PLUTARQUE
OEUVRES MORALES
PROPOS DE TABLE (SYMPOSIAQUES)
LIVRE I (Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. III , Paris, Hachette, 1870.) autre traduction : Ricard
PLUTARQUE
PRÉAMBULE.
Le mot :
«Je déteste un convive qui a de la mémoire»,
a été, selon que pensent quelques-uns, mon cher Sossius Sénécion, formulé contre les présidents des festins lesquels exercent d'une manière fatigante et insupportable leur autorité sur les buveurs. Il paraît, du moins, que les Doriens de Sicile donnaient au président du festin le nom
« d'homme à bonne mémoire. »
D'autres pensent que ce proverbe invite à jeter l'oubli sur ce qui se dit et se fait en buvant. C'est pourquoi nos traditions nationales consacrent au Dieu l'oubli et la férule, pour faire entendre, ou bien que l'on ne doit se souvenir d'aucune des fautes commises dans le vin, ou bien que ces fautes n'exigent que des corrections légères et enfantines. Vous aussi, vous pensez que l'oubli des choses inconvenantes est réellement un acte de sagesse, ainsi que le dit Euripide. Mais, d'un autre côté, perdre complètement la mémoire de ce qui s'est passé dans le vin ne vous semble pas seulement contraire à ce qui a été dit de l'influence de la table sur les relations amicales. Vous croyez encore, que contre une telle opinion proteste le témoignage des philosophes les plus illustres, Platon, Xénophon, Aristote, Speusippe, Épicure avec Prytanis, Hiéronyme et Dion l'Académicien. Tous, ils ont regardé comme un travail digne de quelque intérêt le soin de recueillir des propos tenus à table. C'est pourquoi vous avez pensé que des diverses questions instructives traitées dans le repas et au milieu des verres, soit chez vous autres à Rome, soit chez nous en Grèce, il serait bon que je réunisse celles qui en valent la peine. Je me suis consacré à ce travail, et je vous en envoie dès aujourd'hui trois livres, qui contiennent chacun dix questions. Je vous enverrai prochainement les autres, si vous ne trouvez pas que ceux-ci soient tout à fait indignes et des Muses et de Bacchus.
QUESTION I. S'il faut s'occuper à table de sujets instructifs.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : SOSSIUS SÉNÉCION, ARISTON, PLUTARQUE, CRATON, AUTRES ASSISTANTS.
1. La question que nous plaçons la première de toutes est de savoir, s'il faut en buvant s'occuper de sujets instructifs. Vous vous souvenez qu'à Athènes un jour on se demanda, après le souper, s'il fallait dans le vin s'occuper de sujets instructifs, et avec quelle mesure on devait le faire. Ariston, qui était présent, s'écria : «Y a-t-il, au nom du Ciel, des gens qui n'accordent pas à table une place aux philosophes?» — «Il y en a bien, lui répondis je, mon cher, qui, affectant une ironie outrée, prétendent que la philosophie, en maîtresse de maison, ne doit pas parler à table. Ils citent, en les approuvant, les Perses qui n'admettent pas leurs femmes, mais leurs concubines, à s'enivrer et à danser avec eux. A leur exemple, disent ces gens-là, nous pouvons donner entrée dans les festins à la musique et à la comédie, mais nous ne devons pas déplacer la philosophie : parce qu'il est indigne d'elle de partager ces divertissements, et parce qu'en des moments pareils nous ne sommes pas sérieux. Un rhéteur même, c'était Isocrate, que l'on priait de prendre la parole dans un festin, ne supporta pas cette proposition; et il ne dit rien autre chose, sinon :
«Ce en quoi je suis habile ne convient point à la circonstance présente, et ce que la circonstance exige, je n'y suis point habile. »
2. Craton alors poussa un cri :
«Par Bacchus, dit-il, Isocrate fit très bien de se refuser à parler, s'il devait arrondir de ces périodes qui n'auraient pas manqué de faire abandonner par les Grâces la salle du festin. Mais je ne crois pas que bannir d'un repas des amplifications de rhéteur soit la même chose que d'en exclure les matières philosophiques. C'est chose toute différente, que la philosophie. Comme elle est l'art qui nous montre comment il faut vivre, il n'est point de divertissement, point de plaisir, point de passe-temps d'où il soit convenable de l'écarter. Partout où elle se présentera, elle apportera la mesure et l'à-propos. Autant vaudrait prétendre, qu'on ne doit accueillir à sa table ni la modération ni la justice, en alléguant, prétexte ironique, leur gravité. Si nous devions dîner dans le palais des Thesmothètes sans dire mot, comme il fut fait dans le repas que l'on donna à Oreste, ce serait là pour excuser notre ignorance un prétexte assez heureusement imaginé. Mais s'il est vrai que Bacchus soit bien le Dieu qui dégage, qui délie tout, s'il ôte particulièrement les entraves de la langue, s'il donne à la voix sa plus grande liberté, ce n'en est, il me semble, que plus inconvenant et plus déraisonnable de s'interdire les meilleurs textes de discours dans les occasions où l'on est le plus abondant en paroles. Quoi! Tandis qu'il est disserté dans les écoles sur les devoirs des convives, sur le mérite de l'amphitryon, sur l'usage à faire du vin, on exclura de ces mêmes festins la philosophie ! N'est-ce pas déclarer qu'elle est incapable de confirmer par des actes ce qu'elle enseigne par des paroles?»
3. Vous fîtes alors remarquer qu'il ne fallait pas prendre la peine de contredire Craton sur ce point, mais que mieux valait se fixer sur les limites et le caractère des questions philosophiques propres à être traitées dans un repas, afin d'échapper à la plaisanterie que l'on fait assez agréablement sur ceux qui aiment à disputer et à argumenter. On leur cite toujours ce vers :
« Mais maintenant soupons : à plus tard le combat ».
Puis, vous m'engageâtes à prendre la parole. Je dis alors qu'il me semblait, avant tout, qu'on devait considérer quels étaient les convives présents. Si le repas réunit en majorité des amis de l'étude, comme à la table d'Agathon se trouvaient les Socrate, les Phèdre, les Pausanias, les Éryximaque; à celle de Callias, les Charmide, les Antisthène, les Hermogène, et autres semblables, nous les laisserons philosopher en leurs propos, et mêler Bacchus aussi bien avec les Muses qu'avec les Naïades. Car si ces dernières rendent le Dieu propice et doux au corps, les Muses font qu'il se communique aux âmes avec suavité et avec grâce. Si dans le nombre des convives se trouvent quelques ignorants, ils feront l'office des muettes parmi les voyelles. Mêlés au milieu de beaucoup d'hommes instruits, ils participeront à des voix qui ne seront pas inarticulées pour eux et qui parleront à leur intelligence. Si la majorité se compose de ces personnes par qui le chant de tout oiseau, le bruit de toute corde ou de tout bois, est préféré à la parole d'un philosophe, c'est l'exemple de Pisistrate qu'il sera utile de pratiquer. Un différend s'était élevé entre lui et ses fils; et comme il sut que ses ennemis en étaient bien aises, il convoqua une assemblée :
«J'aurais voulu, dit-il, ramener mes enfants par la persuasion : mais puisqu'ils sont intraitables, c'est moi qui leur obéirai et qui suivrai leur décision.»
De même quand un homme instruit, un philosophe, se trouvera au milieu de convives n'acceptant pas ses discours, il changera sa direction pour suivre la leur; il se résignera à partager les mêmes passe-temps, jusqu'à la limite où ces passe-temps viendraient à excéder la bienséance. Car il sait bien qu'on ne peut se montrer orateur qu'en parlant, mais qu'on est philosophe même en gardant le silence, en plaisantant, que dis-je? en subissant des railleries ou en ripostant par d'autres railleries. Ce n'est pas seulement une injustice extrême, comme dit Platon, de paraître juste ne l'étant pas : c'est encore une prudence souveraine, que d'être philosophe sans paraître s'occuper de philosophie, et d'avoir l'air de badiner en accomplissant les actes les plus sérieux. En effet, comme dans Euripide les Ménades sans armes et sans fer, et ne frappant qu'avec leurs thyrses, blessent ceux qui veulent se jeter sur elles; de même, dans la bouche des vrais philosophes les sarcasmes et les risées émeuvent jusqu'à un certain point ceux qui ne sont pas entièrement invulnérables, et contribuent à les ramener.
4. Or je pense qu'il y a une sorte de récits propres à être contés à table, soit parmi ceux que présente l'histoire, soit parmi ceux que les événements journaliers mettent à notre disposition. On y trouve de nombreux exemples qui excitent à la philosophie et à la piété ; on y trouve des actes de courage et de grandeur d'âme, qui inspirent l'envie d'être bon et utile à ses semblables. Ces récits, amenés sans affectation, peuvent exercer une influence morale sur ceux qui boivent, et enlèvent à l'ivresse une grande partie des maux dont elle est la cause. Il y a des gens qui mêlent de la buglosse avec le vin, et qui arrosent le parquet avec une infusion de verveine et de capillaire, se figurant que ces précautions communiquent à leurs convives de la bonne humeur et de la gaieté. Ils imitent en cela l'Hélène d'Homère, laquelle jetait certaine drogue dans le vin pur. Mais ils ne réfléchissent pas que cette tradition, venue d'Égypte après avoir fait beaucoup de chemin, va se terminant à des propos honnêtes et appropriés à la circonstance : car Hélène, pendant que boivent ses convives, leur raconte les travaux d'Ulysse :
« Ce qu'a fait et souffert ce héros
intrépide,
Et les coups dont lui-même a voulu se frapper. »
Qu'était, en effet, selon toute apparence, cette drogue appelée népenthès, qui calmait les douleurs, sinon un langage parfaitement approprié à la circonstance, ainsi qu'aux sentiments et à la position des personnages? Du reste, les hommes d'esprit, même lorsqu'ils abordent directement les sujets instructifs, conduisent alors leurs propos par la voie de la persuasion plutôt qu'ils n'emploient la force impérieuse des démonstrations. Voyez comment Platon, dans son Banquet, disserte sur la fin dernière, sur le souverain bien, et en général sur des matières théologiques. Il ne poursuit pas rigoureusement ses déductions. Ce n'est pas un athlète jetant, selon la coutume, de la poussière sur son adversaire afin d'avoir une prise solide et irrésistible. Il emploie des arguments plus moelleux, des exemples et des fictions mythologiques, pour captiver les esprits.
5. Il faut que les matières mêmes sur lesquelles portent les recherches soient plus relâchées ; que ce soient des sujets connus ; que les demandes soient faciles et n'aient rien de captieux : ce qui embarrasserait les esprits peu pénétrants et les détournerait. Car, de même qu'il est d'usage dans les festins de n'offrir au corps d'autre agitation que celle de la danse et des choeurs, et que si nous forcions les convives en se levant de table à s'escrimer les armes à la main ou à lancer le disque, notre festin serait pour eux non seulement odieux, mais deviendrait en outre funeste ; de même, l'esprit est agréablement et utilement remué par des questions légères. Mais celles qui sont querelleuses, comme dit Démocrite, et embarrassées, ne doivent pas y intervenir. Car elles engagent ceux qui les font dans une série de raisonnements plus subtils et plus abstraits les uns que les autres, et elles fatiguent horriblement ceux qui ont la mauvaise chance de se trouver là. Aussi bien que le vin, la conversation doit être commune, de manière à ce que tous y prennent part. Jeter des questions d'un certain genre, ce serait se montrer aussi peu convenable envers une compagnie que la grue et le renard d'Ésope. Le renard avait versé sur une pierre plate une sorte de purée claire, et c'était moins pour régaler la grue qu'il l'avait invitée, que pour se moquer d'elle. On juge quel fut le désappointement de celle-ci, quand la limpidité du brouet échappait à la longueur de son bec. A son tour donc la grue, lui ayant adressé une invitation à dîner, servit le repas dans une bouteille à col mince et étroit : de sorte qu'elle y introduisait facilement son bec et savourait le tout, tandis que le renard ne put en prendre une part honnête. Eh bien, pareillement, lorsque les philosophes, au milieu d'un repas, se plongent dans des questions subtiles et d'une dialectique épineuse, de manière à fatiguer des gens qui ne peuvent pas les suivre, et que d'une autre part ces derniers se lancent dans des chansons, dans des récits oiseux, dans des propos d'artisans et de carrefour, le but de cette réunion de convives est manqué, et il y a injure commise envers Bacchus. De même que quand Phrynicus et Eschyle firent entrer dans la tragédie les aventures fabuleuses et le mouvement des passions, on se mit à demander:
«En quoi cela regarde- Bacchus »?
De même il m'est souvent venu en pensée de dire à ceux qui transportent dans les festins le sophisme qu'on appelle « Le Maître » :
«Eh ! l'homme, en quoi cela intéresse-t-il Bacchus?»
Chanter les rondes appelées scolies quand le cratère est au milieu de la table, quand se distribuent les couronnes que le Dieu nous met sur la tête en nous rendant la liberté, cela n'est une coutume ni belle ni convenable à la circonstance. On dira, il est vrai, que ces scolies ne sont pas une sorte de chants qui aient une signification obscure : elles sont ainsi appelées, parce que dans l'origine les convives chantaient tous en commun d'une seule voix un paean en l'honneur du Dieu. Plus tard, ils ne chantèrent que les uns après les autres, en se passant de main en main une branche de myrte. Cette branche s'appelait « aesacus », sans doute parce que chacun la recevait à tour de rôle en chantant. Plus tard on fit passer une lyre à la ronde. Celui qui avait appris à jouer de cet instrument la prenait et chantait en s'accompagnant. Mais ceux qui n'entendaient rien à la musique refusaient la lyre, et de ce que cette manière de chanter n'était ni commune ni facile, elle fut appelée scolie. D'autres disent que la branche de myrte ne se transmettait pas de main en main, mais de lit en lit. Quand le premier convive avait chanté, il la passait au premier du second lit, et celui-ci au premier du troisième; puis le second, de la même manière au second; et il paraît que la variété et l'obliquité de cette évolution fit donner à ce chant le nom de scolie.
QUESTION II. Si celui qui reçoit des convives doit les placer lui-même, ou s'en remettre à leur discrétion.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : TIMON, UN ÉTRANGER, PLUTARQUE, LE PÈRE DE PLUTARQUE, LAMPRIAS, AUTRES ASSISTANTS.
1. Mon frère Timon, traitant un jour certain nombre de personnes, invitait chacun des entrants à prendre place et à s'installer où il voudrait : attendu que c'étaient des étrangers, des citoyens de la ville, des amis, des parents, bref des gens de toute sorte, qui étaient ses conviés. Déjà donc ils étaient arrivés pour la plupart, lorsque survint un étranger qui ressemblait à un élégant de comédie et dont la toilette recherchée, ainsi que son cortège de valets, dénotait un peu trop de mauvais goût. Il se présenta aux portes de la salle. Puis, quand il eut promené en cercle ses regards sur les convives qui avaient pris place, il ne voulut pas entrer; et, tournant sur ses talons, il s'en alla. Plusieurs coururent après lui. Mais il déclara ne pas avoir vu qu'il lui eût été laissé une place digne de lui. On éclata de rire, et les convives dirent gaiement, qu'il n'y avait qu'à le jeter hors de la maison en lui souhaitant toutes sortes de prospérités. Il est bon de dire qu'ils avaient pour la plupart largement bu.
2. Mais comme le souper tirait sur sa fin, mon père, s'adressant à moi qui étais placé bien loin de lui au bout de la table :
« Timon et moi, me dit-il, nous t'avons choisi pour juge d'un différend élevé entre nous. Depuis longtemps je lui adresse à l'occasion de cet étranger des paroles qu'il trouve mal sonnantes. Si dès le commencement il eût assigné les places comme je l'y avais engagé, nous n'aurions pas, lui dis-je, encouru le reproche de confondre les rangs, et encouru ce reproche de la part d'un homme qui sait
« Placer l'infanterie et la cavalerie ».
On rapporte, en effet, que le général Paul-Émile, ayant, après sa victoire sur Persée de Macédoine, donné de grands festins, y fit preuve d'un ordre admirable dans tous les détails et aussi dans la manière d'assigner les rangs.
« De la même intelligence, disait-il, procède le talent d'organiser un corps d'armée bien terrible et un festin bien agréable. Car l'un et l'autre sont le résultat d'une bonne ordonnance. »
Les chefs les meilleurs et le plus vraiment rois, comment Homère a-t-il l'habitude de les appeler? Ordonnateurs de peuples. Quand vous parlez du Souverain Dieu, ne dites-vous pas que c'est aux belles dispositions prises par lui que la confusion a été dans le monde remplacée par l'ordre, sans qu'il supprimât rien de ce qui était, sans qu'il y ajoutât quoi que ce fût? Il n'eut qu'à placer chaque chose en son lieu convenable, pour que la nature, jusque-là livrée au plus affreux chaos, devînt un chef-d'oeuvre de beauté. Mais sans recourir à ces considérations d'un ordre supérieur et plus élevé, que nous tenons de vous autres, nous reconnaissons bien par nous-mêmes, que toute la dépense faite pour un festin n'aboutit à rien d'agréable et de libéral, si le bon ordre n'y a point présidé. C'est moquerie, que les cuisiniers et maîtres d'hôtel mettent un soin extrême à servir un plat en premier, tel autre en second, au milieu du repas ou à la fin ; que les parfums, les couronnes, la musique, s'il y en a, tout enfin soit méthodiquement réglé et ordonné; et que d'autre part ceux qui sont conviés à ces belles et bonnes choses, viennent prendre place au hasard et comme il se trouve, uniquement pour se repaître, sans que l'âge ou la dignité, ou quelque autre considération du même genre, assigne à chacun la place qui lui convient. Il est juste que les honneurs soient pour le personnage le plus important, que les convives dont le rang est secondaire prennent l'habitude de ce rang, et que celui qui détermine les places s'exerce à discerner et à établir judicieusement les bienséances. Non : si ailleurs la supériorité de la position donne le privilège de rester assis ou de se tenir debout, il n'y a pas lieu de supprimer cette étiquette lorsqu'il s'agit de prendre place sur les lits d'un festin. Il n'est pas convenable que le maître de la maison boive à celui-ci avant de boire à celui-là, ni que d'un autre côté, en assignant les places, il néglige les distinctions de personnes. Ce serait faire du repas, dès le commencement, une seule Mycone, ainsi que dit le proverbe.»
Tel fut le plaidoyer que mon père prononça.
3. Ce fut mon frère qui répondit :
«Je ne saurais, dit-il, être plus sage que Bias. Si ce dernier refusa d'être arbitre entre deux amis, est-ce à moi de me constituer juge à l'égard d'un si grand nombre de parents, de compagnons et d'amis à la fois, lorsqu'il est question, non pas d'argent, mais de préséance? Je semblerais les avoir invités moins pour les bien accueillir que pour les humilier. Ménélas commit une impertinence devenue proverbiale en se présentant au conseil d'Agamemnon sans y avoir été mandé. Il en commet une plus grande encore, celui qui, au lieu de maître de maison, s'érige en arbitre et en censeur de ceux qui ne l'en requièrent pas, de ceux entre lesquels il n'a pas à juger. Il ne lui appartient point de décider si les uns sont meilleurs et les autres pires. Ils n'ont pas pris place pour un combat : c'est à un festin qu'ils sont venus. D'ailleurs la distinction ne serait même pas aisée à établir : attendu que les uns ont la supériorité de l'âge, les autres celle de la puissance, ceux-ci du sang, ceux-là de l'amitié. Il faudrait, comme si l'on étudiait une leçon de parallélisme, avoir sous la main les Topiques d'Aristote ou les Supériorités de Thrasimaque. Et en quoi serait profitable ce que ferait alors le maître de maison, si ce n'est qu'il transporterait de la place publique et du théâtre en une salle de festin les rivalités d'une vaine gloire ? Là d'où l'on se propose de faire disparaître les autres passions par la douce familiarité de la compagnie, il irait armer de prétentions la vanité, ce vice dont il faut, selon moi, purifier plus soigneusement les âmes qu'on ne lave à ses convives leurs pieds couverts de poussière, si l'on désire qu'ils conversent entre eux à table avec aisance et familiarité. Quoi! C'est pour faire cesser entre nos invités des motifs de courroux ou des haines à propos d'affaires que nous les réunissons, et voilà que nous mettons leur amour-propre en jeu! Nous ranimons leurs inimitiés, nous les enflammons, en humiliant les uns, en exaltant les autres! Si maintenant, comme conséquence de la distinction entre les places assignées, nous buvons aux uns plus souvent qu'aux autres, si nous les servons plus fréquemment, si plus fréquemment nous causons avec eux et les interpellons, ce sera complètement un banquet de satrapes au lieu d'un dîner d'amis. Sommes-nous décidés, au contraire, à maintenir en tout le reste l'égalité des convives? Commençons au moment même où ils entrent dans la salle. Habituons les, tout d'abord, à se placer entre eux sans vanité, d'une manière toute simple. Dès la porte ils verront qu'ils sont invités démocratiquement à un souper, et non pas aristocratiquement à un sénat de personnages d'élite : puisque le riche est confondu sur les sièges avec les plus humbles citoyens, et qu'il ne songe pas à se plaindre. »
4. Après cette plaidoirie, l'assistance me pria de prononcer. Je dis qu'ayant été choisi pour arbitre et non pas pour juge, je prendrais un moyen terme.
«Si ce sont des jeunes gens que l'on traite, des concitoyens, des familiers, il faut, comme l'a dit Timon, leur faire prendre l'habitude de se mettre simplement et sans prétention à la première place venue : c'est un bon moyen pour entretenir l'amitié que de se montrer ainsi d'humeur facile. Mais si c'est avec des étrangers, ou des personnages en place, ou des vieillards, que nous agissons ainsi, à la façon de vrais philosophes, j'ai peur que nous ne semblions fermer la porte de devant à la vanité pour ouvrir la porte de derrière au pêle-mêle. Encore faut-il en cela concéder quelque chose à l'usage et à la coutume. Ou bien, supprimons du même coup les santés portées, les interpellations. Ce sont là, en effet, des marques de déférence dont nous n'usons pas envers les premiers venus et indistinctement, mais avec le plus de choix qu'il est possible, afin d'honorer tels ou tels convives
« Par le siége, les mets et les coupes remplies »,
comme dit le roi des Grecs ; et on le voit lui-même de la place occupée faire la première marque d'honneur. Nous louons aussi Alcinoüs de ce que, pour mettre son hôte auprès de lui,
« Il déplace, fidèle à l'hospitalité,
Son fils Laodamas, assis à son côté ».
Car dans la place occupée par un être chéri installer un suppliant, c'est faire un acte de haute convenance et de tendresse. Même parmi les Dieux sont observées ces distinctions de préséance. Neptune, bien qu'il soit arrivé le dernier au conseil,
« Va prendre, néanmoins, la place du milieu »,
comme étant celle qui lui appartient. Pour Minerve, on voit que le siége le plus voisin de Jupiter lui est toujours réservé. C'est ce que le Poète nous montre en passant, lorsqu'il dit de Thétis :
« Près du Maître, Pallas veut lui céder sa place ».
Pindare s'exprime encore plus clairement :
« A côté du Dieu qui lance la foudre,
Dont le souffle ardent réduit tout en poudre,
Qui viendra s'asseoir? La fière Pallas ».
Timon, il est vrai, prétendra qu'on ne doit pas, pour honorer un seul, enlever aux autres quoi que ce soit de ce qu'ils possèdent. Or c'est ce qu'il semble faire bien plus que moi : car c'est enlever que de rendre commun ce qui est propre. Il n'est rien qui soit plus la propriété de chacun que le droit de sa dignité. Timon fait un prix de course et de promptitude de ce qui serait dû à la vertu, à la parenté, à la magistrature et aux supériorités du même genre. Il croit éviter de déplaire à ses convives, et il les indispose davantage : car ils s'indignent d'être privés d'un honneur dont ils ont l'habitude.
« Quant à moi, je ne trouve pas que ces distinctions soient bien difficiles à ménager. D'abord, beaucoup de personnes égales en dignité se rencontrent assez peu facilement réunies à une même invitation. Ensuite, comme il y a plusieurs places d'honneur, il y a, sans faire de jaloux, moyen d'établir ses partages, pour peu que l'on y apporte de discernement. L'un on le placera le premier, l'autre au milieu, l'autre à côté de soi, celui-ci près d'un ami de la maison, celui-là près d'un des habitués ou du précepteur de la famille : de cette manière on pourra donner à chacun ce qu'on appelle des sièges d'honneur. Quant aux autres convives, on leur réservera quelques attentions ménagées à propos, pour leur prouver que c'est sans intention blessante qu'on cesse de les honorer, et pour faire voir qu'on ne leur enlève rien de l'estime où on les met. Si les distinctions de mérite sont difficiles à établir, et que les personnes se montrent peu accommodantes, apprenez à quel expédient j'ai recours. J'installe dans la place la plus honorable un père, s'il y en a un, en allant le prendre par la main; s'il n'y en a pas, je m'adresse à un grand-père, ou à un beau-père, ou à un oncle, ou à quelqu'un qui, à raison d'un titre reconnu et personnel, justifie la préférence du maître de la maison. C'est à Homère que j'emprunte cette manière d'apprécier les convenances. Dans l'Iliade, Achille voyant Ménélas et Antiloque se disputer le second prix de la course des chars, et craignant que la colère et la rivalité ne les emportent trop loin, se décide à décerner le prix à un troisième. Il dit que c'est par compassion et par égard pour Eumélus; mais, dans le fait, il veut anéantir la cause de leur différend.»
5. Comme je parlais ainsi, Lamprias, de la place infime où il était assis comme à l'ordinaire, éleva la voix et demanda aux assistants s'ils lui accordaient la permission de redresser «ce juge qui radotait». Tous l'engagèrent à user de son franc parler, sans ménagement.
« Et comment, dit-il, ménagerait-on un philosophe, lorsque c'est d'après les parentés, la richesse, les magistratures, qu'il distribue les places dans un festin? Est-ce qu'il s'agit d'un spectacle, ou de préséances, comme aux assemblées délibérantes des Amphyctions? Il sera donc dit que pas même dans le vin nous ne renoncerons à la vanité ! Non : ce n'est pas l'étiquette, c'est l'agrément qui doit décider des places. Il ne s'agit pas de peser la valeur de chacun, mais d'apprécier les affections et les convenances réciproques, ainsi qu'il se fait dans les choses qui demandent un parfait accord. Un architecte ne donne pas la préférence à la pierre d'Attique ou de Laconie sur la pierre d'une autre contrée, en s'appuyant sur ce que la première est de plus noble extraction. Un peintre ne donne pas dans un tableau la place principale à la couleur qui coûte le plus cher. Un constructeur de vaisseaux ne fait point passer avant les autres bois le pin de Corinthe ou le cyprès de Crète. Mais selon que chaque matière unie et ajustée avec le reste doit donner à l'ensemble de l'ouvrage plus de force, de grâce ou d'utilité, les uns et les autres en ménagent l'emploi. Voyez aussi Dieu, que notre Pindare appelle « l'ouvrier par excellence ». Il ne place pas constamment le feu en haut, la terre en bas : il se détermine d'après ce que réclament les besoins des corps. Écoutez Empédocle :
« Les coquilles de mer, les huîtres,
les tortues
Sous un poids des plus lourds se traînent abattues :
Elles portent le sol qui devrait les porter ».
Tant il est vrai que les corps occupent non pas la place qu'indique la constitution naturelle de l'univers, mais celle qu'exige l'ensemble de l'ouvrage commun ! En tout, le désordre est une mauvaise chose; mais si c'est parmi des hommes, et des hommes occupés à boire, qu'il se produit, ses conséquences fâcheuses se révèlent là plus qu'ailleurs, par les insolences et les autres excès inqualifiables auxquels il donne lieu. Ce sont des abus que doit prévoir et éviter un homme qui aime l'ordre et la régularité.»
6. — « Parfaitement dit! répondîmes-nous. Mais pourquoi nous refuser ces qualités d'ordre et d'harmonie, dont précisément nous parlons?»
— « Je ne vous les refuse nullement, dit Lamprias, si vous êtes gens à accepter les dispositions et l'ordre nouveau que j'introduis dans le festin, comme Épaminondas le fit pour la Phalange.»
Nous lui permîmes tous d'agir à sa guise. Alors il ordonna aux esclaves de quitter la salle; et, promenant ensuite ses regards sur chacun de nous :
«Écoutez, dit-il, comment je compte vous disposer les uns et les autres : car je veux que vous soyez d'abord prévenus. Je trouve juste l'accusation portée contre Homère par le Thébain Pamménès, quand ce dernier lui reproche de n'entendre rien aux choses de l'amour, de rapprocher les tribus des tribus, de mêler les familles avec les familles. Ce serait, dit Pamménès, l'amoureux qu'il devrait mettre près de l'objet aimé, afin que toute la phalange, inspirée d'un même souffle, fût constamment unie comme par un lien animé. C'est ainsi que je prétends organiser votre festin. Je veux que le riche ne soit pas à côté du riche, ni le jeune homme à côté du jeune homme; je ne place pas le magistrat sur le même lit que le magistrat, l'ami sur le même que l'ami. C'est frapper d'immobilité une réunion; c'est la rendre incapable d'un redoublement ou d'une initiative de bienveillance, que de lui imposer un tel ordre. Mais pour suppléer en faveur de chacun l'élément utile qui lui manque, j'ordonne qu'à côté de celui qui aime à parler littérature on mette celui qui est avide d'instruction. A côté de l'homme morose sera placé l'homme d'humeur douce; du vieillard conteur, l'adolescent curieux de tous récits; du fanfaron, le railleur; de l'emporté, le taciturne. Si j'aperçois en une place un riche aux habitudes libérales, j'irai prendre dans quelque coin obscur un homme vertueux et pauvre pour l'installer auprès de lui, afin qu'il s'opère une sorte de déversement, comme d'une coupe pleine en une coupe vide. Mais je m'oppose à ce que l'on couche un sophiste à côté d'un sophiste, un poète à côté d'un poète: car
« Poète et mendiant sont races fort jalouses ».
« Pourtant je dois dire que Sosiclès et Modestus, présents ici tous les deux, s'appuient mutuellement l'un sur l'autre, qu'ensemble ils s'animent du beau feu de la poésie, ensemble tentent les plus admirables hardiesses. Mais je veux séparer ceux qui prennent les gens à la gorge : à savoir, les querelleurs, les irascibles, entre lesquels je place toujours un autre convive, chargé d'adoucir les froissements. Au contraire, je mets ensemble ceux qui aiment les exercices du corps, ceux qui s'occupent de chasse et d'agriculture. Car il y a deux genres de similitudes : l'une qui pousse à s'entre-battre, comme celle des coqs; l'autre qui est tout aimable, comme celle des geais. Je mets aussi ensemble les passionnés buveurs et les amoureux; et parmi ces derniers, non seulement ceux
« Qui sentent l'aiguillon de l'amour masculin »,
comme dit Sophocle, mais ceux qui sont mordus de celui des femmes et des jeunes vierges. Attendu que c'est un même feu qui les échauffe, ils s'accommoderont plus aisément ensemble, comme du fer que l'on soude. A moins, bien entendu, qu'ils ne se trouvent aimer, de l'un ou l'autre sexe, un même objet.»
QUESTION III. Pourquoi, des différentes places, celle qu'on nomme «consulaire» était réputée honorable.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : LES MÊMES QUE CEUX DU PRÉCÉDENT.
1. A la suite de ce propos, la recherche tomba sur les places. On remarqua que telles sont réputées honorables chez les uns, et telles autres chez les autres. En Perse, la place d'honneur est au milieu, et elle est réservée au souverain. En Grèce, c'est celle qui est la première de la table. A Rome, c'est la dernière du lit du milieu, celle que l'on nomme « consulaire ». Chez certains peuples du Pont, comme ceux d'Héraclée, la place d'honneur est, au contraire, la première de ce même lit. Quoi qu'il en soit, à propos de la place appelée consulaire nous étions particulièrement embarrassés : car elle avait chez nous la priorité d'honneur, sans que cette priorité tînt, comme pour la première place ou pour la place du milieu, à une cause légitimée. De plus, rien de ce qui s'y rencontre ne lui est exclusivement particulier, ni ne semble constituer quelque avantage sérieux. Pourtant, trois des raisons qui ont été données nous frappaient. Voici la première. Quand les consuls eurent expulsé les rois et changé toute la forme du gouvernement contre une plus démocratique, ils se retirèrent de la place du milieu, affectée à la personne royale, pour descendre à celle du bas: ne voulant pas que ce privilège, dans l'exercice de leur charge et de leur pouvoir, indisposât contre eux leurs concitoyens. Une seconde raison est celle-ci : les deux premiers lits étant destinés aux convives, le troisième, et dans ce troisième la première place, appartiennent spécialement au maître de la maison. Placé là comme le conducteur d'un attelage ou comme le pilote d'un vaisseau, il peut avec dextérité parcourir des yeux l'ensemble du service. Il lui est facile de s'occuper affectueusement de ses convives et de leur parler sans qu'il soit trop loin des autres places. Quant au lit inférieur, il est pour sa femme ou ses enfants; et celui d'au-dessus se trouve naturellement réservé au personnage le plus honoré parmi les conviés, afin qu'il soit près du maître du logis. Une troisième raison, qui semble toute spéciale, c'est que cette place est très commode pour agir. En effet, le premier magistrat de Rome n'est pas tel qu'Archias, le polémarque des Thébains. Si pendant son souper il lui survient une dépêche, ou une communication verbale, qui soit importante, il n'est pas homme à s'écrier :
« A demain les affaires sérieuses ! »
Ce n'est pas lui qui rejettera une missive pour saisir la coupe. Au contraire, le consul n'est jamais plus attentif et plus circonspect qu'en de pareils moments Non seulement, comme l'on dit,
« Un passionné joueur,
A chaque coup de dé tressaille avec douleur; »
mais encore, tout plaisir, soit partie de table, soit divertissement, est pour un général et un chef d'état digne sujet de préoccupation. Afin donc que le consul puisse entendre ce qu'il faut, expédier des ordres, donner des signatures, il se réserve cette place spéciale. Comme c'est à cet endroit que le second lit se joint au troisième, l'angle qu'ils font entre eux ménage un espace par le moyen de son ouverture. Il y a toute facilité pour un secrétaire, pour un domestique, pour un garde du corps, pour un messager venu du camp. On peut s'approcher du consul, lui parler, recevoir ses ordres, sans être gêné par personne, sans gêner soi-même aucun des convives. Le magistrat, de son côté, possède le libre usage de sa main droite, de sa voix, et rien ne lui fait obstacle.
QUESTION IV. Quel il faut être pour obtenir la royauté du festin.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : CRATON, THÉON, PLUTARQUE, AUTRES ASSISTANTS.
1. Craton mon parent, et Théon mon camarade, se trouvaient avec nous dans un repas où l'ivresse avait commencé à faire naître quelques licences, ensuite réprimées. Ils en prirent matière pour parler de la royauté du festin. Ils prétendirent que je devais mettre la couronne sur ma tête, et ne pas laisser tomber une coutume entièrement abandonnée; qu'il fallait rétablir et remettre en vigueur cette présidence, légalement instituée sur les festins et sur leur bonne ordonnance. Les autres partagèrent cet avis : de sorte que ce fut un hourra général, et l'on me pria d'accepter.
«Puisque vous l'exigez tous, dis-je alors, je m'élis moi-même roi de votre festin, et j'ordonne à tous les convives de boire, quant à présent, à leur discrétion. Pour Craton et Théon, qui ont proposé le décret et lui ont fait donner force de loi, ils auront à nous retracer dans un résumé bref et frappant, quelles qualités doit réunir le roi du festin pour être choisi, quel but il doit se proposer à la suite de son élection, et comment il faut qu'il en use avec les convives. Je leur permets de se partager la tâche.»
2. Ils firent d'abord mine de vouloir refuser. Mais, comme tous les sommaient d'obéir au roi du festin et d'exécuter ses ordres, Craton prit le premier la parole.
«Platon, dit-il, veut que celui qui commande aux gardes soit lui-même le garde le plus vigilant. De même le roi de gens conviés pour un festin, doit être entendu aux festins mieux que personne. Or il possédera ce genre de mérite s'il ne se laisse pas facilement gagner par l'ivresse et s'il ne recule jamais devant le vin. C'est ainsi que Cyrus adressait aux Lacédémoniens une lettre, où il leur disait qu'entre autres supériorités qui le faisaient plus roi que son frère, il supportait très bien le vin pur. En effet celui qui s'enivre devient injurieux et inconvenant; et d'un autre côté, celui qui reste constamment sobre est désagréable : il est propre à faire le pédagogue, plutôt qu'à présider un festin. Toutes les fois que Périclès, quand il eut été élu chef de la république, revêtait la chlamyde, le premier il avait coutume de se dire à lui-même, comme pour se remettre en mémoire ce qu'il devait faire :
«Songes-y, Périclès : c'est à des hommes libres que tu commandes, c'est à des Grecs que tu commandes, c'est à des Athéniens que tu commandes.»
Eh bien, que notre roi du festin se dise :
«C'est à des amis que je commande ».
Il sera sûr de ne pas autoriser les choses déshonnêtes et en même temps de ne pas mettre en fuite le plaisir. Il faut encore que ce roi des buveurs soit familiarisé à des habitudes sérieuses, sans rester étranger aux grâces de la plaisanterie. Des unes et des autres il présentera un agréable mélange; mais, comme un vin généreux, sa nature le portera plutôt à incliner un peu vers l'austérité. Ce sera le vin même qui amènera son humeur au juste tempérament, qui devra l'adoucir, et en quelque sorte le détremper. Car, comme Xénophon disait que la physionomie habituellement farouche et sauvage de Cléarque prenait dans les combats un air de joie et de sérénité à cause de la confiance qui l'animait, de même celui qui n'est point naturellement morose, mais seulement grave et austère, se déride à table en buvant, et n'en devient que plus charmant et plus aimable. «Il faut encore qu'il ait le plus possible l'expérience du caractère de chaque convive ; qu'il sache quels changements le vin opère en eux, à quelle passion ils sont le plus portés, et comment ils supportent le vin pur. Car on ne saurait nier que si les différents vins doivent se mélanger d'eau dans des proportions différentes, proportions que les échansons royaux connaissent lorsqu'ils en ajoutent tantôt plus, tantôt moins; on ne saurait nier, dis je, que chaque buveur n'ait aussi sa mesure de vin. Le roi du festin doit la connaître; et, la connaissant, il faut qu'il l'observe. De cette manière, comme le bon musicien, il augmentera chez l'un l'intensité du boire, chez l'autre il la relâchera, la diminuera; et il amènera les différentes natures à une harmonie, à une concordance parfaite. Il ne mesurera pas l'égalité à la coupe et aux verres, mais aux circonstances, à la force des corps; et il servira chacun selon ce que chacun peut porter. S'il est difficile qu'un roi de festin connaisse toutes ces particularités, du moins est-il séant qu'il possède à fond des notions générales sur les complexions naturelles et sur les âges. Ainsi, les vieillards s'enivrent plus promptement que ne le font les jeunes ; ceux qui se remuent, que ceux qui restent tranquilles; les gens tristes et soucieux, que les caractères contents et gais; ceux qui chantent sans discontinuer et à tue-tête, que ceux qui se taisent. Connaissant toutes ces nuances, il saura, mieux que celui qui les ignorerait, maintenir la décence et la concorde dans un repas. Que le roi du festin doive être animé de sentiments de bienveillance et d'amitié pour tous, et n'avoir de rancune secrète ou de haine contre aucun des convives, c'est ce qui est unanimement reconnu jusqu'à l'évidence. Sinon, il ne sera ni supportable dans les ordres qu'il donnera, ni équitable dans ses répartitions, ni spirituel, non plus, dans ses railleries ».
Voilà, dit Craton, quel roi du festin je vous offre. Je le figure par mes paroles, comme si je l'avais façonné avec de la cire.
3. — «Et je le reçois, dit Théon, comme parfaitement achevé et digne de figurer à table. Mais l'emploierai-je à tout, m'exposant ainsi à gâter votre ouvrage? C'est ce que je ne sais pas. Néanmoins il me semble que tel qu'il est, il dirigera réellement le festin. Il ne permettra pas qu'on fasse de cette réunion tantôt une assemblée de démocrates, tantôt une école de sophistes, d'autres fois un tripot de joueurs, d'autres fois des planches et un tréteau de comédiens. Autrement ne verrez-vous pas tels convives prononcer à table des harangues politiques et des plaidoiries, tels autres s'y exercer à la déclamation et lire tout haut leurs propres ouvrages, tels autres, enfin, se constituer juges des prix entre les mimes et les danseurs? Alcibiade et Théodore firent du festin de Polytion une initiation aux mystères, en y parodiant la cérémonie des torches et les fonctions d'hiérophante. Aucune de ces inconvenances, selon moi, ne doit être tolérée par le roi du festin. Il y a plus. En fait de discours, de spectacles, de divertissements, il n'admettra que ceux qui tendent au but qu'on se propose dans un repas. Or ce but est d'accroître ou de faire naître, sous les auspices du plaisir, l'amitié entre les convives, parce que le festin n'est autre chose qu'une réjouissance de table, où la bonne humeur doit aboutir à une affection réciproque.
«Mais comme en toutes choses rien ne rassasie plus vite et souvent n'est plus nuisible que l'uniformité; comme la variété, au contraire, quand on en use à propos et avec mesure, empêche que le plaisir ne se change en douleur et l'utilité en dégoût, il est clair que le président du festin ménagera aussi aux buveurs l'adjonction de quelques autres agréments. Il sait, l'ayant entendu dire à beaucoup de personnes, qu'on ne se promène jamais plus agréablement sur l'eau que le long de la terre, et sur la terre, que le long de l'eau : de même il associera le plaisant et le sérieux. Il voudra que les badinages aient quelque chose de grave, et d'un autre côté que les personnages sévères s'enhardissent à la gaieté, dont la vue sera pour eux ce qu'est la terre pour ceux qui naviguent le long des côtes. Car il est très parfaitement légitime d'appliquer le rire à un grand nombre de choses utiles, et de donner de l'agrément aux choses sérieuses.
« Ainsi près du chardon, de la ronce
étoilée,
Brille ta douce fleur, ô blanche giroflée »!
Mais tous les divertissements qui, sans avoir rien d'utile, introduisent la licence dans les festins, ne seront qu'avec de grandes précautions et une extrême réserve permis aux convives ; de peur que ceux-ci, sans y prendre garde, mêlant la grossièreté et l'insolence à leur vin, comme on fait des mélanges de jusquiame, ne tournent en dérision ce qu'on appelle les commandements de table : qu'ils n'ordonnent à des bègues de chanter, à des chauves de se peigner, à des boiteux de sauter sur un pied. C'est ce qui arriva pour Agapestor, de la secte académique. Il avait une jambe toute petite et desséchée. Voulant lui jouer un mauvais tour, les convives décidèrent que chacun viderait sa coupe en se tenant debout sur le pied droit, ou bien que l'on payerait une amende. Quand fut venu le moment où lui-même devait commander, il ordonna que tous bussent comme ils le verraient faire. Une cruche vide ayant été apportée, il y plongea sa jambe étique, et dans cette attitude, vida sa coupe. Les autres virent bien, après s'y être essayés, qu'il n'en pouvaient faire autant, et ils payèrent l'amende. Agapestor se montra plein d'esprit. C'est ainsi qu'il faut prendre ses revanches d'une manière facile et gaie, qu'il faut s'habituer à user du commandement pour le plaisir et pour l'utilité. Les ordres que l'on formulera devront être appropriés à chacun, présenter une exécution facile et capable de faire honneur aux gens. Il sera imposé au musicien de chanter, à l'orateur de prononcer un discours, au philosophe de résoudre une question difficile, au poète d'improviser des vers : car chacun prend plaisir à se laisser mener et obéit avec empressement, lorsqu'il s'agit d'exécuter ce en quoi il excelle.
«Le roi d'Assyrie promit par la voix du héraut un prix à celui qui trouverait une volupté nouvelle. Un roi de festin ferait chose très ingénieuse, en proposant un prix et une récompense à qui introduirait un jeu innocent, un amusement utile, une plaisanterie, qui, loin de tomber dans la farce et l'injure, fût empreinte de bon goût et de bienveillance. C'est là, du reste, l'écueil de presque tous les festins, quand ils ne se trouvent pas avoir été bien dirigés. Ce qui caractérise un organisateur prudent et sage, c'est de se tenir en garde contre la haine et la colère : passions auxquelles nous sommes exposés, non seulement dans les marchés par l'amour du gain, dans les gymnases et les palestres par l'opiniâtreté, dans la carrière des charges publiques et des honneurs par l'ambition, mais aussi dans les repas et en buvant, par les jeux et les plaisanteries que l'on s'y permet.»
QUESTION V. Dans quel sens on a dit, que «l'amour enseigne la musique».
PERSONNAGES DU DIALOGUE : SOSSIUS, PLUTARQUE, AUTRES ASSISTANTS.
I. «Dans quel sens a-t-on dit :
« L'amour enseigne la musique
A ceux qui ne s'en doutaient pas »?
Telle fut la question que l'on se posa chez Sossius, après qu'eurent été chantés quelques vers saphiques où le poète Philoxène raconte
«que le Cyclope même se guérissait de son amour en écoutant les Muses aux belles voix.»
Il fut dit, qu'en toutes choses l'amour peut donner de l'audace, un esprit d'innovation, et que c'est à ce point de vue que Platon l'appelle
« un aventurier capable de tout entreprendre ».
Cette passion rend bavard le taciturne, obséquieux le réservé, soigneux et actif l'insouciant et le paresseux. Ce qui est plus merveilleux que tout, c'est que si un homme avare et mesquin tombe dans les filets de l'amour, il se détend et s'amollit, comme le fer au feu. Il devient accommodant, flexible, plus agréable que de coutume : si bien qu'il ne faut pas regarder comme tout à fait ridicule cette plaisanterie, que
«la bourse des amoureux n'est liée qu'avec une feuille de poireau.»
Il fut dit encore, que l'amour ressemble à l'ivresse. Comme elle, il échauffe, il égaye, il épanouit ; et quand on aime, on se laisse emporter le plus facilement du monde à composer des chansons et des vers. Eschyle, dit-on, faisait ses tragédies quand il avait bu et qu'il était bien échauffé. Lamprias, notre aïeul, n'était jamais plus inventif et plus éloquent que lorsqu'il buvait, et il avait l'habitude de dire qu'il ressemblait à l'encens, lequel n'exhale son parfum que lorsqu'on le brûle. Si les amants sont très heureux de contempler les personnes qu'ils adorent, ils n'éprouvent pas moins de plaisir à les louer qu'à les voir; et l'amour, si babillard à tout propos, l'est plus que jamais lorsqu'il s'agit de louer. Persuadés comme ils le sont, ils veulent persuader à tous, que c'est une perfection que l'objet de leur tendresse. Ce fut ce qui détermina le Lydien Candaule à introduire Gygès dans son appartement, pour lui faire voir sa femme. On veut avoir le témoignage des autres. C'est pour cela que quand les amoureux entreprennent la louange de la beauté qui les a séduits, ils la rehaussent par de la poésie au langage cadencé, par le chant, comme on dore les statues pour les embellir ; et ils espèrent que leurs paroles entreront mieux dans toutes les oreilles et dans toutes les mémoires. S'ils donnent à la personne aimée un cheval, un coq, ou quelque autre chose, ils veulent que le présent soit beau, orné richement et d'une manière exquise. Mais c'est surtout quand leur louange s'exprime par le langage, qu'ils s'attachent à rendre ce langage agréable, relevé, excellent : comme l'est le style poétique.
2. Sossius, tout en ne laissant pas que d'approuver ces raisons, fit remarquer que l'on aurait trouvé des arguments aussi ingénieux en se rapportant à ce que Théophraste écrit sur la musique.
«Car tout récemment, dit-il, j'ai lu le traité de cet auteur. Théophraste établit que les trois sources de la musique sont la douleur, le plaisir, et l'inspiration divine; que chacune de ces trois causes modifie la voix et la fait dévier de ses inflexions habituelles. La douleur, en effet, a des plaintes et des lamentations qui tournent facilement au chant. Aussi voyons-nous que les orateurs dans leurs péroraisons, et les comédiens dans les scènes à gémissements, rapprochent peu à peu leur voix du chant et la rendent plus aiguë. Les joies excessives de l'âme agissent sur les personnes d'un caractère plus léger, de manière à ébranler tout leur corps. Elles provoquent chez elles des mouvements et des cadences. On bondit, ou bien l'on frappe des mains si l'on ne peut pas danser :
« Ce sont des transports
d'ivresse.
Le cou s'agite et se dresse ;
On se démène en tous sens »,
comme dit Pindare. Il est vrai que les gens de bon goût, lorsqu'ils viennent à éprouver des joies pareilles, laissent seulement aller leur voix jusqu'à chanter, à parler haut et à répéter des vers. Mais c'est surtout l'inspiration divine qui tire et détourne le corps, ainsi que la voix, de ses habitudes et de sa condition ordinaire. De là vient que dans les orgies les Bacchantes usent de cadences mesurées ; que ceux qui, par enthousiasme prophétique, rendent les oracles, répondent en vers; que l'on voit peu de fous qui, dans leurs extravagances, ne chantent et ne disent des vers. Les choses étant ainsi, si vous voulez déployer l'amour dans son éclat le plus vif, le voir, l'étudier de près, vous ne trouverez aucune autre passion où les peines soient plus aiguës, les transports de joie, plus violents, les ravissements et les délires, plus exagérés. L'âme d'un amoureux présente le même spectacle que la ville de Sophocle :
« Elle est tout à la fois pleine
d'encens pieux,
Pleine de chants de fête et de cris douloureux ».
Il n'y a donc rien d'étrange et de surprenant à ce que l'amour qui contient et comprend en soi toutes les causes primitives de la musique, à savoir la douleur, le plaisir et l'enthousiasme, soit également plein d'activité pour le reste, qu'il prodigue les paroles, que, plus qu'aucune autre passion, il invite et pousse à chanter et à faire des vers.
QUESTION VI. Sur ceci, qu'Alexandre était grand buveur.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PHILINUS, PLUTARQUE, AUTRES ASSISTANTS.
1. La conversation roulait sur le roi Alexandre. On disait qu'il ne buvait pas beaucoup, mais qu'il restait longtemps à table, et qu'il y passait le temps à discourir avec ses amis. Philinus démontra la fausseté de cette allégation, en produisant le journal de la vie de ce prince. Continuellement et à mille endroits s'y trouvent écrits ces mots :
«Aujourd'hui le roi a été emporté de sa table dormant.»
Quelquefois on lit :
«Le lendemain, de même.»
C'est à cause de cela qu'il avait peu d'ardeur pour le commerce des femmes, mais qu'il était vif et emporté : ce qui dénote une grande chaleur de corps. On dit aussi que sa personne exhalait une odeur délicieuse, de sorte qu'il remplissait d'un parfum embaumé les vêtements qui touchaient sa peau : ce qui semble être encore un effet de cette chaleur. Ainsi les régions les plus sèches et les plus chaudes de la terre sont celles qui produisent la cannelle et l'encens. Théophraste attribue la bonne odeur à une sorte de coction des matières aqueuses, lorsque le principe humide, lequel est funeste, en a été dégagé par la chaleur. Il paraît que Callisthène encourut la disgrâce d'Alexandre parce qu'il témoignait de la répugnance à se rendre à des dîners où l'on buvait trop; qu'un jour même, une certaine coupe, appelée coupe d'Alexandre, et d'une dimension énorme, étant venue à son tour jusqu'à lui, Callisthène la repoussa, s'écriant «qu'il ne voulait pas boire en Alexandre, pour avoir ensuite besoin d'Esculape.» Voilà ce qui fut dit sur la passion du vin chez Alexandre.
2. On parla ensuite de Mithridate, celui qui fit la guerre contre les Romains. Au nombre des jeux par lui institués se trouvaient également établis, dit-on, des prix pour les plus forts mangeurs, ainsi que pour les plus forts buveurs. Lui-même il remporta deux fois ces prix. En général, du reste, c'était l'homme de son temps qui buvait le plus : aussi l'avait-on surnommé Dionysus. Mais nous fîmes observer que c'est une de ces traditions accréditées sans fondement, que l'origine d'un surnom pareil. Lorsque Mithridate était en bas âge la foudre avait brûlé ses langes, sans porter atteinte à son corps. Seulement, une trace de feu s'imprima sur son front que ses cheveux recouvraient entièrement, et cette trace lui resta tant qu'il fut enfant. Plus tard, lorsqu'il avait atteint déjà l'âge viril, le tonnerre, en tombant, pénétra encore dans la chambre où il dormait, et sortit après avoir brûlé les flèches que contenait le carquois suspendu au chevet de son lit. A cette occasion, les devins prédirent qu'il serait puissant un jour en archers et en troupes légères. On s'accorda dès lors à l'appeler Dionysus, à cause de la ressemblance que ces atteintes du tonnerre lui donnaient avec le dieu, victime d'un pareil accident.
3. On partit de là pour faire mention des grands buveurs. Parmi eux on plaça encore le pugile Héraclide, que les habitants d'Alexandrie appelaient ainsi d'un diminutif du nom d'Hercule, et qui vivait du temps de nos pères. Comme il ne trouvait point de buveur qui pût lui tenir tête, il en invitait pour la collation qui précède le repas, il en invitait d'autres pour le dîner, d'autres pour le souper, et en dernier lieu il en invitait pour la pure orgie. Quand les premiers se retiraient, les seconds les remplaçaient, puis consécutivement les troisièmes et les quatrièmes. Mais lui, sans s'imposer de trêve un seul moment, faisait raison à tous, et soutenait jusqu'au bout les quatre assauts de boisson.
4. Parmi les familiers de Drusus, fils de l'empereur Tibère, celui qui défiait tout le monde à boire était un médecin. On surprit son secret. Il avait la précaution d'avaler chaque fois cinq ou six amandes amères, afin de ne pas s'enivrer. Quand on eut empêché ce manége en le surveillant, il ne fut pas même un seul instant capable de soutenir la lutte. Quelques-uns prêtent à ces amandes une propriété mordante et détersive, qui agit sur la peau de manière à enlever du visage les taches de rousseur. Ils supposaient donc que, quand on en prenait à l'avance, leur amertume opérait sur les pores un picotement qui les entamait, de manière à ce qu'ils livrassent passage aux vapeurs du vin en les détournant du cerveau. Il nous semble plutôt que le propre de l'amertume est de dessécher et d'absorber l'humidité. C'est pour cela que la saveur amère est, de toutes, la plus désagréable au goût. Car le tissu spongieux et délicat de la langue, comme dit Platon, se resserre, contre nature, sous l'influence de l'amertume qui pompe l'humidité de tous ces petits vaisseaux. Pareillement on rapproche les lèvres d'une plaie béante au moyen de topiques amers. Entendez le Poète:
« De ses deux mains broyant une
racine amère,
Sur la plaie il la verse en subtile poussière.
La blessure se sèche, et le sang est figé. »
Il a eu raison d'appeler dessiccatives les substances qui sont amères au goût. On voit aussi que les poudres employées par les femmes pour supprimer les sueurs sont naturellement amères, et leur propriété astringente tient à la force extrême de leur amertume. «D'après cela, continuai-je, et les choses en étant ainsi, l'on conçoit que les amandes amères soient un préservatif contre les effets du vin pur, parce qu'elles dessèchent l'intérieur du corps, et préviennent la plénitude des vaisseaux qui, trop tendus et trop agités, déterminent, à ce qu'on dit, l'ivresse. Une preuve frappante de ce que j'avance, c'est ce qui arrive aux renards. Si, quand ils ont mangé des amandes amères ils ne boivent pas aussitôt, ils crèvent, parce que toute humidité intérieure fait défaut en eux.
QUESTION VII. Pourquoi les vieilles gens aiment mieux le vin pur.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE, AUTRES ASSISTANTS.
1. On cherchait, à propos des vieilles gens, pourquoi ils aiment mieux le vin plus pur. Les uns alléguaient le refroidissement de leurs humeurs, qui se réchauffent avec difficulté, et, par suite, s'accommodent d'un vin plus fort. Mais il parut démontré que cette explication, bien que naturelle et s'offrant la première à l'esprit, n'est cependant pas suffisante pour rendre cause d'un tel résultat, et que ce n'est pas la vérité. En effet, pour les autres sensations les vieillards sont tous affectés de même. Ce n'est que difficilement qu'ils sont touchés et modifiés par la perception des qualités sensibles, à moins que l'impression n'en soit répétée et profonde. La cause, la véritable cause, tient au relâchement de leur constitution. Comme elle est affaiblie et énervée, elle s'accoutume à éprouver des secousses. C'est pour cela qu'ils préfèrent les saveurs qui piquent le goût, que leur odorat est affecté de même en ce qui tient aux odeurs, et que les parfums âcres et violents produisent sur eux une impression plus agréable. Leur tact est peu sensible aux blessures, et quand ils viennent à en recevoir elles ne leur causent pas beaucoup de douleur. Il en est tout à fait de même pour l'ouïe. Les musiciens qui vieillissent montent l'accord à un ton plus aigu et plus dur, ayant besoin d'être comme frappés par la véhémence des sons, pour que leurs organes en soient réveillés. La force que la trempe donne au fer en le rendant propre à couper, les esprits animaux la donnent au corps en lui faisant percevoir les sensations. Lorsque ces esprits se détendent et se relâchent, le sentiment reste inactif, s'affaisse en quelque sorte à terre; et il faut quelque vigoureux stimulant, comme le vin pur en est un, pour le réveiller.
QUESTION VIII. Pourquoi les vieilles gens lisent mieux de loin l'écriture.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE, LAMPRIAS, AUTRES ASSISTANTS.
1. Comme nous venions d'exercer notre sagacité sur la question qui nous avait été soumise, il sembla que l'organe de la vue nous donnât un démenti. En effet les vieilles gens reculent l'écriture loin de leurs yeux afin de mieux lire, et de près ils ne peuvent rien distinguer. C'est à quoi Eschyle fait allusion quand il dit :
« Tes yeux l'ont vu de loin : tu ne
peux voir de près,
Comme un vieillard qui lit .... »
Sophocle dit formellement la même chose en parlant des personnes d'âge :
« C'est à peine à travers leur
oreille trouée
Si les mots, se traînant, peuvent avoir entrée :
Tous, voyant bien de loin, sont aveugles de près ».
S'il est donc vrai que les organes des vieillards répondent plutôt à un appel fait avec intensité et véhémence, comment se fait-il qu'ils ne puissent en lisant soutenir la lumière projetée par l'écriture, et qu'ils soient obligés de reculer le livre loin de leurs yeux pour affaiblir la vivacité de cette impression, comme on tempère le vin par le mélange de l'eau?
2. Il y en eut qui à cela répondaient, que les vieilles gens reculent de leurs yeux l'écriture, non pour rendre la lumière plus douce, mais en quelque sorte pour saisir et embrasser une plus grande quantité de rayons visuels, et remplir d'air lumineux l'intervalle qui se trouve entre leurs yeux et les caractères qu'ils ont à lire. D'autres partageaient l'opinion de ceux qui admettent la convergence des rayons visuels. Comme il sort de chacun des deux yeux un faisceau lumineux, semblable à une pyramide, dont le sommet serait dans la prunelle et dont le siége, dont la base, contiendrait l'objet vu, il est vraisemblable que les deux faisceaux lumineux se projettent jusqu'à une certaine distance séparés l'un de l'autre. Mais à mesure qu'ils s'éloignent de leur point de départ, ils se confondent ensemble, et ce n'est plus qu'une seule lumière. Voilà pourquoi tous les objets sont vus simples et non pas doubles, bien qu'aperçus des deux yeux à la fois. La cause en est la coïncidence des deux faisceaux sur le même objet : leur réunion ne faisant qu'une seule vue des deux. Cela supposé, les vieilles gens qui approchent l'écriture de leurs yeux à une distance où les faisceaux lumineux ne sont pas encore confondus et touchent chacun séparément l'objet, saisissent plus faiblement les caractères. Ceux, au contraire, qui les placent plus loin devant eux, quand la fusion des faisceaux a produit plus de clarté, distinguent mieux : de la même manière que l'on tient avec les deux mains à la fois ce qu'on ne pourrait saisir avec une seule.
3. Mon frère Lamprias se jeta soudain à la traverse. Il récita en quelque sorte, comme s'il la lisait dans un livre, l'opinion fort ingénieuse d'Hiéronymus : «que c'est par des images émanant de l'objet, que nous le voyons ». Ces images s'en détachent d'abord grandes et épaisses ; et par cette raison, elles troublent, vues de près, l'organe visuel des vieillards, lequel est lent et endurci. Mais quand elles se sont étendues dans l'air et qu'elles ont pris de la distance, les plus matérielles de ces images se brisent et tombent anéanties. Les plus subtiles se rapprochent de leurs yeux, s'ajustent sans douleur et facilement aux conduits de l'organe : de sorte que, moins troublés, leurs yeux peuvent mieux voir. C'est ainsi que le parfum des fleurs est plus agréable quand il nous arrive de loin ; approchez-le trop, il n'est plus aussi pur ni aussi exquis. En effet, à l'odeur exhalée par les plantes se mêlent beaucoup de principes terrestres et grossiers, qui altèrent cette émanation recueillie de trop près. S'éloigne-t-on; ces mêmes principes se dissipent, tombent peu à peu, et il reste un parfum chaud et pur dont la subtilité flatte notre odorat.
4. Pour nous, déterminé à maintenir le principe de Platon, nous prétendîmes que des yeux il sort un souffle lumineux qui se mêle à la lumière dont les corps sont environnés, et qui se combine avec cette lumière : de façon que des deux résulte un seul corps parfaitement homogène. Ce mélange s'opère avec une mesure et une proportion convenables. Il ne faut pas qu'un principe prédomine sur l'autre et le neutralise. Les deux, mêlés et unis ensemble dans une juste combinaison, doivent constituer une puissance unique. Ainsi, ce qui sort de la prunelle des vieillards, qu'on doive l'appeler souffle lumineux ou bien éclat, ne saurait, en raison de ce qu'il est faible et peu efficace, se mêler et se combiner avec la lumière extérieure. Il est bien plutôt sujet à s'éteindre et à se confondre : à moins qu'on ne recule les lettres loin de leurs yeux. Car alors on affaiblit l'éclat excessif de la lumière, qui n'arrive pas à l'organe visuel trop forte et trop brillante, mais dans l'analogie de vigueur et dans la mesure convenables. C'est aussi la cause de ce qui arrive aux animaux obligés de chercher leur nourriture la nuit. Leur vue, naturellement faible, est inondée et offusquée par l'éclat du jour, et ne peut, sortant d'une source petite et débile, se mêler à une clarté abondante et vive. Mais sous une lumière pâle et adoucie, comme est celle d'une étoile, cette vue se trouve assez forte et bien proportionnée : de sorte qu'il y a assimilation, et le sens visuel peut fonctionner.
QUESTION IX. Pourquoi l'eau potable lave mieux les vêtements que ne fait l'eau de mer.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : THÉON, THÉMISTOCLE, MÉTRIUS FLORUS, PLUTARQUE, AUTRES ASSISTANTS.
1. Théon le Grammairien, un jour que nous soupions chez Métrius FIorus, demanda au Stoïcien Thémistocle pour quelle raison Chrysippe, après avoir, en plusieurs endroits, consigné les propositions les plus étranges et les plus singulières, comme celles-ci :
«Les chairs salées se dessalent si on les trempe dans de la saumure »;
— «les pelotons de laine cardée cèdent moins facilement si on veut les arracher de force que si on les tire doucement»;
— «les personnes qui ont longtemps jeûné mangent moins activement que celles qui ont pris quelque chose avant le repas » ;
— pour quelle raison, dis-je, Chrysippe n'explique aucune de ces propositions. Thémistocle lui répondit, que le philosophe ne les avait mentionnées qu'en passant et comme par manière d'exemple, pour faire voir avec quelle facilité, quelle irréflexion tantôt nous nous laissons prendre à la vraisemblance, tantôt nous nous refusons à croire ce qui paraît invraisemblable. Puis, échangeant les rôles :
«Mais vous-même, mon cher, dit-il, qu'avez-vous affaire de vous préoccuper de semblables questions? Si vous vous montrez à nous un investigateur si curieux des causes, n'allez pas ainsi dresser votre tente loin de ce qui est de votre ressort spécial. Dites-nous la raison pour laquelle le Poête montre Nausicaa lavant à la rivière, et non dans la mer, bien qu'elle en soit tout près, et bien que cette dernière eau semble plus chaude, plus transparente, et meilleure pour nettoyer.»
2. Alors Théon :
« Cette difficulté que vous nous proposez, dit-il, depuis longtemps Aristote l'a résolue en l'expliquant par une affinité terrestre. En effet l'eau de la mer, dit ce philosophe, est mêlée de parties rudes et terreuses, et c'est ce mélange qui la rend salée. C'est pourquoi la mer soutient mieux à sa surface les personnes qui y nagent, c'est pourquoi elle supporte des charges considérables : tandis que l'eau douce cède à la pesanteur des corps en raison de sa légèreté et de sa faiblesse. L'eau douce, en outre, est pure et sans mélange. C'est ce qui fait qu'à cause de sa ténuité elle est plus pénétrante, et qu'entrant mieux que l'eau de mer elle enlève les taches. Ne vous semble-t-il pas qu'Aristote en cela parle d'une manière bien vraisemblable?»
3.— «Vraisemblable, oui, répondis je, mais non pas vraie pourtant. Car je vois qu'on prend souvent de la cendre, des pierres, et, quand on n'en a pas, de la poussière, pour rendre l'eau plus épaisse, parce que les aspérités de ces substances terrestres sont plus propres à nettoyer les taches. L'eau seule, en raison de sa légèreté et de sa subtilité, ne ferait pas aussi bien. L'épaisseur de l'eau de mer n'empêche pas cet effet : puisqu'au contraire elle prête au nettoyage le concours de son action pénétrante, action qui, ouvrant et débouchant les pores, entraîne les ordures au dehors. Ce qu'il fallait dire, c'est que tout ce qui est gras se lave difficilement, et même fait tache. Or la mer est grasse, et ce doit être bien plutôt pour cela qu'elle ne lave pas bien. Cet état graisseux de la mer est constaté par Aristote lui-même. Le sel est gras aussi, et les lampes où l'on en met brûlent mieux. L'eau de mer, quand on la répand sur le feu, s'enflamme avec lui. De toutes les eaux celle de mer brûle le plus facilement; et selon moi, c'est encore pour cela qu'elle est la plus chaude. Toutefois la question peut se résoudre encore d'une autre manière. Après qu'on a fini l'opération du lavage, il s'agit de faire sécher; et il est reconnu que le mieux nettoyé est ce qui a été le mieux séché. Or il faut que l'eau qui a servi au lavage s'en aille promptement avec les souillures, de même que l'ellébore avec la maladie qu'elle doit guérir. Si les rayons du soleil pompent facilement l'eau douce à cause de sa légèreté, il n'en est pas de même de l'eau de mer : elle s'attache aux pores à cause de son âpreté, et empêche que les objets ne sèchent comme il faut.»
4. — «C'est là ne rien dire, reprit Théon. Car Aristote, dans le même traité, constate qu'après s'être baigné dans la mer, on se sèche plus facilement au soleil qu'après avoir pris des bains d'eau douce.»
— « Sans doute il le constate, lui répondis-je; mais j'aurais cru que vous vous en rapporteriez plutôt à Homère qui dit tout l'opposé. Ulysse, après son naufrage, se présente devant Nausicaa
« Hideux, et par la mer vraiment défiguré »;
et il dit aux suivantes de cette princesse :
« Veuillez vous retirer un instant en
arrière :
Que je lave mon corps souillé par l'onde amère »,
Puis il descend dans le fleuve
« De l'ordure des mers purifier sa tête ».
Le poète a parfaitement bien vu ce qui arrive. Toutes les fois qu'au sortir de la mer on se tient exposé au soleil, la partie la plus subtile et la plus légère de l'humidité s'évapore sous l'action de la chaleur. Mais ce qui en est salé et âpre, reste à la surface du corps et s'y fixe comme une croûte de saumure, jusqu'à ce qu'on ait lavé ce résidu dans de l'eau potable et douce.
QUESTION X. Pourquoi à Athènes on ne donnait jamais le dernier rang au choeur de la tribu Aeantide.
PERSONNAGES DU DIALOGUE : PHILOPAPPUS, MARCUS, MILON, GLAUCIAS, PLUTARQUE, AUTRES ASSISTANTS.
1. Sérapion donnait le festin d'usage, à l'occasion de la victoire remportée sous sa direction par le choeur de la tribu Léontide. Nous y avions été invité comme ayant reçu du peuple le droit de bourgeoisie dans cette tribu. Naturellement l'entretien tomba sur les brigues qui avaient été organisées en cette circonstance. La lutte avait été des plus vives. Elle avait été présidée d'une façon aussi honorable que magnifique par Philopappus, roi des jeux, qui en avait fait les frais pour toutes les tribus réunies. Lui-même se trouvait au nombre des convives; et il prenait part aux questions d'antiquité, soit comme interlocuteur, soit comme auditeur, par courtoisie non moins que par désir de s'instruire.
2. Une question fut proposée par le grammairien Marcus, à propos d'un passage de Néanthès le Cyzicénien dans son Histoire des temps fabuleux d'Athènes. Il y est dit, que la tribu Aeantide avait le privilège de ne voir jamais son choeur placé au dernier rang.
«Cet auteur, ajouta Marcus, a voulu prouver ses connaissances en histoire. Si vous ne tenez pas pour fausse la donnée de Néanthès, prenons-la comme sujet de discussion, et occupons-nous ici, tous en commun, à rechercher la raison de ce privilège.» —
«Mais, dit notre camarade Milon, si le fait est controuvé? ...
«N'importe, dit alors Philopappus, il n'y aura pas de mal à ce qu'il nous arrive, pour l'amour de l'étude, ce qui arriva au sage Démocrite.
Celui-ci, à ce qu'on rapporte, mangeait du concombre; et comme il y trouvait un goût de miel, il demanda à la servante où elle l'avait acheté. Elle lui indiqua un jardin. Démocrite se levant aussitôt, voulut qu'elle l'y conduisît et qu'elle lui désignât l'endroit. La femme était tout étonnée, et lui demanda ce qu'il prétendait faire:
«Il faut, dit-il, que je trouve la cause de cette douceur; or je la trouverai quand j'aurai vu et considéré l'endroit.»
— «En ce cas remettez-vous à table, lui dit en riant la servante : c'est moi qui, sans faire attention, ai placé le concombre dans un vase où il y avait eu du miel.»
— «Tu as piqué ma curiosité, reprit Démocrite, que cette réponse déconcerta un moment. Je n'en veux pas moins poursuivre mon idée; et je chercherai la cause, comme si cette douceur était naturelle et propre au concombre.»
Nous suivrons son exemple. De la trop grande facilité de Néanthès à accueillir parfois certains faits nous ne prendrons pas prétexte pour éviter l'examen de cette question. A défaut d'autre utilité, ce nous sera matière à exercer notre esprit.»
3. Tous alors se mirent à l'envi à vanter la tribu Aeantide, et à citer ce qui pouvait être glorieux pour elle. On mit sur le tapis Marathon, qui est un bourg de cette tribu. On cita Harmodius, qui était d'Aphidnès, autre bourg de la tribu Aeantide. L'orateur Glaucias affirma, qu'à la journée de Marathon l'aile droite avait été donnée à des Aeantides; et il le prouva par les élégies qu'avait composées sur son propre bannissement le poète Eschyle, acteur brillant de la bataille. Glaucias fit encore remarquer qu'à cette tribu appartenait le polémarque Callimaque, qui se montra personnellement homme du plus grand courage, et qui, après Miltiade dont il avait appuyé les avis dans le conseil, fut le principal auteur de la victoire. A ce que venait de dire Glaucias, j'ajoutai, que le décret en vertu duquel Miltiade fit marcher les Athéniens avait été rendu sous la présidence de la tribu Aeantide, et que cette même tribu s'était particulièrement couverte de gloire à la bataille de Platée; que, pour cette raison, quand on offrait aux nymphes Sphragitides, en l'honneur de cette victoire, le sacrifice ordonné par l'oracle d'Apollon, c'étaient les Aeantides qui allaient le célébrer sur le Cithéron ; et la ville fournissait la victime ainsi que les autres choses.
«Du reste, continuai-je, vous savez, Glaucias, que les autres tribus s'honorent de beaucoup de traits glorieux. Pour citer la mienne en premier, vous n'ignorez pas que la tribu Léontide ne le cède à aucune en illustration. Demandez-vous donc tous à vous-mêmes, s'il n'y aurait pas plus de vraisemblance à dire, que ce privilège fut un adoucissement et une excuse envers le héros qui donna son nom à la tribu. Le fils de Télamon, qui n'avait pu supporter avec résignation sa défaite, était homme à n'épargner personne dans sa colère et dans sa jalousie. C'est pourquoi, afin qu'il ne continuât pas à être furieux et implacable, on jugea bon de supprimer ce qui lui était le plus pénible dans son échec; et l'on décréta que jamais sa tribu ne serait placée la dernière.»