Miniature de Paul Zenker illustrant une édition de 1942 du Jardin des roses (Wikipédia)
Un certain vizir avait un fils stupide ; il l'envoya près d'un savant, à qui il fit dire: « Donne de l'éducation à cet enfant, peut-être deviendra-t-il sensé. » Pendant quelque temps le savant enseigna l'enfant, mais sans obtenir de succès. Il envoya donc quelqu'un au père et lui fit dire : « Cet être là ne devient pas sensé, mais il m'a rendu fou. »
Vers. — « Lorsque le naturel de quelqu'un est susceptible d'éducation, celle-ci laisse des traces en lui. Aucun polissoir ne saura rendre bon un fer qui est d'une mauvaise nature. Ne lave pas un chien dans les Sept-Mers;[276] car, quand il sera mouillé, il en deviendra plus impur. Si l'on conduisait à la Mecque l'âne de Jésus, lorsqu'il en reviendrait il serait encore un âne. »
Un sage donnait à ses enfants des avis ainsi conçus : « O âme de votre père ! acquérez de la vertu, car le pouvoir et le bonheur en ce monde ne méritent pas de confiance ; notre rang ne nous accompagne pas hors de notre ville natale ; l'argent et l'or en voyage[277] sont exposés au danger : ou bien le voleur les emportera en une seule fois, ou bien le propriétaire les mangera petit à petit. Mais le mérite est une source vivifiante, un bonheur stable : si l'homme de mérite déchoit de sa félicité, qu'on ne s'en inquiète pas; car le talent, dans son essence même, constitue le bonheur. L'homme de talent, partout où il va, obtient de l'estime et s'assied à une place d'honneur. L'individu sans mérite ramasse des bouchées et éprouve de la détresse. »
Vers. — « Il est pénible, après avoir possédé une dignité, de supporter les exigences d'autrui, et lorsqu'on a été accoutumé à la délicatesse, de souffrir les injustices des hommes. »
Vers. — « Jadis un tumulte eut lieu en Syrie, et chacun quitta son asile; les fils de villageois instruits parvinrent au vizirat des souverains, les fils de vizirs dépourvus d'intelligence allèrent mendier dans les villages. »
Vers. — « Veux-tu l'héritage de ton père, acquiers sa science ; car cet argent de ton père, on peut le dépenser en dix jours. »
Un certain savant instruisait un fils de roi, lui infligeait des coups sans le moindre respect, et lui adressait des réprimandes excessives. Un jour le jeune garçon, à bout de patience, se plaignit à son père et retira son vêtement de dessus son corps endolori. Le cœur du père fut contracté par le chagrin, il manda le maître et lui dit: « Tu ne te permets pas envers les fils de mes simples sujets autant de vexations et de reproches qu'envers mon fils. Quel est le motif de cela? » « Tout le monde, répondit-il, mais particulièrement les rois, doit parler avec réflexion et agir d'une manière digne d'approbation; car tout ce qui proviendra de la main ou de la bouche des rois, sera certainement répété; mais quant aux paroles et aux actes des gens du commun, ils n'obtiendront pas une telle attention. »
Vers. — « Si cent actions réprouvables émanent d'un derviche, ses confrères n'en connaissent pas une sur les cent. Mais si une seule action répréhensible est commise par le sultan, on en colporte le récit de contrée en contrée. »
« En conséquence, il faut montrer plus de zèle à corriger les mœurs des fils de souverain que quand il s'agit des gens du commun. »
Vers. — « Quiconque on n'instruit pas dans son enfance, une fois qu'il est devenu grand, le bonheur se retire de lui.[278] Tords comme tu voudras la baguette encore verte (litt. humide) ; une fois desséchée, elle ne sera redressée que par le feu. »
Vers (arabe). — « Certes les rameaux seront bien droits quand tu les auras redressés ; mais il ne te servira de rien de vouloir redresser les pieux. »
La bonté de la conduite du savant et la manière dont il s'exprimait se trouvèrent conformes à la disposition d'esprit du roi; il lui donna un habit d'honneur et de l'argent, et l'éleva encore en dignité.
J'ai vu dans les contrées du Maghreb un maître d'école qui avait un visage renfrogné, une élocution rude, de mauvaises habitudes, qui tourmentait autrui, avait le caractère d'un mendiant et était dépourvu de modération. Le plaisir des musulmans était corrompu par sa seule vue, et la manière dont il lisait le Coran contristait (litt. rendait noir) le cœur des hommes. Une troupe de garçons innocents et de jeunes vierges se trouvait captive dans la main de son injustice, sans avoir l'audace de rire ni le pouvoir de parler. Tantôt il frappait de soufflets la joue d'argent de l'un; tantôt il torturait la jambe de cristal d'un autre. En somme, j'ai appris qu'on connut une portion de sa méchanceté, qu'on le battit et qu'on le chassa. Puis on donna son école à un homme de bien, à un religieux innocent, à un excellent personnage plein de douceur, qui ne prononçait pas une parole, sinon conformément à la nécessite ; rien qui pût causer de la peine à quelqu'un ne passait par ses lèvres (litt. sur sa langue). La crainte qu'inspirait le premier maître sortit de la tête des enfants, et ils virent chez le second des qualités angéliques. En conséquence, ils devinrent les uns pour les autres de vrais démons, et par suite de la confiance qu'ils prirent en sa douceur, ils renoncèrent à apprendre. La plupart du temps ils s'asseyaient pour jouer, et brisaient sur la tête l'un de l'autre la tablette à écrire, avant qu'elle fût achevée.
Vers. — « Lorsque le maître et le précepteur sont dépourvus de sévérité (litt. sans vexation), les enfants jouent à la petite ourse (espèce de colin-maillard) dans le marché. »
Au bout de deux semaines, je passai près de la porte de cette mosquée, et je vis le premier maître, à qui on avait donné satisfaction et que l'on avait rétabli dans son emploi. Je me courrouçai beaucoup et répétant : « Il n'y a de pouvoir qu'en Dieu, » je dis : « Pourquoi a-t-on fait d'Iblis (le diable) une seconde fois le précepteur des anges? » Un vieillard qui avait vu le monde m'entendit, sourit et me dit : « Ne sais tu pas que l'on a dit :
Vers. — « Un roi confia son fils à une école; il lui mit sur le sein une tablette d'argent, en haut de laquelle était tracée en lettres d'or cette inscription : « La sévérité du maître vaut mieux que la tendresse du père. »
Des richesses immenses tombèrent entre les mains d'un fils de religieux, à titre d'héritage de ses oncles paternels. Il commença de pratiquer la débauche et la luxure, et adopta pour régie de conduite la prodigalité. En somme, il ne laissa aucun péché et aucun crime sans les commettre, et aucune boisson enivrante sans en faire usage. Une fois je lui dis par manière de conseil : « O mon fils! le revenu est une eau courante et la vie[279] une meule tournante, c'est-à-dire, qu'une dépense considérable est permise à quelqu'un qui possède un revenu fixe. »
Vers. — « Lorsque tu n'as pas de revenu, modère ta dépense; car les marins récitent un chant ainsi conçu : « Si la pluie ne tombe pas dans la région montagneuse, en une année le Tigre deviendra un fleuve desséché. »
Choisis la sagesse et la science, laisse le jeu et les divertissements; car, quand ta richesse sera épuisée, tu supporteras l'indigence et tu éprouveras du repentir. » Le jeune homme, à cause du plaisir qu'il trouvait à boire et à entendre les sons de la flûte, n'écouta pas mes discours. Il combattit mes paroles, et dit : « Il est contraire à l'avis des hommes sensés de troubler le repos présent par l'appréhension de la peine à venir. »
Vers. — « Pourquoi les gens heureux et maîtres de satisfaire leurs désirs supporteraient-ils de la peine, par crainte de cette peine? Va, réjouis-toi, ô ami qui illumines mon cœur ; il ne convient pas d'éprouver aujourd'hui le souci de demain. »
« Particulièrement à moi, qui sois assis à la place d'honneur[280] de la politesse, qui ai contracté alliance avec la générosité, et dont la renommée de bienfaisance circule dans la bouche des hommes. »
Vers. — « Quiconque a été célèbre pour sa libéralité et sa générosité, il ne convient pas qu'il place une serrure à son argent. Lorsque le renom de ta bienfaisance se sera répandu dans le quartier, tu ne pourras fermer la porte sur toi. »
Je vis qu'il n'agréait pas mon conseil, et que mon souffle brûlant ne produisait aucune impression sur son fer froid. Je renonçai donc à lui donner des avis, et détournai ma face de sa société ; je m'assis dans l'angle du salut, et me conformai à cette parole des sages : « Fais parvenir le message dont tu es chargé; s'ils ne l'acceptent pas, tu n'auras pas commis de faute. »
Vers. — « Quoique tu saches qu'on ne t'écoutera pas, dis tout ce que tu sais de conseils et d'avis. Il adviendra bientôt que tu verras l'homme insensé, les deux pieds pris dans les liens. Il frappera ses mains l'une contre l'autre, disant : « Hélas! je n'ai pas entendu le récit du savant. »
Après un certain temps, je vis de mes yeux ce que j'avais conjecturé touchant la malheureuse issue de son affaire, car il cousait morceaux sur morceaux et ramassait sa subsistance bouchée par bouchée. Mon cœur fut resserré à cause de son malheureux état, et je ne vis pas d'humanité en une pareille circonstance, à déchirer par des reproches la blessure de son âme, et à y répandre du sel. Je dis donc en moi-même :
Vers. — « Un vil compagnon, au comble de son ivresse, ne songe pas au jour de l'indigence. L'arbre au printemps répand ses fruits, c'est pourquoi l'hiver venu, il reste sans feuilles. »
Un roi confia son fils à un savant et lui dit : « Cet enfant est ton fils, instruis-le donc comme un de tes enfants. » Pendant plusieurs années, le précepteur déploya tous ses efforts en faveur de son élève, mais il n'obtint aucun succès. Ses propres enfants, au contraire, atteignirent le comble du mérite et de l'éloquence. Le roi adressa des reproches au savant et lui dit : « Tu as agi contrairement à ta promesse, et tu n'as pas accompli l'obligation de la fidélité. » — « O roi! répondit-il, l'éducation est la même, mais les capacités diffèrent. »
Vers. — « Quoique l'argent et l'or proviennent de la pierre, dans chaque pierre il ne se trouve pas de l'or ou de l'argent. L'étoile Sohaïl[281] (Canopus) luit sur tout l'univers; dans un endroit elle produit du maroquin, dans un autre, du cuir. »
J'ai entendu un des supérieurs de l'ordre des soufis dire à un novice : « Si l'attachement de l'esprit du fils d'Adam pour le Dieu qui lui donne son pain quotidien, était aussi grand qu'il l'est pour celui-ci, le rang de l'homme dépasserait celui des anges. »
Vers. — « Dieu ne t'a pas oublié dans cette circonstance où tu n'étais qu'un germe caché et dépourvu d'intelligence. Il t'a donné l'âme, l'esprit, le caractère, la perception, la beauté, la parole, la prudence, la réflexion et l'intelligence. Il a disposé dix doigts sur ta main, et arrangé sur tes épaules deux bras. Maintenant penses-tu, ô être dépourvu de grandeur d'âme ! qu'il t'oublie un seul jour? »
J'ai vu un Bédouin qui disait à son fils : « O mon cher fils ! au jour de la résurrection, on te demandera : « Qu'as-tu gagné? » et non : « qui rattaches-tu ton origine? » C'est-à-dire (en persan), on te demandera quels sont tes actes, et non quel est ton père. »
Vers. — « L'étoffe dont on recouvre la Kaaba[282] n'est pas devenue célèbre à cause du ver à soie qui l'a produite : elle a demeuré quelques jours avec un édifice illustre, c'est pourquoi elle a été considérée comme lui. »
Les philosophes ont rapporté dans leurs ouvrages que les scorpions ne sont pas mis au monde de la manière ordinaire, ainsi que les autres animaux; mais qu'Us dévorent les entrailles de leur mère, déchirent son ventre et prennent le chemin du désert. Ces peaux que l'on voit dans le trou (litt. la maison) des scorpions sont un vestige de cela. Un jour je répétais cette curieuse particularité devant un grand personnage, qui dit : « Mon cœur rend témoignage de la vérité de ce récit, et il ne saurait en être autrement. Parce que dans leur bas âge les scorpions se sont conduits ainsi envers leur mère, en conséquence, une fois devenus grands, ils sont tant agréés et aimés. »
Vers. — « Un père fit ses recommandations à son fils, lui disant : O homme généreux ! rappelle-toi ce conseil : Quiconque ne sera pas fidèle à son origine,[283] ne sera pas aimable ni heureux. »
Bon mot. — « On dit à un scorpion : « Pourquoi donc ne sors-tu pas l'hiver ? » Il répondit : « Dans la saison des chaleurs quelle considération obtiens-je, pour que je revienne en hiver? »
La pauvre femme d'un derviche fut enceinte, et le temps de sa gestation parvint à son terme. Le derviche durant sa vie n'avait pas eu d'enfants. Il dit : « Si Dieu m'accorde un fils, j'offrirai aux derviches tout ce que je possède, à l'exception de ce froc dont je suis revêtu. » Par hasard, sa femme mit au monde un fils; il fit des réjouissances, et ainsi qu'il s'y était obligé, il dressa la table pour ses confrères. Après quelques années, lorsque je-revins de mon voyage de Syrie, je passai par le quartier de ce derviche et m'informai de ce qui le concernait. On me répondit : « Il est dans la prison du lieutenant de police. » Je repris : « Pour quel motif? « On répliqua : « Son fils a bu du vin, a excité une dispute et versé le sang de quelqu'un ; après quoi il s'est enfui de la ville. A cause de cela on a arrêté son père, on lui a mis au cou une chaîne et aux pieds des liens pesants. » Je dis alors : « Il a imploré de Dieu par des vœux cette affliction. »
Vers. — « O homme intelligent ! si les femmes enceintes, à l'instant de l'accouchement, mettaient au monde un serpent, cela vaudrait mieux aux yeux du sage que de donner le jour à des enfants pervers. »
J'étais enfant lorsque j'interrogeai un grand personnage touchant la puberté. Il répondit : « Il est écrit dans les livres qu'elle a trois signes distinctifs : 1° la quinzième année ; 2° les pollutions nocturnes; 3° la croissance du poil du pubis. Mais en réalité elle a un seul indice, c'est à savoir que tu songes plus à satisfaire Dieu qu'à t'occuper des plaisirs de ton âme. Quiconque ne possède pas cette qualité, les contemplatifs ne l'estiment pas arrivé à l'âge de puberté. »
Vers. — « Une goutte d'eau qui pendant quarante jours a reposé dans la matrice est devenue en apparence un homme. Mais si un individu âgé de quarante ans n'a ni sagesse ni science, il ne convient vraiment pas de l'appeler homme. »
Vers. — « La générosité et la bonté sont ce qui constituent la qualité d'homme; ne pense pas que cet honneur appartienne à une figure matérielle. Il faut pour cela du mérite ; car on peut faire une effigie dans les portiques avec du vermillon et du vert-de-gris. Lorsque l'homme est dépourvu de mérite et de bienfaisance, quelle différence y a-t-il entre lui et les peintures d'une muraille? Acquérir les biens du monde ne constitue pas le mérite; acquiers-toi, si tu le peux, le cœur de quelqu'un. »
Une certaine année, une contestation était survenue entre les pèlerins à pied. Moi, qui prie pour le lecteur, j'étais aussi à pied dans ce voyage. Vraiment nous tombâmes sur la tête et la figure les uns des autres, et nous donnâmes le dû de la perversité et de la dispute. J'entendis un individu assis dans une litière (cadjâweh)[284] dire à celui qui lui servait de contrepoids : « O merveille ! les pions d'ivoire, lorsqu'ils ont parcouru toute la surface de l'échiquier, deviennent des reines,[285] c'est-à-dire, qu'ils deviennent meilleurs qu'ils n'étaient. Mais les piétons d'entre les pèlerins ont traversé la surface du désert et sont devenus pires. »
Vers. — « Dis de ma part au pèlerin qui pique lei hommes et qui déchire par de mauvais traitements la pelisse des créatures : « Tu n'es pas le pèlerin, mais c'est, le chameau, parce que le malheureux animal mange des épines et porte un fardeau. »
Plaisanterie. — « Un Hindou apprenait à lancer du naphte. Un sage lui dit : « O toi qui as une maison de roseaux, le jeu qu'il te faut n'est pas celui-ci. »
Vers. — « Ne parle pas, tant que tu ne sauras pas que parler est l'essence même du bien ; et si tu sais qu'il n'est pas bon de répondre à quelque chose, n'y réponds pas. »
Un mal d'yeux survint à un pauvre petit homme; il alla trouver un vétérinaire, lui disant : « Donne-moi un remède. » Le vétérinaire lui introduisit dans l'œil la drogue dont il se servait pour les jeux des quadrupèdes, et notre homme devint aveugle. On porta la contestation devant le juge, lequel dit : « Il n'y a pas d'amende à payer par le vétérinaire. Si cet autre n'avait pas été un âne, il ne serait pas allé le trouver. » Le but de cette parole est de montrer que quiconque confie une affaire importante à un homme qui n'a pas été éprouvé, outre qu'il a du repentir à supporter, se voit accusé près des sages de légèreté d'esprit.
Vers. — « L'homme intelligent et doué d'un esprit éclairé ne confie pas des affaires considérables à un individu vil. Quoique le fabriquant de nattes sache tisser, on ne le conduit pas à l'atelier des soieries. »
Un grand personnage avait un fils bien élevé. L'enfant mourut, et l'on dit à son père : « Quelle inscription graverons-nous sur son monument funéraire? » Il répondit : « La considération et l'honneur dus aux versets du glorieux livre (le Coran) sont trop grands, pour qu'il soit permis de les inscrire dans de pareils endroits, car ils seraient effacés par le temps, les gens passeraient sur eux et les chiens pisseraient dessus. S'il faut que vous écriviez quelque chose, ces deux vers suffisent :
Vers. — « Hélas ! toutes les fois que la verdure croissait dans le jardin, combien mon cœur était satisfait ! Passe, ô mon ami ! afin qu'au printemps tu voies la verdure poussée sur la terre qui me couvre. »
Un religieux passa près d'un homme opulent ; il vit que celui-ci avait lié avec force les mains et les pieds d'un esclave, et lui infligeait un châtiment. Il dit à ce riche : « O mon fils ! Dieu a soumis à tes ordres un être semblable à toi et t'a accordé la prééminence sur lui. Acquitte-toi de la reconnaissance due au bienfait de Dieu, et ne te permets pas tant d'injustice envers cet homme. Il ne faut[286] pas que demain, au moment de la résurrection, cet esclave soit meilleur que toi et, que tu supportes de la honte. »
Vers. — « Ne prends pas souvent de la colère contre ton esclave ; ne le traite pas avec violence et ne tourmente pas son cœur. Tu l'as acheté pour dix drachmes, mais tu ne l'as pas créé par ta puissance. Jusques à quand cette autorité, cet orgueil, cette colère? Il y a un seigneur plus puissant que toi. O maître d'Arslan et d'Agoûch ! n'oublie pas ton propre maître. »
« Il est dit, dans la tradition, d'après Mahomet lui-même : « Le plus grand chagrin qu'il doive y avoir, au jour de la résurrection, c'est que l'on conduira en paradis l'esclave homme de bien, et dans l’enfer le maître pervers. »
Vers. — « Ne déploie pas une colère excessive contre un esclave qui est soumis à ton service, et ne t'emporte pas ; car il serait honteux, au jour de la résurrection, que l'esclave fût libre et le maître dans les chaînes. »
Une certaine année je fis un voyage de Balkh à Bâmyân.[287] Le chemin était fort dangereux, à cause des voleurs. Un jeune homme m'accompagna à titre d'escorte; il était accoutumé à manier le bouclier, à lancer des traits d'arbalète, à se servir des armes, et possédait une force excessive, tellement que dix hommes robustes n'auraient pas tendu la corde de son arc, et que tous les athlètes du monde n'auraient pas fait toucher la terre à son dos. Mais il était habitué à une vie délicate, et avait été élevé à l'ombre, sans voir le monde et sans voyager. Le tonnerre de la timbale des braves n'était pas parvenu à son oreille, et il n'avait pas vu l'éclair du cimeterre des cavaliers.
Vers. — « Il n'était pas tombé prisonnier dans la main de l'ennemi ; une pluie de flèches n'était pas tombée autour de lui. »
Par hasard, moi et ce jeune homme nous courions sur les traces l'un de l'autre. Chaque vieille muraille qui se présentait à nous, il la renversait par la force de son bras, et chaque grand arbre qu'il voyait, il le déracinait par la vigueur de son poignet. Il disait en s'enorgueillissant :
Vers. — « Où est l'éléphant, afin qu'il voie l'épaule et le bras des héros? Où est le lion, afin qu'il voie la paume de la main et les ongles des hommes valeureux? »
Nous nous trouvions dans cet état, lorsque deux Hindous levèrent la tête de derrière une pierre, et se disposèrent à nous tuer.[288] Dans la main de l'un il y avait un bâton, et sous l'aisselle de l'autre un maillet. Je dis au jeune homme : « Qu'attends-tu? »
Vers. — « Apporte ce que tu as de courage et de force ; car l'ennemi est venu de lui-même au sépulcre. »
Mais je vis les flèches et l'arc tomber de la main du jeune homme, et un tremblement qui s'était emparé de ses membres (litt. de ses os).
Vers. — « Au jour où chargeront les guerriers belliqueux, tous les individus qui fendent un cheveu avec une flèche accoutumée à mordre (c'est-à-dire à percer) les cuirasses ne tiendront pas pied. »
Nous ne vîmes pas d'autre ressource que d'abandonner notre bagage, nos armes, nos vêtements, et d'emporter nos âmes saines et sauves.
Vers. — « Envoie pour les affaires importantes un homme expérimenté, car il enveloppera le lion féroce dans les replis de son lacet. Quoique le jeune homme ait des bras robustes et la stature d'un éléphant, dans le combat contre ses ennemis ses articulations seront brisées par la frayeur. La bataille est connue de l'homme qui a expérimenté les combats,[289] autant que les questions de loi sont familières au docteur en droit. »
J'ai vu le fils d'un riche qui était assis près du tombeau de son père, et qui avait engagé une dispute contre le fils d'un pauvre. Il lui disait : « Le monument de la sépulture de mon père est construit en pierre, son inscription est gravée en couleur, on a étendu sur lui un dallage de marbre et on y a incrusté des briques de turquoise. Qu'a de pareil à cela le tombeau de ton père? On a rassemblé deux ou trois briques, et jeté dessus une poignée de terre. » Le fils du pauvre entendit ces paroles et répondit : « Tais-toi, car demain, au moment de la résurrection, avant que ton père ait pu se retourner sur lui-même, sous le poids de ces lourdes pierres, mon père sera arrivé au paradis. » Il y a dans la tradition que la mort des pauvres est un repos : ils n'ont rien qu'ils laissent avec regret.
Vers. — « Moins est lourd le fardeau qu'on impose à l'âne, plus il marche facilement dans le chemin. »
Vers. — « L'homme indigent qui supporte le fardeau d'une injuste pauvreté, il est vraisemblable qu'il viendra lestement à la porte de la mort. Mais celui qui vit dans les richesses, le repos et la tranquillité, à cause de tout cela il n'y a pas de doute qu'il sera dur pour lui de mourir. En tout état de cause, sache qu'un prisonnier qui sera délivré de captivité, vaut mieux qu'un émir qui devient prisonnier. »
J'interrogeai un grand personnage touchant le sens de cette parole de Mahomet : « Le plus hostile de tes ennemis, c'est ton âme,[290] qui se trouve entre tes deux côtés. » — « C'est, répondit-il, que tout ennemi que tu traites avec bonté devient ton ami, excepté l'âme, qui, plus tu lui montres de complaisance, plus elle montre d'hostilité. »
Vers. — « L'homme acquiert un caractère angélique en mangeant peu ; mais s'il mange comme les brutes, il tombera comme les pierres. Toute personne dont tu accomplis les désirs sera soumise à ton ordre, au contraire de l'âme, qui se révoltera[291] lorsqu'elle aura obtenu ce qu'elle désire. »
Je vis dans une assemblée un homme qui avait l'apparence des derviches, mais qui ne professait pas leur manière de vivre;[292] il s'était assis, avait entrepris une action honteuse, ouvert le livre de la plainte et commencé à blâmer les riches. Il en était arrivé à ce point de son discours : « Chez les pauvres la main du pouvoir est liée, chez les riches le pied de la volonté est brisé. »
Vers. — « Il n'y a pas d'argent dans la main des hommes généreux; il n'y a pas de générosité chez ceux qui possèdent des richesses. »
Cette parole me déplut, à moi qui suis nourri des bienfaits des grands. Je dis donc : « O mon ami ! les riches sont le revenu des malheureux, le trésor de ceux qui vivent dans la retraite, le but vers lequel se dirigent les visiteurs, le refuge des voyageurs; pour le repos d'autrui ils supportent un fardeau pesant. Ils portent leurs mains sur les mets, alors que leurs adhérents et leurs inférieurs ont fini de manger, et que l'excédant de leur libéralité est parvenu aux veuves, aux vieillards, aux proches, aux voisins. »
Vers. — « Aux riches appartiennent les fondations pieuses, les vœux, l'hospitalité, le payement de la dîme, l'aumône de la rupture du jeûne, l'affranchissement des esclaves, l'oblation des victimes et les offrandes. Comment parviendrais-tu à leur félicité, toi qui ne peux accomplir que ces deux génuflexions, et encore avec cent difficultés? »
« Si tu as la possibilité d'être libéral et la force de te prosterner, ces deux choses sont encore plus faciles aux riches, car ils possèdent de l'argent purifié (c'est-à-dire qui a payé la dîme aumônière), des vêtements propres, un honneur intact, un cœur sans souci. Le pouvoir d'accomplir des actes de dévotion réside dans une nourriture agréable, et la sincérité du culte dans un costume net de toute souillure. Or il est manifeste quelle force viendra d'un ventre affamé (litt. vide), quelle générosité d'une main vide ; quelle marche on peut attendre d'un pied brisé, et quelle bonne action, d'un estomac à jeun. »
Vers. — « Il dormira d'an sommeil troublé, celui-là qui ne possédera pas la somme nécessaire à ses dépenses du lendemain. La fourmi amasse pendant l'été afin d'être en repos l'hiver. »
« La tranquillité ne se réunit pas à la pauvreté, et le recueillement d'esprit n'existe pas dans la détresse. L'un (le riche) a récité le commencement de la prière du soir; un autre (le pauvre) s'est assis, attendant son souper. Comment celui-ci ressemblerait-il-jamais à celui-là? »
Vers. « — Celui qui est en possession de son pain quotidien s'occupe de Dieu ; mais l'homme dont la portion journalière n'est pas assurée (litt. est dispersée) a le cœur inquiet. »
« En conséquence, le culte des riches est plus près d'être accepté de Dieu, car ils sont tranquilles, ont l'esprit présent, et ne sont pas troublés ni inquiets. Ils ont préparé les choses nécessaires à leur subsistance, et se sont occupés à réciter les prières du culte. »
L'arabe dit : « Je me suis réfugié près de Dieu, contre la pauvreté qui tient ses regards dirigés vers la terre (par humilité) et contre le voisinage de l'individu que je n'aime pas. » Il est dit dans la tradition relative à Mahomet : « La pauvreté, c'est la noirceur du visage[293] dans les deux habitations (ce monde-ci et l'autre). » Il répondit : « N'as-tu pas appris que le Prophète a dit : « La pauvreté fait ma gloire. » Je répliquai : « Tais-toi, car le Maître du monde a eu en vue la pauvreté des gens qui sont les hommes de l'arène du consentement aux volontés de Dieu et sont résignés à servir de but aux flèches du destin ; et non la pauvreté de ces gens qui revêtent le froc des justes et qui vendent le pain de leur pension. »
Vers. — « O tambour à la voix élevée, mais qui ne renfermes rien dans ton ventre! au moment d'entreprendre un voyage, comment t'y prépareras-tu sans provisions de route? Si tu es un homme, détourne des créatures la face de l'avidité, ne roule pas dans ta main le chapelet à mille grains. »
« Le derviche dépourvu de la science de la vie contemplative ne se reposera pas, jusqu'à ce que sa pauvreté ait abouti à l'impiété ; car peu s'en est fallu que la pauvreté ne devint impiété.[294] Il n'est pas possible, si ce n'est avec la possession des richesses, de revêtir un être nu, ou de faire des efforts pour délivrer un captif. Qui fera parvenir les gens de notre espèce au rang des riches? Comment la main d'en haut (celle qui donne) ressemblerait-elle à celle d'en bas (la main qui reçoit) ? Ne vois-tu pas que Dieu, dans sa révélation claire, fait connaître en ces termes la félicité des habitants du paradis : « Ces gens auront une subsistance assurée, des fruits ; et ils seront honorés dans des jardins de délices.[295] » C'est afin que tu saches que celui qui est occupé à se procurer sa subsistance, est privé du bonheur de l'innocence, et que la possession du repos d'esprit est subordonnée à une existence assurée. »
Vers. — « Aux yeux des hommes altérés tout l'univers paraît en songe une source d'eau. »
« Partout où tu vois un homme qui a supporté la détresse et qui a goûté l'amertume, il se jette par avidité dans des entreprises dangereuses, ne se tient pas en garde contre leurs suites, ne redoute pas les châtiments de l'autre vie et ne distingue pas ce qui est licite de ce qui est défendu. »
Vers. — « Si un morceau de brique atteint un chien à la tête, il saute de joie, disant : « Ceci est un os. » Si deux personnes chargent sur leurs épaules une bière, l'homme d'un caractère vil s'imagine que c'est une table. »
« Mais le possesseur des richesses est regardé de Dieu avec l'œil de la bienveillance, et préservé de ce qui est défendu par ce qui est licite. Supposé que je n'aie pas absolument établi mon opinion, et que je n'aie pas apporté des arguments convaincants et démonstratifs, j'attends de toi de l'équité. As-tu jamais vu que la main d'un hypocrite[296] ait été liée derrière son dos, ou qu'un individu dépourvu de moyens d'existence se soit assis en prison, que le voile qui protégeait la chasteté d'une femme ait été déchiré, ou bien un poignet coupé,[297] sinon à cause de la pauvreté ? Au moyen de leurs besoins on a pris dans des fosses les héros aussi forts que des lions, et on leur a percé les talons. Il se peut faire que la concupiscence tourmente le pauvre ; lorsqu'il n'a pas le pouvoir d'observer la continence, il est éprouvé par le péché ; car le ventre et le pénis sont deux jumeaux, c'est-à-dire deux enfants d'une même mère (litt. : d'un même ventre) : tant que celui-là demeure en place,[298] celui-ci est sur pied. J'ai entendu raconter que l'on surprit un pauvre commettant une action honteuse avec un jeune homme. Outre qu'il souffrit de la honte, il eut peur d'être lapidé; il dit donc: « O musulmans! je n'ai pas d'or pour prendre femme, et je n'ai pas la force de résister aux tentations. Que ferai-je donc? Il n'y a pas de monachisme dans l'islam.[299] Au nombre des causes de repos et de tranquillité d'esprit qui sont assurées aux riches, une consiste en ce que chaque nuit ils pressent sur leur poitrine une jeune beauté, et chaque jour ils reprennent une nouvelle jeunesse. La beauté dont je parle[300] est telle qu'à cause de sa gentillesse, l'aurore brillante place la main sur son propre cœur (par suite de son émotion et de son trouble), et que le cyprès superbe en est confondu (litt. a le pied de la honte enfoncé dans la boue). »
Vers. — « Elle a plongé ses mains dans le sang des hommes illustres ; elle a rendu l'extrémité de ses doigts couleur de jujube.[301] »
« Il est impossible que, possédant une beauté telle que celle-là, les riches tournent autour des péchés et entreprennent de tenir une conduite perverse. »
Vers. — « Un cœur qui a ravi une houri du paradis et à fait d'elle son butin, comment ferait-il attention aux beautés du Turkestan ? »
Vers arabe. — « Celui qui a devant lui des dattes fraiches tant qu'il en désire, est dispensé par cela même de jeter des pierres aux régimes des dattiers. »
« Le plus souvent les indigents souillent par le péché le pan de la robe de la chasteté; et, comme des chiens affamés, ils volent du pain. »
Vers. — « Lorsqu'un chien avide trouve de la viande, il ne demande pas si c'est la chamelle de Sâlih[302] ou l'âne de l'Antéchrist. »
« Combien de femmes chastes, à cause de la pauvreté, sont tombées dans le plus profond dérèglement, et ont livré au vent de l'opprobre leur précieux honneur ! »
Vers. — « Avec la faim, la possibilité de la chasteté ne reste pas ; l'indigence retire les rênes de la main de la crainte de Dieu. »
Aussitôt que j'eus prononcé ce discours, les rênes de la force du derviche sortirent de la main de la patience ; il se disposa à me combattre avec sa langue, fit sauter le cheval de l'éloquence dans l'arène de l'impudence, le fit courir sur moi, et dit : « Tu as montré une telle exagération en dépeignant les riches, et tu as dit tant de paroles décousues, que l'imagination supposera qu'ils sont la thériaque du poison de la pauvreté, ou la clef du trésor des choses nécessaires à la vie. Mais ce sont une poignée de gens orgueilleux, remplis d'illusions, présomptueux, évitant les créatures de Dieu, occupés d'acquérir de l'argent et de l'opulence, fous de dignités et de richesses. Ils ne parlent qu'avec sottise, et ne regardent quelqu'un qu'avec dégoût ; ils accusent les savants de mendicité et reprochent aux fakirs leur indigence. Dans l'orgueil que leur inspire leur opulence et l'élévation du rang qu'ils s'imaginent occuper, ils s'asseyent à la plus haute place et se croient meilleurs que tout le monde. Ils n'admettent pas dans leur cervelle qu'ils puissent incliner la tête devant quelqu'un, oubliant la parole des sages, lesquels ont dit : « Quiconque a moins d'humilité que les autres et plus d'opulence, est riche en apparence, mais pauvre en réalité. »
Vers. — « Si, à cause de ses richesses, un être dépourvu de mérite s'enorgueillit aux dépens du savant, regarde-le comme une croupe d'âne, quand bien même il serait le bœuf d'ambre gris.[303] »
Je répondis : « Ne te permets pas de blâmer les riches, car ils sont généreux. » Il répliqua : « Tu as dit une erreur : ils sont les esclaves de l'argent. Quel avantage y a-t-il qu'ils soient un nuage de novembre et qu'ils ne répandent de pluie sur personne ; qu'ils soient le disque du soleil et ne brillent sur qui que ce soit ; qu'ils montent le coursier du pouvoir, et qu'ils ne le fassent pas courir? Ils n'avancent point d'un pas pour l'amour de Dieu, ils ne donnent pas une drachme sans reproches ni vexations ; ils rassemblent de l'argent avec de la peine, le conservent avec parcimonie et le quittent avec regret. Les sages ont dit : « L'argent de l'avare sortira de la terre au moment où ce dernier y entrera. »
Vers. — « Quelqu'un se procure de la richesse avec de la peine et des efforts ; un autre survient et enlève cet argent sans peine et sans efforts. »
Je dis : « Tu n'as pas obtenu connaissance de l'avarice des riches, si ce n'est au moyen de la mendicité; car (litt. sinon) à quiconque renonce à la convoitise, le libéral et l'avare semblent pareils : la pierre de touche connaît ce qu'est l'or, le mendiant sait quel est le parcimonieux. » Il répartit : « Je dis par expérience que les riches tiennent à leur porte des serviteurs et préposent des gens grossiers et durs, afin qu'ils ne donnent pas accès aux hommes considérables, qu'ils placent la main de la violence sur la poitrine des gens éclairés et leur disent : « Il n'y a personne à la maison. » Et en réalité, ils auront dit vrai. »
Vers. — « Chez celui qui n'a ni intelligence, ni grandeur d'âme, ni prudence, ni sagesse, le chambellan a eu raison de dire : « Il n'y a personne au logis. »
Je dis : « Ils en usent ainsi après qu'ils ont été réduits à la détresse par la main des solliciteurs, et amenés à proférer des cris par les requêtes des mendiants. Il est inadmissible pour l'intelligence que, quand bien même le sable des déserts serait transformé en perles (et distribué en aumônes), l'œil des mendiants pût être rempli. »
Vers. — « L'œil du convoiteux ne sera pas plus rempli par les richesses de ce monde, que le puits par la rosée. »
« Hâtim Thâiy, qui habitait le désert, s'il eût demeuré dans une ville, aurait été sans ressources, par suite de l'agitation des mendiants, et son vêtement aurait été mis en morceaux sur son corps. »
Mon homme reprit : « J'ai pitié de leur état. » « Non, répliquai-je, tu es chagrin de leur opulence. » Nous parlions ainsi, et nous étions tous deux retenus ensemble. Chaque pion qu'il avançait, je m'efforçais de le repousser, et chaque roi qu'il proclamait (c'est-à-dire, chaque échec et mat), je le couvrais d'une reine, jusqu'à ce qu'il eût entièrement joué l'argent de la bourse de la pensée, et lancé toutes les flèches du carquois de la dis~ pute.
Vers. — « Or ça, garde-toi bien de jeter ton bouclier, à cause du choc de l'homme éloquent ; car il n'a que cette exagération d'emprunt. Pratique la religion et la spiritualité, parce que l'homme disert, accoutumé à s'énoncer en prose cadencée, a des armes sur sa porte, mais, dans la citadelle il n'y a personne. »
A la fin, il ne lui resta plus d'arguments et je le vainquis. Il étendit la main de la violence et commença à dire de vaines paroles. Car c'est la coutume des ignorants, lorsqu'ils sont inférieurs à leur adversaire par le raisonnement, d'agiter la chaîne de la dispute, comme Azer,[304] le sculpteur d'idoles, qui ne réussit pas avec son fils par les arguments, et qui se leva pour le combattre, disant:[305] « Certes, si tu ne t'abstiens pas d'agir ainsi, je te lapiderai. » Il m'injuria et je lui répondis sur le même ton, il déchira mon collet, et je le pris par le menton.
Vers — « Il était tombé sur moi, et moi j'étais tombé sur lui ; les gens couraient et riaient après nous. Tout un peuple se mordait les doigts d'étonnement, à cause de nos discours. »
En somme, nous portâmes devant le cadi la décision de cette question, et nous nous soumîmes à l'autorité de la justice, afin que le juge des musulmans cherchât un tempérament convenable, et prononçât un arrêt définitif entre les riches et les pauvres. Lorsque le cadi eut vu notre figure et entendu nos discours, il enfonça sa tête dans le collet de la réflexion; il la releva, après mûre délibération, et dit : « O toi qui as proféré les louanges des riches et t'es permis de maltraiter les pauvres, sache que partout où se trouve une rose il y a des épines, que le vin est accompagné du mal de tête, qu'auprès du trésor repose un serpent, et que partout où il y a des perles précieuses se trouve le requin dévorant les hommes. L'agrément de la vie d'ici-bas est suivi de la douleur (litt. la piqûre) de la mort, et la félicité du paradis est derrière un mur de désagréments. »
Vers. — « Que fera celui qui cherche l'ami, s'il ne sait pas supporter l'injustice de l'ennemi? Le trésor et le serpent, la rose et l'épine, le chagrin et la joie sont réunis l'un à l'autre. »
« Ne vois-tu pas dans le jardin qu'il y a tout à la fois des saules musqués[306] et du bois sec? De même, dans la troupe des riches, il s'en trouve de reconnaissants et d'ingrats, et, dans la réunion des pauvres, il s'en rencontre de patients et d'autres qui se plaignent. »
Vers — « Si chaque grêlon devenait une perle, le bazar en serait rempli comme de grains de verroterie.[307] »
« Les favoris de la cour de Dieu, ce sont des hommes opulents qui se conduisent comme des derviches, et des derviches qui ont des sentiments pareils à ceux des riches. Le plus grand des riches est celui qui a de la sollicitude pour les pauvres ; le meilleur des pauvres, celui qui ne tire pas la manche des riches. Dieu a dit : « Dieu suffit à quiconque se confie en lui.[308] »
Alors le cadi cessa de me faire des reproches et en adressa au derviche, lui disant : « O toi qui as dit : Les riches sont occupés de choses défendues et ivres de divertissements illicites ; oui, il y a des gens tels que tu l'as dit, dont l'esprit est peu élevé, et qui sont ingrats des bienfaits qu'ils ont reçus : ils gagnent de l'argent, le déposent dans leur trésor, n'en jouissent pas et ne le donnent pas. Si, par exemple, la pluie ne tombait pas (c'est-à-dire si la disette arrivait), ou que le déluge emportât le monde, pleins de confiance dans leur pouvoir, ils ne s'informeraient pas de l'affliction du pauvre, ne craindraient pas Dieu, et diraient:
Vers. — « Si un autre est mort d'indigence, moi je possède. Quelle crainte le canard peut-il avoir du déluge ?[309] »
Vers (arabe). — « Combien de femmes montées sur des chamelles ne songent pas, dans leurs litières, à celui qui est plongé sous des monceaux de sable ! »
Vers. — « Lorsque les hommes d'un caractère vil ont sauvé leur tapis, ils disent : « Quel souci prendrons-nous si tout le monde a péri ? »
« Il y a des gens tels que je viens de les décrire ; d'autres, au contraire, ont dressé la table de la bienfaisance, publié l'invitation de la générosité, se sont tenus prêts à servir leurs hôtes[310] et ont montré une figure ouverte et humble. Ils cherchent une bonne renommée et le pardon de Dieu, et sont maîtres des biens de ce monde et de l'autre, comme les serviteurs de la cour du souverain de l'univers, celui qui est assisté de Dieu, victorieux de ses ennemis, souverain dominateur des hommes, défenseur des places frontières de l'islamisme, héritier du royaume de Salomon, le plus juste des monarques de son temps, Mozhaffer-Eddounia Oueddin Abou-Becr, fils de Sad, fils de Zengui. »
Vers. — « Le père ne montrera jamais envers son fils cette générosité que la main de ta libéralité a déployée envers la famille d'Adam. Dieu a voulu pardonner à tout un monde ; et, par sa miséricorde, il a fait de toi le souverain du monde. »
Lorsque le cadi eut amené son discours à ce point-là, qu'il eut fait passer le cheval de l'emphase par delà les limites de notre opinion, nous donnâmes notre consentement à ce qu'exigeait l'arrêt du destin et renonçâmes à notre dispute. En excuse du passé, nous primes le chemin de la dissimulation, plaçâmes la tête sur les pieds l'un de l'autre, en guise de réparation, et nous nous embrassâmes sur la tête et le visage. Le discours fut terminé par les deux vers suivants :
Vers. — « O pauvre, ne te plains pas des révolutions du monde ; car tu serais malheureux, si tu mourais dans cette même disposition. O riche, lorsque ton cœur et ta main ont la puissance, jouis et donne, afin que tu obtiennes les biens de ce monde et de l'autre. »
[276] S. de Sacy, Chrestomathie arabe, II, p. 253, 254.
[277] L'édition de Tabriz et le manuscrit 292 ajoutent les mots : « et aussi dans une demeure fixe, sédentaire. » L'édition B. donne à peu près la même leçon.
[278] Ce vers a été cité par M. Vullers, dans son estimable grammaire persane (Institutiones lnguae persicae, deuxième partie, p. 76), comme un exemple des cas où le prétérit doit se traduire par le présent. Mais, par une singulière inadvertance, le savant Allemand a ainsi rendu le second hémistiche : « Hic aetate provecta ab homine rustico superatur. » La mesure du vers s'oppose à ce qu'on lise fellâh, « laboureur », et le contexte demande non moins impérieusement qu'on lise felâh, « félicité, prospérité. »
[279] L’édition B. porte « la dépense ».
[280] Le manuscrit 292 ajoute ici le mot « du sofa. «
[281] Sur le mot Sohaïl le scoliaste arabe du manuscrit 292 fait la remarque suivante : « C'est, le nom de l'astre du Yémen, qui exerce de l'influence sur les couleurs. C'est une étoile que l'on n'aperçoit que du Hedjaz : ce que dit l'auteur est donc basé sur l'exagération. »
[282] Au lieu de poûchend, le manuscrit 292 et les éditions de Gladwin, de Sprenger et de Bombay portent boûcend; avec cette, leçon le premier hémistiche signifie : « la couverture de la Kaaba que l'on baise avec respect. «
[283] Au lieu de « origine, » les manuscrits 295 et 593 et les éditions Eastwick et Sprenger portent « famille. »
[284] Le dictionnaire de Richardson traduit ce mot par : « litière portée par un chameau, dans laquelle les femmes voyagent. » Cette définition est incomplète : les hommes se servent aussi de ce mode de transport, comme on peut le voir dans une foule de voyageurs, et entre autres, dans Plaisted et Eliot, Itinéraire de l'Arabie Déserte, etc., Paris, Duchesne, 1759, p. 5, 6, 9 et 70; George Forster, Voyage du Bengale à Saint-Pétersbourg, passim : Burnes, Voyage à Bokkara, t. II, p. 232-233 ; James Ed. Alexander, Travels, p. 140, 141; Fraser, Journey into Khorasan, p. 364, note, et 504; Conolly, Journey Overland, t. I, p. 40, 41. Du reste, si j'ai rendu cadjdweh par « litière, » c'est faute d'un équivalent plus exact. En effet, le cadjdweh se compose, à proprement parler, de deux cages ou berceaux, que l'on attache de chaque côté d'un chameau ou d'un mulet, et qui se font contrepoids l’un l'autre. Voy. Kaempfer, Amoenitates exoticae, p. 724 et la figure de la page 746; et Chardin, t. IV, p. 120, 121, (où il faut lire cunes, au lieu de cuves.) En place de cadjaweh, Langlès a écrit inexactement kecheb. Voyage de l'Inde à la Mekke, par A'bdoûl-Kérym, p. 93, 94, note.
[285] Ferzîn. Cf. Persian chess illustrated from Oriental sources, etc., by Nath. Bland, London, 1850, in-8°, p. 12, 13.
[286] L'éd. B. porte « il est possible. ».
[287] C'est par conjecture que j'ai admis dans le texte les mots ta Bâmyân. Au lieu de ces mots les éditions de Gentius, de Sémelet, de Bombay, de MM. Sprenger et Eastwick et de Tabriz, et, le manuscrit 292, portent bâ Châmyân « avec des Syriens, » le manuscrit 295 a ta Hamadan « jusqu'à Hamadan, et le manuscrit 593, behamaddn « à Hamadan. » Il ne paraît pas très vraisemblable que dans un voyage dont le point de départ était Balkh, ville si éloignée de la Syrie, Sadi ait eu pour compagnons des Syriens ; il n'est pas plus probable que notre auteur ait omis de mentionner la ville qui était le but de son voyage. Ces deux objections se trouvent levées en adoptant la leçon tà Bâmyân, qui a, en outre, l'avantage de convenir parfaitement, sous le point de vue géographique. Le mot Bâmyân ne diffère d'ailleurs de Chamyan que par la première lettre, et probablement le dernier mot n’aura été introduit dans le texte de Sadi que par quelque copiste peu familiarisé avec la géographie de l'Afghanistan, dont Bâmyân est une des localités les plus célèbres. Enfin, la mention de deux Hindous, que l'on trouvera dans la suite du récit, vient encore à l'appui de ma conjecture.
[288] Au lieu de « tuer », l'édition de Tabriz et celle de Bombay, les manuscrits 292, 295 et Ducaurroy ont « combattre », ou « âme, » car le mot peut se lire de ces deux manières, et c'est de la seconde que l'a lu M. Sprenger, p. 205. Le manuscrit 593 porte « perte, mort. »
[289] Au lieu de ces mots, l'édition B. porte : « du vieillard qui a vu le monde. »
[290] L'âme désigne ici, comme dans les écrits des soufis et des moralistes, la concupiscence. On lit aussi dans le Coran, ch. XII, verset 53 : « Certes, l'âme commande impérieusement le mal. »
[291] Deux manuscrits et les éditions de T. et Sprenger portent ici « donnera des ordres. »
[292] Au lieu de sifet, « qualité » je lis, avec le manuscrit 292 et les éditions B. et Sp., syret, qui a l'avantage de rimer arec soûret, avantage que les Persans recherchent à l'excès.
[293] C'est-à-dire une source de confusion et de malheurs. Cf. S. de Sacy, Pend-Nameh, etc., p. 277 et LV.
[294] Ces mots sont une maxime arabe.
[295] Coran, ch. XXXVII, verset 40 et suivants.
[296] Je lis daghâyi avec l’édition Sp. et les manuscrits 593 et 292. Celui-ci omet, il est vrai, le point du ghaïn, mais comme le scoliaste ajoute que le mot en question « désigne une personne fausse, dont les sentiments ne sont pas conformes à son extérieur, et que l'on appelle en turc kalb, » il ne peut rester de doute sur la véritable leçon. L'édition de Tabriz porte daghaly, sans doute par une faute d'impression.
[297] C'est la punition prononcée par le Coran contre les voleurs.
[298] Au lieu de berdjast, l'édition de T. et le manuscrit 292 portent ber khast « s'est levé »; et le scoliaste arabe du dernier ajoute cette glose : « à cause de la grande quantité du manger. »
[299] C'est une parole attribuée à Mahomet.
[300] Le ms. 295 porte : « il attire sur son sein une beauté. »
[301] Ce vers est emprunté du Bostân (p. 52).
[302] D'après les légendes arabes, Sâlih était un prophète qui, comme preuve de la vérité de sa mission, fit sortir du sein d'un roc une chamelle et son petit. Voyez M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. Ier, p. 24, 25 ; le Pend-Nameh, p. 6, note 9; et M. Reinaud, Monuments arabes, I, 143.
[303] « Cela, dit le scoliaste arabe du manuscrit 292, est fondé sur la croyance de certaines personnes, à savoir que l'ambre gris est l'excrément du bœuf marin. » Cf. Chézy, apud S. de Sacy, Chrest. arabe, 2e édition, t. III, p. 467.
[304] Nom du père d'Abraham, suivant le Coran, en. VI, verset 74. Cf. les Notices des ms., t. II, p. 131.
[305] Il y a ici dans le texte les mots arabes dont on se sert habituellement pour indiquer une citation du Coran et qui signifient en français : « Dieu très haut a dit. » Les mots qui suivent font partie du Coran, verset 47e du chapitre XIX.
[306] Bidi michc. On nomme ainsi cet arbre, à cause de la liqueur parfumée que l'on extrait de ses fleurs et a laquelle on donne le même nom. Voyez les Notices et extraits des manuscrits, t. XIII, p. 177, note. On lit dans une relation manuscrite, de la Perse : « Le cavetchi bachi est pour le cahvi, eau de rose et autres distillations dont ils en boivent en abondance, comme du bil miche (bidi michc), qui sont les boutons de saule brun, comme je crois, distillés à alambic qu'ils boivent, de l'eau de roses qui ici est fort potable, pour n'être distillée à sec comme la nôtre. » État de la Perse, ms. 10.534, de la Bibl. imp., p. 37. Cf. Chardin, Voyages, t. III, p. 186,189 ; IV, 197; Bernier, Voyages, éd. d'Amsterdam, 1711, t. I, p. 198 ; Elphinstone, An account of the Kingdom of Caubul, etc., éd. de 1839, t. I, p. 54.
[307] Ce vers est emprunté au Bostân (p. 97).
[308] Coran, ch. LXV, verset 3.
[309] Ce vers se retrouve dans le Bostân
[310] L'édition B. ajoute le mot « des hommes généreux ».