Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
Le poète a achevé l'histoire de Keï Kaous, il va raconter maintenant, d'après d'anciennes traditions, comment Keï Khosrou monta sur le trône et comment il envoya une armée dans le Touran ; et si le maître du ciel m'accorde de la vie et de la santé, je laisserai dans le monde une histoire tirée de cet ancien et glorieux livre. Quand un cyprès, dans un jardin, pousse un rejeton dont la cime verte s'élève au-dessus du toit du palais, l'arbre se réjouit de la hauteur où il le voit atteindre ; ainsi un père qui voit son rejeton prudent et heureux est content du sort de son enfant, dont les œuvres feront le bonheur du monde. Il faut que tu réfléchisses sur trois choses, qui sont au-dessus de toutes les autres ; ce sont les vertus acquises, la naissance et un naturel généreux, et ces trois qualités sont étroitement liées. Comment pourrait-il y avoir des vertus là où il n'y aurait pas de naturel généreux ? et as-tu jamais vu un homme de noble naissance qui ne fût vertueux ? Le naturel est ce que donne la grâce de Dieu ; il fait qu'on s'abstient du mal et qu'on refuse d'y prêter l'oreille. La naissance est ce que donne la race du père, et un tronc pur produit naturellement un fruit pur. Les vertus sont ce que tu acquiers dans le commerce des hommes ; elles te coûtent des efforts et te font souvent plier sous le poids de la fatigue. Ces trois choses constituent l'homme noble, qui seul est digne des grâces de Dieu. Quand tu les possèdes toutes les trois, il te faut encore du sens, il faut que tu connaisses le bien et le mal ; et quand ces quatre qualités sont réunies dans un homme, il peut braver toute douleur, toute fatigue et tout souci, excepté la mort ; car il n'y a pas de remède contre elle, et elle est le plus poignant des maux. Or Keï Khosrou possédait ces quatre qualités, et c'est le sort qui l'avait ainsi formé et envoyé sur la terre.
Lorsque le roi Keï Khosrou fut monté sur le trône, le monde entier se ressentit de son influence. Il était assis sur le trône impérial, portant sur la tête la couronne du pouvoir ; il dispensait à la terre entière la justice, il arrachait la racine de l'iniquité et tous ceux qui étaient nobles, ou maîtres de diadèmes, ou fils de Keïanides, ou rois, ou puissants seigneurs, ou hommes de haut renom, se réunirent auprès de lui. Il n'y eut, sous son règne, personne au monde qui osât se soustraire à sa domination. Par tout où il y avait un lieu désert, il le faisait cultiver ; partout où il y avait des cœurs affligés, il les consolait ; il fit tomber la pluie des nuages du printemps, et purifia la face de la terre de la rouille des soucis ; le monde devint beau comme un paradis, et se remplit de richesses par l'effet de sa justice et de sa générosité ; le bonheur et la confiance régnèrent, et Ahriman fut impuissant à faire le mal.
Les messagers du roi se rendirent auprès des grands, des princes et des héros ; et lorsqu'on sut dans le Nimrouz, à la cour du Sipehdar qui illuminait le monde, que le glorieux Keïanide s'était assis sur le trône du pouvoir, qu'il avait posé son pied sur le firmament de la puissance, Rustem convoqua son armée de tous les points de son royaume, pour aller rendre hommage au roi. Il se dirigea vers la cour de Keï Khosrou, joyeux, entouré d'une grande pompe et accompagné de Zal fils de Sam fils de Neriman, et de tous les grands du pays de Kaboul. C'était une armée qui rendait les plaines noires comme l’ébène, et dont les trompettes déchiraient les cœurs. Zal et son cortège formaient l'avant-garde, et Rustem les suivait avec son drapeau violet.
Lorsqu'on apprit à la cour du roi que Rustem s'approchait, tout le pays se leva pour aller à sa rencontre. Le cœur du roi se réjouit de cette nouvelle, et il dit à son barde : Reste auprès de moi, car Rustem a été le père nourricier de mon père, et c'est lui qui donne au monde l'exemple de toutes mes vertus. Ensuite il ordonna à Guiv, à Gouden et à Thous de se mettre en marche avec des clairons et des timbales ; on battit les tambours sous la porte du palais, et tous les braves se couvrirent de leurs casques ; on alla de toutes les parties du pays à la rencontre de Rustem avec des bannières et des tambours, les Pehlewans et une grande armée s'avancèrent au-devant de lui l'espace de deux journées, et lorsqu'ils aperçurent son drapeau et la poussière que son armée faisait voler jusqu'au soleil, ils poussèrent des cris, sonnèrent des trompettes et battirent les timbales. Guiv, Gouderz et Thous sortirent du centre de leur armée, coururent au-devant de Rustem, et le saluèrent joyeusement. Les héros s'embrassèrent, et le vainqueur des lions demanda des nouvelles du roi. Ensuite ils s'approchèrent de Zal fils de Sam, le cœur épanoui et plein d'allégresse ; ils se rendirent auprès de Faramourz, et se réjouirent de son aspect ; et à la fin ils partirent tous pour la cour du roi, ils partirent pour saluer le maître du glorieux diadème.
Quand Khosrou aperçut le héros au corps d'éléphant, les larmes tombèrent des cils de ses yeux sur ses joues ; il descendit de son trône et salua Rustem, qui baisait la terre devant lui. Il lui dit : O Pehlewan, puisses-tu être toujours heureux ! puisse ton âme être toujours contente ! car tu as servi de père à Siawusch, tu es plein de sens et de discrétion. Ensuite il embrassa Zal Zer, lui prit la main et la porta à son front en pensant à son père Siawusch. Il plaça les héros sur le trône impérial, et invoqua sur eux le nom de Dieu. Rustem le regarda de la tête aux pieds ; il observa sa manière de s'asseoir, de parler et de juger. Son cœur se remplit de sang, ses joues pâlirent, et il parla longuement du sort de Siawusch. A la fin il dit à Khosrou : O roi, tu es pour le monde un souvenir de ton père, et je n'ai jamais vu un prince qui eût autant de dignité que toi et qui ressemblât autant à son père. Ensuite ils se levèrent, firent dresser les tables et apporter du vin, et le maître du monde resta éveillé la moitié de la nuit, en parlant de tout ce qui s'était passé.
Lorsque le soleil eut tiré son épée brillante, et que la sombre nuit se fut enfuie de peur, on entendit dans la cour du roi le bruit des trompettes, et les grands se rendirent auprès du roi. Thous, Gouderz et le vaillant Guiv, Gourguin, Kustehem et Bahram le lion, Rehham et Bijen toujours prêta frapper, Aschkesch le brave, qui avait acquis de la gloire dans les combats, Feribourz fils de Kaous, Zengueh le héros victorieux, tous ces nobles allèrent chez le roi, tous entrèrent dans son palais illustre.
Le jeune roi partit pour la chasse, accompagné de Rustem le Pehlewan renommé et d'un cortège qui obscurcissait le soleil et la lune par l'éclat de ses cuirasses, de ses épées, de ses flèches et de ses casques, et ils tuèrent tant de bêtes fauves que la terre en était jonchée de toutes parts comme un champ de bataille. Il traversa de cette manière tout le pays d'Iran ; il traversa les contrées habitées et les terres incultes, et quand il trouvait un pays inhabité et désert par l'effet de l'injustice, il le repeuplait en donnant de l'argent et des trésors, et jamais il ne se lassa de rendre la justice et de prouver sa générosité. Il s'arrêtait dans chaque ville et y dressait son trône, comme il convient à un roi que favorise la fortune. Il faisait tirer de son trésor des monceaux d'argent, et son or embellissait le monde. Ensuite il se rendait dans une autre ville, toujours buvant du vin, assis sur son troue et ceint de sa couronne, et il continua ainsi jusqu'à ce qu'il arrivât avec son cortège de grands et de nobles à Ader-Abadgan. Il s'y arrêta, tantôt buvant du vin, tantôt lançant son cheval pour aller visiter le temple d'Adergouschasp, où il adorait Dieu devant l'autel du feu, où il invoquait les grâces du Créateur. A la fin ils quittèrent ce lieu et s'en retournèrent auprès de Kaous. Ils s'assirent gaiement à côté de lui et se livrèrent entièrement à leur joie. Le roi finit par s'enivrer du vin qui brillait dans les coupes, et il se lia ta de chercher du repos et du sommeil.
Lorsque le soleil resplendissant eut amené l'aube du jour, et qu'il eut répandu ses rubis sur la terre sombre, Khosrou et Kaous, ces deux rois orgueilleux, dont les traces portaient bonheur, s'assirent avec Rustem et le Destan. Kaous parla de toutes choses, et d'abord d'Afrasiab, en inondant ses deux joues de larmes de sang ; il raconta comment ce Turc avait traité Siawusch, comment il avait dévasté l'Iran, combien de Pehlewans il avait tués, et comment il avait réduit au désespoir les femmes et les enfants des braves. Tu trouveras, dit-il, dans l'Iran, beaucoup de villes saccagées et détruites par sa main. Mais toutes les grâces de Dieu reposent sur toi, tu es puissant, sage et vaillant ; la fortune des Keïanides et ta bonne étoile t'ont doué de qualités plus relevées que celles de tous les rois. Maintenant j'exige de toi un serment solennel et qu'il faut que tu tiennes scrupuleusement. Jure-moi que tu rempliras ton cœur de haine contre Afrasiab, et que tu ne laisseras pas éteindre le souffle de cette flamme par l'eau de l'oubli, que tu ne le regarderas pas comme le père de ta mère, que tu ne te laisseras pas fléchir par lui, et que tu n'écouteras rien en sa faveur ; que les trésors et l'ambition ne te séduiront pas, quelle que soit ta fortune, bonne ou mauvaise ; que ni la massue ni l'épée, ni le trône, ni le diadème, ni ses paroles ne te détourneront. Je vais te dire par quoi tu dois jurer, car qu'y a-t-il de meilleur qu'un conseil pour l'esprit et pour l'âme ? Tu jureras par le maître du soleil et de la lune, par la couronne, le trône, le sceau et le diadème, par le souvenir de Feridoun, par la majesté et les devoirs de la royauté, par le sang de Siawusch et par ton âme, ô roi ! par la grâce de Dieu et la bonne étoile qu'il t'a accordée, que jamais tu ne pencheras vers le mal, que tu ne chercheras d'autre intermédiaire, entre toi et Afrasiab, que le glaive et la massue, que tu humilieras son orgueil, que tu abaisseras sa haute stature. Lorsque le jeune roi eut entendu les paroles de Kaous, il se tourna vers le feu, et, en versant des larmes, jura par Dieu le tout-puissant, par le jour brillant et la nuit noire, par le soleil et la lune, par le trône et le diadème, par le sceau, l'épée et la couronne du roi, que jamais il ne regarderait Afrasiab favorablement, que jamais il ne verrait son visage, même en songe. On consigna ce serment par écrit ; on l'écrivit avec du musc, en langue Pehlewi, sur un rôle royal ; le Destan, Rustem et tous les chefs de l'armée l'attestèrent par le sceau ; et ce document, contenant le serment, les sceaux et les attestations, fut confié à la garde de Rustem. Ensuite ils demandèrent des tables et du vin, et formèrent une assemblée joyeuse. Les grands restèrent sept jours dans le palais de Keï Kaous, écoutant de la musique et buvant du vin. Le huitième jour, le maître du monde se lava la tête et le corps, composa son visage et se rendit au sanctuaire, où il se présenta devant le maître des sphères qui tournent, où il exhala sa piété en adorations. Il y demeura durant la nuit sombre et jusqu'à ce que le soleil parût, en soupirant, en versant des larmes et en disant : kO Dieu unique, distributeur de la justice, Seigneur qui dispenses la bonne fortune et qui guides les hommes ! tu m'as délivré de la gueule du dragon dans les jours de ma jeunesse et quand j'étais sans armée ; tu sais que le maître du Touran n'a pas de conscience et ne craint pas de faire le mal ; les pays habités et les déserts le maudissent ; les cœurs des innocents sont remplis de haine contre lui. Il a dévasté par le feu ce beau pays ; il a couvert la tête des braves de la poussière des soucis ; il a répandu sur la terre, injustement, le sang de Siawusch ; il a déchiré nos cœurs. Les rois tremblent devant lui ; son trône et son diadème sont les fléaux, du monde.
Tu sais que sa nature est méchante, que sa naissance est vile et que c'est un magicien.
Après avoir touché plusieurs fois la terre avec son front et célébré les louanges du Créateur, il s'en retourna à son trône et dit aux Pehlewans qui portaient haut la tête : O mes braves, qui êtes prêts à conquérir le monde et à frapper avec vos épées ! j'ai traversé à cheval le pays d'Iran, d'ici jusqu'au temple d'Adergouschasp. Je n'ai pas rencontré un seul homme heureux, un seul riche, un seul dont les terres fussent bien cultivées ; tous ont été frappés par Afrasiab ; tous les cœurs sont gonflés de sang, tous les yeux inondés de larmes. Il m'a blessé au cœur moi le premier, il a fait souffrir mon corps et mon âme. Le noble roi mon grand-père ne cesse également de pousser des soupirs, et dans tout le pays d'Iran on entend les hommes et les femmes se lamenter sur les-meurtres et les pillages, sur les guerres et les dévastations. Maintenant, puisque vous êtes tous mes amis sincères, puisque vous m'êtes tous dévoués, armons-nous pour venger mon père, délivrons l'Iran de ses maux ; allons tous à la guerre, luttons et combattons comme des léopards. Je changerai l'état du monde, je couvrirai la plaine de montagnes de morts dans le combat des héros. C'est Afrasiab sur qui tombera tout le sang qui sera versé, et qui en sera responsable ; et si quelqu'un des nôtres succombe, il ira demeurer dans le paradis sublime. Que dites-vous ? que me répondez-vous ? Donnez-moi vos conseils qui portent bonheur. Vous savez qu'Afrasiab est fauteur de ces maux, il faut donc songer à le punir et non pas à nous reposer.
Les grands se levèrent le cœur plein d'amertume, et lui répondirent : O roi ! puisse ton âme être contente ! puisse ton corps être toujours exempt de douleur ! Nous sommes à toi corps et âme ; nous ne sommes tristes que de tes pertes, et heureux que de ton bonheur. Nos mères nous ont mis au monde pour mourir, et quoique hommes libres, nous sommes tes esclaves. Lorsque le roi eut reçu cette réponse de Rustem, de Thous, de Gouderz et de tout le reste de l'assemblée, son visage s'épanouit comme la rose ; car jeune lui-même, il se sentait maître d'un empire jeune. Il prononça des bénédictions sur eux, disant : Puisse le monde prospérer sous ces héros !
Le ciel continua de tourner jusqu'à ce que le soleil montra sa face dans le signe de la Vierge ; alors le roi appela de toutes les provinces les Mobeds, et leur adressa des paroles convenables. Il tint fermée pendant deux semaines la porte des audiences, et prépara une nouvelle liste de ses troupes ; le Destour ordonna aux payeurs de lui donner les noms des grands et des petits, et il écrivit les noms des braves selon leur rang et comme il convient pour des Pehlewans. On dressa d'abord la liste des membres de la famille de Kaous, qui comprenait cent vingt Sipehbeds sous le commandement de Feribourz fils de Kaous et oncle du jeune roi. Ensuite on inscrivit quatre-vingts descendants de Newder, tous armés de massues, tous vaillants guerriers, dont le chef était le Sipehbed Zerasp, qui s'occupait en toute chose de leur bien-être ; c'était le plus glorieux des Keïanides, le fils de Thous maître de la massue, de l’épée et des timbales, qui portait le drapeau de Kaweh et rendait brillants le trône et la fortune des Keïanides. Ensuite venait Gouderz fils de Keschwad, dont les conseils maintenaient l’ordre dans l'armée ; il avait soixante et dix-huit fils ou petits-fils, tous cavaliers vaillants dans la montagne et léopards bondissants dans la plaine. Il y avait soixante-trois héros de la race de Guejdehem, dont Kustehem était le chef ; cent cavaliers de là famille de Milad, sous le commandement de Gourguin le victorieux ; soixante et quinze parents de Tewabeh : c'étaient de vaillants cavaliers et les gardiens du trésor du roi, dont le chef et le soutien dans les combats était Barteh. On y voyait encore trente-trois braves combattants avec des javelots, de la famille de Pescheng le gendre de Thous, lequel se tenait dans la bataille au-devant des timbales et dont la tête dépassait celle de tous les guerriers ; soixante et dix parents de Berzin pareils à des lions dans le combat, commandés par Ferhad qui ressemblait dans la bataille à une enclume de fer, et cent vingt braves de la famille de Gourazeh, commandés par lui-même. Enfin, il y avait tant de princes et de Pehlewans d'élite, tant de nobles et de grands couverts de gloire, que le Mobed ne pouvait compter tous ces hommes illustres. On écrivit sur les rôles du roi les noms de tous ceux dont on avait besoin ; ensuite Khosrou leur ordonna de sortir de la ville, de passer la frontière et d'entrer dans les plaines du désert. Il faut, dit-il, qu'à la nouvelle lune le bruit des trompettes et des clochettes indiennes se fasse entendre ; il faut qu'à cette époque vous fassiez la guerre au Touran, et que vous la regardiez comme un plaisir et comme une fête Tous les braves baissèrent la tête jusqu'à terre, tous invoquèrent les bénédictions de Dieu sur lui, disant : O roi puissant et glorieux, tu as rendu sa splendeur à la couronne et à la ceinture impériale ; nous sommes tous tes esclaves, et l'empire est à toi, à toi est le monde, depuis le signe du Bélier jusqu'aux Poissons.
Les troupeaux de chevaux du roi ayant été amenés de leurs prairies par les pâtres et conduits au camp, Khosrou dit : Quiconque sait jeter un lacet, quiconque montre un corps d'airain dans la bataille, qu'il lance son lacet parmi ces chevaux sauvages, qu'il prenne dans le nœud la tête de ces destriers aux pieds de vent Ensuite le victorieux maître du monde s'assit sur le trône d'or, couvert de sa couronne ; il ouvrit ses trésors et dit : Il ne convient pas aux grands d'enfermer leurs richesses ; et dans un temps de guerres, de vengeances et de batailles, il faut prodiguer l'or et les trésors. Je vais donner aux héros tous mes trésors et tous mes trônes, je vais élever jusqu'au soleil les branches de l'arbre impérial. Pourquoi faudrait-il consumer sa vie à amasser de l'or, pendant que les braves en ont besoin ?
Il fit apporter cent robes de brocart de Roum Brodé de pierreries et d'or pur, autant de pièces d'étoffe de poil de castor et de drap d'or, et une coupe remplie de joyaux dignes d'un roi. On plaça tout cela devant le noble Khosrou, et le roi du monde dit à ses guerriers : Voici le prix que j'offre pour la vile tête de Palaschan le méchant, le dragon courageux, qu'Afrasiab a nommé Pehlewan de son armée, et sur la vigilance duquel il se repose. Qui est-ce qui, au jour de la bataille, rentrera dans notre camp à toute bride, chargé de la tête et de l'épée de Palaschan et nous amenant son cheval ? Bijen fils de Guiv se leva sur-le-champ, et déclara qu'il était prêt à tuer ce dragon ; il saisit les étoffes et la coupe d'or remplie de pierreries, appela les grâces de Dieu sur le roi en disant : Puissent tes vœux être toujours exaucés ! et s'en retourna à sa place, la coupe d'or remplie de pierreries dans la main.
Le roi ordonna ensuite au trésorier d'apporter deux cents robes brodées d'or, des étoffes de poil de castor, des brocarts et cent robes de soie, et d'amener deux esclaves aux joues de rose, parées de ceintures magnifiques. Il dit : Si quelqu'un veut entreprendre d'apporter devant moi, ou devant cette noble assemblée, la couronne qu'Afrasiab a posée sur la tête de Tejaou en prenant pour gendre cet homme illustre, je lui donnerai ces présents, et le comblerai d'autres faveurs. Bijen, fils de Guiv, dont la main était puissante dans le combat, se leva de nouveau, prit, à l'étonnement de toute l'assemblée, les esclaves et les présents, rendit grâces au roi, et se rassit en disant : Puisse Keï Khosrou faire fleurir le monde ! Khosrou ordonna au Mobed d'amener dix esclaves portant de belles ceintures, dix chevaux dignes d'un Sipehbed, ornés de brides d'or, et dix femmes voilées et parées ; ensuite le prudent roi du peuple dit : Ces chevaux et toutes ces belles femmes sont à celui qui agira selon mes ordres, lorsque Tejaou sera mis en en fuite, car ce cœur de lion ne vous résistera probablement pas. Tejaou se fait accompagner dans les combats par une esclave, dont la voix apprivoiserait un léopard, dont la joue est fraîche comme le printemps et la stature, élancée comme le cyprès, dont la taille ressemble au roseau et la marche aux mouvements du faisan ; c'est une femme au visage de lune, dont le nom est Ispenoui ; elle est belle comme une Péri, elle ravit le cœur et répand un parfum de musc, son sein est blanc comme le lis, et son nom même exhale un parfum de lis. Or le cavalier qui s'en emparera ne doit pas la frapper de l'épée quand il l’aura atteinte, car un pareil visage n'est pas fait pour un coup d'épée ; il faut qu'il l'entoure du nœud de son lacet comme d'une ceinture, qu'il l'enlève ainsi de cheval et l'attire sur son sein. Bijen mit encore une fois sa main sur son cœur, s'approcha du roi de la terre toujours victorieux, lui rendit grâces et pria pour lui le Créateur du monde. Le puissant roi le regarda avec plaisir, et lui dit : O illustre guerrier ! puisse mon ennemi n'avoir pas pour ami un Pehlewan comme toi ! puisse ton âme brillante ne jamais quitter ton corps !
Puis le roi ordonna au trésorier d'apporter des chambres secrètes du trésor deux coupes d'or qu'on remplit de pastilles parfumées ; on apporta aussi deux coupes d'argent pleines de pierreries, une coupe de topaze pleine de musc, une de turquoise et une de lapis-lazuli, dans lesquelles on versa des grenats et des émeraudes trempés dans du musc et de l'eau de rose. Ensuite on amena dix esclaves parés de ceintures et dix nobles chevaux à la bride d'or, et le roi dit : Tout cela est à celui qui se battra vaillamment contre Tejaou et qui apportera sa tête sur le champ de bataille et devant les braves de l'armée. Guiv fils de Gouderz posa sa main sur son cœur, et se déclara prêt à combattre ce dragon ; on lui amena les beaux esclaves, on plaça devant lui, en bon ordre, les trésors, et il rendit grâces au roi en disant : Puisses-tu ne jamais manquer au trône et au sceau ! Le roi ordonna alors au trésorier de placer devant le trône dix tables d'or, de les couvrir de pièces d'argent, de musc et de pierres fines, et de ranger devant ces tables dix esclaves au visage de Péri et parées de diadèmes et de ceintures ; deux cents pièces de soie et de brocart à figures d'or, une couronne royale et dix ceintures ; ensuite il dit : Ce présent est pour celui qui ne recule pas devant les fatigues quand il s'agit d'acquérir de la gloire et des richesses. Il faut qu'il se rende aux bords du Kasehroud, et qu'il y salue les mânes de Siawusch ; il y trouvera un amas de bois qui a plus de dix lacets de hauteur, et qu'Afrasiab accumula à l'endroit où il traversa le fleuve, pour empêcher que personne ne prit cette route et n'y passât de l'Iran dans le Touran. Il faut donc qu'un des braves de l'Iran y aille, et qu'il mette le feu à cette barricade auprès du Kasehroud, pour qu'une/armée ne puisse se cacher derrière quand nous y livrerons bataille. Guiv dit : Ceci est ma tache, et c'est à moi de brûler cette montagne de bois ; et si une armée s'y oppose, je ne refuserai pas le combat, j'inviterai les vautours au banquet du carnage, Le roi donna toutes ces richesses à Guiv en disant : O glorieux héros de l'armée ! puisse ton épée ne jamais manquer à ma brillante couronne ! puisses-tu toujours être heureux et content ! Il fit apporter incontinent, par le trésorier, cent pièces de brocart de diverses couleurs, choisir dans son trésor cent perles si belles que tu les aurais prises pour de l'eau congelée, amener de l'appartement des femmes cinq esclaves, dont les boucles de cheveux étaient cachées sous des diadèmes, et dit : Ce présent est destiné à celui qui saurait se laisser gouverner par la raison, qui serait brave, prudent, doux de langage, qui ne refuserait pas de lutter contre un lion, qui porterait un message à Afrasiab sans que la peur fit tomber des larmes de ses yeux, et qui m'en rapporterait la réponse. Qui, parmi cette noble assemblée, veut se charger de cela ? Gourguin fils de Milad étendit la main, et se déclara prêt à se mettre en route ; le roi lui donna les esclaves, les robes brodées d'or et les pierreries royales, et Gourguin le bénit en disant : Puisse la raison être toujours la compagne de l'âme de Khosrou !
Cependant la terre était devenue noire comme l'aile du corbeau, et le flambeau de la lune s'était levé derrière les montagnes ; le roi s'en retourna dans son palais, et les grands partirent pour leurs demeures..
Aussitôt que le retour du jour eut couvert les montagnes d'une teinte de sandaraque, et que la voix du coq se fut élevée vers les nues, Rustem, accompagné de Zewareh et de Faramourz, se rendit auprès du roi et lui parla de l'Iran, du trône et de la couronne, et ils délibérèrent sur toute chose, grande et petite. Rustem dit au roi de la terre : O illustre et glorieux roi ! autrefois le Zaboulistan comprenait une province qui avait fait partie des domaines de Tour, mais dont Minoutchehr avait expulsé les Turcs. C'est un beau et magnifique pays. Depuis que Kaous est devenu vieux et faible, et qu'il a perdu sa valeur, sa dignité et sa gloire, on y paye le tribut et les redevances au roi du Touran, et personne n'y jette plus un regard vers l'Iran. C'est un pays riche et qui abonde en éléphants ; ses habitants sont malheureux sans l'avoir mérité, car on ne cesse de les piller, de les tuer et de les envahir, de sorte qu'ils sont prêts à se révolter contre l'autorité du roi du Touran ; or le royaume d'Iran est à toi, tout t'appartient, depuis le pied de la fourmi jusqu'à la griffe du lion, et il te faudrait envoyer dans ce pays une puissante armée sous un vaillant Pehlewan, pour que les habitants payent au roi le tribut qui lui est dû, ou qu'ils apportent leurs têtes devant son trône. Quand cette province nous sera soumise, nous désolerons le pays de Touran. Le roi lui répondit : Puisses-tu vivre à jamais ! Ton conseil est bon ; compte combien il faut de troupes, et choisis-les parmi cette armée glorieuse. Une province qui tient aux frontières de ton pays vaut bien que tu la convoites. Confie à Faramourz une grande armée, digne de lui et composée de braves. Il conduira à bonne fin cette entreprise, et son hameçon s'attachera au gosier des crocodiles. La joue du Pehlewan brilla de joie à cette réponse, il rendit grâces au roi, et Khosrou ordonna à son chambellan de faire apporter des tables, des mets et du vin, il fit venir des chanteurs, et se livra au plaisir d'entendre leurs voix de rossignol.
Lorsque le soleil, dans sa splendeur, se fut levé derrière les montagnes, et que les chanteurs furent fatigués, on entendit sous la porte royale le bruit des tambours, et l'armée forma ses rangs devant le palais. On suspendit au dos des éléphants les timbales d'airain, on sonna de la trompette, on dressa sur un éléphant le trône du roi, et ce rejeton de l'arbre impérial commença de porter du fruit. Khosrou parut et monta sur son éléphant, la tête couverte d'un diadème de pierreries, ayant au cou une chaîne de pierres fines dignes d'un roi, tenant dans la main une massue à tête de bœuf, portant aux oreilles deux boucles incrustées de perles et de rubis, aux bras, deux bracelets de rubis et d'or, et ceint d'une ceinture de perles, d'or et d'émeraudes. Il fit avancer jusqu'au centre de l'armée son éléphant couvert de caparaçons et de clochettes d'or. Il tenait dans sa main une coupe dans laquelle se trouvait une balle, et le bruit de l'armée s'élevait jusqu'à Saturne. Le roi ayant posé la coupe sur le dos, de son éléphant de guerre, jeta la balle dedans, et le monde se couvrit de flots d'hommes, semblables aux flots bleus de la mer ; la terre devint noire et le ciel s'obscurcit sous cette masse d'épées, de massues, de timbales et de poussière : on aurait dit que le soleil était pris dans un lacet, ou que la voûte du ciel était couverte d'eau. L'œil du spectateur distinguait les rênes brillantes des chevaux, et le ciel et les étoiles voyaient de près les pointes des lances ; quand l'armée défila, escadron par escadron, tu aurais dit que c'étaient des vagues que jetait la mer. On porta, du palais dans la plaine, les tentes du roi, et la voûte du ciel fut ébranlée par le bruit des armes. Du moment où le roi illustre, assis sur son éléphant, eut jeté la balle dans la coupe, et qu'il se fut ceint pour le départ, aucun prince dans le monde n'aurait osé s'asseoir autre part qu'au seuil de la porte impériale.
Voici donc comment l'illustre Khosrou, entouré des grands de l'empire, commença son règne. Il se tenait dans la large plaine, assis sur son éléphant, pour faire défiler devant lui son armée. Le premier qui parut et qui passa devant le nouveau maître du monde fut Feribourz, tenant une épée et une massue, portant des bottines d'or, et suivi d'un drapeau à figure de soleil. Il était assis sur un destrier couleur isabelle et avait roulé son lacet autour du crochet de la selle. Lorsque ce prince fort de membres, haut de stature et d'un maintien royal passa devant Khosrou avec ses troupes couvertes d'or et d'argent, le roi du monde le salua, disant : Puisses-tu conserver la puissance et la dignité qui sont l'apanage des grands ! puisse ta fortune être toujours victorieuse ! puisse chaque jour de ta vie être une fête de Nourouz ! puisses-tu partir en bonne santé et revenir sans fatigue auprès de nous !
Gouderz fils de Keschwad, dont la sagesse faisait prospérer le monde, suivit Feribourz. On portait derrière lui un drapeau orné d'une figure de lion, dont les griffes s'appuyaient sur une massue et sur une épée. A sa gauche marchait le vaillant Rehham, à sa droite le fier Guiv, et derrière lui Schidousch, lequel tenait ce drapeau à figure de lion qui jetait sur la terre une teinte violette, et était suivi par des milliers de braves à cheval et armés de longues lances. On portait derrière Guiv un drapeau noir et à figure de loup, que ses troupes entouraient. Le drapeau de l'ambitieux Rehham, dont la pointe s'élevait jusqu'aux nues, se distinguait par une figure de tigre. Gouderz avait soixante et dix-huit fils ou petits-fils qui couvraient la plaine ; chacun d'eux était suivi par un drapeau différent, et tous étaient des hommes de cœur, armés d'épées et portant des bottines d'or : on aurait dit que Gouderz était le maître de la terre, que la tête des grands était soumise à son épée. Lorsqu'il s'approcha du roi, il bénit plusieurs fois son trône et sa couronne, et le roi le salua, lui, Guiv et son armée. Après Gouderz vint Kustehem, le fils du prudent Guejdehem, qui tenait dans la bataille une lance en main, que son arc et sa flèche de bois de peuplier ne trahissaient jamais, et dont le bras faisait voler des flèches qui perçaient des rochers et des enclumes. Il s'avançait à la tête d'une troupe nombreuse, choisie, armée de massues et d'épées, et couverte d'ornements précieux ; il marchait sous une bannière à figure de lune, dont la pointe brillante louchait les nues. Il offrit ses hommages au roi, et Khosrou le regarda avec plaisir.
Après Kustehem défila Aschkesch à l'esprit pénétrant, au cœur sage, à l'âme tendre ; c'était un héros de la famille de Kobad, fier, calme et noble ; il était accompagné des braves de Cutch et du Beloudjistan, qui sont avides de combats comme des béliers, qu'on n'a jamais vus fuir et qui sont toujours armés jusqu'au bout des doigts. Ils portaient haut dans l'air un drapeau orné d'une figure de tigre, qui semblait faire pleuvoir des coups de griffe. Aschkesch félicita le roi sur l'heureux changement de son sort, et Khosrou le regarda du haut de son éléphant, lui et son armée, dont les rangs couvraient un espace de deux milles, il le reçut fort gracieusement et bénit ce favori du sort et son pays fortuné. Après lui vint Ferhad l'illustre, qui était l'ordonnateur de l'armée de Khosrou, et qui, semblable à un père nourricier, la conduisait partout à la bataille. Il marchait sous une bannière à figure d'antilope, dont l'ombre tombait sur sa tête. Ses braves avaient tous des épées indiennes, des cuirasses du Soghd et des selles du Touran ; c'étaient tous princes de la famille de Kobad, que la grâce de Dieu et leur droiture protégeaient. Leurs joues resplendissaient comme la lune, ils brillaient sur le champ de bataille comme le soleil. Quand Ferhad aperçut le trône brillant, il rendit hommage au jeune roi.
Derrière Ferhad s'avança en bondissant un brave et illustre cavalier qui ressemblait à un lion mâle, Gourazeh, le chef de la race de Guiv, avide de combats. Il avait une bannière à figure de sanglier, et conduisait une troupe adroite à manier le lacet et prête à combattre. Il arriva à l'endroit de la large plaine où le roi se tenait, salua Khosrou et passa. Le roi le regarda avec bienveillance et vit avec approbation les lacets enroulés et suspendus aux selles. Après Gourazeh vint le terrible Zengueh fils de Schaweran, à la tête de ses braves pleins d'arrogance. On portait derrière lui un drapeau à figure d'aigle royal. Il s'avança, semblable à une montagne de fer, et bénit le roi et sa haute stature, son épée et son sceau. Tous les braves qui venaient du pays de Baghdad, et qui tous étaient armés de lances et d'épées d'acier, défilèrent sous le drapeau à l'aigle royal et devant le roi, assis sur son éléphant.
Après lui vint le vaillant Faramourz, armé d'une massue, plein de dignité et de noblesse ; il était accompagné d'éléphants, de timbales et de guerriers nombreux, tous avides de combats et pleins de fierté, qui venaient du Kaschmir, du Kaboul et du Nimrouz, qui portaient haut la tête et remplissaient le monde de leur gloire. Il avait un drapeau pareil à celui de son père Rustem, le plus glorieux des héros, et portant une figure de dragon à sept têtes : on aurait dit un dragon qui venait de rompre ses liens. Faramourz s'avança, semblable à un arbre chargé de fruits, et rendit hommage au roi, dont le cœur se réjouit à son aspect, et qui lui donna beaucoup de conseils, en disant : Celui que le héros au corps d'éléphant a élevé doit porter haut la tête, quelle que soit l'assemblée où il se trouve. Tu es fils de Rustem à l'esprit vigilant, tu es de la famille de Zal, de Sam et de Neriman ; l'Inde t'appartient, et depuis Kanoudj jusqu'au Séistan, tout est à toi. N'afflige ni ne persécute ceux qui ne t'attaquent pas ; sois toujours l'ami des pauvres ; sois toujours généreux envers les tiens ; examine bien qui est ton véritable ami, qui est sage et qui peut dissiper tes soucis. Répands les trésors et sois actif, et ne dis pas : Demain ! car le jour de demain pourrait te porter malheur. Je t'ai confié le pouvoir, exerce-le, mais ne combats jamais sans nécessité. Ne sois pas avide de richesses dans ta jeunesse, et ne lèse jamais celui qui ne t'a pas lésé. Ne te fie pas à ce monde trompeur ; il est tantôt couleur de sandaraque, tantôt couleur d'ébène. Songe à laisser après toi un nom glorieux, prends garde que ton cœur ne se déprave au contact des hommes. Mes jours et les tiens finiront, et le ciel qui tourne compte tes respirations. Aie soin de maintenir ton âme en paix, ton corps en bonne santé, et ne perds jamais de vue le vrai but de la vie ! Puisse Dieu le créateur t'accorder sa grâce ! puisse la tête de tes ennemis se remplir de fumée ! Faramourz ayant écouté les conseils du nouveau maître du monde, descendit de son destrier ardent, et offrit au jeune roi ses hommages, disant : et Puisses-tu croître comme la nouvelle lune ! Il baisa la terre en se prosternant devant le roi, ensuite il partit pour sa destination lointaine. Rustem, dont l'âme se consumait de douleur à cause de son départ, l'accompagna l’espace de deux farsangs, lui donnant des conseils sur les guerres et les fêtes et sur sa conduite, et exprimant l'espoir que le sort lui serait favorable ; ensuite il le quitta tout soucieux et s'en retourna du désert vers ses tentes.
Le roi, pendant ce temps, était descendu de son éléphant de guerre, était monté sur un cheval rapide et rentré dans son camp, le cœur plein de bienveillance, la tête pleine de pensées sages ; lorsque Rustem s'approcha, Khosrou fit apporter du vin, vida une grande coupe et lui dit : Le sage ne parle jamais du lendemain. Tu as encore beaucoup de moyens d'être heureux. Où est maintenant Tour ? où sont Selm et Feridoun ? Ils ont disparu, et la poussière les couvre. Pourquoi courir, travailler, amasser des richesses et étouffer dans notre cœur tout autre désir ? A la fin il ne nous reviendra de tout cela que le tombeau, auquel personne ne peut échapper. Egayons la sombre nuit avec nos coupes, et quand le jour brillant sera venu, il comptera nos pas. Causons jusqu'à ce que Thous fasse sonner des trompettes et battre les tambours et les timbales. Nous verrons à qui le ciel qui tourne tendra, dans cette lutte, sa main secourable. L'homme fait des efforts, mais à quoi servent-ils ? car il ne peut arriver que ce qui a été décrété dès le commencement. Le bonheur et le malheur passent sur notre tête ; mais pourquoi le sage s'on inquiéterait-il ? Si Dieu le créateur nous est en aide, nous vengerons le sang de mon père.
Un prince qui est noble et brave ne doit pas confier-son armée à un ennemi, car celui-ci, par sa jalousie, ferait couler des larmes des yeux du prince, des larmes pour lesquelles le médecin n'a pas de remède. Un rejeton d'une famille puissante, qui reste éloigné du pouvoir, finit toujours par devenir mécontent ; et un roi n'agit pas selon la raison, quand il donne le nom d'ami à un homme qui ne le sert qu'à contrecœur, et à qui pèse la nécessité de se conformer à la volonté d'un autre ; car cet homme n'aura aucune bonté d'âme, et son cœur sera déchiré par l'ambition, quand même le ciel satisferait tous ses désirs et qu'il le traiterait avec prédilection. Le sage ne peut vraiment mettre au rang des hommes que ceux que la raison gouverne entièrement. Quand tu auras entendu jusqu'à la fin l'histoire que je vais raconter, tu connaîtras la nature d'un méchant.
Lorsque le soleil se fut montré dans toute sa grandeur, qu'il eut occupé sa place sur le trône des deux, qu'il eut foulé aux pieds le signe du Bélier, et qu'il eut rempli le monde d'une lumière dorée comme le vin, le bruit des tambours, des clairons et des timbales se fit entendre sous la porte des tentes de Thous ; tout le pays fut plein de tumulte, l'air retentit de voix, le hennissement des chevaux et le son des clairons de l’armée firent trembler la terre, la face du soleil et de la lune s'obscurcit, et le cliquetis des armes et les cris des éléphants remplirent le monde comme les flots remplissent l’Indus. L'air était rouge et jaune, bleu et violet ; l'étendard de Kaweh brillait, et les cavaliers de la famille de Gouderz l'entouraient. Keï Khosrou parut sous la porte de l'enceinte de ses tentes, portant un diadème et précédé par des trompettes ; et Thous se mit en marche, suivi du drapeau de Kaweh et des guerriers illustres aux bottines d'or. Les grands de la famille de Newder qui ambitionnaient la possession du monde marchaient à la tête de l'armée, parés de colliers et de diadèmes, et s'approchaient du roi en faisant bondir leurs chevaux. Thous se tenait sous un drapeau sur lequel on voyait une figure d'éléphant et dont la pointe dorée s'élevait jusqu'aux nues, et tous ceux qui étaient de la famille de Minoutchehr avaient le cœur et l'âme remplis d'affection pour lui. Ils s'avancèrent semblables à un nuage noir, et le soleil et la lune cessèrent de briller. Lorsque toute l'armée se fut approchée du roi, marchant bruyamment sous ses drapeaux et couvrant la plaine de casques, le roi ordonna au Sipehbed de lui amener les chefs illustres de ses troupes.
Le prudent roi leur dit : Le Sipehbed Thous commande l'armée, il tient le drapeau de Kaweh, il faut que vous obéissiez à ses ordres. Il remit à Thous, devant les braves, un sceau, le nomma leur chef et leur guide, et lui dit : Ne manque pas à ton devoir envers moi, respecte mon autorité et mes injonctions. Il ne faut pas faire de mal à qui que ce soit sur la route, telle est la loi de la royauté. Ne souffre pas qu'un vent froid atteigne le cultivateur et l'artisan, ni ceux qui ne sont pas ceints pour la guerre ; ne combats que ceux qui combattent ; ne fais pas de peine à ceux qui n'en font pas aux autres, car ce monde passager ne reste à personne. Ne passe dans aucun cas par Kelat, car si tu prends ce chemin, tu en souffriras. Puissent les mânes de Siawusch briller comme le soleil ! puisse l'autre monde être pour lui un séjour plein d'espérance ! Il a eu un fils de la fille de Piran, qui d'après les ordres de son père ne s'est montré que rarement parmi les hommes. C'est mon frère, il me ressemble beaucoup, il est jeune, né dans la même année que moi, et a été élevé dans le bonheur. Il demeure avec sa mère à Kelat, c'est un homme puissant, plein de majesté et entouré de braves. Il ne connaît personne dans l'Iran, pas même de nom, et il ne faut pas diriger la bride de vos chevaux de son côté ; il a une armée et des guerriers illustres, et réside sur une montagne où no conduit qu'une route difficile et étroite ; c'est un brave et vaillant cavalier, d'un naturel généreux et d'une complexion robuste. Il faut donc que tu prennes le chemin du désert, car malheur à toi si tu blesses la griffe du lion. Thous répondit au roi : Puisse le sort ne jamais contrarier ta volonté ! Je prendrai le chemin que tu me prescris, car tes ordres ne peuvent conduire qu'au bien.
Thous partit sur-le-champ, et le roi s'en retourna à son palais avec Rustem, qui lui était dévoué. Il forma autour de lui une assemblée, où se trouvaient Rustem, des héros, des Mobeds, des princes et des sages, et leur parla longuement d'Afrasiab, de ce qu'il avait souffert de lui, et des tourments qu'avait endurés son père. Cependant l'armée marchait de station en station, jusqu'à ce qu'elle arriva à l'endroit où le chemin se partageait en deux branches, dont l'une conduisait à un désert aride et sans eau, l'autre à Kelat et à Djerem, On y arrêta les éléphants qui portaient les timbales pour attendre l'arrivée du Sipehdar Thous, qui devait décider lequel des deux chemins il voulait que prît l'armée. Lorsque Thous, qui s'avançait sans se presser, fut arrivé auprès des chefs de l'armée, on parla de ce chemin dépourvu d'eau et aride, et Thous dit à Gouderz : Quand la poussière de ce désert aride serait de l'ambre et le sol du musc, nous aurions néanmoins besoin d'eau et d'un lieu de repos après une longue et pénible journée. Il vaut donc mieux prendre la route de Kelat et de Djerem, en emportant avec nous de l'argent et de For, et nous arrêter à Kelat, car nos troupes voudront se reposer. Nous y trouverions à droite et à gauche des pays cultivés et arrosés, pourquoi irions-nous chercher le désert et les fatigues ? J'ai fait un jour la route du désert avec Guezdehem qui me guidait, et ce long chemin nous fatigua beaucoup, quoiqu'il n'y ait que peu de montées et de descentes ; il vaut donc mieux que l'armée suive l'autre route, où nous n'aurons pas à mesurer la longueur du désert et à compter le nombre des farsangs. Gouderz lui répondit : Le roi illustre t'a nommé chef et guide de cette armée, mais je te conseille de nous faire prendre la route qu'il a indiquée, car il ne faut pas que nous ayons à souffrir du choix que tu veux faire. Le cœur du roi en serait blessé, et l'armée se ressentirait de sa colère. Thous lui dit : O noble héros ! ne t'inquiète pas de cela ; le roi ne sera pas mécontent, ne fais donc pas de ce souci le compagnon de ton âme. Il dit, et ordonna à l'armée d'avancer et de prendre le chemin de Kelat et de Djerem. Il ne tint pas compte des ordres de Khosrou, mais tu verras quel orage finit par éclater sur lui.
Firoud apprit que la face brillante du soleil obscurcie, et que les pieds des dromadaires et des éléphants soulevaient une poussière qui roulait sur la terre comme les flots de la mer. Tokhareh lui dit : O jeune héros ! si tu ne sais ce qui advient, apprends que c'est l'armée de ton frère qui se dirige du pays d'Iran vers le Touran pour venger ton père. Elle marche sur Kelat, mais je ne sais où elle livrera bataille. Lorsque le jeune homme, qui n'avait pas d'expérience, entendit ces paroles, son cœur se remplit de douleur et son esprit se troubla ; il ôta les barres qui fermaient la porte du château, sortit et fit le tour de la haute montagne ; il ordonna d'attacher tous ses chameaux, ses troupeaux de bétail et de chevaux qui erraient dans les pâturages, de n'en laisser aucun dans la montagne et dans la plaine, de leur faire prendre la route du mont Siped et de les conduire dans le district d'Anbouh.
Ensuite il s'en retourna, referma la porte du château et s'assit sur un rempart escarpé. Lorsque le son des trompettes commença à monter de Djerem jusqu'à lui, et que le monde se couvrit d'une poussière noire comme l'ébène, qui venait du côté de Meyem, il aperçut Djerireh du haut du rempart, et son cœur battit de terreur en pensant à cette armée. Djerireh était la mère de Firoud, et son âme ne cessait de regretter Siawusch. Le jeune Firoud accourut auprès de sa mère et lui dit : O reine des reines ! il arrive de l'Iran ne armée accompagnée d'éléphants et de timbales, et conduite par le fier Thous. Quelles précautions m'ordonnes-tu de prendre ? car il ne faut pas qu'elle puisse nous attaquer. Djerireh lui dit : O toi qui es toujours prêt pour le combat, puisses-tu ne voir jamais un jour plus malheureux que celui-ci ! Il y a dans l'Iran un nouveau roi, qui est toa frère, Keï Khosrou le prudent maître du monde ; il connaît bien ton nom et ta parenté, car vous venez du même sang et du même père, de Siawusch, qui était un roi comme la terre n'en a jamais vu, et que le monde ne peut assez célébrer. Piran m'a donnée à lui la première, car il ne voulait s'unir à aucune autre femme du pays de Touran. Ainsi tu es de naissance illustre et royale, du côté du père et de la mère ; et quand ton frère entreprend de venger Siawusch et de glorifier ses mânes, il te convient de lui servir d'avant-garde, de saisir tes armes et de combattre. Que ta poitrine se couvre donc d'une cuirasse de Roum, que ton cœur se gonfle d'impatience, que ta tête se remplisse d'ardeur ! Quand ton frère veut se venger de son grand-père, la bataille te sied mieux que la ruse ; car il faut que les léopards gémissent de notre deuil, que les crocodiles sortent de la mer en poussant des cris, et que les oiseaux dans les airs et les poissons dans l’eau maudissent Afrasiab. Jamais il n'y a eu dans le monde un roi aussi noble, aussi brave, aussi heureux, d'aussi haute naissance, aussi glorieux, aussi majestueux, aussi intelligent, aussi juste que Siawusch. Toi, qui es fils d'un pareil roi, qui es de la famille des Keïanides et qui en as la mine, ceins-toi pour venger ton père, montre-toi digne de ta race et de ta naissance. Va reconnaître cette armée pour voir qui est leur chef, qui est le plus glorieux parmi ces grands. Va, et appelle tes braves ; étale sur les tables du palais des épées, des casques, des caparaçons, des cottes de mailles et des poignards indiens que tu donneras en présent. Ton frère vaut bien toutes les richesses du monde ; ne laisse pas à un étranger la gloire de cette vengeance et la place due à ton rang ; mets-toi à la tête de cette armée ; tu es un jeune vengeur, et Khosrou est un jeune roi.
Firoud répondit à sa mère : À qui parmi eux faut-il que je m'adresse ? qui d'entre ces héros qui portent haut la tête doit être mon soutien au jour de la bataille ? Je n'en connais aucun, pas même de nom, comment pourrais-je leur envoyer mes salutations et mes messages ? Djerireh dit à son aillant fils : Quand tu verras de loin la poussière que soulève leur armée ; tâche de reconnaître parmi ces braves un héros comme Bahram ou Zengueh fils de Schaweran, demande à quelles marques on peut distinguer ces deux guerriers, car ni toi ni moi ne devons avoir de secrets pour eux. Puisses-tu vivre à jamais et glorieusement ! Puissent briller les mânes de Siawusch ! Bahram et Zengueh ne quittaient jamais ton père ; ils étaient de puissants seigneurs, et lui était roi. Pars avec Tokhareh, mais sans cortège, et ne méprise pas mes conseils ; le vaillant Tokhareh t'indiquera les marques qui distinguent les héros et les braves au sujet desquels tu l'interrogeras, car il connaît les grands et les petits de l'Iran, et te fera connaître les pâtres et les troupeaux. Firoud lui répondit : O ma mère chérie ! tes conseils sont le salut de ta famille et de tous ceux qui t'entourent.
Une vedette, qui revenait de son poste, s'approcha de Firoud et lui annonça que l'armée des Iraniens remplissait la plaine, la vallée et la montagne, que le soleil était voilé par la poussière, et qu'on ne voyait que drapeaux, éléphants et hommes de guerre, depuis le défilé qui menait au château jusqu'au bord du Gang.
Tokhareh et Firoud sortirent en toute hâte ; la tête du jeune prince était troublée, et son étoile s'éclipsait ; car quand le ciel qui tourne au-dessus de toi prend une voie défavorable, ni ta colère ni ta douceur ne peuvent te sauver. Firoud dit à Tokhareh à la voix douce : Ne me cache rien de ce que je te demanderai ; quand tu reconnaîtras un grand accompagné d'un drapeau, ou un héros qui porte une massue et des bottines d'or, dis-moi son nom, indique-moi tous ceux qui te sont connus parmi les Iraniens. Ils choisirent une haute montagne d'où ils pouvaient voir l'armée. Il y avait tant de casques d'or, de boucliers, de massues et de ceintures d'or, que tu aurais dit qu'il ne restait plus d'or dans les mines, et qu'un nuage était venu et avait versé des pierres précieuses. Le bruit des tambours qui montaient entre les deux montagnes était tel, que le cœur du vautour qui volait dans les airs en tremblait. Il y avait trente mille hommes armés de boucliers et d'épées, qui s'avançaient bravement en ordre de bataille. Tokhareh et Firoud restèrent stupéfaits à l'aspect d'une si grande armée et d'un tel appareil de guerre.
Lorsque le Destour eut regardé l'armée, le prince lui adressa la parole, et le savant Tokhareh répondit : Je vais t’apprendre ce que tu ignores. Sache donc que ce drapeau à figure d'éléphant et ces cavaliers à l'épée bleue forment la suite du Sipehbed Thous, qui est acharné au combat quand la vengeance l'anime. Derrière lui est un autre drapeau, orné d'une brillante figure de soleil ; il appartient au frère de ton père, au noble et fortuné Sipehbed Feribourz fils de Kaous. Ensuite vient un grand drapeau à figure de lune et environné de nombreux et vaillants guerriers ; c'est celui du jeune Kustehem fils de Guejdehem, devant lequel le lion tremble jusqu'à la moelle des os. Tu vois plus loin un haut drapeau à figure d'onagre, qu'entoure une troupe guerrière, et sous lequel marche Zengueh fils de Schaweran, le plus brave des héros. Puis vient un drapeau à figure de lune, à fond pourpre et à franges noires ; il appartient à Bijen fils de Guiv, qui fait jaillir jusqu'au ciel le sang qu'il verse. Le drapeau qui porte une figure de tigre, à la vue de laquelle la peau des lions se fend, est sous la garde du vaillant Schidousch, qui arracherait de sa place une montagne. Derrière lui tu verras, sur un drapeau, une figure de sanglier qui paraît vouloir percer le ciel avec ses défenses ; c'est le drapeau de Gourazeh, le héros pour qui c'est un jeu de combattre les lions. Le drapeau à figure de buffle, qui est suivi par une troupe de guerriers et précédé par des cavaliers armés de lances, est celui de Ferhad, de l'homme le plus illustre de l'Iran ; tu dirais que sa tête touche le ciel. Le drapeau à figure de loup marque la place où se tient Guiv, le terrible Sipehdar. Le drapeau qui porte une figure de lion brodée en or flotte au-dessus de la tête de Gouderz fils de Keschwad ; celui qui est orné de cette grande figure de léopard est le drapeau de Rivniz le puissant, le joyeux ; celui qui porte une figure de gazelle appartient à Nestouh fils de Gouderz, qui est entouré de ses troupes ; enfin celui qui représente un argali est la bannière de Bahram fils de Gouderz fils de Keschwad. Tous ces hommes que tu vois sont des lions et de braves cavaliers, mais il serait trop long de les nommer tous.
Pendant que Tokhareh énumérait ainsi les étendards des héros, Firoud, le rejeton de la race des rois, regardait avidement les grands et les petits de l'armée de l'Iran ; son cœur s'en réjouit, ses traits s'épanouirent, et à la fin il dit : Maintenant il me sera facile de venger mon père ; et en poursuivant ma vengeance, je ne laisserai en vie aucun cavalier dans la Chine et le Madjin ; je m'emparerai d’Afrasiab le dragon, je foulerai aux pieds son trône.
Lorsque les Iraniens aperçurent Firoud et Tokhareh au haut de la montagne, le Sipehdar Thous se mit en colère ; il fit arrêter les éléphants et les timbales et dit : Il faut qu'un cavalier prudent de cette armée glorieuse sorte des rangs, gravisse à cheval cette haute montagne, et apprenne qui sont ces deux braves et pourquoi ils se trouvent tout seuls sur la crête de ce rocher. S'ils font partie de notre armée, il leur donnera deux cents coups de fouet sur la tête ; si ce sont des Turcs et des ennemis, il les liera et les traînera devant moi le visage contre terre ; et s'il les tue, qu'il les traîne de même jusqu'ici, sans craindre la vengeance de qui que ce soit ; si ce sont des espions qui veulent compter-en secret l'armée, il les coupera à l'instant en deux, les jettera en bas de la montagne, et reviendra.
Bahram fils de Gouderzdit au Sipehdar : J'éclaircirai cette affaire. Je vais partir et exécuter tes ordres ; je vais monter sur la crête de la montagne. Il sortit des rangs de l'armée, et assis sur son destrier, se dirigea tout soucieux vers la montagne. Le prince, en le voyant, dit à Tokhareh : Qui est-ce qui s'avance là si insolemment ? Est-ce qu'il ne tient pas compte de moi, et veut-il monter ici de force ? Il a sous lui un cheval isabelle, et au crochet de sa selle pend un lacet. Le prudent conseiller de Firoud lui répondit : Il ne faut pas le rudoyer ; je ne sais pas son nom et ne reconnais pas les marques qui le distinguent ; mais je crois que c'est un des fils de Gouderz. Lorsque Khosrou partit du Touran pour aller dans l'Iran, il emporta un casque royal, et je crois que la lête de ce cavalier en est couverte, et que sa noble poitrine est revêtue du haubert qui appartient à ce casque. Il est sans doute de la famille de Gouderz ; puissent les traces de son pied porter bonheur à ce pays !
Lorsque Bahram fut près du sommet, il éleva sa voix qui ressemblait au tonnerre, en criant : Qui es-tu, toi qui te places sur la hauteur et observes cette armée innombrable ? N'as-tu pas entendu le son des clairons et des timbales ? n'as-tu aucune crainte de Thous le sage Sipehdar ? Firoud lui répondit : Ne médite pas des affronts, car tu n'en as pas essuyé. Parle doucement, ô homme expérimenté ! et ne blesse pas les lèvres par des paroles glacées. Tu n'es pas un lion irrésistible, et je ne suis pas un onagre du désert ; n'essaye donc pas de nous traiter ainsi avec mépris. Tu ne m'es supérieur en rien, ni en bravoure, ni en courage, ni en forces. Regarde-moi pour voir si j'ai une tête et des pieds, un cerveau, un cœur, des mains, une intelligence, une langue éloquente, des yeux et des oreilles ; et si je les ai, garde-toi de me menacer follement. Je vais t’adresser des questions, si tu veux me répondre ; et je serai heureux si tu veux écouter les conseils de la raison. Bahram lui répondit : Parle ! tu es dans le ciel, et moi sur la terre. Firoud lui demanda qui était le chef de cette armée, et qui il venait combattre. Bahram répondit : et Notre chef est Thous, le maître du drapeau de Kaweh et des timbales ; les héros qui l'accompagnent sont Gouderz, Rehham, Guiv, Schidousch, Gourguin et le vaillant Ferhad, Kustehem, Zengueh fils de Schaweran, et Gourazeh, le chef d'une race de braves,
Firoud lui dit alors : Pourquoi n'as-tu pas nommé Bahram ? pourquoi as-tu commis l'inconvenance de l'omettre ? C'est de tous les fils de Gouderz celui que nous verrions avec le plus de plaisir ; pourquoi n'as-tu pas prononcé son nom ? Bahram répondit : O homme au cœur de lion ! qui est-ce qui fa parlé si honorablement de Bahram ? qui est-ce qui t'a fait connaître Gouderz et Guiv ? Puisses-tu être à jamais heureux, et puisse la grâce de Dieu reposer sur toi ! Firoud lui répliqua : C'est ma mère qui m'en a parlé, et qui m'a dit que si une armée se présentait, je devais aller au-devant d'elle et m'informer si Bahram y était ; que lui et un autre héros d'entre les grands, dont le nom est Zengueh fils de Schaweran, sont frères de lait de mon père, et que je devais demander de leurs nouvelles.
Bahram dit : O toi que la fortune favorise ! tu es donc un fruit de cet arbre royal, tu es Firoud ! O jeune roi, puisses-tu vivre heureux à jamais ! Firoud répondit : Oui, je suis Firoud, je suis un rejeton de ce cyprès qu'on a abattu. Bahram lui dit : Découvre ton corps, montre-moi la marque que tu tiens de Siawusch. Firoud montra à Bahram son bras, sur lequel on voyait une marque brune comme une tache d'ambre sur une rose, et telle qu'aucun peintre dans le monde n'aurait pu l'imiter à l'aide d'un compas chinois. Bahram alors fut assuré que Firoud était de la famille de Kobad et de Siawusch, et lui rendit hommage en se prosternant contre terre ; ensuite il monta sur la crête escarpée de la montagne.
Le jeune prince descendit de cheval, s'assit sur le roc, l’âme en joie, et dit à Bahram : O héros, maître du monde, ô sage, qui es un lion dans les combats ! si je voyais de mes yeux mon père vivant, je n'en serais pas plus heureux que je le suis de te voir si content, si joyeux, si prudent, si clairvoyant et si brave. Je suis venu sur la crête de cette montagne pour adresser à Tokhareh des questions touchant les grands de l'armée de l'Iran, et pour apprendre qui est leur chef, qui est le glorieux héros qui les conduit à la bataille. Je vais apprêter une fête aussi belle que je pourrai ; je contemplerai avec transport le visage du Pehlewan ; je distribuerai des chevaux sans nombre et des épées, des massues, des ceintures et tout ce que j'ai ; ensuite je partirai fièrement à la tête de l'armée pour le Touran, car mon cœur blessé a soif de vengeance ; et je suis digne de la chercher, car dans la bataille, et assis sur mon cheval, je suis une flamme dévorante. Veux-tu prier le Pehlewan de me faire la grâce de venir me voir sur ma montagne ? nous y passerons sept jours à parler de toutes choses, grandes et petites ; et le huitième, le Sipehdar Thous montera à cheval, lorsque les timbales se feront entendre, je me ceindrai pour venger mon père, je livrerai, dans la douleur de mon cœur, des combats qui feront connaître le lion des batailles, qui montreront ce que peuvent ses, flèches empennées de plumes d'aigle, car jamais brave n'a été aussi déterminé à se venger.
Bahram lui répondit : O roi, jeune, prudent, brave et bon cavalier ! je répéterai à Thous tes paroles, je baiserai sa main pour obtenir ce que tu désires ; mais le Sipehbed n'est pas un homme de sens, et sa tête ne s'abandonne pas facilement aux bons conseils. Il est vaillant, riche et de noble naissance, mais il n'a pas de raison. Gouderz et Khosrou ont eu à lutter contre lui, à cause de Feribourz et de la couronne, et il répète toujours qu'il est fils de Newder et digne d'occuper le trône. Il se peut qu'il refuse de faire ce que je lui demanderai, qu'il se prenne violemment de querelle avec moi. Si donc un autre que moi s'avançait vers toi, ne lui laisse pas apercevoir ta tête et ton casque. Thous m'avait dit : Va voir qui est sur cette montagne, et quand tu l'auras atteint, ne lui demande pas pourquoi il est là, ne lui parle qu'avec la massue et le poignard ; comment laisserions-nous quelqu'un se placer aujourd'hui sur cette hauteur ? Si donc Thous s'adoucit, je reviendrai avec cette bonne nouvelle et te conduirai avec joie à notre camp ; mais si c'est un autre que tu vois venir, ne te fie pas beaucoup à lui. Dans tous les cas il ne viendrait qu'un seul cavalier pour te combattre, telle est la règle de notre chef. Maintenant sois circonspect et prudent, rentre au château et quitte ce lieu.
En ce moment Firoud tira de sa ceinture une massue dont la poignée était d'or et incrustée de turquoises, et la lui donna en disant : Prends-la comme un souvenir de moi ; elle te servira ; et si le Sipehdar Thous vient chez moi dans des dispositions amicales, nous serons heureux et pleins de joie, et je distribuerai des présents plus précieux, des chevaux, des selles, des diadèmes d'or, des sceaux dignes d'un roi.
Bahram, à son retour, dit à Thous : Puisse la raison être la compagne de ton âme pure ! Sache que c'est Firoud, le fils du roi Siawusch, qui fut tué si injustement. Il m'a montré la marque que toute sa famille tient de Kaous et de Keïkohad. L'injuste Thous lui répondit : C'est moi qui suis le maître de l'armée, des clairons et des timbales, je tai dit de me l'amener sans lui adresser de questions. S'il est roi, je suis un Keïanide, et pourquoi croit-il pouvoir m'arrêter devant ce château ? Le fils d'une femme turque intercepterait ainsi la route de mes troupes, comme un corbeau de mauvais augure ? Je ne verrai donc jamais de cette famille obstinée de Gouderz que des actes nuisibles à l'armée ? Tu as eu peur d'un cavalier isolé et sans valeur, car ce n'est pas un lion furieux que tu as trouvé sur cette montagne. Il a vu notre armée et a eu recours à la ruse, et tu t'es donné en vain la peine de monter et de descendre.
Ensuite il dit à ses braves : O héros destructeurs de vos ennemis ! je demande un brave renommé et désireux d'accroître sa gloire, pour qu'il aille contre ce Turc, qu'il lui tranche la tête avec son poignard et me l'apporte devant cette assemblée. Rivniz se ceignit sur-le-champ et accourut auprès de l'orgueilleux Thous. Mais Bahram lui dit : O Pehlewan, ne cours pas follement à ta perte. Aie devant les yeux la crainte du maître du soleil et de la lune, n'oublie pas que tu aurais à rougir devant le roi. Ce Firoud est de sa famille et son frère ; ensuite c'est un cavalier illustre et avide de combats ; et un cavalier seul qui se détacherait de l'armée et l'affronterait sur la crête de la montagne ne se tirerait pas en vie de ses mains ; de sorte que tu ne fais que préparer des soucis à ton cœur joyeux.
Thous s'irrita de ces paroles de Bahram, dont les conseils ne lui plaisaient pas. Il donna l'ordre que quelques guerriers allassent attaquer le noble Firoud, et beaucoup de braves s'avancèrent vers le Sipehbed et s'offrirent à le combattre. Le vaillant Bahram leur dit de nouveau : Ne traitez pas ceci comme peu de chose, c'est le frère de Keï Khosrou qui se trouve sur cette montagne, et chaque cheveu de sa tête vaut mieux que la vie d'un Pehlewan. Quiconque a jamais vu les traits de Siawusch s'arrêtera quand il apercevra son fils. Lorsque Bahram eut fait ce portrait de Firoud, les braves rebroussèrent chemin.
Mais le gendre de Thous, sur lequel le ciel tournait avec dérision, se remit en route et se dirigea de Djerem vers le mont Siped, le cœur plein d'arrogance et de bravoure. Lorsque Firoud l'aperçut du haut de la montagne, il lira de l'étui son arc royal, en disant à Tokhareh le guerrier expérimenté : Thous méprise mes paroles, car voici un cavalier qui s'approche, et ce n'est pas Bahram ; mon cœur est opprimé et inquiet. Regarde-le, et dis-moi si tu le reconnais et si tu devines pourquoi il est couvert de fer de la tête aux pieds. Tokhareh lui répondit : C'est Rivniz, un vaillant cavalier ; il a quarante sœurs semblables au gai printemps, mais il est le seul fils de son père. C'est un homme rusé, fourbe et flatteur, mais jeune et brave, et il est gendre de Thous. Firoud répondit à son sage compagnon : Il ne faut pas louer l'ennemi au moment du combat ; s'il vient nous attaquer, je le coucherai sur le pan des robes de ses sœurs. S'il ne meurt pas aussitôt que le touchera le vent excité par ma flèche, ne m'appelle plus un homme. Mais faut-il que mon trait abatte l'homme ou le cheval ? Dis-le-moi, ô conseiller plein d'expérience ! Tokhareh répondit : Dirige ta flèche contre l'homme ; peut-être qu'alors Thous se repentira, en voyant que tu es résolu à résister après lui avoir fait des offres de paix. Pourquoi un homme comme lui t'attaque-t-il follement ? pourquoi veut-il déshonorer ton frère ? Pendant que Rivniz le lion s'approchait l’épée à la main du vaillant Firoud ; celui-ci banda son arc et lui décocha d'en haut une flèche qui lui cloua son casque de Roum sur la tête. Rivniz tomba, son cheval s'enfuit, et la tête du héros resta enfouie dans la poussière. Lorsque le Sipehdar Thous regarda de Meyem vers la hauteur, ce héros semblable à une montagne avait disparu à ses yeux. Un sage a dit à cette occasion : et L'homme a toujours à se repentir d'un naturel méchant.
Le Pehlewan dit alors à Zerasp : Il faut que tu jettes, dans ta colère, des flammes comme Adergouschasp. Revêts-toi de ton armure de cavalier, exerce toutes les forces de ton âme et de ton corps, et venge l'illustre Rivniz, sinon j'irai le venger moi-même. Zerasp alla sur-le-champ mettre son casque, le cœur plein de haine, la tête pleine de vent, et sortit du centre de l'armée, rapide comme Adergouschasp. Le jeune Firoud le vit de loin, jeta un regard rapide sur Tokhareh, et lui dit : Voici un nouveau combattant. Regarde-le, ô toi qui as de l'expérience, et dis-moi quel est ce cavalier iranien.
Tokhareh lui répondit : C'est le fils de Thous, son nom est Zerasp, il ne détournerait pas son cheval du chemin d'un éléphant furieux. Rivniz avait épousé sa sœur, et il vient maintenant le venger. Quand il sera assez près pour distinguer ta poitrine, ton bras et ton casque, décoche une flèche contre lui, afin que le Sipehdar Thous apprenne que nous ne sommes pas ici pour être insultés. Le courageux Firoud lança son cheval, frappa Zerasp avec une flèche au milieu du corps, et cousit à son corps le pommeau de la selle. La pointe de la flèche priva Zerasp de la vie ; il tomba, et son cheval s'en retourna en fuyant ventre à terre.
Un grand tumulte s'éleva dans l'armée des Iraniens, et tous les braves se couvrirent de leurs casques. Le cœur de Thous était gonflé de sang, ses yeux versaient des larmes, et il se revêtit précipitamment de sa cuirasse. Il se lamentait de la mort de ces deux braves, il tremblait comme une branche de tremble ; il monta à cheval, semblable à une haute montagne sur laquelle on aurait placé un éléphant de guerre, et se dirigea vers Firoud, l'âme remplie de haine et la tête pleine d'orgueil. L'éloquent Tokhareh dit : Voici un furieux éléphant qui monte vers nous ; c'est le Sipehdar Thous ; il vient te combattre, mais tu ne peux résister à ce crocodile plein d'expérience. Viens, nous fermerons avec soin la porte du château et attendrons la décision du sort. Tu as tué son fils et son gendre, ne songe donc plus aux banquets.
Le jeune Firoud dit avec colère à Tokhareh : Quand il s'agit de luttes et de batailles, qu'est-ce que Thous, qu'est-ce qu'un éléphant, un lion furieux, un léopard courageux ou un tigre ? Ils succombent tous quand c'est un homme qui les combat, et ce ne sont pas eux qui me consumeront par la flamme de leur colère. Tokhareh l'expérimenté répondit : Il ne faut pas que les rois méprisent les conseils ; tu n'es qu'un cavalier isolé, et quand même tu serais de fer, quand même tu pourrais arracher un rocher de sa base, il y a trente mille Iraniens illustres qui viendront te combattre sur cette montagne, qui anéantiront tout et ne laisseront subsister ici ni ce château, ni une pierre, ni un grain de poussière ; et si Thous périssait de ta main, Khosrou serait affligé de sa perte, et tu ferais tort au projet qu'il a de venger ton père, un tort qu'il ne pourrait peut-être jamais réparer. Tourne donc bride, ne lance plus de flèches, rentre au château et ne livre pas un combat insensé.
Mais il n'ajouta pas à ces paroles ce qu'il aurait dû y ajouter, et lui cacha une partie de la vérité ; de sorte que la folie de ce vil Destour poussa Firoud au combat et lui fit perdre la vie. Car sa résidence était un château dans lequel demeuraient quatre-vingts esclaves, et ces belles au visage de lune se tenaient sur le rempart, regardant ce qui se passait et causant. Firoud, lorsqu'il s'agit de faire retraite, fut honteux à cause d'elles, il arrangea la bride de son cheval, se raffermit sur la selle et plaça sur son arc une flèche de bois de peuplier. Tokhareh dit au vaillant roi : Si tu es résolu à combattre l'illustre Thous, garde-toi de le tuer et abats seulement son cheval ; car les princes ne se battent pas à pied, quelque grand que soit l'embarras où ils se trouvent. D'ailleurs tu ne réussirais pas à le tuer avec une flèche ordinaire ; et aussitôt que le Sipehbed aurait atteint la crête de la montagne, toute son armée le suivrait sans doute. Tu ne peux lui résister, et tu n'as jamais vu les rides terribles de son front. Firoud approuva ces paroles, banda son arc, le tendit et lança une flèche contre le cheval du Sipehbed, comme un cavalier doit les lancer de son arc. Le destrier baissa la tête et tomba mort ; et Thous, le cœur plein de rage, la tête remplie de vent, s'en retourna au camp à pied, le bouclier pendu à son cou, couvert de poussière et tout confondu. Firoud le poursuivit de ses sarcasmes : Qu'est-il donc arrivé à cet illustre Pehlewan, qui est venu combattre un cavalier seul ? pourquoi s'en retourne-t-il si fièrement vers les rangs de son armée ? Les esclaves de Firoud poussaient des éclats de rire, et leurs voix montaient au-dessus du ciel lorsqu'elles s'écriaient : Voilà un vieillard qui roule en bas de la montagne, de peur des flèches de ce jeune homme.
Lorsque le Sipehbed fut de retour de la montagne, ses braves l'entourèrent remplis de soucis ; ils le saluèrent l'un après l'autre, en disant : O illustre Pehlewan du monde, te voilà revenu sain et sauf, et nous n'avons pas à te pleurer. Mais le noble Guiv était honteux de voir revenir à pied le vaillant Sipehdar, et il dit : Firoud ne sait pas se mettre à sa place, et l'éclat des joues des héros est terni. Quand même il serait un prince portant la boude d'oreille de la royauté, comment peut-il traiter avec tant de mépris cette grande armée ? Il ne faut pas que nous nous soumettions à de telles prétentions de sa part. Thous s'est peut-être montré trop emporté, mais Firoud a rempli le monde de discorde ; nous avons tous dévoué notre vie à venger Siawusch, mais il ne faut pas que nous souffrions en silence cette disgrâce. Le noble Zerasp, le courageux cavalier, le petit-fils de Newder, a été tué, et Rivniz est noyé dans son sang ; quelle nouvelle honte attendons-nous ? Firoud est de la race de Djemschid et de la souche de Kobad, mais il a ouvert une porte sans savoir où il irait.
Guiv ayant ainsi parlé, revêtit promptement sa cuirasse et s'élança comme un bélier sauvage qui grimpe sur une montagne. Lorsque Firoud fils de Siawusch l'aperçut, il poussa un profond soupir, et dit : Dans cette vaillante armée, ils ne savent pas distinguer entre la montée et la descente. Ils sont tous plus braves les uns que les autres, ils ressemblent au soleil brillant dans le signe des Gémeaux ; mais leur Pehlewan n'a pas de sens, et une tête privée de jugement est comme un corps sans âme. Je crains qu'ils ne réussissent pas à se venger du Touran, à moins que Khosrou n'y aille lui-même, et alors lui et moi nous nous entraiderons pour venger notre père et mettre nos ennemis sous nos pieds. Dis-moi-le nom de ce cavalier orgueilleux qui fera pleurer les siens sur l’impuissance de sa main et de son épée. Tokhareh jeta un court regard de la haute crête de la montagne vers la vallée, et répondit : C'est un terrible dragon, dont le souffle fait mourir l'oiseau dans l'air ; c'est lui qui a lié les mains à ton grand-père Piran et qui a battu deux armées de Touraniens. Il a rendu orphelin maint enfant, il a traversé bien des montagnes, des fleuves et des déserts ; il a privé de leurs fils bien des pères et a mis le pied sur le cou de maint lion. C'est lui qui a emmené ton frère dans l'Iran et qui a traversé le Djihoum sans barque. On l'appelle Guiv, c'est un éléphant, et dans les combats il est puissant comme les flots de l'Indus. Tu auras beau raidir, à l'aide de ton anneau la corde de ton arc, tes flèches ne perceront pas sa cotte de mailles ; car Guiv s'est revêtu, pour ce combat, de l'armure de Siawusch, qui n'a rien à craindre de la pointe d'un trait. Tends donc ton arc et dirige ta flèche contre son cheval, car tu réussirais peut-être à blesser ce lourd destrier, et alors vraisemblablement Guiv se trouvant démonté s'en retournera, le bouclier suspendu à son cou, comme a fait le Sipehbed. Le courageux Firoud banda son arc, en frotta la courbure avec la paume de la main, lança la flèche contre Je poitrail du cheval, et le vaillant Guiv fut obligé de mettre pied à terre et de s'en retourner. Tous les échos du mont Siped retentirent d'éclats de rire, et cette moquerie jeta le trouble dans le cerveau de Guiv. Tous les braves vinrent à sa rencontre, disant : Gloire à Dieu ! ton cheval seul est blessé, ô noble héros, et tu ne Tes pas ; tu n'as pas succombé, grâce au dispensateur de la justice. Bijen arriva dans ce moment, rapide comme le vent, et adressa à son père des paroles irrespectueuses : O héros ! toi qui as vaincu des lions, toi dont la main a toujours été prête à frapper, toi qu'un éléphant n'aurait pas osé combattre ! comment as-tu tourné le dos devant un cavalier seul, toi dont la main a toujours été l’âme de la bataille ! Un Turc a blessé ton cheval, et tu reviens tout étourdi comme un homme ivre ;
Guiv lui répondit : Quand mon destrier a été blessé, je l'ai laissé sur-le-champ. Il ajouta quelques paroles sévères, sur quoi Bijen lui tourna le dos. Guiv fut courroucé de ce que son fils riait de lui, et le frappa sur la tête avec son fouet en disant : N'as-tu pas appris de ton maître que tout en se battant il faut réfléchir ? Mais tu n'as ni cervelle, ni sens, ni intelligence, et malheur à celui qui élève un enfant comme toi ! Ces paroles de colère remplirent d'amertume le cœur de Bijen, et il jura par Dieu le maître du monde qu'il noterait plus la selle de son cheval jusqu'à ce qu'il eût vengé la mort de Zerasp, dût-il périr lui-même. Il se rendit chez Kustehem, le cœur plein de douleur, la tête remplie du désir de la vengeance, et lui dit : Donne-moi un de tes chevaux, qui soit ardent et me porte facilement sur cette montagne, car je vais me couvrir de mon armure de bataille et montrer comment doit se comporter un homme. Il y a un Turc sur la crête de la montagne, et toute l'armée le regarde ; je vais le combattre, car ce qu'il a fait m'attriste l'âme. Kustehem lui dit : Cela n'est pas raisonnable ; ne flaire pas follement la feuille de l’arbre du malheur. Quand il faudra nous remettre en marche, nous trouverons beaucoup de montées, de descentes et de plaines, et je n'ai plus que deux chevaux qui peuvent me porter quand je suis revêtu de ma cuirasse. Or si ce Turc m'en tuait un, je n'en trouverais plus de pareil pour la marche, la vigueur et la taille. Zerasp le maître du monde, Rivniz, Thous qui compte pour rien toute la terre, et ton père qui attaquerait un éléphant furieux et ne daigne pas jeter les yeux sur la sphère qui tourne, sont tous revenus découragés de cette entreprise, et personne n'a pu attaquer ce rocher. Il n'y a que l'aile du vautour ou de l'aigle qui puisse porter quelqu'un dans ce château.
Bijen lui répondit : Ne me brise pas le cœur. Je suis résolu d'employer toutes mes forces. J'ai juré solennellement par la lune, par le maître du monde et par le diadème du roi, que je ne détournerai pas la tête de mon cheval de cette montagne, dussé-je y périr comme Zerasp. Mais puisque tu ne veux pas me donner un cheval pour que je puisse venger Zerasp, j'irai à pied, fièrement comme Adergouschasp. Kustehem lui répondit : et Je ne voudrais pas qu'un cheveu tombât de ta barbe, et si j'avais cent mille chevaux et que la queue de chacun fut ornée de pierreries dignes d'un roi, je ne te les refuserais pas, ni mes trésors, ni ma vie, ni ma massue, ni mon épée. Va, regarde tous mes chevaux, choisis celui qui te convient le plus, fais-le seller, et s'il est tué, je ne t'en ferai pas de reproches. Or il avait un destrier courageux comme un loup, à l'encolure fine, ardent et fort, et le jeune homme plein d'ambition le fit caparaçonner.
Le cœur de Guiv se remplit de tristesse à cette nouvelle, car il pensait à la manière dont Firoud tirait de Tare. Il fit appeler Kustehem et lui parla longuement de la jeunesse de son fils, auquel ensuite il envoya la cuirasse et le casque royal de Siawusch. Kustehem apporta cette armure de bataille à Bijen, qui s'équipa comme il convient à un brave, et se mit en route pour le mont Siped, déterminé à se venger.
Le jeune roi dit à Tokhareh : Il vient encore un illustre cavalier ; regarde-le et dis-moi son nom, dis-moi qui aura à pleurer sur la mort de ce brave, w L'éloquent Tokbareh répondit au prince : C'est un homme qui n'a pas son pareil dans l'Iran ; c'est le fils de Guiv, c'est un brave, victorieux dans les combats comme un lion. Guiv n'a pas d'autre enfant, et il lui est plus cher que sa chère vie. Frappe son cheval, parce qu'il ne faut pas désoler le cœur du roi de l'Iran, ensuite parce que Bijen porte ce haubert que Guiv a agrafé au collier du casque de Siawusch, et contre lequel tes flèches et tes javelots ne peuvent rien. Il est possible qu'il continue la lutte à pied, et alors tu ne pourras lui résister. Regarde, il tient dans sa main une épée étincelante comme un diamant.
Le vaillant Firoud lança une flèche contre le cheval, qui tomba comme s'il n'avait jamais eu de vie ; Bijen se dégagea, et se dirigea vers Firoud l’épée à la main et en s'écriant : O brave cavalier, attends-moi ; tu vas voir comment les lions combattent, tu vas apprendre comment ils s'élancent dans la bataille, à pied et l'épée à la main. Tu vas le voir, si tu veux m'attendre, et tu n'auras plus jamais envie de combattre.
Quand Firoud vit que Bijen ne s'enfuyait pas, il se mit en colère contre lui et décocha une nouvelle flèche ; le héros se couvrit la tête de son bouclier que la flèche perça, mais sans toucher la cotte de mailles, et Bijen continua rapidement sa course pénible ; à la fin il atteignit le sommet escarpé de la montagne et tira sur-le-champ son épée. Le noble Firoud s'enfuit devant lui, et un cri de détresse partit de tous les remparts du château. Bijen courut après lui, son épée tranchante à la main ; il en frappa les caparaçons du cheval et les brisa, et le noble animal tomba. Firoud se jeta dans la porte du château, que ses braves s'empressèrent de renfermer, et fit pleuvoir du haut des remparts une grêle de pierres ; car il savait que ce n'était pas le moment d'hésiter.
Bijen s'écria : O illustre héros, tu t'enfuis ainsi devant un homme à pied, toi brave et monté, et tu n'en es pas honteux ? Hélas ! que sont devenus le courage et la gloire du vaillant Firoud ? Il s'en retourna du champ de bataille auprès de Thous, et dit au Pehlewan de l'armée : Pour combattre ce seul brave il faudrait un lion renommé du désert, et le Sipehbed ne devrait pas s'étonner si les flèches de Firoud réduisaient en eau le rocher le plus dur et s'il ouvrait une mine sous la mer, car on ne peut s'imaginer une valeur plus grande que celle de Firoud. Le Sipehbed jura par Dieu le Seigneur, disant : Je ferai voler jusqu'au soleil la poussière de ce château, je conduirai mon armée et livrerai un grand combat pour venger Zerasp mon fils chéri. Je tuerai ce méchant Turc, je rougirai de son sang le cœur de ce rocher.
Lorsque le soleil brillant eut disparu, et que la sombre nuit eut envahi le ciel avec son armée d'étoiles, mille braves cavaliers entrèrent dans Kelat pour en former la garnison. Ils barricadèrent fortement la porte du château qui regardait le côté de Djerem, et l'on entendit le bruit des clochettes pendues au cou de leurs chevaux. Djerireh dormait en pensant à son fils ; elle n'avait pour compagnie que la nuit sombre, les soucis et la douleur. Elle vit en rêve une grande flamme qui s'élançait du château au-devant de son fils chéri, et qui consumait tout le mont Siped, le château et les esclaves de Firoud. Son cœur en fut affligé, et elle se réveilla, l'esprit troublé et rempli d'inquiétude pour son fils ; elle monta sur le rempart, regarda autour d'elle et vit toute la montagne couverte de cuirasses et de lances. Sa joue fut inondée de larmes de sang, son esprit fut confondu, et elle courut auprès de Firoud et lui dit : Réveille-toi, mon fils ! Les astres nous envoient du malheur, toute la montagne est couverte d'ennemis, et la porte du château est entourée de lances et de cuirasses.
Le jeune homme répondit à sa mère : Jusqu'à quand verseras-tu ainsi des larmes de douleur ? Ma vie est entièrement finie, ne la compte plus parmi les biens de ce monde. Mon père a péri dans sa jeunesse, et moi je péris comme lui. Il a reçu la mort de la main de Gueroui, et Bijen va fondre sur moi pour me la donner. Mais je lutterai, je mourrai en homme et ne demanderai pas grâce aux Iraniens. Il arma toute sa troupe de massues et de cuirasses, se couvrit la tête d'un magnifique casque turc, le corps d'une cotte de mailles de Roum, et se mit en route, tenant en main son arc de Keïanide.
Lorsque le soleil montra sa face brillante et s'éleva glorieusement sur la voûte du ciel, on entendit de tous côtés les voix des chefs, le choc des massues, le tonnerre des trompettes et des timbales et le son des clairons et des clochettes indiennes. Firoud sortit par la porte du château emmenant tous ses guerriers turcs. La poussière soulevée par les cavaliers et les ailes de leurs flèches firent de la montagne comme une mer de poix. Il n'y avait pas de surface plane pour s'y battre, et la montagne et les pierres faisaient trébucher les chevaux. On poussa des cris de part et d'autre, chacun combattit de toutes ses forces ; Thous était à la tête des siens, armé de toutes pièces, et tenant dans sa main une épée tranchante et un bouclier ; autour de lui se pressaient à pied les chefs de son armée, les yeux tournés vers les remparts du château. C'est ainsi que la troupe de Firoud combattit en perdant beaucoup de monde, jusqu'à ce que le soleil eût atteint le faîte du ciel. Les Turcs furent tués sur les hauteurs et dans les ravins, et l'étoile du jeune héros baissait ; mais il étonnait les Iraniens, qui n'avaient jamais vu un lion aussi terrible. Étant pressé ainsi par ses adversaires, il vit que la fortune ne lui était pas favorable. Il ne restait plus auprès délai aucun de ses cavaliers turcs, et un seul homme ne peut pas porter tout le poids d'une bataille ; il tourna donc bride, s'enfuit seul du sommet de la montagne et galopa vers le château. Rehham et Bijen lui dressèrent une embûche, et convinrent de l'attaquer à la fois par le haut et le bas du chemin. Bijen l'ayant aperçu, prit par le bas en lâchant les brides à son cheval et en appuyant sur l'étrier. Le vaillant Firoud vit le casque de Bijen, et tira sur-le-champ son épée pour l'en frapper sur la tête et lui fendre d'un seul coup le casque et le corps ; mais Rehham arriva sur lui par derrière en poussant des cris et en brandissant une épée indienne, et il donna sur l'épaule de ce courageux lion un coup qui rendit son bras impuissant ; en même temps, Bijen, le fils de Guiv, lui asséna avec sa massue un grand coup sur le casque et la tête ; et le jeune homme, blessé au bras et à l'épaule, pressa le pas de son cheval en poussant des cris. C'est ainsi que le vaillant Firoud atteignit le château dont on allait aussitôt refermer la porte, lorsque Bijen arriva et d'un coup vigoureux abattit une jambe au cheval de Firoud. Le héros, accompagné de quelques serviteurs, que la bataille des braves avait dispersés, rentra à pied. Sa mère accourut avec ses esclaves, et ces femmes voilées le pressèrent contre leur sein, et le placèrent en gémissant sur son trône d'ivoire ; c'est ainsi que sa vie s'en allait au moment où il devait obtenir une couronne. Les esclaves et Djerireh arrachèrent les boucles parfumées et les mèches de musc de leurs cheveux ; le cœur du noble Firoud se brisait, son trône était entouré de lamentations, son château rempli d'angoisses ; il leva encore une fois les yeux, poussa un soupir, tourna le visage vers sa mère et ses esclaves, et dit, en faisant un effort pour ouvrir les lèvres : Je ne puis m'étonner que vous arrachiez vos cheveux, car les Iraniens vont venir, déterminés à saccager la forteresse ; ils feront prisonnières ces esclaves ; ils dévasteront le château, les remparts et la montagne. Allez, vous toutes dont le cœur se consume pour moi, dont les joues brûlent dans la douleur que vous cause ma perte, allez sur le rempart et jetez-vous en bas, pour que Bijen ne trouve ici personne. Je ne puis vous survivre que peu d'instants, car Bijen a brisé mon cœur pur, c'est lui qui me tue dans les jours de ma jeunesse.
Ayant prononcé ces paroles, ses joues pâlirent, et son esprit abattu par les sollicitudes et les douleurs monta vers le ciel. La sphère céleste, instable comme si elle était ivre, ressemble à un bateleur qui saurait soixante et.dix tours dont il se servirait pour faire de nous son jouet, tantôt par le vent, tantôt par la foudre, tantôt par le poignard et l'épée, tantôt par une main inattendue ; quelquefois elle nous tire elle-même du danger ; quelquefois elle nous donne, un trône, une couronne et un diadème ; quelquefois elle nous accable de douleurs et d humiliations, nous charge de chaînes et nous précipite dans la tombe. Tout ce qui a vie doit subir sa loi. Quant à moi, elle me serre le cœur depuis qu'elle me laisse les mains vides. Si l'homme de sens n'avait pas été mis au monde, il n'aurait pas éprouvé dans cette vie la chaleur et le froid ; mais une fois qu'il est né, il vit dans l'aveuglement et ne peut atteindre l'objet, de ses désirs, et c'est sur une telle vie qu'il faudrait pleurer ; à la fin son coussin sera la poussière. Hélas ! que je plains ce cœur, cette intelligence et cette noblesse d'âme !
Lorsque Firoud, le fils de Siawusch, qui n'avait pas atteint son but et la gloire qu'il cherchait, eut quitté ce monde qui ne lui avait pas tenu ses promesses, ses esclaves montèrent sur le portail du château et se précipitèrent en bas. Djerireh alluma un grand feu et y brûla tous ses trésors ; elle saisit une épée, ferma la porte des écuries des chevaux arabes, leur ouvrit le ventre et leur coupa les pieds en inondant ses joues de sang et de sueur. Ensuite elle se rendit à la couche du noble Firoud, à côté duquel elle trouva un poignard brillant, elle appuya sa joue sur le visage de son fils, s'ouvrit le ventre et expira à côté de Firoud.
Pendant ce temps, les Iraniens arrachèrent de ses gonds la porte du château et se mirent à tout dévaster. Bahram s'approcha des remparts, l'âme déchirée de douleur ; il s'approcha de la couche de Firoud, la joue inondée de larmes, l'âme pleine d'angoisses, et dit aux Iraniens : Voici un homme dont le sort est beaucoup plus triste et plus déplorable que n'a été celui de son père. Siawusch n'a pas demandé à ses esclaves de mourir avec lui, et sa mère ne s'est pas tuée sur sa couche ; il n'a pas vu brûler autour de lui son palais, détruire et dévorer par les flammes sa maison et tout ce qu'il possédait. Mais le ciel a la main assez longue pour atteindre et punir le crime, et il ne tourne pas avec tendresse au-dessus de l'injuste. Ne serez-vous pas honteux maintenant de paraître devant Khosrou, après tout ce qu'il a dit à Thous avec tant d'insistance ? Il vous a envoyés pour venger Siawusch, il vous a donné beaucoup de conseils et d'avis ; mais quand il aura connaissance du meurtre de son frère, sa tendresse et sa faveur vous manqueront, et Rehham et l'irascible Bijen n'auront plus un seul jour heureux dans leur vie.
Dans ce moment le Sipehdar Thous se mit en marche vers Kelat, avec ses timbales et accompagné de Gouderz et de Guiv, les puissants chefs de l'armée, et d'un grand cortège de braves de l'Iran. Il se dirigea vers le mont Siped ; il s'avança rapidement et le cœur libre de tout souci. Mais lorsqu'il se trouva devant la couche de cet homme si déplorablement tué, qu'il le vit lui et sa mère étendus morts sur ce trône, qu'il aperçut d'un côté Bahram pleurant, assis à côté de la couche de Firoud et rempli de colère, et de l'autre côté Zengueh fils de Schaweran et les grands qui l'entouraient, qu'il regarda ce héros, semblable à un arbre, placé sur son trône d'ivoire, beau comme la lune, grand comme un platane, il crut voir Siawusch revêtu de sa cuirasse et de sa ceinture, tenant son épée et ses flèches et dormant sur son trône d'or. Gouderz, Guiv, tous les grands et tous les héros versaient des larmes amères, et Thous lui-même inonda ses joues du sang de son cœur, en regrettant la mort de Firoud et en pleurant son propre fils. Gouderz adressa la parole à Thous, vers lequel se tournaient, en soupirant et en versant des larmes, Guiv, Kustehem, Gourguin et tous les braves, pendant que Gouderz lui parlait ainsi : et La violence porte pour fruit le regret ; ne sème donc jamais dans le jardin de la vie la semence de la colère, car la précipitation ne convient pas au chef d'une armée, et un homme emporté n'est pas propre au commandement. Ta colère et ta précipitation ont livré à la mort ce beau jeune homme de la race des Keïanides, majestueux, fort, svelte, élancé, elles ont fait tomber le Sipehdar Zerasp petit-fils de Newder, et entraîné la perte de Rivniz. Jamais on n'a vu de pareils malheurs. La bravoure et l'intelligence sont dans l'âme d'un homme colère comme une épée que ronge la rouille. À ces paroles Thous versa des larmes, et répondit en oubliant son courroux et sa violence : La mauvaise fortune accable les hommes de peines et de malheurs. Ensuite il fit construire un mausolée royal sur le sommet de la montagne ; on y plaça Firoud assis sur son trône d'or, vêtu de brocart d'or, ceint d'une ceinture royale, paré de ses insignes de roi ; on demanda de l'eau de rose, du musc, du camphre et du vin ; on embauma la tête avec du camphre et le corps avec du gui, de l’eau de rose et du musc. L'ayant placé ainsi sur son trône, ils se retirèrent, et tout fut fini pour cet homme au cœur de lion, qui avait porté si haut la tête. Ensuite on déposa l'orgueilleux Zerasp et Rivniz dans des tombeaux à côté de celui du prince, et Thous versa de ses yeux des gouttes de sang sur sa barbe blanche comme le camphre. Tel est notre sort, quelle que soit la durée de notre vie ; et ni le puissant éléphant ni le lion ne vivent toujours. La pierre et l'enclume ont à craindre la destruction, et le fruit et la feuille n'y échappent pas.
Lorsque Thous eut enterré Firoud, il quitta le château et s'arrêta pendant trois jours à Djerem ; le quatrième jour on entendit le son des clairons d'airain, le Sipehdar mit l'armée en marche, les trompettes et les timbales résonnèrent, et une poussière noire s'éleva sur la plaine, d'une montagne à l'autre. Quand Thous rencontrait un Touranien, il le tuait et le jetait dans un fossé ; il dévasta toute la frontière et marcha ainsi jusqu'aux bords du Kasehroud, où il fit camper son armée, dont les tentes couvraient la terre.
On apprit dans le Touran qu'une armée d'Iraniens était arrivée aux bords du Kasehroud, et Palaschan, un jeune Pehlewan turc, plein de bravoure et de prudence, se mit en route pour observer cette armée et pour compter les drapeaux et les tentes des chefs. Or il y avait au milieu du camp une haute colline, sur un côté de laquelle Anbouh était situé, et Guiv et Bijen étaient assis au sommet, causant de toute chose, lorsqu'ils aperçurent sur la route du Touran le drapeau de Palaschan. Le vaillant Guiv, aussitôt qu'il le vit de loin, tira son épée en disant : Voici le lion Palaschan qui arrive, c'est un brave et illustre cavalier, et je vais à sa rencontre pour lui trancher la tête ou l'amener prisonnier devant l'assemblée des grands. Bijen lui dit : Puisque le roi m'a fait un présent pour que je livre ce combat, il faut que j'obéisse à ses ordres et que j'attaque le vaillant Palaschan. Guiv lui répondit : Ne te hâte pas de lutter contre ce lion ; il ne faut pas le combattre, car cette entreprise détruirait mon bonheur. Palaschan est comme un lion des champs, il ne cherche d'autre proie que des hommes de guerre. Bijen lui dit : Ne me couvre donc pas de honte devant le roi du monde dans cette affaire. Prête-moi, pour ce combat, l'armure de Siawusch, et tu verras un léopard saisir sa proie. Guiv lui remit la cotte de mailles qu'il demandait, et Bijen en ferma soigneusement les boucles ; il monta un cheval ardent et s'avança dans la plaine, une lance en main. Palaschan avait tué une antilope et en faisait rôtir des morceaux devant le feu ; il tenait son lacet suspendu à son bras pendant qu'il était assis pour manger. Son cheval, qui errait en paissant, aperçut de loin le cheval de Bijen, poussa un cri et accourut vers son maître, lequel conclut qu'il arrivait un cavalier, et s'avança tout revêtu de ses armes. Il s'adressa à Bijen, en criant d'une voix forte : Je suis le destructeur des lions, le vainqueur des Divs. Dis-moi ton nom, car ton étoile aura à te pleurer. Le héros lui répondit : Je suis Bijen, et dans le combat un éléphant au corps d'airain ; mon grand-père est un lion plein de bravoure, mon père est le vaillant Guiv, et tu vas éprouver la force de mon bras ; car tu n'es pour moi, au jour de la bataille et au moment du combat, que comme un loup de la montagne qui se repaît de cadavres. Tu t'es nourri de fumée, de cendres et de sang ; mais comment se fait-il que tu oses mener ton armée sur ce champ de bataille ?
Palaschan, sans lui répondre, lança son cheval pareil à un éléphant de guerre. Les deux cavaliers s'attaquèrent avec fureur et soulevèrent la poussière noire ; les pointes de leurs lances se brisèrent ; ils saisirent leurs épées, qui bientôt tombèrent par morceaux, tant ils frappaient fort ; ils tremblaient tous les deux comme les feuilles du tremble ; leurs chevaux étaient inondés de sueur, et leur tête était étourdie. Ces deux fiers lions, ces deux combattants ardents, saisirent leurs lourdes massues ; ils luttèrent ainsi jusqu'à ce que Bijen poussa un grand cri, leva sur son épaule sa pesante massue, en donna un coup à Palaschan au milieu du corps, lui fracassa l'épine du dos, et le fit tomber de cheval, le corps, le casque et la cuirasse brisés. Bijen descendit de cheval rapidement comme un tourbillon de poussière, et trancha la tête à ce brave. Il emporta l'armure et la tête de l'illustre héros, emmena son cheval et s'en retourna auprès de son père.
Cependant Guiv était rempli d'inquiétude sur ce combat et sur la manière dont le vent du sort allait faire tourner cette journée. Il poussait des cris, il bouillonnait assis sur la colline, et regardait s'il ne verrait pas paraître sur la route la poussière que soulèverait Bijen en revenant. A la fin son jeune fils parut avec la tête, la cuirasse et le cheval du Pehlewan, et les plaça devant son père, qui s'écria : O mon fils ! puisses-tu être toujours victorieux ! Ils se levèrent joyeusement et rentrèrent au camp, où Bijen remit au Sipehdar la tête, la cuirasse, le casque et le cheval de son ennemi. Thous fut si rempli de joie, que tu aurais dit qu'il versait son âme sur Bijen, en disant : Palaschan était le soutien de leur armée, le chef de leurs braves, le diadème du roi. Puisses-tu être toujours heureux ! puisses-tu toujours réussir ! puissent tes ennemis être impuissants à te faire du mal !
Ensuite Afrasiab apprit que la frontière du Touran était couverte de flots d'hommes, qu'une armée s'approchait du Kasehroud, et que le monde était obscurci par la vengeance de Siawusch. Il dit à Piran, le chef de son armée : Khosrou a dévoilé ses secrets, et à moins que nous ne voulions nous soumettre, il faut que nous partions tous avec les étendards et les tambours ; sinon l'armée de l'Iran arrivera, et nous ne verrons plus briller ni le soleil ni la lune. Va, rassemble des troupes de toutes parts, et ne perdons pas le temps en discours.
Cependant un vent violent s'éleva du côté du Touran, un vent tel qu'aucun Iranien n'avait souvenir d'un pareil ; d'épais nuages enveloppèrent la terre, et le froid congelait l'eau. Les tentes se couvrirent de glace, et la neige étendit son tapis sur les montagnes. Tout le pays disparut sous la neige, et pendant sept jours personne ne vit le sol de la plaine ; on manquait de nourriture, on ne dormait pas, on n'avait pas une place où se reposer : tu aurais dit que la surface de la terre était un rocher. Personne ne songeait plus au jour où il faudrait combattre, on tuait les chevaux de bataille pour les manger.
Beaucoup d'hommes et d'animaux périrent, et les mains des braves étaient engourdies. Le huitième jour le soleil parut dans toute sa force et convertit la terre en une mer. Thous convoqua les chefs de l'armée et leur parla longuement des chances qui le$ attendaient s'ils livraient bataille, Notre armée, dit-il, a trop souffert de la famine, et il faudrait quitter ce camp. Maudit soit ce pays ! maudits soient Kelat, le mont Siped et le Kasehroud !
Bahram, le plus fier d'entre les héros, lui répondit : Il ne faut pas que je cache la vérité au Sipehdar. Tu veux toujours nous réduire au silence par tes paroles ; tu pousses la folie jusqu'à tuer le fils de Siawusch. Je t'avais averti de ne pas le faire parce que ce n'était pas juste. Souviens-toi des désastres qui en sont déjà résultés ; et quels malheurs ne vont-ils pas encore t'atteindre ! car cette affaire ne fait que commencer. Thous lui dit : Adergouschasp n'est pas plus glorieux que n'était le vaillant Zerasp, et Firoud n'a pas été tué innocemment. C'était écrit, et ce qui est fait est fait Jette les yeux sur l'armée ; y vois-tu un homme égal à Rivniz en bravoure, en beauté et en qualités de toute espèce ? Il a toujours rempli de vin et de lait la coupe de ma vie. C'était un jeune homme par sa stature, mais sa parole était celle d'un vieillard. Ne parlons pas du passé ; que Firoud ait été tué justement ou injustement, Guiv a accepté du roi un présent, à condition de brûler cette montagne de bois qui barre notre chemin. Voici le moment de le faire et d'éclairer toute une sphère du ciel par cet incendie, qui ouvrira un passage à l'armée et lui permettra d'avancer. Guiv dit : Cette entreprise n'est pas difficile, et quand même elle le serait, elle n'est pas sans récompense. Bijen fut attristé de ces paroles, et dit : Je n'y consentirai pas. Tu m'as élevé pour les fatigues et les dangers, et tu n'as jamais eu à m'adresser de reproches ; or il n'est pas convenable que moi, qui suis jeune, je me repose pendant que tu te ceindras les reins dans ta vieillesse. Guiv lui répondit : C'est moi qui l'ai voulu, je me suis offert à remplir ce devoir, et c'est maintenant le moment de m'y préparer, et non de penser à mon âge et à mon repos. N'aie aucune inquiétude sur mon sort, car mon souffle fondrait un roc.
Guiv passa le Kasebroud avec peine, car tout était couvert de glaces et de neiges. Lorsqu'il eut atteint la montagne de bois, il ne put en mesurer ni la hauteur ni la largeur ; il alluma du feu à l'aide de la pointe d'une flèche, et le jeta dans cet amas de bois qu'il embrasa. Pendant trois semaines on ne put traverser ce brasier, à cause du vent, de la fumée et de l'ardeur des flammes ; mais la quatrième semaine l'armée commença à passer lorsque l'eau eut baissé et que le feu fut éteint.
Lorsque l'armée fut réunie autour du Sipehbed, et qu'elle se trouva sur la route de Guirauguird, après avoir traversé le feu, elle se mit en marche en bon ordre, couvrant de ses tentes les plaines et les ravins, prenant toutes les précautions nécessaires et envoyant de tous côtés des éclaireurs. Guirauguird était la résidence de Tejaou, un cavalier qui ne craignait pas un lion. Il possédait des troupeaux de chevaux qui erraient sur toute la plaine d'une montagne à l'autre. En apprenant qu'une armée d'Iraniens s'approchait et qu'il fallait éloigner les troupeaux de leur route, il envoya en toute hâte auprès des pâtres d'Afrasiab un brave dont le nom était Keboudeh ; c'était un homme habile, et on avait besoin d'habileté dans cette occasion. Tejaou lui dit : Aussitôt que le ciel sera couvert de ténèbres, tu partiras d'ici sans que personne te voie, tu observeras le nombre des Iraniens et quels sont les chefs qui portent des drapeaux et des diadèmes. Car je voudrais les surprendre pendant la nuit ; je voudrais, dans la bataille, convertir en plaine toute la montagne.
Keboudeh partit, semblable à un Div noir, et s'approcha, à la faveur de la nuit, de l'armée des Iraniens. Or cette nuit la ronde du camp se faisait par Bahram, dont le lacet aurait pu servir à prendre des éléphants. Le cheval de Keboudeh se mit à hennir, et Bahram qui se trouvait dans le camp prêta l'oreille ; il banda son arc, se raffermit sur ses étriers et lança son destrier, qui ressemblait à un lourd dromadaire. Il décocha une flèche sans prononcer une parole, et quoiqu'il ne pût voir Keboudeh, à cause des ténèbres, le frappa à la ceinture. Le pâtre du roi devint noir d'effroi ; il descendit de cheval et demanda grâce. Bahram lui dit : Parle-moi véritablement, et dis-moi qui t'a envoyé ici et quel est celui de ces braves que tu voulais attaquer. Keboudeh répondit : Si tu veux m'accorder la vie, je te dirai tout ce que tu demandes. Tejaou est mon maître, et c'est lui qui m'a envoyé, car je suis un des serviteurs qui l'entourent. Ne me tue pas, afin que je puisse te montrer le lieu où il se retire pour se reposer. ? Mais Bahram lui dit : Tejaou est pour moi ce que serait pour un lion féroce une vache qui l'attaquerait, il trancha la tête à Keboudeh avec son poignard et la suspendit à la corde de sa selle royale, la porta au camp et l'y jeta avec mépris ; car ce n'était ni la tête d'un homme illustre, ni celle d'un brave cavalier. Le coq et l'alouette se firent entendre sans que Keboudeh fût revenu auprès de Tejaou ; et ce prince avide de combats en fut affligé, car il conclut qu'il lui était arrivé malheur. Il rassembla les troupes qu'il avait auprès de lui, et se mit sur-le-champ en route avec elles.
Aussitôt que le soleil se fut levé sur la plaine et que son poignard eut jeté un reflet violet sur la nuit qui fuyait, Tejaou s'avança avec son armée, et les vedettes crièrent aux Iraniens qu'il arrivait du Touran une troupe guerrière, dont le Sipehbed était un crocodile qui tenait dans sa main un étendard. Guiv, entouré de quelques braves, quitta le camp des grands de l'Iran pour aller à sa rencontre ; il lui demanda son nom avec colère, disant : O toi qui désires le combat, es-tu venu avec un pareil cortège pour livrer bataille ? Es-tu venu te jeter de gaieté de cœur dans les griffes du crocodile ? Le vaillant Tejaou lui répondit ; Mon cœur est brave, ma main est une griffe de lion. Je descends d'une famille iranienne, d'une famille de braves et d'une race de lions ; mais maintenant je suis le gardien de cette frontière et m'assieds sur le trône de cette province ; je suis le sceau des braves et le gendre du roi. Guiv lui dit : Ne parle pas ainsi, car de telles paroles terniraient ton honneur. Quel est l'Iranien qui s'établirait dans le Touran, à moins de s'être nourri de sang et de coloquintes ? Si tu es le gardien de cette frontière et le gendre du roi, pourquoi n'as-tu pas des troupes plus nombreuses ? Ne fais pas la guerre avec une pareille armée, ne marche pas en furieux contre les braves ; car je suis un héros illustre, je mettrai sous mes pieds la tête des gardiens des frontières. Mais si tu veux faire ta soumission pour toi et ton armée, si tu veux te rendre dans l'Iran devant le roi, si tu veux dans ce moment m'accompagner auprès du Sipehbed Thous, lui parler et obéir à ses ordres, je te ferai donner par lui des robes d'honneur et des trésors, des esclaves et des chevaux caparaçonnés. Je crois, ô homme illustre, que c'est là la voie droite ; qu'en dis-tu ? Ou si tu veux que je commence la bataille ?
Le rusé Tejaou répondit : O héros ! personne n'abattra mon drapeau. Le sceau et le trône de ce pays sont à moi ; je possède des chevaux, des troupeaux et une armée ; mon maître est Afrasiab, un roi tel que les Iraniens n'en ont pas vu de pareil, même en rêve ; j'ai des esclaves et des chevaux aux pieds de vent qui errent librement dans la plaine de Guirauguird. Ne regarde pas le petit nombre de mes braves, regarde-moi avec ma massue et mon destrier. Je traiterai aujourd'hui votre armée de manière à vous faire repentir d'être venus ici. Là-dessus Bijen dit à son noble père : O illustre héros, toujours prêt pour le combat ! ô prudent Pehlewan qui portes haut la tête ! tu n'es plus dans ta vieillesse ce que tu étais dans la jeunesse ; pourquoi donner tous ces conseils à Tejaou ? pourquoi cette tendresse et ces offres d'alliance ? Il faut saisir la massue et l'épée, il faut leur arracher le cœur et la cervelle.
Bijen lança son cheval, l'air retentit de cris, ou leva les massues et les épées, on ût monter jusqu'au ciel une poussière noire qui cachait le soleil ; le monde devint sombre comme un nuage de printemps, et l'éclat des astres et de la lune disparut. Au milieu de la ligne se trouvait Guiv qui obscurcissait la lumière du ciel. A l'avant-garde se baltait Tardent Bijen, qui n'était jamais en retard quand il fallait agir. Dans les rangs opposés était Tejaou, qui portait sur la tête sa couronne et qui aurait lutté contre un lion féroce ; il était entouré de guerriers, tels qu'Arjeng et Murdoui le lion, qui n'étaient jamais las de combats. Mais bientôt Arjeng lui-même se retira tout découragé ; deux tiers de l'armée des Touraniens furent tués, et la fortune abandonna le vindicatif Tejaou. Il s'enfuit, et Bijen le glorieux lion le suivit en poussant des cris, en bouillant de rage, en brandissant sa lance : tu aurais dit que c'était un éléphant furieux. Sa lance atteignit Tejaou au milieu du corps et le priva de toute sa force ; le Touranien chancela, sa cuirasse de Roum fut ébranlée et les boutons s'ouvrirent. Lorsque Bijen vit que son ennemi voulait se soustraire au combat, il jeta sa lance par terre, étendit la main comme un léopard dans la montagne étend sa grille sur un bélier sauvage ; et semblable à un vautour qui saisit une alouette, il arracha à Tejaou cette couronne qu'Afrasiab avait mise sur sa tête fin vantant sa sagesse et sa haute naissance.
Tejaou, suivi par Bijen qui ressemblait à Adergouschasp, poussa son cheval vers la porte de son château ; mais lorsqu'il en fut tout près, Ispenoui se présenta devant lui, le visage inondé de larmes et s'écriant : O Tejaou ! où est ton armée ? où est ta force et ton courage ? Pourquoi t'es-tu éloigné de moi ? pourquoi m'as-tu abandonnée honteusement dans ce château ? Permets-moi de monter derrière toi, et ne me laisse pas sur la route, livrée aux ennemis. L'orgueilleux Tejaou fut saisi de honte, ses joues brûlèrent comme le feu. Il s'approcha d'elle, la fit monter devant lui sur son cheval, et lui en inities rênes dans la main. Lorsque cette belle qui portait haut la tête fut assise, Tejaou lui abandonna un de ses étriers pour stimuler le cheval ; il courut comme un tourbillon de poussière, tenant Ispenoui devant lui et poursuivi par l'illustre Bijen, qui voulait le combattre. Pendant quelque temps le cheval de Tejaou soutint la course, mais à la fin l'homme et le cheval se trouvèrent également épuisés ; Tejaou dit alors à son esclave : O ma belle compagne ! le danger est devenu pressant, mon destrier est épuisé, derrière nous est l'ennemi, devant nous un ravin ; et quand même je pourrais toujours tenir Bijen à distance, je finirais par tomber entre les mains de l'ennemi. Mais toi, tu n'as pas un seul ennemi ; ne reste donc pas avec moi, pour que je puisse remettre à la course ce cheval.
Ispenoui mit pied à terre, et la douleur qu'il éprouvait de la perdre fit verser des larmes à Tejaou. Le cheval se sentant allégé, prit un nouvel élan, et Bijen poursuivit le fugitif avec une nouvelle ardeur. Mais lorsqu'il aperçut Ispenoui au visage de lune, dont la chevelure noire lui descendait jusqu'aux pieds, il mit pied à terre auprès d'elle, et s'empara avec douceur de sa personne. Il la plaça derrière lui et s'en retourna au camp du Pehlewan ; il arriva joyeusement sous la porte de la tente de Thous, et y fut reçu au son des timbales, comme un prudent et vaillant cavalier qui revenait fièrement de la bataille chargé de butin.
Le Sipehdar et les vaillants héros s'occupèrent d'abord à saccager le château de Tejaou ; ensuite ils allèrent à la recherche de ses troupeaux qui erraient sur les plaines du Touran. Chacun saisit un lacet et le mania comme il convient à un homme de guerre ; on prit dans le nœud les têtes des chevaux, et toute l'armée se pourvut de montures. Ensuite les cavaliers de l'Iran, remplis de bravoure et de colère contre Afrasiab, s'établirent dans la résidence de Tejaou.
Tejaou se présenta devant Afrasiab les yeux inondés de larmes de douleur, et lui dit : Le Sipehdar Thous est arrivé ; il a amené une armée avec des éléphants et des timbales ; les têtes de Palaschan et de ses braves ont roulé misérablement dans la poussière, et les Iraniens ont dévasté par le feu tout le pays et ont détruit tous les troupeaux. Afrasiab fut consterné de ces paroles, et se mit à chercher un remède à ces maux ; il dit à Piran fils de Wiseh : Je t'avais ordonné de rassembler de tous côtés une armée, mais ta paresse, ta vieillesse, ta folie et ta lenteur font fait perdre du temps, de sorte qu'un grand nombre de mes parents et alliés sont tombés entre les mains de l'ennemi, et que l'étoile de beaucoup de braves s'est obscurcie. Mais il n'est plus temps de tarder, le monde est devenu étroit pour les hommes de sens.
Le Sipehdar Piran sortit sur-le-champ de la présence d'Afrasiab, il appela de toutes les frontières les hommes de guerre, distribua des armes et de l'argent, et mit en marche son armée. Lorsqu'il eut dépassé la frontière, il assigna aux héros leurs places ; l'aile droite à Barman et à Tejaou, cavaliers qui ne reculaient pas devant un éléphant ; la gauche à Nestihen, guerrier qui dans le combat ne faisait pas plus de cas d'un lion que d'un bélier. Le monde fut rempli du son des trompettes et du bruit confus des timbales et des clochettes indiennes. L'air devint jaune, rouge et violet, par le reflet de cette grande multitude de drapeaux et d'étendards de Joule couleur.
L'armée comptait cent mille combattants, tous déterminés à livrer bataille, et l'on ne pouvait plus passer d'une rivière à l'autre, tant il y avait de troupes et de chevaux, d'éléphants et de dromadaires. Piran marchait en toute hâte, lorsque Afrasiab quitta son palais et se rendit dans le désert pour faire défiler devant lui cette armée nombreuse, fière et vaillante ; il fut si content et si rempli d'espoir, qu'il bénit le Pehlewan en disant : Puisses-tu partir victorieux et revenir heureux ! puisse ton œil ne jamais voir le malheur !
Les corps de l'armée partirent l'un après l'autre, et l'on ne voyait plus ni plaine, ni rivière, ni montagne. Piran leur dit : Evitez les grandes routes ; prenez les chemins les plus courts ; il ne faut pas que les Iraniens apprennent l'approche de ces nobles et illustres guerriers, car j'espère leur faire tomber cette grande armée inopinément sur la tête comme une montagne. Il envoya en secret des espions, il s'enquit prudemment de ce qui se passait, tout en s'avançant à marches forcées. Lorsqu'il fut arrivé près de Guirauguird, ses espions eurent des nouvelles de l'armée ennemie, et les rapportèrent en secret à Piran, en disant : Le Sipehdar Thous reste campé dans le même lieu, et l'on n'entend pas dans son camp le bruit des timbales, car ils sont occupés à boire et à s'enivrer ; ils ont jour et nuit la coupe en main. Nous n'avons pas vu de cavaliers faisant la ronde, car ils ne soupçonnent pas l'approche de notre armée. Piran écouta ces paroles, convoqua ses braves et leur parla longuement de l’armée des Iraniens, ajoutant : Jamais nous n'avons eu dans la main une victoire aussi certaine.
Piran choisit dans son armée glorieuse trente mille cavaliers armés d'épées, avec lesquels il partit à minuit en défendant de battre le tambour, de sonner du clairon et de faire du bruit. De l'endroit d'où il partit avec ses troupes il y avait encore sept farsangs entre lui et les Iraniens. Ils atteignirent d'abord les troupeaux de chevaux qui erraient sur les plaines du Touran ; ils en prirent et en tuèrent un grand nombre, sans qu'il leur arrivât malheur ; ils tuèrent beaucoup de gardiens et de patres, et l’étoile des Iraniens baissa. De là ils s'avancèrent vers l'armée de l'Iran, semblables à un tourbillon de poussière noire. Les Iraniens étaient tous ivres, assis en troupes et sans armes. Guiv se trouvait éveillé dans sa tente, mais le Sipehdar Gouderz seul était sobre. Le bruit des voix et des coups de hache étonna Guiv, toujours ardent au combat. Il y-avait devant ses tentes un cheval sellé et caparaçonné : il sortit pour le détacher et aller où l’on se battait ; mais le brave cavalier tomba, parce qu'il était ivre. Il se mit en colère contre lui-même comme un léopard ; il était honteux de son ivresse et de l'état où il se trouvait, et il se dit dans son trouble : Qu'y a-t-il donc cette nuit, que mon cerveau soit étourdi du bruit de la bataille ? Il s'avança, monta à cheval et s'élança rapidement comme le vent ; il vit le ciel obscurci par la nuit et la poussière ; à la fin il arriva aux tentes de Thous, et lui dit : Lève-toi ! une armée est tombée sur nous, et nos braves sont endormis. De là il courut chez son père, une massue à tête de bœuf à la main, il traversa le camp avec la rapidité de la fumée, stimula ceux qui n'étaient pas ivres, et gronda Bijen, en lui disant : Est-ce le moment de se battre ou de tenir la coupe de vin ?
Cependant l'armée ennemie arrivait enveloppée d'une poussière noire, et un cri immense s'éleva du champ de bataille. Les Iraniens ivres furent stupéfaits des coups donnés et rendus ; un nuage fondait sur eux en versant une pluie de traits ; au-dessous des têtes des ivrognes étaient de moelleux coussins, et au-dessus des flèches, des épées et des massues. Aussitôt que l'aurore eut levé sa tête dans le signe du Lion, le vaillant Guiv regarda l'armée, il vit toute la plaine couverte d'Iraniens morts, il vit la terre trempée partout de sang. Gouderz aussi regarda autour de lui ; il vit les masses des ennemis s'accroître à chaque instant, et des troupes pareilles en nombre aux fourmis et aux sauterelles couvrir comme un tapis le petit espace du camp. Il chercha des yeux son armée et ne vit pas de braves, il ne vit pas de héros ni de lions ; les drapeaux étaient déchirés, les timbales renversées ; les joues et les yeux des Iraniens étaient noirs comme l'ébène ; ici se trouvait un père privé de son fils, là un fils privé de son père, et toute cette grande armée était bouleversée. Telle est la manière d'agir du ciel à la rotation rapide ; tantôt il vous donne le bonheur, tantôt il vous accable de soucis. Dans leur désespoir les Iraniens tournèrent le dos et abandonnèrent leurs tentes ; on ne voyait ni timbales, ni armée rangée, ni bagage ; tout était en déroute à droite et à gauche, et c'est ainsi qu'ils arrivèrent sur le bord du Kasehroud, déshonorés et en désordre. Les cavaliers turcs poursuivirent Thous le cœur plein de vengeance, la bouche pleine de sarcasmes : tu aurais dit qu'il pleuvait des nues des coups de massue qui tombaient par derrière sur les cuirasses, les casques et les cottes de mailles ; personne ne pensait à résister, et tous cherchaient un refuge dans la montagne. Les chevaux et les hommes tombaient de fatigue, personne n'avait gardé son sang-froid. Les Turcs étant arrivés devant la montagne, s'en retournèrent, car ils étaient épuisés par le carnage et par la longue route qu'ils avaient faite ; et dès que Thous eut quitté la plaine et atteint la montagne, il sentit qu'il était garanti contre leurs attaques. Un grand nombre d'Iraniens manquaient, et l'on n'entendait que des cris de douleur ; tous ceux qui survivaient étaient blessés ou captifs, et c'est sur eux qu'il aurait fallu pleurer ; il n'y avait plus ni trône, ni couronne, ni tentes, ni chevaux, ni hommes valides, personne pour consoler les blessés et pour en avoir soin, personne pour aller chercher les morts. Que de pères qui pleuraient leurs fils ! que de blessés qui souffraient ! Telle est la manière d'agir de ce monde inconstant. Il te cache ce qu'il va faire ; et caché lui-même à tes yeux, il te prend pour jouet et te traite avec colère et avec dédain. Nous sommes tous livrés à des peines sans fin, nous sommes esclaves de nos désirs et plongés dans l'ignorance. Tu es venu du vent, et tu t'en retourneras dans la poussière ; mais sais-tu quelle sera jusque-là ta destinée ? Deux tiers des Iraniens étaient morts, le reste était revenu de la bataille couvert de blessures, et aucun médecin ne visitait la couche des blessés ; on ne voyait que des douleurs et des larmes de sang. La défaite de Thous le rendait insensé, et son esprit était comme privé de raison. Gouderz, le vieux héros plein d'expérience, avait perdu ses fils et ses petits-fils, il avait tout perdu. Les plus sages de l'armée se rendirent auprès de lui le cœur brisé, et se mirent sous ses ordres. Il plaça sur la montagne une sentinelle pour observer la route d'Anbouh, il envoya de tous côtés des rondes, dans l'espoir de découvrir un remède contre ces maux. Ensuite il ordonna à un grand d'entre les Iraniens de se ceindre pour aller annoncer au roi ce que Thous avait fait, et lui dire quel jour néfaste était arrivé pour les Iraniens et quels malheurs avaient accablé leurs chefs.
Le messager de Gouderz apprit à Khosrou que les jours de bonheur s'étaient obscurcis. Le vaillant roi lorsqu'il eut entendu ces paroles, bouillonna de rage, et la douleur fit palpiter son cœur ; le sort de son frère le désolait, et les malheurs de son armée augmentaient sa tristesse. Sa langue prononça des malédictions contre Thous pendant toute la nuit et jusqu'à ce que le coq se fit entendre ; alors il appela un scribe intelligent, et son cœur gros de douleur s'épancha. Il fit écrire à Feribourz fils de Kaous et aux grands de l'armée une lettre pleine de larmes et de deuil, pleine de chagrin et de colère. Sa lettre commençait par les louanges de Dieu le créateur de l'univers : Au nom du maître du soleil et de la lune, qui donne la force dans le malheur et dans le bonheur, de qui vient la victoire et la défaite, de qui dépend en toute circonstance l'accomplissement de nos désirs. Il a créé le monde, la terre et le temps, il a créé le pied de la fourmi et la montagne immense, et c'est lui qui donne l'intelligence, l'âme et un corps vigoureux, le pouvoir, le diadème et le puissant trône ; personne ne peut se soustraire à sa puissance ; il accorde à l'un ses grattes et ses honneurs ; il accable l'autre d'adversités, de besoins, de soucis, de douleurs et de peines. Depuis le soleil brillant jusqu'à la terre sombre, tout est rempli des preuves de la justice de Dieu le tout saint. Thous est parti avec le drapeau de Kaweh, et accompagné de quarante grands aux bottines d'or. Je l'ai envoyé avec une armée dans le Touran, et c'est mon frère qui a été la première victime de sa vengeance ; mon frère, qui était un prince et un chef d'armée tel qu'il n'y en a jamais eu dans l'Iran. Hélas ! mon jeune et bien-aimé Firoud, qui était le chef des grands et le soutien des braves ! Le sort de mon père m'avait rempli des plus cuisantes douleurs, pendant longtemps j'ai versé sur lui des larmes amères ; et maintenant j'ai à pleurer mon frère et je ne sais plus qui est mon ami ou mon ennemi. J'avais dit à Thous : Ne prends pas le chemin de Djerem, n'approche pas de Kelat et du mont Siped, car Firoud y demeure avec sa mère, et c'est un héros illustre et d'un noble naturel. Ne sachant pas quelle est la destination de cette armée et pourquoi elle vient de l'Iran par sa route, il vous combattrait sans doute dans ses montagnes, et beaucoup de grands y périraient. Hélas ! ce vaillant fils de roi que le vil Thous a livré au vent ! Si Thous avait plus tôt commandé en chef une armée, l'étoile de Kaous aurait été éclipsée. Il sommeille dans la bataille, et n'est prompt que pour s'asseoir au banquet. Que sert d'avoir de la bravoure quand on est commandé par lui ? Maudite soit cette âme ténébreuse ! Quand tu auras lu cette lettre, renonce à la nourriture, au sommeil et au repos, renvoie ici Thous à l'instant, ne me désobéis pas et ne délibère pas ; prends le commandement de l'armée, porte les bottines d'or, marche devant le drapeau de Kaweh, consulte en toutes choses le noble Gouderz et l'assemblée des grands, ne te hâte pas de livrer bataille, abstiens-toi du vin, fuis le sommeil ; ne te laisse pas entraîner à un combat par ta colère avant que tes blessés soient guéris ; confie dans la bataille ton avant-garde à Guiv, car c'est un noble et vaillant cavalier, et ses mains sont des griffes de léopard ; réunis de tous côtés les moyens de continuer la guerre, et garde-toi de penser aux festins ! On apposa sur la lettre le sceau du roi, et Khosrou dit au messager : Pars, ne te repose ni jour ni nuit, et prends à chaque station un nouveau cheval. Le messager parcourut la route comme on le lui avait ordonné ; il arriva au camp de l'illustre Pehlewan, s'approcha de Feribourz et lui remit la lettre, qui remplit de joie les grands. Feribourz appela auprès lui Thous et les héros, et leur parla longuement de ce qui s'était passé. Lorsqu'il eut lu la lettre du roi à Guiv et à Gouderz, aux cavaliers et aux braves de cette frontière, un arbre nouveau commença à porter du fruit dans le monde. Les grands et les lions de l'Iran célébrèrent les louanges du roi ; Thous fit apporter le noble drapeau, les timbales et les bottines d'or, et amener les éléphants ; il remit tout à Feribourz et lui dit : Ces honneurs sont dignes de toi, et tu en es digne ; puisse ta fortune rester toujours victorieuse ! puisse ta vie être un Nôrouz continuel !
Thous partit avec les cavaliers ardents et vaillants au combat, qui appartenaient à la famille de Newder ; il ne s'arrêta pas sur la route et s'en retourna du théâtre de la guerre auprès du roi ; il baisa la terre devant Khosrou, qui ne daigna pas jeter un regard sur lui, et qui à la fin ouvrit la bouche pour l'injurier, et l'humilia devant toute la cour, en disant : O méchant homme ! puisse ton nom disparaître de la liste des grands ! N'as-tu aucune crainte de Dieu, le maître du monde, le saint ? ne rougis-tu pas devant les grands et ne trembles-tu pas devant eux ? Je t'ai ordonné de ne pas aller à Djerem, et tu y es allé, et tu as livré mon cœur à la douleur. Ton premier acte a été de faire éclater ta haine contre moi, de tuer le fils de Siawusch, mon noble frère, le vaillant Firoud, qui n'avait pas son égal dans le monde ; tu as tué un homme tel que, lorsque nous livrons bataille, notre fortune ne demanderait qu'une armée comme lui ; ensuite tu es allé dans le pays où il fallait combattre, mais tu n'as songé qu'au repos et aux festins. Il n'y a pas de place pour toi dans cette ville, et une maison de fous serait un séjour plus digne de toi ; tu n'as rien à faire parmi les nobles, car tu manques de sens. L'origine que tu tires de Minoutchehr et ta barbe blanche te sauvent la vie ; car sans cela je t'aurais livré à un de tes ennemis, pour qu'il te tranche la tête. Va, la prison sera pour toujours ta demeure, et ton mauvais naturel sera ton geôlier. Il le chassa de sa présence, le fit jeter dans les fers, et arracha, par cette captivité, le germe du bonheur du cœur de Thous.
Feribourz posa sur sa tête la couronne, car il était Pehlewan de l’armée et fils de roi. Il ordonna à Rehham de se charger d'une mission qui ferait briller son nom et sa bravoure, de se rendre de la montagne auprès de Piran, de lui parler longuement et d'écouter ses réponses. Il lui dit : Va voir Piran, porte-lui un-message amical, dis-lui que le ciel qui tourne a toujours traité les hommes tantôt avec rigueur, tantôt avec tendresse ; qu'il élève l'un jusqu'au sublime firmament, et qu'il accable l'autre de malheurs, d'humiliations et de pertes. Il faut se plaire au mal pour limer des combats nocturnes ; un brave n'a pas recours à des surprises de nuit, et les héros qui manient les pesantes massues n'en préparent pas. Si tu désires un armistice, nous sommes prêts à l'accepter ; si tu veux combattre, nous combattrons. Mais si tu consens à un armistice, il faudrait qu'il fût d'un mois, pour que les blessés pussent recouvrer leurs forces.
Rehham quitta Feribourz, chargé de ce message et d'une lettre ; il rencontra sur sa route une ronde dont le chef le vit et lui demanda son nom et d'où il venait. Il répondit : Je suis Rehham le héros ; je suis un homme de sens, prudent et grave ; donne-moi les moyens d'arriver au camp de Piran, pour remplir une mission de Feribourz fils de Kaous. Un cavalier se détacha de la ronde, courut au camp rapidement comme une nuée de poussière, et annonça que Rehham fils de Gouderz arrivait au camp ennemi pour voir le Pehlewan de l'armée. Piran ordonna qu'on le lui amenât en le traitant amicalement et avec douceur. Rehham aux paroles éloquentes parut devant Piran, tout préoccupé des desseins secrets de son ennemi ; mais Piran, aussitôt qu'il le vit, s'avança gracieusement, lui adressa les questions d'usage et le fit asseoir sur le trône. Rehham lui exposa le motif secret de son arrivée et s'acquitta du message de Feribourz. Piran lui répondit : C'est une chose que je ne puis regarder comme peu importante. C'est vous qui avez commencé cette guerre, et Thous a agi envers nous sans réflexion et précipitamment ; il a franchi la frontière comme un loup féroce, et a massacré sans ménagement les faibles et les forts. Combien d'hommes n'a-t-il pas tués, combien n'en a-t-il pas emmenés en captivité, sans s'inquiéter du bonheur ou du malheur de ce pays ! Aujourd'hui vous êtes punis de ces méfaits, quoique vous nous ayez attaqués à l'improviste. Maintenant si tu es le Pehlewan de cette armée, demande-moi ce que je puis t'accorder dans ma position. Si tu veux un armistice d'un mois, pas un cavalier ne vous attaquera ; si tu préfères le combat, je le désire aussi ; ordonne alors ton armée et range-la en bataille. Si, comme vous le demandez, vous voulez laisser écouler un mois sans combat, profitez de ce délai pour quitter avec votre armée le pays de Touran, pour lui faire repasser vos frontières, et vous verrez ainsi accomplir votre sage désir ; sinon nous recommencerons la lutte, et je ne vous ferai pas attendre.
Il prépara ensuite pour Rehham un présent digne de son grand renom, et le vaillant Rehham rapporta à Feribourz une lettre semblable à celle dont il avait été porteur. Feribourz ayant ainsi obtenu un armistice d'un mois, porta la main, comme un lion rapace, sur tout ce qui lui manquait ; il fit ouvrir les couvercles et les fermetures des caisses d'argent, apporter de tous côtés des lances, des arcs et des lacets, réparer les pertes de l'armée, et demander partout des renforts.
Quand le mois fut fini et le temps des combats revenu sans qu'on eût violé le traité et la foi donnée, les deux armées firent entendre le bruit des armes et se portèrent sur le champ de bataille. Le ciel était ébranlé par le bruit des timbales, des clairons et des clochettes ; on ne voyait que crinières de chevaux, mains d'hommes, brides, massues, flèches, arcs et lances ; pas un moucheron n'aurait pu passer, tant il y avait de braves, de massues, de lacets et de haches d'armes : tu aurais dit que le monde était dans la gueule d'un dragon, ou que le ciel s'était abaissé sur la terre. L'aile gauche des Iraniens était commandée par Aschkesch prompt à frapper, qui faisait couler dans le combat des torrents de sang. A l'aile droite se tenait Guiv fils de Gouderz, qui était un puissant seigneur et gouverneur de la frontière occidentale. Feribourz fils de Kaous, entouré de ses braves et suivi par son drapeau, se tenait au centre de l'armée ; il dit à ses troupes : Notre valeur est restée cachée trop longtemps, il faut donc combattre aujourd'hui comme des lions, et rendre le monde étroit devant nos ennemis ; sinon nos massues et nos casques de Roum riraient de notre honte à tout jamais.
Les Iraniens firent pleuvoir une grêle de traits semblable à une pluie d'automne qui tombe sur les arbres ; aucun oiseau n'aurait osé voler au-dessus des combattants à travers cette multitude de flèches et de massues, à travers la poussière que soulevait l'armée et au milieu de laquelle on voyait, briller comme des flammes les épées moirées : tu aurais dit que la terre était le visage d'un nègre, et que les cœurs des braves étaient des étoiles. Le grand nombre des lances, des massues et des épées tranchantes faisait trembler la terre comme elle tremblera au jour de la résurrection. Guiv s'élança des rangs du centre de l'armée en rugissant et les lèvres couvertes d'écume. Il était entouré des membres illustres de la famille de Gouderz, desquels dépendait le gain ou la perte de la bataille ; ils attaquèrent avec l'arc et la lance, ils firent jaillir le feu de l'acier. Gouderz et Piran se combattirent obstinément ; neuf cents hommes de la tribu de Piran tombèrent ; mais Lehhak et Ferschid-werd voyant que cette grande armée succombait, firent une vive attaque contre Guiv et contre ses héros armés de massues. Les chefs lançaient avec leurs arcs une pluie de traits sur ces braves couverts de cuirasses, bientôt on ne vit plus la surface de la terre, et le sol disparut sous le nombre des morts. Personne ne voulait détourner ses yeux de son ennemi, personne ne voulait céder la place qu'il occupait Houman dit alors à Ferschidwerd : Il faut porter l'attaque sur le centre de l'armée, jusqu'à ce que Feribourz l'abandonne et se réfugie derrière les rangs, alors nous vaincrons facilement l'aile droite et nous nous emparerons des bagages. Ils se jetèrent sur le centre et sur Feribourz fils de Kaous ; le Pehlewan de l'armée s'enfuit devant Houinan, et la ligne de bataille des Iraniens fut rompue. Les fiers guerriers abandonnèrent alors leur position ; livrés à eux-mêmes, ils n'obéirent plus à personne ; ils cédèrent à l'ennemi le terrain qu'ils avaient occupé, et toute résistance cessa du côté des Iraniens. On ne voyait plus à leur place les timbales et l'étendard, et les visages des braves pâlissaient en voyant la tournure que prenait la bataille ; ils tournèrent le dos à l’ennemi, ils ne tenaient plus dans leurs mains vides que du veut. Les timbales, les drapeaux et les lances furent renversés, on ne distinguait plus les brides des étriers ; le cœur des guerriers était entièrement abattu, et la plaine et la montagne étaient trempées de sang. Les ennemis s'avançaient de tous côtés en grandes masses, et Feribourz se réfugia sur le flanc de la montagne. Les Iraniens qui survivaient s'enfuirent ; c'est sur ceux qui sauvent ainsi leur vie qu'il faut pleurer.
Il n'y avait plus alors que Gouderz et Guiv qui, entourés d'un grand nombre de guerriers illustres, se maintenaient dans leur position. Lorsque Gouderz fils de Keschwad vit que le drapeau de Feribourz fils de Kaous ne se trouvait plus au centre de l'armée, lorsqu'il vit que les héros avaient disparu, son cœur s'enflamma comme le feu. Il tourna les rênes pour s'enfuir, et les cavaliers de sa famille firent entendre un cri de terreur. Guiv lui dit : O vieux Sipehdar ! toi qui as vu tant de massues et de flèches, si tu t'enfuis devant Piran, il faudra que je me couvre la tête de poussière. Ni les héros, ni les grands pleins d'expérience ne vivront toujours. Moi et toi nous sommes sûrs de mourir ; car de tous les maux, la mort est le plus certain. Or puisque le sort est contre nous, il vaut mieux que tes ennemis voient ton front que ton dos. Ne nous enfuyons pas de la bataille, ne déshonorons pas la poussière de Keschwad. N'as-tu pas entendu le vieux proverbe que le sage nous a répété : Que deux frères se placent dos à dos, et une montagne ne sera plus qu'une poignée de poussière ? Tu vis, tu as soixante et dix vaillants fils ; et ta famille compte encore beaucoup d'éléphants et de lions. Perçons donc avec nos épées le cœur de nos ennemis, et si une montagne se trouve devant nous, arrachons-la de sa base.
Lorsque Gouderz entendit les paroles de Guiv, lorsqu'il regarda les têtes et les casques des vaillants membres de sa famille, il eut honte de son prudent projet et se raffermit aussitôt sur ses étriers. Gourazeh, Kustehem, Barteh et le brave Zengueh sortirent des rangs et firent un serment solennel et inviolable, disant : Nous ne quitterons pas ce champ bataille, quand même les coups de massue feraient couler notre sang par torrents ; nous nous placerons dos à dos pour reconquérir notre gloire perdue. Ils se raffermirent sur leurs élriers et combattirent avec leurs massues. Beaucoup de Touraniens illustres tombèrent, et le sort paraissait tourner contre eux.
Le vieux Gouderz dit alors à Bijen : Pars avec ta massue et tes flèches, tourne la bride de ton cheval vers Feribourz et apporte-moi le drapeau de Kaweh ; et si Feribourz lui-même veut raccompagner, il fera pâlir les joues de ses ennemis. Bijen l'écouta, lança son cheval, courut semblable à Adergouschasp auprès de Feribourz, et lui dit : Pourquoi te caches-tu ici ? Secoue les rênes de ton cheval comme un brave, et ne reste pas plus longtemps sur cette montagne. Si tu ne veux pas venir, donne-moi ton drapeau et tes cavaliers armés d'épées d'acier. Ces paroles de Bijen ne rappelèrent pas Feribourz à la raison, il poussa un cri de fureur contre Bijen, disant : Pars, tu es trop emporté et encore novice dans le métier des armes. C'est à moi que le roi a confié ce drapeau et cette armée, la dignité de Pehlewan, le trône et le diadème. Ni Bijen fils de Guiv, ni aucun guerrier dans le monde n'est digne de porter ce drapeau. Bijen tira une épée d'acier et en frappa soudain la hampe de l'étendard de Kaweh, la coupa en deux, saisit la moitié supérieure et partit pour rejoindre les siens.
Lorsque les Turcs le virent venir avec le drapeau, un grand nombre de braves au cœur de lion, tous avides de combats, se jetèrent au-devant de lui, en apprêtant leurs massues et en tirant leurs épées pour lui disputer le drapeau de Kaweh. Houman leur dit : C'est ce drapeau violet qui fait la force de l'Iran, et si nous pouvons nous en emparer, nous rendrons le monde étroit devant Khosrou. Bijen banda son arc comme un héros, il lança sur ses ennemis une pluie de traits, qui les tenait à distance et préparait un festin pour les loups. Les cavaliers qui entouraient Guiv et Kustehem leur dirent alors : Voici le moment d'attaquer les Touraniens et de leur arracher la couronne et le trône. Les plus braves d'entre les Iraniens s'avancèrent avec leurs lourdes massues et tuèrent plus de mille ennemis. L'illustre Bijen les rejoignit en toute hâte, et ils continuèrent ensemble leur route jusqu'à ce qu'ils atteignirent le gros de l'armée. Bijen y arriva comme un lion féroce, tenant en main le drapeau de Kaweh, autour duquel toute l'armée se pressa, en obscurcissant l'air par des flots de poussière.
Ils s'ébranlèrent encore une fois et recommencèrent la lutte sur ce champ de bataille ; Rivniz, qui était cher à Kaous comme sa vie, fut tué à la tête'de l'armée ; c'était un prince qui portait une couronne, le fils puîné du roi ; c'était l'âme de son père et le favori de Feribourz. Sa tête et sa couronne roulèrent dans la poussière, et plusieurs d'entre les grands déchirèrent leurs vêtements ; mais Guiv s'écria à haute voix : O illustres héros, ô vaillants guerriers ! personne dans notre camp n'était aussi honoré que lui de Feribourz fils de Kaous ; et le vieux Kaous a maintenant perdu dans ce lieu de malheur un petit-fils et un fils, Firoud fils de Siawusch et Rivniz ; fut-il jamais au monde un plus affreux malheur ! Si nous laissons entre les mains de l'ennemi la couronne de ce jeune roi, nous serons couverts de honte ; et pourtant, si je me jette au milieu de cette mêlée, les rangs des Iraniens seront rompus. Mais il ne faut pas que cette couronne royale demeure au pouvoir des Turcs sur ce champ de bataille ; car la perte de la couronne de Rivniz, jointe à la perte de ce héros, serait une honte plus grande que celles qui nous accablent déjà.
Or il arriva que le noble Sipehbed, le vaillant Piran entendit ces paroles de Guiv ; il mena de nouveau son armée à l'attaque pour s'emparer de cette couronne illustre ; la fortune de beaucoup de braves baissa, et un grand nombre de guerriers succombèrent dans les rangs des deux armées. Le brave Bahram s'élança comme un lion et attaqua les Touraniens, la lance en main ; il emporta la couronne de Rivniz avec la pointe de sa lance, et jeta dans la stupeur les deux armées. Les Iraniens furent remplis de joie de ce que ce jeune héros avait rapporté la couronne ; mais la bataille devint de plus en plus furieuse, et personne n'abandonna son poste. Les combattants se jetaient sans cesse les uns sur les autres ; ils se frappaient à la tête, et continuèrent ainsi jusqu'à la nuit, où les ténèbres ne laissaient plus rien distinguer. Il ne restait alors en vie que sept membres de la famille de Gouderz, tous les autres gisaient sur le champ de bataille ; vingt-cinq braves de la famille de Guiv, tous dignes de diadèmes et de trésors, étaient morts ; quatre-vingts hommes de la race de Kaous avaient péri, tous bons cavaliers et lions vaillants, quoique je n'aie parlé que du seul Rivniz. Neuf cents parents de Piran avaient péri ce jour-là dans le combat, et la fortune de trois cents hommes de la famille d'Afrasiab s'était éclipsée ; mais le champ de bataille et l'honneur de la journée étaient demeurés à Piran, et c'était son drapeau qui illuminait le monde. Les Iraniens n'avaient plus la force de combattre ; ils avaient recherché la lutte et avaient trouvé une défaite. Ils quittèrent le champ de bataille et y abandonnèrent misérablement leurs blessés. Au moment où la fortune se décidait contre eux, Kustehem perdit son cheval bondissant ; il partit à pied, marchant avec sa cuirasse et son casque comme un homme ivre. Lorsque le jour fut tombé et la nuit venue, Bijen l'atteignit et lui dit : Viens et monte derrière moi en croupe, car personne ne m'est plus cher que toi ; et tous les deux continuèrent leur route sur le destrier de Bijen.
Quand le jour eut entièrement fait place aux ténèbres, tous les Iraniens qui avaient échappé à la bataille se dirigèrent en fuyant vers le pied des montagnes, pendant que les cavaliers turcs, le cœur en joie et délivrés de leur détresse et de leurs inquiétudes, rentrèrent dans leur camp, remplis de fierté et prêts à recommencer le combat. Dans le camp iranien on n'entendait que des cris, et les oreilles étaient assourdies par les plaintes et les gémissements ; chacun cherchait dans les montagnes ses parents et ses alliés, et se livrait avec eux à sa douleur. Telle est la manière d'agir de ce vieux monde ; on n'échappe point au sort que ses rotations amènent, il ne regarde personne avec tendresse, et ne fait pas de distinction entre amis et ennemis ; mais faut-il que l'homme se laisse abattre parce que sa fortune, haute naguère, a décliné ?
Lorsque les deux armées se furent livrées au repos et qu'une partie de la nuit sombre fut passée, Bahram accourut auprès de son père, et lui dit : O Pehlewan du monde ! lorsque j'ai ramassé la couronne de Rivniz et l'ai élevée sur la pointe de ma lance jusqu'aux nuages, j'ai laissé tomber un fouet. Les vils Turcs le trouveront, je deviendrai leur risée, et le monde s'obscurcira devant mes yeux ; car mon nom est écrit sur le cuir du fouet, et le Sipehdar des Turcs s'en emparera. Je veux partir en toute hâte et le rapporter, quelque peine qu'il m'en coûte pour le trouver. Ma mauvaise étoile pourrait-elle m'accabler à ce point, que mon nom fût couvert de honte ? ? Le vieux Gouderz lui dit : O mon fils, tu ne ferais que chercher ta perte ; et c'est pour un morceau de bois enveloppé d'une lanière de cuir que tu t'exposerais au souffle de tes ennemis ? Le vaillant Bahram lui répondit : Ma vie n'est pas plus précieuse que celle de mes parents et de ceux qui m'entourent. Il faut mourir quand l'heure en est venue ; pourquoi me laisserais-je blâmer injustement ?
Guiv lui dit : O mon frère ! n'y va pas, je possède beaucoup de fouets neufs. Il y en a un dont la poignée est d'or et d'argent et le cuir brodé de perles ; lorsque Ferenguis ouvrit la porte de son trésor et m'offrit toutes les armes et les ceintures qu'il contenait, je pris ce fouet et la cuirasse que je porte, je jetai les miens et les laissai dans le Touran. Kaous m'en a donné un autre, incrusté de pierreries et étincelant comme la lune ; j'en possède encore cinq autres, tous ornés d'or et de pierreries dignes d'un roi. Je te les donne tous les sept, mais ne nous quitte pas pour engager un combat insensé. Bahram répondit à Guiv : Je ne puis compter pour si peu la honte qui m'en reviendrait Vos paroles sont belles et séduisantes, mais il y va de l'honneur de mon nom ; je rapporterai donc mon fouet, ou je livrerai ma tête dans cette entreprise aux ciseaux de la mort. Mais Dieu avait décidé du sort de Bahram autrement que celui-ci n’avait espéré, et toute la rotation du ciel lui était contraire. Une fois que ta fortune s'est endormie, les efforts que tu fais pour la réveiller sont impuissants.
Bahram frappa son cheval et partit pour le champ de bataille, guidé par la lune qui illuminait la terre. Il pleura amèrement sur les morts, sur les malheureux dont la fortune s'était éclipsée ; il pleura amèrement sur Rivniz, dont il trouva le corps étendu dans une mare de sang et de boue, et la cuirasse brisée. Il dit : Hélas ! ô jeune et brave cavalier, un homme comme toi quand il est mort n'est qu'une poignée de poussière. Ta puissante famille habite dans un palais, pendant que tu es couché dans un fossé. Il trouva l'un après l'autre tous ses frères gisants sur cette large plaine. Or un de ces illustres cavaliers était blessé d'un coup d'épée, mais sa vie n'était pas encore éteinte ; il reconnut Bahram et poussa un gémissement ; celui-ci lui demanda son nom, et le blessé répondit : O lion ! je vis encore, quoique étendu parmi les morts. Depuis trois jours je soupire après du pain et de l'eau ; je soupire après une couche pour y dormir. Bahram courut à lui, car il était son frère et son ami de cœur ; il s'approcha de lui en se lamentant, s'assit à côté de lui, déchira sa tunique et pansa ses blessures, disant : Ne sois pas inquiet, ce n'est qu'une blessure, et ta faiblesse vient de ce que tu n'as pas été pansé ; maintenant que j'ai bandé ta plaie, rends-toi à l'armée, et tu seras promptement guéri. C'est ainsi qu'il ramenait son frère dans le chemin de la sécurité, sans se douter que lui-même s'égarait. Ensuite il dit au blessé : O jeune homme, attends plutôt que je revienne, je me hâterai ; j'ai perdu un fouet sur ce champ de bataille pendant que je m'occupais de la couronne de Rivniz, et aussitôt que je l'aurai retrouvé, je partirai avec toi et te ramènerai sans délai à notre armée.
Il s'avança alors rapidement vers l'endroit où avait été le centre de l'armée, et chercha jusqu'à ce qu'il eut retrouvé, au milieu d'un amas de blessés, son fouet souillé de sang et de poussière. Il mit pied à terre et le saisit ; mais dans ce moment des chevaux se mirent à hennir, le destrier de Bahram entendit, et sentit des juments, il s'enflamma comme Adergouschasp, tourna la tête du côté des juments et partit. Bahram en fut consterné ; il le suivit et courut couvert de son casque et de sa cuirasse et inondé de sueur, jusqu'à ce qu'il l'eût atteint ; il le saisit et monta dessus aussitôt, une épée indienne à la main. Il le pressa des jambes, mais le cheval ne fit pas un pas en avant. Le cavalier et la monture furent bientôt couverts de poussière et inondés de sueur ; et à la fin Bahram tomba dans un tel désespoir qu'il donna à son cheval un coup d'épée sur la tête et le tua. Ensuite il s'en retourna sur le champ de bataille en marchant rapidement comme le vent. Il vit toute la plaine jonchée de morts ; il vit la terre colorée comme une rose, et se dit : Que vais-je faire maintenant sur cette plaine sans un cheval pour me porter ?
Quelques vaillants Turcs l'avaient observé, et une centaine de cavaliers accoururent du centre du camp pour s'emparer de lui et le mener devant le Pehlewan de l'armée. Mais le lion Bahram banda son arc et fit pleuvoir des flèches sur eux ; il était déterminé à tenir aussi longtemps qu'il aurait un trait à placer sur la corde, par sollicitude pour son frère. Il blessa et tua un grand nombre de Turcs, et ne céda ni ne s'enfuit, quoiqu'il fût à pied. Les cavaliers se retirèrent et retournèrent auprès de Piran ; et Bahram, aussitôt que ses ennemis eurent disparu, s'occupa à réunir de tous côtés une grande quantité de flèches.
Lorsque les Turcs furent arrivés auprès de Piran, ils lui racontèrent les hauts faits de ce jeune homme, et parlèrent longuement de sa bravoure, de leur combat et de tout ce qui le regardait, disant : C'est un vaillant lion qui ne se lasse pas de combattre quoiqu'il soit à pied. Piran demanda : Qui est donc cet homme, et quel est son nom parmi les grands de l'Iran ? Un des Turcs répondit : C'est Bahram le vainqueur des lions, en qui toute son armée met sa confiance. Piran dit alors à Rouïn : Pars ! Bahram ne peut pas nous échapper. Si tu parviens à le prendre vivant, le monde pourra se reposer de ses dissensions. Emmène avec toi autant d'hommes qu'il t'en faut, car c'est un cavalier illustre et avide de combats. Rouïn écouta ces paroles et partit à l'instant sans faire beaucoup de cas de cet adversaire. Quand le lion Bahram vit s'avancer contre lui une nouvelle troupe qui obscurcissait le soleil et la lune, il s'assit sur les flèches qu'il avait amassées et se couvrit la tête de son bouclier, à l'abri duquel il tira de l'arc ; il lança sur ses ennemis une grêle de flèches qui interceptaient les rayons de la lune. Rouïn voyant cela, s'enfuit ; ses braves semblaient avoir perdu l'usage de leurs membres ; ils revinrent auprès du Pehlewan fatigués, soucieux et accablés de tristesse, et lui dirent : Jamais homme n'a combattu comme Bahram, et nous n'avons jamais trouvé dans aucune rivière un crocodile aussi vaillant que lui. Piran écouta leurs paroles et en fut affligé, il trembla comme une branche de tremble ; il monta sur un cheval ardent, et partit suivi de beaucoup de guerriers ; il s'approcha de Bahram et lui dit : O illustre héros ! pourquoi as-tu engage un combat étant à pied ? Tu n'accompagnais pas Siawusch dans le Touran ; et cependant tu as lutté contre les lions de ce pays. Mangeons ensemble du pain et du sel ; asseyons-nous au banquet, et contractons amitié. Il ne faut pas qu'on jette dans la poussière la tête d'un homme de si haute naissance, d'un lion et d'un brave comme toi ; il ne faut pas que ta famille et ton pays aient à te pleurer. Viens, pour que nous fassions avec serment un traité, tel que ton cœur l'approuvera, ensuite je conclurai avec toi une alliance ; et quand tu seras entré dans ma famille, je ferai de toi un homme puissant. Tu ne peux pas résister seul et à pied à toute une armée de héros, ne sacrifie donc pas ta vie.
Bahram lui répondit : O Pehlewan à l'esprit clairvoyant, brillant et sage ! je combats depuis trois jours et trois nuits sans que mes lèvres aient touché de nourriture. Il faut ou que je recommence la lutte, ou que tu me donnes un cheval pour me porter auprès de mes nobles compagnons et du vieux Gouderz fils de Keschwad. Piran lui dit : O glorieux héros ! ne comprends-lu pas que c'est impossible ? que je t'ai proposé valait mieux pour toi ; tu es un brave, et tu ne t'obstineras pas follement. Crois-tu donc que les cavaliers de cette armée supporteront cette honte ? Trop d'hommes d'illustre naissance, trop de princes et de guerriers ont été blessés par tes flèches dans ce combat inattendu ; et qui de nous passera dorénavant la frontière de l'Iran sans que sa tête et son sang bouillonnent ? Et pourtant si je ne craignais la colère d'Afrasiab, que cela remplirait de courroux, je te donnerais un cheval, ô jeune homme, pour te porter auprès du Pehlewan.
Piran dit, partit et s'en retourna le cœur plein de tendresse pour Bahram, mais la tête remplie de prudence. Il rencontra près du camp Tejaou, qui s'avança vers lui, avide de vengeance et de combats, et lui demanda ce qu'il avait fait. Il lui répondit : Bahram n'a pas son égal parmi les braves ; Je lui ai donné par amitié beaucoup de bons conseils, je lui ai indiqué la route à suivre et offert un traité avantageux ; mais mes paroles n'ont fait aucune impression sur lui, et il se propose de rentrer dans le camp iranien. Le vaillant Tejaou dit à Piran : Ton âme est tendre, mais elle n'est pas forte ; je marche contre lui, et quand même il me faudrait le combattre à pied, je l'aurai bientôt mis dans son tombeau.
Tejaou courut en toute hâte vers le champ de bataille, où il trouva le héros Bahram sans cortège. Aussitôt qu'il l'aperçut une lance en main, il poussa un cri comme un éléphant furieux, et lui dit : Tu ne survivras pas au combat que va te livrer cette armée couverte de gloire ; tu voudrais retourner dans l'Iran ; tu voudrais de nouveau porter haut la tête ; tu as tué nos chefs, et il faut que tu restes ici, car ton heure va venir. Il ordonna alors à ses compagnons de l'attaquer, de le frapper à coups de flèches, de javelots et de massue ; une grande troupe, toute composée des chefs de l'armée, entoura Bahram ; il banda son arc et lança tant de flèches qu'il en obscurcit le monde ; quand ses traits furent épuisés, il saisit sa lance, et la montagne et la plaine devinrent une mer de sang. Lorsque sa lance ne fut plus qu'un tronçon, il prit son épée et sa massue, et fit pleuvoir du sang comme un nuage qui verse de la pluie. Au milieu de cette lutte, le Pehlewan fut blessé ; et Tejaou le voyant privé de force et hors d'état de résister, s'approcha de lui par derrière et le frappa d'un coup d'épée sur l'épaule. Le vaillant Bahram tomba le visage contre terre, son bras qui tenait l'épée était abattu, il ne pouvait plus combattre, et tout était fini pour lui. Son cruel ennemi lui-même en eut pitié, et sa joue se couvrit de rougeur comme d'une flamme subite ; il détourna la tête, affligé et honteux, et son sang échauffé bouillonnait dans son cœur.
Lorsque le soleil brillant commença à baisser, Guiv devint inquiet sur le sort de son frère, et dit à Bijen : O mon fils chéri ! mon frère n'est pas de retour, il faut que nous allions voir ce qui lui est arrivé, car il ne faut pas que nous ayons à pleurer sa mort. Ces deux héros se mirent en route rapidement comme un tourbillon de poussière, ils se rendirent au lieu du combat ; ils examinèrent tous les morts et les blessés ; ils ne cherchèrent que Bahram, à la fin ils l'aperçurent, et coururent vers lui en versant des larmes de sang ; ils le trouvèrent étendu dans le sang et dans la poussière, n'ayant plus qu'un bras et dans un état désespéré. Guiv versa un torrent de larmes sur le visage de Bahram, son cœur était gonflé, ses yeux étaient remplis de sang par l'excès de sa tendresse, et ses cris de douleur réveillèrent Bahram, qui reprit connaissance et se mit à se rouler par terre. Il dit à Guiv : O toi, qui cherches la gloire ! quand tu m'auras placé dans le cercueil et que tu auras couvert mon visage, venge-moi de Tejaou, car le taureau ne saurait résister au lion. Piran m'a vu et ne m'a pas fait de mal, il a agi envers moi avec une parfaite bonne foi ; ce ne sont pas non plus les grands et les braves de la Chine qui m'ont attaqué ; c'est l'injuste Tejaou qui m'a blessé, qui n'a eu égard ni à ma naissance ni à mon rang.
A ces paroles de Bahram, Guiv versa des larmes de fiel, et jura par Dieu le maître du monde, par le soleil, le jour et la nuit sombre, de ne pas ôter de sa tête son casque de Roum, jusqu'à ce qu'il eût vengé Bahram. Il remonta sur-le-champ à cheval, le cœur rempli de douleur et de vengeance, et s'arma d'une épée indienne.
 la nuit tombante, Tejaou parut faisant sa ronde ; le vaillant Guiv le vit de loin, il secoua les rênes de son cheval, et respira plus librement quand il reconnut que son ennemi s'était écarté de l'armée, et qu'il était loin des braves qui portaient haut la tête. Il détacha du crochet de la selle son lacet roulé, et prit soudain le corps de Tejaou dans le nœud. Il le tira à lui avec force en faisant volte-face, l'arracha de la selle, le jeta par terre misérablement, descendit de cheval, et lui lia les mains. Ensuite il remonta à cheval, et le traina après lui comme un être inanimé. Tejaou le supplia en disant : O héros ! je suis épuisé ; qu'ai-je fait, pour que de toute cette armée innombrable ce soit moi sur qui tes yeux tombent dans cette nuit sombre ? Mais Guiv lui donna avec son fouet deux cents coups sur la tête et lui dit : Ce n'est pas le moment de parler. Ne sais-tu donc pas, homme vil et misérable, que tu viens de planter un arbre dans le jardin de la vengeance, un arbre qui touchera le firmament, et dont le tronc sera rempli de sang, dont le fruit sera un poignard ? Il t'a fallu pour victime un homme comme Bahram, mais tu verras maintenant la gueule étroite du crocodile. Tejaou répondit au aillant Guiv : Tu es comme un aigle, et je suis comme une alouette. Je n'ai jamais voulu de mal à Bahram, et ce n'est pas de ma main qu'il est mort ; quand je suis arrivé, des cavaliers venus de la Chine l'avaient tué sur le champ de bataille ; et c'est ainsi qu'est mort ton frère, dont la perte désole ton cœur.
Guiv continua à le traîner après lui, et arrivé auprès de Bahram le lion au cœur brisé, il lui dit : Voici cet homme sans valeur, à qui je rendrai cruauté pour cruauté ; je remercie Dieu le créateur de m'avoir laissé vivre jusqu'à ce moment pour que je puisse, devant toi, arracher à ton ennemi son âme noire.
Tejaou les implora ; il leur demanda grâce de la vie en disant : Quand même j'aurais fait ce dont tu m'accuses, à quoi servirait-il de me trancher la tête avec l'épée ? Je serai ton esclave, je serai le serviteur de ta famille. Bahram dit à Guiv : Quiconque est né doit mourir ; mais quoique Tejaou m'ait blessé, il ne faut pas qu'il boive pour cela le poison de la mort. Ne lui arrache pas sa tête coupable, laisse-le vivre pour qu'il fasse vivre ma mémoire dans le monde. Mais Guiv regarda son frère, si grièvement blessé ; il regarda Tejaou le cruel, lié de cordes, et il poussa un cri de rage, le saisit à la barbe et lui trancha la tête comme à une alouette. A cette vue, le vaillant Bahram s'écria d'une voix telle que personne n'en a jamais entendu de semblable : Si je le tue, ou que je le laisse tuer devant mes yeux, mon frère ou un de mes parents seront tués ; et en prononçant ces paroles, il mourut Telle est la manière d'agir et la nature du monde, que quiconque cherche à saisir les rênes du pouvoir doit avant tout tremper ses mains dans le sang ; il faut qu'il tue, ou qu'il se laisse tuer douloureusement. Ne cherche donc pas, autant que tu pourras, à jouer un rôle dans le monde.
Guiv se plaça devant lui, poussa des cris de douleur, et se couvrit la tête de poussière noire ; il lia, en se lamentant, le corps de Bahram sur le cheval de Tejaou, le confia à Bijen, et monta lui-même à cheval. L'ayant ramené du champ de bataille, il lui construisit un mausolée à la manière des Iraniens, remplit son crâne de musc et d'ambre, enveloppa son corps avec de la soie de la Chine, le plaça sur un trône d'ivoire, comme on place les rois, et suspendit sa couronne au-dessus de lui ; ensuite on peignit la porte du tombeau en rouge et en bleu, et tu aurais dit que Bahram n'avait jamais vécu. L'armée des Iraniens partit, affligée de la perte de Bahram et de la manière dont la fortune avait tourné.
Lorsque le soleil eut levé sa tête brillante au-dessus de la montagne, et que la couronne du jour lumineux eut paru, l'armée, qui avait été dispersée, se réunit, et les braves se dirent entre eux : Les Iraniens ont fait de si grandes pertes, la fortune du roi a été si entièrement éclipsée, la main des Turcs a été si victorieuse dans la bataille, que l'armée ne peut plus tenir la campagne ; il faut de toute nécessité que nous retournions auprès du roi et que nous voyions la tournure que prendra le sort. Si le roi n'a pas envie de recommencer la guerre, toi et moi nous n'avons pas de raison pour la désirer ; car les fils ont perdu leurs pères, les pères ont perdu leurs fils ; un grand nombre d'Iraniens sont morts, et ceux qui survivent ont le cœur brisé. Mais si le roi nous ordonne de combattre de nouveau, s'il rassemble une armée glorieuse, nous partirons de nouveau, ne respirant que vengeance et combats, nous rendrons la terre étroite pour nos ennemis. C'est dans ces dispositions, et les yeux remplis de larmes, le cœur fondant de douleur, qu'ils quittèrent ce pays, pleurant la mort de leurs frères et soupirant au souvenir de leurs parents ; ils se dirigèrent vers le Kasehroud, en disant adieu à ceux qui étaient morts.
Une ronde sortit du camp des Turcs, et ne trouvant personne dans le camp iranien, elle fit savoir sur-le-champ à Piran que les Iraniens avaient disparu. Aussitôt que le Sipehbed Piran eut reçu cette nouvelle, il envoya en secret de tous côtés des espions, et lorsqu'il se fut assuré que ces guerriers, qui portaient si haut la tête, s'étaient retirés, son cœur se sentit délivré de tout souci. Il se mit en marche avec son armée de grand matin, et fit le tour du camp ; il trouva la montagne et les vallées, la plaine et les ravins remplis de tentes de toute grandeur et sans nombre ; il en distribua à son armée et en garda une partie ; il était confondu par l'incertitude du sort Tantôt notre fortune nous porte en haut, tantôt elle nous précipite en bas ; tantôt nous sommes gais, tantôt dans l'angoisse. Passons donc nos jours en tenant en main la coupe qui illumine le monde.
Piran envoya pendant le temps du sommeil un dromadaire pour porter à Afrasiab cette nouvelle, qui combla de joie le roi et le délivra de ses sollicitudes et de ses peines ; toute l'armée partagea son bonheur ; les braves élevèrent des pavillons sur la route, couvrirent d'étoffes les terrasses et les portes, et répandirent des pièces d'argent sur la tête de Piran. Lorsque celui-ci s'approcha de la ville royale, Afrasiab alla au-devant de lui avec un grand cortège et le bénit en disant : Tu n'as pas ton pareil parmi les Pehlewans. Pendant deux semaines, le son des harpes et des rebecs se fit entendre dans le palais d'Afrasiab ; la troisième semaine, Piran, comblé de bonheur, se décida à partir pour Khoten. Le roi prépara pour lui des présents si nombreux, que tu perdrais patience si je voulais te les énumérer ; il lui envoya de l’or et des joyaux dignes d'un roi, des ceintures d'or brodées de pierreries, des chevaux arabes à la bride d'or, des épées indiennes au fourreau d'or, un trône magnifique d'ivoire et de bois de tek, des bracelets de turquoises et une couronne d'ambre, des esclaves chinoises et des esclaves de Roum portant des coupes de turquoise remplies de musc et d'ambre ; il lui envoya ces présents et lui adressa beaucoup de conseils, disant : Entoure-toi de Mobeds, et sois vigilant, préserve ton armée des embûches de l'ennemi, envoie de tous côtés des espions prudents ; car Keï Khosrou est maintenant maître de grands trésors, et sa justice et sa générosité font fleurir son empire. Tu as de la naissance, du pouvoir, un trône et une couronne, ne demande pas autre chose ; ne te fie pas à ton ennemi parce ce qu'il s'est retiré, et cherche à savoir de temps en ff temps ce qu'il médite. Observe les provinces dont Rustem est le Pehlewan, car au moment où tu t'endormirais dans ta confiance, il se jetterait sur toi. C'est le seul homme qui m'inspire de l'inquiétude, car il ne sait que faire la guerre, et je crains toujours qu'il ne s'élance de sa résidence et n'envahisse inopinément le Touran.
Piran reçut tous ces conseils comme il convenait au chef des armées et à un parent du roi ; ensuite il partit avec son cortège pour le pays de Khoten, et arrivé là, il envoya de tous côtés des espions pour avoir en tout temps des nouvelles de Rustem.
L'histoire de Firoud est finie : écoute maintenant celle de la guerre de Kamous.
FIN DU TOME DEUXIEME.