Saadi

SAADI (Muslih-ud-Din Mushrif ibn Abdullah)

سعدی

 

LE PARTERRE DE ROSES.

CHAPITRE III. Sur le mérite de la modération des désirs.

chapitre II - chapitre IV

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Miniature de Paul Zenker illustrant une édition de 1942 du Jardin des roses (Wikipédia)

 

 


 

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CHAPITRE III.

Sur le mérite de la modération des désirs.

 

 

PREMIÈRE HISTORIETTE.

Un mendiant africain disait dans la galerie des fripiers à Alep : « O riches ! si vous aviez de l'équité et que nous eussions de la tempérance, la coutume de demander l'aumône disparaîtrait du monde. »

Vers. — « O tempérance! fais-moi devenir riche, car il n'y a aucune richesse qui te soit supérieure.[191] Le coin de la patience fut choisi par Lokman ; quiconque n'a point la patience, ne possède pas la sagesse. »

DEUXIÈME HISTORIETTE.

Il y avait en Egypte deux fils de prince; l'un apprit les sciences et l'autre acquit des richesses. Celui-là devint le plus grand savant du siècle, et celui-ci, le vizir de l'Egypte.[192] En conséquence, le riche regardait le savant avec l'œil du mépris, et lui disait : « Je suis parvenu au pouvoir souverain, et toi tu es ainsi resté dans ta pauvreté. » L'autre répondit : « O mon frère! c'est une obligation pour moi de rendre grâces des bienfaits de Dieu, parce que j'ai trouvé l'héritage des prophètes, c'est-à-dire, la science, tandis que tu as obtenu celui de Pharaon et de Hâmân (Aman), c'est-à-dire, la royauté de l'Egypte.[193] »

Vers. — « Je suis cette fourmi que l’on foule aux pieds, je ne suis pas la guêpe sous l'aiguillon de laquelle on gémit. Comment m'acquitterai-je de l'obligation que m'impose ce bienfait-ci ! je n'ai point la force de tourmenter les hommes. »

TROISIÈME HISTORIETTE.

J'ai entendu raconter qu'un derviche brûlait dans le feu de la pauvreté, qu'il cousait haillon sur haillon, et qu'il consolait son cœur en récitant ce vers-ci :

« Contentons-nous d'un pain sec et d'un froc, parce qu'il vaut mieux porter le poids de son propre chagrin que le fardeau des obligations contractées envers autrui. »

Quelqu'un lui dit : « Pourquoi restes-tu tranquille? Un tel, habitant de la ville, a un caractère généreux et une bienfaisance universelle. Il se tient tout prêt à servir les hommes bien nés, et il est désireux de gagner les cœurs. S'il devient informé de ta situation, il regardera comme une obligation de satisfaire les désirs des hommes respectables (c'est-à-dire, de toi). » Le derviche répondit : « Tais-toi! car mourir dans l'indigence vaut mieux que de porter ses besoins devant quelqu'un, parce qu'on a dit :

Vers. — « Coudre ensemble des haillons et se tenir constamment dans le coin de la patience valent mieux qu'écrire une requête aux marchands pour avoir une robe. Il est certain qu'aller en paradis avec l'assistance[194] de son voisin est égal aux tourments de l'enfer. »

QUATRIÈME HISTORIETTE.

Un roi perse envoya un médecin habile pour servir Moustafa (l'Élu, surnom de Mahomet). Cet homme resta en Arabie plusieurs années, et personne ne vint devant lui pour une expérience, ni ne demanda à être traité par lui. Un jour il se présenta au prince des prophètes et lui fit ses doléances, disant : « On m'a envoyé pour guérir tes compagnons, et pendant ce temps personne ne s'est adressé à moi afin que j'accomplisse le mi-qui a été assigné à votre esclave. » Le prophète répondit : « Cette nation-ci a l'habitude de ne rien manger quand le besoin n'est pas impérieux, et de retirer sa main des mets alors qu'il lui reste encore de l'appétit. » Le médecin dit alors : « Cela est une cause de santé. » Puis il baisa la terre en signe d'hommage, et partit.

Vers. — « Le sage commence à parler, ou bien il étend le bout de son doigt vers un morceau alors qu'il lui arriverait un dommage à cause de son silence, ou qu'il serait en danger de la vie par suite de son abstinence. Certainement que son action de parler sera sage, et que son action de manger lui apportera pour fruit la santé. »

CINQUIÈME HISTORIETTE.

Un homme faisait souvent pénitence et la rompait, au point qu'un de ses supérieurs spirituels lui dit : « Je sais que tu as l'habitude de manger beaucoup, que le lien de ta concupiscence, c'est-à-dire ta pénitence, est plus ténu qu'un cheveu, et que ta concupiscence, de la manière dont tu la nourris, rompra sa chaîne; et un jour viendra qu'elle te déchirera. »

Vers. — « Quelqu'un nourrissait un jeune loup; lorsque celui-ci fut tout élevé, il déchira son maître. »

SIXIÈME HISTORIETTE.

Il est rapporté dans la vie d'Ardeschir Babégan[195] qu'il demanda à un médecin arabe : « Quelle quantité de nourriture faut-il manger en un jour ? « Celui-ci répondit : « Le poids de cent drachmes suffit. » Ardeschir reprit : « Quelle force procurera cette quantité de nourriture? » Le médecin répliqua (en arabe) : « Cette quantité te porte, mais tu portes ce qui excède, c'est-à-dire (en persan) : Cette mesure te tient sur pied, mais tu supportes tout ce que tu y ajoutes. »

Vers. — « Il faut manger pour vivre et pour prier Dieu; mais tu es dans la croyance qu'il faut vivre pour manger. »

SEPTIÈME HISTORIETTE.

Deux derviches du Khorassan étaient attachés à la société l'un de l'autre et voyageaient ensemble. L'un était faible parce qu'il rompait le jeûne seulement toutes les deux nuits, et l'autre fort parce qu'il mangeait trois fois par jour. Ils furent par hasard arrêtés à la porte d'une ville, sur le soupçon d'espionnage. On les mit tous deux dans une maison, et on mura la porte avec de la terre. Au bout de deux semaines il fut reconnu qu'ils étaient innocents, et l'on ouvrit la porte. On trouva mort celui qui était robuste, et sain et sauf celui qui était faible. On resta étonné de cela; mais un médecin dit : « Le contraire serait étonnant si celui-là était un grand mangeur, il n'a point eu la force de supporter le manque de nourriture, et il est mort ; cet autre savait se dominer, il a pris patience, selon sa coutume, et il est resté sain et sauf. »

Vers. — « Lorsque quelqu'un a pris l'habitude de manger peu, il supporte facilement la disette, quand elle survient. Mais, s'il est adonné aux soins du corps dans des temps d'abondance, lorsqu'il verra la détresse il mourra d'inanition. »

HUITIÈME HISTORIETTE.

Un sage défendit à son fils de manger beaucoup, disant : « La satiété rend l'homme malade. » Le fils répondit : « O mon père ! la faim fera périr les créatures. Ne sais-tu pas que des plaisants ont dit : « Il vaut mieux mourir de satiété que de souffrir la famine. » Le père répartit : « Garde la mesure, parce que Dieu a dit : « Mangez et buvez, mais ne prodiguez pas.[196] »

Vers. — « Ne mange pas tellement que les mets sortent de ta bouche, ni si peu que la vie t'abandonne par suite de ta faiblesse. »

Vers. — « Quoique le plaisir du corps dépende des aliments, une nourriture qui dépassera la mesure amènera la maladie. Si tu manges de la conserve de roses avec excès, elle te fera mal ; mais si tu manges tard du pain sec, ce sera pour toi de la conserve de roses. »

NEUVIÈME HISTORIETTE.

On demanda à un malade : « Que désire ton cœur? » Il répondit : « Il désire n'avoir envie de rien. »

Vers. — « Lorsque l'estomac est rempli et que le mal de ventre commence, tous les moyens de guérison sont inutiles. »

DIXIÈME HISTORIETTE.

Quelques drachmes étaient dues par des soufis à un boucher[197] de la ville de Wâcith.[198] Chaque jour il les leur réclamait et leur parlait avec grossièreté. Les camarades eurent le cœur blessé de ses importunités, mais il n'y avait pas de remède, si ce n'est la patience. Un homme sensé d'entre eux dit : « Il est plus facile de promettre des mets à son appétit (c'est-à-dire de jeûner) que des drachmes au boucher. »

Vers. — « Il vaut mieux renoncer aux bienfaits du maître que de supporter les vexations des portiers. Mourir en désirant de la viande vaut mieux que de souffrir les honteuses exigences des bouchers. »

ONZIÈME HISTORIETTE.

Un homme de courage reçut une blessure épouvantable dans la guerre contre les Tartares. Quelqu'un lui dit : « Un tel, marchand, possède un électuaire : si tu lui en demandes, il est possible qu'il t'en donne une certaine quantité. » Or, on rapporte que ce marchand était aussi connu pour son avarice que Hatim Thâiy pour sa libéralité.

Vers. — « S'il avait eu sur sa table le soleil, au lieu de pain, jusqu'au jour de la résurrection personne n'aurait vu la lumière, si ce n'est, en songe. »

Le brave répondit : « Si je lui demande l'électuaire, il me le donnera ou ne me le donnera pas ; et, s'il me le donne, cela sera utile ou ne le sera pas. Mais le lui demander est un poison mortel. »

Vers. — « Tout ce que tu demandes comme une grâce à des gens vils, tu l'ajoutes à ton corps et tu le retranches de ton âme. »

Les sages ont dit : « Si l’on vendait l'eau de la vie au prix de l'honneur, le savant n'en achèterait pas; parce que mourir avec honneur vaut mieux que vivre honteusement. »

Vers. — « Si tu manges de la coloquinte de la main d'une personne douée d'un aimable caractère, cela vaut mieux que de la confiture prise de la main d'un homme de mauvaise mine. »

DOUZIÈME HISTORIETTE.

Un savant avait une nombreuse famille et de faibles moyens d'existence. Il exposa sa situation à un grand qui avait de lui une très bonne opinion. Celui-ci fronça les sourcils à cause de sa requête, et il lui parut honteux de la part d'un homme bien élevé, d'entreprendre le métier de solliciteur.

Vers. — « Lorsque tu t'es fait un visage renfrogné à cause de ta mauvaise fortune, ne te présente pas devant un ami chéri, parce que tu changerais aussi son plaisir en amertume. Quand tu vas demander un service, vas-y avec un visage frais et riant. L'affaire de celui qui a un front ouvert n'échouera pas. »

On raconte que le riche augmenta un peu le traitement du savant, mais qu'il diminua de beaucoup les bonnes dispositions qu'il avait pour lui. Au bout de quelques jours, lorsque le savant vit que l'amitié accoutumée de son bienfaiteur n'avait plus de stabilité, il dit :

Vers (arabe.) — « Fi des mets ! lorsque c'est la bassesse qui les procure : la marmite est debout et l'honneur est renversé. »

Vers. — « Ma nourriture a augmenté et ma considération a diminué. Il vaut mieux être sans provisions que de supporter la honte d'en demander. »

TREIZIÈME HISTORIETTE.

Une nécessité survint à un derviche. Quelqu'un lui dit : « Un tel a des richesses sans nombre ; s'il avait connaissance de tes besoins, vraisemblablement il ne se permettrait pas de tarder à y mettre fin. » Le derviche répondit : « Je ne le connais pas. » L'autre répartit : « Je te conduirai; » et il lui prit la main jusqu'à ce qu'il l'eût amené à la maison de cette personne. Le derviche vit un homme aux lèvres pendantes, aux sourcils contractés, et qui était assis d'un air renfrogné. Il ne lui adressa pas un mot, et s'en retourna. L'autre lui dit : « Qu'as-tu fait? » — « Je lui fais grâce de son présent, répondit-il, à cause de sa figure. »

Vers. — « N'expose pas tes besoins à un homme d'un visage dur,[199] parce que tu serais tourmenté par son mauvais naturel. Si tu confies les chagrins de ton cœur, confie-les à une personne dont l'aspect soit déjà de l'argent comptant et te tranquillise. »

QUATORZIÈME HISTORIETTE.

Une année de sécheresse se manifesta dans Alexandrie, de sorte que les rênes de la patience des créatures s'étaient échappées de leurs mains, que les portes du ciel étaient fermées sur la terre, et que les cris des habitants de celle-ci parvenaient jusqu'au firmament.

Vers. — « Il ne resta plus un être animé, parmi les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons et les insectes,[200] dont les cris n'allassent jusqu'au ciel par suite de la disette. Il était surprenant que la fumée des cœurs des créatures ne se rassemblât pas, afin qu'elle devint un nuage et que des torrents de larmes en fussent la pluie. »

Dans cette année il y avait un bardache (puisse-t-il être éloigné de nos amis !) tel que la politesse ne permet pas de le dépeindre, surtout en présence des grands, et qu'il ne convient pas non plus de passer sous silence, par manière de négligence, parce qu'une classe de gens l'imputeraient à la faiblesse de l'esprit de l'orateur. En conséquence, nous nous bornerons à ces deux vers, parce qu'un peu est l'indice de beaucoup, et qu'une poignée est un échantillon d'une charge d'âne.

Vers. — « Si un Tartare tue ce bardache, il ne faut plus désormais tuer de Tartares. Combien de temps sera-t-il semblable au pont de Bagdad, ayant de l'eau sous lui et un homme dessus ! »

Un pareil individu, dont tu viens d'entendre une partie des épithètes, avait cette année-là des richesses immenses. Il donnait de l'or et de l'argent aux nécessiteux et tenait table pour les voyageurs. Une troupe de derviches étaient près de rendre l'âme par excès de pauvreté. Ils formèrent le dessein de se rendre à son invitation, et vinrent me demander conseil. Je leur refusai mon assentiment, et je dis :

Vers. — « Le lion ne mange pas ce qui est à moitié dévoré par le chien, lors même qu'il mourrait de faim dans son antre. Abandonne ton corps à la dernière misère et à la faim, et ne tends pas la main devant un homme vil. Ne regarde pas comme un homme un être sans vertu, quand même il serait un Féridoûn par ses richesses et sa puissance. De la soie peinte et de riches tissus[201] sur un homme indigne, sont comme du lapis-lazuli et de l'or sur une muraille. »

QUINZIÈME HISTORIETTE.

On disait à Hâtim Thâiy : « As-tu vu dans le monde un homme plus noble que toi par ses sentiments, ou en as-tu entendu parler ? « Il répondit : « Certainement ; un jour j'avais immolé quarante chameaux, et j'avais invité des chefs arabes. Je sortis vers un coin du désert, pour quelque nécessité. Je vis un bûcheron qui avait amassé une grande quantité de broussailles, et je lui dis : « Pourquoi ne vas-tu pas au festin d'Hâtim Thaiy, puisque tout un peuple s'est rassemblé à sa table? » Il répondit :

Vers. — « Quiconque mange le pain de son travail, ne contractera pas d'obligation envers Hâtim-Thâiy. »

« Je vis ainsi qu'il m'était supérieur en grandeur d'âme et en générosité. »

SEIZIÈME HISTORIETTE.

Moïse le prophète vit un pauvre qui s'était caché dans le sable à cause de sa nudité, et qui lui dit : « O Moïse ! fais une prière en ma faveur, afin que Dieu me donne des moyens de subsistance, parce que, n'y pouvant plus tenir, je suis sur le point de rendre l'âme. » Moïse fit l'invocation demandée, de sorte que Dieu accorda à cet homme de la richesse. Au bout de quelques jours, lorsque Moïse revint, il le vit prisonnier et ayant un peuple immense rassemblé autour de lui. Moïse demanda : « Qu'est-il arrivé à cet homme? » On répondit : « il a bu du vin, fait du tapage et tué quelqu'un. Maintenant on le conduit au lieu du supplice (litt. de la peine du talion). »

Vers. — « Si le pauvre chat avait des ailes, il ferait disparaître du monde la race des passereaux. »

Vers. — « Arrive-t-il que le faible obtienne la main de la puissance, il se lève et il tord la main des faibles. »

Moïse confessa la sagesse du créateur du monde, lui demanda pardon de sa témérité,[202] et récita le verset : « Si Dieu prodiguait la nourriture à ses serviteurs, ils se comporteraient injustement sur la terre.[203] »

Vers arabe. — « O homme abusé ! qui t'a précipité dans le danger jusqu'à ce que tu périsses? Plût à Dieu que la fourmi ne volât pas! »

Vers. — « Lorsque l'homme vil a obtenu une dignité, de l'argent et de l'or, sa tête nécessairement demande un soufflet. Enfin, un sage[204] n'a-t-il pas mis en circulation ce proverbe : « Il vaut mieux que la fourmi n'ait pas d'ailes. »

Sentence. — « Le père a beaucoup de miel, mais le fils a un échauffement.[205] »

Vers. — « Celui-là qui ne te fait pas devenir riche connaît mieux ton intérêt que toi-même. »

DIX-SEPTIÈME HISTORIETTE.

J'ai vu un bédouin[206] dans une assemblée de joailliers à Basrah. Il racontait cette aventure :

« Une fois j'avais perdu mon chemin dans le désert, et il ne m'était rien resté de mes provisions. J'étais résigné à, mourir, lorsque tout à coup je trouve une bourse pleine de perles. Jamais je n'oublierai mon plaisir et ma joie, parce que je m'imaginais que c'était du froment grillé ; ni aussi mon amertume et mon désespoir, lorsque je reconnus que c'étaient des perles. »

Vers. — « Dans les déserts arides et au milieu des sables mouvants, qu'importe à l'homme altéré qu'il ait dans sa bouche la perle ou bien la coquille qui la renferme? Quelle différence y a-t-il pour l'individu dépourvu de provisions, lorsqu'il est tombé d'inanition, entre l'or et les cauris renfermés dans sa ceinture? »

DIX-HUITIÈME HISTORIETTE,

Un Arabe tourmenté par une soif excessive disait au milieu d'un désert :

Vers arabe. — « Oh ! plût à Dieu qu'avant ma mort je jouisse un jour de mon désir, qu'un fleuve me battit les genoux, et que je ne cessasse pas de remplir mon outre ! »

[207]De même un voyageur s'était égaré dans la vaste plaine, et il ne lui était resté ni force ni nourriture. Il avait quelques drachmes dans sa ceinture. Il tourna longtemps, mais il n'arriva pas au but et mourut de faim. Des gens survinrent et virent des drachmes placées devant lui. Il était écrit sur la poussière :

Vers. — « Quand même il aurait tout l'or le plus pur,[208] l'homme sans provisions ne pourrait faire un pas. Au milieu du désert, pour l'indigent brûlé du soleil un navet cuit vaut mieux que de l'argent brut (litt. cru). »

DIX-NEUVIÉME HISTORIETTE.

Jamais je ne m'étais affligé des vicissitudes de la fortune, et jamais je n'avais contracté mon visage à cause des révolutions du ciel, excepté une fois que mon pied était nu et que je n'avais pas le moyen d'acheter des babouches. J'entrai tout affligé dans la mosquée de Coufah, et je vis un homme qui n'avait point de pieds. Je louai Dieu, je lui rendis grâce de ses bienfaits et je patientai de mon manque de souliers.

Vers. — « Une volaille rôtie, aux yeux d'un homme rassasié, vaut moins qu'une feuille de cresson sur sa table, et pour celui qui n'a ni richesse ni pouvoir un navet cuit est une volaille rôtie. »

VINGTIÈME HISTORIETTE.

Dans une partie de chasse, pendant l'hiver, un roi, accompagné de quelques-uns de ses courtisans, s'éloigna des habitations. La nuit survint et ils aperçurent la maison d'un laboureur. Le roi dit : « Passons la nuit dans cet endroit, afin que nous ne souffrions pas du froid. » Un des vizirs répondit : « Il n'est pas conforme à la dignité des rois de chercher un refuge dans la maison d'un vil paysan : dressons ici une tente et allumons du feu. » Le laboureur apprit cela; il prépara des provisions,[209] les porta devant le sultan, baisa la terre en signe d'hommage, et dit : « La haute dignité du sultan ne serait pas abaissée par cette quantité de mets que je lui offre, et néanmoins on ne veut pas que le rang du laboureur soit élevé. » Son discours fut agréable au roi; l'on se transporta pour la nuit dans sa maison ; et le matin venu, le monarque lui donna un habit d'honneur et de l'argent J'ai appris que le laboureur marcha quelques pas à coté de l'étrier du prince, et qu'il dit:

Vers. — « Rien n'a été retranché de la dignité et de la pompe du sultan, pour la faveur qu'il a faite à la maison hospitalière d'un paysan. Le bout du bonnet du laboureur parvient jusqu'au soleil, puisqu'un sultan comme toi étend son ombre sur sa tête. »

VINGT-UNIÈME HISTORIETTE.

On raconte l'histoire d'un mendiant épouvantable, qui avait acquis d'abondantes richesses. Un roi lui dit : « Il paraît que tu possèdes d'immenses trésors ; il nous est survenu une affaire importante : si tu nous assistes d'une partie de ces richesses, par manière de prêt, celui-ci sera acquitté, lorsque le revenu des provinces arrivera. » Il répondit : « O seigneur ! il ne convient pas à la haute dignité des rois de souiller leurs augustes mains par l'argent d'un pauvre tel que moi, parce que je l'ai amassé petit à petit (litt. grain à grain) » Le roi répondit : « Il n'y a pas d'inquiétude à en avoir : je donnerai cet argent à un Tartare; car le proverbe a dit : Les choses impures aux gens impurs. »

Vers (arabe). — « Ils dirent : la pâte de chaux n'est pas pure; nous avons répondu : « Nous en boucherons les fentes des latrines. »

Vers. — « Si l'eau du puits du chrétien n'est pas pure, j'en laverai un juif mort : quelle crainte y a-t-il ? »

Tai entendu raconter que cet homme refusa d'obéir à l'ordre du roi, qu'il commença à se servir de prétextes et à montrer de l'effronterie. Le roi ordonna qu'on exigeât de lui, par la violence et les menaces, l'objet de sa demande.

Vers. — « Lorsqu'une affaire ne réussit pas par la politesse, elle en vient de toute nécessité à un affront. Quiconque n'a pas pitié de soi-même, si personne ne le ménage, cela convient »

VINGT-DEUXIÈME HISTORIETTE.

J'ai vu un marchand qui avait cent cinquante charges de chameaux et quarante esclaves et serviteurs. Une certaine nuit, dans l'Ile de Kîch,[210] il m'emmena dans sa chambre; et, pendant toute la nuit, il ne cessa de me tenir des discours sans suite. « J'ai, disait-il, tel associé dans le Turkestan, et telle marchandise dans l'Hindoustan ; ce papier est une assignation à toucher sur telle province ; pour telle chose j'ai telle personne pour caution. » Tantôt il disait : « J'ai l'intention d'aller à Alexandrie, parce que l'air y est bon ; » et tantôt il ajoutait : « Non, parce que la mer d'Occident (la Méditerranée) est agitée. O Sadi! j'ai le projet d'un autre voyage. Si celui-là s'accomplit, je m'assiérai dans un coin pour le reste de ma vie, et j'abandonnerai le commerce. » Je lui dis : « Quel est ce voyage? » Il répondit : « Je, veux porter du soufre persan à la Chine, où j'ai entendu dire qu'il a un grand prix, et ensuite de la vaisselle de Chine dans la Grèce, du brocart grec dans l'Inde, de l'acier indien à Alep, du verre d'Alep[211] dans le Yémen et des étoffes rayées du Yémen en Perse. Après quoi je renoncerai aux voyages et je me tiendrai assis dans une boutique. » Il débita tant de ces extravagances, qu'il ne lui resta plus la force de parler. Il dit alors : « Toi aussi, Sadi, parle des choses que tu as vues et entendues. » Je dis :

Vers. — « As-tu entendu rapporter qu'un marchand tomba une fois de sa monture dans le désert,[212] et qu'il dit : « Ou la modération des désirs, ou la poussière du tombeau remplira l'œil avide de l'homme opulent. »

VINGT-TROISIÈME HISTORIETTE.

J'ai entendu parier d'un riche qui était aussi connu par son avarice que Hâtim Thâiy par sa générosité. Son état extérieur était orné par les richesses de ce monde, et sa bassesse d'âme innée était tellement affermie dans son caractère, qu'il n'aurait pas donné un pain pour sauver une âme, qu'il n'aurait pas caressé le chat d'Abou-Horeïrah au moyen d'une seule bouchée, et qu'il n'aurait pas jeté un os au chien des gens de la caverne (les Sept-Dormants). En somme, personne n'avait vu sa maison la porte ouverte, ni sa nappe étendue.

Vers. — « Le pauvre ne sentait que l'odeur de ses mets; la volaille, après qu'il avait mangé son pain, ne ramassait pas une miette. »

J'ai su qu'il avait pris la route de l'Egypte par la mer d'Occident, et qu'il avait roulé dans sa tête des songes de Pharaon, jusqu'à ce que le naufrage l’atteignit.[213] Tout à coup un vent contraire souffla autour du vaisseau, ainsi qu'on l'a dit:

Vers. — « Que fera le cœur, qui puisse convenir à ton caractère chagrin? Le vent favorable ne convient pas en tout temps au vaisseau. »

Cet homme leva la main pour prier et commença à pousser des cris inutiles. Dieu a dit : « Et lorsqu'ils montent sur le vaisseau ils invoquent Dieu.[214] »

Vers. — « A quoi sert-il à l'esclave indigent d'élever vers Dieu la main de la supplication, au temps de la prière, et de la tenir cachée sous l'aisselle, au temps de la libéralité? »

Vers. — « Procure du soulagement au moyen de ton or et de ton argent, et fais-t en toi-même une jouissance. Puisque cette demeure-ci te survivra, prends-en une brique d'argent et une d'or. »

On rapporte que cet individu avait en Egypte des parents pauvres, et qu'après sa mort ils devinrent riches au moyen du reste de ses trésors. Ils déchirèrent leurs vieux vêtements, à cause de son trépas, et ils s'en firent tailler d'autres, d'étoffes de filoselle et de coton de Damiette.[215] Dans cette même semaine je vis l'un d'eux se promenant sur un coursier rapide, pendant qu'un bel esclave courait derrière lui. Je dis en moi-même :

Vers. — « O malheur! Si le mort revenait au milieu de sa tribu et de ses alliés, rendre l'héritage serait plus pénible pour les héritiers que la mort de leur parent. »

A cause de l'ancienne connaissance qui existait entre nous, je lui tirai la manche, et dis :

Vers. — « Jouis, excellent homme, qui as une bonne conduite, puisque ce malheureux a amassé et n'a pas joui. »

VINGT-QUATRIÈME HISTORIETTE.

Un poisson vigoureux tomba dans le filet d'un pêcheur faible, et celui-ci n'eut pas la force de le retenir. Le poisson l'emporta sur lui, enleva le filet de ses mains et partit.

Vers. — « Un esclave partit pour rapporter de l'eau d'un fleuve. L'eau du fleuve arriva et emporta l'esclave. Le filet emportait toutes les fois du poisson; cette fois-ci le poisson s'en est allé et a enlevé le filet. »

Les autres pêcheurs se lamentèrent et firent des reproches à leur compagnon, disant : « Une telle proie est tombée dans ton filet et tu n'as pu la conserver ! » — « O mes amis, répartit-il, qu'y peut-on faire ? C'est parce que le destin n'était pas pour moi, et aussi parce qu'il restait au poisson un jour de vie. »

Sentence. — « Le pécheur qui n'est pas prédestiné ne prendra pas de poisson dans le Tigre, et un poisson dont l'heure n'est pas arrivée ne mourra pas, même sur la terre. »

VINGT-CINQUIÈME HISTORIETTE.

Un homme qui avait les pieds et les mains coupés tua un mille-pieds (scolopendre). Un sage passa près de lui, et dit : « Dieu soit loué! Avec mille pieds qu'il avait, lorsque son heure est arrivée, il n'a pu fuir un homme sans pieds et sans mains. »

Vers.— « Quand l'ennemi qui prend l'âme[216] arrive par derrière, la mort lie le pied de l'homme qui fuit. Dans cet instant où l'ennemi arrive pied contre pied, il ne convient pas de tendre l'arc caïanien. »

VINGT-SIXIÈME HISTORIETTE.

J'ai vu un gros ignorant ayant sur sa poitrine une robe précieuse, sous lui un coursier arabe, et sur sa tête une étoffe de soie,[217] de fabrique égyptienne. Quelqu'un me dit : « O Sadi ! comment trouves-tu cette étoffe de soie brodée, sur la tête de cet animal ignorant? » Je répondis : « C'est une vilaine ligne qui est écrite avec de l'encre d'or. »

Vers (arabe). — « Or un âne (c'est à-dire un ignorant) parmi les hommes, ressemble à un veau qui n'est qu'un corps doué du mugissement. »

Vers. — « On ne peut dire que cet animal ressemble à un homme, excepté par sa robe, son turban et ses traits extérieurs. Cherche dans tout son mobilier, ses possessions et ses richesses, tu ne trouveras aucune chose qui soit licite, si ce n'est de répandre son sang. »

Vers. — « Si le chérif devient pauvre, ne t'imagine pas que son rang élevé soit abaissé. Quand bien même le juif attacherait son seuil d'argent avec des clous d'or, ne pense pas qu'il devienne noble. »

VINGT-SEPTIÈME HISTORIETTE.

Un voleur dit à un mendiant : « N'as-tu pas honte de tendre la main pour une parcelle d'argent devant chaque homme méprisable? » Il répondit :

Vers. — « Il vaut mieux tendre la main pour une parcelle d'argent, que de se la faire couper pour un dâneg et demi.[218] »

VINGT-HUITIÈME HISTORIETTE.

On raconte l'histoire d'un lutteur, qui était réduit à l'extrémité par sa mauvaise fortune et qui se lamentait ^ cause de son grand appétit et de ses moyens restreints. Il porta sa plainte devant son père, et demanda l'assentiment de celui-ci, disant : « J'ai l'intention de faire un voyage ; peut-être que, par la force de mon bras, je me procurerai l'objet de mon désir. »

Vers. — « La vertu et le mérite sont perdus tant qu'ils ne se montrent pas : on place l'aloès sur le feu et l'on broie le musc. »

Le père répondit : « O mon fils ! chasse de ta tête des songes impossibles à réaliser, et tire le pied de la tempérance sous le pan de la robe du salut ; car les sages ont dit : « Le bonheur ne s'acquiert pas en se donnant beaucoup de peine ; le meilleur moyen est de peu s'agiter. »

Vers. — « Personne ne pourra prendre par la violence le pan de la robe du bonheur. C'est se donner une peine inutile que d'appliquer un collyre sur les cils de l'aveugle. »

Vers. — « Quand même il y aurait deux cents vertus à l'extrémité de chacun de tes cheveux, la vertu ne sera pas utile lorsque la fortune sera contraire. »

Vers. — « Que fera l'homme fort dont le sort est malheureux? Le bras de la fortune vaut mieux que celui % de la vigueur. »

Le fils reprit : « O mon père ! les avantages des voyages sont nombreux : ils réjouissent l'esprit, procurent des profits, font voir des merveilles, entendre des choses singulières, examiner du pays, converser avec des amis, acquérir des dignités et de bonnes manières ; ils augmentent les richesses et le gain, font connaître des camarades et éprouver diverses vicissitudes. C'est ainsi que les soufis (ou contemplatifs) ont dit :

Vers. — « Tant que tu resteras[219] dans ta boutique et ta maison, jamais, ô homme vain, tu ne seras vraiment un homme. Pars, promène-toi dans le monde, avant ce jour où tu quitteras le monde. »

Le père répondit : « O mon fils! les profits des voyages, ainsi que tu l'as dit, sont nombreux, mais ils sont accordés à cinq classes de personnes seulement. D'abord à un marchand qui, outre des richesses et de la puissance, a des esclaves remplis de douceur, des jeunes filles ravissantes et des commis actifs. Chaque jour dans une ville, chaque nuit dans une hôtellerie, et à tout moment dans Un lieu d'amusement, il jouira des biens de ce monde. »

Vers. — « Le riche n'est pas étranger dans tes montagnes, ni dans la plaine, ni dans les déserts. En tout lieu où il va, il dresse une tente et dispose un lieu de repos.[220] Mais celui à qui les biens du monde ne viennent pas en aide selon son désir, est étranger et méconnu dans son pays natal. »

« Le second individu à qui il a été fait allusion est un savant, qu'à cause de la douceur de ses discours, de la force de sa parole et de la grandeur de son éloquence, on s'empresse de servir et l'on traite avec honneur, dans quelque lieu qu'il aille. »

Vers. — « L'existence du savant est semblable à l'or par, car partout où il va l'on connaît son rang et sa valeur. Un fils de grand qui ne sait rien ressemble à la monnaie de cuir, qu'on ne prend pour rien dans une autre contrée. »

« Le troisième est un homme d'une belle figure, pour la conversation duquel les sages éprouvent du penchant, dont ils regardent la société comme avantageuse, considérant les services qu'ils lui rendent comme une obligation qu'ils contractent envers lui. Car les sages ont dit : « Un peu de beauté vaut mieux que beaucoup de richesses, parce qu'une figure agréable est le remède des cœurs blessés et la clef des portes fermées. »

Vers. — « Un beau garçon, là où il va, reçoit des honneurs et des respects, quand bien même ses père et mère le chasseraient avec violence. J'aperçus une plume de paon entre les feuillets du Coran, et je dis : « Je pense ce rang (c'est-à-dire cet honneur) au-dessus de ton mérite. » Elle me dit : « Tais-toi ! parce que partout où posera son pied une personne qui a de la beauté, on ne lèvera pas la main contre elle. »

Vers. — « Lorsque dans un jeune garçon il y a de la complaisance et une beauté ravissante, on ne doit pas avoir d'inquiétude si son père se débarrasse de lui. »

C'est une perle; dis donc : « Coquille n'existe pas pour elle. Chacun sera un acquéreur pour la perle incomparable. »

« Le quatrième est une personne douée d'une belle voix, qui, par son gosier semblable à celui de David, arrête l'eau dans son cours et l'oiseau dans son vol. Donc, par le moyen de ce mérite, il s'emparera du cœur des hommes, et les personnes intelligentes désireront sa société. »

Vers (arabe). — « Mon oreille est attentive à la beauté des chansons. Quel est celui qui touche du luth? »

Vers. — « Combien sera agréable pour l'oreille des compagnons enivrés du coup du matin, une voix douce et plaintive ! Une voix agréable vaut mieux qu'une belle figure, parce que celle-ci est le plaisir des sens et cette autre l'aliment de l'âme. »

« Le cinquième est un artisan qui, par le travail de ses bras, obtient des moyens de subsistance, de sorte que son honneur n'est pas gaspillé pour obtenir du pain. C'est ainsi que les sages ont dit :

Vers. « Si un ravaudeur va de sa ville natale chez l'étranger, il ne souffrira pas la misère ni l'affliction. Mais si le roi du Nymrouz (Séistan) tombe de la royauté dans un désert, il se couchera affamé. »

« Les qualités que je viens de décrire sont, en voyage, des motifs de rassurer son cœur, et pour la vie des causes d'agrément. Mais celui qui est dépourvu de tout cela parcourra le monde avec de vaines imaginations, et dorénavant personae n'entendra son nom ni son signalement. »

Vers. — « Toute personne en haine de laquelle les révolutions du globe s'accomplissent, la fortune la dirigera ailleurs qu'à son avantage. Une colombe qui désormais ne doit plus voir son nid, le destin la conduit jusqu'auprès de l'appât et du filet. »

Le fils répondit : « O mon père, de quelle manière contredirai-je la parole des sages qui ont dit : Quoique la portion journalière soit assignée à chacun, s'attacher aux moyens de l'obtenir est une obligation, et bien que le malheur soit décrété par le destin, il est nécessaire d'éviter les portes par lesquelles il arrive. »

Vers. — « Quoique la portion journalière arrive sans aucun doute, la règle de la sagesse, c'est de la chercher. Bien que personne ne meure sans que sa fin soit fixée, ne va pas te jeter dans la gueule du dragon. »

« Avec la force que j'ai je combattrai un éléphant terrible et je lutterai contre un lion formidable. Il convient donc que je fasse un voyage, parce que je n'ai pas la force de supporter plus longtemps le manque de nourriture. »

Vers. — « Lorsqu'un homme est tombé de sa place et de son rang, dorénavant pourquoi s'affligerait-il? Tous les pays sont sa place. Tout riche se retire pour la nuit dans une maison; tout lieu où le pauvre va la nuit est sa maison. »

Il dit cela, demanda à son père sa bénédiction, lui fit ses adieux et partit. Au moment du départ on l'entendit qui prononçait ce vers :

Vers. « L'homme de mérite dont la fortune n'est pas conforme à ses désirs, partira pour un lieu où l'on ignore son nom. »

Enfin il parvint au bord d'une rivière par l'impétuosité de laquelle les pierres roulaient sur les pierres, et dont le bruit se faisait entendre à une parasange de distance (une lieue et demie).

Vers. — « C'était une eau redoutable où l'oiseau aquatique n'aurait pas été en sûreté. Le moindre de ses flots aurait enlevé de ses rives une meule de moulin. »

Le jeune homme vit une troupe d'individus qui étaient assis, chacun moyennant le payement d'une parcelle d'or, dans un bac, et se tenaient prêts à partir. La main du don était fermée chez le jeune homme (c'est-à-dire qu'il était sans argent). Il ouvrit donc la bouche de l'éloge, mais quelques plaintes qu'il fit, ces gens-là ne l'aidèrent pas, et ils dirent :

Vers. — « Tu ne peux sans or exercer ta force sur personne; que si tu as de l'or, tu n'as pas besoin d'employer la force. »

Le marinier inhumain se détourna de lui en riant, et dit :

Vers. — « Tu n'as pas d'or : on ne peut traverser la mer par force. Qu'est-ce que la force de dix hommes? Apporte l'or d'un seul. »

Le cœur du jeune homme fut mécontent de ce reproche, et il voulut en tirer vengeance. Le vaisseau était parti ; il cria donc au batelier : « Si tu te contentes de cette robe dont je suis revêtu, je ne la refuse pas. » Le marinier convoita la robe et fit revenir le vaisseau.

Vers. — « L'avidité ferme (litt. coud) l'œil du sage ; l'avidité conduit l'oiseau et le poisson dans le filet. »

Aussitôt que la main du jeune homme parvint à portée de la barbe et du collet du marinier, il le tira à lui, et le jeta par terre sans aucun respect. Son compagnon[221] sortit du vaisseau, afin qu'il lui donnât du secours; mais il éprouva également la violence du jeune homme, et tourna le dos. Alors on jugea convenable de faire un accommodement avec l'agresseur et de lui remettre le prix du passage.

Vers. — « Lorsque tu vois un conflit, montre de la patience, parce que la facilité de caractère ferme la porte du combat. Emploie la douceur partout où tu vois une dispute; car le cimeterre tranchant ne coupe pas la soie molle. Avec des paroles affables, de la bonté et de la douceur, tu peux faire en sorte de traîner un éléphant avec un cheveu. »

Pour s'excuser de ce qui avait eu lieu, les passagers tombèrent aux pieds du jeune homme, embrassèrent plusieurs fois avec hypocrisie sa tête et son visage, le firent entrer dans le vaisseau et partirent. Ils arrivèrent ensuite près d'une colonne construite par les anciens Grecs (Younan), et qui était restée debout dans l'eau. Le marinier dit : « Il y a une fente dans le vaisseau; il faut donc que celui de vous qui est le plus brave, le plus courageux et le plus fort, monte sur la colonne, et qu'il prenne le câble du vaisseau, afin que nous réparions celui-ci. » Le jeune homme, abusé par l'orgueil que lui inspirait son courage, ne se défia pas de l'ennemi au cœur ulcéré, et n'agit pas d'après la parole des sages qui ont dit : « Si tu as causé un chagrin à quelqu'un, lors même qu'après cela tu lui procurerais cent plaisirs, ne sois pas en sécurité et crains la vengeance de ce seul chagrin; car la pointe du dard sort de la plaie, mais la douleur qu'elle a causée reste dans le cœur. »

Vers. — « Quelle chose excellente Begtach a dite à Khiltach : « Lorsque tu as tourmenté ton ennemi, ne sois pas tranquille. »

Vers. — « Ne te crois pas à l'abri d'avoir le cœur affligé, lorsque par ton fait un cœur sera dans l'affliction. Ne jette pas une pierre contre les murailles d'une citadelle, parce qu'il serait possible qu'une pierre tombât de la citadelle sur toi. »

Aussitôt que le jeune homme eut roulé le câble du navire autour de son bras, et qu'il eut monté sur le sommet de la colonne, le marinier coupa la corde et poussa le navire au large. L'infortuné resta tout stupéfait dans ce lieu-là : pendant deux jours il éprouva le malheur et l'affliction, et supporta la faim. Le troisième jour, le sommeil le prit au collet et le fit tomber dans l'eau. Après un jour et une nuit, il arriva sur le rivage. Un dernier souffle de vie lui étant resté, il se mit à manger des feuilles d'arbres et à arracher des racines d'herbes, de sorte qu'il retrouva un peu de force. Il s'avança dans le désert et marcha jusqu'à ce que, altéré, affamé et n'en pouvant plus, il parvint auprès d'un puits. Il vit une troupe d'hommes qui s'étaient réunis autour de ce puits, et dont chacun buvait une tasse[222] d'eau, moyennant une obole. Le jeune homme n'en avait pas. Il demanda de l'eau, en exposant son manque de ressources, mais on n'eut pas pitié de lui et on le refusa. Il étendit alors la main de la violence,[223] et abattit plusieurs personnes. Mais les autres obtinrent l'avantage, le frappèrent sans le moindre égard et le blessèrent.

Vers. — « Les moucherons, lorsqu'ils sont en grand nombre, attaquent un éléphant, malgré toute l'impétuosité et le courage qu'il possède. Quand la concorde existera entre les pauvres petites fourmis, elles déchireront la peau du lion formidable. »

Conformément à la nécessité, malade et blessé, le lutteur se mit à la suite de la caravane et partit. A la nuit on arriva dans un lieu qui était fort dangereux à cause des voleurs. Le jeune homme vit qu'un tremblement était tombé sur le corps des gens de la caravane, et qu'ils avaient préparé leur cœur à la mort. Il leur dit : « N'ayez pas d'inquiétude ; car me voici parmi vous, moi qui seul combattrais cinquante hommes, et les autres jeunes gens donneront le même secours. » Le cœur des gens de la caravane fut raffermi par cette vanterie : aussi furent-ils joyeux de sa société et le secoururent-ils avec des vivres et de l'eau. L'estomac du jeune homme était en feu par la violence de la faim:[224] il mangea donc quelques bouchées avec avidité et but quelques gorgées d'eau, de sorte que le feu qui le consumait[225] s'apaisa. Le sommeil s'empara de lui, et il s'endormit. Un vieillard expérimenté et qui avait vu le monde était dans la caravane. Il dit : « O mes amis ! je suis plus effrayé de votre escorte que des voleurs; c'est ainsi qu'on raconte qu'un Arabe avait ramassé quelques drachmes. La nuit, seul dans sa maison, il ne dormait pas, de crainte des Loures,[226] Il appela près de lui un de ses amis, afin d'éloigner par la vue de cet homme la frayeur que lui inspirait sa solitude. L'ami passa plusieurs jours dans sa société, tellement qu'il eut connaissance des drachmes ; il les emporta et partit. Le matin on vit l'Arabe dépouillé et se lamentant, et on lui dit : « Qu'est-ce donc? peut-être un voleur t'a emporté ces drachmes. » — « Non, par Dieu, répondit-il, le gardien les a emportées. »

Vers. — « Jamais je ne m'assieds sans craindre le serpent, depuis que je sais quelle est sa nature. La blessure des dents d'un ennemi est d'autant plus mauvaise, qu'il paraît un ami aux yeux des gens. »

« Savez-vous, mes amis, si ce jeune homme n'est pas aussi de la troupe des voleurs, et s'il ne s'est pas introduit par ruse au milieu de nous, afin qu'un moment favorable arrivé, il en donne avis à ses compagnons. En conséquence, je juge convenable que nous le laissions endormi et que nous partions. » Le conseil du vieillard parut juste aux gens de la caravane, et ils conçurent dans leur cœur la crainte du lutteur. Ils enlevèrent donc leur bagage et laissèrent le jeune homme endormi. Il connut son abandon alors que le soleil brilla sur ses épaules ; il leva la tête et vit que la caravane était partie. Le malheureux tourna beaucoup et n'arriva dans aucun lieu. Altéré et privé de nourriture, il plaça son visage sur la terre, se résigna à mourir et dit :

Vers (arabe). — « Qui fera conversation avec moi, maintenant que les chameaux fauves m'ont devancé? Il n'y a point d'ami pour l'étranger, si ce n'est l'étranger lui-même. »

Vers. — « Cette personne emploiera la violence envers les étrangers, qui n'aura pas été beaucoup à l'étranger. »

Il parlait ainsi, lorsqu'un fils de roi, qui, en poursuivant une proie, s'était éloigné de ses gardes et se tenait debout au-dessus de lui, entendit ces paroles et jeta un regard sur sa figure. Il vit que son extérieur était propre et sa situation très pénible. Il lui dit : « D'où es-tu et comment es-tu parvenu dans cet endroit? » Le jeune homme lui répéta une partie de ce qui lui était arrivé. Le fils du roi eut pitié de lui, il lui donna un habit d'honneur et de l'argent et le fit accompagner d'un homme de confiance ; en sorte que le lutteur revint dans sa propre ville. Son père fut joyeux de le voir et rendit grâces à Dieu de sa conservation. La nuit il parlait à son père de ce qui lui était arrivé, savoir l'aventure du vaisseau, la violence du marinier et des villageois et la perfidie des gens de la caravane. Le père lui dit : « O mon fils! ne t'ai-je pas dit au moment du départ : La main de la bravoure est liée, et des griffes aussi acérées que celles du lion sont brisées chez ceux qui sont dans l'indigence. »

Vers. — « Quelle bonne chose a dite ce maître d'armes indigent : un grain d'or vaut mieux que cinquante men (livres) de violence. »

Le fils répondit : « O mon père ! certes tant que tu ne supportes pas l'affliction, tu ne trouves pas de trésor ; tant que tu ne mets pas ta vie en danger, tu ne remportes pas la victoire sur l'ennemi, et tant que tu ne sèmes pas le grain, tu ne récoltes pas de moisson. Ne vois-tu pas, pour ce peu d'affliction que j'ai supporté, quel immense trésor j'ai rapporté, et pour une piqûre d'abeille que j'ai soufferte, quelle grande quantité de miel j'ai obtenue? »

Vers. — « Quoiqu'on ne paisse rien manger en dehors de la portion journalière, il ne convient point d'apporter de la négligence dans sa recherche. »

Vers. — « Si le plongeur craint la gueule du requin,[227] jamais il n'obtiendra la perle précieuse. »

Sentence. — « La meule inférieure d'un moulin n'est pas mise en mouvement; c'est pourquoi elle supporte un fardeau pesant. »

Vers. — « Que mangera le lion rugissant au fond de sa caverne? Quelle nourriture y a-t-il pour le faucon qui est tombé par terre? Si tu veux t'emparer d'une proie dans ta maison, que ta main et ton pied soient comme l'araignée. »

Le père répondit : « O mon fils! pour cette fois, le ciel t'a prêté assistance et la prospérité t'a conduit, de sorte que pour toi la rose est née de l'épine, et que l'épine est sortie de ton pied. Le maître d'un empire est arrivé près de toi » et a usé de générosité envers toi ; il a eu pitié de toi et par sa grande sollicitude, il a remédié à ta triste situation. Une pareille chance arrive rarement, et on ne peut raisonner d'après ce qui est rare. Prends bien garde qu'une autre fois tu ne tournes pas avec cette avidité autour du filet. »

Vers. — « Le chasseur ne rapportera pas une proie chaque fois; il arrivera qu'un jour la panthère le déchirera. »

C'est ainsi qu'un roi de Perse avait une pierre de grand prix à son anneau. Une fois, dans le but de s'amuser, il partit avec quelques-uns de ses courtisans pour se rendre au moçalla[228] de Chiraz. Il commanda qu'on attachât son anneau au-dessus de la coupole d'Adhed-Eddaulah,[229] afin qu'il appartint à celui dont la flèche en traverserait le cercle. Par l'effet du hasard, quatre cents archers qui étaient au service de ce roi lancèrent leurs flèches, et tous manquèrent le but, si ce n'est un jeune garçon qui, monté sur le toit d'un couvent, lançait des flèches de tout coté pour s'amuser. Le vent d'est poussa sa flèche à travers le cercle de l'anneau. On lui accorda la bague, et on lui donna un vêtement d'honneur et de l'argent. Le jeune homme après cela brûla ses flèches et son arc. On lui dit : « Pourquoi agis-tu ainsi? » Il répondit : « Afin que ma splendeur première subsiste. »

Vers. — « Tantôt il arrivera que la saine résolution du sage aux conseils éclairés ne réussira pas. Tantôt il adviendra qu'un jeune homme ignorant lancera par erreur une flèche contre le but. »

VINGT-NEUVIÈME HISTORIETTE.

J'ai entendu conter l'histoire d'un derviche qui s'était établi dans une caverne et avait fermé sa porte aux choses du monde. Aux yeux de son esprit élevé il n'était resté aux rois ni aux sultans ni puissance ni majesté.

Vers. — « Quiconque s'est ouvert la porte des sollicitations sera dans l'indigence jusqu'à ce qu'il meure. Laisse ta convoitise et exerce la royauté sur tes désirs : la tête (litt. le cou) de l'homme sans cupidité sera exaltée. »

Un des rois de ces provinces rendit le commandement suivant : « Nous espérons de la générosité des hommes illustres, qu'ils daigneront partager avec nous le pain et le sel. » Le cheikh y consentit, par la raison que répondre à une invitation était la coutume de Mahomet. Le lendemain le roi alla s'excuser du dérangement qu'il lui avait causé. Le religieux se leva, prit le roi dans ses bras, lui fit des caresses et le complimenta. Lorsque le souverain ne fut plus en vue, un des disciples du cheikh lui dit : « Ces grandes caresses que tu as faites aujourd'hui au roi sont le contraire de ton habitude. Quelle raison y a-t-il en cela? » Le saint homme répondit : « Ne sais-tu pas qu'on a dit :

Vers. — « Quand tu t'es assis à la table de quelqu'un, c'est pour toi une obligation de te lever, afin de lui offrir tes hommages. »

Vers. — « Il est possible que l'oreille, pendant toute sa vie, n'entende pas le bruit du tambour de basque, de la guitare et de la flûte. L'œil se résigne à être privé de la vue d'un jardin, l'odorat passe le temps sans roses et sans narcisses. Si l'on n'a pas de coussin rempli de plumes, on peut dormir une pierre sous la tête. Si l'on n'a pas pour compagne de lit une beauté ravissante, on peut embrasser sa propre main. Mais ce ventre sans vigueur et plein de replis n'a pas assez de patience pour qu'il s'accommode de rien. »

suivant


 

[191] Litt. : « au delà de toi. »

[192] Ces mots renferment une allusion à l'histoire de Joseph, telle qu'elle est racontée dans le Coran. Le maître égyptien de ce patriarche, c'est-à-dire Putiphar, y est désigné par le titre d’Aziz, qui signifie grand, illustre. Voyez le verset 30 du chapitre XII, et Cf. la Chronique de Tabari, trad. par M. L. Dubeux; Paris, 1838, in-4°, p. 210. Sadi s'exprime ainsi dans le Bostân : « Un individu semblable à Joseph par sa piété et son discernement, il faut qu'il devienne vizir (âziz) en quarante années. « Œuvres, édit. de Bombay, p. 12 du Bostân. Voyez encore le même ouvrage, ch. Ier, vers 607, p. 47 (édition de 1828).

[193] Sadi en rapprochant les noms d'Aman et de Pharaon a commis un anachronisme des plus grossiers, et dont nous ne prendrons pas la peine de faire sentir toute l'énormité. Nous ajouterons seulement qu'il a été consacré parmi les musulmans par plusieurs passages du Coran, où Hâmân est représenté comme le vizir de Pharaon. Voyez ch. XXVIII, verset 5 ; en. XL, versets 25, 26 et 39; ch. XXIX, verset 38.

[194] Je lis en un seul mot, et non en deux, comme l'a fait Sémelet, qui traduit en conséquence : « avec les pieds d'un homme son voisin. »

[195] Fondateur de la dynastie des Sassanides ; il régna de 226 à 238 de notre ère.

[196] Coran, ch. VII, verset 29.

[197] A un boucher, les manuscrits D. 292 et 593, les éditions T. et B. et celle de M. Sprenger substituent un fruitier.

[198] Célèbre place de l'Irak arabe ; elle dut son nom de Wâcith ou Mitoyenne, à ce qu'elle était située à égale distance entre Basrah et Koufah. Elle a eu pour fondateur le célèbre Heddjâdj et est actuellement ruinée. Cf. le Mérâssid, t. III, p. 269; et les Voyages d'Ibn-Batoutah, t. II, p. 2 et 3.

[199] Férid-Eddin-Attar dit aussi : « Ne t'adresse pas dans tes besoins à un homme d'une figure sinistre, mais bien à celui qui a un visage agréable. » Pend Nameh, édition de Sacy, p. 95.

[200] Litt. : « les fourmis. »

[201] Sur les étoffes de brocart appelées nessidj, on peut consulter les détails que j'ai donnés ailleurs, principalement d'après Marco Polo. (Fragments de géographes et d'historiens arabes et persans inédits, etc. p. 174, note.)

[202] C'est-à-dire, d'avoir osé le prier en faveur de cet homme.

[203] Coran, XLII, 26.

[204] Les manuscrits D. 593 et l'édition B. nomment ici Platon, Félathoûn.

[205] Une glose arabe, en marge du manuscrit 593 S. G., développe ainsi le sens de ce passage : « Son fils est d'un tempérament échauffé, et il ne saurait lui convenir de manger du miel. C'est pour cette raison qu'il ne lui en donne pas, et non par avarice ni par vilénie. »

[206] A'râby. Comme Aboulféda le fait remarquer (Annales Moslemici, t. II, p, 180), le mot Arab signifie un Arabe en général et son pluriel A'ràb, un Arabe du désert, un bédouin.

[207] Le manuscrit 292 et les éditions T., Sprenger et B. ajoutent ici le mot hicaiet, historiette.

[208] D'après une glose arabe en marge du manuscrit 593, « on appelait dja'féry un grand dinar, célèbre pour la pureté de son or, comme le ducat (ou la piastre) européen dans nos contrées. » Le scoliaste du manuscrit 292 donne en partie les mêmes détails.

[209] D'après le père Raphaël du Mans (Relation de la Perse, manuscrit de la Bibliothèque Impériale, numéro 10.535, folio 35, verso), on appelle ma hazary, les fruits, le lait, le fromage, dont se compose le déjeuner des Persans.

[210] Appelée aussi Kïs par les Arabes (voyez le Mirâssid Alitthilâ, édit. Juynboll, t. II, p. 466 et 529). D'après le géographe persan, Hamd-Allah-Mustaufi, « c'est une île située à quatre parasanges du rivage de Hozoû (voyez le Mérâssid, t. III, p. 317) ; elle a quatre parasanges (cinq lieues)de longueur sur autant de largeur, et l'on y voit une ville du même nom. Il y a dans cette île des champs ensemencés et des palmiers, et c'est là que se trouve la pêcherie des perles. La température de Kîch est extrêmement chaude ; l'eau qu'on y boit est fournie par la pluie, et on la recueille dans des citernes. Dans le Fâris Namèh, Kîch est comptée parmi les dépendances du district d'Ardeschir Khorreh. » Nozhet Alkoloub, manuscrit persan de la Bibl. impér., n° 139, p. 665. Selon sir W. Ouseley (Travels in various countries of the East, t. I, p. 167 et suiv.), « Kîch est une île presque plate et produisant des dattiers, mais non en très grande abondance, parmi lesquels nous pûmes distinguer quelques constructions de misérable apparence. » Zacaria Kazouïny cité par Ouseley (ibid. p. 171), dit que Kîch était le rendez-vous des vaisseaux de la Perse, de l'Inde et de l'Arabie, les marchands la fréquentant dans des vues de commerce. Ibn-Alathir (manuscrit de C. P., t. V, folio 273, verso) fait mention, sous l’année 608 (1211-12), d'une ambassade envoyée par le calife dans l'île de Kïs. Au lieu de Kïs, on lit inexactement Kâs dans l'édition de M. Tornberg, t. XII, p. 156. Le même historien nous apprend (même édition, ibid., p. 199) qu'il existait entre le prince de Kîch et celui d'Ormouz, des guerres accompagnées d'incursions, et que chacun d'eux défendait aux patrons de navires de faire relâcher ceux-ci dans le port de son ennemi. Cet état d'hostilité existait encore du temps de l'écrivain, mort en l'année 1233. Sur l'ile de Kîch, on peut encore consulter d'Anville, dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, édit. in-12, t. LII, p. 39, 40 ; et J. Morier, A second Journey through Persia, p. 33, 34.

[211] Un voyageur persan qui a visité Alep, il y a plus d'un siècle fait la remarque suivante : « Les miroirs connus dans l'Hindoustan sous le nom de glaces d'Alep, ne proviennent pas des manufactures de cette ville, mais y sont apportés d'Europe. » Voyage de l’Inde à la Mekke, par Abdoul-Kerym..., extrait traduit... par Langlès, p. 148. On sait, en effet, que dès le treizième siècle, époque où vivait Sadi, Venise était en possession de fournir de miroirs et de verroteries l'Orient et le nord de l'Afrique, et qu'Alep était un de ses principaux débouchés. Voyez Depping, Hist. du commerce entre le Levant et l'Europe, t. I, p. 103, t. II, p. 323. Chardin observe que les miroirs de verre usités de son temps en Perse, y étaient apportés de Venise, comme aussi les glaces de châssis et les belles bouteilles à prendre du tabac. » T. IV, p. 257; et Cf. ibidem, p. 253. Voyez encore le Commentaire de Soudi sur le Divan de Hafiz (édition Brockhaus, t. I, p. 218).

[212] Les manuscrits Ducaurroy, 292 et 593 et l'édition Gladwin donnent ainsi ce vers : « As-tu entendu ra conter que dans le désert de Ghaour (à l'est du Jourdain), un chef de caravane tomba de sa monture? »

[213] Les mots en italique sont une citation du Coran, ch. X, verset 90.

[214] Coran, XXIX, 65.

[215] Sur les étoffes de coton, de lin et d'autres matières, fabriquées à Damiette, on peut voir M. Francisque Michel, Recherches sur le commerce, la fabrication et l'usage des étoffes de soie, d'or et d'argent, etc., t. I, p. 281-283.

[216] C'est-à-dire Azrâyil, l'ange de la mort.

[217] Kassab. On peut voir sur ce mot une note de M. Quatremère. Hist. des Sultans mamlouks de l’Egypte, t. II, 2e partie, p. 75.

[218] D'après Chardin (t. IV, p. 275), le dâneg était la sixième partie du mithkal ou demi-dragme, et faisait huit grains, poids de carat. Il comprenait quatre grains d'orge. C'était aussi une monnaie pesant douze grains. Cf. le Traité des monnaies musulmanes, trad. de Makrizi, par S. de Sacy; Paris, 1797, p. 9, 61 et 67. On lit dans le Bostân : « Ce méchant ne lui donna ni dinar ni dâneg, » The Works of Sadee, I, folio 128 recto. Cf. le scoliaste du Bostân, sur les vers 60 et 458, du 2e chapitre (page 67 et 88).

[219] Litt. : Tant que tu es en gage.

[220] Une salle de réception, d'audience, bârgâh, d'après les manuscrits Ducaurroy et 593 et les édit. B. et E.

[221] Au lieu du singulier, d'autres textes, et notamment celui de M. Eastwick, p. 122, donnent le pluriel : « Ses compagnons sortirent. »

[222] Le mot charbah désigne ici un vase, une tasse, sens qu'il a souvent en arabe, ainsi que M. Quatremère l'a observé. (Hist. des Sultans mamlouks de l’Égypte, t. II, 2e partie, p. 210, note.) On lit dans le Mérâssid Alitthilâ (édition Juynboll, t. I, p. 49), qu'à Arménâz, petite ville à environ cinq parasanges d'Alep, on fabrique des marmites et des vases, charabât, de couleur rouge et qui ont une bonne odeur.

[223] Je supprime avec le manuscrit 292 les mots « il ne fut pas secondé (de Dieu). »

[224] Quatre manuscrits et les éditions de Tabriz, de Bombay et de MM. Eastwick et Sprenger, ajoutent : et les rênes de la patience étaient sorties de ses mains

[225] Litt. : le démon de son intérieur.

[226] Au lieu de Loûryan, plusieurs manuscrits et l'édit. Sp. portent douzdân, des voleurs. Voyez les mss. D., 593 et sir Gore Ouseley, Notices of persian poets, p. 357. Les Loures ou Lores étaient connus par leurs habitudes de vol et de brigandage. Voyez les Notices et extraits des manuscrits, t. XIII, p. 330 à 332. Leurs descendants actuels, les Feïlis, les Bakhtiaris, les Kuhguelus et les Mamesennis, n'ont pas dégénéré sous ce rapport. Cf. A. H. Layard's : A description of the province of Khutistan, dans le Journal of the royal geogr. society of London, t. XVI, p. 1 à 105, passim et Malcolm, Histoire de la Perse, tr. fr. t. IV, p. 216, 447, 448.

[227] Le mot niheng signifie à la fois crocodile et requin, ainsi que l'ont déjà fait observer sir William Ouseley (Travels, etc., t. I, p. 230), et M. Quatremère (Journal des Savants, 1842, p. 435). Mais, puisqu'il est question dans notre passage de la pêche des perles, il est de toute évidence que niheng doit ici s'entendre du requin et non du crocodile, comme l'a fait M. Sémelet. Ala-Eddin Djoueïny, parlant de la ville de Hérat, s'exprime ainsi : « C'est une forêt dont Kharmîl est le lion et une mer dont il est le « requin ». Djihân Cuchaï, manuscrit persan 36 Ducaurroy, folio 79 recto; et Chéref-Eddin Aly Yezdi dépeint des soldats qui, au moment de la bataille, ressemblaient à des requins dans une mer de sang. Zafer Namèh, apud Charmoy. Mémoires de l'Acad. imp. de Saint-Pétersbourg, VIe série, t. III, p. 189.

[228] Sur cette localité, si vantée par le grand poète lyrique Hafiz. on peut consulter sir William Ouseley, Travels, etc., t. II, p. 6; W. Franklin, Observations made on a tour from Bengal to Persia, London, 1790, in-8°, p. 94, 95. Le terme moçalla, désigne un vaste emplacement situé d'ordinaire dans la campagne, tout près d'une ville, et où le peuple se réunit pour faire la prière en certaines occasions, et en particulier, aux deux beïrâms. On peut consulter là-dessus une savante note de Silv. de Sacy, Chrestomathie arabe, t. I, p. 192. Le géographe turc Hadji Khalfah nous décrit un moçalla qui ressemblait sans doute, sous plus d'un rapport, à celui de Chiraz. « La ville de Tireh, en Asie Mineure, a, dit-il, un moçalla de 200 pas en carré, qui est entouré d'une muraille de pierre. Il a quatre portes auxquelles on monte par dix degrés. Il y a au milieu un bassin avec un jet d'eau qui va toujours. La place de ce moçalla est ornée d'un gazon qui est toujours vert et de quelques arbres. » Voy. Djihân Numâ, trad. d'Armain, apud Vivien de Saint-Martin, Hist. géographique de l’Asie Mineure, t. II, p. 674.