Plutarque, traduit par R. Richard

PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

PROPOS DE TABLE (SYMPOSIAQUES) 

LIVRE IV (Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. III , Paris, Hachette, 1870.) autre traduction : Ricard

livre III - livre V

 

 

 

 

PLUTARQUE

LIVRE IV

 

PRÉAMBULE.

Mon cher Sossius Sénécion, Polybe recommandait à Scipion l'Africain de ne jamais s'en aller de la place publique avant de s'être fait quelque nouvel ami dans le nombre des citoyens. Par « ami » l'on doit entendre non pas, dans le sens rigoureux et subtil du mot, celui dont le dévouement est solide, inébranlable, mais un homme animé de cette commune bienveillance dont parle Dicaearque, quand il dit que l'on doit s'assurer la bienveillance de tous et l'amitié des gens de bien. Car l'amitié se conquiert par une longue durée de temps et par la vertu, et la bienveillance se produit à la suite des relations d'affaires, des rapprochements de société ou de jeux, entre habitants d'une même ville. Sa raison d'être, elle la trouve dans les circonstances du moment, qui viennent toujours en aide aux dispositions conciliantes, affectueuses et agréables. Or, examinez si cette recommandation de Polybe n'est d'un adroit usage que pour la place publique, et si elle ne peut pas s'appliquer également aux festins : de manière qu'il ne faille jamais quitter la table avant de s'être acquis la bienveillance et l'amitié de ceux à côté de qui l'on a été placé et qui se sont trouvés là. On descend sur la place publique pour ses affaires et pour d'autres intérêts ; mais à un festin, les hommes de sens s'y rendent pour acquérir des amis, non moins que pour faire plaisir à ceux qu'ils ont déjà. C'est pourquoi, chercher à en emporter quelques-unes des autres choses serait une bassesse odieuse; mais se retirer après s'être gagné un plus grand nombre d'amis, est une pratique aussi douce qu'honorable. Au contraire, celui qui néglige ce soin rend son commerce désagréable et incomplet, et il se retire ayant été convive par le ventre, non par le cœur. Quand on est convié, ce n'est pas seulement les viandes, le vin, les pâtisseries, c'est encore la conversation que l'on vient partager, ainsi qu'un délassement et une aménité qui se terminent en bienveillance. Car de même que les athlètes, pour se saisir et s'entraîner, ont besoin de poussière, de même aux dispositions amicales c'est le vin qui donne prise, mêlé à la conversation. Celle-ci, à la faveur du vin, fait passer du corps à l'âme des sentiments affectueux et courtois qui la pénètrent. Autrement, le vin flotte dans le corps, et ne fait rien de plus sérieux que de le remplir. Aussi, comme le marbre, lorsqu'il refroidit le fer qui est en fusion, lui fait perdre son humidité et son coulant pour lui donner de la vigueur tout en le rendant ductile et malléable; de même dans un festin la conversation ne permet pas que ceux qui boivent ensemble se laissent emporter complètement par le vin. Elle devient une barrière; elle mêle aux ébats une douce et agréable gaieté, si on la manie spirituellement. Bref, l'amitié est comme un cachet dont il faut sceller les âmes, pendant que le vin les amollit et les rend propres à recevoir toute empreinte.

QUESTION I. Si une nourriture variée est de plus facile digestion qu'une nourriture simple.

PERSONNAGES DU DIALOGUE. PLUTARQUE - PHILON - PHILINUS - MARCION.

1. Or donc, de cette quatrième dizaine des propos de table la première question roulera sur la diversité des aliments. C'étaient les Elaphébolies. A l'occasion de cette fête, nous étions allés à Hyampolis. Nous y dînions chez le médecin Philon ; et il avait fait, comme la chose était visible, des préparatifs exagérés. Il remarqua que le plus jeune des enfants amenés par Philinus mangeait du pain seulement, et ne demandait rien autre chose.

« Par Hercule, s'écria-t-il, c'est bien le cas de répéter :

« Le sol de la bataille étant jonché de pierres, Ils n'en prenaient pas une »

 .... »;

et il s'avança, pour aller leur chercher quelque bon morceau. Après une assez longue absence il revint, ne leur rapportant qu'une poignée de figues sèches et du fromage. Je me mis à dire, qu'il en arrive ainsi à ceux qui font provision de choses superflues et coûteuses : ils ne s'occupent pas de celles dont l'utilité est indispensable, et il se trouve qu'ils en manquent. —

« C'est que je ne me rappelais plus, dit Philon, que Philinus nous élève un Zoroastre; et l'on dit que Zoroastre ne vécut toute sa vie que de lait. Mais ce ne fut qu'après avoir changé un premier genre de vie pour en commencer un autre, que selon toute probabilité le philosophe prit celui-là. Notre jeune homme est élevé tout au rebours d'Achille par le Chiron que voici. Depuis que son fils est au monde, Philinus ne lui a jamais rien donné de sanglant, rien qui y eût eu vie. Il démontre ainsi sans peine ce que prétendent quelques-uns : à savoir que l'on peut, à l'exemple des cigales, vivre d'air et de rosée. »

— « Nous ignorions, dit à son tour Philinus, que nous dussions assister à un festin de cent victimes, comme Aristomène en offrit un. Autrement nous serions venus apportant des mets simples et sains, en guise de préservatifs contre des tables si somptueuses et si capables de mettre le feu dans le corps : d'autant plus que je vous ai souvent entendu dire à vous-même, que les aliments simples sont de plus facile digestion et se rencontrent plus facilement que ceux qui sont variés. Alors Marcion adressant la parole à Philon : Philinus, dit-il, va vous gâter tous vos préparatifs, en détournant et en effrayant vos convives. Mais, pour peu que vous m'en priiez, je me posterai auprès d'eux, comme garant en votre nom de ce fait : qu'une nourriture variée est de plus facile digestion qu'une nourriture simple, et que par conséquent ils peuvent en toute confiance se régaler des mets qui leur sont servis. »

Philon le pria d'ainsi faire.

2. Après que nous eûmes fini de souper, nous engageâmes Philinus à insister sur l'accusation dont il avait frappé la diversité des mets.

« Ce ne sont pas mes paroles, dit-il, mais bien celles de Philon en personne. A chaque occasion il nous répète, que d'abord les bêtes sauvages, ne mangeant qu'une nourriture simple et toujours de la même sorte, ont une santé meilleure que les hommes; que les bêtes qu'on nourrit après les avoir enfermées sont sujettes à tomber malades, et qu'elles ont très facilement des crudités d'estomac, à cause de la variété et de l'assaisonnement de ce qu'on leur donne à manger. Secondement, il n'y a jamais eu de médecin qui en fait d'innovations, fût assez hardi et assez courageux pour donner des aliments variés à un malade dévoré par la fièvre. Ce sont des aliments simples et sans le moindre fumet de cuisine qu'ils lui font manger, comme essentiellement favorables à la digestion. Car il faut que les mets soient élaborés et dénaturés, sous l'action souveraine des forces qui résident en nous. La teinture qui pénètre le mieux est celle des couleurs simples; et pour les compositions de parfumerie, l'huile qui a le moins d'odeur est celle qui les confectionne plus rapidement. De même, la nourriture sur laquelle la digestion exerce le mieux son office est celle qui est simple et d'une seule espèce. Mais quand ces aliments contiennent des qualités nombreuses et diverses, ils s'opposent les uns aux autres, se combattant tout aussitôt qu'ils tombent dans l'estomac, comme ferait une multitude d'aventuriers et d'étrangers qui afflueraient dans une ville. Ces aliments ont peine à prendre une consistance solide et uniforme. Chacun d'eux cherche à s'unir à ceux qui lui sont analogues, et refuse tout commerce avec ceux qui lui sont contraires.

« Une preuve évidente est celle qui nous est fournie par le vin. Ce qu'on appelle les alloeniées (usage de plusieurs vins) enivre très promptement. Or il semble que l'ivresse ne soit autre chose qu'une indigestion de vin. C'est pourquoi les buveurs évitent le vin mélangé; et les gens qui le mélangent tâchent de faire cette opération en cachette, comme s'ils dressaient des embûches. Toute mutation constitue un déplacement et une inégalité. Voilà sans doute pourquoi aussi les musiciens ne touchent à la fois plusieurs cordes qu'avec la plus grande réserve, bien qu'il n'y ait d'autre mal que le mélange et la variété. Il est une assertion que je ne crains pas d'émettre : c'est que des propos contradictoires obtiendraient plutôt notre croyance et notre assentiment que nous ne digérerions des mets de qualités opposées. Mais si l'on suppose que je veuille plaisanter, je renonce à ce genre de preuves, et je reviens aux arguments allégués par Philon.

« Bien souvent nous entendons dire, que la qualité de la nourriture en rend la digestion plus ou moins difficile. Or le mélange des mets est chose pernicieuse, puisqu'il leur donne des qualités étrangères et nuisibles; et Philon en conclut que chacun doit s'attacher à connaître ce qui convient à son tempérament et s'en tenir satisfait. Si de leur nature aucuns aliments ne sont indigestes, et que ce soit leur grand nombre seul qui fatigue notre estomac et y porte la corruption, c'est là, ce me semble, une raison de plus pour éviter cette multiplicité et cette diversité au moyen de laquelle tout à l'heure le cuisinier de Philon, comme pour déployer un art contraire à celui de son maître, nous empoisonnait. C'est là donner le change à notre appétit par la nouveauté et la variété des apprêts : si bien qu'au lieu de jamais renoncer, on se laisse toujours mener plus loin; et la diversité fait que nous dépassons les bornes de la modération et de notre suffisance. Ainsi le nourrisson d'Hypsipyle

« Allant de fleurs en fleurs au gré de son envie,
Avait, finalement, dépouillé la prairie ».

« C'est dans de semblables circonstances qu'il faut en même temps se rappeler aussi la recommandation de Socrate :

« s'abstenir, lorsqu'on n'a pas faim, des mets qui excitent à manger. »

Socrate voulait dire, que la multiplicité et la diversité des aliments est ce qu'il faut éviter et craindre par-dessus tout. C'est là ce qui entraîne nos jouissances au delà de nos besoins, quand il s'agit des spectacles, des concerts, des plaisirs de l'amour, de toutes espèces de divertissements et d'occupations. L'âme se laisse prendre par un superflu qui lui présente nombre de séductions toujours renaissantes. Mais pour ce qui regarde les plaisirs simples et uniformes, ce n'est jamais au delà des bornes de la nature qu'ils nous emportent par leur attrait. Enfin, il me semble qu'un musicien louant la confusion de plusieurs cordes dissonantes, un maître de lutte approuvant une huile d'essences composées, seraient l'un et l'autre plus supportables qu'un médecin recommandant la multiplicité des viandes; car ces changements, ces passages continuels d'un mets à un autre entraînent violemment loin de la droite voie qui mène à la santé.»

3. Quand Philinus eut ainsi parlé, Marcion dit que les blâmes formulés à ce propos par Socrate lui semblaient porter non seulement contre ceux qui séparent l'utile de l'honnête, mais aussi contre ceux qui établissent une distinction entre le plaisir et la santé, comme si le plaisir était contraire et hostile à la santé et ne concourait pas plutôt à son maintien.

« En effet, continua-t-il, c'est rarement et malgré nous que nous faisons usage de la douleur, comme d'un instrument trop violent : tandis que dans tous les autres actes de la vie il n'est personne qui, même le voulût-il, puisse repousser le plaisir. Dans la nourriture, dans le sommeil, au bain, quand nous nous faisons frotter, quand nous nous étendons, toujours la volupté est là, accueillant, ranimant, comme une tendre nourrice, celui qui est fatigué; et par des ménagements infinis, qu'indique, du reste, la nature, elle neutralise ce qui est contraire à notre bien-être. En effet, quelle douleur, quelle abstention, quel poison dissipe aussi facilement, aussi rapidement une maladie, qu'un bain donné à propos, que du vin administré lorsque les gens en ont besoin? La nourriture que nous prenons avec plaisir nous débarrasse aussitôt de toutes les affections pénibles, et remet la nature dans son état propre, comme quand revient le beau temps et la sérénité. Au contraire les secours empruntés aux moyens douloureux ne produisent leur effet que difficilement et à la longue. Ils provoquent de pénibles soulèvements et violentent la nature. Il n'y a donc pas lieu à ce que Philinus nous fasse un crime, si, au lieu de fuir la volupté à toutes voiles, nous nous étudions avec plus de soin à concilier ensemble le plaisir et la santé, que quelques philosophes ne cherchent à concilier le plaisir et l'honnêteté.

« Et tout d'abord, Philinus, vous me semblez vous être trompé au début de votre argumentation, lorsque vous avez posé en principe, que les bêtes sauvages usent de nourritures plus simples que les hommes et qu'elles s'en portent mieux. Aucune de ces deux assertions n'est vraie. La première, en effet, est démentie par les chèvres d'Eupolis, qui vantent leur nourriture comme étant mêlée et diversifiée, et qui disent :

« Les plantes que la terre porte
Nous offrent mets de toute sorte.
Avec volupté nous broutons
Du chêne et du sapin les jeunes rejetons;
Le tendre arbousier, le cytise,
Le genièvre à l'odeur exquise,
Le smilax épais, le laurier;
L'olivier franc, le poivrier;
Le lierre, le nerprun, le lentisque, le chêne,
L'asphodèle, le thym, la bruyère et le frêne. »

Ces végétaux qu'énumère le poète ont des différences infinies de sucs, d'odeurs, et de propriétés; et il en omet plus qu'il n'en cite. Pour la seconde de vos assertions, Homère la réfute avec l'autorité d'une expérience plus grande encore, en démontrant que les maladies contagieuses saisissent en premier lieu les animaux. D'ailleurs la brièveté de leur vie accuse combien ils sont sujets aux accidents et aux maladies. Aucun d'eux, pour ainsi dire, ne vit longtemps, si l'on excepte le corbeau et la corneille, que nous voyons être très voraces et manger toute espèce de nourriture.

« Vous avez cité le régime imposé aux malades. Bel exemple, vraiment, pour prononcer quels sont les mets de facile et de difficile digestion ! Le travail, les exercices, le soin de diviser les aliments, ménagent des digestions satisfaisantes; mais ces moyens ne conviennent pas à ceux qui ont la fièvre. Pour ce qui est des combats et des désordres produits par les différentes nourritures, c'est sans motif, aussi, que vous les redoutez. En effet, il se peut que la nature prenne dans des aliments contraires ce qui lui convient; il se peut que ces aliments variés, introduisant dans la masse du corps des qualités nombreuses, distribuent d'eux-mêmes à chaque partie ce qui lui est convenable; et il en résulte ce que dit Empédocle :

« Le doux avec le doux s'unit et coïncide;
L'amer avec l'amer, l'acide avec l'acide,
Le chaud avec le chaud.... »

En raison de ce que tels aliments sympathisent avec telles parties du corps, tels autres avec telles autres, ils se trouvent divisés par la chaleur et par le mouvement des esprits; et les semblables suivent ce qui est de même genre qu'eux. Car un corps aussi mélangé, aussi complexe que le nôtre, se soutient, comme le bon sens l'indique, et satisfait aux lois de son tempérament plutôt par une nourriture variée que par une nourriture simple. Ou bien, s'il n'en est pas ainsi, et que ce soit la coction, comme on la nomme, qui ait une force naturelle pour altérer les aliments et les changer, cet effet se produira et plus vite et mieux dans une nourriture variée, parce que le semblable n'agit point sur le semblable. C'est l'opposition et la résistance qui, par le mélange des qualités contraires, déplace les qualités et les dénature.

« Si c'est par suite d'un système général que vous prescrivez, Philinus, tout ce qui est mêlé et divers, ne blâmez pas seulement Philon de ce qu'il nous offre un dîner composé de plats si nombreux. Accusez-le encore, et bien plutôt, de ce qu'il compose, par mixtion, ces médicaments royaux, véritables panacées, qu'Erasistrate appelait « mains des Dieux. » Taxez-le d'une absurde et vaine curiosité, lorsque par lui et métaux, et plantes, et sucs des bêtes venimeuses, et productions de la terre et productions de la mer, se trouvent ensemble combinés. Mieux vaut apparemment renoncer à tout cela; et c'est à la tisane, à la semence de courges, à l'huile mélangée d'eau qu'il faut réduire la médecine.

« Mais par Jupiter, direz-vous, la diversité des aliments est un excitatif et une séduction pour l'appétit, de manière qu'il ne se maîtrise plus. Je réponds à cela, mon cher, que la propreté avec laquelle les mets sont servis, leurs effets salutaires pour l'estomac, leur bonne odeur, enfin tout ce qui les rend plus agréables, nous provoque aussi à manger et à boire davantage. Pourquoi, à ce compte, ne pas détremper simplement du son, en guise de bouillie? Au lieu d'asperges, pourquoi ne pas préparer de la poivrette et des artichauts sauvages? Pourquoi ne pas rejeter ce vin à l'odeur si suave, au goût si exquis, et boire, au tonneau même, une piquette sauvage autour de laquelle chantent les moucherons? Vous me direz à cela, que ce n'est pas la fuite et l'éloignement de la volupté qui constitue la bonté du régime, mais bien la modération apportée dans les plaisirs et le soin de subordonner ses appétits à son intérêt bien entendu. Mais comme, quand le vent est impétueux, les matelots ont plusieurs moyens de s'y soustraire, comme quand il a cessé et qu'il est amorti, il n'y a personne qui soit capable de le ranimer et de le soulever de nouveau; de même, à refréner l'appétit, à réprimer ce qu'il a d'excessif, la besogne n'est pas grande; mais quand il est déjà émoussé avant le temps, qu'il a perdu sa force et l'usage de ses fonctions spéciales, on ne peut, mon cher, lui donner du ton et le raviver qu'avec la plus grande peine et la plus grande difficulté. Voilà pourquoi la nourriture variée est meilleure que la simple, dont l'uniformité amène le dégoût. Il est plus facile de retenir la nature lorsqu'elle s'emporte, que de l'exciter lorsqu'elle renonce.

« Quant à ce que disent quelques-uns, que réplétion est plus à fuir qu'inanition, ce n'est point vrai. Tout au contraire, la réplétion n'est nuisible que lorsqu'elle se termine par quelque corruption et quelque maladie; mais l'inanition, quand elle ne produirait aucun autre mal, est, par soi-même, un état contre nature. Voilà les raisons que je veux opposer à vos arguments philosophiques. D'ailleurs il est un fait qui semble vous avoir échappé, à vous autres, partisans du sel et du cumin : c'est que la variété a quelque chose de plus agréable; et ce qui est plus agréable est, aussi, plus appétissant, pourvu qu'on évite l'excès. La variété seconde les désirs du corps. Celui-ci l'accueille avec un empressement auquel le plaisir des yeux a, par avance, ouvert la voie. Au contraire, ce qui n'est pas appétissant erre et flotte dans le corps. La nature le rejette absolument; ou bien, si elle le reçoit, c'est malgré elle et à défaut d'une autre nourriture. Reste un point seulement, que je vous prie d'observer et de vous rappeler : à savoir, que la variété ne consiste point dans les salmigondis, dans les mélanges, dans les ragoûts composés. Ce sont là des hors-d'oeuvre et des recherches superflues. Je termine, en disant que la diversité des aliments est autorisée par Platon. Il la recommande aux braves et généreux citoyens de sa république. Il leur fait servir des oignons, des olives, des légumes, du fromage, des mets de toute espèce, et de plus, il ne veut pas qu'ils dînent sans avoir des friandises à leur dessert.

QUESTION II. Pourquoi il semble que les truffes soient produites par le tonnerre; et pourquoi ceux qui dorment ne sont jamais, à ce que l'on croit, frappés de la foudre.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : AGÉMAQUE - PLUTARQUE - DOROTHÉE.

1. Des truffes d'une grosseur extraordinaire figuraient à un souper qu'Agémaque nous donnait en la ville d'Élis, et elles excitaient l'admiration de ceux qui étaient là. Quelqu'un se mit à dire en souriant :

« Elles sont dignes, en vérité, des tonnerres qui se sont produits ces jours derniers. »

Évidemment il se moquait de ceux qui disent que les truffes prennent leur naissance de ce phénomène. Alors il y en eut qui dirent, que le tonnerre entrouvre le sol en se servant de l'air à la façon d'un coin ; et que, par suite, comme ces crevasses dirigent les conjectures des chercheurs de truffes, l'opinion s'est répandue généralement que la truffe est un produit du tonnerre. Pourquoi ne pas dire qu'elle est seulement indiquée par lui? C'est comme si l'on croyait que les limaçons soient l'oeuvre de la pluie, et non pas qu'elle les fait sortir de terre et les met en évidence. Mais Agémaque soutenait la vérité de cette tradition. Il voulait, tout étonnante qu'elle était, que nous ne la jugeassions pas indigne de foi. Il ajoutait que plusieurs autres effets merveilleux du tonnerre et de la foudre, ainsi que les indications célestes qui s'y rattachent, sont difficiles à concevoir, ou bien que les causes en sont tout à fait impossibles à pénétrer.

« Car, voyez, continua-t-il , cet oignon duquel on se moque et qui est devenu proverbial : ce n'est pas en raison de son exiguïté qu'il se sauve du tonnerre ; c'est parce qu'il a une propriété antipathique au tonnerre : propriété commune au figuier, à la peau de phoque, assure-t-on, et à la peau d'hyène, dont les marins recouvrent les bords de leurs antennes. Les pluies d'orage sont par les cultivateurs appelées fertilisantes, et ils les regardent comme telles. En général, il y aurait de la simplicité à s'étonner de semblables effets, quand on voit en ce genre, ce qui est plus incroyable que tout, des flammes jaillir d'une substance aqueuse, et les nuées, humides et molles, rendre des bruits terribles. Si j'en parle ici, et fort légèrement, c'est pour vous solliciter à en chercher les causes; mais je ne voudrais pas paraître réclamer avec rigueur votre quote-part pour le payement de mes truffes. »

2. — « Agémaque, dis-je alors, a mis en quelque sorte, tout le premier, le doigt sur la question. Rien, du moins pour le présent, ne paraît plus vraisemblable que la propriété possédée par les eaux d'orage, de féconder la terre. La cause en est le calorique qu'elles contiennent en mélange. Ce qu'il y a de subtil et de pur dans le feu s'en est allé, converti en éclair; ce qui en est pesant et venteux demeure enveloppé dans les nuages, et les modifie. Il leur est ainsi ôté ce qu'ils ont de froid. Leur humidité se pompe, de sorte que les pluies qui s'en dégagent sont tout à fait bénignes lorsqu'elles pénètrent les plantes, et elles les font grossir en peu de temps. En outre, ces sortes de pluies communiquent aux végétaux qu'elles arrosent des propriétés constitutives toutes particulières et des saveurs différentes. C'est ainsi que la rosée rend l'herbe plus douce pour les moutons; c'est ainsi que les nuages où s'épanouit l'arc-en-ciel, quand ils crèvent sur des arbres, les remplissent d'une odeur suave ; et cette odeur les faisant reconnaître, nos paysans appellent frappés de l'iris (iriskepta) les arbres sur lesquels ils supposent que l'arc-en-ciel est tombé. Mais il est encore plus vraisemblable que ces eaux accompagnées d'éclairs et de tonnerre, quand elles ont, avec les vents chauds qui les produisent à la suite de ces météores, profondément pénétré dans le sol, que ces eaux, dis-je, y déterminent des bouffissures et des crevasses analogues aux excroissances scrofuleuses et aux glandes formées dans les corps par suite d'inflammations et d'humeurs mêlées de sang. Car la truffe ne ressemble pas à une plante. Sans eau elle ne saurait naître. Elle n'a ni racine, ni germe; elle ne tient à rien; elle prend sa consistance de la terre, qui se modifie et se transforme. Si cette explication, ajoutai-je, vous paraît de mince aloi, il n'en est pas moins vrai qu'un grand nombre de faits analogues se produisent à la suite du tonnerre et de la foudre. C'est pourquoi on s'accorde généralement à supposer dans ces phénomènes quelque chose de divin. »

3. — A ce moment l'orateur Dorothée, qui se trouvait être de la compagnie, prit la parole :

« Vous avez raison, dit-il. Ce n'est pas le vulgaire seul avec les ignorants qui partage cette opinion : elle est encore celle de certains philosophes. Pour ma part, voici ce que je sais. La foudre étant tombée chez nous sur une habitation, y avait produit plusieurs effets singuliers. Ainsi elle avait répandu le vin hors des vaisseaux de terre qui le contenaient, et les vaisseaux étaient intacts. Elle avait voltigé au-dessus d'un homme qui dormait sans lui faire le moindre mal, sans toucher ses habits. Seulement, comme il portait une ceinture où il y avait des pièces de cuivre, elle les fondit toutes et les réduisit en un lingot. Précisément un Pythagoricien se trouvait en passage dans le pays : l'homme alla le trouver et le questionna. Mais le philosophe, déclinant avec une sorte de terreur religieuse toute explication, lui dit d'aviser lui-même dans son for intérieur, et de prier les Dieux. J'ai entendu dire encore qu'un soldat étant de garde à la porte d'un temple, à Rome, le tonnerre tomba près de lui, brûla les courroies de sa chaussure sans lui faire plus de mal. Il y avait des burettes d'argent déposées dans des étuis en bois : l'argent fondu ne forma plus qu'une masse, mais le bois fut trouvé intact et sans le moindre dommage.

« Ce sont là des phénomènes qu'il est permis de croire et de ne pas croire. Mais il en est un plus étrange que tous les autres, et que personne de nous, en quelque sorte, n'ignore : c'est que les corps de ceux qui ont été tués par la foudre demeurent longtemps avant de se pourrir. Comme généralement on ne veut ni les brûler ni les enterrer, et qu'on les laisse là après les avoir entourés d'une clôture, on les voit qui restent parfaitement conservés; et ils donnent un démenti à la Clymène d'Euripide, disant de son fils Phaéthon :

« Au fond de quelque abîme, hélas! sans sépulture,
Mon enfant bien-aimé des vers est la pâture ».

Aussi, je crois que le soufre (théios) a tiré son nom de la ressemblance de son odeur avec celle dont s'imprègnent si profondément les corps frappés de la foudre, lesquels sentent le feu et dégagent des émanations très pénétrantes. C'est pour cela, je pense, que les chiens et les oiseaux s'abstiennent des corps frappés du ciel.

« Je n'irai pas plus loin dans l'indication de la cause. Je me contente d'avoir en quelque sorte mordu au laurier. Pour le reste, continua Dorothée, adressons-nous à celui-ci, puisqu'il a été déjà si heureux en ce qui regarde les truffes. Ne faisons pas comme le peintre Androcyde. Peignant le gouffre de Scylla, il n'avait rien reproduit avec plus de ressemblance et de perfection que les poissons qui s'y trouvaient; et l'on disait qu'il avait été inspiré par la gourmandise plus encore que par son art : attendu qu'il était, de sa nature, très friand de bons morceaux. De même on dirait de nous, que c'est par sensualité que nous raisonnons sur les truffes et sur leur naissance : laquelle, comme vous le voyez, prêtait à la discussion. »

Ce qui avait été dit sur la véritable origine des truffes fut donc accepté, comme offrant toute vraisemblance; et l'on resta persuadé que la cause était devenue aussi incontestable que le fait lui-même.

4. — Mais j'insistai de nouveau, et je dis que c'était le moment de faire comme à la comédie, où l'on dresse des machines pour lancer le tonnerre : que, pareillement, nous devions à table parler de la foudre. Tous partagèrent mon avis. Mais passant sur les autres phénomènes, ils s'arrêtèrent à ce seul fait, que

« ceux qui dorment ne sont jamais frappés de la foudre. »

Sur ce point on voulut m'entendre parler, et l'on se montra fort pressant. Je ne devais rien gagner à toucher une cause dont la raison fût commune à tous les effets du tonnerre. Cependant je me mis à leur dire, que le feu de la foudre est d'une ténuité et d'une subtilité merveilleuse, parce qu'elle tire son origine d'une essence aussi pure que sainte, et parce que, si elle est mélangée de quelque chose d'aqueux ou de terrestre, la rapidité de son mouvement l'en débarrasse et l'en purifie.

« Rien n'est frappé par le feu du ciel, dit Démocrite, que ce qui peut en arrêter les éclats. »

C'est pourquoi les corps solides, le fer, l'airain, l'argent, l'or, arrêtent à la vérité la foudre ; mais ils en sont détruits et fondus : et cela vient de ce qu'ils lui opposent une sorte de lutte et de résistance. Mais quand ce sont des corps dont le tissu est rare, spongieux et d'une porosité très grande, elle passe au travers sans les toucher. Ainsi fait-elle pour les vêtements et pour les bois secs. Pour les bois verts, elle les embrase, parce que leur humidité donne prise au feu et fait qu'ils s'allument. Si donc il est vrai que ceux qui dorment ne soient jamais foudroyés, c'est là qu'il en faut chercher la cause, et non pas ailleurs. Il y a plus de vigueur, de solidité, de résistance, dans les corps de ceux qui sont éveillés : attendu que toutes les parties de leurs corps sont animées par les esprits vitaux. Ceux-ci, en raison de ce qu'ils agissent sur les sens comme sur un instrument, les resserrent, et donnent à l'animal plus de ton, plus de ténacité, plus de fermeté. Dans le sommeil, au contraire, le corps se détend, devient comme lâche et inégal, inerte et flasque ; les esprits vitaux, en se retirant, laissent ouverts une multitude de pores, à travers lesquels passent les sons et les odeurs, sans qu'il reste la moindre perception. Ce qui résiste, et qui résiste jusqu'à en être affecté, ne va point au-devant des objets qui doivent le frapper, et surtout de ceux qui, comme la foudre, pénètrent avec tant de subtilité et de promptitude. Ce sont les corps moins vigoureux, que la nature garantit contre ce qui peut les offenser, en mettant au-devant d'eux des barrières solides et dures; mais les agents dont la force est irrésistible endommagent moins ce qui leur cède que ce qui leur oppose un obstacle.

« Ajoutez à cela, continuai-je, l'extrême saisissement causé par de semblables détonations. C'est une crainte et une terreur telle, que nombre de personnes, sans avoir rien souffert d'ailleurs, sont mortes de la peur seule de la mort. Aussi les troupeaux sont-ils dressés par leurs conducteurs à courir ensemble quand il y a du tonnerre et à se serrer les uns contre les autres, parce que les bêtes qui restent isolées et en arrière avortent de peur. On a vu, du reste, bien des gens morts du tonnerre, sans qu'ils eussent la moindre trace de blessure ou de combustion. Par l'effet de la frayeur leur âme, à ce qu'il parait, s'échappait de leur corps comme un oiseau. Car, ainsi que le dit Euripide :

« Beaucoup sont foudroyés sans que coule leur sang ».

Et puis, d'ailleurs, de nos organes l'ouïe est celui qui s'affecte le plus vivement. Les plus grands troubles de l'âme la bouleversent à la suite des frayeurs et des commotions causées par le bruit. Or l'insensibilité du sommeil en est un préservatif, au lieu que les gens éveillés se perdent par la frayeur qu'ils souffrent avant le coup. Cette frayeur resserre véritablement le corps, le comprime, l'épaissit; et l'atteinte de la foudre devient d'autant plus rude qu'elle a rencontré une plus grande résistance. »

QUESTION III : Pourquoi dans les noces on invite un grand nombre de gens à souper.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : SOSSIUS - SÉNÉCION - PLUTARQUE - THÉON - ZÉNON.

1. Le mariage de mon fils Aristobule avait donné lieu à une fête à laquelle s'était réuni avec nous Sossius Sénécion, venu de Chéronée. Entre autres sujets de discussion très intéressants, ce convive vint à demander par quel motif on invite aux festins de noces beaucoup plus de personnes qu'aux autres repas. Une considération ajoutait à la difficulté : c'est que les législateurs qui ont énergiquement combattu le luxe, se sont attachés surtout à déterminer le nombre des personnes qu'on doit inviter à une noce.

« Celui qui parmi les anciens philosophes a recherché la cause de cet usage, continua Sossius Sénécion, n'a rien avancé, au moins à mon sens, qui soit vraisemblable. C'est Hécatée d'Abdère. A l'entendre, ceux qui se marient invitent un grand nombre de personnes afin que l'on sache, afin que l'on soit témoin, qu'étant de condition libre ils épousent une femme de condition également libre. Au contraire, les auteurs de comédies voient dans le luxe, dans la pompe qui président à l'éclat et aux apprêts des repas de noces, la preuve que les gens ne contractent pas mariage avec beaucoup de sécurité et de confiance. Ainsi, dans Ménandre, un homme à qui l'on conseille d'élever un rempart de plats, s'écrie :

« Le conseil est bizarre! Est-ce d'un pareil soin Qu'une jeune épousée éprouve le besoin? »

2. — « Mais pour ne pas sembler, chose qui est très facile, critiquer les autres sans rien proposer nous-mêmes, je déclare le premier, continua Sossius, qu'aucune occasion de convier les gens à un repas n'est aussi clairement indiquée, aussi éclatante, que celle du mariage. Quand il s'agit d'un banquet de sacrifice, d'un dîner d'adieux offert à un ami qui part, de la réception faite à un hôte, on peut y procéder à l'insu d'un grand nombre de parents et de familiers. Mais la table nuptiale a des dénonciateurs tout naturels : à savoir, les chants d'hyménée qui s'entonnent à haute voix, la torche et la flûte, appareil qui, au dire d'Homère, amène sur leurs portes les femmes avides d'admirer et de voir. Aussi, comme personne n'ignore qu'il y a réceptions et invitations, les nouveaux mariés auraient honte de commettre quelque oubli. Ils invitent donc tous leurs amis, tous leurs parents, et, autant dire, tous ceux qui leur appartiennent. »

3. — Ces explications ayant été accueillies par nous, Théon prit la parole :

« A la bonne heure, dit-il, et soit la chose établie; car elle n'est pas dénuée de vraisemblance. Ajoutez-y encore, s'il vous plaît, que ces sortes de régals ne sont pas festins d'amis seulement, mais aussi de parents et d'alliés, parce qu'une famille entière vient se mêler et faire alliance avec une autre. Il y a plus. Deux maisons se réunissant en une seule, celle qui prend croit devoir faire accueil aux parents et aux amis de celle qui donne; et réciproquement celle qui donne est animée de même pour les parents et les amis de celle qui prend. De cette manière on double le nombre des conviés. Encore une raison. Plusieurs des choses qui appartiennent au mariage, ou plutôt le plus grand nombre, se font par l'entremise des femmes; et là où les femmes figurent, leurs maris aussi doivent nécessairement être invités. »

QUESTION IV : Si la mer offre des mets plus friands que n'en produit la terre.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - CALLISTRATE - SYMMAQUE - POLYCRATE.

1. — Edepse, en Eubée, est un endroit où il y a des eaux thermales; et c'est un séjour tellement favorisé de la nature, si abondamment pourvu de tout ce qui peut procurer des plaisirs honnêtes, qu'on y construit de toutes parts des bâtiments et des lieux de réunion. Évidemment c'est aujourd'hui le rendez-vous commun de la Grèce. On y prend beaucoup de gibier, tant en volatiles qu'en animaux terrestres. La mer n'y alimente pas moins copieusement un marché, où les tables se fournissent avec profusion. Au long de la côte, les eaux claires et profondes nourrissent des poissons aussi excellents que nombreux. Mais le plus beau moment pour la contrée, c'est quand le printemps est dans tout son éclat. Nombre de visiteurs s'y rendent à l'époque de cette saison. On s'y reçoit les uns les autres au sein d'une complète abondance ; et, grâce à un doux loisir, on y organise de fréquents entretiens, dont la littérature fait les frais. Comme Callistrate l'orateur se trouvait en ce lieu, il était bien difficile de souper ailleurs que chez lui. Il n'y avait pas moyen de résister à ses bienveillantes instances; et le soin tout gracieux qu'il mettait à réunir ensemble les personnes les plus aimables rendait sa société délicieuse. Souvent il prenait plaisir, comme Cimon entre les Anciens, à traiter un grand nombre de convives de tout pays. Constamment, pour ainsi dire, il imitait Céleus qui, le premier, dit-on, organisa une réunion journalière de personnes remarquables par leur rang et par leur mérite, réunion à laquelle Céleus donna le nom de Prytanée.

2 — C'étaient, chaque fois, des conversations telles qu'il devait y en avoir dans une semblable société. Un jour la table se trouvant chargée d'une variété prodigieuse de plats, on en prit occasion de chercher

« si la mer offre des mets plus friands que n'en fournit la terre. Comme presque tous les autres, d'un consentement unanime, vantaient les nombreuses productions de la terre, en raison de leur quantité merveilleuse et de la variété infinie de leurs espèces, Polycrate, s'étant adressé à Symmaque : Mais vous, dit-il, vous, animal aquatique, nourri au milieu de tant de mers qui environnent tout à l'entour votre ville sacrée de Nicopolis, ne défendrez-vous pas la cause de Neptune? »

— « C'est mon plus grand désir, par Jupiter, dit Symmaque : et, vous prenant pour mon aide, je vous prie de m'assister, puisque vous jouissez de ce qu'il y a de plus délicieux dans la mer d'Achaïe. »

— Eh bien, dit Polycrate, suivons d'abord la marche accoutumée. Car, comme au milieu des nombreux poètes qui existent, il y en a un seul, plus excellent que tous les autres, que nous appelons le Poète par excellence; de même parmi tant de mets, le poisson seul a conquis le privilège spécial d'être appelé « le mets », en raison de la supériorité que lui donne sur tous les autres sa délicatesse. A qui réservons-nous les épithètes de gourmets et de friands? Ce n'est pas aux amateurs de viande de boeuf, comme l'était Hercule, lequel en mangeait tout en ayant des figues fraîches, ni aux amateurs de figues, comme l'était Platon, ni aux amateurs de raisin, comme l'était Arcésilas. Nous appelons friands et gourmets ceux qui à chaque instant circulent dans le marché au poisson, et qui ont une grande subtilité d'oreille pour entendre la cloche. Démosthène disait de Philocrate, qu'avec l'argent que lui valait sa trahison il achetait des filles de joie et des poissons : il raillait le personnage sur sa gourmandise et sur son libertinage. Et Ctésiphon eut une repartie qui ne manque pas d'à-propos. Un homme très friand de poisson criait en plein sénat :

« J'en crèverai plutôt. »

— « N'allez pas, mon cher, lui dit-il, faire de nous la pâture des poissons. »

Quand un poète écrit ce vers :

« De câpres, quoi! tu vis, ayant de l'esturgeon! »

que veut-il faire entendre par là? Que veulent également, au nom des Dieux, faire entendre ceux qui pour s'inviter les uns les autres à passer des moments agréables, disent : « Aujourd'hui, nous ferons une partie de plaisir sur le bord de la mer »? N'indiquent-ils point que le repas pris sur le bord de la mer est le plus agréable de tous? Ce qui est vrai. Certes ce n'est pas à cause des vagues et des galets. Qu'est-ce donc à dire? Sur le bord de la mer songe-t-on à se régaler de jaunes d'oeufs ? ou bien de câpres? Non. C'est parce que le rivage offre avec facilité pour la table du poisson frais et en abondance.

« Ajoutez, chose singulière, que de toutes les denrées c'est le poisson de mer qui se vend au plus haut prix. Caton n'exagérait donc pas et il restait dans la vérité, lorsque, déclamant contre la mollesse et le luxe de la ville, il disait qu'à Rome on payait un poisson plus cher qu'un boeuf. Il est certain qu'un vase de terre plein de poissons coûte plus qu'un sacrifice de cent brebis avec un boeuf en tête. Pour juger de la puissance des remèdes, l'homme le plus capable est celui qui est le plus exercé en médecine; pour la justesse des sons, c'est le plus savant en musique; de même pour l'excellence des mets, c'est le plus expert en gourmandise. Ce n'est pas à un Pythagore ou à un Xénocrate qu'il faut s'adresser pour décider de semblables questions. C'est au poète Antagoras, c'est à Philoxène, fils d'Eryxis; c'est, encore, au peintre Androcyde, qui, chargé de peindre le gouffre de Scylla, reproduisit avec une verve et une vérité de vie vraiment frappantes les poissons d'alentour, parce qu'il était un gourmand raffiné. Pour Antagoras, le roi Antigone, en tournée dans le camp, le surprit un jour la robe retroussée et faisant cuire un congre.

« Penses-tu, lui dit-il, qu'Homère écrivît les exploits d'Agamemnon en faisant cuire des congres? »

— « Et vous, répondit le poète, pensez-vous qu'Agamemnon réalisât ses glorieux exploits en s'enquérant avec curiosité si tel ou tel, dans son camp, faisait cuire des congres? »

Voilà, dit Polycrate, la part d'arguments que je fournis en faveur des marchands de poissons; et je me fonde sur les témoignages et sur les usages adoptés. »

3. — « Pour moi, dit Symmaque, j'aborderai la question sérieusement et avec de plus de dialectique. Car si par mets délicat il faut entendre un mets qui rend la nourriture agréable, le meilleur doit être celui qui le plus longtemps peut retenir l'appétit occupé à ce que l'on mange. Ainsi, comme les philosophes appelés Elpistiques déclarent que ce qui contribue le mieux à maintenir la vie, c'est l'espérance; de même il faut poser en principe que rien ne concentre mieux l'appétit sur les aliments que ce dont l'absence rend toute nourriture désagréable et difficile à prendre. Or parmi les nourritures provenant de la terre, vous n'en trouverez pas une qui présente cette condition. Voyons au contraire ce que la mer produit. C'est, avant tout, le sel. Sans le sel rien, pour ainsi dire, n'est mangeable; et de plus, mêlé avec le pain le sel en rehausse la saveur. Voilà pourquoi Cérès partage le temple de Neptune, et les autres nourritures n'ont pas d'assaisonnement plus agréable que le sel. Voilà encore pourquoi les héros, qui étaient en quelque sorte habitués à pratiquer un régime simple et frugal, et qui avaient supprimé de leur nourriture toute sensualité luxueuse et tout superflu, au point de ne pas même faire usage de poissons quand ils campaient sur le détroit de l'Hellespont, voilà, dis-je, pourquoi les héros ne pouvaient se résoudre à manger les viandes sans sel. Ils témoignaient par là, que c'est le seul assaisonnement qui ne se puisse refuser.

« Car comme aux couleurs il faut de la lumière, de même les aliments ont besoin de sel pour que le sens du goût soit excité. Sinon, ils tombent sur l'estomac comme un poids fatigant, et ils provoquent le dégoût. Les corps morts doivent être rejetés plus encore que les matières fécales, disait Héraclite. Or toute viande est chair morte, et fait partie d'un mort. C'est le sel qui, la ranimant en quelque sorte, lui donne de l'agrément et de l'attrait. Voilà pourquoi l'on prend avant toute autre nourriture les mets piquants et salés, et en général ceux qui sont de préférence préparés avec du sel : car ils deviennent des excitants qui nous mettent en goût pour le reste des plats. Ainsi amorcé, l'appétit s'y porte frais et dispos; tandis que, si l'on commence par ces plats, il renonce bientôt. De plus, ce n'est pas pour la nourriture seulement, mais encore pour la boisson, que l'on trouve des assaisonnements dans le sel. Car l'oignon, vanté par Homère comme excitant la soif, conviendrait mieux à des matelots et à des rameurs qu'à des souverains. Au contraire, grâce aux viandes modérément saupoudrées de sel, lesquelles font bonne bouche, toute espèce de vin est agréable au goût et facile à boire, et elles rendent supportable n'importe quelle eau, sans avoir rien de cette odeur détestable et pénible que répand l'oignon. Il y a plus : le sel divise les autres aliments : ils deviennent plus accommodants, plus faciles pour la digestion; si bien que, à s'introduire du sel dans le corps en mangeant, on trouve le charme d'un assaisonnement et les propriétés utiles d'un remède.

« Du reste, les autres aliments fournis par la mer, outre qu'ils sont très agréables, sont encore essentiellement inoffensifs. Ils sont charnus à la vérité, mais ils ne sont pas lourds comme la chair : ils se digèrent et passent facilement. J'invoquerai, à cet égard, le témoignage de Zénon, que voici, et pareillement, en vérité, celui de Craton. L'un et l'autre mettent avant tout leurs malades au régime du poisson, comme étant la viande la plus légère. On conçoit, d'ailleurs, que les animaux qui se trouvent dans la mer offrent aux corps une nourriture salubre et de digestion élaborée à l'avance, puisqu'à nous-mêmes l'air qui vient de la mer est propice en raison de sa légèreté et de sa pureté.

— « Vous avez raison, dit Lamprias; mais à vos paroles ajoutons encore quelques réflexions philosophiques. Mon grand-père avait coutume de dire à chaque instant, pour se moquer des Juifs, que la chair qui mérite le plus d'être mangée est celle dont ils ne mangent pas. Nous proclamerons, nous autres, que les mets les plus dignes d'être mangés sont ceux que fournit la mer. A l'égard de nos animaux terrestres, n'y eût-il d'autre considération légitime, on pourrait dire, qu'ils se nourrissent des mêmes aliments que nous; qu'ils respirent le même air; qu'ils se baignent, se désaltèrent dans les mêmes eaux que nous, Aussi éprouve-t-on de la répugnance à égorger des êtres qui poussent des cris plaintifs et dont la plupart sont par nous associés à nos habitudes, à notre genre de vie et de nourriture. Au contraire, la race des poissons est tout à fait étrangère à nous. Ils appartiennent à un séjour différent; il semble qu'ils soient nés et qu'ils vivent dans un autre monde. Il n'y a de leur part ni regards, ni voix, ni services rendus, qui détournent notre main quand elle va leur donner la mort. On ne saurait utiliser de leur vivant ces animaux, qui ne vivent même pas auprès de nous. On n'éprouve pas non plus le moindre besoin de les aimer. C'est pour eux comme un enfer que le séjour où nous habitons, puisqu'ils n'y sont pas plus tôt que c'est pour y trouver la mort sur-le-champ.

QUESTION V : Si c'est parce que les Juifs révèrent le porc, ou parce qu'ils l'ont en horreur, qu'ils s'abstiennent de sa chair.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - CALLISTRATE - POLYCRATE - LAMPRIAS.

1. — Après que ces choses eurent été dites, quelques-uns voulaient élever des opinions contraires. Alors Callistrate, écartant toute autre proposition, prit la parole :

« Que pensez-vous de ce qui vient d'être avancé concernant les Juifs, « que la chair qui mérite le plus d'être mangée est « celle dont ils ne mangent pas » ?

— «C'est supérieurement parlé, dit Polycrate; mais je persiste à ne pouvoir cependant pas non plus m'expliquer si ce peuple obéit à une certaine vénération pour le porc, ou bien à un sentiment. d'horreur religieuse contre cet animal, lorsqu'ils s'abstiennent d'en manger. Car ce qui s'en dit chez eux ressemble à des fables : à moins qu'ayant des raisons sérieuses, ils tiennent à ne pas les divulguer. »

2. — « Quant à moi, dit Callistrate, je crois que cet animal est en quelque honneur auprès de la nation juive. Si le porc est une bête difforme et sale, il n'est pas plus déplaisant à la vue que l'escargot, que le griffon, que le crocodile, que le chat, et il n'est pas d'une nature plus inintelligente. Or chacun de ceux-ci, les uns dans un endroit de l'Égypte, les autres dans un autre, sont adorés par les prêtres. Ils s'abstiennent aussi du porc, à ce que l'on prétend, et ils l'honorent. Car c'est cet animal qui le premier ayant fendu la terre avec le bout de son groin, institua des traces du labour, et indiqua aux hommes le travail qui s'accomplit par le soc de la charrue. On veut même que cet outil ait reçu son nom de l'animal. Les Égyptiens qui labourent les terrains légers et bas de la contrée, n'ont en aucune façon besoin de recourir à la charrue. Quand le Nil se retire après avoir bien trempé les campagnes, ils suivent le fleuve et jettent des porcs dans ses flots. Les porcs, piétinant et fouillant tour à tour, ont bien vite retourné le sol dans sa profondeur, et recouvert la semence.

« Il n'y a pas lieu de s'étonner, si cette considération en empêche quelques-uns de manger du porc : puisque d'autres animaux, pour des raisons frivoles, certains même pour des raisons complétement ridicules, reçoivent chez les Barbares des honneurs plus grands encore. Citons la musaraigne. Les Egyptiens l'ont déifiée, dit-on, parce qu'elle est aveugle, et que, dans leur opinion, les ténèbres sont antérieures à la lumière. Ils prétendent, en outre, que cet animal s'engendre de souris à la cinquième génération, dans la pleine lune; et, encore, que son foie va diminuant avec le décours de cet astre. Le lion est par les mêmes Égyptiens attribué au soleil, attendu qu'entre les quadrupèdes à ongles crochus il est le seul dont les petits voient clair en naissant, attendu qu'il dort très peu et que ses yeux brillent pendant son sommeil. C'est par des gueules de lions qu'ils font jaillir leurs fontaines, vu que le Nil répand des eaux nouvelles sur les terres ensemencées par les Égyptiens à l'époque où le soleil passe dans le signe du Lion. L'ibis, à ce qu'ils prétendent, pèse, dès qu'il est éclos, le poids de deux drachmes : c'est à dire, autant que le coeur d'un petit enfant qui vient de naître; et de ses deux jambes étendues et de son bec cet oiseau forme un triangle équilatéral. Or de quel droit blâmerait-on chez les Égyptiens ces sortes d'absurdités? Ne dit-on pas que, pour leur part, les disciples de Pythagore adorent un coq blanc, et que, parmi les poissons de mer, ils s'abstiennent particulièrement du surmulet et de l'ortie de mer? Ne dit-on pas, encore, que les mages, disciples de Zoroastre, honorent par-dessus tout le hérisson de terre, mais qu'ils détestent les rats d'eau : de telle sorte que celui qui tue un très grand nombre de ces derniers, est estimé comme chéri des dieux et particulièrement fortuné? Je crois d'après cela que si les Juifs, pour en revenir à eux, avaient le porc en horreur, ils le tueraient comme les mages tuent les rats. Or nous voyons qu'il est aussi bien défendu à ce peuple de tuer du porc que d'en manger. Peut-être, du reste, cette interdiction a-t-elle un motif; et de même qu'ils honorent l'âne comme leur ayant découvert une source d'eau, de même ils révèrent aussi le porc, qui a été leur maître dans l'art d'ensemencer et de labourer la terre. Certains prétendent encore que ce même peuple Juif s'abstient de manger du lièvre, parce qu'ils détestent en lui un animal pollué et impur. »

3. — Ce n'est pas pour cela, reprit Lamprias : mais à cause de sa similitude avec l'âne , celui des animaux qu'ils révèrent le plus. Et de fait, à part la grandeur et la rapidité, le lièvre ressemble beaucoup à l'âne. La couleur, les oreilles, le brillant des yeux, les habitudes lascives, établissent entre eux une analogie étonnante : de sorte qu'il n'est point d'animaux, du petit au grand, qui se ressemblent davantage Peut-être aussi, il faut bien le dire, les Juifs, se conformant aux Egyptiens pour ce qui tient aux ressemblances, regardent-ils comme un attribut divin la rapidité du dernier de ces animaux et la perfection de ses sens. En effet l'organe de la vue est infatigable chez le lièvre : au point qu'il dort même les yeux ouverts. La finesse de son ouïe passe pour être excessive; et, par l'admiration qu'elle leur inspire, les Égyptiens, dans leurs hiéroglyphes, désignent l'ouïe par une oreille de lièvre. « Si la chair du porc cause tant d'horreur aux Juifs, c'est, je crois, parce que les Barbares redoutent par-dessus tout la lèpre et la gale, persuadés que de telles maladies finissent par ronger les hommes sur qui elles se jettent. Or nous voyons que généralement le porc a sous le ventre la peau couverte de lèpres et de pustules blanchâtres : éruptions qui semblent se produire à la suite d'un mal secret et d'une corruption intérieure. Du reste la malpropreté du porc en sa façon de vivre donne à sa chair une mauvaise qualité. Nous ne voyons aucun animal aimer autant que lui la bourbe et les endroits dégoûtants et impurs, si l'on excepte les bêtes qui y naissent et qui sont destinées par leur nature à y séjourner. On dit de plus que les porcs ont les yeux tournés et fixés vers la terre de telle façon, que leurs regards ne peuvent rien saisir de ce qui est au-dessus d'eux, et qu'ils ne voient point le ciel, à moins qu'ils ne soient couchés sur le dos et que leurs prunelles ne prennent ainsi une direction contre nature. Voilà pourquoi, bien que cet animal soit des plus criards, il reste tranquille quand il est ainsi renversé. Il se tait aussitôt : le spectacle inaccoutumé du ciel le saisit d'épouvante; et ce sentiment, qui prend le dessus, fait qu'il contient ses cris. Faut-il parler également ici des traditions fabuleuses? On rapporte qu'Adonis fut tué par un porc sauvage. Or Adonis passe pour être le même que Bacchus : opinion confirmée par plusieurs cérémonies qui se pratiquent aux fêtes de l'un et de l'autre. Il en est qui font d'Adonis un mignon de Bacchus. Phanoclès, homme bien entendu en matière de traditions amoureuses, le dit dans ces vers :

« De Chypre un jour Bacchus parcourait les campagnes.
Soudain il t'aperçoit, ô divin Adonis,
Et, charmé de trouver tant d'appas réunis,
Il t'entraîne avec lui sur ses hautes montagnes ».

QUESTION VI : Quel est le dieu adoré chez les Juifs.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE — SYMMAQUE — LAMPRIAS — MÉRAGÉNE.

1. Étonné de ce dernier propos, Symmaque prit la parole :

« Eh quoi, Lamprias, dit-il, c'est le dieu qui est votre compatriote, c'est Evius, celui qui inspire les Bacchantes, celui qui provoque des hommages où préside la folie de l'ivresse, c'est Bacchus, enfin, dont vous inscrivez et confondez le culte parmi les mystères des Hébreux! Ou bien, est-ce en effet une opinion vraisemblable, que celle qui des deux divinités n'en ferait qu'une seule ? »

A ces mots, Méragène intervenant :

« Laissez là Lamprias, dit-il à Symmachus. Moi qui suis Athénien, je me charge de répondre, et je vous affirme que c'est le même dieu. Mais la plupart des preuves qui confirment l'exactitude de ce fait ne peuvent être dites et enseignées qu'à ceux qui, chez nous, sont initiés au culte triéterique, appelé dans notre pays « pantélie », c'est-à-dire « culte parlait de Bacchus. Toutefois, ce qu'il n'est pas défendu d'en expliquer à des amis, notamment à table et parmi les dons de ce dieu, je suis, pour peu que ceux qui sont ici le demandent, disposé à le dire. »

2. Tous les convives l'y invitant et l'en priant:

« D'abord, continua Méragène, la fête la plus importante et la plus complète des Juifs se célèbre dans un temps et d'une manière qui répondent aux fêtes de Bacchus. Celle qu'ils appellent «le jeûne », ils l'accomplissent au plus fort de la vendange. Ils dressent des tables chargées de toutes sortes de fruits. Ils se placent sous des tentes et des pavillons faits, en grande partie, de branches de vigne et de lierre entrelacées; et le premier jour de ces réjouissances se nomme la fête des Tabernacles. Peu de jours après ils en célèbrent une autre, qui ne saurait non plus être regardée comme énigmatique, et qui est appelée ouvertement fête de Bacchus. On y porte en main des rameaux et des thyrses, avec lesquels on entre dans le temple. Mais quand les fidèles s'y sont renfermés, ce qu'ils font nous ne le savons pas. Il est probable que quelques bacchanales se célèbrent; car ils se servent de petites trompettes avec lesquelles il invoquent leur dieu, comme les Argiens dans les fêtes de Bacchus. D'autres se joignent à eux, jouant de la cithare, et ils donnent à ceux-ci le nom de « Lévites » par similitude soit avec le nom de Lysius, soit plutôt avec celui d'Evius.

« Je crois que leur fête du Sabbat n'est pas non plus étrangère à Bacchus. Sabbes est encore aujourd'hui le nom de plusieurs prêtres de Bacchus; et c'est le mot que ces prêtres prononcent toutes les fois qu'ils célèbrent des orgies en l'honneur du dieu. La preuve s'en peut voir dans Démosthène ainsi que dans Ménandre ; et l'on n'avancerait rien de hasardé si l'on disait que ce mot a été formé de Sobésis (frayeur religieuse), en raison du trouble auquel sont en proie ceux qui accomplissent les mystères de Bacchus. Les Juifs eux-mêmes confirment cette supposition. Lorsqu'ils célèbrent ce sabbat, ils se convient d'une manière toute spéciale à boire et à s'enivrer. Si quelque obstacle majeur les en empêche, au moins sont-ils constamment dans l'usage de goûter du vin pur.

« Dira-t-on que ce soient là seulement des vraisemblances? Il y a, en outre, des preuves irréfragables. La première de ces preuves se tire de la personne de leur suprême pontife. Dans les jours de fête, il s'avance coiffé d'une mitre. Il est vêtu d'une tunique de peau de faon, bordée d'or. Il porte une robe traînante, et il a pour chaussure des cothurnes. Un grand nombre de clochettes sont suspendues à ses vêtements, et sonnent à mesure qu'il chemine. C'est ainsi que, parmi nous, des bruits se font entendre pendant les mystères nocturnes de Bacchus, et qu'on appelle Chalcodrytes les nourrices de ce dieu. Une autre preuve, c'est le thyrse que l'on montre gravé sur la façade et en haut de leur temple, ainsi que les tambourins. Ce sont là des attributs qui ne sauraient en aucune façon convenir à un autre dieu qu'à Bacchus.

« Encore un rapprochement. Ils n'offrent jamais de miel dans leurs oblations parce qu'il semble que cette substance gâte le vin quand on l'y mêle. Or c'était cette substance dont on faisait des libations et dont on buvait avant que la vigne eût paru. Encore aujourd'hui, ceux des Barbares qui n'usent pas de vin boivent un breuvage composé de miel et dont ils modifient la douceur par des racines d'un goût aigre et vineux. Les Grecs pratiquent ces mêmes oblations, qu'ils appellent Néphalia et Mélisponda, et ils les pratiquent parce que le miel surtout possède une nature contraire à celle du vin. Donnons une dernière preuve, et non pas peu décisive, que les Juifs honorent Bacchus : c'est qu'entre plusieurs punitions instituées chez eux, la plus ignominieuse est celle par laquelle ceux qu'on veut punir sont privés de vin pour autant de temps qu'il plaît à celui qui a la puissance d'imposer la peine. Ceux qui subissent cette punition - - -.

QUESTION VII. Pourquoi les jours qui portent le même nom que les planètes ne sont pas comptés d'après le rang de celles-ci, mais en sens inverse. Il est aussi traité du rang qu'occupe le soleil.

QUESTION VIII. Pourquoi c'est au doigt annulaire que l'on porte de préférence les cachets.

QUESTION IX. Si ce sont des images de dieux, ou des portraits de sages, qu'il faut porter sur les cachets.

QUESTION X. Pourquoi les femmes ne mangent point le coeur de la laitue