auditeur supplée, par ses conjectures, à ce qui manque, comme s'il le savait et y ajoutait foi. Celui qui se mit à rire d'un air de satisfaction, quand il entendit Théocrite répondre à un homme soupçonné de détrousser les passants, lequel lui demandait s'il allait souper en ville :
« Oui, mais j'y passerai la nuit »,
celui-là, dis je, a tout l'air de confirmer de semblables soupçons. C'est pour cela encore qu'une raillerie, même lancée hors de propos, ne sert qu'à remplir les assistants de malignité, parce qu'ils l'accueillent avec joie et s'associent à l'injure. Dans la belle Lacédémone on avait jugé convenable de mettre l'art de railler innocemment au nombre des choses nécessaires à apprendre, ainsi que l'habitude de supporter les railleries; et si celui de qui l'on se moquait venait à se formaliser, le plaisant aussitôt cessait. Comment donc ne serait-il pas difficile de trouver une plaisanterie agréée de celui qu'elle attaque, puisque le talent de ne pas blesser en raillant demande une expérience et une adresse peu communes ?
5. Toutefois, premier point, il me semble que les railleries, pénibles pour les gens lorsqu'ils y donnent lieu, leur causent au contraire un certain plaisir et un certain agrément lorsque aucune allusion, même éloignée, ne saurait les atteindre. Ainsi, Xénophon fait passer sous nos yeux un homme extrêmement laid et velu, de qui l'on se raille en l'appelant
« les amours de Sambaulas».
Vous vous souvenez aussi que notre ami Quintus se plaignant, un jour qu'il était malade, d'avoir les mains froides, Aufidius Modestus lui dit :
« Et cependant vous les avez rapportées toutes chaudes de votre gouvernement. »
Ce mot fit rire Quintus, et le divertit ; mais pour un proconsul fripon il y aurait eu injure et reproche. Lorsque, s'adressant à Critobule qui était un fort beau jeune homme, Socrate le provoquait à mettre en comparaison leurs agréments extérieurs, il plaisantait et ne prétendait pas faire une raillerie. De même Alcibiade badinait avec Socrate quand il lui reprochait d'être jaloux d'Agathon. Les rois même prennent plaisir à ce qu'on parle d'eux comme de gens pauvres ou de simples particuliers. Ainsi Philippe qui bafouait un parasite, se mit à rire quand celui-ci répliqua:
« N'est-ce pas moi qui vous nourris? »
Car reprocher un tort qui n'existe pas, c'est constater la présence d'un mérite. Mais il faut que ce mérite soit reconnu d'une manière bien certaine : sinon, le propos contraire laissera du doute et du soupçon. Dire à un homme très riche,
« qu'on va lui mettre ses créanciers aux trousses»,
à un sage ne buvant que de l'eau,
« qu'il se grise et s'enivre »;
appeler celui qui aime la dépense, le luxe, et qui répand volontiers des largesses, l'appeler
« un chiche qui serait capable de couper un cumin en quatre» ;
menacer l'orateur qui a une grande position à la tribune et dans les assemblées politiques
«de le citer en justice »,
c'est faire naître l'hilarité et le sourire. Voilà comme Cyrus, en provoquant ses compagnons aux exercices où il restait lui-même en arrière d'eux, faisait preuve de courtoisie et d'amabilité. Citons aussi Isménias. Comme il jouait de la flûte dans une cérémonie religieuse et qu'il ne rendait pas les auspices favorables, celui qui le payait, lui arrachant la flûte, en joua d'une façon ridicule. Les assistants se récrièrent, mais les auspices étaient devenus satisfaisants. L'autre alors, de dire :
« C'est jouer de façon à plaire aux Dieux que de jouer d'après eux. »
Isménias lui répondit en souriant
« Quand je jouais, les Dieux étaient si charmés qu'ils différaient d'accepter le sacrifice. Mais ils ont été si pressés de se débarrasser de toi, qu'ils t'ont accueilli aussitôt. »
6. Autre point: Si par plaisanterie on appelle de noms injurieux les choses notoirement bonnes, et qu'on le fasse d'une manière spirituelle, on plaira mieux qu'à employer même directement la louange. Au contraire les injures blessent bien davantage quand on se sert d'euphémismes, quand on donne à des scélérats le nom d'Aristide, à des lâches celui d'Achille, ou bien quand on dit, comme l'OEdipe de Sophocle :
« Créon, de la princesse ami toujours fidèle ».
L'opposé de cette ironie, il semble que ce soit d'avoir l'air de se moquer tout en donnant des éloges. C'est le procédé dont usait Socrate, quand, pour parler de l'adresse d'Antisthène à ramener amicalement les esprits à la bienveillante, il employait les mots de prostitué, d'entremetteur, de provocateur. Pareillement, au philosophe Cratès, qui dans toute maison où il se présentait était accueilli avec honneur et déférence, on donnait le nom de « crocheteur de portes. »
7. Ce qui constitue encore une agréable plaisanterie, c'est de formuler des reproches renfermant un témoignage de reconnaissance. Ainsi Diogène disait d'Antisthène:
« C'est grâce à lui que, pauvre et couvert de lambeaux, de porte en porte .... »
Il n'aurait pas inspiré la même persuasion s'il avait dit:
« C'est lui qui m'a rendu sage, content de ce que j'ai, souverainement heureux. »
De même le Lacédémonien, à qui le maître du gymnase faisait donner du bois qui ne fumait pas, lui disait, feignant de se plaindre de lui: « Voilà un homme par qui ne nous est pas même fournie l'occasion de pleurer.» Dans le même sens, on dira d'un homme chez qui on dîne tous les jours,
« que c'est un accapareur d'hommes, un tyran, qui ne permet pas aux gens de voir, en tant d'années, une seule fois leur propre table. »
D'un roi, l'on dira, «qu'il vous a traîtreusement enlevé le loisir et le sommeil », quand de pauvre il vous aura fait riche. C'est encore par une antiphrase du même genre qu'on accuserait les Cabires d'Eschyle :
« D'avoir dans la maison fait le vinaigre rare »,
comme eux-mêmes en avaient menacé par plaisanterie. En effet ces manières de louer pénètrent davantage, parce qu'elles ont une grâce plus piquante : de telle sorte que ceux à qui elles s'adressent n'y résistent pas et sont loin d'en être choqués.
8. Mais pour user adroitement de la raillerie, il faut connaître encore la différence qu'il y a entre un vice, vraie maladie de l'âme, et un penchant auquel les gens peuvent s'adonner : par exemple, entre l'avarice, et le goût d'une vie retranchée dans le culte des muses, entre un caractère dur, querelleur, et l'amour de la chasse. Les railleries par lesquelles on attaque nos vices nous exaspèrent, celles où l'on plaisante de nos goûts ont la propriété de nous être agréables. Le mot de Démosthène le Mitylénien n'eut donc rien de blessant. Comme il avait frappé à la porte d'un homme passionné pour le chant et pour la cithare, et que celui-ci répondant à son appel, l'invitait à entrer :
« Il faut auparavant, lui dit Démosthène, que vous ayez attaché votre harpe ».
Au contraire ce fut une raillerie offensante que celle du bouffon de Lysimaque. Le prince lui avait jeté un scorpion de bois sur son manteau, ce qui l'effraya et le fit sauter en arrière. Mais quand il eut compris que c'était un jeu:
« Eh bien, dit-il, je veux vous faire peur à mon tour, Sire : donnez-moi un talent. »
9. Il y a aussi des différences à établir, relativement aux imperfections physiques. Beaucoup de nuances y sont à observer. Si vous vous moquez des gens qui ont le nez crochu ou qui l'ont camard, ils en riront. Ainsi fit le mignon de Cassandre, qui ne fut pas irrité de s'entendre dire par Théophraste :
« Je m'étonne que tes yeux ne chantent pas, quand ton nez leur donne le ton. »
Pareillement Cyrus engagea un homme qui avait un nez crochu à épouser une camarde :
« parce qu'ils seraient bien assortis.»
Mais raillez les gens sur ce qu'ils sentent mauvais du nez ou de la bouche, ils seront molestés. Moquez-vous de ce qu'ils sont chauves, ils le supporteront doucement; de ce qu'ils sont borgnes ou aveugles, ils se fâcheront. Antigone voulait bien plaisanter lui-même de ce qu'il lui manquait un oeil : un jour qu'il recevait une requête écrite en gros caractères,
« Un aveugle même, dit-il, pourrait lire cela ».
Mais ce qu'il avait dit ne l'empêcha pas de faire périr Théocrite de Chio parce que quelqu'un ayant dit à ce dernier que s'il se présentait aux yeux du roi il serait sauvé, Théocrite avait répondu :
« En vérité c'est m'apprendre que mon salut est impossible. »
Léon de Byzance, comme Pasiade lui disait :
« J'ai gagné votre mal d'yeux : »
« Tu me reproches, lui dit-il, une infirmité physique, et tu ne vois pas que ton fils porte la vengeance divine sur ses épaules. »
Pasiade, en effet, avait un fils bossu. Pareillement se courrouça Archippe, un des orateurs influents d'Athènes, parce que Mélanthius se moquait de la bosse qui faisait plier celui-ci en deux, et disait :
« Il ne dirige pas les affaires, il les courbe. »
Quelques-uns supportent ces plaisanteries avec calme et modération. Ainsi le mignon d'Antigone lui ayant demandé un talent et ne l'ayant pas obtenu, le pria de lui accorder une escorte et des gardes :
« C'est afin, ajouta-t-il, qu'on ne m'attende pas en embuscade, croyant que je porte le talent sur mes épaules. »
Ainsi les hommes, en raison de la diversité des caractères, sont diversement affectés de leurs disgrâces corporelles. Les unes chagrinent les uns, et d'autres les autres. Épaminondas se trouvant à un festin avec ses collègues, buvait du vinaigre. On lui demandait si c'était chose bonne pour la santé.
« Je ne sais pas, répondit-il : mais c'est chose bonne pour me faire ressouvenir de la manière dont je vis chez moi. »
C'est pourquoi il faut tenir compte des naturels et des mœurs, de manière à pratiquer la plaisanterie en tâchant de n'être déplaisant pour personne et d'être agréable à tout le monde.
10. Quant à ce qui est de l'amour, si divers à tous les autres points de vue, il fait que les railleries excitent le dépit et l'indignation des uns, tandis que d'autres s'en divertissent. On devra reconnaître l'à propos. De même que le feu, lorsqu'il commence, est facilement éteint par le vent, à cause de sa faiblesse, mais que s'il s'augmente, le vent lui donne de l'aliment et de la force; de même l'amour qui ne fait que de naître et qui se cache encore, s'irrite et s'indigne contre ceux qui le découvrent; mais quand il a éclaté, qu'il se montre au grand jour, il s'alimente, il se rit des brocards, et ceux-ci ne servent qu'à le développer. C'est surtout en présence de l'objet aimé qu'on a plaisir à s'entendre railler sur son amour même; à condition que la raillerie ne portera sur aucun autre texte. Si l'on se trouve amoureux de sa propre femme, ou de jeunes gens bien nés pour qui l'on ressente une inclination honnête, on triomphera, et l'on se fait véritablement gloire d'être raillé pour l'amour d'eux. Citons à ce propos Arcésilas. Comme dans son école un tel amoureux avançait la proposition suivante :
« Nulle chose ne paraît en toucher une autre : »
— Quoi, dit Arcésilas : toi-même ne touches-tu pas à celui que voilà? »
Et il lui montrait un beau jeune homme que l'interlocuteur avait à ses côtés.
11. Continuons. Il faut encore tenir compte des personnes présentes. Car telle raillerie amusera, si elle est faite devant des amis et des familiers, et deviendra déplaisante si elle l'est devant une épouse, un père, un précepteur : à moins qu'elle ne soit de nature à plaire à ceux-ci : par exemple, si devant un philosophe on raille quelqu'un de marcher nu-pieds ou de passer la nuit à écrire, si devant le père d'un de ses amis on raille ce dernier de sa vilenie, si devant sa femme, on le raille de son indifférence pour les autres femmes, de ses soins et de son dévouement servile pour elle. Cyrus disait à Tigrane en se moquant :
« Que dira votre femme quand elle apprendra que vous portez les bagages? »
L'autre répondit:
« Elle sera là pour le voir des ses propres yeux ».
12. Un moyen de rendre encore les railleries moins pénibles, c'est que ceux qui les lancent en soient en quelque sorte attaqués eux-mêmes. Comme, par exemple, lorsqu'un pauvre raille la pauvreté, un roturier, la bassesse de naissance, un amoureux, l'amour. Il semble qu'échappée de la bouche d'un homme placé dans les mêmes conditions, la raillerie ne soit pas une injure, mais seulement un badinage. Autrement, elle blesse et pique au vif. Un affranchi du Prince s'était nouvellement enrichi, et il traitait avec insolence et hauteur les philosophes qui étaient à table avec lui. Il finit par leur demander, comment il se faisait que la purée des fèves blanches et celle des fèves noires fussent également vertes. A son tour Aridicès lui demanda, comment il se faisait que les marques des coups de fouets fussent rouges, soit que les étrivières fussent blanches, soit qu'elles fussent noires. Cette question fit lever le siége au parvenu, et il sortit furieux. Amphias, de Tarse, qui passait pour être fils d'un jardinier, venait de railler un ami du gouverneur sur l'obscurité de sa naissance; mais comme il ajouta aussitôt :
« Du reste, moi pareillement, je sors d'une pareille graine »,
il fit rire celui dont il s'était moqué. Un joueur d'instrument mit aussi beaucoup de grâce à réprimer la science, un peu trop tardive, de Philippe et ses prétentions musicales. Ce prince croyait le prendre en défaut sur certains accords et sur la musique :
« Au Ciel ne plaise, Sire, dit l'artiste, que vous ayez le malheur de vous y connaître mieux que moi».
En ayant l'air de se moquer de soi-même, il reprit le roi sans l'offenser. C'est de cette manière que quelques poètes comiques semblent adoucir l'amertume de leurs traits, en se faisant les objets de leurs propres railleries, comme le fait Aristophane sur sa calvitie, comme Agathon sur sa mollesse, enfin comme Cratinus, dans sa pièce de la Bouteille, sur son ivrognerie.
13. Il ne faut pas attacher peu de soin et d'importance à pouvoir riposter sur-le-champ, par une plaisanterie toute prête, à certaines interrogations ou à certains propos railleurs. Gardez-vous de vous y prendre de trop loin et de sembler avoir préparé d'avance vos provisions. Car, de même qu'on supporte plus facilement les colères et les rixes à la suite du festin, mais que, si quelqu'un venait du dehors dire des in- jures et faire scandale, on le regarderait comme un ennemi et on le détesterait ; de même on a de l'indulgence pour une raillerie et on en tolère la franchise lorsqu'elle naît des circonstances mêmes et qu'elle se produit d'une manière simple et naturelle. Si au contraire, loin de s'approprier à la conversation, elle est amenée péniblement, elle ressemble à une préméditation et à une injure. Ainsi fut celle que Timogène adressait au mari d'une femme sujette à de fréquents vomissements : Ce sont mauvais débuts que ceux de cette muse, (Ce sont mauvais débuts que ces vomissements.) Ainsi est encore la question adressée au philosophe Athénodore :
« Si l'amour des pères pour leurs enfants est un sentiment naturel? »
L'importunité de ces propos, qui ne sont amenés par rien dans la conversation, dénote seulement un besoin d'injurier et d'être malveillant. Aussi maintes fois de tels railleurs ont-ils été lourdement punis, comme dit Platon, de ce qu'il y a de plus léger au monde, d'une parole. Ceux qui, au contraire, ont su prendre et ménager leur temps, confirment ce que dit le même Platon : à savoir, que le propre d'un homme bien élevé, c'est de manier la plaisanterie avec grâce et en se rendant agréable.
QUESTION II. Pourquoi l'on devient plus gros mangeur aux environs de l'automne.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : GLAUCIAS - XENOCLÉS -- LAMPRIAS - PLUTARQUE - AUTRES ASSISTANTS.
C'était dans la ville d'Éleusis, après la célébration des mystères et au fort de la fête. Nous soupions chez le rhéteur Glaucias. Les autres convives avaient fini de manger, quand Xénoclès, de Delphes se mit, suivant son habitude, à railler mon frère Lamprias sur sa voracité de Béotien. Je vins à son secours contre Xénoclès, qui pratiquait les dogmes d'Épicure.
« C'est, mon cher, dis-je à celui-ci, que tout le monde ne fait pas consister le plaisir uniquement dans l'absence de la douleur ».
Du reste, pour Lamprias, qui au Verger préfère les Péripatéticiens et le Lycée, il y a obligation de confirmer par ses actes les principes d'Aristote. Ce grand philosophe dit que le moment où chacun mange plus que jamais, c'est aux approches de l'automne; et il en explique la raisons. Seulement je ne me la rappelle plus.
— « C'est au mieux, dit Glaucias : nous tâcherons de la trouver nous-mêmes quand nous aurons fini de souper. »
Après, donc, que les tables eurent été enlevées, Glaucias et Xénoclès attribuèrent la cause de cette faim extraordinaire aux fruits nouveaux. Ils donnaient des explications différentes. L'un disait que ces fruits relâchent le ventre, et que, vidant le corps, ils font naître toujours de nouveaux appétits. Xénoclès prétendait, que la plupart des fruits, par leur goût agréable et piquant, provoquent, plus que tout ragoût et toute friandise, l'estomac à manger; car les malades qui ont perdu l'appétit le recouvrent en mangeant des fruits nouveaux. Lamprias soutenait, que la chaleur interne et naturelle qui contribue à notre alimentation diminue en été, qu'elle se dissipe alors et se raréfie, tandis qu'au moment de l'automne elle se rassemble de nouveau et se ranime, concentrée à l'intérieur par le refroidissement du corps qui se resserre. Je ne voulus pas avoir l'air de participer à ces propos sans y fournir mon contingent. J'ajoutai donc,
« que dans l'été nous avons plus soif et que nous faisons un plus grand usage de liquides, à cause de la chaleur. Dès lors, en automne, la nature, que les changements de saisons portent à chercher, comme il se fait toujours, un état contraire, la nature nous rend plus affamés, afin de rendre l'équilibre à la température du corps par autant de nourriture sèche ».
Toutefois on pourrait encore dire, que les aliments eux-mêmes ne sont pas étrangers à cette cause. Comme ils consistent en fruits nouveaux et tout frais, comme non seulement les pâtisseries, les légumes, le pain, le blé, mais encore les viandes de bêtes engraissées dans l'année présente, ont plus de sucs que les mêmes denrées des années antérieures, on est plus excité à manger, et on le fait avec plus d'appétit,»
QUESTION III. Si c'est la poule, ou si c'est l'oeuf, qui a été formé en premier.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - ALEXANDRE - SYLLA - FIRMUS - SOSSIUS SENECION - AUTRES ASSISTANTS.
1. A la suite d'un certain rêve je m'abstenais d'oeufs depuis longtemps. Non pas que j'eusse un autre motif pour en éprouver une répugnance superstitieuse; mais je voulais faire une expérience en un oeuf, comme on fait en un coeur, à propos d'une vision qui m'était plusieurs fois apparue bien évidemment. Quoi qu'il en soit, on soupçonna, dans un repas où nous avait réunis Sossius Sénécion, que j'en tenais pour les dogmes d'Orphée ou de Pythagore; que je voyais dans l'oeuf, comme d'autres dans le coeur et dans le cerveau, le principe de la génération, et que j'avais de l'oeuf une horreur religieuse. Alexandre l'Épicurien alla même jusqu'à citer en riant le fameux vers : « C'est tout un, de manger des fèves et son père ». Comme si par le mot κύαμοι, fèves, lequel a quelque ressemblance avec le mot κύησις, grossesse, on avait voulu désigner les oeufs, et que l'on ne vît aucune différence entre manger des oeufs et manger les animaux qui les pondent. Devais-je expliquer la cause de mon abstinence? La justification eût été plus déraisonnable que le fait même. A un Épicurien alléguer un songe ! Aussi, loin de combattre l'opinion qu'Alexandre donnait de moi, je me mis en quelque sorte de moitié dans ses plaisanteries. C'était du reste un homme aimable, et plein de cette douceur que donne l'amour de l'étude.
2. Mais de là il prit occasion de produire au milieu de nous cette question si difficile et si propre à donner de la tablature aux esprits investigateurs, cette question de l'oeuf et de la poule : à savoir, lequel des deux a été formé le premier. Sylla, notre ami, objecta qu'avec ce petit problème, comme avec un levier, nous allions soulever une grande et lourde machine, attaquer la formation de l'univers entier. Il refusa donc de prendre part à la discussion. Alexandre, au contraire, en plaisantait, comme d'une question sans conséquence. Alors Firmus, mon gendre :
« Prêtez-moi donc, dit-il à Alexandre, vos atomes pour un instant. Car, s'il faut supposer que les petits éléments soient les principes des grands corps, il est vraisemblable que l'oeuf a été antérieur à la poule. L'oeuf, en outre, est simple, autant qu'on en peut juger par les sens, tandis que la poule est un corps plus mêlé et plus composé. En général le principe est toujours ce qui précède. Or la semence est un principe, et l'oeuf est quelque chose de plus que le germe, mais il est moindre que l'animal. De même que le progrès semble constituer un état moyen entre les heureuses dispositions naturelles et la perfection, de même l'oeuf est une sorte de progrès dans la nature, laquelle tend à faire du germe un animal vivant. Il y a plus. Comme on dit que ce sont dans l'animal les artères et les veines qui se forment en premier, de même il est rationnel que l'oeuf ait existé avant l'animal, comme le contenant précède le contenu. C'est ainsi que les arts produisent d'abord des ébauches informes et indécises, et qu'ensuite ils donnent à chaque partie des proportions distinctes. Ce qui faisait dire au statuaire Polyctète, que la besogne la plus difficile commence quand l'argile en est venue à l'ongle. Suivant l'analogie, il est donc vraisemblable qu'à l'impulsion peu énergique donnée par la nature à la matière, celle-ci répondit avec beaucoup de lenteur, produisant des types informes et indéterminés, comme sont les oeufs, et que, les oeufs prenant une forme et des proportions caractérisées, l'animal fut créé plus tard. De même que la chenille naît d'abord, qu'ensuite venant à s'endurcir par sa sécheresse, elle crève et fait sortir de son intérieur une autre créature, appelée nymphe; de même ici l'oeuf existe en premier, comme étant la matière de la génération. Car il est de toute nécessité que dans une métamorphose quelconque, ce qui change d'état soit antérieur à ce dont il emprunte sa forme nouvelle. Voyez que les cynips s'engendrent dans les arbres, comme les tarets dans le bois, par la putréfaction ou la coction de l'humidité. Or personne ne niera que cette humidité soit antérieure à eux, pas plus qu'on ne nie que ce qui engendre soit antérieur à ce qui est engendré. Car la matière, comme dit Platon, tient lieu de mère et de nourrice à tout ce qui vient à naître; et par matière, on entend ce dont est composé ce qui se produit.
Qu'ajouterai-je de plus? continua Firmus en riant :
« Je proclame, chantant pour des esprits d'élite », cette sentence empruntée aux dogmes religieux d'Orphée, laquelle non seulement déclare que l'oeuf est plus ancien que la poule, mais laquelle encore lui adjuge un droit d'aînesse tel, que l'oeuf a dû naître avant toutes les choses qui existent. Pour ce qui est du reste, « que ma bouche garde un religieux silence, comme dit Hérodote. Ce sont là de trop grands mystères. Je dirai seulement, que parmi les innombrables espèces d'animaux que contient le monde, il n'y en a, pour ainsi dire, pas une seule qui soit exempte de passer par la génération de l'oeuf. L'oeuf sert à produire, en quantité infinie, des animaux qui volent et des animaux qui nagent; des terrestres, comme les sauriens; des amphibies, comme les crocodiles; ceux qui ont deux pieds, comme la poule; qui n'en ont point, comme les reptiles; qui en possèdent un grand nombre, comme le coléoptère. Ce n'est donc pas hors de propos que dans les cérémonies du culte de Bacchus, l'oeuf est consacré comme une représentation de l'Être Souverain, lequel produit et comprend en soi toutes choses. »
3. Quand Firmus eut terminé, Sossius déclara que sa dernière similitude était la première réfutation qu'on lui pouvait opposer :
« Sans vous en apercevoir, mon cher Firmus, lui dit-il, c'est le monde entier que vous avez ouvert contre vous, et non pas simplement la porte dont il est question dans le proverbe. En effet, le monde a précédé toutes choses, comme étant ce qu'il y a de plus parfait. Or la raison veut que ce qui est parfait soit antérieur à ce qui ne l'est pas : comme ce qui est entier dans ses détails doit précéder ce qui est incomplet, comme un tout précède sa partie. Pareillement, la raison s'oppose à ce qu'il existe partie de ce qui n'est pas encore. C'est pourquoi personne ne s'avise de dire, que l'homme soit né du germe, ni la poule, de l'oeuf. Nous citons au contraire:
« l'oeuf de la poule, le germe de l'homme »,
et nous entendons par là, que l'oeuf et le germe sont postérieurs à la poule et à l'homme, qu'ils y ont pris leur naissance, et qu'ensuite ils ont payé leur dette à la nature : cette dette étant la génération. L'un et l'autre n'ont rien qui leur soit propre. Aussi éprouvent-ils une inclination naturelle à désirer produire un être semblable à celui d'où ils sont sortis. C'est ce qui a fait définir le germe :
« un produit qui éprouve le besoin de produire. »
Or rien ne désire ce qui n'a pas été, ni ce qui n'est pas. D'un autre côté, l'on voit que les oeufs prennent tout à fait leur nature d'une composition et d'un rapprochement opérés dans tel ou tel animal : il ne leur manque que les mêmes organes; les mêmes outils, les mêmes récipients qu'aux animaux.
« Aussi n'est-il nulle part fait mention d'oeuf né de la terre. Bien plus, les poètes disent que le fameux oeuf des Tyndarides était venu du ciel. Mais le limon de la terre produit, aujourd'hui encore, des animaux complets et entiers: des rats en Égypte; en beaucoup d'endroits, des serpents, des grenouilles, des cigales. Un principe et une puissance créatrice sont communiqués du dehors à ce limon. En Sicile, du temps de la guerre des esclaves, comme il y avait eu beaucoup de sang répandu et que les cadavres laissés sans sépulture s'étaient putréfiés sur le sol, on vit éclore des essaims de sauterelles qui se répandirent partout dans l'île et rongèrent le blé. Voilà donc des animaux qui naissent de la terre et qui s'en nourrissent. La nourriture développe en eux un superflu fécondant, qui les porte à se rapprocher par volupté les uns des autres. Ils s'unissent dans l'accouplement, et produisent, selon leur nature, les uns des oeufs, les autres des petits qui sont vivants. C'est là ce qui, mieux que tout, démontre qu'après avoir été primitivement créés de la terre, les animaux ont eu plus tard un second mode de naissance, et se sont reproduits les uns par les autres.
« En un mot, autant vaudrait dire que la matrice existait avant la femme. Ce que la matrice est pour l'oeuf, l'oeuf, à son tour, l'est pour le petit poussin qui s'y engendre et en éclot. Il s'en suit, qu'il n'y aurait pas de différence entre se montrer embarrassé pour expliquer comment des poules sont nées sans qu'il y eût des oeufs, et entre demander comment des hommes et des femmes auraient existé avant qu'il y eût des membres virils et des vulves. Les parties sont constituées, pour la plupart, en même temps que leur tout, mais les facultés sont inhérentes aux parties; les effets sont inhérents aux facultés, et la perfection de l'oeuvre est inhérente aux effets. Or, la perfection de l'oeuvre produite par la faculté génératrice des parties, c'est le sperme et l'oeuf : de sorte que l'un et l'autre sont postérieurs à la naissance de leur tout. Considérez encore, que comme il est impossible qu'il y ait coction de nourriture avant la naissance de l'animal, de même il est impossible qu'il y ait oeuf ni germe, attendu que oeufs et germes se forment, selon toute apparence, par suite de certaines coctions et transformations; et il ne peut se faire qu'avant que l'animal soit né, il y ait rien en lui qui contienne une surabondance de nourriture.
« Toutefois le sperme fait, jusqu'à certain point., office de principe : au lieu que l'oeuf ne peut recevoir une telle dénomination, puisqu'il ne subsiste pas le premier. De sa nature l'oeuf n'est pas non plus un tout, attendu qu'il est imparfait. Voilà pourquoi, au lieu de dire que les animaux soient engendrés sans principe, nous disons qu'il y a un principe de génération pour les animaux. En vertu de ce principe la matière a subi un premier changement, et a reçu, par suite d'un certain mélange et d'une certaine fusion, une faculté génératrice. L'oeuf, au contraire, disons-nous, est une superfétation : ni plus ni moins que le sang, que le lait. Il survient après que l'animal s'est nourri et a opéré la coction de ses aliments. On n'a jamais vu d'oeuf engendré du limon de la terre. C'est dans un être animé, seulement, que peut se former et naître un oeuf; mais dans ce même limon une foule d'animaux se procréent et s'engendrent. Pourquoi citerais-je d'autres exemples? De cette multitude d'anguilles que l'on prend à la pêche on n'en a jamais vu une seule qui eût un germe ou un oeuf. On a beau épuiser l'eau et balayer toute la vase : dès qu'il revient de l'eau en cet endroit, il s'y engendre des anguilles. Il faut donc, de toute nécessité, que ce qui a besoin d'un autre pour exister, soit postérieur à cet autre, et qu'au contraire, ce qui a le privilège de subsister d'ailleurs et sans aucune intervention, ait une priorité de génération : car il ne s'agit ici que de ce genre de priorité. Les oiseaux composent leurs nids avant que de pondre leurs œufs, comme les femmes préparent des langes. Pourtant vous n'iriez pas dire, que le nid soit antérieur à l'oeuf, ni les langes, à l'enfant. Car la terre, comme dit Platon, n'imite pas la femme : c'est la femme qui imite la terre, et pareillement font les femelles des autres espèces. Ainsi il est probable, que la première génération est née de la terre; il est probable, qu'elle s'est produite entière et complète par la perfection et la force du principe générateur, sans qu'elle ait eu besoin de ces organes, de ces récipients, lesquels la nature, voulant suppléer à l'impuissance des êtres générateurs, construit et dispose maintenant dans leurs corps.
QUESTION IV. Si le plus ancien des combats d'escrime est la lutte.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : SOSICLES - LYSIMAQUE - PLUTARQUE - PIIILINUS.
1. Sosiclès de Coronée ayant remporté aux jeux Pythiens le prix de poésie, nous lui donnions un banquet pour fêter sa victoire. Comme le jour des combats gymniques approchait, la conversation roula, pour la plus grande partie, sur les lutteurs, parce qu'il se trouvait qu'il en était arrivé beaucoup et de très renommés. Avec nous était Lysimaque, un des commissaires des Amphictyons. Il nous rapporta avoir entendu récemment un grammairien qui prétendait,
« que la lutte était le plus ancien de tous les exercices d'athlètes, comme le prouvait en outre son nom ; que naturellement les choses plus récentes reçoivent des dénominations empruntées à de plus anciennes; qu'on en avait usé ainsi pour la flûte, par exemple, et qu'on disait « frapper de la flûte » d'après un terme emprunté au jeu de la lyre; qu'ainsi le lieu où s'exercent tous les athlètes est appelé palestre, parce que la lutte portait primitivement ce nom, et qu'elle l'avait donné ensuite aux autres exercices inventés depuis. »
Je soutins que le témoignage n'était pas décisif; que la palestre était ainsi nommée, non parce que la lutte (πάλη) est le plus ancien des autres exercices, mais parce que c'est le seul de toutes les espèces de combats où l'on se trouve avoir besoin d'employer de la boue (πέλος), de la poussière et du arôme. Car on ne pratique dans les palestres ni la course, ni le pugilat, mais la lutte et le pancrace, lesquels consistent à se renverser entre athlètes ; et il est évident que le pancrace est une combinaison du pugilat et de la lutte.
« Autrement, continuai-je, comment expliquer que le plus adroit et le plus intelligent des exercices d'athlètes, la lutte, fût en même temps le plus ancien? Car ce qui est simple, sans art, ce qui s'exécute par la force plutôt que par la méthode, est ce que les besoins font trouver en premier lieu. »
Quand j'eus fini, Sosiclès dit que j'avais raison ; que pour confirmer avec moi la vérité de mon propos il s'appuyait sur l'étymologie même : que le mot πάλη lui semblait venir du verbe πλαλεύειν, qui signifie « renverser par tromperie et par ruse. »
— « Pour moi, dit Philinus, je le fais dériver de πλαέστη, « paume de la main », parce que c'est surtout de cette partie des deux mains que les lutteurs font usage, comme de leur côté les pugiles font usage des poings ; et, par suite, de même que l'exercice des pugiles est, appelé «pugilat», l'autre est appelé « pale ». Cependant, comme pour dire que le corps est saupoudré et en quelque sorte enfariné, les poètes emploient le verbe πλαλύνω , et que nous voyons les lutteurs faire un fréquent usage de poussière , il est possible de rapporter le mot à cette dernière étymologie. Remarquez encore, me dit Philinus, que pour les coureurs l'affaire principale est de laisser leurs antagonistes le plus loin possible et de les distancer de leur mieux; que les pugiles, au contraire, malgré tout le désir qu'ils auraient de se saisir les uns les autres, en sont empêchés par les juges du camp. Nous voyons les lutteurs seuls s'enlacer et s'étreindre mutuellement. La plupart de leurs façons de combattre consistent à s'empoigner, à donner des crocs en jambe, à se placer membres contre membres, poitrine contre poitrine , à se serrer de près, à se confondre, pour ainsi dire, ensemble. Il ne paraît donc pas contraire à l'évidence que la lutte (πάλη) ait pris son nom du verbe πλησιάζειν, se rapprocher, et par conséquent du mot πέλας, qui signifie « près. »
QUESTION V. Pourquoi, entre les combats où se décernent des prix, Homère place toujours en premier lieu le pugilat, ensuite la lutte, et en dernier la course.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : LYSIMAQUE — CRATÉS — TIMON — PLUTARQUE.
1. Après que ces raisons eurent été fournies et que nous eûmes loué Philinus, à son tour Lysimaque prit la parole.
« Entre les combats des jeux, dit-il, par lequel faut-il décider que l'on commençait? Est-ce par la course dans le stade, ainsi qu'il se pratique aux jeux olympiques? Ici, parmi nous, à chaque exercice on introduit les combattants dans l'ordre que voici : d'abord les enfants lutteurs, les hommes faits qui sont aussi lutteurs, ensuite les enfants pugiles et les hommes pugiles. Même ordre est suivi pour le pancrace. A Olympie, c'est quand les enfants ont terminé tous leurs combats qu'on appelle les hommes. »
— « Mais, continua Timon, voyez si par là Homère ne désigne pas l'ordre qui était observé de son temps. Car ce qui est toujours nommé en premier lieu chez lui, c'est le pugilat; en second la lutte; et le dernier des exercices gymniques, est la course. »
Ici le Thessalien Cratès manifesta son étonnement.
2 « Par Hercule ! lui dit-il, combien de choses nous échappent! Si vous avez présents à la mémoire quelques-uns des vers qui ont trait à cette opinion, ne refusez pas de nous les remettre en mémoire.
— « Les funérailles de Patrocle, reprit Timon, présentent dans cet ordre la disposition des combats,; et c'est ce dont toutes les oreilles sont, pour ainsi dire, rebattues. Le Poète conserve invariablement cette disposition. Il nous montre Achille disant à Nestor: Pour l'honneur seulement je veux t'offrir l'hommage
« D'un prix : car
des combats te dispense ton âge.
Le pugilat, la lutte, ou bien le javelot,
Ou bien la course à pied, ne sont plus de ton lot »,
et le vieillard lui répond avec la prolixité de son âge :
« Au pugilat jadis
je vainquis Cléomède
Fils d'OEnops; à la lutte, Ancéus de Pleuron.
A la course, Iphiclus... ».
Dans un autre endroit le Poète nous montre Ulysse proposant aux Phéaciens
« Le pugilat, la lutte, ou bien la course à pied »,
et Alcinoüs lui répondant par cette distinction :
« Nous ne sommes
vaillants pugiles ni lutteurs;
Mais pour la course à pied nous valons les meilleurs ».
De sorte qu'Homère ne procède pas au hasard et comme il lui vient à l'esprit. Il n'adopte pas tantôt un ordre, tantôt un autre : c'est la disposition exécutée à cette époque, disposition réglée légalement, qu'il observe toujours : parce qu'elle était elle-même une pratique usitée de temps immémorial. »
2. Quand mon frère eut fini de parler je crus devoir dire, que, tout en reconnaissant la vérité de ses autres observations, je ne comprenais pas la raison d'un tel ordre. Il ne paraissait pas probable non plus à quelques autres d'entre les convives, que le pugilat et la lutte passassent, dans les exercices et les combats, avant la course; et ils m'engagèrent à chercher une explication plus vraisemblable. Je répondis ce qui se présenta d'abord à ma pensée : à savoir, que tous ces exercices me paraissaient imités de ceux qui se pratiquent à la guerre. En effet, les combats de jeux se terminent par celui de l'homme muni d'une armure complète : pour témoigner que c'est là le couronnement de tout exercice du corps, de toutes rivalités d'athlètes. Je continuai en ces mots :
« Dans ce privilège accordé aux vainqueurs de faire couper et abattre un pan de muraille pour rentrer dans leur patrie, on trouve cette pensée : que les murailles ne sont pas d'une grande utilité pour une ville quand elle renferme des guerriers capables de combattre et de vaincre. Chez les Lacédémoniens, à ceux qui avaient triomphé dans les combats où le prix était une couronne on réservait une place spéciale dans les jours de bataille : c'était autour du roi lui-même qu'ils étaient rangés pour combattre. Ajoutons, qu'entre les animaux le cheval seul, à Lacédémone, prend part à la couronne et aux jeux, parce qu'il est aussi le seul que son naturel et son éducation rendent propre à assister les guerriers et à combattre avec eux.
« Si ces observations ne sont pas trop mal dites, examinons maintenant, ajoutai-je, que ceux qui se battent ont pour première affaire de porter des coups et d'en éviter; pour deuxième, de tomber sur leurs adversaires et d'en venir aux mains, en se poussant et en cherchant à se renverser les uns les autres. C'est là surtout, dit-on, ce qui, dans la bataille de Leuctres, donna l'avantage sur les Spartiates à nos Thébains, lesquels sont excellents lutteurs. C'est encore pourquoi dans Eschyle un des combattants est dépeint
« Homme solide, habile à lutter tout armé »,
et pourquoi Sophocle dit, quelque part, des Troyens :
« Ils aiment les
chevaux, sont excellents archers,
Et combattent aussi sous les lourds boucliers ».
La troisième affaire, celle qui vient après toutes, c'est de fuir si l'on est vaincu, de poursuivre si l'on est vainqueur. Il était donc naturel que le pugilat passât en premier, que le deuxième rang fût pour la lutte, le dernier pour la course : attendu que le pugilat représente l'art de porter des coups et d'en éviter; la lutte, celui d'en venir aux mains et de se pousser; la course enfin, celui de fuir ou de se poursuivre.«
QUESTION VI. Pourquoi le pin, le sapin, et les autres arbres qui leur ressemblent ne se greffent point.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE — SOCLARUS — CRATON — PHILON.
1. Soclarus, nous recevant à table dans des jardins arrosés par le fleuve Céphise, nous montrait des arbres diversifiés de toute sorte au moyen de ce qu'on appelle des greffes, Ainsi, nous voyions sur des lentisques pousser des oliviers, et sur des grenadiers, des myrtes. Il y avait des chênes qui portaient d'excellentes poires, des platanes qui avaient reçu des greffes de pommiers, et des figuiers, de mûriers; enfin ces habiles mélanges avaient dompté des plants sauvages jusqu'à leur faire produire des fruits. Les autres convives adressaient des plaisanteries à Soclarus, disant que les Sphinx et les Chimères des poètes étaient moins monstrueux que les espèces et les races qu'il entretenait. Mais Craton nous proposa la solution d'une difficulté. Il fut d'avis de rechercher pour quelle cause, entre les végétaux, il n'y a que les arbres huileux que leur nature rende incapables de se prêter à ces sortes de mélanges : car ni l'if, ni le cyprès, ni le pin, ni le sapin ne sont vus nourrissant quelque arbre d'une espèce autre que la leur.
2. Philon prit alors la parole :
« Il y en a une raison scientifique, confirmée par les agriculteurs. L'huile, disent ces derniers, est ennemie des végétaux; et vous ferez bien vite périr tel végétal que vous voudrez en le frottant d'huile, comme il en arriverait pour les abeilles. Or ces arbres-là sont d'une substance grasse et molle : de sorte qu'ils distillent de la poix et de la résine en larmes. Quand on les taille, on voit se concentrer sur les incisions une sorte de sérosité provenant de l'intérieur; et les torches faites avec leurs branches rendent une humeur huileuse qui brille parce qu'elle est grasse. »
Philon ayant achevé, Craton ajouta qu'il regardait la nature de leur écorce comme y contribuant aussi, parce que, déliée et sèche, elle n'offre ni prise solide ni sève aux boutures : ce que font au contraire et les arbres abondamment pourvus de substance corticale et les arbres humides et mous, lesquels dans les parties où leur tronc est recouvert par l'écorce reçoivent la greffe : de telle sorte que cette greffe s'unit et s'incorpore à eux.
3. De son côté Soclarus, dit qu'il y avait encore une autre explication qui ne laissait pas d'être vraisemblable.
« Pour recevoir une nature étrangère à la sienne, toute substance doit avoir de la facilité à subir des modifications, afin qu'elle s'assimile à ce qui vient la dominer, afin qu'elle change sa propre alimentation contre celle de la nature qui en elle est introduite. Voilà pourquoi, au préalable, nous délayons la terre et l'amollissons, afin qu'étant comme brisée, elle s'accommode avec plus de complaisance à tout changement et qu'elle se saisisse de ce qu'on y plante : car un sol âpre et dur ne se prête qu'avec difficulté à de tels changements. Or les arbres en question, étant d'un bois léger, refusent tout mélange, parce qu'ils ne peuvent pas plus être modifiés qu'en modifier d'autres ».
« En outre, ajouta Soclarus, il n'est douteux pour personne, que ce qui est destiné à recevoir une substance doive remplir à l'égard de ce qui s'incorpore à lui les mêmes fonctions qu'un champ, qu'une terre, et cette terre doit être comme une femelle pleine de fécondité. Aussi est-ce des arbres les plus fertiles en fruit que l'on fait choix pour les enter, comme aux femmes bonnes laitières on donne encore d'autres nourrissons. Nous voyons que le pin, le cyprès, et tous les arbres du même genre portent à peine des fruits, ou bien n'en produisent pas du tout. De même que le plus souvent les personnes chargées de trop d'embonpoint et d'obésité n'ont pas d'enfants, parce qu'elles absorbent leur nourriture pour leur propre corps et qu'il ne leur en reste rien de surabondant pour former des germes productifs; de même de tels arbres, employant et dépensant à leur propre entretien tout ce qu'ils ont de sève, prennent du corps et se développent en grandeur et en force; mais ils ne portent pas de fruits, ou bien ils en portent qui sont chétifs et qui mûrissent lentement. Il ne faut donc pas s'étonner, si un individu étranger ne naît pas là où le fruit naturel lui-même aurait peine à se nourrir.
QUESTION VII. Du Rémora.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : CHERIMONIANUS - PLUTARQUE - AUTRES ASSISTANTS.
1. Chérémonianus, de Tralles, un jour qu'on avait servi toutes sortes de petits poissons, nous en montra un qui avait la tête pointue et qui était allongé. Il nous dit que le rémora y ressemblait ; qu'en naviguant dans les mers de Sicile il avait vu en effet un rémora, et qu'il avait été émerveillé de la puissance avec laquelle ce poisson ralentissait sensiblement le navire. « Il l'avait retardé, ajouta Chérémonianus, jusqu'au moment où le manoeuvrier de la proue l'eut pris comme il s'attachait à la paroi extérieure du bâtiment ». Il y en eut qui éclatèrent de rire à ce propos, disant que le narrateur avait eu tort d'accepter un conte aussi fabuleux qu'invraisemblable. Quelques-uns se mirent à parler des antipathies. Nous eûmes à entendre l'énumération de plusieurs autres d'entre elles. Ainsi, la fureur de l'éléphant s'apaise complètement à la vue d'un bélier; une vipère, si on approche une petite branche de hêtre et qu'on l'en touche, s'arrête soudain ; un taureau sauvage devient immobile et s'adoucit, attaché à un figuier; l'ambre remue et attire les corps légers, à l'exception du basilic et de tout ce qui est imprégné d'huile; la pierre d'aimant n'attire plus le fer si elle a été frottée d'ail.
« Tous ces faits sont démontrés par des expériences, ajoutaient les divers interlocuteurs; mais la cause en est difficile, pour ne pas dire complètement impossible, à pénétrer. »
2. Quant à moi, je prétendis, que c'était là un moyen d'éluder la difficulté plutôt que d'en expliquer la raison.
« Remarquons, dis-je, que beaucoup de faits qui sont des conséquences finissent par s'accréditer comme étant des causes, et cela sans motif. Comme si l'on pensait que la fleuraison de l'osier détermine la maturité du raisin, parce que l'on dit communément :
« Voilà l'osier en fleurs ; la grappe va mûrir! »
Ou bien, comme si l'on prétendait que les lumignons amoncelés sur les mèches de lampes font que le temps se gâte et que le ciel se couvre de nuages ; ou bien, que les ongles crochus sont cause, et non concomitance, des ulcères d'intestins.
« Attendu donc que chacun de ces faits est le résultat d'accidents produits par des causes analogues, ainsi c'est une seule et même cause qui retarde la marche du vaisseau et qui attire le rémora. Quand la coque d'un navire est sèche et non pas trop alourdie par l'humidité, il est tout simple que la quille, glissant sur la mer en raison de sa légèreté, fende les flots qui cèdent et se séparent avec la plus grande facilité sous un bois bien propre et bien net. Mais quand cette coque, profondément humectée et trempée, amasse de nombreux fucus et des concrétions moussues, le bois de la quille a moins de force pour fendre l'eau; et les vagues donnant contre cette masse visqueuse ne s'en détachent pas aisément. C'est pour cela que l'on racle les parois d'un navire, afin d'en détacher la mousse et les herbes marines. En faisant cette opération, il est possible qu'on ait découvert quelque rémora retenu par ces matières visqueuses; et l'on aura pensé qu'il était la cause du ralentissement de la marche pour le navire: tandis qu'on aurait dû reconnaître, qu'il n'était qu'un accessoire à la cause même de ce ralentissement. »
QUESTION VIII. Pourquoi les chevaux Lycospades sont dits être pleins de courage.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE— SON PÈRE — AUTRES ASSISTANTS.
1. Les chevaux Lycospades ont été appelés ainsi, au dire de quelques-uns, à cause de l'espèce de mors qui porte le nom de « loup », et avec lequel on les met à la raison quand ils sont trop ardents et difficiles à contenir. Mais notre père, qui n'était pas homme à improviser les synonymies et qui montait toujours d'excellents chevaux, disait que ceux qui, étant poulains, avaient été saisis par des loups et avaient pu leur échapper, devenaient aussi excellents qu'agiles, et qu'on les appelait lycospades. Ce dire, qui fut confirmé par plusieurs, nous donna occasion d'étudier une question assez difficile : à savoir, pourquoi un tel accident rend les chevaux courageux et plus ardents. L'opinion généralement adoptée parmi les assistants fût, que cette morsure inspire aux chevaux de la crainte et non pas du courage; que, devenus ombrageux et faciles à s'alarmer au moindre bruit, ils ont des mouvements d'une rapidité et d'une promptitude excessive, comme les bêtes sauvages saisies par des filets. Pour moi je crus devoir dire, qu'il fallait examiner si ce n'était pas tout le contraire de ce qu'il semblait : que les poulains, selon moi, ne devenaient pas plus agiles pour avoir échappé aux attaques des loups qui les avaient saisis, mais qu'ils n'y auraient pas échappé, si naturellement ils n'étaient pas ardents et vifs ; qu'ainsi Ulysse n'était pas devenu prudent après s'être enfui de l'antre du Cyclope, mais qu'il s'était enfui précisément grâce à cette prudence même.
QUESTION IX. Pourquoi il arrive que, mordues par un loup, les brebis ont la chair plus douce, mais que leur laine est sujette à engendrer des poux.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PATROCLÉS — LES PRECEDENTS.
1. Ce sujet épuisé, la question porta sur les brebis mordues par des loups. On se mit à dire, qu'elles offrent alors une chair très délicate et que leur laine devient sujette à engendrer des poux. Pour ce qui est de la délicatesse, la raison que Patroclès, mon parent, essaya d'en donner ne parut pas mauvaise. Il dit, que la morsure de la bête ne pouvait manquer de rendre la chair plus fondante.
« En effet, continua-t-il, l'haleine du loup est tellement chaude et enflammée, qu'elle résout et liquéfie dans l'estomac de cet animal les os les plus durs. Voilà pourquoi les chairs mordues par les loups se corrompent plus promptement que les autres. »
Quant à ce qui advient à la laine, nous ne savions que décider. Il est possible qu'elle n'engendre pas des poux, mais que seulement elle en attire par suite d'une propriété particulière, d'une âpreté raclante, ou d'une chaleur qui ouvre les pores de la chair. Or cette propriété est communiquée à la laine par la morsure du loup et par son souffle, qui altère jusqu'à la toison de la brebis égorgée. Ce qui contribuait à nous faire regarder cette explication comme digne de foi, c'est ce qui arrive tous les jours. Les chasseurs et les cuisiniers, nous le savons, tantôt abattent les animaux d'un seul coup, de manière à les étendre aussitôt roides morts, tantôt ont besoin de les frapper à plusieurs reprises et ne parviennent que difficilement à les faire mourir. Mais ce qui est plus étonnant, c'est que la chair des bêtes tuées ainsi en plusieurs fois ne manque pas, à cause du fer avec lequel on les a blessées, de se corrompre aussitôt, et elle ne se conserve pas un seul jour. Au contraire, pour les bêtes que l'on a mis moins de temps à tuer, rien de pareil ne se produit quand elles ont été abattues : leur chair reste longtemps préservée de corruption. Qu'il soit vrai que les diverses manières d'égorger et de faire mourir les animaux modifient jusqu'à leur cuir, leur poil et leurs ongles, c'est ce que démontre habituellement Homère lorsqu'il vient à parler de lanières et de cuirs. Il dit toujours d'une lanière, qu'elle est faite de la peau
« D'un boeuf mort assommé ... »
Car le cuir des boeufs qui n'ont pas succombé à une maladie ou à la vieillesse, mais qui ont été tués violemment, offre plus de consistance et de fermeté. Quand ils ont été mordus par des bêtes sauvages, la corne de leurs pieds se noircit, leur poil tombe, enfin leur peau devient molle et se déchire par lambeaux.
QUESTION X. Si les Anciens faisaient mieux en distribuant à chacun sa portion, qu'il n'est fait aujourd'hui où l'on soupe de mets servis en commun.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - HAGIAS - AUTRES ASSISTANTS.
1. Lorsque j'exerçais dans mon pays la charge d'éponyme, la plupart des soupers que je donnais étaient des banquets de sacrifices, et chaque convive avait sa portion assignée. Cette pratique plaisait merveilleusement à quelques-uns; mais d'autres la blâmaient, comme peu sociable et peu libérale. Ils prétendaient que, les couronnes une fois ôtées, il fallait disposer les tables suivant la manière habituelle. Hagias parla dans ce sens.
« A mon avis, dit-il, ce n'est pas simplement pour boire et manger, mais pour boire et manger ensemble, que nous nous convions les uns les autres. Or cette distribution des viandes en parts distinctes supprime toute communication de société. Elle constitue autant de soupers que de soupeurs. Il n'y a plus de gens qui soient les convives d'un autre, du moment que, comme sur l'étal d'un boucher, chacun prend sa portion de viande et la met devant soi. Quelle différence y a-t-il entre donner à chacun des invités une coupe, une mesure pleine de vin, une table particulière (comme les Démophontides obligèrent, dit-on, Oreste à boire seul et à ne pas faire attention aux autres), et entre se conformer à ce qui se pratique aujourd'hui : c'est-à-dire, mettre devant chaque personne du pain et de la viande, afin que l'on se repaisse en quelque sorte à une mangeoire séparée? La différence est nulle : si ce n'est qu'on n'y ajoute pas pour nous la nécessité du silence, comme elle était imposée à ceux qui recevaient Oreste à leur table.
« S'il y a une chose qui, à titre d'égalité, invite les convives à une communauté complète, c'est que la conversation et le chant soient communs entre tous, c'est que nous partagions également le plaisir d'entendre une chanteuse ou une joueuse de flûte. Cette coupe qui, sans être limitée à certaines bornes, se trouve placée au milieu de la table, est comme une source d'amitié : source inépuisable, et qui n'a d'autre mesure de jouissance que le désir de chacun. Combien de là il y a loin à cette distribution des parts de viande et de pain, qui est souverainement injuste, tout en se piquant d'être équitable ! Comment prétendre établir l'égalité entre gens placés dans des conditions inégales? Une même quantité est trop pour qui a besoin de peu: elle n'est pas assez pour qui a besoin de plus. De même donc, mon cher ami, que celui qui à un grand nombre de malades distribuerait des remèdes égaux en poids et de mesure rigoureusement semblable, se ferait infailliblement moquer; de même on a droit de rire du maître de maison qui, ayant réuni à une table commune des convives n'ayant ni la même soif ni la même faim, veut tous les traiter de pareille façon, qui prend pour mesure et pour règle de ce partage égal la proportion arithmétique au lieu de la proportion géométrique. Chez le cabaretier, quand nous y allons, il est vrai que nous achetons le vin à la mesure déterminée par l'autorité publique; mais à un festin chacun vient en apportant son propre estomac, pour le remplir non pas d'une part égale à celle des autres, mais de celle qui satisfait son appétit personnel. Voudrait-on objecter les banquets homériques? Il ne faut pas transporter ici les habitudes militaires et la discipline de camp qui s'observaient dans ces repas. Imitons plutôt ce qu'il y avait d'affectueux chez les Anciens. Ils mettaient en grand honneur non seulement la communauté du foyer et du toit, mais encore celle de la coupe et du plat tant ils révéraient toute espèce d'association! Qu'on laisse donc les banquets d'Homère : ils sont un peu trop affamés, un peu trop altérés ; et les monarques qui en sont les maîtres d'hôtel s'y montrent plus habiles que tout cabaretier d'Italie. C'est à tel point, que sur les champs de bataille, lorsqu'on en est déjà aux mains avec l'ennemi, ces rois rappellent très exactement combien de coups chacun de leurs convives a bus à leur table. Les festins de Pindare. sont certainement meilleurs. On y voit
« Les héros se
confondre à table,
Partageant la place honorable
Qui les unit en un festin ».
C'est-à-dire, on les voit mettre les uns et les autres le tout en commun. C'était bien là une communion véritable, une sorte de fusion. L'usage actuel, au contraire, ne tend qu'à diviser, à séparer ceux qui ont l'air de s'aimer le mieux, puisqu'ils ne semblent pas même pouvoir partager les mêmes mets. »
2. A la suite de ces paroles d'Hagias, qui furent très goûtées, on m'excita pour que je répondisse. Je déclarai donc, qu'il n'y avait rien d'étrange dans le pathétique plaidoyer d'Hagias: qu'il devait naturellement trouver mauvais de n'avoir qu'une part égale, lui qui apportait un ventre de si grande dimension : (car il était de ceux qui aiment à manger tout leur soul).
« Il est en effet bien certain », continuai-je, que, comme le dit Démocrite,
« dans un poisson servi en commun il n'y a pas d'arêtes ».
Mais ce sont principalement ces motifs qui ont introduit chez nous la répartition des morceaux, indépendamment de cette autre répartition qu'on appelle la Destinée. Car l'égalité qui, selon le mot de la vieille d'Euripide, rapproche
« Alliés d'alliés, comme villes de villes »,
n'est nulle part plus nécessaire que dans la communauté qui règne à table : communauté dont l'usage impérieux se fonde sur la loi et sur la nature, loin d'être une innovation étrange imposée par le caprice de l'opinion. Manger plus qu'un autre des mets servis en commun, c'est se constituer en état d'hostilité à l'égard de celui qui mange moins et se laisse devancer : comme quand une des galères, fendant avec bruit les vagues, gagne trop en vitesse. En effet ce n'est pas, selon moi, préluder à un banquet d'une façon amicale et digne de conviés, que de regarder ses voisins en dessous, de saisir les plats, de lutter à qui sera plus habile de la main, de s'entre-pousser avec les coudes. Ce sont là des manières déplacées, qui tiennent du chien. On finit le plus souvent par des injures et de la colère, non seulement les uns contre les autres, mais encore contre les maîtres d'hôtel et contre ceux qui donnent le festin. Tout le temps que Moera et Lachésis présidèrent, en prenant l'égalité pour loi, à la communauté des soupers et des festins, on n'y vit jamais rien qui fût désordonné ou qui parût indigne d'hommes libres. Il y a plus: les festins s'appelaient des partages (δαίται), les invités s'appelaient des partageants (δαιτυμόνες), les maîtres d'hôtels, des répartiteurs (δαιτροί), du verbe διαιρῶ, qui signifie « diviser, répartir. » A Lacédémone, ce n'étaient pas les premiers venus qui étaient chargés de ces fonctions, mais bien les personnages les plus importants : à tel point que Lysandre fut, en Asie, désigné par le roi Agésilas pour être répartiteur des viandes.
« Mais voulez-vous savoir quand cessèrent de pareilles distributions? Ce fut quand le luxe eut envahi les repas. Car il n'était pas facile, que je sache, de diviser des pâtisseries, des gâteaux au lait et au miel, des pâtés au jus, et ces variétés de sauces piquantes et de mets exquis. On céda à la gourmandise, à la sensualité qu'excitaient de si bonnes choses, et l'on abandonna le partage égal des mets. Une preuve de ce que j'avance, c'est qu'encore aujourd'hui, dans les sacrifices et dans les banquets publics, on procède par division des parts, à cause de la simplicité et du peu d'apprêts qui caractérise ces repas. De telle sorte, que ramener le système des parts, c'est faire revivre en même temps la frugalité. Mais on dira peut-être que là où il y a part en propre, il y a suppression de toute communauté ? Oui, quand cette part en propre n'est pas égale entre tous. Car ce n'est pas la possession du propre, c'est l'usurpation de la part d'autrui, qui fut le commencement de toute injustice et de toute discorde. Pour mettre un terme aux débats, les lois ont fixé la limite et la mesure de ce qui doit appartenir en propre à chacun ; et ces lois ont été appelées νόμοι, en raison de l'autorité et de la puissance qu'elles ont pour répartir également à chacun ce qui est commun entre tous.
« A votre compte vous ne trouverez pas juste, non plus, que le maître de la maison distribue à chacun de nous une couronne, qu'il assigne un lit et une place. Il y a mieux. Si quelqu'un est venu, amenant avec soi une maîtresse ou une joueuse de cithare, il faudra aussi les partager en commun avec ses amis, afin que tout soit entièrement confondu ensemble, comme disait Anaxagoras. Mais il est constant que la possession propre de ces sortes de choses ne trouble en rien la communauté de la table. Si donc, d'autre part, nous maintenons la communauté en ce qui regarde ses avantages les plus considérables et les plus intéressants, je veux dire les conversations, les santés à porter, les propos affectueux, cessons de vouloir jeter de la défaveur sur le système des parts, sur l'intervention du Sort. Le Sort est fils de la Fortune comme l'appelle Euripide : les répartitions faites par lui ne donnent point de prérogative à la richesse et au crédit. Mais, selon que les choses adviennent, le Sort se portant aujourd'hui d'un côté, demain d'un autre, relève le coeur de celui qui est pauvre et d'humble condition, et ne le déshérite pas d'une sorte d'indépendance morale. Quant au riche, au puissant, ce même Dieu lui donne l'habitude de ne pas se montrer ennemi de l'égalité; et sans lui faire de chagrin, il le rend sage et raisonnable. »