Saadi

SAADI (Muslih-ud-Din Mushrif ibn Abdullah)

سعدی

 

LE PARTERRE DE ROSES.

CHAPITRE VI. De l’affaiblissement et de la vieillesse.

chapitre V - chapitre VII

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Miniature de Paul Zenker illustrant une édition de 1942 du Jardin des roses (Wikipédia)

 

 

 


 

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CHAPITRE VI.

De l’affaiblissement et de la vieillesse.

 

 

PREMIÈRE HISTORIETTE.

Dans la principale mosquée de Damas j'avais une discussion avec plusieurs savants. Tout à coup un jeune homme entra et dit : « Parmi vous y a-t-il quelqu'un qui connaisse la langue persane? » On m'indiqua, et je dis: « Qu'y a-t-il? » Il reprit : « Un vieillard âgé de cent cinquante ans se trouve à l'agonie et prononce quelque chose en persan, que nous ne comprenons pas. Si, par générosité, tu daignes prendre la peine de venir, tu obtiendras un salaire; et il est possible que cet homme fasse un testament. » Quand j'arrivai près de son chevet, il disait :

Vers. — « J'ai dit : J'obtiendrai, selon mon désir, quelques instants. Hélas! le chemin de la respiration est intercepté. O douleur! nous avons bu quelques gorgées à la table de délices de la vie, et on a dit : « C'est assez. »

J'expliquai en arabe aux Syriens le sens de ces paroles. Ils furent étonnés de la longue existence de cet homme, et de ce qu'il regrettait la vie d'ici-bas. Je lui dis : « Comment te trouves-tu présentement? » — « Que dirai-je? » reprit-il.

Vers. — « N'as-tu pas vu quelle douleur survient à une personne de la bouche de laquelle on arrache une dent? Conjecture donc quel sera son état à l'heure où de son corps chéri sortira son âme. »

Je repris : « Chasse de ton imagination la pensée de la mort et ne rends pas la crainte maîtresse de ton caractère; car les philosophes ont dit : « Quoique le tempérament soit sain, il ne convient pas de croire à l'immortalité ; et lors même que la maladie est épouvantable, elle n'indique pas absolument la mort. » Si tu l'ordonnes, nous manderons un médecin, afin qu'il te traite et que tu te portes mieux. » « Fi ! » répliqua-t-il.

Vers. — « Le maître est occupé à peindre le portique, et cependant la maison est ruinée dans ses fondements. Le médecin adroit frappe ses mains l'une contre l'autre (en signe de désespoir), lorsqu'il voit un joyeux convive tombé en décrépitude. Un vieillard se lamentait de se voir à l'agonie, et une vieille femme le frottait de sandal.[270] Lorsque l'équilibre de la santé (mot à mot du tempérament) a été ébranlé, ni incantation ni traitement ne produit d'effet. »

DEUXIÈME HISTORIETTE.

On raconte l'histoire d'un vieillard qui avait demandé en mariage une jeune fille, avait orné de roses la chambre nuptiale, s'y était retiré en tête-à-tête avec elle et tenait attachés sur elle ses yeux et sa pensée (litt. son cœur). Pendant de longues nuits il ne dormait pas et disait des plaisanteries et des joyeusetés, dans l'espoir que sa femme ne prendrait point d'éloignement pour lui et contracterait de la familiarité. C'est ainsi qu'une nuit il lui disait : « Le bonheur sublime t'a été favorable et l'œil de la félicité a été ouvert sur toi, puisque tu es tombée dans la société d'un vieillard expérimenté, ayant vu le monde, goûté le chaud et le froid, éprouvé le bien et le mal ; il connaîtra les droits de l'intimité et observera les règles de l'amitié. Il est tendre, bienveillant, doué d'un bon naturel et d'une élocution douce. »

Vers. — « Autant que je le pourrai, je gagnerai ton cœur; et, quand bien même tu me tourmenterais, je ne me fâcherais pas. Si le sucre est ton aliment, comme celui du perroquet, que ma douce vie soit sacrifiée pour payer ta nourriture. »

« Tu n'es pas devenue captive entre les mains d'un jeune homme présomptueux, stupide, emporté et inconstant, qui, à tout moment, formerait un désir, à tout instant changerait d'avis, chaque nuit dormirait dans un endroit différent, et chaque jour prendrait une nouvelle amie. »

Vers. — « Les jeunes gens sont gais et ont de belles joues, mais ils ne sont pas fermes dans la fidélité. N'espère pas de fidélité de la part des rossignols; car à chaque moment ils chantent sur une rose différente. »

« Mais la troupe des vieillards vit avec prudence et politesse, et non conformément à l'ignorance qui est l'apanage de la jeunesse. »

Vers. — « Cherche quelqu'un meilleur que toi, et compte sa société comme un butin ; car tu perdras ton temps avec un individu tel que toi.[271] »

Le vieillard en question raconte ce qui suit : « Je lui tins tant de discours de cette espèce, que je supposai que son cœur était pris dans mes lacs et devenu ma proie. Tout à coup de son cœur plein d'affliction elle poussa un soupir glacé, et me dit : « Toutes les paroles que tu as prononcées n'ont pas dans la balance de mon esprit le poids de ce seul mot, que j'ai entendu jadis sortir de la bouche de ma nourrice (litt. de ma sage-femme) : « Si une flèche se fixe dans le côté d'une jeune femme, cela vaut mieux pour elle que la cohabitation d'un vieillard! »

Vers (arabes). — « Lorsque la femme voit devant son mari quelque chose qui ressemble à la lèvre très flasque de l'individu voué au jeûne, elle dit : « Celui-ci a pour compagnon un mort, et on ne doit employer les incantations qu'avec un dormeur. »

Vers. — « Si une femme se lève mécontente d'auprès de son mari, par la suite la discorde et la guerre s'élèveront dans cette maison-là. Un vieillard qui ne peut se lever de sa place qu'à l'aide d'un bâton, comment sa verge se dresserait-elle? »

En somme, il n'y eut plus de possibilité de vivre d'accord, et l'on finit par se séparer. Lorsque le temps fixé par la loi aux femmes veuves ou répudiées pour pouvoir passer à de nouvelles noces[272] fut écoulé, on maria l'épouse divorcée à un jeune homme d'un visage renfrogné et, de plus, indigent et d'un mauvais caractère. Elle éprouvait des injustices et des vexations, et souffrait de l'affliction et de la peine. Malgré cela, elle rendait à Dieu des actions de grâces, disant : « Dieu soit loué! je suis délivrée de ce tourment douloureux et j'ai obtenu ce bonheur stable. »

Vers. — « Malgré toute cette injustice et cette violence de caractère, je supporterai tes coquetteries; car tu es doué d'une belle figure. »

Vers. — « Brûler avec toi dans les tortures, vaut mieux pour moi que d'être dans le paradis en compagnie d'un autre. L'odeur de l'oignon sortant de la bouche d'une belle paraît plus délicate que le parfum de la rose dans la main d'une laideron. »

TROISIÈME HISTORIETTE.

Dans le Diarbecr j'étais l'hôte d'un vieillard, qui avait des richesses considérables et un fils doué d'une belle figure. Une nuit il me fit le récit suivant : « Dans ma vie je n'ai pas eu d'autre enfant que celui-ci. Il y a dans cette vallée un arbre qui est un lieu de pèlerinage où les hommes se rendent pour implorer ce dont ils ont besoin. Durant des nuits entières, au pied de cet arbre, j'ai adressé mes plaintes à Dieu, si bien qu'il m'a accordé ce fils. » J'entendis celui-ci dire tout bas à ses camarades : « Qu'adviendrait-il si je connaissais où est situé cet arbre? car j'y adresserais des prières, afin que mon père mourût. »

Sentence. — « Le maître se réjouit, disant : « Mon fils est sensé »; et le fils murmure des paroles de blâme, disant : « Mon père est tombé en décrépitude. »

Vers. — « Des années s'écouleront sur toi sans que tu passes à côté du tombeau de ton père. Quel bien as-tu fait à ton père, afin que tu en attendes tout autant de ton fils? »

QUATRIÈME HISTORIETTE.

Un jour, dans l'orgueil de la jeunesse, j'avais marché vite, et la nuit venue, j'étais resté épuisé au pied d'une montagne. Un faible vieillard arriva à la suite de la caravane et me dit : « Pourquoi dors-tu ? Lève-toi, ce n'est pas le lieu de sommeiller. » Je répondis : « Comment marcherais-je, puisque je n'en ai pas la force? » — « N'as-tu pas appris, répartit-il, que l'on a dit : « Marcher et s'asseoir valent mieux que courir et être rompu. »

Vers. — « O toi qui désires un gîte, ne te hâte pas, suis mon conseil et apprends la patience : le cheval arabe parcourt deux fois avec promptitude la longueur de la carrière, le chameau marche doucement nuit et jour. »

CINQUIÈME HISTORIETTE.

Un jeune homme vif, plaisant, gai, doué d'une élocution agréable, faisait partie de notre société. Aucune sorte de chagrin n'avait accès dans son cœur, et ses lèvres ne cessaient jamais de sourire. Un certain temps s'écoula, pendant lequel ne se présenta pas le hasard d'une rencontre avec lui. Dans la suite je le vis qui avait pris femme et avait engendré des enfants. La racine de sa joie était coupée, et la rose de ses désirs était flétrie. Je l'interrogeai de la sorte : « Qu'y a-t-il donc? « Il répondit : « Depuis que j'ai engendré des enfants, je n'ai plus fait d'enfantillages. »

Vers. — « Puisque tu es devenu vieux, renonce aux enfantillages, laisse aux jeunes gens le jeu et la plaisanterie. »

Vers. — « Ne demande pas au vieillard la joie qui convient à un tout jeune homme; car l'eau une fois écoulée ne reviendra pas à la rivière. Lorsque le temps de la moisson est arrivé pour le grain, il ne se balance plus avec orgueil comme l'herbe nouvelle. »

Vers. — « Le temps de la jeunesse est sorti de ma main (m'a échappé) Hélas ! hélas ! qu'est devenu ce temps cher à mon cœur? La force de mes griffes de lion est partie; maintenant, comme l'once,[273] je me contente d'un morceau de fromage. Une vieille femme avait noirci ses cheveux, je loi dis : « O petite mère des anciens jours,[274] suppose tes cheveux noircis artificiellement, ce dos recourbé ne sera pas redressé. »

SIXIÈME HISTORIETTE.

Un jour, dans l'ignorance de la jeunesse, j'élevai la voix contre ma mère qui, le cœur blessé, s'assit dans un coin. Elle disait en pleurant : « Peut-être as-tu oublié ton enfance, puisque tu me traites avec dureté. »

Vers. — « Combien à propos une vieille femme dit à son fils, lorsqu'elle le vit terrassant la panthère et aussi robuste qu'un éléphant : « Si tu te rappelais le temps de ton enfance, où tu reposais sans ressource dans mon sein, aujourd'hui que tu es aussi fort qu'un lion et que je suis une pauvre vieille, tu ne me ferais pas éprouver de vexations. »

SEPTIÈME HISTORIETTE.

Un riche avare avait un fils malade ; des amis lui dirent : « Il convient qu'à son intention tu fasses une lecture complète du Coran, ou que tu offres une victime (et que tu la distribues aux pauvres), car, grâce à l'heureuse influence de cet acte de dévotion, Dieu lui accordera sa guérison. » Le père se plongea un instant dans ses réflexions et dit : « La lecture complète du Coran vaut mieux, car le saint livre est sous la main, et le troupeau est éloigné. » Un homme sensé ayant entendu ces paroles, dit : « Il a choisi la lecture du Coran, parce qu'il a ce livre au bout de la langue, tandis que son or est caché au milieu de son cœur. »

Vers. — « Quelle douleur d'incliner le cou en signe d'adoration, s'il fallait en même temps ouvrir la main de la générosité ! Pour un dinar qu'il lui faudra donner, il restera comme un âne embourbé; mais si tu veux une prière, il en récitera cent. »

HUITIÈME HISTORIETTE.

On dit à un vieillard : « Pourquoi ne prends-tu pas femme? » Il répondit : « Je ne trouverai aucun plaisir près des vieilles femmes. » — « Demandes-en une jeune, reprit-on, puisque tu en as le pouvoir. » Il répliqua : « Moi, qui suis vieux, je n'ai aucune inclination pour les vieilles femmes,

Comment donc la femme qui sera jeune pourra-t-elle éprouver de l'amitié pour moi, qui suis vieux? »

Vers. — « Il faut de la force, non de l'or; car à la dame un athlète est plus cher que dix livres d'or. »

NEUVIÈME HISTORIETTE (limée.)

J'ai entendu raconter que de ce temps-ci un vieillard très âgé s'imagina de prendre une compagne, malgré son grand âge. Il demanda une toute jeune fille, d'une belle figure et que l'on appelait Gueuher (perle). Comme un écrin de perles, il la cacha aux regards des hommes. Ainsi que c'est la coutume d'un nouveau marié, il témoigna des désirs;[275] mais dès la première charge la verge du vieillard s'endormit. Il tendit son arc et ne toucha pas le but ; car on ne peut pas coudre une étoffe d'un tissu épais, si ce n'est avec une aiguille d'acier. Il commença de se plaindre à ses amis, et allégua des prétextes, disant : « Cette effrontée a balayé complètement ma maison. » Entre le mari et la femme il s'éleva une dispute et une guerre, tellement que la chose aboutit au tribunal du lieutenant de police et du cadi. Après du blâme et de l'opprobre, Sadi prononça ces mots : « La faute n'est pas à la fille ; toi dont la main tremble, comment saurais-tu percer une perle? »

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[270] D'après une glose arabe du manuscrit 292, la poudre de sandal est souvent mêlée avec de l'eau de rose, et l'on en frotte la tête et les pieds pour chasser le mal de tête et l'ardeur de la fièvre. Cf. le Bostân, ch. VIII, vers 147, page 197.

[271] Ce vers est emprunté au Bostân (p. 112.)

[272] Ce temps est de quatre mois et dix jours pour les veuves, et de trois menstrues pour les femmes répudiées. Voyez le Coran, ch. II, versets 228 et 234.

[273] L'once (yoûz), en arabe fehd et en turc pârs, est censée se contenter pour nourriture de manger un morceau de fromage. (Scoliaste arabe du manuscrit 292.) Sadi fait encore allusion au goût de l'once pour le fromage, dans un vers de son Bostân. « Les dents de l'once, dit-il, sont émoussées pour l'homme sur le fromage duquel elle a frotté sa langue pendant deux jours. » Pend Nameh, etc., édition de Sacy, p. 239; ou livre II, vers 235, p. 77 de l'édition de 1828.

[274] Litt. « ancienne de jours. »

[275] Le manuscrit 292 porte « il se tenait prêt. »