PLAUTE
CISTELLARIA - LA CASSETTE
texte latin seul
texte bilingue
ARGUMENT
Un jeune homme de Lemnos fait violence à une femme de Sicyone. De retour dans son pays, il se marie, et donne le jour à une fille. Une fille naît aussi de la Sicyonienne, qui la remet à un esclave pour l'exposer; celui-ci se tient aux aguets, et observe. Une courtisane enlève l'enfant et la porte à une autre. Dans la suite, le Lemnien revit Sicyone, où il épousa celle qu'il avait violée. Il veut marier sa fille native de Lemnos à un jeune homme pris d'amour pour celle qui fut autrefois abandonnée en bas âge. L'esclave, à force de recherches, découvre la trace de cette enfant : elle est reconnue citoyenne, selon le droit et la coutume; et Alcésimarque, déjà possesseur, devient époux.
PERSONNAGES
SÉLÉNIE, amante d'Alcésimarque, fille naturelle de
Démiphon et de Phanostrate, mais passant pour fille de Mélénis.
GYMNASIE, courtisane.
SYRA, vieille courtisane.
LE DIEU SECOURS, personnage du prologue.
MÉLÉNIS, vieille courtisane.
ALCÉSIMARQUE, amant de Sélénie.
LAMPADION, esclave de Phanostrate.
PHANOSTRATE, mère de Sélénie, et maintenant épouse de
Démiphon.
HALISCA, esclave.
DÉMIPHON, riche vieillard.
LA
CASSETTE
ACTE I
SÉLÉNIE, GYMNASIE, LA VIEILLE COURTISANE
SÉLÉNIE
Je t'ai toujours aimée, et je n'ai jamais pu douter de ton amitié, ma
Gymnasie, ni de celle de ta mère ; mais c'est aujourd'hui surtout que
vous m'en donnez des preuves. Tu serais ma soeur, que tu ne pourrais pas
me témoigner plus d'intérêt; non, je le sens, cela n'est pas
possible; car vous avez tout quitté pour être entièrement à moi. Que
je vous aime, et que je vous suis reconnaissante!
GYMNASIE
Par Pollux! à ce prix il nous est facile d'être assidues auprès de
toi, et de nous mettre à ta disposition; tu nous as offert un si beau
et si excellent repas, qu'il restera toujours dans nos mémoires.
SÉLÉNIE
Ç'a été pour moi un plaisir, par Pollux! et je m'en ferai toujours un
de chercher ce qui peut vous être agréable.
LA VIEILLE COURTISANE
Comme on dit, quand on navigue par la bonace et qu'on a le vent pour
soi, c'est un bon vent qui nous a conduites ici, par Castor! Tu nous as
traitées d'une manière charmante. Tout m'a paru parfait, à part le régime
de la maison.
SÉLÉNIE
Explique-toi, je te prie.
LA VIEILLE COURTISANE
On me servait trop rarement à boire, et encore on décolorait mon vin.
GYMNASIE
Ah ! ma mère, peux-tu te permettre ici?...
LA VIEILLE COURTISANE
Quel crime, quel mal y a-t-il? nous sommes entre nous.
SÉLÉNIE
En vous aimant, je ne fais que ce que je dois; vous avez tant de bontés
et d'égards pour moi!
LA VIEILLE COURTISANE
Il faut bien, ma chère Sélénie, que, dans notre classe, nous soyons
unies ensemble par l'affection et par les bons procédés : quand on
voit comme les femmes de haute naissance, les plus grandes matrones, se
lient d'amitié entre elles, et se tiennent en bonne intelligence (69).
Même en profitant de leur exemple, en les imitant, nous aurons
grand'peine à nous en tirer, en butte comme nous sommes à tant de
jalousie. Elles veulent nous avoir dans leur dépendance, menant une
existence précaire, ayant besoin d'elles en toute chose, pour nous
forcer à rechercher leur protection : et puis, qu'on aille les prier,
on n'est pas plutôt devant elles, qu'on voudrait être bien loin. En
apparence, elles font les bonnes, devant les femmes de notre classe;
mais en secret, si elles trouvent l'occasion, elles ne manquent pas, les
rusées, de nous donner douches d'eau froide. Écoutez-les : nous vivons
avec leurs maris, nous les leur débauchons. Elles ont de nous grand mépris,
parce que nous ne sommes que des affranchies. C'est vrai, moi et ta mère,
nous avons fait le métier de courtisane; nous vous avons élevées à
nous seules, vos pères étaient de rencontre. Si j'ai fait prendre à
Gymnasie l'état qu'elle exerce, ce n'est pas par dureté de coeur; mais
je ne voulais pas mourir de faim.
SÉLÉNIE
Il aurait mieux valu la marier.
LA VIEILLE COURTISANE
Ah ! bah ! elle se marie tous les jours, par Castor ! Elle s'est mariée
aujourd'hui, elle se mariera encore cette nuit. J'ai soin qu'elle ne se
couche jamais veuve, car si les mariages lui manquaient, il y aurait
deuil et famine à la maison; on périrait.
GYMNASIE
Il faut bien, mère, que je sois comme tu veux que je sois.
LA VIEILLE COURTISANE
Par Castor ! si tes paroles se vérifient, je n'en demande pas
davantage, car si tu es comme je le désire, tu ne seras jamais la
pauvre Hécalé (70), tu conserveras
toujours cette fleur de jeunesse dont tu brilles, et tu videras bien des
bourses, tu rempliras souvent la mienne, sans me coûter jamais rien.
GYMNASIE
Que les Dieux t'entendent !
LA VIEILLE COURTISANE
Sans ton aide, les Dieux n'y peuvent rien.
GYMNASIE
Aussi, par Hercule, ferai-je de mon mieux. Mais, tandis que nous
causons, qu'as-tu, mon coeur, ma Sélénie? je ne te vis jamais
plus triste. Apprends-moi, je t'en prie, pourquoi tu es devenue si fermée
à la gaieté? Ta toilette n'est pas soignée comme de coutume. (A
sa mère.) Tiens, vois donc comme elle pousse de profonds soupirs
!... Mais tu es pâle. Il faut nous dire deux choses : ce que tu as, et
ce que tu attends de nous, nous voulons le savoir. Ne pleure pas, je
t'en conjure; tu m'obligerais à pleurer aussi.
SÉLÉNIE
Je souffre, ma Gymnasie, je souffre cruellement; c'est un supplice
affreux; malade est mon âme, malades sont mes yeux, je ne suis que mal
et que douleur. Que te dirai-je? c'est ma folie qui me livre en proie au
chagrin.
GYMNASIE
Dépêche-toi d'ensevelir cette folie dans le lieu de sa naissance.
SÉLÉNIE
Que me conseilles-tu?
GYMNASIE
De la cacher au fond le plus secret de ton sein, de la garder pour toi
seule, sans mettre personne dans ta
confidence.
SÉLÉNIE
Le coeur me fait mal.
GYMNASIE
Tu m'étonnes. Comment le coeur peut-il te faire mal? explique-le-moi,
je te prie :les hommes prétendent que je n'en ai pas, que les femmes
n'en ont pas.
SÉLÉNIE
Si j'en ai un, c'est lui qui souffre; s'il n'existe pas, ma souffrance
est tout de même là.
GYMNASIE
Elle aime, la pauvre femme !
SÉLÉNIE
Quoi! l'amour est-il si amer, lorsqu'il entre dans l'âme?
GYMNASIE
Sans doute, par Castor! dans l'amour, miel et fiel abondent à la fois.
Il fait goûter bien des douceurs, mais il est prodigue aussi
d'amertumes; il en abreuve.
SÉLÉNIE
Je reconnais à ces traits le mal qui me tourmente, ma Gymnasie.
GYMNASIE
L'amour est sans foi.
SÉLÉNIE
Aussi trouvé-je en lui un comptable infidèle.
GYMNASIE
Du courage ! ton mal s'apaisera.
SÉLÉNIE
Je l'espérerais, si je voyais venir le médecin qui peut seul me
soigner.
GYMNASIE
Il viendra.
SÉLÉNIE
Que ce mot est lent quand on aime ! Il viendra. Pourquoi pas il vient?
Folle que j'étais! c'est ma faute, si j'éprouve des peines si
cuisantes. Fallait-il m'attacher à lui seul, pour lui consacrer toute
ma vie?
GYMNASIE
Bon pour une matrone, ma chère Sélénie, de n'aimer qu'un seul homme,
et de passer sa vie avec lui une fois mariée; mais une courtisane,
c'est tout comme une ville florissante; elle ne prospère qu'autant que
beaucoup d'hommes la fréquentent.
SÉLÉNIE (les prenant toutes les deux par
la main).
Prêtez-moi attention, s'il vous plaît, je vous expliquerai pourquoi je
vous ai priées de venir me voir. Ma mère, voyant ma répugnance à
faire la courtisane, et voulant récompenser mon empressement à lui
plaire, me permit, si je venais à aimer profondément, de vivre avec
celui que j'aimerais.
LA VIEILLE COURTISANE
Par Castor, quelle sottise! Mais as-tu formé une liaison?
SÉLÉNIE
Avec Alcésimarque, avec lui seul; aucun autre n'a porté atteinte à ma
pudeur.
LA VIEILLE COURTISANE
Et comment, je te prie, cet homme s'introduisit-il auprès de toi?
SÉLÉNIE
C’était la fête des Dionysies (71); ma
mère me mena la voir; au retour, il nous suivit, à distance, sans nous
perdre de vue, jusqu'à notre porte; ensuite, il s'insinua dans l'amitié
de ma mère et dans la mienne aussi, par ses douces manières, sa générosité,
ses dons.
GYMNASIE
Un homme comme cela, je voudrais qu'on me le donne, à moi; comme je le
plumerais !
SÉLÉNIE
Que vous dire encore? En nous voyant tous les jours, je me mis à
l'aimer, et lui à m'aimer.
LA VIEILLE COURTISANE
Ma Sélénie ! On doit seulement feindre d'aimer; car dès qu'on aime
sincèrement, on préfère son amant à son propre intérêt.
SÉLÉNIE
Lui, il jura, par un serment solennel, à ma mère, qu'il m'épouserait;
et maintenant il faut qu'il en épouse une autre, une fille de Lemnos,
sa parente, qui demeure ici tout près (elle montre la maison de Démiphon);
son père l'y contraint. Ma mère est fâchée contre moi, parce que je
ne suis pas rentrée chez elle aussitôt que j'eus appris cela, qu'il se
mariait avec une autre.
LA VIEILLE COURTISANE
Un parjure ne coûte rien à l'amour.
SÉLÉNIE
Maintenant, je t'en prie, laisse Gymnasie rester chez moi ces trois
jours seulement, pour garder la maison; ma mère m'appelle auprès
d'elle.
LA VIEILLE COURTISANE (montrant Gymnasie).
Trois jours, ça me gêne et ça me porte tort; j'y consens tout de même.
SÉLÉNIE
Que tu es bonne et obligeante ! Toi, ma Gymnasie, si Alcésimarque vient
quand je n'y serai plus, ne le reçois pas, je t'en prie, avec de
violents reproches. Parle-lui doucement; que tes propos ne puissent pas
le blesser : quoi qu'il m'ait fait, il est toujours dans mon coeur.
Voici tes clefs; si tu as besoin de quelque chose, tu le prendras. Je
veux m'en aller.
GYMNASIE
Tu m'arraches des pleurs.
SÉLÉNIE
Ma Gymnasie, adieu.
GYMNASIE
Prends donc soin de toi. Est-ce que tu veux partir dans cette pauvre
tenue?
SÉLÉNIE
Le négligé sied bien aux malheureux dans le deuil.
GYMNASIE
Relève ta mante, au moins.
SÉLÉNIE
Laisse-la traîner, comme je me traîne moi-même.
GYMNASIE
Puisqu'il te plaît ainsi, adieu; tâche de te bien porter.
SÉLÉNIE
Que ne le puis-je, hélas ! je le voudrais. (Elle
sort.)
GYMNASIE
Si tu n'as plus rien à me demander, ma mère, je vais rentrer. Par
Castor ! je crois qu'elle aime.
LA VIEILLE COURTISANE
Aussi je ne cesse de te rabattre les oreilles de cet avis : garde-toi
d'aimer. Va, rentre.
GYMNASIE
Tu ne me veux plus rien?
LA VIEILLE COURTISANE
Si ce n'est de te bien porter.
GYMNASIE
Adieu. (Elle sort.)
I, 2
LA VIEILLE COURTISANE (seule).
J'ai le défaut commun à la plupart des femmes qui font ce métier; une fois que nous sommes lestées, les paroles coulent en abondance, et nous babillons plus que de rai-son. Celle-là qui s'en est allée en pleurant, elle fut autrefois exposée en bas âge, abandonnée dans une impasse, et je la recueillis. Il y a ici un jeune homme d'une très noble naissance... Ne voilà-t-il pas? Parce que j'ai dûment chargé ma panse, et que je me suis remplie de la fleur de Bacchus, l'envie me tourmente de laisser courir ma langue, et je n'ai pas la force de taire ce que je ne devrais pas dire. Ce jeune homme, qui a pour père un Sicyonien de très bonne maison, se meurt d'amour pour la petite femme qui vient de partir tout en larmes; elle, de son côté, se meurt d'amour pour lui. Or donc, je la donnai autrefois à une courtisane de mes amies qui demeure ici (montrant la maison de Mélénis), parce que cette femme m'avait souvent recommandé de lui trouver quelque part un enfant, garçon ou fille, n'importe, mais un nouveau-né, qu'elle ferait passer pour sien. A la première occasion, je m'empressai de lui procurer le cadeau qu'elle désirait; et lorsque je lui eus porté l'enfant, elle la mit au monde aussitôt après l'avoir reçue de mes mains, sans le secours d'une sage-femme, sans douleurs : un de ces accouchements qui vous attirent quelquefois de mauvaises affaires. Elle avait, disait-elle, un étranger pour amant, et c'était pour cela qu'elle avait imaginé la supposition d'enfant. Il n'y a que nous deux qui soyons dans le secret, moi qui donnai, elle qui reçut; je dis nous deux, avec vous, toutefois. Voilà comme la chose s'est passée; en temps et lieu, je veux que vous vous en souveniez. Et moi je rentre à la maison. (Elle sort.)
I, 3
LE DIEU SECOURS
La vieille est aussi grande parleuse que grande buveuse; c'est à peine, vraiment, si elle a laissé à un dieu quelque chose à dire, tant elle s'est pressée de vous instruire de la supposition d'enfant. Si elle s'était tue, c'est moi qui vous l'aurais fait connaître; et, en ma qualité de dieu, je le pouvais mieux qu'elle, car on me nomme le Bon Secours. Soyez donc attentifs, je veux vous expliquer nettement et clairement le sujet de la pièce. Une fois qu'on célébrait les Dionysies à Sicyone, un marchand de Lemnos y vint voir les jeux. Il lui arriva de violer une vierge sur la voie publique; il était tout jeune, il avait bu, il faisait nuit noire. Quand il eut compris la gravité de son acte, il confia à ses pieds le soin de son salut, et s'enfuit à Lemnos, où était sa demeure. Sa victime, juste dix mois après, mit au jour une fille. Ne connaissant point l'auteur de l'injure, elle fait sa confidence à un esclave de son père, et lui remet l'enfant pour l'exposer et la livrer à la mort. Il s'en charge. Cette femme (désignant la vieille qui vient de sortir) prend l'enfant, et lui, sans être vu, observe de quel côté, dans quelle maison elle la porte. Ainsi qu'elle vient de vous en faire l'aveu, elle s'empressa de la donner à la courtisane Mélénis, qui l'éleva honnêtement comme sa fille et la conserva pure. Pendant ce temps, le Lemnien épousa une de ses proches parentes, qui mourut ensuite; elle eut cette complaisance pour son mari. Aussitôt après les funérailles de l'épouse, il transporte ici son domicile, il prend pour femme la jeune fille à qui il avait fait jadis violence, et il la reconnaît. Elle lui apprend que des suites de l'outrage elle devint mère d'une fille, et qu'elle la remit à un esclave pour l'exposer. Lui, sans perdre un instant, ordonne à l'esclave de rechercher partout à la trace la femme qui releva l'enfant. Ce bon serviteur n'épargne aucune peine pour retrouver, s'il se peut, la femme qu'il vit jadis de sa cachette enlever la petite fille qu'il venait d'exposer. — Maintenant, pour le restant, je vais vous les solder mon compte; je veux me libérer, et ne pas laisser de dette arriérée. — Il y a ici, à Sicyone, un jeune homme qui a encore son père; il se meurt d'amour pour la jeune fille autrefois abandonnée, celle qui vient de partir en pleurant chez sa mère; elle le paye de retour; leur amour est une grande douceur. Mais le bonheur des humains n'est jamais sûr de durer; le père du jeune homme veut le marier. Dès que la mère de l'amante a su la nouvelle, elle a ordonné à sa fille de regagner la maison. Voilà les faits. Maintenant, bonne santé; je souhaite aussi à votre courage des victoires, comme par le passé. Conservez vos alliés, anciens et nouveaux; augmentez vos auxiliaires par la justice de vos lois, exterminez vos ennemis, cueillez lauriers et gloire, et que les Carthaginois satisfassent, en succombant, à votre vengeance. (Il sort.)
ACTE II
ALCÉSIMARQUE, MÉLÉNIS
ALCÉSIMARQUE
Je crois bien que c'est l'Amour qui inventa le premier sur la terre l'industrie
des bourreaux; sans en chercher ailleurs les preuves, j'en juge assez par moi-même.
Y a-t-il un homme qui souffre des supplices égaux à ceux de mon âme? L'amour
me tourmente, m'attache à la croix, me secoue, me pique de l'aiguillon, me
tourne sur le chevalet. O misère ! la vie m'abandonne; je me sens emporter,
tirailler, arracher, déchirer; un nuage enveloppe et confond mes pensées; là
où je suis, je ne suis pas, c'est où je ne suis pas qu'est mon esprit; mille
sentiments me possèdent à la fois. Je veux, et l'instant d'après je ne veux
plus. Ainsi l'Amour se fait un jouet de mon pauvre coeur qui succombe; il
m'effraie, me précipite, me harcelle, m'entraîne, me retient, m'attire; il
donne sans donner; il m'abuse; il m'invite et me repousse; il me repousse et me
rappelle; il fait flotter mon coeur amoureux au gré d'une mer capricieuse, et
il brise mon âme chargée de passion. Je n'ai plus qu'à périr corps et biens,
perdu que je suis déjà... Mon père aussi, qui me force de rester à la
campagne six jours entiers, sans qu'il me soit permis de venir voir mon amie !
Peut-on imaginer sort plus déplorable?
MÉLÉNIS (d'un ton ironique). (72)
Tu te donnes des airs, parce que tu vas en épouser une autre, cette riche
Lemnienne. Epouse-la. Nous ne sommes pas d'aussi grands personnages que toi;
nous n'avons point fortune aussi solide que la tienne, mais je ne crains pas
qu'on nous reproche d'avoir trahi nos serments. Si tu viens à souffrir, tu
sauras à qui t'en prendre.
ALCÉSIMARQUE
Que les dieux me perdent...
MÉLÉNIS
Je m'associe à tes voeux, quels qu'ils soient.
ALCÉSIMARQUE
Si j'épouse jamais celle que mon père m'a fiancée.
MÉLÉNIS
Et moi, si je te donne jamais ma fille.
ALCÉSIMARQUE
Tu me laisseras donc commettre un parjure.
MÉLÉNIS
Par Pollux ! j'aime mieux cela que de souffrir qu'on me ruine, qu'on abuse de ma
fille. Va chercher des gens qui fassent quelque fond sur ta parole; pour ce qui
est de chez nous, Alcésimarque, le gage d'alliance est rompu.
ALCÉSIMARQUE
Tente encore une épreuve.
MÉLÉNIS
Je n'en ai que trop tenté, j'en suis à m'en repentir.
ALCÉSIMARQUE
Rends-la-moi.
MÉLÉNIS
Je me servirai en cette nouvelle circonstance d'un vieux proverbe : « Mieux
vaudrait n'avoir rien donné; faut garder ce qui reste. »
ALCÉSIMARQUE
Tu ne comptes pas me l'envoyer?
MÉLÉNIS
A ma place, que répondrais-tu?
ALCÉSIMARQUE
Tu ne me l'enverras pas?
MÉLÉNIS
Tu connais déjà toute ma volonté.
ALCÉSIMARQUE
C'est bien résolu?
MÉLÉNIS (affectant un air distrait).
Je suis à mes pensées. Par Pollux, tes discours n'ont pas entrée en mon
oreille.
ALCÉSIMARQUE
Non? Hé bien! que ferai-je?
MÉLÉNIS
C'est à toi d'examiner ce qui peut te convenir.
ALCÉSIMARQUE
J'en jure par les dieux et les déesses du ciel et des enfers, et de la moyenne
région; j'en jure par Junon reine, fille du grand Jupiter; par Saturne, son
oncle...
MÉLÉNIS
Son père, par Castor !
ALCÉSIMARQUE
J'en jure par Ops, son auguste aïeule.
MÉLÉNIS
Non; sa mère.
ALCÉSIMARQUE
Junon sa fille, Saturne son oncle, et le grand Jupiter... C'est toi qui me
troubles l'esprit; tu es cause des erreurs que je fais là.
MÉLÉNIS
Continue.
ALCÉSIMARQUE
Puis-je savoir quelle sera ta résolution?
MÉLÉNIS
Dis toujours. Je ne m'en départirai pas, voilà mon dernier mot.
ALCÉSIMARQUE
Eh bien ! j'en jure par Jupiter, par Junon, par Saturne, par... je ne sais plus
ce que je veux dire... si; je me retrouve. Ecoute, femme, et connais mon
dessein. J'en jure par tous les dieux, grands, et petits, et ceux à petits
plats (73), je veux ne donner de ma vie un baiser
à Sélénie, si je ne massacre aujourd'hui toi, ta fille, et moi après vous;
si demain au point du jour je ne vous tue toutes les deux, et si enfin, par
Hercule ! dans une troisième expédition je n'extermine tout le genre humain,
à moins que tu ne me la rendes. J'ai dit. Adieu. (Il sort.)
MÉLÉNIS
Il s'en va fort courroucé. Que faire? car si elle retourne avec lui, nous en
serons toujours au même point. Au premier dégoût, il la mettra à la porte,
et il épousera la Lemnienne. Cependant je vais le suivre. Il faut prendre garde
que l'insensé ne fasse un coup de sa tête. Et enfin, puisqu'il n'y a pas loi
égale pour le pauvre et pour le riche (74), j'aime
mieux avoir une complaisance qui ne n'avance à rien, que de perdre à jamais ma
fille. Mais qui est-ce qui accourt tout droit de ce côté à travers la place?
L'autre m'épouvante, celui-ci m'alarme; malheureuse, je suis tout entière en
proie à la terreur !
II, 2
LAMPADION
J'ai poursuivi la vieille de mes cris par les rues. Oh! je l'ai bien tourmentée. Mais que de détours ! quelle présence d'esprit ! comme elle savait manquer de mémoire ! combien il m'a fallu employer de cajoleries et faire de promesses ! combien forger de ruses et de mensonges ! Mon interrogatoire a fini, non sans peine, par lui arracher un aveu, toutefois après lui avoir promis un tonneau de vin.
II, 3
PHANOSTRATE, LAMPADION, MÉLÉNIS
PHANOSTRATE
Il m'a semblé entendre la voix de mon esclave Lampadion là devant la maison.
LAMPADION
Tu n'es pas sourde, maîtresse; tu as bien entendu.
PHANOSTRATE
Que fais-tu ici?
LAMPADION
Je t'apporte une bonne nouvelle.
PHANOSTRATE
Laquelle?
LAMPADION
J'ai vu tout à l'heure une femme sortir de cette maison. (Montrant la maison de
Sélénie.)
PHANOSTRATE
Celle qui avait relevé ma fille?
LAMPADION
Justement.
PHANOSTRATE
Après?
LAMPADION
Je lui dis comment je la vis autrefois enlever de l'hippodrome la fille de mes
maîtres.
PHANOSTRATE
Alors elle a pris peur?
MÉLÉNIS (à part, dans le fond du théâtre).
Je tremble de tous mes membres, mon coeur bondit, car je me souviens bien que la
petite fille que j'ai fait passer pour mon enfant me fut apportée de
l'hippodrome.
PHANOSTRATE
Continue, hâte-toi, je suis impatiente d'entendre ton récit.
MÉLÉNIS (à part).
Puisse-tu être sourde?
LAMPADION
Je presse la jeune fille de mon éloquence: « Cette vieille, lui dis-je, elle
te frustre d'un sort heureux et te jette dans le malheur. Elle t'a nourrie, mais
elle n'est pas ta mère. Moi, je te remets en possession de la richesse; tu
seras rendue à une famille opulente, à un père qui te donnera vingt talents
de dot. Chez lui tu ne gagneras pas ton douaire à la mode du quartier toscan (75),
en faisant trafic de ton corps. »
PHANOSTRATE
C'est donc une courtisane, cette femme qui l'a prise?
LAMPADION
Oui, une ancienne courtisane; mais je te dirai ce qui en est. Mon discours
commençait à entraîner la jeune personne; soudain la vieille embrasse ses
genoux, se lamente, la supplie de ne pas l'abandonner, me dit qu'elle est sa
fille, qu'elle lui a donné la vie; elle en prend les dieux à témoin. « Celle
que tu cherches, ajoute-t-elle, je l'ai donnée à une de mes amies, qui l'a élevée
comme une enfant à elle, et elle est vivante. » Où est-elle? m'écriai-je
aussitôt.
PHANOSTRATE
O dieux! je vous en prie, sauvez-moi.
MÉLÉNIS (à part).
Mais ils me perdent.
PHANOSTRATE
Il fallait la questionner pour savoir à qui elle l'avait livrée.
LAMPADION
C'est ce que j'ai fait; elle m'a nommé la courtisane Mélénis.
MÉLÉNIS
Il a prononcé mon nom; je suis morte.
LAMPADION
Après ce premier aveu, je presse la vieille:« Où demeure-t-elle? Conduis-moi;
montre-moi sa maison. — Elle s'est embarquée, répond-elle, pour aller se
fixer en pays étranger. »
MÉLÉNIS
Ah ! c'est une goutte d'eau fraîche qui me ranime.
LAMPADION
« Où est-elle allée? nous irons la chercher. Pourquoi tous ces détours? ta
perte est certaine »... Je ne lui ai pas laissé un instant de répit, par
Hercule ! jusqu'à ce qu'elle m'eût promis par serment de me faire voir bientôt
cette femme.
PHANOSTRATE
Mais il ne fallait pas la quitter.
LAMPADION
On ne la perd pas de vue. Elle a dit qu'elle voulait, auparavant, consulter une
femme de ses amies, intéressée comme elle dans cette affaire. Je suis sûr
qu'elle viendra.
MÉLÉNIS
Elle va me trahir, et me jeter sur le dos ses misères avec les miennes.
PHANOSTRATE
Et maintenant que veux-tu que je fasse?
LAMPADION
Rentre, et aie bon espoir. Si ton mari revient, dis-lui de se tenir à la
maison, pour que je n'aie pas à me mettre en quête, au cas que je lui veuille
quelque chose. Je cours rejoindre la vieille.
PHANOSTRATE
Je t'en prie, Lampadion, ouvre l'oeil.
LAMPADION
Tu seras satisfaite, je réussirai.
PHANOSTRATE
Ma confiance est dans les dieux et en toi.
LAMPADION
La mienne aussi est en eux, pour qu'ils te conduisent à la maison. (Elle
rentre.)
MÉLÉNIS
Jeune homme, arrête, un mot.
LAMPADION
Est-ce à moi que tu en veux, femme?
MÉLÉNIS
A toi-même.
LAMPADION
Pourquoi donc? J'ai des affaires qui pressent.
MÉLÉNIS
Qui habite cette maison?
LAMPADION
Démiphon, mon maître.
MÉLÉNIS
Celui qui a fiancé sa fille au jeune Alcésimarque un très riche parti?
LAMPADION
Lui-même.
MÉLÉNIS
Eh bien; quelle est donc l'autre fille que vous êtes si en peine de retrouver?
LAMPADION
Je vais te le dire, c'est une fille qu'il a eue de sa femme, qui n'était pas sa
femme.
MÉLÉNIS
Quelle énigme !
LAMPADION
Oui, c'est le fruit d'un premier amour, je te le dis, cette fille de mon maître.
MÉLÉNIS
Mais tu disais tout à l'heure à celle qui te parlait que tu étais à la
recherche de sa fille.
LAMPADION
Oui, c'est bien cela.
MÉLÉNIS
Comment donc la femme, à présent vivante, a-t-elle précédé l'autre?
LAMPADION
Tu m'assommes avec tes questions, femme, qui que tu sois. De l'épouse qu'il eut
intermédiairement, est née cette jeune fille qu'on donne à Alcésimarque;
cette femme est trépassée : tu saisis?
MÉLÉNIS
Je comprends bien; mais ce qui m'embrouille et ce que je voudrais éclaircir,
c'est comment la première est la seconde, et la seconde la première.
LAMPADION
Il fit auparavant violence à celle-ci avant de se marier; auparavant, elle
devint enceinte; auparavant, elle fut mère; et lorsqu'elle eut mis au monde une
fille, elle la fit exposer; c'est moi qu'elle en chargea; une femme releva
l'enfant, je l'ai vue; dans la suite, mon maître l'a épousée, et maintenant
nous recherchons cette fille qui lui doit sa naissance. Qu'est-ce qui te fait
lever le nez en l'air et regarder le ciel?
MÉLÉNIS
Tu étais pressé, va; je ne te retiens plus; j'ai compris.
LAMPADION
Par Hercule ! j'en rends grâces aux dieux; car si tu n'avais pas compris, tu ne
m'aurais jamais laissé partir, je crois. (Il sort.)
MÉLÉNIS
Il faut, de toute nécessité, que je fasse une bonne action, en dépit que j'en
aie, et quoi qu'il m'en coûte. Le secret est découvert; il vaut mieux gagner
la reconnaissance de ces gens, que d'attendre que l'autre me vende; je rentre
chez moi, et je ramène Sélénie à ses parents. (Elle sort.)
ACTE III, 1
MÉLÉNIS, ALCÉSIMARQUE, SÉLÉNIE
MÉLÉNIS
Maintenant tu sais tout. Suis-moi, ma Sélénie, que je te rende à ceux à qui
tu dois être plutôt qu'à moi. Je ne te perdrai pas sans regret, mais je me résignerai;
je dois consulter ton intérêt. Cette cassette renferme les jouets (76)
qui furent jadis trouvés avec toi par la femme de qui je t'ai reçue; ils
serviront à te faire reconnaître de tes parents. Prends cette cassette,
Halisca, et va frapper à la porte de cette maison (elle indique le logis de Démiphon)
; dis que je demande à parler à quelqu'un, qu'on vienne sans tarder.
ALCÉSIMARQUE (sortant de sa maison et sans voir les deux femmes).
Prends ta proie, ô Mort, je te veux, je me donne à toi.
SÉLÉNIE (apercevant Alcésimarque).
Ma mère ! nous sommes perdues, pauvres de nous!
ALCÉSIMARQUE
De quel côté me percerai-je le flanc? par ici ou à gauche?
MÉLÉNIS
Qu'as-tu?
SÉLÉNIE
Ne vois-tu pas Alcésimarque, une épée à la main?
ALCÉSIMARQUE (toujours sans apercevoir les femmes).
Eh bien ! qu'attends-tu? abandonne la lumière.
SÉLÉNIE
O ciel ! au secours ! qu'on l'empêche de se tuer !
ALCÉSIMARQUE
O salut de mes jours! plus salutaire pour moi que la divine Salus; toi seule,
que je veuille ou non, toi seule tu me rends à la vie !
MÉLÉNIS
O dieux ! tu voulais en venir à cette cruelle extrémité?
ALCÉSIMARQUE
Il n'y a plus rien de commun entre nous deux; je suis mort pour toi. Mais elle
(montrant Sélénie), puisque je la tiens, je ne la laisse point m'échapper;
car je suis décidé, par Hercule ! à l'attacher à moi corps et âme, pour
n'en être plus séparé. Holà, esclaves, fermez les portes aux verrous avec
les barres, quand je l'aurai portée dans la maison. (Il emporte Sélénie dans
ses bras.)
MÉLÉNIS
Il fuit, il l'enlève. Allons, suivons-le pour lui faire les révélations, et tâchons
d'apaiser sa colère et de me le rendre favorable. (Elle sort; Halisca la suit;
mais celle-ci dans le tumulte, laisse tomber la cassette.)
ACTE IV
LAMPADION, PHANOSTRATE
LAMPADION
Je ne vis jamais de vieille plus pendable que cette vieille-là. Ne me
nie-t-elle pas à présent ce qu'elle m'avouait tout à l'heure ! Mais j'aperçois
ma maîtresse... Que vois-je là! une cassette par terre avec des jouets
d'enfant ! et il n'y a personne dans la rue. Je vais faire le mignon et tondre
la croupe pour ramasser la cassette.
PHANOSTRATE
Eh bien ! Lampadion?
LAMPADION
Cette cassette est-elle de chez nous? je viens de la ramasser par terre devant
la porte.
PHANOSTRATE
As-tu des nouvelles de ta vieille?
LAMPADION
Je ne crois pas qu'il y en ait une plus méchante sur la terre. Ce qu'elle
m'avait avoué, elle le nie à présent. Et je souffrirai, par Hercule ! qu'elle
se moque de moi ! j'aimerais mieux mourir de la pire mort.
PHANOSTRATE (apercevant les jouets).
O dieux ! grands dieux ! secourez-moi.
LAMPADION
Pourquoi ces supplications aux dieux?
PHANOSTRATE
Soyez nos sauveurs.
LAMPADION
Qu'y a-t-il?
PHANOSTRATE
Voici les jouets avec lesquels tu emportas ma fille pour la laisser périr.
LAMPADION
As-tu perdu le sens?
PHANOSTRATE
Ce sont bien eux.
LAMPADION
Tu t'obstines !
PHANOSTRATE
Ce sont eux.
LAMPADION
Si une autre me tenait un pareil langage, je dirais qu'elle est ivre.
PHANOSTRATE
Non, par Castor! je ne dis rien de faux. Mais d'où vient cette cassette? quel
dieu l'a placée devant notre porte? comme exprès et à point nommé ! Il
semble que la sainte espérance (77) soit venue à
mon secours.
IV, 2
HALISCA, LAMPADION, PHANOSTRATE
HALISCA
Si les dieux ne me sont en aide, je suis perdue, perdue sans ressource, sans
espoir. Que mon étourderie me cause de malheur ! et que j'ai peur qu'il n'en
prenne mal à mon dos, si ma maîtresse apprend comme j'ai été négligente !
(Cherchant.) Je la tenais dans mes mains; je l'ai reçue, ici, devant cette
maison, la cassette et je ne sais ce qu'elle est devenue. Elle ne peut être
tombée, j'imagine, que par ici. Braves gens, chers spectateurs, si quelqu'un
l'a vue, enseignez-moi celui qui a pu la prendre ou la ramasser. Quel chemin
a-t-il pris? par ici? par là?... J'aurai beau les interroger, les solliciter,
je n'en serai pas plus savante. Ces hommes ! toujours nos peines font leur joie.
Tâchons de reconnaître les traces des pas, si je puis; car si personne n'avait
passé par ici depuis que j'ai quitté la place, la cassette y serait encore. Eh
bien, ici?... Elle est perdue, j'en suis sûre. C'est fini; adieu. Je suis bien
infortunée, je vais être criminelle !... C'en est fait d'elle, c'en est fait
de moi-même; perdue, elle me perd. Cependant je n'y renonce pas, cherchons
toujours... Mon cœur se serre, mes épaules frémissent; des deux côtés la
peur me travaille. Ah ! quelle cause de tourments à la pauvre humanité !... Il
est bien content, celui qui possède maintenant la cassette ! et cependant elle
ne lui sert de rien, tandis qu'elle me serait si précieuse !... Mais je me fais
tort à moi-même par mes retardements. Attention, Halisca, regarde à terre,
cherche bien, observe aussi habilement qu'un augure (78).
LAMPADION
Maîtresse !
PHANOSTRATE
Hein, que veux-tu?
LAMPADION (montrant Halisca).
C'est elle.
PHANOSTRATE
Qui?
LAMPADION
Celle qui a perdu la cassette. Vois, elle désigne l'endroit où elle l'aura
laissée tomber.
PHANOSTRATE
C'est vrai.
HALISCA (toujours sans voir les autres acteurs et cherchant).
Il a marché par ici; j'aperçois la marque d'un brodequin dans la poussière.
Suivons ici... Là il s'est arrêté avec quelqu'un... Mais les pas se
confondent et m'échappent... Il n'a point passé là... ici, il a fait une
pause... il s'en est éloigné par là... il y a eu réunion en cet endroit.
Certainement ils sont deux; mais qui?... Ha, ha, voici les traces d'une personne
seule; mais elle a passé de ce côté... Examinons. D'ici là, puis de là...
je ne vois pas le chemin qu'elle a pris... Trop tard ! ce qui est perdu est
perdu, ma peau avec la cassette. Rentrons.
PHANOSTRATE
Holà ! femme, arrête; il y a des gens qui ont à te parler.
HALISCA
Qui m'appelle?
LAMPADION
C'est une bonne femme et un mauvais mâle qui te réclament.
HALISCA
Enfin celui qui m'appelle sait mieux ce qu'il me veut que moi, qui suis appelée.
Retournons. As-tu vu quelqu'un, je t'en prie, chercher par là une cassette avec
des jouets, que j'ai eu le malheur de perdre? Tout à l'heure, quand nous courûmes
au secours d'Alcésimarque pour l'empêcher de se tuer, elle me sera échappée
ici des mains bêtement.
LAMPADION (à Phanostrate).
C'est cette femme qui a perdu la cassette. Maîtresse, écoutons-la un peu.
HALISCA (à part, mais de manière qu'elle puisse être entendue).
Malheureuse ! je suis perdue. Que dirai-je à ma maîtresse, qui m'avait tant
recommandé de la bien garder? Ces jouets devaient aider Sélénie à se faire
reconnaître de ses parents, pauvre petite, qui fut exposée ! Une courtisane la
donna à ma maîtresse.
LAMPADION
Elle raconte là notre affaire. A ce qu'elle dit, il faut qu'elle sache ce
qu'est devenue ta fille.
HALISCA
Maintenant elle veut, sans attendre qu'on la lui redemande, la rendre à son père,
à sa mère, à ceux dont elle est née. — Mon ami, tu ne m'écoutes pas,
tandis que je te parle de ce qui me touche.
LAMPADION
Bien au contraire, ton discours est un régal pour mes oreilles : mais, tout en
m'occupant de ce que tu dis, je répondais à une question de ma maîtresse. Je
suis à toi maintenant; si tu as besoin de moi, parle, commande, toi aussi :
qu'est-ce que tu cherchais?
HALISCA
Brave homme et digne femme, salut à vous.
PHANOSTRATE
Salut à toi-même. Mais que cherches-tu?
HALISCA
Je cherche la trace par où certain objet a pu disparaître.
PHANOSTRATE
Quel objet? qu'est-ce enfin?
HALISCA
Quelque chose qui fera bien du tort à autrui, et à nous bien de la peine.
LAMPADION
Maîtresse, c'est une friponne, et rusée.
PHANOSTRATE
Elle m'en a l'air, par Castor !
LAMPADION
Elle imite un méchant et malfaisant animal.
PHANOSTRATE
Lequel? dis-moi.
LAMPADION
La chenille tordeuse qui s'enroule et s'entortille dans les feuilles de pampre.
Elle aussi nous tient des discours entortillés. Que cherches-tu?
HALISCA
C'est une cassette, mon petit jeune homme, qui a pris ici sa volée hors de mes
mains.
LAMPADION
Il fallait la tenir en cage.
HALISCA
Ce n'est pas un gros trésor, par Pollux !
LAMPADION
C'est bien étonnant, qu'il n'y ait pas toute une troupe d'esclaves à tenir
dans une cassette !
PHANOSTRATE
Laisse-la s'expliquer.
LAMPADION
Si elle s'explique, toutefois.
PHANOSTRATE
Allons, parle; qu'y avait-il dans la cassette?
HALISCA
Rien que des jouets.
LAMPADION
Il y a quelqu'un qui sait ce qu'elle est devenue.
HALISCA
Ce quelqu'un, par Pollux ! s'il la fait retrouver à une certaine femme,
n'obligera pas une ingrate.
LAMPADION
Mais ce quelqu'un veut avoir son salaire.
HALISCA
Mais, par Pollux ! cette certaine femme qui a perdu la cassette dit qu'elle n'a
rien à donner.
LAMPADION
Ce quelqu'un attend de bons offices plutôt que de l'argent.
HALISCA
Mais, par Pollux ! femme, on ne fait jamais rien pour rien.
PHANOSTRATE
Aide-moi de tes discours, tu t'en trouveras bien. Nous te déclarons d'abord que
nous possédons la cassette.
HALISCA
Que Salus vous conserve ! Où est-elle?
PHANOSTRATE
La voici intacte. Mais je veux te parler d'une grande affaire qui m'intéresse;
je t'associe à moi pour chercher ma consolation.
HALISCA
De quoi s'agit-il? Qui es-tu?
PHANOSTRATE
La mère de celle qui s'est amusée avec ces jouets.
HALISCA
C'est donc là ta maison?
PHANOSTRATE
Tu es devineresse. Mais, je t'en prie, femme, plus dle détours; écoute-moi
bien, et dis-moi sur-le-champ de qui tu tenais ces jouets.
HALISCA
C'est la fille de ma maîtresse qui a joué avec.
LAMPADION
Tu mens; car c'est la fille de ma maîtresse, non celle de la tienne!
PHANOSTRATE
Ne l'interromps pas.
LAMPADION
Je me tais.
PHANOSTRATE
Femme, continue. Où est celle qui a eu ces jouets?
HALISCA
Là, dans la maison voisine.
PHANOSTRATE
Cette maison, par Pollux ! est celle du gendre de mon époux.
LAMPADION
A ton tour, ne l'interromps pas.
PHANOSTRATE
Poursuis donc. Quel âge lui donne-t-on?
HALISCA
Sept et dix.
PHANOSTRATE
C'est ma fille.
LAMPADION
Oui, car c'est bien son âge.
PHANOSTRATE
Enfin, après tant de recherches, je retrouve ma fille !
HALISCA
Eh bien, je réclame la moitié du bénéfice.
LAMPADION
Par Pollux ! il y a trois parts, je réclame alors la troisième.
HALISCA
Il faut qu'un secret confié de bonne foi soit gardé de même, pour qu'à
l'auteur d'un bon office ne tourne pas à mal son envie de bien faire. A coup sûr
notre élève est ta fille; et ma maîtresse te la rendra, puisqu'elle est à
toi; elle était sortie dans cette intention. Interrogez-la sur le reste, je ne
suis qu'une esclave.
PHANOSTRATE
Tu as raison.
HALISCA
J'aime mieux que vous lui ayez cette obligation. Mais je t'en prie, rends-moi la
cassette.
PHANOSTRATE
Que dois-je faire, Lampadion?
LAMPADION
Garde pour toi ce qui est à toi.
PHANOSTRATE
J'ai pitié d'elle.
LAMPADION
Je vous propose un accommodement : rends-lui la cassette, et qu'elle entre avec
toi.
PHANOSTRATE
J'adopte ton avis. (A Halisca.)
Tiens, prends la cassette, et entrons. Mais quel est le nom de ta maîtresse?
HALISCA
Mélénis.
PHANOSTRATE
Marche devant, je te suis. (Elles entrent chez Alcésimarque.)
ACTE V
DÉMIPHON, LAMPADION
DÉMIPHON
Qu'est-ce qu'ils racontent tous dans les rues? que ma fille est retrouvée, et
que Lampadion me cherchait au Forum?
LAMPADION
Maître, comment cela va-t-il?
DÉMIPHON
Comme un homme qui revient du sénat.
LAMPADION
Je me félicite d'avoir, par mes soins, augmenté le nombre de tes enfants.
DÉMIPHON
Je ne me félicite pas, moi. Il ne me plaît pas que ma famille s'accroisse par
les soins d'autrui. Mais explique-toi.
LAMPADION
Entre vite chez ton futur gendre, tu reconnaîtras ta fille; ta femme y est
aussi. Dépêche-toi.
DÉMIPHON
Certes, je n'ai rien de plus pressé. (Il sort.)
L'ORATEUR DE LA TROUPE
Spectateurs, n'attendez pas qu'ils reviennent ici devant vous; pas un ne ressortira : ils arrangeront tous leur affaire dans l'intérieur; l'affaire terminée, ils déposeront leurs costumes; celui qui a failli sera fustigé, celui qui n'a pas fait de faute aura à boire. Maintenant, quant à vous, spectateurs, pour le surplus restant, à la manière de vos ancêtres, applaudissez la fin de la comédie.