Saadi

SAADI (Muslih-ud-Din Mushrif ibn Abdullah)

سعدی

 

LE PARTERRE DE ROSES.

CHAPITRE CINQUIÈME. Touchant l'amour et la jeunesse.

chapitre IV - chapitre VI

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Miniature de Paul Zenker illustrant une édition de 1942 du Jardin des roses (Wikipédia)

 

précédent

CHAPITRE CINQUIÈME.

Touchant l'amour et la jeunesse.

 

 

PREMIÈRE HISTORIETTE.

On dit à Haçan Melmendy : « Le sultan Mahmoud a tant de beaux esclaves, dont chacun est la merveille du monde. Comment donc se fait-il qu'il n'ait pour aucun d'eux autant d'inclination et d'amitié que pour Ayâz,[238] quoique celui-ci ne possède pas une extrême beauté? » Haçan répondit : « Tout ce qui entre (litt. descend) dans le cœur paraît bien aux yeux. »

Vers. — « Si le sultan a de la bonne volonté pour quelqu'un, et que celui-ci ne fasse que du mal, cela paraîtra bien. Quant à celui que le monarque rejettera, aucun des serviteurs du palais ne lui fera de caresses. »

Autres. — « Si quelqu'un regarde d'un œil de désapprobation la figure de Joseph, il la dépeindra comme laide. Mais s'il considère d'un regard bienveillant un démon de laideur, celui-ci lui paraîtra un ange aux yeux de chérubin. »

DEUXIÈME HISTORIETTE.

On rapporte qu'un marchand avait un esclave d'une beauté rare, et qu'il le regardait avec l'œil de l'amitié et des égards. Il dit à un de ses amis : « Quel dommage que cet esclave, avec cette grande beauté et les qualités qu'il possède, soit indiscret et impoli ! » Son ami lui répondit : « O mon frère, quand tu as une fois confessé ton amitié, n'espère plus de respect, car dès que le titre d'amant et celui d'objet aimé ont apparu, la distinction entre le maître et l'esclave a disparu. »

Vers. — « Lorsque le maître se met à jouer et à rire avec un esclave aux joues de fée, qu'y a-t-il d'étonnant si le dernier se montre orgueilleux comme un maître, et si le premier supporte le fardeau des dédains comme un esclave? »

Vers. — « Il faut que l'esclave tire de l'eau et façonne des briques; un esclave qui fait le gracieux, devient querelleur[239] (litt. boxeur, lutteur). »

TROISIÈME HISTORIETTE.

Je vis un religieux épris de quelqu'un ; le secret de son amour était dévoilé à la foule ; mais quoiqu'il subit des reproches et supportât des amendes, il ne renonçait pas à sa passion, et disait avec des gémissements et en s'humiliant :

Vers. — « Je ne retirerai pas ma main du pan de ta robe, quand bien même tu me frapperais d'une épée tranchante. Je n'ai pas d'autre asile ni d'autre refuge que toi ; si donc je m'enfuis, je m'enfuirai près de toi. »

Un jour je lui adressai une réprimande, et lui dis : « Qu'est-il donc arrivé à ta précieuse intelligence, pour que ta vile concupiscence l'ait subjuguée? » Il se plongea quelque temps dans ses, réflexions, et répondit :

Vers. — « Partout où le souverain de l'amour est venu, il n'est plus resté de place à la force du bras de l'abstinence. Comment vivrait-il avec une robe propre, le malheureux qui est tombé jusqu'au collet dans un bourbier? »

QUATRIÈME HISTORIETTE.

Quelqu'un avait perdu tout pouvoir sur son propre cœur et avait renoncé à son âme. Le spectacle favori de ses regards était un endroit dangereux et un précipice mortel, non une bouchée dont on pût présumer qu'elle s'offrirait à son palais, ni un oiseau qui pût tomber dans son filet.

Vers. — « Quand ton or n'entre pas dans l'œil de l'objet de ton amour (c'est-à-dire, ne te le rend pas favorable), l'or et la poussière te paraissent semblables. »

Les amis de cet homme lui dirent, par manière de conseil : « Garde-toi de cette pensée absurde; car de nombreux individus sont faits captifs et enchaînés par le même désir que toi. » Il se lamenta et dit :

Vers. — « Dis : O mes amis, ne m'adressez pas de conseils, car mon œil épie ses volontés (de l'objet aimé). Les hommes belliqueux tuent leurs ennemis par la force du poignet et de l'épaule, comme les belles tuent leurs amis. »

Ce n'est pas la règle de l'amitié, de détacher son cœur de l'affection que l'on doit à son amie, par sollicitude pour sa propre vie, et de retirer ses yeux de la vue des belles.

Vers. — « Toi qui penses à toi-même, tu prétends faussement à la qualité d'amant. S'il n'est pas possible de parvenir près de l'ami (Dieu), c'est le devoir de l'amitié de mourir à sa recherche. »

Vers. — « Je me lève, puisqu'il ne me reste plus d'autre parti à prendre, quand bien même l'ennemi devrait me frapper à coups de flèches ou de cimeterre. Si ma main peut parvenir à saisir le pan de sa robe (ce sera très bien); sinon, je m'en irai mourir sur son seuil. »

Les adhérents de ce personnage, qui étaient pleins de sollicitude pour ce qui le concernait et de compassion pour son sort, lui donnèrent des conseils et le chargèrent de liens ; mais le tout fut inutile.

Vers. — « O douleur ! le médecin ordonne l'aloès, et à cette âme avide il faut du sucre. »

Vers. — « As-tu entendu rapporter ce qu'un beau garçon dit en secret à un individu qui avait perdu tout empire sur son propre cœur (c'est-à-dire, qui était amoureux)? Tant que tu auras quelque estime pour toi-même, de quelle estime pourrai-je jouir à tes yeux? »

On dit au fils du roi, qui était le but des regards de cet individu : « Un jeune homme d'un bon naturel et très éloquent reste continuellement chaque jour à l'extrémité de cette place. Nous entendons de sa bouche des discours agréables et des maximes merveilleuses ; nous savons qu'il a dans sa tête de la folie et dans son cœur de l'amour; car il paraît tout insensé. » Le jeune prince connut que cet homme avait de l'attachement pour lui, et que son malheur avait été causé par lui. En conséquence, il poussa son coursier vers l'endroit où il se tenait. Quand le jeune homme vit que le prince avait l'intention de venir le trouver, il pleura et dit :

Vers. — « Celui-là qui m'a tué s'est présenté de nouveau devant moi ; probablement que son cœur a eu pitié de sa victime. »

Quoique, le prince lui fit des caresses et lui adressât des questions, lui demandant : « D'où es-tu, quel est ton nom et quel art connais-tu ? » Le jeune homme était tellement submergé au fond de l'océan de l'amour, qu'il n'eut pas la force de dire un seul mot.

Vers. — « Quand bien même tu saurais par cœur les sept parties du Coran, lorsque tu es troublé par l'amour, tu ne sais même plus dire : alif bâ, . »

Le prince dit : « Pourquoi ne me parles-tu pas? Car je suis aussi de la confrérie des derviches; bien plus, je suis leur esclave. » Alors, tant était puissante l'influence qu'exerçait sur lui la familiarité de l'objet aimé, le jeune derviche souleva sa tête au-dessus des flots agités de l'océan de l'amour, et dit :

Vers. — « Il est étonnant que je conserve l'existence en même temps que toi; que tu viennes pour me parler et qu'il me reste encore la parole. »

Cela dit, il poussa un cri et livra son âme à Dieu.

Vers. — « C'est une merveille que l'homme qui n'est pas tué à la porte de la tente de l'ami ; c'est une merveille de savoir comment l'homme vivant a tiré son âme saine et sauve. »

CINQUIÈME HISTORIETTE.

Un étudiant avait une extrême beauté, et son professeur, à cause de ce qui constitue l'amour humain, ressentait de l'inclination pour son beau visage, et cela à un tel point que la plupart du temps il lui tenait ce discours:[240]

Vers. — « O face digne du paradis, je suis trop occupé de toi pour que mon propre souvenir me vienne à l'esprit. Je ne puis empêcher mon œil de te regarder, quand bien même, je verrais qu'une flèche est dirigée contre toi. »

Un jour le jeune homme dit à son professeur : « Daigne apporter autant d'attention à m'enseigner la science de l'âme, que tu mets de zèle à m'instruire; car si dans mon caractère tu découvres quelque chose de blâmable, qui me paraisse digne d'approbation, informe-moi de cela, afin que je m'occupe de le changer. » Le maître répondit : « O mon fils ! demande cela à un autre ; car de l'œil dont je te regarde, je ne vois que des mérites. »

Vers. — « Aux yeux de l'homme malveillant (puissent-ils être arrachés !) le mérite paraît un défaut. Mais si tu as un mérite et soixante-dix défauts, l'ami ne verra que cette seule belle qualité. »

SIXIÈME HISTORIETTE.

Je me rappelle une certaine nuit où ma chère amie entra chez moi. Je sautai de ma place sans le vouloir, avec tant de vivacité que ma lampe fut éteinte par le choc de ma manche.

Vers. — « L'image de celle par l'apparition de laquelle la nuit obscure est illuminée s'est montrée à moi dans un songe. J'ai admiré ma bonne fortune et j'ai dit : « D'où m'est venu ce bonheur? »

Mon amante s'assit, et commença à m'adresser des reproches, disant : « Pourquoi aussitôt que tu m'as aperçue, as-tu éteint la lampe? » Je répondis : « Je me suis imaginé que le soleil s'était levé. » Des gens d'esprit ont dit aussi :

Vers. — « Si un lourdaud se place devant la bougie, lève-toi et tue-le au milieu même de l'assemblée. Mais si au contraire le nouveau venu a un sourire aussi doux que le sucre et des lèvres de miel, saisis-le par la manche et éteins la bougie. »

SEPTIÈME HISTORIETTE.

Quelqu'un n'avait pas vu un ami durant longtemps. Il le revit, et lui dit : « Où étais-tu? Car je t'ai désiré. » L'autre répondit : « Le désir vaut mieux que l'ennui. »

Vers. — « Tu es venu tard, ô beauté en proie à l'Ivresse; nous ne lâcherons pas de sitôt le pan de ta robe. Une amante que l'on voit petit à petit, vaut encore mieux que celle qu'on voit à satiété. »

Sentence. — « Un beau garçon qui vient chez son ami avec des compagnons, y arrive pour causer du dommage, par cette raison qu'il participera à la jalousie et à la contrariété de ses camarades. »

Vers (arabe). — « Lorsque tu viendras me visiter en compagnie, quand bien même ce serait avec des intentions pacifiques, tu ne m'en seras pas moins hostile. »

Vers. — « Pour un seul instant que mon ami s'est mêlé aux étrangers, peu s'en est fallu que la jalousie ne tuât mon corps. Il a dit en souriant : « O Sadi, je suis la bougie de l'assemblée; que puis-je faire si le papillon se détruit lui-même? »

HUITIÈME HISTORIETTE.

Je me rappelle que jadis, moi et un ami, nous étions aussi inséparables l'un de l'autre que deux amandes renfermées dans une même enveloppe. Tout à coup le hasard voulut que mon ami entreprit un voyage. Après un certain temps, lorsqu'il fut de retour, il se mit à m'adresser des reproches ainsi conçus : « Durant tout ce temps-là tu ne m'as pas envoyé un courrier ! » Je répondis : « Je n'ai pas voulu que l'œil d'un messager fût illuminé par la vue de ta beauté et que j'en fusse privé.

Vers. — « Dis : ô mon ancien ami ! ne me donne pas de pénitence avec ta langue, car je n'en ferai pas même par force (litt. avec l’épée). Je suis jaloux que quelqu'un te considère tout son saoul ; mais je me reprends : cela n'est pas possible, car personne ne sera rassasié de ce spectacle. »

NEUVIÈME HISTORIETTE.

J'ai vu un savant épris d'un certain individu, et ne lui demandant pas autre chose que des paroles. Il en supportait de nombreuses injustices et montrait une patience sans fin. Je lui dis un jour par manière de conseil : « Je sais bien que tu n'as en vue dans l'amour que tu portes à cette personne aucun motif ni aucun but charnels, et que la base de cette affection ne repose pas sur un péché. Mais, malgré cela, il n'est pas conforme à la dignité des savants de s'exposer aux soupçons et de supporter les injustices des gens sans éducation. » Ce docteur me répondit : « O mon ami ! épargne-moi tes reproches;[241] car j'ai réfléchi à plusieurs reprises touchant le parti que tu viens de me conseiller. Or, il me paraît plus facile de souffrir les vexations de cette personne que la privation de sa vue. Les sages ont dit : « Exposer son cœur aux mortifications, est plus aisé que de détacher son œil de la vue (d'une amante). »

Vers. — « Quiconque a son cœur attaché à un objet aimé, a sa barbe placée dans la main d'autrui. Si celui sans lequel on ne peut vivre nous fait éprouver une injustice, il la faut tolérer. Un daim qui porte au cou un carcan (ou un lacet à prendre du gibier] ne peut aller à sa guise. Un jour je dis à mon ami : « Aie pitié de moi. » Combien de fois, depuis ce jour là, ai-je demandé pardon à Dieu ! L'ami n'implore pas sa grâce de son ami ; j'ai donc disposé mon cœur à souffrir tout ce qui est sa volonté, soit qu'il m'appelle avec bonté près de lui, soit qu'il me chasse durement : il sait ce qu'il doit faire. »

DIXIÈME HISTORIETTE.

Dans ma première jeunesse, ainsi qu'il advient et que tu le sais, j'avais une affection et un amour mystérieux pour un beau garçon, à cause qu'il avait un gosier très mélodieux et une figure semblable à la pleine lune au moment où elle fait son apparition.

Vers. — « Les plantes de sa joue (c'est-à-dire ses favoris) buvaient l'eau de la source de vie; quiconque mangeait du sucre candi, regardait ses lèvres aussi douces que le sucre. »

Par hasard, je vis de sa part une action contraire à mon caractère, et que je n'approuvai pas. Je m'éloignai de lui, renonçai à son amour,[242] et dis :

Vers. — « Va-t'en, entreprends tout ce qu'il te faut; tu n'es pas d'accord avec nous,[243] pars donc. »

Je l'entendis qui s'en allait et disait :

Vers. — « Si la chauve-souris ne désire pas s'unir avec le soleil, l'éclat du marché du soleil n'en est pas diminué. »

Il dit cela et partit ; son trouble fit impression sur moi.

Vers (arabe). — « J'ai laissé échapper le moment de l'entrevue; or l'homme ne connaît pas le prix des agréments de la vie, avant d'en avoir éprouvé les malheurs. »

Vers. — « Reviens et tue-moi ; car mourir sous tes yeux est plus agréable que de te survivre. »

Mais, grâce à la bonté du Créateur, ce jeune homme revint au bout d'un certain temps. Sa voix, aussi mélodieuse que celle de David, était altérée ; sa beauté, digne de Joseph, se trouvait diminuée; sur la pomme de son menton un duvet (Litt. une poussière) semblable à celui du coing s'était fixé; enfin, la splendeur du marché de ses attraits était détruite. Il espérait que je le serrerais dans mes bras, mais je me détournai de lui, et je dis :

Vers. — « Au jour où tu possédais le léger duvet, parure des beaux garçons, tu as chassé loin de tes regards l'homme clairvoyant (c'est-à-dire le poète lui-même). Tu es venu pour faire la paix avec lui, aujourd'hui que tu as placé sur ce duvet des fatha et des dhamma.[244] »

Vers. — « O frais printemps, ta feuille est devenue[245] jaune; ne mets pas la marmite, car notre feu s'est refroidi. Combien de temps te carreras-tu et t'enorgueilliras-tu? Tu crois encore au bonheur de l'année passée. Va près de quelqu'un qui te recherche. Exerce tes coquetteries envers celui qui est ton chaland. »

Vers. — « On a dit : « La verdure est agréable dans un jardin. » Celui-là qui a proféré cette parole sait ce qu'elle signifie ; c'est-à-dire, qu'un frais duvet sur le visage des beaux garçons est ce que recherche davantage le cœur des amants. »

Vers. — « Ton jardin (c'est-à-dire ton visage) est un champ de poireaux ; toutes les fois que tu l'arraches, il repousse. »

Vers. — « L'année dernière tu es parti comme une gazelle; cette année tu es revenu comme une once. Sadi aime un tendre duvet, non tout alif (tout poil) qui ressemble à une aiguille d'emballage. »

Vers. — « Soit que tu prennes patience, soit que tu arraches le poil du lobe de l'oreille, ce bonheur du temps de la beauté viendra à sa fin. Si j'avais autant de pouvoir sur mon âme que tu en as sur ta barbe,[246] je ne permettrais pas jusqu'au jour de la résurrection qu'elle sortit (de mon corps). »

Vers. — « J'ai adressé des questions et j'ai dit: « Qu'est-il donc arrivé à la beauté de ton visage, pour que les petites fourmis (les favoris[247]) se soient agitées autour de la lune (de ta figure) ? » Il répondit en souriant : « J'ignore ce qui est arrivé à mon visage, à moins qu'il n'ait revêtu la couleur noire pour porter le deuil de ma beauté. »

ONZIÈME HISTORIETTE.

On adressa la question suivante, à un Arabe de race mélangée, lequel habitait Bagdad : « Que dis-tu des jeunes gens imberbes ? » Il répondit : « Ils n'offrent rien de bon : tant qu'un d'eux est joli, il se montre difficile ; mais, quand il devient repoussant, il se montre plein de douceur. » C'est-à-dire, en persan, tant qu'ils sont beaux et gracieux, ils se conduisent avec dureté; mais quand ils sont devenus repoussants, ils font des caresses et montrent de l'amitié.

Vers. — « Le mignon imberbe, alors qu'il possède un beau visage, prononce des paroles amères et a un caractère difficile. Mais, dès que sa barbe a poussé et qu'il est devenu un objet de dégoût,[248] il montre aux gens de la familiarité et recherche leur affection. »

DOUZIÈME HISTORIETTE.

On fit la question suivante à un certain savant : « Quelqu'un est assis en tête à tête avec l'objet de son amour, les portes sont fermées, les surveillants endormis, le désir le sollicite et la concupiscence le subjugue, ainsi que le dit l'arabe : la datte est mûre et le jardinier n'empêche pas de la cueillir. Sais-tu si, par le secours de la dévotion, cet homme restera à l'abri de son tentateur? » Le savant répondit : « S'il échappe à son ami, il n'échappera pas aux médisants. »

Vers (arabe.) — « Si l'homme échappe à la méchanceté de son âme, il ne se dérobera pas à la mauvaise opinion du calomniateur. »

Vers. — « Il convient de s'asseoir, après avoir accompli ce qu'on doit faire, mais on ne peut fermer la boucha d'autrui. »

TREIZIÈME HISTORIETTE.

On mit dans la même cage un perroquet et un corbeau. Le perroquet supportait de la mortification, à cause de la laideur de l'aspect de son compagnon, et il disait : « Quelle est cette figure odieuse, cette forme haïssable, ce spectacle maudit? quelles sont ces qualités désagréables? ô corbeau de la séparation! plût à Dieu qu'entre moi et toi il y eût la distance des deux Orients![249] »

Vers. — « Quiconque se lève au matin en face de ton visage, le matin du jour de la tranquillité devient pour lui le soir. Il faudrait dans ta société un malheureux tel que toi; mais qui, dans ce monde, est comme toi? »

Ce qu'il y avait de plus étonnant, c'est que le corbeau était réduit à la dernière extrémité par le voisinage du perroquet et en était ennuyé. Disant : « Il n'y a de puissance qu'en Dieu », il se plaignait des révolutions du monde, frottait ses pattes l'une contre l'autre, en signe de désappointement, et s'écriait : « Quelle est cette fortune renversée, ce méprisable sort, ce destin sujet aux changements? Il serait conforme à mon mérite, que je me promenasse en me carrant, avec un autre corbeau, sur le mur d'un jardin. »

Vers. — « Pour l’homme dévot c'est une prison suffisante que de partager la même écurie (c'est-à-dire la même demeure) avec des débauchés. »

« Quelle faute ai-je donc commise pour qu'en punition de cela le destin m'ait châtié par de tels liens et une telle affliction, dans la société d'un pareil sot entêté et d'un étranger stupide? »

Vers. — « Personne ne viendra au pied d'un mur sur lequel on peindra ton portrait. Situ as une place dans le paradis, les autres préféreront l'enfer. »

J'ai rapporté cette parabole, afin que tu saches que l'ignorant a cent fois autant d'éloignement pour le savant, que le savant a de répugnance pour l'ignorant.

Vers. — « Un dévot se trouvait dans une assemblée de chant tenue par des débauchés. Un de ceux-ci, beau garçon, originaire de Balkh, lui dit : « Si tu es las de nous, ne t'assieds pas d'un air renfrogné, car ta présence est aussi pour nous une chose amère. »

Vers. — « C'est une troupe semblable à la rose et à la tulipe jointes ensemble ; tu es un bois sec qui a poussé parmi eux. Tu es pareil à un vent contraire, à un froid pénible, à la neige tombée et à la glace prise. »

QUATORZIÈME HISTORIETTE.

J'avais un camarade avec lequel j'avais voyagé durant des années, dont j'avais partagé le pain et le sel; entre nous les droits d'une extrême amitié avaient été fermement établis. A la fin, en vue d'un très petit profit, il se permit de tourmenter mon cœur, et notre intimité cessa. Malgré cela, des deux côtés il subsistait encore un reste d'affection, par la raison que j'appris qu'un certain jour il récitait[250] ces deux vers de mes œuvres dans une assemblée :

Vers. — « Lorsque mon amante entre avec un sourire gracieux, elle ajoute du sel à la plaie des blessés. Qu'adviendrait-il si l'extrémité de ses boucles de cheveux tombait dans ma main, comme la manche des hommes généreux dans la main des pauvres? »

Plusieurs amis, non à cause de la beauté de cette parole, mais bien plutôt conformément à la bonté de leur caractère, avaient donné leur témoignage en faveur de mes vers. Cet ancien camarade les avait aussi vantés avec exagération, avait exprimé ses regrets sur la rupture de notre vieille amitié et confessé sa faute. Je connus que lui aussi avait le désir de renouer ; je lui envoyai les vers suivants et fis la paix :

Vers. — « La promesse de fidélité n'a-t-elle pas existé entre nous? Tu as exercé l'injustice et montré du mauvais vouloir. J'ai attaché absolument mon cœur à toi, de préférence au reste de l'univers, car j'ignorais que tu t'en irais promptement. Si tu as encore le désir de la paix, reviens, parce que tu seras plus chéri que tu ne l'as été. »

QUINZIÈME HISTORIETTE.

Un homme avait une belle femme ; celle-ci mourut, et sa mère, vieille très décrépite, continua de rester dans la maison, sous prétexte du don nuptial promis à sa fille. Le veuf enrageait d'être obligé de subir sa société (litt. de sa conversation); mais à cause du don nuptial, il ne voyait pas moyen de se débarrasser de son voisinage. Des amis vinrent lui rendre visite, et l'un d'eux lui dit : « Comment te trouves-tu, séparé que tu es de ta chère amie ? » — « Ne plus voir ma femme, répondit-il, n'est pas aussi pénible pour moi que de voir sa mère. »

Vers. — « La rose a été mise au pillage et l'épine est restée ; on a enlevé le trésor, et le serpent est resté.[251] »

Voir son œil exposé sur la pointe d'une lance, vaut mieux que de considérer le visage de ses ennemis. Il est nécessaire de te séparer de mille amis, tant qu'il ne te faut pas voir un seul ennemi. »

SEIZIÈME HISTORIETTE.

Je me rappelle que dans les jours de ma jeunesse je passai par un certain quartier, et je considérai un beau garçon, et cela pendant le mois de juillet, dont la chaleur desséchait la salive dans la bouche, et le vent empoisonné (sémoûm) faisait bouillir la moelle des os. A cause de la faiblesse propre à l'humanité, je n'eus pas la force de supporter le soleil de midi, et me réfugiai à l'ombre d'un mur, attendant le moment où quelqu'un me délivrerait de l'incommodité de la chaleur de juillet, et éteindrait avec un peu d'eau le feu qui me consumait. Tout à coup, au milieu de l'obscurité du vestibule de la maison, je vis une lumière, c'est-à-dire, une beauté telle que la langue de l'éloquence serait impuissante à décrire sa grâce. C'est ainsi que dans la nuit obscure se montre l'aurore, ou bien que l'eau de la source de vie sourd des ténèbres qui la recelaient. Elle tenait à la main une coupe d'eau de neige, dans laquelle elle avait mis fondre du sucre, et mêlé de l'arack.[252] Je ne sais si elle l'avait parfumée d'eau de rose, ou si quelques gouttes y étaient tombées de son visage de rose. En somme, je pris le breuvage de sa main gracieuse, l'avalai et recommençai à vivre.

Vers (arabe.) — « La soif qui consume mon cœur n'est pas près d'être éteinte par l'absorption d'une eau pure, quand bien même j'en boirais des mers. »

Vers. — « Heureux ce mortel à l'astre fortuné dont l'œil chaque matin tombe sur un tel visage ! L'homme enivré de vin s'éveille au milieu de la nuit, mais celui qui est enivré d'amour par la beauté de l'échanson ne s'éveillera qu'au matin du jour de la résurrection. »

DIX-SEPTIÈME HISTORIETTE.

Une certaine année le sultan Mohammed,[253] Kharezm-Châh, s'était déterminé à conclure la paix avec le roi du Khitha, pour une certaine affaire importante. J'entrai dans la mosquée principale de Kachgar, et je vis un jeune garçon extrêmement bien fait et parfaitement beau, de sorte qu'on a dit de ses pareils :

Vers. — « Ton précepteur t'a enseigné toute l'effronterie et l'art de ravir les cœurs ; il t'a enseigné l'injustice, la coquetterie, les reproches et la tyrannie. Je n'ai pas vu d'homme doué d'une telle forme, d'un tel caractère, d'une pareille taille et d'une semblable conduite, à moins qu'il n'ait appris cette manière d'agir d'une fée. »

Ce beau garçon tenait dans ses mains l'Introduction à la grammaire, de Zamakhchary,[254] et récitait : « Zeïd a frappé 'Amr, et le complément, c'est 'Amr. » Je dis : « O mon fils ! le Kharezm et le Khithaï ont fait la paix. Est-ce que la dispute de Zeïd et d'Amr dure encore ? » Il rit et m'interrogea touchant le lieu de ma naissance. Je répondis : « C'est le pays de Chiraz. » — « Que te rappelles-tu, reprit-il, parmi les œuvres de Sadi? » Je répliquai :

Vers (arabes). — « Je suis maltraité par un grammairien qui fond sur moi tout en colère, comme Zeïd, dans sa lutte contre 'Amr. J'ai beau traîner avec affectation le pan de ma robe, il ne lève pas la tête ; mais est-ce que l'élévation de la tête résulte régulièrement de l'acte de celui qui tire sa robe?[255] »

Le jeune garçon se plongea un instant dans ses réflexions, et dit : « La majeure partie des poésies de Sadi qui se trouvent dans ce pays-ci sont en langue persane. Si tu récites celles-là, elles seront plus facilement comprises. Parle aux hommes selon la mesure de leur intelligence. » Je dis alors :

Vers. — « Depuis que la passion de la grammaire est survenue à ton caractère, la figure de la sagesse a été effacée de notre cœur. O toi, dans les filets de qui le cœur des amoureux est pris, nous sommes occupés de toi et tu ne songes qu'à 'Amr et à Zeïd. »

Au matin, lorsque le projet du départ fut bien arrêté, quelqu'un des gens de la caravane dit par hasard à ce jeune garçon : « Un tel est Sadi. » Je le vis arriver en courant, il me fit des caresses et témoigna du chagrin de notre séparation, disant : « Pourquoi pendant si longtemps (que tu es resté dans cette ville) n'as-tu pas dit qui tu es, afin que je me préparasse à te servir, en action de grâces de l'arrivée des grands?[256] » Je répondis :

Hémistiche. — « Toi existant, un cri n'est pas sorti de ma bouche pour dire : « J'existe. »

Il reprit : « Qu'adviendrait-il, si tu te reposais quelques jours dans cette contrée, afin que nous tirions du profit des services que nous le rendrions? » — « Je ne le puis, répliquai-je, à cause de cette aventure-ci :

Vers. — « J'ai vu dans un endroit montagneux un grand personnage, qui, de toutes les choses de ce monde, se contentait d'une caverne. « Pourquoi, lui dis-je, ne viens tu pas à la ville? Car tu enlèverais de dessus ton cœur le fardeau qui le tient captif. » Il répondit : « Il y a là des beautés à visage de fée et gracieuses : quand la boue est épaisse, les éléphants glissent. »

Je dis cela; nous nous embrassâmes sur la tête et la figure, et nous fîmes nos adieux.

Vers. — « Quel avantage trouve-t-ou à baiser Je visage de son ami, au moment même de lui faire ses adieux? Tu dirais que la pomme a dit adieu à ses amis, et que pour cela, sa surface est rouge de ce côté-ci et jaune de cet autre côté. »

Vers (arabe). — « Si je ne meurs pas de chagrin le jour des adieux, ne me considérez pas comme un homme juste en ce qui regarde l'amitié. »

DIX-HUITIÈME HISTORIETTE.

Un derviche était notre compagnon dans la caravane du Hedjaz, et un émir arabe lui avait donné cent dinars, afin qu'il les dépensât pour l'entretien de sa famille. Tout à coup des voleurs de la tribu de Khafâdjah[257] fondirent sur la caravane, et emportèrent tous les biens. Les marchands se mirent à pleurer, à se lamenter et à pousser des cris inutiles.

Vers. — « Soit que tu montres de l'humilité, soit que tu pousses des clameurs, le voleur ne rendra pas l'or. »

Ce seul derviche était resté dans son assiette ordinaire, et aucun changement ne s'était manifesté en lui. Je lui dis : « Peut-être n'ont-ils pas emporté ton argent. » — « Si, répondit-il, mais je n'étais pas tellement accoutumé à lui que j'aie le cœur déchiré par la séparation. »

Vers. — « Il ne faut pas attacher son cœur à une chose ni à une personne; car ensuite c'est une affaire difficile de le détacher. »

Je repris : « Ce que tu as dit est conforme à mon état, car dans ma jeunesse je me liai par hasard avec un adolescent, et la sincérité de mon affection était telle, que la beauté de ce jeune homme était la kiblah[258] de mes yeux, et que les entrevues avec lui étaient le profit du capital de ma vie. »

Vers. — « Peut-être les anges du ciel sont ses pareils, sinon, il n'y aura pas sur terre d'hommes doués d'une si belle figure. J'en jure par un ami, après lequel l'amitié est interdite, aucune liqueur séminale ne deviendra un homme comme lui. »

 « Tout à coup le pied de son existence s'enfonça dans la boue de la mort, et la fumée de la séparation s'éleva au-dessus de sa famille (c'est-à-dire qu'il mourut). Pendant des jours entiers je me tins assidûment au-dessus de la terre où il reposait. Au nombre des vers que je composai sur sa perte, sont les suivants :

« Plût à Dieu que, dans ce jour où l'épine de la mort s'enfonça dans ton, pied, la main du destin m'eût frappé la tête avec l'épée de la mort, afin qu'aujourd'hui mon œil ne vit pas le monde sans toi. O toi ! je me tiens sur la terre qui te recouvre, disant : « Que ma tête soit couverte de terre ! (c'est-à-dire : Plût à Dieu que je fusse aussi mort et enseveli !) »

Autres Vers. — « Celui-là que le repos et le sommeil ne saisissaient pas, tant qu'il n'avait pas répandu sur sa couche des roses et des lis ; les révolutions de la fortune ont dispersé les roses de sa face, et des arbustes épineux ont crû sur le sol qui le couvre. »

« Après sa perte, je résolus et je décidai fermement que, durant le reste de ma vie, je replierais le tapis de l'affection et ne tournerais plus autour de la société de personne. »

Vers. — « Les profits de la mer seraient bons, n'était la crainte des flots ; la compagnie de la rose serait agréable, n'était l'incommodité que causent les épines. La nuit dernière je m'enorgueillissais comme le paon dans le jardin de l'amour; à présent, séparé de mon amie, je me tords comme le serpent. »

DIX-NEUVIÈME HISTORIETTE.

On conta à un certain roi arabe l'histoire de Leila et de Medjnoûn et la misérable situation de celui-ci, disant que, malgré son extrême mérite et son éloquence, il s'était enfoncé dans les déserts, et avait laissé échapper de ses mains les rênes du libre arbitre. Le roi ayant ordonné qu'on lui amenât Medjnoûn, commença à lui adresser des reproches, en disant : « Quel dommage as-tu remarqué dans la noblesse de l'âme humaine, que tu as adopté les habitudes des brutes et renoncé à la manière de vivre des hommes? » Medjnoûn se lamenta, et dit :

Vers (arabe). — « Combien d'amis sincères m'ont blâmé de mon amour pour elle ! Ah ! que ne l'ont-ils vue un jour! mon excuse serait manifeste. »

Vers. — « Plût à Dieu que ceux qui ont cherché mes défauts eussent aperçu ton visage, ô beauté qui captives le cœur ! afin qu'en te considérant, ils eussent coupé, au lieu d'oranges, leurs propres mains sans s'en apercevoir.[259] »

De manière que la réalité de la chose[260] eût rendu témoignage de l'apparence de ma prétention.[261] » Il vint à l'esprit du roi d'examiner la beauté de Leïla, afin de connaître quelle était la figure qui avait causé un si grand désordre. En conséquence, il donna ses commandements; on chercha dans les campements des tribus arabes, on courut, on trouva Leïla, et on la présenta au prince dans la cour du pavillon royal. Il considéra sa figure, et vit une personne de couleur noire et ayant les membres minces. Elle parut méprisable à ses yeux, par la raison que la moindre des servantes de son harem l'emportait sur elle en beauté et en parure. Medjnoûn, par sa pénétration, comprit cette opinion, et dit : « O roi ! il fallait regarder la beauté de Leïla par la fenêtre de l'œil de Medjnoûn, afin que le secret de sa vue se manifestât à toi. »

Vers. — « Tu n'as pas compassion de ma douleur, il me faut donc pour compagnon quelqu'un qui partage cette douleur, afin que tout le jour je lui conte mon histoire : le feu produit par deux morceaux de bois mis ensemble est meilleur. »

Vers (arabes). — « Ce qui a passé par mon oreille touchant la demeure de mon amante,[262] si les colombes de la prairie l'avaient entendu, elles auraient crié avec moi. O assemblée des amis, dites à l'homme exempt des peines de l'amour : « Tu ne sais pas ce que renferme le cœur de l'homme affligé. »

Vers. — « La douleur que causent les blessures n'est pas ressentie par les hommes sains ; je ne dirai donc pas ma douleur, si ce n'est à un compagnon de peine : il est inutile de parler de la guêpe à quelqu'un qui durant sa vie n'a pas souffert de piqûre. Tant que tu n'éprouveras pas une situation comme la mienne, ma situation te paraîtra un conte. Ne compare pas ma brûlure à celle d'un autre : il a du sel dans la main, et moi j'en ai sur un membre blessé. »

VINGTIÈME HISTORIETTE.

On raconte l'histoire d'un cadi de Hamadan,[263] qui était ivre d'amour pour un fils de maréchal ferrant, et dont le cœur, semblable à un fer à cheval, était exposé à un feu brûlant. Longtemps à sa poursuite, il gémit, courut, épia, chercha, et il disait, conformément à la circonstance :

Vers. — « Ce cyprès à la taille droite et élevée s'est présenté à mes yeux ; il m'a enlevé mon cœur et l'a jeté à ses pieds. Cet œil effronté tire mon cœur comme avec un lacet. Veux-tu ne donner ton cœur à personne, ferme les yeux. »

Vers. — « On ne peut me faire oublier ton souvenir avec quoi que ce soit. Je suis un serpent qui a la tête écrasée, et je ne puis me remuer. »

J'ai appris que ce jeune homme se rencontra vis-à-vis du cadi dans un chemin. Une portion de la conduite du juge était parvenue à ses oreilles, et il était mécontent au delà de toute expression. Il lui dit des injures sans le moindre égard, lui donna des sobriquets outrageants, lui jeta (litt. souleva) des pierres, et ne négligea rien pour montrer son manque de respect. Le juge dit à un savant considéré qui l'accompagnait :

Vers. — « C'est un beau garçon ; vois comme il se met en colère, et ce pli (litt. ce nœud) sur ses sourcils sévères et doux (litt. aigres-doux). »

« Dans le pays des Arabes on dit : « Les coups d'un ami sont du raisin sec. »

Vers. — « Recevoir de ta main un coup de poing sur la bouche, est plus agréable que de manger du pain dans ma propre main. »

« Probablement que de son impudence même proviendra le parfum de la générosité : les rois parlent avec dureté, mais il se peut qu'en secret ils recherchent la paix. »

Vers. — « Le raisin nouveau est d'un goût acide; patiente deux ou trois jours, il deviendra doux. »

Il dit et revint à son siège de cadi. Quelques-uns des notaires qui étaient attachés à son tribunal baisèrent la terre en signe d'hommage, et dirent : « Avec votre permission, nous avons à parler ; nous le ferons pour vous servir, quoique ce soit renoncer à la politesse. Les grands personnages ont dit :

Vers. — « Il n'est pas permis d'examiner chaque parole ; c'est une erreur de reprendre les erreurs des grands. »

« Mais par la raison que la reconnaissance pour les anciens bienfaits de notre maître accompagne toujours ses serviteurs, une affaire importante qu'ils connaissent et dont ils ne lui donneraient pas avis, serait une sorte de trahison. La conduite à suivre, c'est que tu ne tournes pas autour de cette convoitise, et que tu replies le tapis du désir; car le rang de cadi est une haute dignité : ne la souille donc point par une faute honteuse. Le compagnon est ce que tu as vu et la conversation ce que tu as entendu. »

Vers. — « Un individu qui a commis beaucoup de turpitudes, quel souci aura-t-il de l'honneur de quelqu'un?[264] Combien de bonnes réputations de cinquante années une seule épithète honteuse a foulées aux pieds![265] »

Le conseil de ces amis sincères fut approuvé du cadi ; il loua la bonté de leur avis et leur fidèle attachement, et dit : « La sollicitude de mes chers amis pour ce qui convient à ma situation, est la quintessence de la rectitude, et c'est une question à laquelle on ne saurait répondre. Mais

Vers (arabe). — « Or, si l'amour cessait par le blâme, certes j'écouterais un mensonge que forge le critique. »

Vers. — « Blâme-moi autant que tu voudras, car on ne peut laver la noirceur d'un Éthiopien. »

Il dit, mit en campagne des gens pour s'enquérir de ce qui regardait le jeune homme, et répondit des dons immenses ; car on a dit : « Quiconque a de l’or dans la balance, a de la force dans le bras; mais celui-là qui n'a pas de pouvoir sur les biens de ce monde, n'a pour lui personne en ce monde. «

Vers. — « Tout ce qui voit de l'or fléchit la tête, jusqu'à la balance au fléau (litt. à l'épaule) de fer. »

En somme, une certaine, nuit un tête-à-tête eut lieu. Dans la même nuit le lieutenant de police apprit que le cadi, la tête pleine de vin et serrant sur son sein son mignon, ne dormait pas de plaisir et disait en chantant :

Gazel (ou ode). — « Cette nuit, peut-être qu'au moment accoutumé ce coq ne chante pas ; les amants ne se sont pas donné encore assez d'embrassements. La joue de l'ami, au milieu de la courbure d'une boucle brillante, est comme une boule d'ivoire dans le creux de la raquette d'ébène. Dans un instant où l'œil du tumulte est endormi, prends garde, sois éveillé, afin que la vie ne s'écoule pas dans les regrets. Tant que tu n'entendras point partir de la mosquée du Vendredi le cri précurseur du matin,[266] ou résonner à la porte du palais de l'Atabek le bruit des timbales, c'est une folie de détacher ta lèvre d'une lèvre ainsi brillante que l'œil du coq, à cause des cris inutiles du coq. »

Le cadi se trouvait dans cette situation lorsqu'un de ses adhérents entra et dit : « Pourquoi es-tu assis? Lève-toi et enfuis-toi le plus vite que tu pourras; car les envieux ont proféré contre toi une calomnie,[267] ou plutôt ont dit une vérité. Peut-être avec l'eau d'une résolution sage, nous éteindrons le feu de ce tumulte, qui est encore peu considérable. Il est à craindre que demain, quand il se sera élevé, il n'envahisse tout un monde. » Le cadi le regarda en souriant et dit :

Vers. — « Qu'importe au lion qui a enfoncé la griffe dans sa proie, que le chien aboie? Tourne ton visage en face de celui de ton ami, et laisse l'ennemi mordre le dos de sa main. »

Dans cette même nuit on donna au roi l'avis suivant : « Dans ton royaume un tel péché a eu lieu. Qu'ordonnes-tu de faire? » Il répondit : « Je connais cet individu pour un des hommes de mérite de l'époque et pour le phénix du siècle. Il est possible que ses ennemis se mêlent de ce qui le concerne, dans une mauvaise intention. Ce rapport ne sera pas écouté de moi, sinon alors que son contenu aura été vu de mes propres yeux ; car les sages ont dit :

Vers. — « Porter avec impétuosité une main trop prompte sur son épée, sera cause qu'on mordra le revers de la main, en signe de regret.[268] »

J'ai appris qu'à l'aurore le roi, accompagné de quelques-uns de ses courtisans, se rendit près du lieu où reposait (litt. de l'oreiller) le cadi. Il vit la bougie encore allumée, le mignon assis, le vin répandu, la coupe brisée, le cadi plongé dans le sommeil de l'ivresse et ayant perdu toute notion de sa propre existence. Le prince l'éveilla avec bonté, et dit : « Lève-loi, car le soleil s'est levé. » Le cadi comprit aussitôt sa position, et dit : « De quel côté s'est-il levé? » Le roi répartit : « Du côté de l'Orient. Louange à Dieu, reprit le juge; car la porte de la pénitence est encore ouverte, conformément à cette parole de Mahomet : La porte de la pénitence ne sera pas fermée aux serviteurs de Dieu, jusqu'à ce que le soleil se lève au couchant. » Il ajouta : « Je demande pardon à Dieu, et je fais pénitence envers lui. »

Vers. — « Ces deux choses-ci m'ont poussé à pécher : un sort malheureux et une intelligence imparfaite. Si tu m'infliges un châtiment, je le mérite ; mais, si tu me pardonnes, le pardon vaut mieux que la vengeance. »

Le roi dit : « La pénitence dans la situation où tu es surpris et lorsque tu es informé de la mort qui te menace, n'a aucune utilité. »

Vers. — « Quel profit espères-tu de te repentir de tes vols, alors que tu ne peux jeter ton lacet sur le palais (pour l'escalader)? Dis à l'homme de haute taille : « Retire ta main du fruit ; » car quant à l'homme de petite taille, il n'aura aucune prise sur le rameau. »

« Avec un péché tel que celui qui a été commis par toi, le moyen du salut ne prendra pas de consistance. » Il dit, et les ministres de sa sévérité (litt. les préposés au châtiment) s'attachèrent au cadi. Alors celui-ci s'écria : « Il me reste à dire une parole pour le service du sultan. » Le souverain reprit : « qu'est-ce donc? » Il répartit :

Vers. — « Parce que tu secoues sur moi ta manche[269] en signe d'ennui, n'espère pas que je retire ma main du pan de ta robe. S'il est impossible d'échapper au châtiment de la faute que j'ai commise, il me reste de l'espoir dans ta générosité. »

Le roi répliqua : « Tu as proféré une plaisanterie admirable et prononcé une sentence merveilleuse. Mais il serait absurde pour l'intelligence et contraire à la loi, que ton mérite et ton éloquence te délivrassent aujourd'hui de la main de ma sévérité. Je juge à propos de te précipiter du haut de la citadelle, afin que les autres tirent de ton sort un exemple salutaire. » Le cadi répartit : « O maître du monde! j'ai été nourri des bienfaits de ta famille, et je n'ai pas commis seul cette faute. Fais, donc précipiter un autre, afin que je sois instruit à ses dépens. » Le roi rit de cette parole, lui pardonna sa faute et dit à ses ennemis qui avaient conseillé de le tuer :

Vers. — « Tous vous portez votre propre défaut, ne blâmez donc pas le défaut des autres. »

Vers. — « Quiconque voit son propre vice ne blâme pas le vice d'autrui. »

VINGT ET UNIÈME HISTORIETTE (rimée).

Il y avait un jeune homme loyal et honnête qui était épris d'un beau garçon. J'ai lu que sur la vaste mer (l'Océan) ils tombèrent ensemble dans un gouffre. Lorsqu'un marin s'approcha du premier, afin de le prendre par la main, de peur qu'il ne mourût dans cette détresse, il dit, au milieu des flots de la honte: « Laisse-moi et prends la main de mon ami. » Pendant qu'il prononçait ces mots, ce qui l'entourait (litt. le monde) s'obscurcit à ses yeux, et on l'entendit qui disait, en rendant le dernier soupir : « N'écoute pas parler de l'amour cet être sans énergie qui, dans la détresse, oublie l'amitié. » Les amis ont vécu de la sorte. Écoute les affaires jadis arrivées, afin que tu sois instruit. Car Sadi connaît le chemin et les coutumes de l'amour aussi bien qu'on connaît l'arabe à Bagdad. A cette amante que tu possèdes attache ton cœur, et dorénavant ferme l'œil sur tout l'univers. Si Leïla et Medjnoûn redevenaient vivants, chacun d'eux écrirait le récit de son amour, au moyen de ce livre-ci.

suivant

 


[238] Ce personnage est nommé par Firichtah Abou'nnedja émir Ayâz, fils d'Imâk (Inâk ?) ; il joua un rôle important dans les troubles qui suivirent la mort de son maître, et selon l'écrivain persan que nous venons de citer, il mourut en l'année 434 (1042), ou d'après Aboulféda, en 449 seulement (1057). Voyez Historia Gasneridarum, p. 235, 236, 253, notes 130 et 155; et cf. les Aventures de Kamrup, trad. par M. Garcin de Tassy, p. 142, 143. Dons le Bostân (p. 104, 105), on lit une anecdote relative à Mahmoud et Ayâz.

[239] Ce vers est emprunté du Bostân (ch. vii, vers 316, p. 183).

[240] Au lieu de ce membre de phrase, les éditions B., T. et le manuscrit D. donnent une leçon qui signifie : « Il ne se permettait pas envers lui les réprimandes et les menaces qu'il employait envers les autres enfants ; et lorsqu'il le trouvait seul, il lui disait... »

[241] Litt : Retire la main des reproches du pan de la robe de ma fortune.

[242] Litt. : Je retirai de lui le pan de ma robe et ramassai les grains de verroterie de son amour.

[243] Sur ces mots, le scoliaste arabe du manuscrit 292 fait la remarque suivante : C'est-à-dire, tu n'es pas d'accord avec moi ; car ser dâchten veut dire par métaphore l'action d'être d'accord.

[244] On nomme ainsi deux des points-voyelles usités dans l'écriture des Arabes et des Persans. On voit que le poète joue ici sur le double sens du mot Khatth, qui a voulu dire primitivement une ligne d'écriture et l'écriture elle-même, et qui ensuite a été employé métaphoriquement, soit seul, soit avec l'addition de l'adjectif sebz, vert, verdoyant, pour désigner le premier duvet, une barbe qui commence à poindre. Les Persans emploient dans le même sens l'expression sebzèhi khatth. Voyez l’Anvâri-Soheïly, édition de 1816, p. 213. Le scoliaste arabe du manuscrit 292 fait observer que les mots fatha et dhamma sont une allusion aux poils qui poussent au-dessus du premier et léger duvet, ou bien aux poils de la moustache et du menton.

[245] Au lieu de ces mots, les éditions B. et Sprenger donnent une leçon qui signifie : « Ton frais printemps est maintenant devenu jaune. »

[246] C'est-à-dire, si je pouvais l'empêcher de quitter mon corps comme tu peux empêcher ta barbe de pousser.

[247] Le mot namî, qui signifiait primitivement en arabe la même chose que moûr et moûrtcheh en persan, me semble aussi avoir désigné les favoris, el non les éphélides ou grains de beauté, comme l'a cru M. le baron de Slane, Journal asiatique, février 1839, p. 173, 174.

[248] Littéral. : « il s'en est allé avec des malédictions. »

[249] C'est-à-dire ce qui est entre l'Orient et l'Occident.

[250] Au lieu du singulier, l’édit. de B. met ici le pluriel : « on récitait. »

[251] Allusion au serpent qui, d'après les légendes orientales, veille près de chaque trésor. Cette idée paraît être d'origine indienne; en effet, la mythologie hindoue représente Couvera, le dieu des trésors, comme se tenant dans une grotte profonde, gardée par des serpents. Voyez les Religions de l'antiquité, trad. de l'allemand du Dr Fréd. Creutzer, refondu en partie, etc., par J. D. Guigniaut, t. I, p. 248 ; et le Journal asiatique, mai 1855, p. 517.

[252] Le manuscrit 295 porte « avec de l'essence de rose. »

[253] Je lis Mohammed avec les manuscrits 295 et 593 et les édit. B. et Sp.,et non Mahmoud que portent l'édition de Sémelet et le manuscrit 292. Cette dernière leçon est évidemment fautive, aucun des sultans du Kharezm, contemporains de Sadi, n'ayant porté le nom de Mahmoud. Il s'agit ici du fameux 'Ala-Eddin Mohammed, qui régna de 1200 à 1220 de notre ère, et fut effectivement en guerre avec les Cara-Khitaïens, souverains de Kachgar et de Khoten. Voyelle baron C. d'Ohsson, Hist. des Mongols, t. Ier, p. 168, 181 et 182; Ibn-el-Athir, Chronicon, édit Tornberg, t. XII, p. 172, 174, 176, 177 ; et Mirkhond, Hist. des sultans du Kharezm, p. 54 à 56, 59, 60, de mon édition

[254] C'est ainsi que fut surnommé, d'après le lieu de sa naissance, un célèbre polygraphe arabe dont le nom était Abou'lkâ-cim Mahmoud, fils d'Omar. Il naquit à Zamakhchar, bourgade voisine de Kharezm, au mois de redjeb 467 (février, mars 1075), et mourut le 9 de dhou'lhiddjeh 538 (13 juin 1144.) Il fut surnommé Djâr-Allah, ou le voisin de Dieu, à cause du long séjour qu'il fit à la Mecque. Voyez Specimen e literis orientalibus quod edid. T. G. J. Juynboll et M. Saalverda de Grave, p. 1-3.

[255] Il y a dans cet hémistiche un exemple de la figure de rhétorique appelée par les Arabes yham ou taouriyah, et qui consiste à employer un mot qui a deux sens, l'un naturel, l'autre éloigné, et à donner à l'expression ce dernier sens. Voyez M. Quatremère, Hist. des Mamlouks. t. Ier, 2e partie, p. 104, note; et le Journal asiatique, août-septembre 1846, p. 97, 98, 102 et 103. Le second hémistiche de notre vers peut encore signifier : « Est-ce que le nominatif (ref) résulte régulièrement d'un antécédent grammatical (dmil) qui régit après lui le génitif (djerr) ? »

[256] C'est-à-dire, d'un illustre personnage tel que toi.

[257] La tribu de Khafâdjah était une branche importante de celle des Bènou 'Amir. Voyez Ibn-Khaldoun, Hist. des Berbères, trad. de M. le baron de Slane, t. Ier, p. 26 ; Makrizi, Hist. des Sultans mamlouks, t. Ier, p. 182, sub anno 660. D'après ce dernier, ils habitaient, avec les Bènou Abbâdah, tout le territoire compris entre Hit et Anbar d'un côté, Hilleh et Coufah de l'autre, et servaient d'espions au sultan Beïbars contre les Tartares. Cf. le même ouvrage, p. 190, 223, 238. Les célèbres voyageurs arabes Ibn-Djobaïr (édition W. Wright, p. 213, lignes 1 et 2, et 232, l. 4) et Ibn-Batoutah (Voyages, publiés et traduits par C. Defrémery et le Dr B. R. Sanguinetti, t. II, p. 94), attestent les habitudes déprédatrices de la tribu de Khafâdjah. Il est souvent question de cette tribu dans la grande chronique d'Ibn Alathir (manuscrit de Constantinople, t. V, f° 35 v°, 39 r° et v°, 40, 46 v°, 47 r°, 56 r°, 85 v° ; édition Tornberg, XI, 60, 182.)

[258] Voyez ci-dessus une note sur la XVIIe historiette du chapitre Ier.

[259] Ceci est une allusion à l'histoire de Joseph et de la femme de Putiphar, telle qu'elle se trouve racontée dans le Coran (ch.XII, verset 31.) Cf. la Chronique de Tabari, trad. déjà citée, p. 221 et 222, et M. Reinaud, Monuments arabes, I, 151.

[260] C'est-à-dire, la beauté de mon amante.

[261] C'est-à-dire, de mon amour. Les manuscrits 292, 295 et 593 et les édit. B. et Sp. ajoutent ici : et eût dit : « Celui-ci est le même que vous m'aviez blâmée de chérir. » Paroles de Zouleïkha, dans le Coran, XII, 32.

[262] Le pâturage bien gardé.

[263] L'ancienne Ecbatane, capitale de la Médie.

[264] Ce vers est emprunté du Bostân.

[265] Ce vers se trouve aussi dans le Bostân.

[266] C’est-à-dire, l’annonce de la prière de l’aurore.

[267] D'après le Ferhengui Schooury, le mot dakk signifie des discours vains et injurieux. Voyez le Pend-Nameh, p. 25, note 4.

[268] Ce vers se trouve dans le Bostân, sauf un léger changement dans le second hémistiche (ch. Ier, vers 231. p. 25.)

[269] Secouer sa manche sur une chose, signifie métaphoriquement l'abandonner, y renoncer.