Saadi

SAADI (Muslih-ud-Din Mushrif ibn Abdullah)

سعدی

 

LE PARTERRE DE ROSES.

CHAPITRE IV. Sur les avantages du silence.

chapitre III - chapitre V

 Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Miniature de Paul Zenker illustrant une édition de 1942 du Jardin des roses (Wikipédia)

 

 

 


 

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CHAPITRE IV.

Sur les avantages du silence.

 

 

PREMIÈRE HISTORIETTE.

Je dis à un de mes amis : « Le choix que j'ai fait de m'abstenir de parler a pour motif que, la plupart du temps, le mal et le bien se rencontrent dans le discours, et que l'œil de l'ennemi ne tombe que sur le mal. » Il répondit : « O mon frère ! il vaut mieux que l'ennemi ne voie pas le bien. »

Vers. — « Le mérite est le plus grand des défauts aux yeux de la haine : Sadi est une rose, mais aux yeux de ses ennemis c'est une épine. »

Vers (arabe). — « L'homme haineux (litt. le frère de l'inimitié) ne passe pas près d'un homme de bien, si ce n'est pour le calomnier en l'appelant menteur très méchant. »

Vers. — « La lumière, qui éclaire le monde, du disque du soleil paraît méprisable à la taupe qui est aveugle. »

DEUXIÈME HISTORIETTE.

Une perte de mille dinars survint à un marchand, qui dit à son fils : « Il ne faut pas que tu divulgues cela à personne » Le fils répondit : « O mon père! le commandement t'appartient : je ne le dirai donc pas ; cependant informe-moi de l'utilité qu'il peut y avoir à tenir cette affaire secrète. » Le père répartit : « C'est afin qu'il n'y ait pas deux malheurs, savoir : 1° la diminution de notre capital, et 2° la joie maligne de notre voisin. »

Vers. — « Ne révèle pas ton chagrin à tes ennemis, parce qu'ils diraient en se réjouissant : il n'y a point de force (ni de puissance, si ce n'est en Dieu). »

TROISIÈME HISTORIETTE.

Un jeune homme intelligent, qui était fort versé dans les diverses sciences et qui avait un caractère plaisant, ne disait rien tant qu'il était assis dans des réunions de savants. Une fois son père lui dit : « O mon fils ! pourquoi ne parles-tu pas aussi de ce que tu sais? » « Je crains, répondit-il, qu'on ne me demande ce que j'ignore, et que je n'aie à supporter la honte de mon ignorance. »

Vers. — « As-tu entendu raconter qu'un soufi mettait quelques clous sous ses chaussures. Un officier le prit par la manche et lui dit : « Viens ferrer ma monture. »

Vers. — « Lorsque tu n'as pas parlé, personne n'a affaire avec toi. Mais quand tu as parlé, donne la preuve de ce que tu as avancé. »

QUATRIÈME HISTORIETTE.

Une contestation s'engagea entre un savant considéré et un ismaélien. Le premier ne l'emporta pas sur le second par ses arguments. Alors il renonça à la dispute et s'en retourna. Quelqu'un lui dit : « Avec cette science, ces connaissances philologiques, ce mérite et cette sagesse que tu possèdes, ne t'est-il pas resté d'arguments contre un incrédule? » Il répondit : « Ma science consiste dans le Coran, la tradition prophétique et la parole des professeurs; mais lui ne respecte pas ces choses-là et ne les entend pas. A quoi me servirait-il d'écouter ses blasphèmes? »

Vers. — « Cette personne dont tu ne te délivres pas avec le Coran et la tradition, la réponse à lui faire, c'est de ne pas lui en faire. »

CINQUIÈME HISTORIETTE.

Djàlinoûs (Galien) vit un sot qui avait saisi un savant au collet, et qui le traitait sans respect. Il dit : « Si celui-ci était un « rat savant, son affaire n'en serait pas arrivée là avec un ignorant. »

Vers. — « Il n'y aura pas d'inimitié ni de dispute entre deux sages, et le savant ne se prendra pas de querelle avec un homme frivole. Si un ignorant parle durement par rusticité, l'homme intelligent cherchera à gagner son cœur par la douceur. Deux sages conserveront un cheveu (c'est-à-dire, ne le rompront pas), de même on opiniâtre et un homme modéré ; mais si des deux côtés il y a des ignorants, quand même ce cheveu serait une chaîne, ils le rompront. »

Vers. — « Un homme d'un caractère vil injuria quelqu'un qui supporta cela patiemment, et dit : « O toi (que ta fin soit heureuse) ! je suis pire que tu ne le diras, parce que je connais mes défauts comme tu ne me connais pas. »

SIXIÈME HISTORIETTE.

On a attribué à Sahbân, fils de Wall,[230] une éloquence incomparable, parce qu'il parlait une année entière devant une réunion, et qu'il ne répétait pas le même mot. Si la même pensée se représentait par hasard, il l'exprimait dans des termes différents. Parmi toutes les qualités des convives des rois se trouve celle-là.

Vers. — « Quoiqu'un discours soit ravissant et agréable, qu'il soit digne d'être cru et approuvé, lorsque tu l'auras prononcé une fois, ne le répète pas ; car quand on a mangé de la confiture une fois, c'est assez. »

SEPTIÈME HISTORIETTE,

J'ai entendu un sage qui disait : « Jamais homme n'a confessé son ignorance, excepté cette personne qui, lorsqu'un autre est engagé dans un discours et qu'il n'a pas encore achevé, commence à parler. »

Vers. — « La parole, ô homme intelligent ! a un commencement et une fin. Ne parle pas au milieu d'un discours. Un homme doué de prudence, de savoir et d'intelligence, ne dira pas un mot tant qu'il ne verra pas que l'on fait silence. »

HUITIÈME HISTORIETTE.

Quelques-uns des serviteurs du sultan Mahmoud (le Ghaznévide) dirent à[231] Haçan Helmendy :

 « Qu'est-ce que le sultan t'a dit aujourd'hui de telle affaire ? » Il répartit : « Cela ne restera pas non plus caché pour vous. » Ils reprirent : « Tu es le premier ministre de cet empire, le souverain ne daigne pas dire à des gens comme nous ce qu'il te dit. » Haçan répliqua : « Parce qu'il a la confiance que je ne le dirai à personne ; pourquoi donc me le demandez-vous? »

Vers. — « L'homme intelligent ne dit pas chaque parole qu'il sait : il ne convient pas de jouer sa tête en divulguant le secret du roi. »

NEUVIÈME HISTORIETTE.

J'étais irrésolu avant de conclure l'achat d'une maison. Un juif me dit : « Je suis un des anciens propriétaires de ce quartier, demande-moi la description de cette maison, et achète-la ; car elle est sans défaut. » Je répondis : « Excepté celui-ci, que tu es son voisin. »

Vers. — « Une maison qui a un voisin comme toi vaut dix drachmes d'argent, d'un poids défectueux. Cependant il faut espérer qu'après ta mort elle en vaudra mille. »

DIXIÈME HISTORIETTE.

Un poète alla trouver un chef de voleurs et lui adressa des compliments. Mais le chef des brigands ordonna qu'on lui enlevât sa robe et qu'on le chassât du village. Les chiens se mirent à la poursuite du poète. Il voulut soulever une pierre (pour la lancer contre eux), mais la terre était gelée et il ne put réussir. « Quels sont, dit-il, ces hommes, fils de prostituées, qui ont lâché le chien et enchaîné la pierre? » Le chef l'entendit d'une chambre haute, se mit à rire et lui dit : « O sage ! demande-moi quelque chose. » Il répondit : « Je te demande ma robe, si tu daignes, par générosité, m'accorder une faveur. »

Vers. — « L'homme espère obtenir un bon traitement de la part des gens de bien ; je n'espère pas de bien de ta part, ne me fais pas de mal. »

Hémistiche (arabe). — « Au lieu de tes dons, nous nous contentons de partir. »

Le chef des voleurs eut compassion de lui ; il lui rendit sa robe, y ajouta une pelisse, et lui donna quelques pièces d'argent.[232]

ONZIÈME HISTORIETTE.

Un astrologue entra dans sa maison, et vit un étranger assis près de sa femme. Il lui dit des sottises et des injures ; la discorde et le trouble s'élevèrent. Un sage eut connaissance de cela, et dit :

Vers. — « Comment saurais-tu ce qui est sur le sommet du ciel, lorsque tu ne sais pas même qui se trouve dans ta maison.[233] »

DOUZIÈME HISTORIETTE.

Un prédicateur qui avait une voix très désagréable pensait qu'il en avait une fort belle et criait sans aucune utilité. Tu aurais dit que le croassement du corbeau de la séparation[234] était sur le même ton que ses accents, ou que le verset : « Certes la pire des voix, c'est celle de l'âne,[235] » s'appliquait à lui.

Vers (arabe) — « Lorsque le prédicateur Abou'l féwàris[236] se mettait à braire, sa voix renversait la ville d'Isthakhar (Persépolis) en Perse. »

Les habitants du bourg, à cause de la dignité qu'il possédait, supportaient l'ennui qu'il leur causait et ne jugeaient pas à propos de le vexer. Enfin, un des prédicateurs de ce pays-là, qui avait contre lui une haine cachée, étant venu une fois le visiter, lui dit : « J'ai vu un songe qui te concernait. Puisse-t-il être heureux! » « Qu'as-tu vu? demanda-t-il. » « J'ai vu que tu avais une belle voix, et que les hommes étaient enchantés de tes accents. » Le prédicateur réfléchit quelque temps là-dessus; puis il dit : « Quel songe béni tu as eu ! car tu m'as informé de mon défaut. Il m'est connu que j'ai une voix désagréable, et que le peuple était affligé par mes accents. Je fais pénitence, et dorénavant je ne lirai plus, si ce n'est tout doucement. »

Vers. — « Je suis affligé de la société de mes amis, parce qu'ils me représentent comme bonnes mes mœurs dépravées; ils considèrent mon défaut comme une vertu et une perfection ; ils prennent mes épines pour une rose et un jasmin. Où sont les ennemis effrontés et sans crainte, afin qu'ils me montrent mes débuts? »

TREIZIÈME HISTORIETTE.

Quelqu'un, par bonne volonté, dans la mosquée de la ville de Sindjar,[237] proclamait l'appel à la prière (ou azan), d'une voix que ceux qui l'entendaient prenaient en horreur. Le propriétaire de la mosquée était un émir juste et de bonnes mœurs. Il ne voulut point que le cœur de cet homme fût vexé, et il lui dit : « O homme généreux ! à ce temple sont attachés des muezzins anciens, à chacun desquels on donne un traitement de cinq dinars. Je t'en donnerai dix, afin que tu te rendes ailleurs. » Notre homme tomba d'accord là-dessus et partit. Mais quelque temps après, il revint près de l'émir et lui dit : « O Seigneur, tu m'as fait une injustice, en me chassant de ce pays, moyennant dix pièces d'or. Là où je suis allé on m'en offre vingt, afin que je parte pour un autre lieu ; je ne les accepte pas. » L'émir se mit à rire et dit : « Garde-toi de les accepter, car ils consentiront même à te donner cinquante dinars. »

Vers. — « Personne ne racle avec l'erminette l'argile qui recouvre la surface de la pierre, de la même façon que ton cri désagréable déchire les cœurs. »

QUATORZIÈME HISTORIETTE.

Un homme qui avait un vilain organe lisait à haute voix le Coran. Un sage passa près de lui et dit : « Quel est ton salaire mensuel? » « Rien, » répondit-il. « Pourquoi donc, demanda le sage, te donnes-tu cette peine ? » « Pour l'amour de Dieu, » répliqua-t-il. « Pour l'amour de Dieu, reprit l'autre, ne lis pas. »

Vers. — « Si tu lis ainsi le Coran, tu détruiras la splendeur de l'islamisme. »

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[230] On nommait ainsi un Arabe de la tribu de Bâhila, qui sa fit une grande réputation par son éloquence. On raconte qu'il harangua deux tribus pendant une demi-journée, pour les décider à faire la paix, et qu'il ne se servit pas deux fois du même mot. Il était contemporain du calife Moaouiya. Voyez Les séances de Hariri, publiées... par S. de Sacy, 2e édition, t. I, p. 49.

[231] Il faut lire Ahmed, fils de Haçan. Ce personnage avait été frère de lait et condisciple du sultan Mahmoud de Ghazna. Comme il avait une belle écriture, talent fort prisé des Orientaux, une éloquence remarquable et beaucoup de savoir, il fut placé à la tête du bureau de la correspondance, poste auquel il ajouta bientôt ceux d'inspecteur des provinces, de commissaire aux revues, de receveur des tributs du Khoraçan. Il devint enfin vizir suprême, et en remplit les fonctions durant dix-huit ans, au bout desquels il fut destitué et emprisonné dans une forteresse de l'Inde, celle de Calindjer, où il resta cinq années. Après la mort de Mahmoud, il fut tiré de captivité par le nouveau sultan, Maç’oud, et rétabli dans le vizirat. Mais il ne survécut que deux années à ce retour de faveur, et mourut en l'année 424 (1033). Khondémir, à qui je dois les détails qui précèdent (Habib-Assiyer, manuscrit de la Bibl. impér., supplément persan, 25 bis, fol, 316, r° 317, r° et v°), fait observer que Haçan, le père du vizir Ahmed, avait occupé, sous le règne de l'émir Sébuktéguin, les fonctions de receveur des contributions dans la petite ville de Bost, et que l'opinion vulgairement admise, d'après laquelle il aurait été au nombre des vizirs de Mahmoud, est tout à fait erronée. Cf. Mirkhond, Historia Gasnevidarum, p. 202, 240, 242 et 243. On voit d'après les détails qui précèdent, si M. Eastwick a eu raison de dire (p. 199 de sa traduction, note 233) que les efforts des ennemis d'Ahmed Meïmendy pour le ruiner dans l'esprit du roi furent constamment déjoués par l'influence de la reine.

[232] On lit dans les historiettes de Tallemant des Réaux, (2e édition, publiée par M. de Monmerqué, t. X., p. 165, 166), l'anecdote suivante qui mérite d'être rapprochée de notre historiette : « Un Espagnol du royaume de Murcie, pays fort chaud, venu en France l'hiver, comme il passait par un village, les chiens aboyèrent après lui; il voulut prendre une pierre, il trouva qu'elle tenait, à cause de la gelée. Peste du pays, dit-il ; on y attache les pierres, et on y lâche les chiens.

Sénecé a fait un conte en vers sur ce sujet, dans lequel on trouva la facilité, la grâce, mais aussi la diffusion qui caractérisent ce poète. La pièce est inédite; l'éditeur l'a recueillie avec beaucoup d'autres poésies de cet auteur, dont on pourrait former un volume. Ce conte intitulé : Le Poète donné aux chiens, nouvelle persane tirée du Gulistan de Saadi, se termine par ces vers :

D'un gros caillou, cimenté par la glace.

Pour se défendre il s'était emparé;

Mais n'ayant pu l'arracher de sa place,

Il s'écria d'un ton désespéré :

Le ciel sur tous lance tous ses tonnerres,

O musulmans plus maudits que païens !

Les scélérats! Ils attachent les pierres

Au même temps qu'ils détachent les chiens !

On peut maintenant lire la pièce entière dans les Œuvres posthumes de Sénecé, publiées dans la Bibliothèque elzévirienne de Jannet, p. 175 à 184.

[233] …………………………Pauvre bête,

Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir,

Penses-tu lire au-dessus de ta tête?

(La Fontaine, Fables, l. II, nu.)

 

[234] « Hamzah dit, dans ses Proverbes : Le mot albeîn (la séparation) n'a été joint au nom du corbeau qu'à cause que, quand les gens d'une habitation l'ont quittée pour chercher des pâturages, cet oiseau s'abat sur l'emplacement occupé par leurs tentes, afin d'explorer les ordures qui s'y trouvent. Les Arabes ont tiré de sa présence de fâcheux augures et ont dit en proverbe : Déplus sinistre présage que le corbeau; et, en effet, il ne s'abattait dans leurs demeures qu'après qu'ils s'en étaient éloignés. C'est pourquoi ils l'ont nommé le corbeau de la séparation. » Les Séances de Hariri, publiées en arabe avec un commentaire choisi, par Silvestre de Sacy, 2e édition, p. 308.

[235] Coran, ch. XXXI, v. 18.

[236] Sadi n'a sans doute pas employé sans dessein ce nom propre qui signifie le père des cavaliers, et est aussi un des sobriquets de l'âne.

[237] Je lis Sindjar, avec les manuscrits 295 et 593, et les éd. B. et Sp., au lieu de Sindjariyeh. Sindjar, l'ancienne Singara, est une ville connue de la Mésopotamie.