ARGUMENT
Trois rivaux sont épris d'une même femme : un rustre, un citadin,
un étranger. La belle, pour attraper le militaire étranger, et pour
faire un bon coup, se dit la mère d'un enfant né dans le mystère. Un
esclave brutal, colère, veut empêcher qu'on ne ravisse l'épargne de
son maître, mais il est dompté à son tour. Arrive le militaire, qui,
pour la naissance de l'enfant, prodigue les largesses. Enfin le père de
la jeune fille violée apprend tout le secret : d'un commun accord,
l'offenseur devient époux, et il retrouve son enfant chez la
courtisane, mère supposée.
PERSONNAGES
DINARQUE, jeune Athénien, amant de Phronésie.
PHRONÉSIE, courtisane.
GETA, esclave de Dinarque (appelé aussi CYAMUS).
CALLICLÈS, père de la future épouse de Dinarque.
ASTAPHIE, servante de Phronésie.
LE RUSTRE, esclave.
STRATOPHANE, militaire, amant de Phronésie.
STRABAX, habitant de la campagne, amant de Phronésie.
SERVANTE de Calliclès.
UNE SECONDE SERVANTE (ou LA COIFFEUSE).
PROLOGUE
Plaute vous demande une toute petite place dans votre grande et belle
ville, pour y transporter Athènes sans secours d'architectes. Eh bien !
voulez-vous? ne voulez-vous pas?... On fait signe qu'on veut que
j'arrache tout de suite pour vous le plus beau de la ville. Et si je
demandais qu'on vous arrache quelque chose à vous?... Ils refusent. Que
vous gardez bien, par Hercule, la tradition des moeurs anciennes, et que
votre langue est prompte à dire non !
Mais occupons-nous de la chose pour laquelle on est ici assemblé. Ce
proscenium, tel que vous le voyez, j'en fais Athènes quelques instants
seulement, autant qu'il faut pour jouer notre comédie. Ici habite une
femme nommée Phronésie; elle est parfaitement de son siècle; jamais
elle ne se montre exigeante avec ses amants... pour ce qu'ils lui ont
donné; mais cependant elle fait en sorte qu'il ne leur reste rien;
toujours prenant, toujours demandant, comme toutes les femmes : c'est
ainsi qu'elles en usent quand elles voient qu'on les aime. Celle-ci
feindra d'avoir donné un fils au militaire, pour lui enlever plus
lestement tout ce qu'il possède, comme avec une purge. Enfin, si le
ciel prête vie à cette femme, elle s'attachera à lui et à son bien,
par Hercule ! comme la glu, l'hameçon et le noeud coulant.
LE
RUSTRE
ACTE I
SCENA I
DINARQUE,
seul
Une vie entière d'apprentissage ne suffit pas à un amant pour
apprendre à fond tous les moyens qu'on a de le ruiner; et Vénus
elle-même ne lui enseigne jamais à s'en rendre compte, elle qui règle
souverainement toutes les affaires d'amour. Sait-il de combien
d'artifices on l'abuse, de combien de ruses on le perd? Que de
séductions pour vaincre ses refus ! Que de tendres caresses ! que de
petites colères ! que d'offrandes imposées ! O dieux, secourez-nous !
et qu'il y a encore de mensonges à faire outre les cadeaux ! D'abord se
paie la pension d'une année; c'est pour commencer la partie. L'amant,
en retour, obtient trois nuits. Ensuite il est question d'argent, ou de
vin, ou d'huile, ou de blé; on le tâte, on voit s'il est d'humeur
libérale ou parcimonieuse. De même que le pêcheur, après avoir
disposé son filet dans le vivier, dès qu'il le voit plonger au fond,
tire à lui le filin, et prend garde de laisser les poissons forcer les
mailles, et les serre et les enveloppe; ainsi en use-t-on avec les
amoureux. S'ils donnent ce qu'on demande, et s'ils veulent être plus
complaisants qu'économes, on leur accorde un rabiot de nuits; ils
mordent à l'hameçon. Une fois qu'ils ont avalé le vin d'amour, et que
le breuvage a pénétré au profond de l'être, dès lors c'en est fait
d'eux, et de leur bien, et de leur crédit. Lorsque leur belle vient à
se fâcher, c'est un coup doublement mortel pour leur coeur et pour leur
bourse. S'ils veulent sauver l'un aux dépens de l'autre, ils n'en sont
pas moins frappés : que la belle soit avare de ses nuits, le coeur
souffre mortellement; qu'elle les prodigue, le plaisir du coeur est
fatal à la bourse.
Il y a une règle chez les filles : on n'a pas encore fait un cadeau,
que déjà elles imaginent des prétextes pour en demander cent : c'est
un bijou perdu, c'est un fichu déchiré, c'est une esclave à acheter,
c'est un vase de bronze ou d'argent, ou bien un lit sculpté, ou une
armoire grecque, ou tout autre objet qu'on a brisé, et qu'il faut que
l'amant rende à sa maîtresse.
Nous avons grand soin, tandis que nous perdons ainsi notre fortune et
notre crédit, et nous-mêmes à la fois, de le cacher si bien à notre
famille, à nos parents, qu'ils ne puissent pas s'en douter. Mais si, au
lieu de les tromper, nous les prenions pour confidents, afin que leur
prudence modérât notre jeunesse et nous apprît à conserver
l'héritage de nos aïeux pour notre postérité, la foule des
pourvoyeurs et des filles, et la foule des dissipateurs, si nombreuse
aujourd'hui, diminuerait bientôt. Les marchands de femmes, les filles,
il y en a maintenant, je crois, plus que de mouches au plus fort de
l'été. Cherchez-les, si vous n'en trouvez pas ailleurs, auprès des
tables des banquiers; c'est là qu'ils se tiennent toujours : le
dénombrement en serait long; car on en voit plus, j'en suis sûr, au
marché de l'argent, que de poids et de balances. Qu'ont-elles à faire
dans ce lieu? je n'en sais rien, à moins qu'elles ne servent de
registres pour écrire les comptes courants (j'entends ceux de la
recette, et non pas ceux des remboursements).
Après tout, au sein d'une grande cité, dans une population nombreuse,
quand on a triomphé des ennemis, et qu'on jouit des loisirs de la paix,
on n'a rien de mieux à faire que d'aimer, si l'on a de quoi payer ses
amours. Quant à moi, Phronésie, la courtisane qui habite ici (montrant
la demeure de Phronésie), a chassé tout son nom de moi-même; car
phronésis, c'est la sagesse. Je fus, je l'avoue, le favori, l'amant
préféré; faveur funeste pour la fortune d'un amant. Mais depuis
qu'elle en a trouvé un plus riche et plus prodigue, elle m'a
disgracié; et cependant la traîtresse disait que ce militaire
babylonien lui causait d'odieux tourments. On annonce pour aujourd'hui
l'arrivée de cet étranger; et elle a imaginé une fourberie à mon
attention. Elle feint d'avoir eu un enfant : comme cela, elle me met à
la porte et elle reste seule à faire la vie grecque avec le soldat à
qui elle fait croire qu'il est le père. La friponne ! quel besoin
avait-elle de cette supposition d'enfant? Mais espère-t-elle m'en
conter? était-il possible qu'elle me cachât sa grossesse, si elle
avait été enceinte? Maintenant me voici dans Athènes, revenu depuis
deux jours de Lesbos, où la république m'avait envoyé avec un
commandement... Mais qui est cette femme qui sort? c'est la petite
esclave Astaphie, avec qui aussi j'ai été bien.
Scène
II
ASTAPHIE, DINARQUE
ASTAPHIE (parlant
à une esclave dans la maison).
Aie l'oreille au guet, et fais sentinelle à la porte : qu'aucun
visiteur ne s'en aille de la maison plus chargé qu'il n'était venu, et
qu'entré les mains vides, il ne les 80 remporte pleines. Je connais les
moeurs du temps et l'esprit de la jeunesse : ils arrivent en troupe chez
les femmes; troupe d'aigrefins, dont les mesures sont prises; il y en a
qui ne cessent de prodiguer les baisers à la femme, pendant que les
autres sont à leur affaire, habiles filous tous tant qu'ils sont. Se
sentent-ils surveillés, ils font mille tours pour charmer le gardien,
mille jeux et plaisanteries; et. souvent ils vivent à nos dépens,
vrais farceurs de poulets (85). Voilà
comme les choses se passent; et par Pollux ! bon nombre d'entre vous,
spectateurs, savent que je ne mens pas : c'est un triomphe, c'est un bel
exploit pour eux, d'être corsaires avec les corsaires. Mais, à notre
tour, nous ne sommes pas en reste avec nos voleurs : ils nous voient
emporter leurs biens; que dis-je? ils nous les apportent eux-mêmes.
DINARQUE (à voix basse).
J'ai ma part de ses coups de langue; car moi aussi j'ai porté des présents
chez elle.
ASTAPHIE
A propos, je vais le ramener avec moi, par Pollux, si je le trouve au
logis.
DINARQUE
Hé ! demeure, Astaphie, ne t'en va pas.
ASTAPHIE
Qui est-ce qui appelle?
DINARQUE
Regarde par ici, tu le sauras.
ASTAPHIE
Qui est-ce?
DINARQUE
Un homme qui vous veut beaucoup de bien.
ASTAPHIE
Donne, pour prouver ta bonne volonté.
DINARQUE
Les effets répondront aux paroles. Regarde-moi.
ASTAPHIE
Ah ! misère ! tu m'assommes, qui que tu sois. (Elle
s'éloigne.)
DINARQUE (en colère).
Reste où tu es, méchante femelle !
ASTAPHIE
Excellent homme, tu m'ennuies. (Se retournant.)
Est-ce Dinarque? Oui, c'est lui.
DINARQUE
Salut !
ASTAPHIE
Salut !
DINARQUE
Donne-moi la main et approche à ton tour.
ASTAPHIE (s'approchant de lui).
Je suis ta servante et j'obéis.
DINARQUE
Comment va-t-on?
ASTAPHIE
Bien, comme celui à qui je donne la main. Pour ton arrivée... je te
souhaite un bon dîner.
DINARQUE
Bien dit. Excellents voeux, Astaphie.
ASTAPHIE
Laisse-moi, je te prie, aller où l'on m'envoie.
DINARQUE
Va. (La retenant.)
A propos !
ASTAPHIE
Quoi?
DINARQUE
Quelle est la personne chez qui tu vas et que tu dois 110 ramener?
ASTAPHIE
C'est Archina, la sage-femme.
DINARQUE
Friponne que tu es ! On voit bien d'où tu sors... Je t'y prends à
mentir.
ASTAPHIE
Comment, s'il te plaît?
DINARQUE
Oui, tu disais je le ramènerai, et non pas la. L'homme s'est changé en
femme à présent, vilaine sorcière ! Mais enfin parle : qui est-ce,
Astaphie? un nouvel amant?
ASTAPHIE
Tu me parais un homme bien désoeuvré.
DINARQUE
A quoi vois-tu cela?
ASTAPHIE
A ce que tu t'occupes gratuitement des affaires d'autrui.
DINARQUE
C'est vous qui êtes la cause que je n'ai rien à faire.
ASTAPHIE
La raison, je te prie?
DINARQUE
La voici : j'ai mangé mon bien chez vous; avec mon bien vous m'avez débarrassé
de toute occupation. Si je ne l'avais pas perdu, j'aurais de quoi
m'occuper.
ASTAPHIE
Est-ce que tu prétendrais vaquer comme il faut aux affaires publiques
ou aux affaires d'amour, sans être débarrassé de toute occupation?
DINARQUE
Tu as tort; ce n'est pas moi, c'est elle qui se mêle des affaires
publiques, puisqu'elle m'a pris pour mon droit de pâture la brebis avec
l'argent; cela contre la loi (86).
ASTAPHIE
Tu te comportes comme les gens qui sont mal dans leurs affaires : quand
ils n'ont pas de quoi payer l'impôt, ils se plaignent des publicains.
DINARQUE
Les affaires de pâture ne m'ont pas réussi chez vous; je veux changer,
et prendre, selon mes moyens, un petit fonds à cultiver dans vos
domaines.
ASTAPHIE
Nous n'avons point de culture, mais seulement un champ à paître. S'il
te faut des terres à labourer, va chercher des jouvenceaux. Nous avons
notre ferme à exploiter; les autres ont la leur.
DINARQUE
J'ai tâté des deux espèces.
ASTAPHIE
C'est pour cela, par Pollux, que tu restes oisif, parce que tu t'es
fourvoyé des deux côtés. Mais auxquels aimes-tu mieux avoir affaire (87)?
DINARQUE
Vous avez plus de coquetterie; mais ils sont perfides : tout ce qu'on
leur donne est perdu; ils n'en profitent pas eux-mêmes. Vous, du moins,
ce que vous gagnez, vous le mangez et le buvez. Enfin, ils ne valent
rien, et vous ne valez pas grand'chose; car vous êtes pleines de vanité
et de malice.
ASTAPHIE
Le mal que tu dis de nous, tu le dis à toi-même, de notre part et de
la leur.
DINARQUE
Comment cela?
ASTAPHIE
En effet : quand on veut blâmer les autres, il faut soi-même se
distinguer. Toi, le sage, tu n'as rien de nous; nous, gens de rien,
ayons quelque chose de toi!
DINARQUE
Astaphie, ce n'était pas sur ce ton que tu me parlais jadis; tu étais
aimable quand le bien que j'ai laissé chez vous était en ma
possession.
ASTAPHIE
On connaît un homme tant qu'il est en vie; dès qu'il est mort, tout
est fini. Quand tu étais au nombre des vivants, je te connaissais.
DINARQUE
Te semble-t-il que je sois mort?
ASTAPHIE
Peut-on l'être plus complètement, je te prie? Qu'est-ce qu'un amant
qui régnait jadis, et qui n'a plus à offrir à sa maîtresse que des
plaintes?
DINARQUE
C'est vous qu'on doit en accuser, par Hercule; vous avez été trop
ardentes à la curée; il fallait y aller plus modérément, afin de me
conserver plus longtemps.
ASTAPHIE
Un amant est comme une ville ennemie.
DINARQUE
Explique-toi?
ASTAPHIE
Plus tôt la place est emportée, mieux vaut la conquête pour l'amante.
DINARQUE
J'en conviens; mais il y a une grande différence entre un ami et un
amant. Plus l'ami est ancien, par Hercule, meilleur il est certainement.
Mais non, par Hercule, je ne suis pas mort, je possède encore une
maison, des terres.
ASTAPHIE (changeant de ton soudainement).
Pourquoi, dis-moi, demeurer à la porte comme un inconnu, un étranger?
Entre, ce n'est pas toi qui es étranger chez nous. Par Castor, il n'y a
personne qu'elle aime plus que toi de coeur et d'âme, puisque tu as des
terres, une maison.
DINARQUE
Votre langue et vos discours ne sont que lait et que miel; mais vous
avez le coeur fait de fiel, enduit de vinaigre, et du plus aigre; les
douces paroles coulent de votre bouche; votre coeur les rend amères.
ASTAPHIE
Quand les amants ne paient pas, je ne sais pas l'art de parler.
DINARQUE
Quand l'amant n'a pas ce que je donnerai, je ne sais pas l'art de
parler.
ASTAPHIE
Ce n'est pas bien de parler ainsi, ma générosité. Laisse cela aux
avares ennemis de leur plaisir.
DINARQUE
Enjôleuse, friponne, tu es toujours la même.
ASTAPHIE
Que ton arrivée comble nos souhaits ! Car, crois-moi, ma maîtresse était
impatiente de te voir !
DINARQUE
Allons donc?
ASTAPHIE
Elle n'aime que toi au monde.
DINARQUE
Grand merci, mes terres et ma maison, vous m'êtes venues en aide à
propos. Mais dis-moi, Astaphie?
ASTAPHIE (avec empressement).
Quoi?
DINARQUE
Phronésie est-elle là?
ASTAPHIE
Pour toi elle y est.
DINARQUE
Se porte-t-elle bien?
ASTAPHIE
Elle se portera mieux encore, j'en suis sûre, par Pollux, quand elle te
verra.
DINARQUE
Quelle sottise est la nôtre ! nous ne pouvons pas aimer sans nous
perdre. Quand elles disent ce que nous désirons entendre, elles ont
beau mentir de toute évidence, imbéciles, nous les croyons sincères,
et bientôt notre colère s'apaise comme la mer.
ASTAPHIE
Ah ! tu es dans l'erreur.
DINARQUE
Vraiment? m'aime-t-elle?
ASTAPHIE
Tu es son unique amour.
DINARQUE
Il paraît qu'elle était accouchée.
ASTAPHIE
Ah ! ne m'en parle pas, Dinarque, je t'en prie.
DINARQUE
Pourquoi?
ASTAPHIE
Je frémis de tout mon corps dès que j'entends parler d'accouchement;
c'est que ta Phronésie a bien manqué y passer. Entre vite, je t'en
prie; va la voir et attends-moi là; je l'ai laissée au bain, elle ne
tardera pas à se montrer.
DINARQUE
Ah çà ! n'ayant jamais été enceinte, comment a-t-elle pu accoucher?
car, en y pensant, je ne me suis jamais aperçu que sa taille se fût
arrondie.
ASTAPHIE
Elle te le cachait, elle avait peur que tu ne l'obliges à se faire
avorter, à tuer son enfant.
DINARQUE
Alors, par Pollux, le père de cet enfant serait le militaire
babylonien? l'homme dont elle voudrait hâter le retour?
ASTAPHIE
Il doit bientôt arriver, on en a reçu de lui la nouvelle. Je m'étonne
qu'il ne soit pas encore ici.
DINARQUE
Alors entrerai-je ?
ASTAPHIE
Sans doute, aussi librement que chez toi; car, par Pollux, tu es aussi
notre bon ami malgré tout, Dinarque.
DINARQUE
Quand reviendras-tu?
ASTAPHIE
Tout de suite; c'est tout près, où je vais.
DINARQUE
Hâte-toi, je t'attendrai chez vous. (Il entre
chez Phronésie.)
ACTE
II
scène
I
ASTAPHIE
ASTAPHIE
Ah ! ah ! par Cérès, je respire ! l'ennuyeux est entré au logis.
Enfin je suis seule; je puis parler à mon aise maintenant, et dire tout
ce qu'il me plaira. Ma maîtresse a chanté chez nous la complainte
funèbre pour les biens de cet amant, car champs et maison ont été
hypothéqués pour le festin de l'amour. Cependant elle fait de lui son
intime confident pour ses affaires les plus importantes; c'est un ami
plutôt pour le conseil que pour la bourse. Tant qu'il a eu, il a
donné; il n'a plus rien à présent. Ce qu'il avait, nous l'avons, et
il a ce que nous avons eu. Ainsi va le monde; les changements de fortune
arrivent en un clin d'oeil; il n'y a que vicissitudes dans la vie. Nous
l'avons vu riche, il nous a vues pauvres. Les temps sont bien
différents; sot qui s'en étonnerait ! S'il est dans le besoin, il faut
que nous en prenions notre parti : il a aimé, il a son compte. Ce
serait une monstruosité, si nous prenions pitié des gens qui ont voulu
se ruiner; il faut de bonnes dents à une vraie courtisane; il faut
qu'elle sourie à tout venant, qu'elle soit accorte et affable, malice
dans le coeur et douceur sur les lèvres. Une courtisane doit ressembler
à un buisson d'épines : qu'on ne puisse pas s'y frotter sans mal ou
sans perte. Faut-il qu'elle entre dans toutes les raisons des amants?
Elle n'a qu'à les renvoyer chez eux avec leur congé, comme de mauvais
soldats. L'amant ne vaut quelque chose qu'autant qu'il est ennemi de ses
intérêts. Tant qu'il est riche, qu'il aime ! Quand il est pauvre,
qu'il cherche un autre métier, et qu'il se résigne à céder la place
à d'autres qui ont du comptant. L'amant n'a rien fait, si dès
l'instant qu'il a donné il est prêt à donner encore. Chez nous, on
aime celui-là. Le digne amant est celui qui n'a d'autre souci que de
perdre son bien. Les hommes se plaignent de nos procédés à leur
égard, ils nous disent cupides; eh ! comment nous comportons-nous?
quels sont donc nos mauvais procédés? Jamais, par Castor, amoureux n'a
donné assez à sa maîtresse; jamais, par Pollux, on ne nous a
satisfaites; jamais une seule n'a assez exigé. Quand l'amant se trouve
tari dans la source des cadeaux, s'il assure qu'il est sans argent,
nous, ne comptant que sur lui seul, nous ne recevons plus assez, s'il
n'a point de quoi donner. Il est juste que nous nous procurions toujours
des donneurs nouveaux, qui aient des coffres bien garnis pour y puiser,
comme ce jeune rustre qui demeure ici. (Montrant
la maison de Strabax.) C'est, ma foi, un jeune homme charmant, et
qui donne sans compter. Cette nuit, à l'insu de son père, il a sauté
le mur du jardin et passé chez nous. Je veux lui parler; mais il a un
serviteur si brutal ! A peine voit-il une de nous s'approcher de cette
maison, il sort, il crie, il nous chasse comme des oies qui pilleraient
un tas de blé; il est aussi de la campagne. Mais, quoi qu'il en puisse
advenir, je frapperai à la porte. (Prenant un ton
de voix doux.) Qui est le gardien de cette porte? y a-t-il
quelqu'un pour répondre?
Scène
II
LE RUSTRE, ASTAPHIE
LE RUSTRE
Qui se permet d'ébranler ainsi la maison?
ASTAPHIE
C'est moi, regarde de ce côté.
LE RUSTRE
Comment, moi?... est-ce que moi, je ne suis pas visible?... Maudite !
pourquoi t'approches-tu de cette maison? qu'as-tu à frapper?
ASTAPHIE
Salut !
LE RUSTRE
J'ai assez de tes saluts; je n'en veux pas ! je ne vais pas bien, et
j'aimerais mieux être malade, que bien portant par tes souhaits. Mais
puis-je savoir ce qu'on te doit dans ce logis?
ASTAPHIE
Ah ! serre bien ta colère dans tes bras !...
LE RUSTRE
A la vérité, par Hercule, toi, serre dans tes bras ! ce sont tes
moeurs. Voyez-vous l'impudente? Elle se moque d'un homme de la campagne,
avec ses propositions d'amour !
ASTAPHIE
J'ai parlé de ta colère.
LE RUSTRE
Tu n'as pas ta pareille, je le gagerais.
ASTAPHIE
Quel rustre !
LE RUSTRE
Tu oses encore m'insulter, femelle !
ASTAPHIE
Qu'est-ce que je te dis de mal?
LE RUSTRE
Tu m'appelles rustre. Or donc, si tu ne déloges incontinent et ne me
dis tout de suite ce qui t'amène, par Hercule, je te piétinerai comme
une laie piétine ses marcassins.
ASTAPHIE
C'est un rustique, s'il en fut jamais.
LE RUSTRE
J'en dois rougir, n'est-ce pas? Et toi, pécore, gue non, tu es fière
d'étaler ta carcasse en toilette, parce que tu as fait teindre ton
fichu couleur de suie. Tu te crois bien jolie avec ce cadeau qu'on t'a
fait ! Approche par ici.
ASTAPHIE
Tu me plais à me parler rudement.
LE RUSTRE
Qu'est-ce que je te demande? Si tu veux avoir un esclave, il faut que tu
lui assures sa pitance annuelle. (La tirant par un
bout de son vêtement.) Parions que ces chiffons ne sont pas ceux
que tu as pour tes victoires (88).
ASTAPHIE
Ne me touche pas.
LE RUSTRE
Moi, te toucher ! Que mon sarcloir m'abandonne, si je n'aimerais pas
mieux m'atteler avec un boeuf à longues cornes, et coucher, la nuit
durant, à ses côtés sur la litière, que d'obtenir cent de tes nuits,
même précédées de soupers. Tu me reproches ma vie rustique : tu as
trouvé ton homme, ma foi, pour lui faire honte avec cette injure ! Mais
qu'as-tu à demander chez nous, femme? Pourquoi viens-tu te jeter à
notre tête toutes les fois que nous venons en ville?
ASTAPHIE
Je veux parler aux femmes de ce logis.
LE RUSTRE
De quelles femelles parles-tu? Il n'y en a pas; il n'y a pas une mouche
à la maison.
ASTAPHIE
Il n'y a point de femmes chez vous?
LE RUSTRE
Elles sont allées à la campagne, je te dis. Va-t'en.
ASTAPHIE
Pourquoi cries-tu, furieux?
LE RUSTRE
Si tu ne te dépêches d'allonger le pas pour t'en aller, cette crinière
peignée, pomponnée, frisée, bouclée, parfumée, je l'arracherai de
ton crâne.
ASTAPHIE
Pour quelle raison?
LE RUSTRE
Pour oser t'approcher de notre logis parfumée de la sorte, et pour
avoir le museau si joliment fardé.
ASTAPHIE
C'est ta criaillerie, par Castor, qui me fait monter le rouge à la
figure.
LE RUSTRE
Oui-da? le rouge te monte? comme s'il restait encore sur ta peau une
place à teindre, coquine ! N'es-tu pas barbouillée de vermillon sur
les joues, et de craie sur toute ta personne? Vous êtes de grandes scélérates
!
ASTAPHIE
Quel mal vous ont-elles fait, ces scélérates?
LE RUSTRE
J'en sais plus que tu ne penses.
ASTAPHIE
Que sais-tu, je te prie?
LE RUSTRE
Je sais comme Strabax, le fils de mon maître, se perd chez vous; comme
vous le corrompez par vos cajoleries, et prenez sur lui votre butin.
ASTAPHIE
Si tu ne m'avais pas l'air d'un fou, je te dirais : Tu me fais injure (89).
On ne se perd pas chez nous; on y perd ce qu'on a. Quand on l'a perdu,
on peut s'en aller. Au revoir et merci. Je ne connais pas ton jeune
homme.
LE RUSTRE
Sérieusement? Il y a pourtant un témoin, ce mur de jardin, qui a des
briques de moins toutes les nuits, et à travers lequel il s'est ouvert
un chemin de perdition pour aller chez vous.
ASTAPHIE
Le beau miracle qu'il tombe des briques d'une vieille muraille !
LE RUSTRE
Tu prétends, coquine, que les briques tombent de vieillesse ! Par
Pollux, je veux qu'on ne croie pas désormais à deux de mes paroles, si
je ne dénonce pas au père vos agissements.
ASTAPHIE
Est-il violent comme toi?
LE RUSTRE
Ce n'est pas en entretenant des drôlesses qu'il a autrefois amassé son
bien, mais à force d'épargnes et de privations; et le bien passe à présent
chez vous, scélérates. Et vous, vous le mangez, vous le faites passer
en parfums, vous le buvez. Et je me tairais là-dessus ! Je cours de ce
pas au forum, par Hercule, et je raconterai au vieillard vos exploits et
j'empêcherai qu'un essaim de maux s'abatte sur son dos où il n'y a
rien à prendre. (Il sort.)
ASTAPHIE (seule).
Par Castor, quand cet homme-là se nourrirait de moutarde, il n'aurait
pas un esprit plus chagrin. (Prenant un ton sérieux.)
Mais comme il est attaché à son maître l... Bah ! malgré ses
fureurs, on peut le dompter, j'espère; nous avons des séductions, et
tout l'arsenal de la courtisanerie. J'ai vu très bien apprivoiser chez
nous d'autres bêtes aussi farouches. Je retourne auprès de ma maîtresse.
(Voyant Dinarque sortir de chez Phronésie.)
Voici mon ennemi qui s'avance; il a l'air de mauvaise humeur; il n'a pas
encore été reçu par Phronésie.
Scène
III
DINARQUE, ASTAPHIE
DINARQUE
Les poissons qui passent leur vie dans l'eau se baignent moins
longuement, je crois, que Phronésie ne met de temps à se baigner. Si
les femmes se laissaient aimer aussi longtemps qu'elles restent au bain,
tous les amants feraient le métier de baigneurs.
ASTAPHIE
Ne saurais-tu patienter, attendre un moment?
DINARQUE
Eh ! par Hercule, je suis las de patienter.
ASTAPHIE
Moi aussi, je suis lasse, et j'ai besoin de me baigner.
DINARQUE
Je t'en supplie, par Hercule, Astaphie, entre, va lui dire que je suis là;
dépêche-toi, fais-lui comprendre qu'elle s'est baignée suffisamment.
ASTAPHIE
Bon.
DINARQUE
Écoute encore.
ASTAPHIE
Quoi?
DINARQUE
Que les dieux m'exterminent pour t'avoir rappelée ! Je ne voulais rien
dire. Va toujours.
ASTAPHIE
Pourquoi me rappeler, nigaud, propre à rien? ce retard te retardera de
mille pas. (Elle sort.)
DINARQUE (seul).
Mais pourquoi est-elle demeurée si longtemps à la porte? Elle
attendait je ne sais qui, le militaire sans doute. Voyez un peu; oui,
c'est comme les vautours qui pressentent la proie toujours à l'avance :
elles sont affamées de le voir; elles n'ont pas d'autres pensées.
Quand il sera arrivé, on ne fera pas plus attention à moi que si j'étais
mort depuis plus de deux cents ans... Quel bonheur de se livrer
uniquement au soin de sa fortune. O misérable que je suis ! après la
faute vient la peine; voilà ce que c'est d'avoir dissipé le bien de
mes pères. Mais à présent, s'il m'arrivait un riche et magnifique héritage,
à présent que je sais tout ce que l'argent peut causer d'amertume et
de douceur, je le conserverais si bien, par Pollux, je vivrais tellement
d'économie, qu'au bout de quelques jours, tout serait fondu; je
fermerais la bouche aux médisants. Mais à grand fracas j'entends
ouvrir cette porte qui engloutit sans retour ce qui passe de l'autre côté
des verrous.
Scène
IV
PHRONÉSIE, DINARQUE
PHRONÉSIE
As-tu peur, je te prie, que ma porte ne te morde? Tu n'entres pas, mon
amour?
DINARQUE
Regardez ce printemps. Quelle fleur ! quel parfum: que d'éclat !
PRONÉSIE
As-tu si peu de savoir-vivre en revenant de Lemnos, que tu ne donnes pas
un baiser à ton amie, Dinarque?
DINARQUE (à part).
Ah ! elle m'égorge à présent; par Hercule, elle m'achève !
PHRONÉSIE
Pourquoi détournes-tu la tête?
DINARQUE
Bonjour, Phronésie.
PHRONÉSIE
Bonjour. Veux-tu dîner aujourd'hui chez nous pour ton heureuse arrivée?
DINARQUE
J'ai promis.
PHRONÉSIE
Où dînes-tu donc?
DINARQUE
Où tu voudras.
PHRONÉSIE
Ici, tu me feras plaisir.
DINARQUE
Et à moi davantage, par Pollux. Ainsi, tu seras à moi aujourd'hui, ma
Phronésie?
PHRONÉSIE
Je le voudrais, si c'était possible.
DINARQUE (se retournant comme pour parler
à des esclaves).
Qu'on me donne mes sandales; dépêchez, enlevez la table.
PHRONÉSIE
As-tu perdu le sens, dis-moi?
DINARQUE (s'éloignant).
Non, je ne puis plus boire, par Pollux, le coeur me manque.
PHRONÉSIE
Reste, on trouvera le joint, ne t'en va pas.
DINARQUE
Ah ! c'est une aspersion d'eau fraîche, elle me ranime. (Faisant
semblant de commander à un esclave.) Ôte-moi mes sandales,
verse à boire.
PHRONÉSIE
Tu n'es point changé, par Castor. Mais dis, as-tu fait bon voyage?
DINARQUE
Oui, en revenant ici vers toi, puisque je puis te voir.
PHRONÉSIE
Serre-moi contre toi.
DINARQUE
Oh oui. (La tenant embrassée). Ah douceur
plus douce que le miel ! En ce moment, Jupiter, mon sort est préférable
au tien.
PHRONÉSIE
Donne-moi un baiser?
DINARQUE
Plutôt dix.
PHRONÉSIE (l'arrêtant).
Tu n'es pas pauvre de ça : tu en donnes plus que je ne demande.
DINARQUE
Que n'ai-je tout d'abord ménagé mon bien, comme tu es, pour ton
compte, ménagère de tes baisers !
PHRONÉSIE
Si je pouvais t'épargner quelque chose, par Pollux, je le ferais
volontiers.
DINARQUE
Ta toilette est achevée enfin?
PHRONÉSIE
Oui, par Pollux, autant que je puis m'en rapporter à mon jugement et à
mes yeux. Est-ce que je ne te parais pas bien?
DINARQUE
Oh ! si vraiment, par Pollux. Mais il y a eu des temps, je m'en
souviens, où nous ne paraissions pas bien l'un à l'autre... Ah çà,
quelle nouvelle ai-je apprise à mon retour? qu'est-ce que tu as donc
fait ici pendant mon absence? Hein, je te félicite d'être devenue mère
de famille, et de t'en être tirée si bien et en si bonne santé.
PHRONÉSIE (à ses femmes).
Retirez-vous, rentrez, et fermez la porte. (A
Dinarque). Maintenant nous sommes seuls, nous pouvons causer. Je
suis accoutumée à te confier mes plus importants secrets. Il n'est pas
vrai que je sois accouchée, ni que j'aie été jamais enceinte;
seulement j'ai fait semblant de l'être. Voilà, je dis tout.
DINARQUE
Pourquoi, chère âme?
PHRONÉSIE
A cause du militaire babylonien, qui m'a eue comme sa femme l'année
dernière pendant son séjour ici.
DINARQUE
Je m'en étais douté. Mais pourquoi cela? quel intérêt avais-tu à
feindre?
PHRONÉSIE
Je voulais avoir un filet, un appât pour le ramener encore à moi. Il
vient en effet de m'écrire en réponse à ma lettre, il dit qu'il verra
à quel point je lui suis attachée; que si j'accepte mon enfant et l'élève,
il me donnera tout son bien.
DINARQUE
Excellent. Enfin où en êtes-vous?
PHRONÉSIE
Ma mère, voyant approcher le dixième mois, a chargé nos servantes de
se démener, d'enquêter, de chercher un petit garçon ou une petite
fille qui puisse servir à la supposition. Bref, tu connais notre Syra (90),
la coiffeuse qui demeure en face de chez nous?
DINARQUE
Oui.
PHRONÉSIE
Elle a couru de maison en maison pour me trouver clandestinement un
enfant, et elle m'en apporte un qu'on lui a donné, à ce qu'elle dit.
DINARQUE
O les mauvaises pièces ! Alors la première mère n'est pas sa mère;
c'est la seconde, toi.
PHRONÉSIE
Tu as saisi. Maintenant j'attends le militaire, il s'est fait annoncer,
il sera bientôt ici.
DINARQUE
Et en attendant, tu te soignes comme une femme en couche?
PHRONÉSIE
Sans doute. Quand on peut sans peine mener à bien une affaire, on a
raison d'agir avec adresse pour son intérêt.
DINARQUE
Que deviendrai-je quand le militaire sera venu? je vivrai dans
l'abandon, séparé de toi?
PHRONÉSIE
Une fois que j'aurai pu tirer de lui ce que je veux, je trouverai
facilement des prétextes de querelle et de rupture, et ensuite je serai
toute à toi, ma volupté, tout le jour.
DINARQUE
J'aimerais mieux toute la nuit, par Hercule.
PHRONÉSIE
Mais je veux sacrifier aux dieux pour le nouveau-né, le cinquième
jour, selon le rite (91).
DINARQUE
Tu as raison. (Il s'apprête à partir.)
PHRONÉSIE
Ne penses-tu pas à me faire un petit cadeau?
DINARQUE
II me semble que je m'enrichis, par Hercule, ma volupté, toutes les
fois que tu me demandes quelque chose.
PHRONÉSIE
Et moi, quand je le tiens.
DINARQUE
Tu l'auras tout de suite, je t'enverrai mon petit esclave.
PHRONÉSIE
N'y manque pas.
DINARQUE
Quel que soit le présent, fais-lui bon accueil.
PHRONÉSIE
Par Castor, je sais que tu le choisiras de façon que je n'aie pas de
regret.
DINARQUE (prenant congé).
Tu n'as rien d'autre à me demander?
PHRONÉSIE
Si, de revenir me voir quand tu auras le temps, et adieu.
DINARQUE
Adieu. (Seul). O dieux immortels ! ce n'est
pas le procédé d'une maîtresse, c'est celui d'une amie qui n'a rien
de caché pour moi, d'une autre moi-même, ce qu'elle vient de faire. Me
confier le secret d'une supposition d'enfant ! ce qu'une soeur ne confie
pas à sa propre soeur ! Elle m'a montré le fond de son âme ! elle ne
veut m'être infidèle jamais de toute sa vie. Et je ne l'aimerais pas?
et je ne lui serais pas dévoué? J'aurai cessé de m'aimer moi-même
avant que mon amour l'abandonne. Comment ne pas lui envoyer un présent?
Je vais tout de ce pas lui faire donner cinq mines d'argent, et des
provisions de bouche pour une mine ni plus ni moins. Qu'elle ait
le moyen de bien vivre, elle qui me veut tant de bien, plutôt que moi,
qui me fais tant de mal. (Il sort.)
Scène
IV
PHRONÉSIE
PHRONÉSIE, avec plusieurs servantes,
dans l'intérieur de son appartement disposé de manière que le
spectateur puisse voir ce qui s'y passe.
Donnez à téter à cet enfant. Que les pauvres mères ont
d'inquiétudes ! qu'elles sont tourmentées !... Le bon tour, par Pollux
! En y pensant bien, je vois que notre réputation est beaucoup moins
mauvaise que nous ne le sommes en réalité. Moi, toute la première,
j'en parle savamment et par expérience toute fraîche. Que je me donne
de soucis et de peine dans la crainte que mon intrigue ne périsse par
la mort de cet enfant ! Comme j'ai le titre de mère, je n'en veille que
davantage à sa vie. C'est la soif du gain qui m'a donné l'audace de ce
stratagème, qui m'a poussée dans une entreprise criminelle; je me suis
approprié le fruit des douleurs d'une autre. Mais, quand on se mêle de
ruses, il faut de l'adresse et de la prudence dans l'exécution. Vous
voyez vous-mêmes dans quel accoutrement je me présente; il faut que
j'aie l'air de relever de couches. Lorsqu'une femme entreprend une
oeuvre de malice, il faut qu'elle en vienne à ses fins ou le chagrin la
tue, et elle est si malheureuse, que c'est pitié. Qu'elle tente au
contraire une bonne action, le dégoût la prend tout de suite. Mais
combien il y a peu de femmes qui se lassent en faisant le mal ! aussi
peu, que de femmes qui aient le courage de persévérer dans une bonne
intention ! Nuire est pour elles une tâche plus agréable que de bien
faire. Moi, si je suis méchante, je le suis par les leçons de ma mère
et par mon instinct naturel. Maintenant, puisque j'ai imaginé cette
grossesse pour duper le militaire, il faut qu'à son arrivée il trouve
une malice bien soignée. Il ne doit pas tarder, je pense. Alors je
prépare tout comme il faut; j'aurai l'affublement d'une jeune mère qui
achève ses couches. Donnez-moi de la myrrhe et portez le feu sur
l'autel (les servantes s'empressent tour à tour
d'exécuter ses ordres), je veux faire ma prière à Lucine...
posez ici, et retirez-vous. Holà, Pithecium, aide-moi à me mettre au
lit... (la tirant à elle) plus près...;
voilà comme il faut soutenir une femme qui vient d'accoucher. Tire-moi
mes sandales, couvre-moi, Archilis. Où es-tu Astaphie? Apporte-moi la
verveine, l'encens et les dragées; qu'on me donne de l'eau pour laver
mes mains. A présent, par Castor, le militaire n'a qu'à venir.
SCène
VI
STRATOPHANE, devant
la maison; PHRONÉSIE, ASTAPHIE, dans
l'intérieur.
STRATOPHANE
N'attendez pas, spectateurs, que je vante mes exploits; c'est dans les
combats de mes bras que je me signale, et non en paroles. Je sais que
beaucoup de militaires ont débité force mensonges : sans compter l'Homéronide,
on en citerait par milliers qui furent convaincus et condamnés pour
faux en matière de batailles. Je n'aime pas que la louange se fonde sur
la foi d'un récit, plutôt que sur le témoignage des yeux. Un témoin
oculaire vaut mieux que dix qui n'ont eu que des oreilles. Qui a ouï
dire, ne dit que ce qu'on lui a dit; celui qui a vu, sait de science
certaine. Pauvres hères, les gens que prônent les oisifs de la ville,
et dont les soldats ne parlent pas ! et ceux aussi dont la langue est
plus tranchante que le glaive en temps de paix ! Les braves servent
mieux l'État que les beaux esprits et les beaux parleurs. Le vrai
courage s'invente aisément une éloquence; un discoureur sans vertu est
comme la chanteuse des enterrements, qui célèbre les louanges des
autres, et n'a rien à dire d'elle-même. Je reviens, après dix mois,
dans cette ville d'Athènes pour voir ma maîtresse, que j'ai laissée
enceinte de mes oeuvres. Que fait-elle à présent?
PHRONÉSIE (à Astaphie).
Qui est-ce que j'entends là tout près? regarde.
ASTAPHIE
Le militaire, ma Phronésie ! Ton Stratophane est là; c'est à présent
que tu dois faire la malade.
PHRONÉSIE
Silence. Que diantre, ai-je besoin, moi, de tes avis? est-ce qu'on me
surpasse en malice?
STRATOPHANE (toujours sans voir les autres
personnages).
Elle est accouchée, je pense.
ASTAPHIE (à Phronésie).
Veux-tu que j'aille lui parler?
PHRONÉSIE
Oui. (Astaphie sort pour s'approcher de
Stratophane.)
STRATOPHANE
Bon; voici Astaphie qui vient au-devant de moi.
ASTAPHIE
Salut, par Castor, Stratophane. Ton heureuse arrivée...
STRATOPHANE
Je sais, mais de grâce, Phronésie est-elle accouchée?
ASTAPHIE
D'un petit amour.
STRATOPHANE
Il me ressemble?
ASTAPHIE
Belle demande ! A peine venait-il de naître qu'il demandait une épée
et un bouclier.
STRATOPHANE
C'est mon sang; je le reconnais à des signes certains.
ASTAPHIE
Il te ressemble trop !
STRATOPHANE
Ah ! peste ! Est-il déjà grand? taille-t-il déjà en pièces une légion?
est-ce déjà le pillage?
ASTAPHIE
Il y a eu hier cinq jours qu'il est né !
STRATOPHANE
Eh bien ! c'en était assez, par Hercule, pour s'être déjà signalé.
Pourquoi sort-il du ventre de sa mère avant d'être en état d'aller au
combat?
ASTAPHIE
Viens avec moi pour la saluer et lui faire ton compliment.
STRATOPHANE
Je te suis.
PHRONÉSIE
Où est cette fille, je vous le demande, qui me laisse et ne revient
pas. Où est-elle?
ASTAPHIE
Me voici. Je t'amène Stratophane le tant désiré.
PHRONÉSIE
Où est-il, je te prie?
STRATOPHANE (à Phronésie).
Mars arrivant des pays lointains salue Nériène, son épouse (92).
Pour ton heureuse délivrance et l'accroissement de ta famille, je te félicite;
tu as produit un grand éclat qui rejaillit sur moi et sur toi.
PHRONÉSIE
Salut, toi par qui j'ai manqué de perdre la lumière et la vie, toi
qui, pour tes plaisirs, as mis dans mon corps un germe d'affreuses
douleurs, dont je suis encore malade à faire pitié.
STRATOPHANE
Du courage, mon amour ! Tu ne regretteras pas d'avoir enduré ces épreuves.
Tu as mis au monde un fils qui remplira ta maison de dépouilles
ennemies.
PHRONÉSIE
J'ai bien plus besoin, par Castor, de greniers remplis de blé; avant
qu'il n'enlève des dépouilles, nous pourrions mourir de faim.
STRATOPHANE
Garde bon moral.
PHRONÉSIE
Un baiser, tu veux? viens me donner un baiser. Ah, je ne peux pas
soulever ma tête; elle me fait si mal ! et je souffre tant ! il m'est
impossible de me tenir sur mes jambes.
STRATOPHANE
Si tu voulais que j'aille chercher ton baiser jusqu'au milieu de la mer,
miel de mon coeur, je n'hésiterais pas. Tu as eu déjà des marques de
mon amour, tu en auras encore, ma Phronésie. J'ai ramené pour toi deux
esclaves syriennes, je les ai là, je t'en fais don. (A
un homme de sa suite.) Amène-les ici, toi. (A
Phronésie.) C'étaient deux reines dans leur pays; mais mon bras
a détruit leur patrie. Je te les donne.
PHRONÉSIE
Je n'ai pas assez d'esclaves, à ce qu'il te semble; tu m'en amènes
encore deux, pour que j'aie à les nourrir.
STRATOPHANE
Si ce présent te déplaît, par Hercule (se
retournant vers un esclave), petit garçon, donne-moi ce paquet.
Voici, mon amour, une mantille que j'ai apportée de Phrygie pour toi.
Tiens.
PHRONÉSIE
Un si mince cadeau pour toutes les souffrances que j'ai endurées!
STRATOPHANE
Tu me tues, par Hercule ! Malheur à moi ! Mon fils me conte déjà son
pesant d'or. J'ai beau ajouter cette pourpre, elle fait encore la dédaigneuse.
(Lui présentant un autre paquet.) Je t'ai
apporté d'Arabie cet encens, du Pont cet amome. Prends, mon amour,
accepte. (A un esclave.) Emmène ces
Syriennes hors de sa présence. (A Phronésie.)
M'aimes-tu?
PHRONÉSIE
Point du tout, par Castor, tu ne le mérites pas.
STRATOPHANE (à part).
Rien ne peut donc la satisfaire? elle ne m'a pas dit encore une seule
bonne parole, et l'on aurait vingt mines, je suis sûr, des cadeaux que
je lui ai faits; elle est très fâchée contre moi, je le sens, je le
vois bien. N'importe, approchons. (Haut.) Dis, mon amour, veux-tu me
permettre d'aller dîner chez quelqu'un qui m'a invité? Je reviendrai
bientôt coucher ici... Tu ne me réponds rien? je suis perdu, je suis
mort, par Pollux. (Apercevant Geta et sa suite.)
Mais qu'est-ce que cela? quel est l'homme qui conduit ce cortège
magnifique? observons-les ! où portent-ils tout cela? A elle sans
doute, je vais le savoir à l'instant.
Scène
VII
GETA, suivi
d'esclaves qui portent des vivres dans des paniers; PHRONÉSIE,
STRATOPHANE, se tenant à l'écart.
GETA (aux
esclaves).
Marchez, marchez tous par ici, porte-butins de courtisane, dégarnisseurs
de la maison, voituriers expéditifs de nos biens. (S'avançant
sur le proscenium.) Il faut donc que les amoureux fassent
toujours des vauriens, et qu'ils se livrent à toutes sortes
d'extravagances pour se dépouiller eux-mêmes ! Comment le sais-je?
Pour vous épargner la peine de me le demander, nous avons chez nous un
amoureux qui se conduit en désordonné; il traite son bien comme du
fumier, il le jette par les fenêtres. C'est un homme qui craint les édiles
(93); le plus propre du monde, il veut
maison nette, et tout ce qu'il possède est balayé dehors. Puisqu'il prétend
se ruiner sans qu'il y paraisse, par Hercule, je l'y aiderai; ce ne sera
pas moi qui l'empêcherai d'aller son train et de courir à sa perte. Déjà
pour les provisions, j'ai prélevé cinq didrachmes par mine, je me suis
adjugé la part d'Hercule. C'est à peu près comme lorsqu'on détourne
l'eau d'un fleuve; si on ne la détournait pas, elle n'en irait pas
moins se jeter toute à la mer. Ceci va s'engouffrer de même et périr
misérablement sans qu'on en sache aucun gré. Voyant ces allures, je
filoute, je pillote tout doucement, je prends mon butin dans le butin.
Une courtisane, à mon sens, c'est la mer : tout ce qu'on lui donne,
elle le dévore sans qu'il y ait accroissement pour elle. Du moins la
mer conserve : ce qu'elle a pris reste visible à tous. Mais donnez tout
ce que vous voudrez à une courtisane, il n'en reste rien ni pour celui
qui donne ni pour celle qui a reçu. Voyez, par exemple, la belle dont
les cajoleries ont mis mon pauvre maître sur la paille, dépouillé de
ses biens, de sa réputation, des honneurs et des amis. (Apercevant
Phronésie.) Là ! là ! elle n'est pas loin, la voici; elle a pu
m'entendre, je crois. Ses couches l'ont pâlie. Je lui parlerai comme si
de rien n'était. (A Phronésie et sa suivante.)
Je vous souhaite le bonjour. PHRONÉSIE
Mon cher Geta, comment cela va-t-il? Comment te portes-tu?
GETA
Fort bien; mieux que celle à qui l'on m'envoie; mais je lui apporte de
quoi remettre sa santé. Mon maître, ton mignon, m'a chargé de
t'offrir ces présents que tu vois (montrant les
gens de sa suite), avec ces cinq mines d'argent.
PHRONÉSIE
Par Castor, ce n'est pas un ingrat celui que j'aime tant.
GETA
Je dois te prier de les avoir pour agréables.
PHRONÉSIE
Ils sont agréables, par Castor, et reçus avec agrément. (A
ses esclaves.) Fais-les entrer. Va, Cyamus... Entendez-vous ce
que je commande?
GETA
Je ne veux pas qu'ils emportent les paniers; dis qu'on les fasse sécher.
PHRONÉSIE
Ce coquin de Cyamus, qu'il est soigneux, par Castor !
GETA
Moi?
PHRONÉSIE
Toi.
GETA
De bonne foi, c'est toi qui me traites de coquin, toi réceptacle
d'infamies (94) !
PHRONÉSIE
Dis-moi, je te prie, où Dinarque est-il?
GETA
A la maison.
PHRONÉSIE
Dis-lui que pour les présents qu'il me fait, il est le plus aimé des
hommes, il n'y a personne que j'estime autant que lui, et je le prie
instamment de venir me voir.
GETA
A l'instant. (Tournant les yeux du côté de
Stratophane.) Quel est cet homme de mauvaise humeur, qui ronge
son frein en nous regardant de travers? Quel qu'il soit, par Hercule, il
a le coeur triste.
PHRONÉSIE
Il n'a que ce qu'il mérite, par Castor. Il ne vaut rien. Est-ce que tu
ne connais pas, dis-moi, le militaire avec qui je vivais? C'est le père
de cet enfant qui est là, toujours il a les yeux sur nous, il donne des
ordres, il est là, il s'installe, il écoute.
GETA
Oh ! je le connais très bien, ce pied plat. Comment ! c'est lui?
PHRONÉSIE
Lui-même.
GETA
Il me regarde en gémissant; il a tiré de son ventre un profond soupir.
Vois, il grince des dents, il frappe sa cuisse. Est-ce qu'il exerce la
divination, hein, pour se battre lui-même?
STRATOPHANE
Je donnerai l'essor à toute la violence de mes sentiments, je ferai
surgir la colère de mon sein. (A Geta.) Réponds
: d'où es-tu? à qui es-tu? pourquoi oses-tu me parler insolemment?
GETA
Ça me plaît.
STRATOPHANE
Voilà comme tu me réponds?
GETA
Voilà. Je me soucie de toi autant que d'un fétu.
STRATOPHANE (à Phronésie).
Et toi, pourquoi as-tu osé dire que tu aimais un autre homme?
PHRONÉSIE
Ça me plaît.
STRATOPHANE
Oui-da? c'est ce que nous verrons. Quoi? pour un si chétif cadeau, pour
des herbes, un peu de viande et de piquette, un galantin frisé, un
pauvre hère sans courage, qui ne vit qu'à l'ombre, qui bat le
tambourin (95) et qui ne vaut pas un clou,
se fait aimer de toi !
GETA
Qu'est-ce que c'est que cela? oses-tu mal parler de mon maître,
fontaine de vices et de mensonges?
STRATOPHANE
Ajoute un mot seulement, et à l'instant cette épée, par Hercule, te
hachera en morceaux.
GETA
Touche-moi; ce couteau va te trancher comme un agneau par le milieu du
ventre. Si tu as renom de guerrier à l'armée, moi je l'ai à la
cuisine.
PHRONÉSIE (à Stratophane).
Tu ferais bien de ne pas crier contre les gens qui me fréquentent, et
dont les présents me sont agréables et chers, tandis que les tiens me
déplaisent.
STRATOPHANE
Alors, par Pollux, je me suis dépouillé de mes cadeaux, et tout est
perdu pour moi !
GETA
Bien entendu. Pourquoi donc restes-tu ici à nous ennuyer, quand tu as
ta condamnation au maximum?
STRATOPHANE (à Phronésie).
Je veux mourir aujourd'hui, par Hercule, si je ne le chasse de ta présence.
GETA
Approche pour voir, viens un peu.
STRATOPHANE
Je te conseille d'avoir le ton menaçant, scélérat. A l'instant, à
l'instant, à l'instant même je t'aurai mis en morceaux. Mais que
fais-tu ici, que lui veux-tu? qui t'a permis de faire connaissance avec
ma maîtresse? Tu mourras sur la place, si tu fais un geste.
GETA
Si je fais un geste?
STRATOPHANE
Obéis, ne bouge pas, je vais te hacher comme chair à pâté. (Il
s'avance en brandissant son épée.) Je l'ai tué, c'est parfait.
GETA
C'est un guet-apens. Ton épée est plus longue que la mienne (96).
Laisse-moi aller quérir ma broche. Ah ! tu veux batailler? J'irai à la
maison, guerrier, je prendrai un juge équitable du combat. (A
part.) Mais que tardé-je à décamper d'ici avant qu'il m'ait
percé le ventre? (Il sort avec sa suite).
Scène
VIII
PHRONÉSIE, STRATOPHANE
PHRONÉSIE (à ses esclaves).
Qu'on me donne mes sandales. Reconduisez-moi vite à ma chambre; l'air
m'a fait horriblement mal à la tête.
STRATOPHANE
Et moi, pour qui mon cadeau des deux esclaves tourne si mal, que
deviendrai-je? Tu t'en vas? Voilà, attrape ! (Seul.)
Comme tu me mets à la porte ! on ne peut pas y être mis plus
carrément ! Elle me joue de la belle manière ! Attends... Il ne
faudrait pas me presser beaucoup pour que je brise les os à toute la
maison... Qu'est-ce qui pourrait me changer ces femmes-là? Depuis
qu'elle est accouchée d'un marmot, elle fait la superbe. Peu s'en faut
qu'elle ne me dise : « Je ne t'ouvre ni ne te ferme l'entrée de ma
maison. » Mais moi je ne veux pas, je n'irai pas. Avant peu, je la
forcerai d'avouer que je suis un homme, et un fameux. (A
son valet.) Suis-moi, c'est assez parler. (Il
sort.)
ACTE
III
SCÈNE I
STRABAX,
d'abord seul; ensuite ASTAPHIE
STRABAX
Mon père m'a dit ce matin d'aller aux champs donner aux bœufs le
gland de leur dîner. Quand j'y fus, ô dieux immortels, il arriva un
homme qui devait de l'argent à mon père pour des brebis qu'il lui
avait achetées. Il le demande, je réponds qu'il est en ville, et je
m'enquiers de ce qu'il lui veut... L'homme détache une sacoche de son
épaule, me compte vingt mines que je prends tout content et que
j'enferme dans un sac. Il part; moi j'apporte aussitôt à la ville dans
ce sac mes brebis sans laine (97). Mon
père, par Pollux, Mars est diablement irrité contre lui ! car son
troupeau approche de la tanière des louves. Quel coup pour les coquets
de la ville, pour ces jolis amoureux ! je vais les repousser et les
mettre tous à la porte. Oui, c'en est fait, je ruinerai mon père, je
ruinerai ma mère; et je porte aujourd'hui leur argent à cette
courtisane, que je chéris plus que ma mère. O ciel ! (Il
frappe à la porte de Phronésie.) Holà ! quelqu'un. Est-ce
qu'il n'y a personne? On n'ouvre pas?
ASTAPHIE
Pourquoi te conduis-tu comme un étranger, je te prie, mon cher Strabax?
que n'entres-tu tout de suite?
STRABAX
Je pouvais?
ASTAPHIE
Comment ! toi qui es de la maison?
STRABAX
Je vais entrer; ne crois pas que je veuille être en retard.
ASTAPHIE
Tu es délicieux. (Strabax entre chez
Phronésie.)
SCÈNE
II
LE RUSTRE, ASTAPHIE
LE RUSTRE
(sortant
de la maison de ses maîtres sans voir Astaphie).
C'est étonnant que le fils de mon maître ne soit pas revenu des
champs; il se sera égaré en cachette dans son antre de perdition.
ASTAPHIE (apercevant le Rustre).
Il va me faire un beau train, par Pollux ! s'il me voit.
LE RUSTRE (apercevant Astaphie qui tâche
de l'éviter).
Que veux-tu?
ASTAPHIE
Ce que je veux? j'attends tes baisers, voyons !
LE RUSTRE
Je ne suis plus aussi farouche que j'étais, Astaphie; je ne suis plus
un brutal, n'aie pas peur. Parle, donne-moi des ordres, ceux que tu
voudras; j'ai tout à fait les nouvelles manières, je me suis défait
des anciennes. Je suis capable d'aimer, je puis prendre une maîtresse.
ASTAPHIE
Je suis charmée, par Castor, de ces nouvelles. Mais dis-moi, as-tu...?
LE RUSTRE
Tu veux dire un parasite, peut-être?
ASTAPHIE
Tu m'as compris à merveille (98).
LE RUSTRE
Ah ! mais c'est que mes voyages fréquents à la ville m'ont fait venir
de l'esprit; je suis à présent un bon compagnon.
ASTAPHIE
Qu'est-ce que cela signifie, s'il te plaît? Tu veux dire que tu es,
pour la plaisanterie, plein de bons mots?
LE RUSTRE
Oui, cela nous change un peu des choux.
ASTAPHIE
Entre avec moi chez nous, je t'en prie, mon amour.
LE RUSTRE (lui donnant un baiser).
Tiens pour toi, voilà mes arrhes, nous passerons la nuit ensemble.
ASTAPHIE
Des arrhes ! horreur ! quelles sont ces bêtes-là? dis donc des
avances.
LE RUSTRE
J'ai voulu faire une économie, comme les Prénestins, qui disent une
gogne pour une cigogne (99).
ASTAPHIE
Suis-moi, de grâce.
LE RUSTRE
Je veux attendre ici Strabax; j'espère qu'il va revenir des champs.
ASTAPHIE
Strabax est ici chez nous; il vient d'arriver.
LE RUSTRE
Avant d'aller voir sa mère ! O par Pollux, le vaurien !
ASTAPHIE
Tu reprends tes habitudes?
LE RUSTRE
Je ne dis plus mot.
ASTAPHIE
Entre, mon chéri; donne-moi la main.
LE RUSTRE (se laissant entraîner).
Tiens. On me conduit dans une auberge où je serai maltraité pour mon
argent. (Ils entrent chez Phronésie.)
ACTE
IV
SCÈNE I
DINARQUE, seul
Non, parmi tous les êtres qui existent ou qui doivent exister,
il ne s'en peut pas trouver un seul à qui je souhaite davantage d'être
agréable en paroles et en actions qu'à Vénus. Grands dieux ! que je
suis heureux ! quelle joie me transporte ! Quelle nouvelle délicieuse
Cyamus m'a donnée aujourd'hui ! Mes cadeaux ont fait les délices de
Phronésie ! Mais ce qui ajoute à mon ravissement, ce qui me fait
goûter une douceur extrême, c'est que les présents du militaire n'ont
excité que dégoût et que mépris. Je ne me sens pas d'aise; c'est moi
qui tient la balle. Si le militaire a sa disgrâce, la femme est à moi.
Je suis sauvé, puisque je me perds; si je ne réussissais à me perdre,
j'en mourrais. J'observerai ici maintenant ce qui se passe, qui entre et
qui sort. Je me tiendrai dans un coin en sentinelle, j'y attendrai ma
destinée. Puisque je ne possède plus rien, que je me suis dépouillé
de tout ici, je me comporterai en suppliant.
SCÈNE
II
ASTAPHIE, DINARQUE
ASTAPHIE (parlant
dans la maison.)
Je m'acquitterai à merveille de mon office, moi. Aie soin seulement de
remplir de même le tien à la maison. Fais l'amour, c'est ton affaire;
vide ton amant. Ça lui plaît, il a du bien, mets le temps à profit;
enivre-le de ta beauté, pour qu'il éprouve de la joie à se perdre.
Moi je veille à cette porte, je ne quitterai pas mon poste, tant qu'il
sera le chemin des convois arrivant au logis; je ne laisserai aucun
importun s'introduire; continue à lui en donner à coeur joie.
DINARQUE (à part.)
De qui parle-t-elle? (Haut.) Hé !
Astaphie, qui est la victime?
ASTAPHIE
Ah, ah ! tu étais donc là?
DINARQUE
Suis-je de trop?
ASTAPHIE
Plus que jamais. Car on est toujours de trop chez nous, quand on nous a
fait usage. Mais écoute bien, j'ai quelque chose à te conter.
DINARQUE
Quoi? Quelque chose qui m'intéresse?
ASTAPHIE
Je ne vais pas le garder pour moi. Les bons coups qu'elle fait là
dedans !
DINARQUE
Comment? est-ce qu'il y a un nouvel amant?
ASTAPHIE
Elle est en train d'attaquer un trésor tout plein.
DINARQUE
Lequel?
ASTAPHIE
Je te le dirai; mais du silence. Tu connais Strabax qui demeure là (Elle
montre la maison) ?
DINARQUE
Oui.
ASTAPHIE
C'est lui qui règne à présent chez nous sans partage : il est
maintenant notre bien-fonds; il se ruine gaiement.
DINARQUE
J'ai fait de même, par Hercule.
ASTAPHIE
Sottise, vain babil, de revenir sur le passé. Thétis même n'a pas
pleuré son fils éternellement.
DINARQUE
Il n'y a plus moyen à présent que j'entre chez vous?
ASTAPHIE
Pourquoi plus que le militaire?
DINARQUE
Parce que j'ai donné plus que lui.
ASTAPHIE
Aussi t'a-t-on reçu plus souvent dans le temps que tu payais. Laisse
ceux qui nous soignent jouir des soins qu'ils ont payés. Tu as appris
à lire; maintenant que tu sais, souffre que les autres viennent à l'école,
DINARQUE
Très bien, pourvu que je puisse venir voir si je n'ai pas oublié.
ASTAPHIE
Mais que fera la maîtresse, pendant que tu étudieras? Elle veut étudier
en même temps.
DINARQUE
Quoi?
ASTAPHIE
C'est-à-dire palper de temps en temps des espèces.
DINARQUE
Je lui ai fait envoyer aujourd'hui cinq mines d'argent et une de
provisions.
ASTAPHIE
Je connais cet envoi. Aussi, grâce à toi, nous menons en ce moment
joyeuse vie.
DINARQUE
Est-ce pour que mes ennemis pillent mon bien chez vous? J'aimerais mieux
mourir, par Hercule, que de souffrir cela.
ASTAPHIE
Tu es fou.
DINARQUE
Pourquoi? Dis-m'en le secret, dis-le-moi.
ASTAPHIE
Parce que j'aimerais mieux, par Pollux, faire envie à mes ennemis que
de les envier. Car envier le bien-être d'autrui parce qu'on est mal à
son aise, c'est un triste sort. Quand on envie, on est dans le besoin;
quand on fait envie, on est dans l'abondance.
DINARQUE
Je n'ai pas droit à la moitié de la bombance?
ASTAPHIE
Si tu voulais l'avoir, il fallait l'emporter chez toi. Car on tient ici
le compte de la recette comme aux bords de l'Achéron : nous recevons ce
qui entre; mais ce qui est entré ne sort plus. Adieu.
DINARQUE
Reste. (Il lui prend le bras.)
ASTAPHIE
Lâche-moi.
DINARQUE
Laisse-moi entrer.
ASTAPHIE (lui montrant la rue).
Oui, chez toi.
DINARQUE
Point du tout, je veux aller chez vous.
ASTAPHIE
Impossible, c'est trop demander.
DINARQUE
Laisse-moi essayer.
ASTAPHIE
Non, attends. Ton essai serait une violence.
DINARQUE
Annonce-moi.
ASTAPHIE
Va-t'en. Elle est occupée. C'est comme cela. Ne t'en-tête pas.
DINARQUE
Veux-tu revenir ou non?
ASTAPHIE
Elle m'appelle et j'appartiens plus à elle qu'à toi.
DINARQUE
Un seul mot.
ASTAPHIE
Dis.
DINARQUE
Laisse-moi entrer.
ASTAPHIE
Tu es un menteur, va-t'en; tu promettais un seul mot et tu en as dit
trois, qui sont faux encore. (Elle sort.)
DINARQUE
Elle m'échappe; elle est rentrée : et je souffrirais cette injure ! (S'approchant
de la porte de Phronésie.) Par Hercule, je vais faire tapage et
te jouer une scène dans la rue, traîtresse, qui, au mépris de la loi,
as reçu de l'argent de plusieurs en même temps. Oui, par Hercule,
j'irai te dénoncer à tous les magistrats (100),
et ensuite je te poursuivrai en restitution du quadruple, sorcière, mère
d'enfants supposés. Moi, par Pollux, je publierai toutes tes infamies.
Pauvre que je suis ! Après avoir perdu tout ce que je possédais, je
vais perdre toute pudeur; je ne m'inquiète guère de savoir avec quels
souliers je me chausserai. Mais, pourquoi crier? elle n'a qu'à me
recevoir chez elle, je lui jurerai formellement de ne pas dire mot, si
elle l'ordonne (D'un air de découragement).
Sornettes ! Frappez du poing le martinet, le mal est pour vous. A quoi
sert de s'irriter contre un être qui ne fait pas cas de vous?... Mais,
que vois-je? Dieux immortels ! le vieux Calliclès, avec qui je suis
allié, amène deux esclaves enchaînées; l'une est la coiffeuse de
Phronésie, l'autre est une servante à lui. Je tremble, un remords
vient de troubler mon coeur, si mes anciens méfaits étaient décidément
découverts ! J'ai grand'peur.
SCÈNE
III
CALLICLÈS, L'ESCLAVE DE CALLICLÈS,
DINARQUE, UNE AUTRE ESCLAVE (la Coiffeuse)
CALLICLÈS (à
l'Esclave).
Moi, que je te dise de mauvaises paroles ! (à la
Coiffeuse) ou à toi, que je te veuille du mal ! Vous avez tout
à l'heure fait l'épreuve de mes sentiments, vous savez bien que je
suis un homme doux et bon. Je vous ai interrogées toutes deux à grands
coups de fouet pendant que vous étiez à la potence, et je me souviens
des aveux que chacune a faits. Maintenant, je veux entendre encore ici
la même chose; avouez sans qu'on en vienne aux coups. Quoique vous
soyez toutes deux de la nature des serpents, je vous en avertis, n'ayez
plus doubles langues; que vos discours ambigus ne me fassent pas vous
tuer, à moins qu'il ne vous plaise d'être conduites aux gaillards qui
font craquer les os (101).
L'ESCLAVE
La violence nous a forcées de dire la vérité; nos liens nous
meurtrissent les bras.
CALLICLÈS
Mais si vous faites des aveux sincères, vous serez délivrées.
DINARQUE (à part).
Je ne sais de quoi il s'agit, je ne comprends pas. Toujours est-il que
j'ai peur, car je connais ma faute.
CALLICLÈS
D'abord, tenez-vous séparées. (Il les éloigne
l'une de l'autre.) Comme cela, c'est bien. Pour que vous ne vous
fassiez pas de signes, je serai un mur entre vous deux. (A
l'Esclave.) Parle, toi.
L'ESCLAVE
Pour dire quoi?
CALLICLÈS
Qu'a-t-on fait de l'enfant à qui ma fille a donné le jour, mon
petit-fils? Expliquez-moi la chose de point en point.
L'ESCLAVE (montrant la Coiffeuse).
Je le lui ai donné.
CALLICLÈS
Tais-toi maintenant. (A la Coiffeuse.)
As-tu reçu l'enfant des mains de cette fille?
LA COIFFEUSE
Oui.
CALLICLÈS
Ne dis plus rien; je n'en veux pas davantage, cet aveu me suffit.
LA COIFFEUSE
Je ne nie rien.
CALLICLÈS (à part).
Et par là tu prépares du noir pour tes épaules. (Haut.)
Jusqu'à présent, les deux déclarations sont d'accord.
DINARQUE (à part).
Malheur à moi ! mes attentats, que je croyais cachés, sont en train de
se découvrir.
CALLICLÈS (à l'Esclave).
Parle, toi : qui t'a commandé de livrer l'enfant?
LA COIFFEUSE
Ma vieille maîtresse.
CALLICLÈS (à la Coiffeuse).
Et toi, pourquoi l'as-tu pris?
LA COIFFEUSE
Ma jeune maîtresse m'avait ordonné de lui apporter un enfant, et de
garder le secret.
CALLICLÈS
Parle : qu'as-tu fait de l'enfant?
LA COIFFEUSE
Je l'ai porté à ma maîtresse.
CALLICLÈS
Qu'en a-t-elle fait?
LA COIFFEUSE
Elle l'a donné aussitôt à ma maîtresse.
CALLICLÈS
Malepeste ! à quelle maîtresse?
L'ESCLAVE
Elle en a deux.
CALLICLÈS (à l'Esclave).
Garde-toi de parler sans que je te pose de questions. (A
la Coiffeuse.) C'est toi que j'interroge.
LA COIFFEUSE
Ma vieille maîtresse, dis-je, l'a donné à sa fille.
CALLICLÈS
Tu en dis plus que tout à l'heure.
LA COIFFEUSE
Tu en demandes plus.
CALLICLÈS
Réponds vite : celle à qui on l'a donné, qu'en a-t-elle fait?
LA COIFFEUSE
Un enfant supposé.
CALLICLÈS
Au profit de qui?
LA COIFFEUSE
D'elle.
CALLICLÈS
Il passe pour son fils?
LA COIFFEUSE
Pour son fils.
CALLICLÈS
Dieux, j'implore votre secours ! Comme il est plus facile à une autre
que la véritable mère d'accoucher ! La voilà mère sans douleurs; une
autre a eu le mal. L'enfant est un bienheureux; il a deux mères, deux aïeules.
Je suis inquiet de savoir combien il a de pères. Voyez un peu la malice
des femmes !
L'ESCLAVE
C'est aux hommes plutôt qu'aux femmes qu'on doit s'en prendre. Ce n'est
pas une femme, c'est un homme qui est l'auteur de la grossesse.
CALLICLÈS
Je le sais tout comme toi. Tu as bien gardé ma pauvre fille !
L'ESCLAVE
La force fait le pouvoir. C'est un homme, il était le plus fort : il a
triomphé, il a passé sa fantaisie.
CALLICLÈS
Et t'a préparé à passer, par Hercule, de mauvais moments.
L'ESCLAVE
Tu n'as pas besoin de me le dire, je l'ai appris toute seule par expérience.
CALLICLÈS
Je n'ai jamais pu te forcer à me déclarer le coupable.
L'ESCLAVE (apercevant Dinarque).
J'ai gardé le silence; je ne le garderai plus ; il est ici présent; je
dois le dénoncer.
DINARQUE (à part).
Je me sens pétrifié; je n'ose bouger. Malheureux ! le mystère se révèle.
Le châtiment est maintenant suspendu sur ma tête. Il s'agit de mon
crime, de ma folie. Je vais être nommé, je tremble. (Il
se serre contre le mur de la maison près de laquelle il s'est retiré.)
CALLICLÈS
Dis-moi, qui a déshonoré ma fille vierge encore?
L'ESCLAVE (regardant Dinarque).
C'est toi, je te vois; toi qui, pour tes fautes, te fais le protecteur
de cette muraille.
DINARQUE (à part).
Je ne suis ni mort ni vivant. Que faire? Je ne sais ni comment fuir
d'ici, ni s'il faut aborder le vieillard. La terreur me paralyse.
CALLICLÈS
Le nommeras-tu, enfin?
L'ESCLAVE
C'est Dinarque, celui à qui tu l'avais fiancée,
CALLICLÈS
Où est l'homme que tu dis?
DINARQUE (se jetant à ses pieds).
Me voici, Calliclés; je t'en conjure par tes genoux que j'embrasse,
supporte en sage cet acte de démence. Pardonne-moi la faute dont le vin
m'a rendu coupable, quand je n'étais pas maître de moi.
CALLICLÈS
Je n'aime pas que tu imputes ton crime à un complice muet, qui ne peut
pas se faire entendre. Car si le vin pouvait parler, il se justifierait.
Ce n'est pas le vin qui doit commander aux hommes, ce sont les hommes
qui doivent commander au vin, du moins les hommes probes. Mais, quand on
est vicieux, qu'on boive ou qu'on s'abstienne de boire, on est toujours
vicieux par la force du naturel.
DINARQUE
Je le sais, il me faut entendre beaucoup de choses qui me peinent; je me
livre à ton ressentiment, je suis coupable.
L'ESCLAVE
Calliclès, ne sois pas trop dur, je t'en prie. L'accusé plaide sa
cause en liberté; les témoins parlent enchaînés.
CALLICLÈS
Qu'on les délivre. Partez, allez-vous-en. (A
l'Esclave.) Toi, à la maison. (A la
Coiffeuse.) Toi, chez vous. Dis à ta maîtresse qu'elle rende
l'enfant quand on ira le réclamer. (A Dinarque.)
Toi, marchons, au tribunal !
DINARQUE
Pourquoi veux-tu que j'aille au tribunal? tu es pour moi le préteur.
Mais je te supplie de m'accorder ta fille en mariage, Calliclès.
CALLICLÈS
Tu as décidé toi-même du jugement, par Pollux, à ce que je vois; car
sans attendre que je te la donne, tu te l'es adjugée. Prends-la comme
elle est. Mais je te frappe d'une amende en punition de ton ineptie : tu
auras six grands talents de moins sur la dot.
DINARQUE
Tu es encore trop bon.
CALLICLÈS
Il faut que tu ailles redemander ton fils à cette femme. Du reste, emmène
ton épouse de la maison le plus tôt possible. Moi, j'ai à faire. Je
vais renoncer à l'alliance que je m'étais proposée, et je dirai aux
parents de chercher ailleurs un parti pour leur fils. (Il
sort.)
DINARQUE
Moi, je vais réclamer mon enfant de peur que plus tard elle ne dise
qu'il n'est pas à moi... Il n'y a rien à craindre; car elle a déclaré
elle-même devant tout le monde ce qui en était. Mais la voici qui sort
très à propos, par Pollux. Ah ! elle possède un aiguillon qui m'entre
dans le coeur.
SCÈNE
IV
PHRONÉSIE, DINARQUE, ASTAPHIE
PHRONÉSIE (sans
voir Dinarque).
La courtisane qui ne songe pas à ses intérêts jusque dans les fumées
du vin est une sotte, un oison. Si le vin envahit son corps, sa tête au
moins doit rester libre. Je suis furieuse qu'on ait maltraité ainsi ma
coiffeuse. Elle m'a dit que Dinarque avait reconnu cet enfant pour son
fils.
DINARQUE
J'ai vu, j'ai entendu la belle qui possède tout mon patrimoine et mes
enfants.
PHRONÉSIE
Je vois l'homme qui par amour m'a choisie pour administrateur de ses
biens.
DINARQUE
Femme, c'est pour te parler que je suis venu.
PHRONÉSIE
Quelle nouvelle, mon amour?
DINARQUE
Il ne s'agit point d'amour; trêve aux plaisanteries : j'ai maintenant
autre chose à faire.
PHRONÉSIE
Je sais, par Castor, ce que tu veux, ce que tu désires, ce que tu
cherches. Tu veux me voir, tu désires m'aimer, tu cherches un enfant.
DINARQUE
Dieux immortels ! qu'elle s'explique bien ! Comme elle a été droit au
fait en peu de mots !
PHRONÉSIE
Je sais que tu as une fiancée; que ta fiancée t'a donné un fils, et
que tu vas célébrer le mariage; que ton coeur est engagé ailleurs à
présent, et que je suis dans la situation d'une abandonnée. Mais
prends conseil de la souris : combien il y a de sagesse dans ce petit
animal ! jamais elle ne confie à un seul trou sa destinée. Elle veut
que si on lui ferme une issue, elle puisse se sauver par une autre.
DINARQUE
Quand j'aurai le temps, nous causerons de cela plus au long. Pour
l'instant, rends-moi mon fils.
PHRONÉSIE
Non, permets-moi de le garder encore ces jours-ci, de grâce.
DINARQUE
Point du tout.
PHRONÉSIE
Je t'en prie.
DINARQUE
Quel besoin en as-tu?
PHRONÉSIE
C'est important pour moi; que je l'aie seulement trois jours, pour
extorquer quelque chose au militaire. Si je réussis, tu auras aussi ta
part de profit. Mais si tu me retires l'enfant, tout l'espoir que
j'avais mis dans le militaire est mort.
DINARQUE
J'accepte, car si je voulais le ranimer, je ne pourrais. Sers-toi de
l'enfant; soigne-le, puisque tu as de quoi le soigner.
PHRONÉSIE
Je te serai très reconnaissante de ce service, par Castor. Quand tu
craindras qu'il ne t'arrive malheur à toi, viens chez moi te réfugier.
Sois mon ami, du moins pour le butin à prendre.
DINARQUE
Adieu, Phronésie.
PHRONÉSIE
Tu ne m'appelles plus prunelle de tes yeux?
DINARQUE
Ce nom te sera donné encore plus d'une fois.
PHRONÉSIE
C'est tout?
DINARQUE
Porte-toi bien; quand j'aurai du loisir, je viendrai te voir. (Il
sort.)
PHRONÉSIE (seule).
Il est parti, il est loin; je puis parler librement. Le proverbe a
raison : avoir des amis c'est être riche. Grâce à celui-là, j'ai
l'espoir aujourd'hui de rouler le militaire, que je chéris, par Castor,
plus que moi-même tant que je lui soutire ce que je veux. Mais nous
avons beau, nous autres, gagner beaucoup, nous n'en sommes guère plus
riches. Voilà les exploits des courtisanes !
ASTAPHIE
Chut, silence.
PHRONÉSIE
Qu'est-ce donc?
ASTAPHIE
Voici le père de l'enfant.
PHRONÉSIE
Laisse-le venir, laisse-le venir, si c'est lui; qu'il s'approche à son
gré.
ASTAPHIE
Il vient droit sur nous.
PHRONÉSIE
Ah, celui-là, par Castor, je le noierai de mes ruses et de mes
perfidies.
ACTE
V
SCÈNE I
STRATOPHANE, ASTAPHIE, PHRONÉSIE,
STRABAX
STRATOPHANE (sans voir d'abord les deux
femmes).
J'apporte de l'or, une mine, en offrande à ma maîtresse qui me ruine;
de quelque manière qu'on ait reçu déjà ce que j'ai perdu,
j'ajouterai ceci. Mais que vois-je? la maîtresse est avec sa suivante
devant la maison. Il faut que je lui parle. (S'approchant
de Phronésie.) Comment allez-vous?
PHRONÉSIE
Ne me parle pas.
STRATOPHANE
Tu es bien sévère.
PHRONÉSIE
Pourrais-tu ne pas m'importuner?
STRATOPHANE (à la Suivante).
Qu'est-ce qu'elle a, dis, Astaphie?
ASTAPHIE
Elle a sujet, par Castor, d'être fâchée contre toi.
PHRONÉSIE (à Astaphie).
Moi, je suis encore trop bonne.
STRATOPHANE
Si je t'ai offensée, mon amour, reçois en expiation cet or, une mine.
Si tu m'en crois, regarde. (Il lui présente une
bourse.)
PHRONÉSIE
Ma main, avant qu'elle tienne, me défend de rien croire. Il faut de
quoi vivre à l'enfant; il en faut à la sage-femme qui a lavé le
nouveau-né; il en faut pour la nourrice qui n'a du lait qu'avec
abondance de vin vieux; elle doit boire jour et nuit. Et puis il faut du
bois, il faut du charbon, il faut des langes, des oreillers, un berceau,
toute la garniture du berceau; il faut de l'huile; il faut de la farine;
l'enfant dévore tout le jour; qu'on donne aujourd'hui tout ce qu'il
faut, il faudra toujours quelque chose. Ce n'est pas avec du panais
qu'on élève des fils de militaires.
STRATOPHANE
Regarde donc, voici de quoi satisfaire à ces besoins.
PHRONÉSIE
Donne, quoique ce ne soit pas grand'chose.
STRATOPHANE
J'ajouterai une mine.
PHRONÉSIE
Ce n'est pas grand'chose.
STRATOPHANE
Je donnerai tout ce qu'il te plaira, tout ce que tu exigeras.
Maintenant, donne-moi un baiser.
PHRONÉSIE
Laisse-moi, te dis-je, tu m'ennuies.
STRATOPHANE
Je ne peux rien obtenir; elle ne m'aime pas. Je perds mon temps; j'ai dépensé
en détail plus de dix livres pesant d'amour, pour rien.
PHRONÉSIE (à Astaphie en lui montrant le
cadeau).
Prends cela, et porte-le à la maison.
STRABAX (sortant de chez Phronésie).
Où donc a passé ma souveraine maîtresse ! ni à la campagne, ni ici,
je ne peux rien faire; je croupis dans l'inaction. A force de l'attendre
étendu sur le lit, je me suis engourdi. Mais je la vois : Holà ! ma
belle, qu'est-ce que tu fais?
STRATOPHANE (à Phronésie).
Qui est cet homme?
PHRONÉSIE
Quelqu'un que j'aime plus que toi, par Castor.
STRATOPHANE
Plus que moi? qu'est-ce à dire?
PHRONÉSIE
C'est-à-dire que je ne veux pas que tu m'ennuies. (Elle
va pour se retirer.)
STRATOPHANE
Tu me quittes, maintenant que tu tiens l'or.
PHRONÉSIE
J'ai mis ton cadeau en sûreté.
STRABAX
Viens, ma belle, c'est à toi que j'en veux.
PHRONÉSIE
Et moi, j'allais te chercher, mon bonheur.
STRABAX
Par Hercule, sérieusement, j'ai beau te paraître un lourdaud, je veux
avoir du plaisir, n'importe comment. Tu as beau être gentille, c'est
tant pis pour toi si je n'ai pas de plaisir.
PHRONÉSIE
Veux-tu que je t'embrasse, que je te donne un baiser?
STRABAX
Tout ce que tu voudras, pourvu que j'aie du plaisir. (Il se laisse
embrasser.)
STRATOPHANE (à part).
Je souffrirai que devant mes yeux elle embrasse des hommes? plutôt
mourir aujourd'hui, par Hercule ! (Haut, en la
prenant par le bras.) Cesse de le caresser, femme, si tu ne veux
que ma terrible épée t'immole avec lui.
PHRONÉSIE
Pas de vains propos, militaire, si tu veux te faire aimer. C'est avec de
l'or et non du fer que tu peux me détourner d'aimer cet homme,
Stratophane.
STRATOPHANE
Tu es, malepeste, bien jolie, et tu as bon goût d'aimer un homme fait
comme cela.
PHRONÉSIE
Tu ne te souviens pas de la maxime que le comédien proclame au théâtre
: « Pour bien faire ses affaires, on ne fait pas le dégoûté »?
STRATOPHANE
Toi, embrasser un tel rustre, si répugnant !
PHRONÉSIE
Tout rustre, tout répugnant qu'il te paraît, je le trouve bon dans le
combat.
STRATOPHANE
N'as-tu pas reçu mon or?
PHRONÉSIE
Moi? C'était pour la nourriture de ton fils. Maintenant si tu veux posséder
la femme, il faut encore de l'or, encore une mine.
STRABAX
Que la peste les étouffe ! Garde le viatique pour toi.
STRATOPHANE
Que lui dois-tu?
PHRONÉSIE
Trois choses.
STRATOPHANE
Quelles trois choses?
PHRONÉSIE
Parfum, nuit, baiser.
STRATOPHANE
Ils se valent tous deux. (Haut.) Mais au
moins, si tu m'aimes, donne-moi quelque petit cadeau, pris dans tes réserves
de délices.
PHRONÉSIE
Quoi, mon petit? que veux-tu que je te donne; dis-moi; si je l'ai, tu
l'auras. Mais tu cherches des faux-fuyants. Va, va quémander ailleurs,
imbécile ! seulement, prends garde d'infliger des blessures avec tes
dents ferrées.
STRATOPHANE
Tout le monde a ici ses entrées. Toi, ôte ta main.
STRABAX
Toi, par Hercule, va te faire battre et rosser comme il faut, grand
guerrier.
STRATOPHANE
Je lui ai donné de l'or.
STRABAX
Et moi de l'argent.
STRATOPHANE
Moi, un manteau et de la pourpre.
STRABAX
Moi, des brebis et de la laine; et tout ce qu'elle demandera encore, je
le donnerai. Dans ce combat, il faut des mines, plutôt que des menaces.
PHRONÉSIE
Il est charmant, par Castor. Mon cher Strabax, continue, je te prie.
ASTAPHIE
Le sot et le fou luttent de dommages, nos affaires sont bonnes.
STRATOPHANE
Allons, donne l'exemple, vas-y de quelque chose.
STRABAX
Vas-y le premier toi-même, et puis crève.
STRATOPHANE (à Phronésie).
Tiens, voici un talent d'argent en bons philippes; accepte.
PHRONÉSIE
Grand merci; tu seras des miens, mais tu vivras du tien.
STRATOPHANE (à Strabax).
Que donnes-tu? dénoue ta ceinture, lanceur de défis. Qu'est-ce que tu
crains?
STRABAX
Tu es étranger; moi, je demeure ici : je ne me promène pas avec une
ceinture. (Montrant sa bourse.) J'apporte
sur mes épaules un troupeau enfermé dans ce sac. Qu'ai-je donné !
Comme je bats cet individu !
STRATOPHANE
C'est moi qui ai donné.
PHRONÉSIE (à Stratophane).
Entre à présent, mon chéri, va, je serai à toi. (A
Strabax.) Je serai à toi aussi.
STRATOPHANE
A ce vilain? toi, vraiment? C'est moi qui ai donné le dernier.
PHRONÉSIE
Tu as donné, il donnera; je tiens l'un, j'espère l'autre. Mais je veux
plaire à tous deux.
STRATOPHANE
A la bonne heure. (A part.) Dans la
circonstance, il faut me contenter de ce qu'on me donne.
STRABAX (à Stratophane).
Tu sais, je ne me laisserai pas mettre hors de mon lit par toi.
PHRONÉSIE
J'ai fait une bonne chasse, par Castor. Mes affaires ont prospéré, je
soignerai les vôtres. Toi, si tu as intention de me donner quelque
chose, je le saurai bien. (Aux spectateurs.)
En faveur de Vénus applaudissez, cette comédie est sous sa protection.
Spectateurs, portez-vous bien, applaudissez, et levez la séance.
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