Firdousi

FERDOWSI/FIRDOUSI

 

LE LIVRE DES ROIS TOME III (partie I - partie II - partie III - partie IV - partie V)

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

tome 2 partie III

 

 

 

 

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FERDOWSI

 

LE LIVRE DES ROIS.


 

Le troisième volume du Livre des Rois est rempli tout entier par la continuation de l'histoire de Keï Khosrou, et je me suis même vu obligé de réserver la fin de ce long règne pour le volume suivant. Cette répartition d'un même règne dans plusieurs volumes n'a, au reste, que peu d'inconvénients ; car l'ouvrage entier a été composé par épisodes, et non par règnes ; et d'après la nature des matériaux dont Firdousi s'est servi, il ne pouvait pas en être autrement. Chaque épisode forme un chant à peu près indépendant des autres ; et il est séparé du reste par une introduction et un épilogue, qui contiennent quelquefois l'indication des sources où a puisé le poète, quelquefois l'éloge du roi, ou simplement des réflexions morales et philosophiques.

Les épisodes qui forment ce volume sont au nombre de cinq :

1° la guerre des Iranien contre les Touraniens, appelée par la tradition persane combat de Kamous de Kaschan ;

2° la guerre des Iraniens contre le Khakan de la Chine ;

3° le combat de Rustem contre le Div Akwan ;

l'enlèvement de Bijen fils de Guiv par Menijeh fille d'Afrasiab ;

5° le combat des douze champions

Les trois premiers de ces épisodes se rapportent au cycle des traditions relatives à Rustem, et les deux derniers à celui des traditions concernant la famille de Kaweh, la race héroïque la plus renommée de la Perse après celle de Rustem. Les chronologistes musulmans, qui ne savaient comment faire cadrer les données fournies par la Bible et par les historiens grecs avec la tradition persane, ont eu souvent recours aux indications que celle-ci leur fournissait sur cette famille, indications dont ils tiraient parti d'autant plus facilement qu'elles étaient plus vagues. C'est ainsi que plusieurs historiens musulmans transforment Nabuchodonosor en fils ou petit-fils de Gouderz, et le désignent comme vice-roi des provinces occidentales de l'empire persan ; d'autres l'identifient avec Gouderz lui-même : et tout cela ne repose probablement que sur un passage du présent volume, où l'on voit Gouderz investi par Khosrou du gouvernement d'Ispahan

Le combat de Rustem avec le Div Akwan est une féerie qui paraît avoir fait partie d'un ensemble de contes, à quelques-uns desquels Firdousi fait allusion, comme par exemple quand il parle, dans l'épisode de Menijeh, de la pierre ensorcelée d’Akwan qu'Afrasiab fait placer sur la prison souterraine de Bijen. Ces contes semblent s'être conservés longtemps encore après Firdousi, car quelque manuscrits modernes du Livre des Rois renferment un petit épisode qui s'y rapporte : c'est le récit d'un combat que Rustem, au moment de soulever la pierre magique, aurait eu à soutenir contre le fils du Div Akwan. J'ai dû rejeter du texte ce petit récit, que je réserve, avec d'autres pièces du même genre, pour l'Appendice qui terminera l'ouvrage ; on peut, en attendant, en voir l'analyse dans le Heldenbuch de Gœrres, tome II.

Le combat des douze champions est un des morceaux de Firdousi les plus admirés en Perse, et cette histoire y est aussi populaire que le combat des Horaces et des Curiaces l'était à Rome. On la désigne quelquefois sous le titre de Combat des onze champions ; mais c'est bien ta même aventure, et la différence vient de ce que dans le dernier et décisif combat entre les héros de l'Iran et ceux du Touran, il n'y avait d'un côté et de l'autre que onze combattants. Pour arriver au nombre de douze, on ajoute ordinairement à ce combat celui que Bijen et Houman s'étaient livré un peu auparavant, et où ce dernier avait succombé.

La portion du texte de Firdousi que contient ce volume a subi dans beaucoup de manuscrits un plus grand nombre d'interpolations qu'aucune autre partie de l'ouvrage. Les pièces ajoutées forment quelquefois des épisodes d'une étendue considérable, et c'est surtout entre l'histoire de Menijeh et celle des douze champions que les copistes ont inséré des poèmes entiers. C'est ainsi qu'on trouve dans quelques exemplaires le poème de Sousen la magicienne et des extraits fort étendus de l'histoire épique de Barzou fils de Sohrab, que nous possédons encore sous le titre de Barzou-nameh. Je crois que les copistes ont introduit ces épisodes pour arriver au nombre de soixante mille distiques dont l'ouvrage devait être composé, selon la déclaration de l'auteur lui-même, mais qu'il n'a pas réellement atteint. Du reste, ces grandes interpolations sont faciles à reconnaître, et l'on en retrouve ordinairement le texte dans un des nombreux poèmes épiques qui non restent ; mais il y en a d'autres moins considérables et quelquefois plus embarrassantes ; ce sont de petits récits intercalés dans les longs épisodes. En général ces morceaux douteux sont écrits d'un style qui fournit la preuve d'une origine plus moderne ; quelquefois ils font double emploi, et ordinairement ils manquent dans les anciens manuscrits. Néanmoins il y a des cas où l’on peut rester incertain sur l'authenticité d'un morceau, comme par exemple sur l'histoire du mariage de Ferenguis la mère de Khosrou avec Feribourz. Ce morceau ne se trouve pas dans tous les manuscrits, et il n'est pas impossible qu'il ait été emprunté à un autre poème épique ; je l'ai conservé, sur l'autorité de quelques-uns des meilleurs manuscrits qui sont à ma disposition, et M. Macan a fait de même dans l'édition de Calcutta.

Toutes les pièces qui font partie de ce volume semblent avoir été composées par l'auteur dans sa jeunesse, ou au moins avant qu'il fût arrivé à la cour de Mahmoud le Ghaznévide, dont le nom n'y paraît nulle part. L'histoire de Bijen et de Menijeh est peut-être la partie la plus anciennement écrite du volume. Firdousi indique d'une manière très pittoresque les circonstances dans lesquelles il a commencé à mettre en vers ce récit L'ami dont il parle, et dont il était l'hôte en ce moment, était selon toute apparence Mohammed Leschkeri, le premier confident de sa grande entreprise poétique, et à qui il devait la communication du grand recueil de traditions formé par le Dihkan Danischwer. Le caractère de fraîcheur qui se remarque dans ce récit s'accorde bien avec la supposition que cet épisode est une œuvre de la jeunesse de Firdousi ; et la versification porte quelques traces de manque d'expérience, telles que l'emploi fréquent de l’élif final ajouté à cause de la rime ou du mètre. Cet expédient est reçu dans la poésie persane ; mais Firdousi n'en fait nulle part autant d'usage qu'au commencement de l'histoire de Bijen et de Menijeh.

Je me suis servi, pour la rédaction de ce volume, des mêmes manuscrits que pour les deux volumes antérieurs, et de plus M. Théroulde a eu la complaisance de m'en prêter un qu'il a rapporté de Kaschmir. C'est un exemplaire correct et d'une belle écriture, mais dont la rédaction n'offre aucune singularité que j'aie à relever.

Dans l'espace de temps qui s'est écoulé entre la publication du second volume du Livre des Rois et celle du troisième, on n'a publié aucun ouvrage spécial sur Firdousi ; et tout ce que je puis ajouter ici à la bibliographie de notre poète consiste en quelques passages insérés dans un choix de morceaux de prose et de poésie persane qui vient de paraître sous le titre suivant : Chrestomathia Persica, edidit et glossario explanavit Fridericus Spiegel ; Lipsiae, 1846, in-8°. Ces fragments occupent les pages 41-52 de l’ouvrage.

Avant de terminer, j'ai à rectifier la traduction d'un mot qui m'avait beaucoup embarrassé, et sur le sens duquel je me suis trompé dans les deux premiers passages où il se rencontre. On lit :

Plusieurs manuscrits lisent  au lieu de , ce qui m'avait fait penser que ce dernier mot pouvait être une forme vieillie du premier, et j'ai traduit : Tu m'as souvent vu au jour du combat ; mais ma supposition était fausse, et il fallait traduire : Tu m'as vu à Lawen au jour du combat. Il paraît que la bataille de Peschen, célèbre dans les traditions épiques de la Perse par le grand nombre de membres de la famille de Kaweh qui y trouvèrent la mort, était aussi appelée la bataille de Lawen ou de Laden. Le Burhani kati dit, sous le mot Peschen :

Peschen est le nom d'un lieu où Piran fils de Wiseh, et Thous fils de Newder se livrèrent une bataille où les Touraniens furent victorieux. La plus grande partie des fils de Gouderz périt dans ce combat, qui porte également le nom de bataille de Laden et de bataille de Peschen.

M. Macan écrit Laden, comme le Burkani kati et comme le vocabulaire imprimé a la fin de l'édition de Calcutta ; en écrivant Lawen, j'ai suivi les meilleurs des manuscrits que j'ai été à même de consulter. Il est difficile de juger entre ces deux orthographes, à moins de découvrir de nouveaux passages pour les contrôler ; car les auteurs du dictionnaire et du vocabulaire n'ont probablement pas eu d'autres autorités pour l'orthographe qu'ils ont adoptée que des manuscrits de Firdousi, ni d'autre renseignement sur l'identité des deux batailles que les passages qu'on peut lire dans le présent volume Il me reste à corriger la traduction du premier de ces passages, que voici :

J'ai traduit : « Mais depuis qu'il est revenu du combat de Peschen, de ce carnage et de cet immense champ de bataille, où il a vu tomber un si grand nombre de ses fils, etc. » Il aurait fallu dire : « Mais depuis qu'il est revenu du combat de Peschen, de ce carnage et de cet immense champ de bataille de Lawen, où il a vu tomber, etc. »

J'ai été amené à parler ici de la bataille de Peschen, et je prie le lecteur de me permettre d'ajouter une réflexion qui s'y rattache, et qui vient à l'appui de ce que j'ai dit page xlv de la Préface du premier volume. Quand on lit la description que donne Firdousi de la bataille de Peschen, qui a été si célèbre dans l'histoire épique de la Perse, on ne peut qu'être frappé de sa brièveté. D'après la manière de l'auteur, on se serait attendu à y trouver tous les noms des membres de la famille de Kaweh, la description de leurs armes et de leurs drapeaux, les détails des combats où ils succombèrent, leurs discours et ceux de leurs ennemis ; mais au lieu de cela on ne trouve qu'une espèce de bulletin qui annonce en quelques vers la défaite des Iraniens et le nombre des héros qui avaient péri. C'est un des faits qui me paraissent prouver que Firdousi, avec quelque liberté qu'il ait fait usage de ses matériaux, ne s'est pourtant pas permis d'inventer des histoires entières, et s'en est tenu, plus exactement qu'on ne serait d'abord porté à le croire, au texte des ballades et autres traditions écrites et orales qu'il avait à sa disposition ; mais cette remarque touche à des questions trop considérables pour que je puisse la développer dans une préface.


 

FERDOWSI

LE LIVRE DES ROIS

XIII.

KEÏ KHOSROU (suite)

II. HISTOIRE DE KAMOUS DE KASCHAN.

COMMENCEMENT DE L'HISTOIRE.

Au nom du maître du soleil et de la lune, dont la gloire est révélée à ton cœur par ta raison ; du maître de l'existence et de la droiture, qui ne te permet pas le mensonge ; du maître de Saturne, de Mars et du soleil, de qui nous vient toute promesse de bonheur et tout espoir. Je ne sais pas le célébrer ; et quand je pense à lui, mon âme s'anéantit. Le ciel et la terre sont son œuvre ; le pied de la fourmi témoigne de son existence et tous les éléments que tu vois entre la sphère du soleil et la terre sombre, comme le feu et l'eau limpide, en sont des preuves et la révèlent à ton esprit. Tu ne trouveras pas de voie pour l'approcher du Créateur, qui est au-dessus de tout besoin ; ne cherche donc pas à l'atteindre. Il ne lui faut ni conseiller, ni trésorier, ni trône, ni couronne ; il ne peut ni diminuer ni grandir ; il n'est sujet ni au malheur ni au bonheur, et nous sommes des esclaves prosternés devant ses ordres et ses volontés. Puisque c'est lui qui, sans conteste, a créé l'âme et l'esprit, qui a fait paraître le ciel et les étoiles, ne donne pas à un autre le nom du Créateur tout-puissant, de qui viennent nos joies et nos afflictions, qui a fait naître le jour et la nuit, le ciel qui tourne, la nourriture et le sommeil, la colère et la tendresse. La voûte céleste à la rotation rapide amène tantôt le bonheur, tantôt les peines ; mais au milieu de ces changements, il est resté dans le monde bien des souvenirs merveilleux de Rustem, et la mémoire de chacun en retrace une histoire. Il est le modèle de la bravoure dans les combats, de la prudence, de la sagesse et de la dignité. C'était un éléphant sur la terre et un crocodile dans l'eau ; c'était un sage à l'esprit vigilant et un vaillant guerrier. Je vais raconter son combat avec Kamous, je le raconterai d'après un livre, mais en me servant de mes propres paroles. Écoute le récit du Dihkan, fais attention à ce qu'a dit un homme plein d'expérience.

KEÏ KHOSROU FAIT MAUVAIS ACCUEIL À THOUS.

Feribourz, Thous, Guiv le vainqueur des armées, et leurs troupes revinrent du Touran et prirent la route de l'Iran, tous accablés de tristesse et le visage inondé de larmes. Lorsqu'ils atteignirent le chemin qui conduit à Djerem ; lorsqu'ils virent au-dessus d'eux Kelat, et au-dessous les eaux du Meyem, tous se rappelèrent le combat de Firoud et furent saisis de remords, de douleur et d'inquiétudes. Leurs cœurs se remplirent de soucis et de la crainte du roi ; leurs yeux furent pleins de larmes, leurs âmes pleines du sentiment de leur faute. C’est ainsi qu'ils revinrent auprès du roi, honteux, l'âme blessée et se repentant de leur crime, car ils avaient tué son frère innocent et livré à l’ennemi le sceau et le diadème ; ils arrivèrent devant lui le cœur déchiré, les mains croisées, humbles comme des esclaves, et Khosrou jeta sur eux un regard de colère, car son âme était triste et ses deux yeux inondés de sang. Il adressa à Dieu ces paroles : O dispensateur de la justice, tu m'as donné le trône, le bonheur et la bravoure, et maintenant je parais devant toi couvert de honte. Mais tu connais mieux que moi le temps et la raison des événements ; sans cela j'aurais fait élever mille gibets dans ce pays d'hommes sans valeur, et j'y aurais suspendu Thous et tous ceux qui ont combattu avec lui. J'étais impatient de venger mon père ; mon cœur était déjà plein de douleur, de peine et d'émotion, et maintenant j'ai à venger une nouvelle mort, celle de Firoud. Je devrais faire tomber la tête de Thous fils de Newder, à qui j'avais ordonné de ne pas s'approcher de Kelat et de Djerem, quand même on verserait sur sa tête des pièces d'argent, parce que Firoud y demeurait avec sa mère, que c'était un Keïanide, un homme vaillant, qui ne connaissait pas le vil Thous, qui ne saurait pourquoi on en voyait une si grande armée, et qui sans doute descendrait de sa montagne pour livrer bataille, et mettrait à mort un grand nombre de braves. Mais Thous le lâche, l'insensé, s'est élancé, et son armée a pris la route de la forteresse de Firoud ; alors le Créateur du ciel l’a abandonné lui et son armée, el Thous a porté malheur à la famille de Gouderz. Qu'il soit maudit, lui, ses éléphants et ses timbales ! Je lui avais donné de riches présents et de bons conseils, et c'est pour combattre mon frère qu'il est parti. Puisse-t-il n'y avoir jamais de prince qui ressemble au fils de Newder ! Que jamais Pehlewan semblable à lui ne commande une armée ! Hélas ! Firoud fils de Siawusch, hélas ! il était fort et brave ; il maniait la massue et l'épée ; il a été tué, comme son père, sans avoir commis de faute et par la main du chef de mon armée. Je ne connais dans le monde rien de plus vil que Thous ; il est digne du gibet et des chaînes ; il n'a ni cervelle dans la tête ni veines dans le corps. Qu'est devant moi l'ignoble Thous de plus qu'un chien ?

Le roi se désolait de la perte de son frère et de la mort de son père qu'il avait à venger ; il était blessé au cœur ; il maltraita son armée et la renvoya, et le sang coula de ses cils sur ses joues. Il défendit l'entrée de sa cour, et son âme se déchirait au souvenir de son frère. Les grands de l'Iran partirent désespérés ; les braves se rendirent à la cour de Rustem, en disant pour s'excuser : C'est l'œuvre de Dieu. Qui de nous voulait combattre Firoud ? Lorsque tomba le fils de Thous et ensuite son gendre Rivniz, la douleur troubla la tête des héros ; jamais on n'a vu pareille infortune. Qui de nous connaissait le nom et les signes qui distinguaient Firoud, dont la mort devait déchirer le cœur du roi ? Intercède pour nous ; le roi est jeune, et il renoncera peut-être à se venger. Rivniz, qui a péri si misérablement, n'était-il donc pas le fils puîné de Kaous ? n'était-il pas un brave, et le favori du père de Khosrou au visage brillant comme la lune ? Telle est la fin et le sort des combats ; l'un y trouve une couronne et l'autre une tombe étroite.

KHOSROU PARDONNE AUX IRANIENS.

Lorsque le soleil au visage d'or se leva au-dessus de la montagne, et que la nuit sombre s'enfuit, on entendit un bruit sous la porte du palais Rustem se présenta devant le roi et lui dit : O roi glorieux, le trône, la couronne et le sceau sont fiers de toi. Le roi est courroucé contre Thous et son armée, qu'il m'accorde leur grâce quelle que soit leur faute. Lorsque Thous vit son fils et son gendre morts, la raison abandonna sa tête et son cœur. Réfléchis d'abord que c'est un homme violent et dépourvu de prudence, ensuite que la vie d'un fils n'est pas une chose de peu de valeur. Il ne faut pas s'étonner s'il fut en colère lorsqu'il vit tomber Rivniz et Zerasp le noble cavalier, et le roi ne doit pas se venger de lui. Réfléchis encore que l'armée était dans l'erreur en croyant que ton noble frère était auprès de toi. Sache que personne ne meurt à moins que son temps ne soit venu ; n'abandonne donc pas ton âme à ces regrets. Que la vie s'envoie d'elle-même ou qu'une main ennemie l'arrache, elle partirait quand même on ferait mille incantations. Le roi lui répondit : O Pehlewan, la mort de ce jeune homme m'a rempli de douleur ; mais je laisserai guérir mon âme par tes conseils, quoique mon cœur souffre cruellement. Alors le Sipehdar Thous s'avança pour demander pardon, et sa fière tête se courbait de peur. Le roi pardonna à l'armée, et les grands se retirèrent.

Lorsque le soleil commença à lancer ses dards de l'horizon, qu'il se hâta de monter plus haut, qu'il déchira sa robe de turquoises et qu'il montra son corps brillant comme un rubis, le Sipehbed Thous, accompagné de Guiv et des chefs de l'armée de l'Iran, parut devant le roi et l'adora en disant : Puisses-tu vivre heureux jusqu'à la fin des temps ! Puisse la terre être la base de ton trône et de ta couronne, et le firmament la source de ta gloire et de ta fortune ! Mon cœur est plein de soucis de ce que j'ai fait, il est brisé par la douleur et l'anxiété ; mon âme est remplie de bonté devant le roi, ma langue ne prononce que des demandes de pardon, je suis plein de repentir, et je brûle comme Adergouschasp en pensant à l'innocent Firoud et à Zerasp. C'est moi seul qui ai fait le mal ; je tremble en réfléchissant à mes actions, et ma vie ne vaut pas une obole au prix de celle de Bahram, et de Rivniz. Mais si le roi veut me faire grâce à moi et à cette glorieuse et innocente armée, je partirai, je vengerai notre honte, je relèverai notre tête humiliée. Je réserverai pour moi toutes les fatigues de l'armée, indifférent à sauver ou à sacrifier ma vie. Dorénavant je n'ambitionnerai plus le trône et le diadème, et ma tôle ne se couvrira que d'un casque de la Chine. Le roi agréa ses paroles, son cœur reverdit comme la rosé au printemps, et il passa toute la nuit à tenir conseil avec Tehemten et les grands et les héros.

KEÏ KHOSROU RENVOIE THOUS DANS LE TOURAN.

Lorsque le soleil brillant se leva et que l'aurore s'élança devant lui sur la courbe du firmament, Thous parut soudain, avec les grands de l'armée, en présence de Khosrou. Le roi du monde leur dit : La trace de la vengeance ne s'efface pas, et l’on ne cessera jamais de parler de Tour et de Sel m, de cette lutte ancienne et de ces jours qui sont passés. Mais jamais roi d'Iran ne fut couvert de honte comme moi, jamais le monde ne fut inondé du sang des braves comme aujourd'hui ; la montagne a revêtu une ceinture sanglante, colorée du sang des fils de Gouderz, et les oiseaux et les poissons dans la mer et dans les rivières les pleurent amèrement ; tout le pays du Touran est couvert de têtes, de mains, de pieds, de dos et de troncs d'Iraniens. Mais vos projets me rendent le bonheur, et mon cœur tressaille de joie à l'espoir de la vengeance.

Les braves se tenaient devant le roi au visage de soleil en croisant leurs mains ; ils baisèrent tous la terre, Rehham, Gourguin, Gouderz, Thous, Kharrad, Zengueh fils de Schaweran, Bijen, Guiv et tous les grands, en disant : O roi à l'étoile fortunée, au cœur de lion, et qui arrache le cœur aux lions avec ton épée, nous sommes tous tes esclaves, dans notre honte nous baissons la tête devant toi. Si tu nous ordonnes de combattre, nous irons tous répandre notre vie sur le champ de bataille ; et si le soleil et la lune ne nous cachent pas leur face, tu n'auras plus de reproche à nous faire.

Ensuite le maître de l'armée appela Guiv, le fit asseoir sur le trône des grands, le combla d'éloges et de caresses, lui prodigua les présents et les marques d'amitié et lui dit : Tu as partout recherché les fatigues pour me servir, et jamais tu n'as eu part à mes trésors ; il ne faut pas que le Sipehdar Thous lance au combat, sans te consulter, ses éléphants chargés de timbales. Souvent un homme couvert de gloire a pris le monde en dégoût à cause des paroles d'un calomniateur. Mais ne donne pas, par tt colère, de l'importance à ce qui n'en a pas. Puissent les mânes du vaillant Bahram se réjouir ! Le roi distribua de l'argent et manda les payeurs de l'armée ; il parla à Thous amicalement, et choisit, d'après les astres, un jour fortuné, qui fût propice au départ de l'armée. Ce jour il se plaça dans la plaine entouré d'éléphants et de timbales, et fit passer devant lui Thous et son (armée ; ensuite il lui remit, selon la coutume des Keïanides, l'étendard de Kaweh et le bénit. Le bruit des armes se fit entendre, la terre trembla sous les sabots des chevaux ; la poussière qu'ils faisaient lever forma un nuage dans l'air, et les trompettes résonnèrent ; le monde devint violet par le reflet des cuirasses et de l'étendard de Kaweh ; tu aurais dit que le soleil était plongé dans l'eau et que le ciel et les étoiles étaient endormis. Thous fit placer sur son éléphant des coussins brodés de turquoises, et s'avança ainsi jusqu'au fleuve Schahd.

PIRAN ENVOIE UN MESSAGE AUX IRANIENS.

Thous envoya de là auprès de Piran un messager rapide comme le vent et monte sur un dromadaire, et lui fit dire : J'ai redressé ma tête pour le combat ; je suis arrivé en armes aux rives du Schahd. Ce message rendit Piran soucieux, car il vit qu'il fallait sans délai se préparer à marcher. Il partit avec ses guerriers renommés, avec ses cavaliers braves et choisis, en disant : Que peut vouloir l'armée de l’Iran ? combien de héros compte-t-elle ? et qui accompagne Thous ? Il rangea son armée sur la rive orientale du fleuve et fit saluer Thous, qui de son côté amena ses troupes, l’étendard impérial, les éléphants et les timbales. Piran envoya auprès de lui un Turc aux paroles douces et lui fit dire : Que de bien n'ai-je pas fait en toute occasion à Ferenguis et au prince ! J'ai poussé des cris de douleur à la mort de Siawusch, j'en ai été consumé comme d'un feu ardent ; mais l'arbre qui portait la thériaque ne porte plus que du poison, et il ne m'en revient pour ma part que des peines.

Cette démarche renouvela les douleurs de Thous, et ses traits en montrèrent des traces ; il dit au messager : Retourne auprès du fortuné Piran et dis-lui : Si tu dis vrai, notre querelle est finie ; affranchis-toi du joug que tu portes, quitte ceux qui t'entourent, ferme la porte du combat et la voie du mal, viens sans armée auprès du roi de l'Iran, qui te récompensera par des bienfaits, qui te donnera un commandement dans l’Iran et un diadème royal. Quand il saura le bien que tu as fait, son cœur sera affligé des angoisses que tu as éprouvées. Gouderz, Guiv, et tous les chefs de l'armée, les héros et les grands, accablés de douleur, confirmèrent ces assurances. Le messager écouta fa réponse, partit comme le vent, arriva auprès de Piran fils de Wiseh, et lui répéta ce que lui avaient dit Thous et l'illustre Gouderz. Piran répondit : Je célébrerai jour et nuit les louanges du Sipehbed ; je partirai et ferai passer dans l'Iran mes alliés, tous ceux qui auront assez de sens pour m'écouter, tous mes parents et tous mes biens ; car ma tête vaut mieux qu'un trône et une couronne. Mais ces paroles étaient loin de sa pensée ; il ne cherchait qu'un moyen de ramener la fortune.

AFRASIAB ENVOIE UNE ARMEE A PIRAN.

Il envoya a l'heure du sommeil, auprès d'Afrasiab, un messager monté sur un dromadaire, et lui fit dire : Une armée accompagnée d'éléphants et de timbales est arrivée de l'Iran ; elle est commandée par Guiv, Gouderz, Schidousch et Thous. J'ai fait à ce dernier beaucoup de mensonges et lui ai donné des conseils de toute espèce. Lève maintenant une armée parmi les braves, les héros illustres et les hommes de guerre ; car il faut arracher les Iraniens avec leur racine et dévaster leur pays par le feu, autrement cette armée et ce roi ne cesseront jamais de poursuivre la vengeance de Siawusch. Lorsque Afrasiab eut entendu ce message, il réunit les chefs de l'armée ; il leur dit ce qui se passait, et qu'il fallait se hâter de partir pour la guerre ; il rassembla une armée nombreuse, dont la poussière obscurcissait le soleil, et le dixième jour arriva auprès de Piran cette multitude qui couvrait la terre. Lorsque l'armée se fut reposée, on paya la solde, les cavaliers montèrent à cheval, on chargea les bagages, et Piran se porta en toute hâte sur les bords du fleuve, sans égard à ses promesses et au traité qu’il avait conclu.

Une vedette accourut auprès de Thous en disant : Fais attacher les timbales sur le dos des éléphants, car Piran ne sait que mentir chaque fois qu'il se voit près de sa perte. Le drapeau du tyran s'est montré, et ses troupes forment leurs rangs sur les bords de la rivière. Thous le chef expérimenté rangea ses troupes, qui, précédées des timbales, s'avancèrent dans la plaine ; des deux côtés arrivèrent des armées semblables à des montagnes, d’une part les cavaliers turcs, de l’autre les masses des Iraniens. Le soleil fut tellement enveloppé dans la poussière des armées, que ses yeux s'abandonnèrent au sommeil au milieu de l'obscurité ; l'éclat des épées, des lances et des javelots jetait un tel reflet sur la nuit qui couvrait le ciel, que tu l'aurais prise pour une tulipe. Le mouvement de tant de casques d'or et de ceintures d'or, de tant de cavaliers au bouclier d'or, faisait lever un nuage de poussière couleur de sandaraque, et le ciel étoile était rempli du bruit des timbales. Les têtes des grands résonnaient sous les coups des lourdes massues, comme l'enclume sous le marteau du forgeron ; le sang qui coulait faisait ressembler la terre à un pressoir, et les lances convertissaient l'air en un champ de roseaux. Bien des têtes furent prises dans le nœud du lacet, bien de nobles guerriers périrent : leurs cuirasses leur servaient de linceuls, la terre imprégnée de sang formait leur couche, et leurs corps qui avaient joui des délices de la vie étaient déchirés par les épées. La terre était rouge, les joues des combattants couleur de sandaraque, et l'air noir comme l'ébène, à cause de la poussière que soulevaient les cavaliers. Que l'homme ambitieux gagne une couronne, ou qu'il ne trouve que la poussière et le sang du combat, qu'il ait eu en partage la thériaque ou le poison, il faut qu'il parte d'ici quand le moment est venu. Je ne sais quel est le but et la fin de tout cela, mais en attendant nous ne pouvons que déplorer la nécessité de la mort.

THOUS TUE ARJENG.

Or il y avait un grand du Touran nommé Arjeng, qui s'était fait dans les combats un nom qui allait jusqu'aux nues ; il s'élança, lit voler la poussière et provoqua au combat les Iraniens. Thous le vit de loin, poussa un cri, tira l'épée et dit au fils de Zereh : Quel est ton mon ? qui est ton ami parmi les guerriers turcs ? Arjeng répondit : Je suis Arjeng le brave ; je suis le lion qui porte haut la tête et qui sait attendre. Maintenant je ferai trembler la terre sous toi, je jetterai ta tête sur le champ de bataille. Ainsi parla le fils de Zereh ; le Sipehdar de l'Iran l'écouta, et sans se donner le temps de répondre, il le frappa sur le casque et sur la tête avec l'épée brillante qu'il tenait en main ; tu aurais dit que le corps d'Arjeng n'avait jamais porté de tête.

Piran et l'armée des Touraniens étaient confondus, et le champ de bataille restait abandonné ; les guerriers et les grands du Touran saisirent leurs épées et leurs lourdes massues, ces vaillants lions s'adressèrent la parole l'un à l'autre, et l'on entendit un bruit confus de voix disant : Faisons un commun effort, combattons, rendons étroit le monde au cœur de Thous. Mais Houman leur dit : Préparons-nous aujourd'hui au combat, ne nous laissons pas décourager. Si un Iranien de grand renom sort des rangs de son armée pour combattre, nous enverrons contre lui un brave, et nous verrons contre qui se tournera la fortune ; mais ne les attaquons pas impétueusement, et contenons-nous aujourd'hui. Demain quand toute l'armée s'ébranlera, quand on battra le tambour dans l'enceinte des tentes de Piran, alors nous lèverons tous nos massues, nous tirerons nos poignards, nous nous avancerons au-delà du fleuve, et Dieu et la fortune aidant, nous livrerons en masse une grande bataille.

Houman monta sur un cheval de main et le lança ; tu aurais dit que c'était une muraille de fer ou le mont Alborz revêtu d'une cuirasse. Il sortit des rangs de l'armée pour provoquer au combat les Iraniens, un javelot brillant dans la main, Le Sipehbed Thous s'élança de sa place, le monde se remplit du bruit des trompettes, et Thous s'écria : O maudit ! le jardin de la vengeance ne produit que des arbres tortus. J'ai montré la force de mon bras à Arjeng, qui était le plus glorieux de vos guerriers, et maintenant tu viens aussi pour me combattre, monté sur ton destrier et tenant un javelot ! Je jure par l'âme et la tête du maître de l'armée de l'Iran que, mettant de côté ma cuirasse, ma massue et mon casque de Roum, je t'attaquerai comme un léopard qui, sortant de la montagne, étend sa griffe sur sa proie. Quand je combattrai sur le champ de bataille, c'est alors que tu verras comment se comporte un homme.

Houman répondit : Trop d'ambition porte malheur ; ne demande donc pas trop. Parce qu'un malheureux est mort de ta main, ne méprise pas les autres. Si c'était à moi qu'Arjeng eût eu affaire, il n'aurait jamais osé me tenir tête. Mais les braves de ton armée n'ont-ils donc aucune honte ? le sang ne bout-il pas dans les veines d'un seul d'entre eux, pour qu'ils permettent à leur chef de se battre ? leur main est-elle trop faible pour la lutte ? Où sont donc Bijen et Guiv les nobles guerriers, et Gouderz le maître du monde, le fils de Keschwad ? Si tu es un Pehlewan, pourquoi quittes-tu le centre de ton armée pour te battre en personne ? Les hommes de sens ne voudront plus te reconnaître et les sages t'appelleront fou. Va et prends l'étendard de Kaweh, car un Sipehbed ne se jette pas dans la mêlée. Regarde à qui ton roi a donné des présents, et qui d'entre tes braves ambitionne le sceau et le diadème ; ordonne-leur de combattre comme des lions et de vaincre ceux qui naguère les ont vaincus. Car si tu mourais de ma main, cette glorieuse armée serait perdue ; elle se sentirait privée de force et de vie ; elle serait comme morte, eût-elle encore la vie sauve. Ensuite je vais te dire une parole vraie, et j'en donne pour garant ma vie et mon cœur, c'est que j'ai pitié des braves qui se présentent devant moi sur le champ de bataille. Après Rustem fils de Zal fils de Sam le cavalier, je ne connais pas un homme plus glorieux que toi ; de père en fils vous êtes des braves et des princes, et qu'est-il besoin d'une armée, si tu veux combattre en personne ? Pars donc, et qu'un de tes braves avides de gloire se place en face de moi.

Thous lui dit : O noble guerrier, je suis le Sipehbed, mais en même temps un cavalier qui veut combattre ; et toi aussi tu es un grand de l'armée du Touran, pourquoi es-tu venu sur ce champ de bataille ? Si tu voulais suivre mon conseil, tu chercherais à t'allier avec moi ; tu te hâterais de te rendre, avec l'illustre Pehlewan de votre armée, auprès du roi de l’Iran ; car jamais mes troupes ne se reposeront dans cette guerre tant qu'un seul d'entre vous sera en vie. Ne cours donc pas follement à ta perte, et n'agis pas de manière que tu aies à te souvenir de mon conseil quand il sera trop tard. Laisse se jeter dans cette lutte ceux qui sont destinés à périr, car pas un des coupables n'échappera à notre vengeance ; prépare-toi donc à faire ce que la raison conseille. Le roi de l'Iran m'a dit : Il ne faut pas qu'il arrive du mal à Piran ; car c'est le vertueux guide de mon enfance, un homme plein d'expérience et mon sincère ami. Ne t'associe pas follement à lui dans cette guerre injuste, et efforce-toi au contraire de lui faire adopter tes conseils. Houman lui répondit : Juste ou injuste, quand un roi de noble lignage a ordonné, il faut obéir sans hésiter, il faut lui sacrifier entièrement sa volonté. Piran du reste ne désire pas la guerre ; car c'est un homme à l'âme grande, noble et bienveillant.

Pendant que Thous parlait ainsi, Guiv devint rouge comme la sandaraque ; il sortit des rangs rapidement comme le vent et lui dit : O illustre Thous ! ce Turc rusé, qui s'est avancé entre les deux armées l'écume à la bouche, qu'a-t-il donc à te dire en secret dans ce long entretien au milieu des deux armées rangées en bataille ? Ne lui parle qu'avec l'épée, et ne cherche pas la paix. Lorsque Houman entendit ces paroles, il entra dans une grande colère, et dit à Guiv sur qui veillait la fortune : O toi le plus misérable d'entre les hommes libres, périsse Gouderz le fils de Keschwad ! Tu m'as vu souvent au jour du combat ; tu m’as vu dans la bataille, une épée indienne en main ; je n'ai laissé en vie personne de la race de Keschwad qui n'ait rendu hommage à mon épée. Ta fortune est sombre comme le visage d'Ahriman, et ta maison est remplie à jamais de cris de deuil. Si je meurs de la main de Thous, on ne cessera pas pour cela de lever les massues et de battre les timbales ; car Piran et Afrasiab nous restent, et ils se hâteront de venger ma mort. Mais si Thous succombe sous mes coups, il ne reste plus d'asile aux Iraniens. Tu devrais pleurer la mort de tes frères au lieu de faire une querelle à Thous fils de Newder. Celui-ci lui dit : Pourquoi te mettre en colère ? c'est à moi seul que tu as affaire ici : commençons donc notre combat, et que la lutte nous fasse froncer les sourcils. Houman lui répondit ; La mort est notre destinée, que notre tête soit couverte d'une couronne ou d'un casque ; et puisqu'il faut mourir, il vaut mieux que ce soit sur le champ de bataille et de la main d'un brave cavalier, d'un Sipehbed chef de l'armée, d'un héros plein de valeur.

Tous les deux saisirent leurs lourdes massues et s'attaquèrent ; la terre tourna sous leurs pieds, le jour s'obscurcit, un nuage de poussière se leva sur le champ de bataille ; tu aurais dit que la nuit les avait surpris au milieu du jour, et que le soleil qui illumine le monde avait disparu. Leurs têtes, frappées par les coups redoublés des massues, résonnaient comme l'enclume du forgeron, le bruit du fer montait au ciel, et le vent qu'ils produisaient remuait les eaux du Schahd. Les lourdes massues de Roum ployaient et le fer se courbait comme un arc de Djadj ; tu aurais dit que les têtes recouvertes d'un casque étaient de pierre, et la mort elle-même fut effrayée par le regard de ces héros. Ils prirent leurs épées indiennes, et le feu sortit de l'acier et des pierres ; les épées tranchantes plièrent par la force des combattants et se brisèrent sous leurs coups. Leur gosier était desséché et leur tête couverte de poussière ; ils se saisirent par la courroie de leurs ceintures ; ils appuyèrent de toutes leurs forces sur les étriers, mais aucun des deux ne se laissa jeter à bas. La ceinture de Houman fut rompue, il fit un bond et sauta sur un cheval frais ; Thous porta la main à son carquois, banda son arc, y plaça une flèche de bois de peuplier et fit pleuvoir des traits sur Houman et attaqua les cavaliers à droite et à gauche. Le fer des pointes et les plumes d'aigle dont les traits étaient empennés obscurcirent le soleil, comme si deux veilles de la nuit s'étaient écoulées ; on aurait dit que le pays entier était couvert d'acier. Thous frappa le cheval de Houman avec une flèche de bois de peuplier ; le destrier tomba, Houman éleva son bouclier au-dessus de sa tête, et tout en découvrant son visage, il mit sa tête à l'abri des coups de massue. Lorsque les braves de Farinée des Touraniens le virent à pied, ils craignirent qu'il ne succombât et lui amenèrent un noble destrier. Houman s'assit sur sa selle de Touz et prit une épée indienne ; mais les grands pleins de bravoure l'entourèrent tous et lui dirent : Le jour baisse, et il n'est plus temps de se battre ; le combat des héros a cessé. Puisse l'œil des méchants se tenir loin de toi ! puisse la fin de cette lutte être pour toi une fête ! Thous releva droit sa lance, et Houman secoua les rênes de son cheval, quitta le champ de bataille et se rendit auprès de Piran à travers les rangs des Touraniens, qui lui crièrent : Que s'est-il passé lorsque tu as rencontré Thous, ô toi qui recherches les combats ? Nous avions tous le cœur gonflé de sang, et il n'y a que Dieu qui sache ce que nous avons souffert. Houman le lion leur dit : O braves, vous qui avez vu mainte bataille, quand la nuit sombre aura fait place à la lumière, alors la victoire sera pour nous, car le soleil qui éclaire le monde m'est propice ; alors vous serez comblés de bonheur, et l'astre du ciel se lèvera sur moi.

Thous de son côté fit entendre sa voix au milieu de son armée, pendant toute la nuit jusqu'au chant du coq, en disant : Qu'est-ce donc Houman pour me résister, à moi qui suis le rival du lion féroce ?

DEUXIÈME COMBAT ENTRE LES DEUX ARMEES.

Lorsque le sublime firmament se fut fait une couronne de jade, et qu'il eut répandu sur la voûte bleue les étoiles semblables à des pastilles de camphre, on envoya des deux camps des vedettes et l’on plaça des sentinelles devant les enceintes des tentes. Mais quand le soleil étincelant leva la tête, et que le monde fut devenu brillant comme le visage d'un esclave de Roum, on entendit dans les deux armées le bruit des tambours, le monde se remplit du son des trompettes et l'air se rembrunit par le reflet des drapeaux rouges, noirs, jaunes et violets. Tous tirèrent leurs épées et détachèrent leur lourdes massues ; tous roulèrent la bride autour de la main ; tu aurais dit que le ciel et la terre étaient revêtus d'un manteau de fer ; le soleil resplendissant se cochait sous son voile, à cause du trépignement des chevaux et de la poussière ; et le ciel, effrayé du hennissement des chevaux et du son des timbales, s'abaissait sur la terre. Le Sipehdar Houman caracolait devant les rangs, une lance brillante au poing, en disant : Quand je pousserai mon cri de guerre, quand je lancerai mon coursier et que je partirai en bouillonnant d'impatience, vous tirerez tous vos épées, vous vous couvrirez la tête de vos boucliers chinois, et tiendrez les yeux sur la crinière et la bride de vos chevaux ; car je ne veux pas d'arcs, et il ne nous faut pas de lances ; c'est avec l'épée, la masse d'armes et la lourde massue que tantôt vous donnerez, tantôt vous recevrez des coups, comme il convient dans le combat des braves, en jetant la bride sur le cou de vos chevaux. Ayant ainsi parlé, Houman le vaillant cavalier courut, semblable à un lion, auprès de son frère Piran, et lui dit : O Pehlewan, ouvre-moi les caisses qui contiennent tes lourdes armures ; ne t'attache pas aux trésors et à l'argent, ne sois pas avare de tes armes ; car si nous revenons aujourd'hui victorieux, notre bonne étoile réjouira ton cœur.

De l'autre côté, le Sipehdar Thous rendait son armée belle comme l'œil du coq. Les braves le bénissaient, ils le proclamaient le Pehlewan du monde, disant : Au jour du combat tu as été victorieux ; ta bravoure a terrassé Houman. Mais le Sipehdar dit à Gouderz fils de Keschwad : Il faut proclamer devant toute l'armée que, quand elle en sera venue aux mains avec l'ennemi, et qu'elle aura jeté la confusion dans les rangs de ses cavaliers, nous devons tous lever nos mains vers Dieu, agir de concert et renoncer chacun à notre propre volonté ; alors peut-être Dieu nous aidera : sinon notre étoile pâlira et notre sort sera mauvais. Maintenant, ô grands aux bottines d'or, partez avec le drapeau de Kaweh ; mais ne vous éloignez pas du pied de la montagne : car c'est un jour où il faut se contenir et un lieu où il faut agir avec prudence ; d'autant plus que pour un de nous il y a deux cents ennemis ou davantage encore. Gouderz lui répondit : Si Dieu veut écarter de nous le malheur, il est inutile de parler de nombres ; ne trouble donc pas la tête et le cœur des Iraniens. Et si le ciel dans sa rotation nous amène la mauvaise fortune, tous nos soins pour nous assurer la victoire seront vains. Range ton armée en bataille, et ne porte pas le trouble dans les esprits par la crainte de l'avenir.

Thous mit l'armée en ordre de bataille, assignant leur place aux éléphants de guerre, aux hommes et aux timbales. Les fantassins et les bagages étaient adossés à la montagne ; le Sipehdar Gouderz commandait l'aile droite, toute l'armée formait ses rangs, Rehham et Gourguin se placèrent à l'aile gauche. Le bruit des timbales et des trompettes faisait trembler le ciel, le cœur de la voûte céleste se déchirait, et la bouche du soleil se remplissait de poussière. La plaine disparaissait sous la poussière qui s'élevait sur le champ de bataille, une pluie d'acier sortait de ce sombre brouillard, et les casques et les épées rendaient des étincelles. On voyait luire le fer des lances et les glaives des héros, en haut les étendards et en bas les lourdes massues. Tu aurais dit que l'air n'était que massues et que fer, et la terre que sabots de chevaux et cuirasses. La plaine et les prairies étaient une mer de sang, l'air ressemblait à la nuit, et les épées à des flambeaux ; le bruit des timbales et des trompettes était tel qu'on ne distinguait plus les têtes des pieds. Thous dit alors à Gouderz : La rotation du ciel amène les ténèbres ; l'astrologue m'a annoncé qu'aujourd'hui, jusqu'à la troisième veille de la nuit, les épées des braves verseraient le sang sur le champ de bataille comme un nuage noir verse de la pluie ; et je crains qu'à la fin nos ennemis belliqueux ne soient les vainqueurs.

Schidousch, Rehham, Gustehem, Guiv, Kharrad, Berzin et le vaillant Ferhad quittèrent leurs rangs et se portèrent au milieu des deux armées, le cœur blessé et avides de combat ; et de tous côtés s'élevèrent des cris au ciel, pareils aux cris des Divs dans la nuit noire. De l'autre côté Houman amena toute son armée semblable à une montagne, et l'on ne distinguait plus les brides des étriers, tant il y avait de massues, de masses d'armes, d'épées et de lances. On choisit alors les braves qui devaient combattre ; il fut convenu que Gourazeh le chef de la famille de Guiv, et Behil, deux nobles guerriers au cœur de lion, se mesureraient l'un avec l'autre, et Rehham fils de Gouderz avec Ferschidwerd ; que Schidousch et Lehhak, Bijen fils de Guiv, et Kelbad feraient naître sous leurs coups le feu et l'ouragan ; que Schithrekh l'illustre et Guiv, deux nobles et vaillants guerrière, Gouderz et Houman, Piran et Thous se battraient loyalement et sans employer la ruse et la perfidie. Houman s'écria : La lutte d'aujourd'hui ne doit pas ressembler à celle d'hier, il faut délivrer la terre de ces hommes, et les mettre hors d'état de revenir nous combattre.

Thous s'avança avec les éléphants, les timbaliers et les fantassins armés de boucliers, de javelots et de lances, et les rangea au-devant des cavaliers, en disant : Ne quittez pas cette place, portez en avant vos boucliers et vos lances, et nous verrons comment les vaillants chefs des Touraniens manieront leurs lourdes massues.

LES TOURANIENS EMPLOIENT LA MAGIE CONTRE LES IRANIENS.

Il y avait parmi les Turcs un homme nommé Bazour, qui avait en tout pays exercé la magie, qui avait appris les ruses et l'art des enchantements, et savait le pehlewi et le chinois. Piran dit à ce magicien : Va sur la crête de la montagne, et accable à l’instant les Iraniens de neige, de froid et d'un vent furieux. Déjà l'air était sombre, quoiqu'on fût au premier mois de Tété, et un nuage noir couvrait la montagne. Bazour monta sur la hauteur, et tout à coup il s'éleva un orage et une tourmente de neige qui paralysait dans la bataille les mains des Iraniens armés de lances. Ils entendirent au milieu de l'orage et du vent glacial les cris de guerre des héros et la grêle des flèches qui tombaient sur eux. Piran donna alors à toute son armée l'ordre de faire une attaque pendant que les mains des ennemis seraient gelées sur leurs lances et qu'ils ne pourraient montrer leur bravoure. Houman poussa un cri, et semblable à un Div, se jeta avec ses troupes sur les Iraniens ; et ils en tuèrent tant qu'une mer de sang se forma entre les deux armées. La plaine et les vallées étaient couvertes de neige, de sang et de cavaliers iraniens couchés sur le sol. Les morts ne laissaient pas de place peur se battre et pour tuer, la neige et les cadavres rétrécissaient l'espace. La plaine était parsemée d'épées et de mains, les braves étaient couchés sur le visage comme des hommes ivres. On ne pouvait plus se mouvoir sur ce champ de carnage, et les mains des guerriers étaient noires de froid. Thous et les grands adressèrent leurs lamentations au ciel, disant : O Dieu, qui es au-dessus de toute sagesse, de toute prudence, de tout conseil, toi qu'aucun lieu ne peut contenir, nous sommes tous tes esclaves chargés de péchés : dans notre détresse nous te demandons secours ; tu es le sauveur de ceux qui désespèrent ; délivre-nous de ce vent glacial, écarte de nous ce froid rigoureux, car nous ne reconnaissons d'autre seigneur que toi. Un homme qui avait étudié toutes les sciences s'approcha de Rehham et lui montra du doigt la hauteur où le vaillant Bazour se tenait et où il pratiquait la magie et les incantations. Rehham s'élança du champ de bataille, poussa son cheval hors des rangs de l'armée, et monta ensuite à pied sur la crête de la montagne, en serrant les pans de sa cotte de mailles dans sa ceinture. Le magicien le vit et vint le combattre, une massue d'acier chinois dans la main ; Rehham, lorsqu'il fut près de lui, tira son épée vengeresse et lui abattit la main. Un orage pareil à celui qui naîtra le jour de la résurrection s'éleva aussitôt et emporta le nuage qui avait obscurci l'air. Le vaillant Rehham, tenant dans sa main la main coupée du magicien, descendit de la montagne, et, arrivé dans la plaine, il remonta sur son destrier. L'air était redevenu ce qu'il avait été auparavant ; le soleil brillait et le ciel était bleu. Rehham raconta alors à son père ce qu'avait fait le magicien et comment il avait traité les Iraniens dans ce combat.

Les guerriers du roi virent alors que le champ de bataille ressemblait à une mer de sang, et qu'il était tout couvert des cadavres des Iraniens, de corps sans tête, de têtes sans corps. Gouderz dit à Thous : Ce n'est pas d'éléphant que nous avons besoin, ni de timbales ; il faut tirer l'épée et faire une attaque pour vaincre ou pour périr ; car notre fin semble prochaine, et ce n'est pas un jour où le lacet ou l'arc et les flèches puissent nous servir. Thous lui dit : O vieillard plein d'expérience, le souffle glacial de l'air a cessé ; pourquoi désespérer, puisque Dieu le secourable nous a rendu notre vigueur et nos forces ? Ne te mets pas à la tête de cette attaque, ces braves qui nous entourent la conduiront, n'avance pas, de peur que tu ne succombes, et ne te jette pas imprudemment au-devant des ennemis. Tiens-toi quelque temps, ton épée bleue en main, au centre de l'armée, auprès du drapeau de Kaweh. Guiv et Bijen commanderont l'aile droite, Gustehem l'aile gauche ; Rehham, Schidousch et Gourazeh, dont les lèvres sont couvertes de l'écume de la rage, se placeront devant les rangs ; et si je tombe sur ce champ de bataille, tu ramèneras l'armée au roi de l'Iran. Je préfère la mort aux reproches et à l'insulte des méchants qui de tous côtés me menace.

Tel est ce monde plein de douleurs et de peines ; autant que tu peux, ne cours pas après ses grandeurs ; il te comblera tout un jour de ses faveurs, mais il ne prolongera pas d'une minute ton existence. Le son des trompettes et le bruit des clochettes indiennes se firent entendre de nouveau ; les cris des cavaliers ardents au combat, les éclairs des épées et des haches d'armes, les coups des massues, des javelots et des flèches faisaient couler sur la terre un torrent de sang pareil aux eaux du Tigre. La plaine était remplie de têtes et de bras coupés, et les coups de massue retentissaient dans toutes les oreilles. L'étoile des Iraniens s'obscurcit, et ils tournèrent le dos à l'ennemi. Thous, Gouderz, le courageux Guiv, Schidousch, Bijen et Rehham le lion, plaçant leur vie sur la paume de la main, combattaient au premier rang ; tous ceux qui entouraient Thous étaient des grands et des gouverneurs de provinces ; ils versaient du sang au front de l'armée, mais ceux qui étaient derrière eux s'enfuirent. Alors un Mobed s'adressa au vaillant Thous et lui dit : Il ne reste plus de guerriers derrière toi, ne te laisse pas entourer ; ne laisse pas mettre l'armée en danger par la perte du Sipehbed.

Thous dit alors au vaillant Guiv : Il n'y a pas de raison dans le cerveau de ce.tte armée qui nous abandonne ainsi et s'enfuit en pareil moment. Va, et ramène-les en leur faisant appréhender les railleries des ennemis et la honte qui les attend devant le roi. Guiv partit et ramena les troupes ; mais en voyant toute la plaine jonchée de morts, Thous dit aux grands : C'est un combat et une lutte dignes des chefs d'une armée ; mais la face du jour s'est couverte de ténèbres, et la terre ressemble à une mer de sang. Il faut donc chercher un lieu de repos (si tant est que vous puissiez vous reposer pendant cette nuit noire), pour que dans quelque fossé nous donnions à nos morts une couche de sable et une couverture de terre.

LES IRANIENS SE RETIRENT SUR LE MONT HEMAWEN.

Ils se retirèrent tous du combat, le cœur brisé par la perte de leurs parents, la tête remplie de honte. Dans ce moment la lune montra sa face au-dessus de la montagne, semblable à un roi victorieux sur un trône de turquoises. Le Sipehdar Piran rassembla ses troupes et leur dit : Il reste encore beaucoup d'Iraniens ; mais aussitôt que l'hyacinthe jaune versera ses flots de lumière sur l'horizon azuré, nous tuerons ceux qui ont survécu, nous désolerons par leur mort le cœur du roi de l'Iran. Les Touraniens s'en retournèrent joyeusement et s'assirent devant leurs tentes, où le son des luths et des rebecs les tint éveillés toute la nuit.

De l'autre côté étaient les Iraniens accablés de tristesse, les pères se lamentant et pleurant leurs fils. La plaine était couverte de blessés et de morts, le sol était inondé du sang des puissants de la terre.

Un grand nombre de pieds et de mains couvraient partout le champ de carnage, de sorte qu'on ne savait comment se mouvoir. Pendant toute la nuit les Iraniens relevèrent les blessés, et quand c'étaient des inconnus, ils les abandonnaient avec indifférence ; ils allumaient du feu au-dessus des morts, pansaient les blessés et cousaient leurs plaies. Parmi les membres de la famille de Gouderz les uns étaient blessés, les autres morts, les autres captifs : lorsqu'on le dit à Gouderz, il poussa un cri ; la terre trembla sous les sabots des chevaux, tous les grands déchirèrent leurs robes, et Gouderz répandit de la poussière sur sa tête, en disant : Jamais vieillard n'a éprouvé de malheur pareil au mien ; pourquoi faut-il que je survive tout décrépit à ces enfants étendus par terre ? Depuis que je suis né, jamais ma cuirasse ne m'a quitté ; et mes fils et mes petits-fils m'ont toujours accompagné quand je suis allé à la guerre avec les héros et mes cavaliers. Déjà dans la première guerre contre le Touran personne presque de ma race n'a survécu pour le jour de la vengeance ; j'y ai perdu mon fils Bahram, et notre soleil paraît s'être éteint avec lui ; et maintenant je vois tuer au milieu de cette armée et sous mes yeux un si grand nombre de mes autres fils !

Lorsque Thous apprit les pertes de Gouderz, ses yeux se remplirent de sang et ses joues devinrent rouges comme la sandaraque. Il poussa des cris de douleur et inonda sa poitrine de larmes de sang, en disant : Oh ! plût à Dieu que Newder le saint n'eût jamais planté les racines de ma vie dans le verger de l'existence, pour que je n'eusse pas à subir tant de peines, d'anxiétés et de douleurs, et le deuil des morts, et l'angoisse du jour du combat ! Depuis que j'ai ceint l'épée pour la première fois, mon cœur n'a cessé de saigner, quoique j'aie conservé la vie. Maintenant recouvrez de terre les morts dans un endroit creux, et placez les têtes tranchées auprès des troncs ; ensuite transportez les bagages sur le mont Hemawen, et nous partirons avec toute l'armée pour dresser nos tentes sur la montagne. J'expédie au roi un messager monté sur un dromadaire ; son cœur s'enflammera, et il nous enverra du secours. Déjà j'ai fait partir un cavalier pour lui porter des nouvelles, et j'espère qu'il aura ordonné à Rustem fils de Zal de se rendre avec une armée sur le siège de la guerre. Il fit monter ses troupes à cheval et charger les bagages, ne cessant de parler de ceux qui étaient morts.

LES TOURANIENS ENTOURENT LE MONT HEMAWEN.

Lorsque le soleil brillant montra sa couronne et qu'il commença à verser du camphre sur son trône d'ivoire, Thous avait déjà fait dix farsangs pendant que ses ennemis fatigués donnaient encore. Jl continua de marcher jour et nuit, le cœur soucieux, les lèvres privées de nourriture, les yeux remplis de sang, l'âme blessée et rendue noire comme le plumage du corbeau par ses angoisses. Arrivé près du mont Hemawen, il arrêta son armée au pied de la montagne et dit à Guiv : O homme prudent, illustre et brave, tu marches depuis trois jours sans dormir et sans manger ; aie soin de toi, prends du repos et de la nourriture, répare le désordre de tes vêtements et dors, car je ne crois pas que Piran nous suive à l'heure même pour recommencer le combat. Laisse à Bijen le commandement de celles de nos troupes qui sont le moins fatiguées, et pars pour la montagne. Guiv entra dans les montagnes avec les blessés ; las de la vie et fatigué du monde, il les conduisit au château, choisit les moins épuisés d'entre eux pour le garder, et dit à tous : Cette crête de montagne est notre demeure, maintenant tâchez de guérir. On envoya des vedettes dans la plaine pour que l'ennemi ne pût passer ; et tels étaient les cris des sentinelles et le bruit des clochettes, que tu aurais dit que la montagne et les rochers bondissaient.

Quand le soleil parut au-dessus du mont Hemawen, les vedettes de Touraniens s'approchèrent des bords du fleuve, et un bruit s'éleva du camp de Piran, comme si la terre eût tremblé. Le Sipehdar du Touran amena son armée sur le champ de bataille rapidement comme la flamme, en disant à Houman : Le combat d'aujourd'hui ne sera pas long ; tous les cavaliers de l'Iran sont morts ou blessés et hors de combat. Il fit battre les timbales, dont le bruit retentit dans la plaine ; il marcha en avant de l'armée ; et lorsque lui et ses braves arrivèrent sur le champ de bataille, ils le virent couvert de tentes, mais désert. Un espion s'approcha de Piran et lui dit : Il ne s'y trouve pas un homme de l’armée des Iraniens. Un cri de joie éclata dans les rangs des Touraniens, puis ils prêtèrent l'oreille aux paroles de Piran, qui dit à ces hommes de sens : O illustres et nobles Mobeds, que dites-vous, que conseillez-vous, maintenant que l'ennemi a disparu ? Les cavaliers de l'armée, jeunes et vieux, répondirent d'une voix au Pehlewan : Les Iraniens ont fui devant nous, nos ennemis sont battus, le champ de bataille est entièrement plein de sang et de poussière ; ce n'est pas le moment d'avoir peur et de craindre nos adversaires, il faut suivre leurs traces ; leur terreur doit-elle nous confondre et nous arrêter ? Pour échapper au vent ils se sont jetés dans l'eau, et ils ne se presseront pas de sortir de l'inaction. Piran répondit : Dans la guerre, celui qui sait attendre fatigue le pied de celui qui se hâte ; Afrasiab a réuni autour de lui une armée vaste comme les eaux de la mer ; attendons que cette grande armée de braves et de héros nous arrive, et alors nous ne laisserons personne en vie dans l'Iran. C'est l'avis de la sagesse. J'ai dit. Mais Houman lui répondit : O Pehlewan, que ton esprit ne s'inquiète pas. Il y avait là une armée toute composée de Pehlewans et de cavaliers qui lançaient le lacet, qui frappaient de la massue et du poignard ; et maintenant il ne reste que les tentes et leurs enceintes, et les hommes sont partis. Sache qu'ils sont partis par nécessité, qu'ils nous ont montré le dos sans retour. Attendrions-nous donc qu'ils fussent arrivés auprès de Khosrou, qu'ils eussent reformé leurs troupes à a cour ? Rustem accourrait alors du Zaboulistan pour nous combattre, et il viendrait un temps où nous déplorerions ce délai. Il faut sur-le-champ nous préparer à les attaquer ; il faut concerter des ruses et des stratagèmes. Nous sommes sûrs de nous emparer de Gouderz, du Sipehdar Thous, du drapeau impérial, des éléphants et des timbales, et cela vaudra mieux que d'attendre ici. Le Pehlewan lui répondit : Puisses-tu toujours veiller sur nous ! puisses-tu rester heureux ! Fais ce que ta bonne étoile et ton sens droit t'inspirent, car ta stature s'élève au-dessus de la voûte du ciel. Le Sipehdar Piran suivit alors avec l'armée du Touran les traces des Iraniens, et il dit à Lehhak : Ne reste pas ici, pars à l'instant avec deux cents cavaliers, ne défais pas ta ceinture, et va voir où sont les Iraniens. Lehhak partit comme le vent, il ne pensa ni à manger ni à dormir ; et lorsque la moitié de la nuit sombre fut passée, il aperçut les vedettes des Iraniens sur la plaine noire, il entendit sur la montagne le bruit de l'armée et le son des clochettes. Il ne jugea pas qu'il dût s'arrêter, revint sur ses pas, et donna à Piran des nouvelles des Iraniens, en disant : Ils sont dans le mont Hemawen et en gardent l'approche contre une surprise. Piran dit à Houman : Use de la bride et des étriers ; prends une partie de nos guerriers, des braves et illustres cavaliers qui portent haut la tête. Les Iraniens se sont réfugiés sur le mont Hemawen avec toute leur armée et leurs drapeaux. Une lutte fatigante nous attend ; exerce donc ton esprit et trouve un moyen de salut. Si tu pouvais t'emparer de ce vil étendard de Kaweh, le jour de nos ennemis deviendrait sombre. Si tu es vainqueur, coupe en morceaux avec ton épée tranchante le drapeau et sa lance. Moi-même je te suivrai sans délai ni retard, rapidement comme le vent. Houman choisit trente mille cavaliers touraniens armés de boucliers et d'épées.

Lorsque le brillant soleil montra sa couronne et qu'il commença à verser du camphre sur son trône d'ivoire, on vit de loin la poussière que soulevait une année, et les sentinelles crièrent de leurs tours : Une armée de Turcs parait, et la poussière monte au-dessus des nuages noirs. Thous entendit ce cri et revêtit sa cuirasse ; les clairons et les timbales résonnèrent, et les cavaliers iraniens en masse formèrent leurs rangs au bas de la montagne. Quand Houman vit cette grande armée ; quand il vit les chefs brandir leurs massues et leurs épées, et bondir et rugir comme des lions féroces ; quand il aperçut au-devant de l'armée le drapeau de Kaweh, il s'adressa à Thous et à Gouderz, disant : Vous êtes partis de l'Iran avec des éléphants et des timbales, vous avez envahi le Touran, vous avez lancé votre armée sur ce pays. Pourquoi donc vous êtes-vous établis dans une montagne comme des bêtes fauves ? avez-vous peur des braves du Touran ? N'en êtes-vous pas honteux, n'en rougissez-vous pas ? Trouvez-vous sur ces rochers et sur ces pierres de la nourriture, du sommeil et du repos ? Demain quand le soleil se lèvera au-dessus de ces hauteurs, je ferai de tes retranchements une mer de sang, je t'emmènerai de cette haute montagne les mains liées avec la courroie d'un lacet, je t'enverrai auprès d'Afrasiab privé de nourriture, de repos et de sommeil. Ignores-tu donc que cette retraite ne te sauvera pas, et que ces rochers te feront verser des larmes ? Il envoya en toute hâte à Piran un messager monté sur un dromadaire, et lui fit dire : Cette affaire tourne autrement que nous n'avions pensé et que nous n'avions calculé quand nous avons voulu les attaquer. Toute la montagne est couverte de lances et de timbales, et derrière Gouderz et Thous flottent leurs drapeaux. Lorsque le jour brillant poindra et que l'astre qui éclaire le monde aura paru, trouve-toi ici avec ton armée prête pour le combat, et noircis de tes troupes la surface de la plaine. Le messager arriva auprès de Piran, qui s'émut en apprenant ce que Houman avait dit ; il partit pendant la nuit sombre et à l'heure du sommeil, et marcha avec son armée qui ressemblait aux flots de la mer.

PIRAN SUIT LES IRANIENS JUSQU'AU MONT HEMAWEN.

Lorsque le soleil fatigué de son voile noir l'eut déchiré et se fut montré, le Sipehbed arriva devant le mont Hemawen, et le monde disparut sous la poussière que soulevaient ses troupes. Il dit à Houman : Ne quitte pas le champ de bataille et ne laisse pas s'avancer l'armée. Je vais demander au chef des Iraniens pourquoi il a planté là le drapeau de Kaweh ; qui lui a conseillé de se porter sur le Hemawen, et ce qu'il espère de ce séjour. Il s'approcha des Iraniens la tête remplie d'ardeur pour le combat, le cœur plein de mauvaises intentions, et dit à haute voix : O illustre Thous, maître des éléphants, de la massue et des timbales ; il y a maintenant cinq mois que tu es venu chercher les fatigues de la guerre, et déjà les plus braves de la famille de Gouderz gisent sans tête sur ce champ de bataille. Tu t'es réfugié dans les rochers comme un argali, le cœur plein de dépit, la tête remplie du désir de la vengeance. Tu as fui, et ton armée t'a suivi ; mais tu n'échapperas pas au lacet. L'orgueilleux Thous lui répondit : Je ris de tes mensonges. C'est toi qui as fait naître dans le monde la haine entre les nps à cause de Siawusch. Tu n'as pas honte de prononcer de vaines paroles ; mais je ne me laisserai pas prendre dans ton lacet en cédant à tes discours passionnés. Puisse-t-il n'y avoir jamais au milieu des grands à l'esprit lucide un Pehlewan comme toi, qui as perdu Siawusch par tes faux serments, qui as causé la perte des peuples en laissant verser son sang. C'est pour toi qu'il était resté dans le Touran, et maintenant le monde est livré à la discorde à cause de lui. Hélas ! ce prince, cet homme si noble, dont l'aspect remplissait les cœurs de joie ! Ton appareil de guerre, les ruses et tes mensonges n'éblouissent pas un homme de sens. Nous manquions de fourrage sur ce champ de bataille, c'est pourquoi j'ai mené mon armée dans le mont Hemawen. Maintenant le roi du monde est averti, et il arrivera auprès de nous sans délai. Les grands de son armée, tels que le Destan et Rustem au corps d'éléphant, sont rassemblés ; et quand le roi se sera mis sérieusement en mouvement, il ne restera dans le Touran ni terre ni herbe. Mais puisque tu es ici, tu verras comment combattent des hommes, car aujourd'hui il ne s'agit ni de stratagèmes ni d'embûches.

Lorsque Piran eut écouté ces paroles, il envoya partout des troupes et occupa les routes qui conduisaient à la montagne ; de tous côtés s'avancèrent les corps des Touraniens, et ils investirent la montagne-tout autour. Piran ayant ainsi empêché les Iraniens d'aller au fourrage, se disposa à les attaquer et dit à Houman : Il faut nous emparer du pied de la montagne ; je vais livrer une bataille qui mettra les Iraniens hors d'état de jamais se ceindre de nouveau pour la vengeance. Houman lui répondit : Le vent est contre nous, et jamais personne n'a pensé à combattre ayant le vent en face. Puisque nous empêchons leur armée d'aller au fourrage, aucun d'eux ne voudra rester parmi ces roches. Ils désobéiront à leur chef, les yeux, des braves se troubleront. Ils viendront un à un implorer notre protection, et désormais ils ne nous combattront plus. C'est à nous maintenant de leur accorder leur grâce, et non pas à eux de lutter contre nous et de se mettre en ordre de bataille.

LES IRANIENS FONT UNE ATTAQUE DE NUIT.

Gouderz et Thous devinèrent le plan des Touraniens, et la fête des grands fut troublée par cette ruse. Le vieux Gouderz dit à Thous : Le combat est devenu inévitable pour nous. Nous avons des vivres tout au plus pour trois jours, et aucun chemin ne nous, est ouvert ; nous n'avons ni tentes, ni effets, ni bagages, et bientôt l'armée sera affamée. Ainsi quand la face d'or du soleil aura fait place au voile noir de la nuit, il faudra choisir des cavaliers vaillants et nous précipiter de la montagne sur la plaine, où nous livrerons bataille. Nous les surprendrons pendant la nuit ; nous combattrons bravement pour savoir de quel côté est la fortune, et nous sacrifierons tous nos vies, ou nous poserons sur nos têtes la couronne des héros. Telle est la lin de toute lutte ; l'un trouve une tombe, l'autre atteint la sphère de la lune. Thous écoute Gouderz ; sa douleur et sa vieille haine se réveillent ; il confie à Bijen une aile de l'armée, et l'autre à Kharrad et au vaillant Schidousch ; il remet le drapeau fortuné à Gustehem, et leur donne beaucoup de conseils et d'avis, comme un homme qui va mourir. Lui-même, Guiv, Rehham et quelques cavaliers placent leurs massues sur l'épaule, se dirigent vers le camp du Sipehdar Piran, et se jettent comme une flamme sur le centre de son armée. Bientôt toute la plaine ressembla à une mer de sang, et un grand cri s'éleva du camp ; le drapeau du Sipehdar fut coupé en deux, le cœur des braves se remplit de peur. Lorsque Houman entendit ce tumulte, il monta un cheval arabe noir, accourut, et vit qu'un grand nombre des siens étaient tombés, et que d'autres s'étaient enfuis effrayés du carnage. Le sang coula de ses yeux sur sa poitrine, et il cria d'une voix forte à ses troupes : Il n'y avait donc pas de vedettes ici ! vous n'entendez donc rien à la guerre ! Nous sommes trois cents contre un, mais le mal est de manger et de dormir sur le champ de bataille. Allons ! tirez vos épées d'acier, couvrez vos têtes avec vos boucliers chinois, coupez le chemin à ces fiers guerriers, à l'aide de la lune qui va se lever sur la montagne. Il ne faut pas qu'un seul d'entre eux nous échappe ; ne perdez pas de temps à vous revêtir de vos armures. On entendit le son des trompettes, et les braves s'ébranlèrent de tous côtés ; ils entourèrent les cavaliers iraniens comme des lions féroces ; les épées et les casques étincelèrent, il semblait pleuvoir des massues à travers le brouillard ; la nuit sombre, les épées et la poussière faisaient disparaître les étoiles, Vénus et la lune ; il semblait que les Iraniens étaient entourés d'un mur de cuirasses, et qu'ils nageaient dans les ténèbres comme dans une mer de poix. Houman dit aux siens ; Ne tuez plus aucun de ces grands ; amenez-les-moi tous captifs et sans les blesser par des coups de flèches. Mais toute l'armée s'écriait : Combattez à outrance, prenez vos massues et vos épées, frappez et placez sur leurs têtes une couronne de sang.

Thous dit à Guiv et à Rehham : Nous avons sans doute été ensorcelés ; et si le créateur du ciel sublime ne tire pas de ce danger nos corps et nos âmes, nous sommes sous le coup d'aile de l'aigle, ou noyés dans les flots de la mer. Ces trois héros firent une attaque ensemble, comme des lions qui bondissent dans leur colère ; mais du côté des Touraniens s'éleva le bruit des clairons et des trompettes et le son des timbales et des clochettes indiennes ; on ne voyait plus les rênes et les crinières des chevaux, et la mêlée était telle qu'on se crevait les yeux avec les lances ; Houman s'écria d'une voix perçante : Vous n'avez plus d'espace pour combattre ni d'issue pour vous enfuir ; votre mauvaise fortune vous a fait sortir de votre camp pour qu'il arrive malheur aux méchants. De ceux qui étaient venus livrer combat il ne restait déjà plus que les trois chefs et quelques débris de leur petite armée ; ils prononçaient fréquemment le nom de Rustem toujours victorieux ; ils parlaient beaucoup de Schidousch, de Bijen et de Gustehem, car ils ne voyaient au milieu des ténèbres aucun Iranien sur le champ de bataille ; ils s'écrièrent : Nous sommes venus ici pour lutter et pour combattre ; nous nous sommes jetés follement dans la gueule du crocodile. Hélas ! que deviendra la couronne du roi de la terre ! car ils vont tout à coup nous faire prisonniers ; Tehemten et Zal sont dans le Zaboulistan, et la puissance de l'Iran sera détruite. Pondant ce temps on entendait du camp iranien le bruit des massues et le son des trompettes ; Thous et Guiv ne revenant pas, Gustehem et Schidousch le lion se disaient : Le combat que livre le Sipehdar est long ; et Bijen répétait à Gourazeh : Le chef de l'armée reste absent bien longtemps, lorsque au milieu de l'air sombre et des ténèbres d'ébène qui couvraient la terre ils entendirent dans la plaine les cris de Thous. Les héros partirent en se guidant sur le son de cette voix, ils trouvèrent la plaine partout inondée de sang ; arrivés plus près de leur Sipehdar, ils saisirent tous leurs lourdes massues.

Alors on lâcha les brides, on s'appesantit sur les étriers, et l’on ne distinguait plus ce qui était haut de ce qui était bas. Les coups des héros et le bruit des clochettes étaient tels qu'ils auraient fait sortir le crocodile du fond de la mer. Ils étaient tous armés de massues et d'épées, et Houman s'aperçut bientôt de la venue de ces cavaliers. Thous aussi vit qu'il lui arrivait des secours ; il poussa des cris semblables au son des timbales ; le combat continua jusqu'à l'aube du jour, et lorsque-le soleil qui éclaire le monde parut, les héros retirèrent leurs troupes du combat, et les ramenèrent vers la montagne et les rochers. Thous leur dit : Puisse, depuis le lever du soleil jusqu'à l'heure où l'on bâties timbales, le mauvais œil rester éloigné de ceux qui portent haut la tête ! puisse notre lutte se terminer par une fête ! Jamais je n'ai vu d'actes de bravoure comme les vôtres ; jamais les hommes de guerre ne m'en ont raconté de pareils. Je prie Dieu le saint qu'il n'arrive pas de mal à cette armée, je ne cesse d'avoir en lui la confiance qu'il nous fera partir d'ici le cœur en joie ; j'espère que par sa grâce et sans délai, une armée rapide comme la fumée nous rejoindra. Le messager monté sur un dromadaire de course, qui est parti pour la cour du roi de la terre, doit maintenant être arrivé ; et quand le roi aura reçu ma lettre, son cœur se sera enflammé d'une ardeur nouvelle, et le héros au cœur d'éléphant viendra à notre aide avec une armée de vaillants lions. Alors nous nous en retournerons satisfaits, triomphants et désireux de voir Keï Khosrou ; je raconterai au victorieux roi du monde tout ce qui s'est passé en public et en secret ; et par sa grâce et sa bonté votre sort comblera vos désirs. Les deux armées avaient renoncé au combat et se reposaient ; et l'on envoya des deux camps des vedettes dans la plaine où les héros avaient montré leur valeur. Houman visita le champ de bataille, où il eut de la peine à se frayer un chemin à travers les morts, et il dit à Piran : Rentre au camp pour aujourd'hui ; le combat n'a pas tourné selon notre gré ; mais lorsque mes héros, mes nobles destriers et mes troupes auront pris du repos, je livrerai une bataille telle que le soleil et la lune n'en ont jamais vu de semblable. Ayant ainsi parlé, ils se quittèrent, chacun méditant un plan différent.

KEÏ KHOSROU REÇOIT DES NOUVELLES DE SON ARMEE.

Cependant Keï Khosrou apprit que Piran avait remporté une victoire ; que Thous s'était retiré sur le mont Homawen ; que beaucoup de braves avaient péri ; que la maison de Gouderz fils de Keschwad était privée de ses nobles héros ; que les astres les pleuraient, et que dans le jardin le rosier ne croissait plus ; que leur mort remplissait le monde de sang et de poussière, enfin que le puissant astre de Thous avait baissé. À ces nouvelles le cœur de l'illustre Keï Khosrou fut bouleversé ; il ordonna à Rustem au corps d'éléphant de se rendre avec son armée à la cour, où les sages, les expérimentés et les glorieux Mobeds de tout l'Iran se réunirent. Le maître des grands commença à parler à Rustem des combats de l'armée iranienne, disant : O toi qui porte haut la tête ! je crains que ce vieil empire ne s'incline vers sa chute, et mon âme est accablée de ces malheurs. Tu as soutenu le trône et la couronne ; et la fortune, qui est la maîtresse, du monde, t'emprunte sa splendeur. Le cœur du firmament est sous la pointe de ton épée ; le ciel, la terre et le temps te sont soumis ; tu as arraché au Div blanc le cœur et le cerveau ; le monde met son espoir dans ta compassion ; la terre est l'esclave de la poussière que soulève ton cheval Raksch ; le temps est pour toi une mère pleine de tendresse ; le soleil s'effraye de ton épée, Vénus pleure en voyant tes bras ; ta massue et la pointe de tes flèches font repentir le lion de son agression au jour du malheur. Depuis que tu es homme et que tu as mis un casque sur ta tête, aucun ennemi n'a osé porter ses regards sur l'Iran ; mais maintenant Thous, Gouderz et Guiv, les chefs de mon armée, et beaucoup de braves de ce pays ont le cœur plein de sang et les yeux remplis de larmes, et ils sont en fuite devant les guerriers d'Afrasiab. Une grande partie de la famille de Gouderz est tombée, leur couche est la poussière du champ de bataille, et tous ceux qui ont survécu restent blessés sur le mont Hemawen ; ils ont les yeux tournés vers le ciel, vers le Créateur du temps et de l'espace, et prient que le héros au corps d'éléphant se rende auprès d'eux par mon ordre et avec la force que Dieu lui a donnée. Il était nuit quand j'ai lu cette lettre ; mes yeux ont versé des torrents de sang ; pendant trois jours je n'en ai parlé que devant Dieu le secourable ; mais enfin ce malheur passe toute mesure ; mon cœur en est plein de soucis. Tout l'espoir de l'armée et du Sipehbed est en toi. Puisse ton âme être heureuse et ton corps rester sain ! puisse ta tête rester jeune et ton cœur être joyeux ! puissent les ennemis de Zal être impuissants contre lui ! Demande-moi tout ce qu'il te faut en chevaux, en armes, en trésors et en hommes, et pars le cœur joyeux et l'esprit plein de fermeté, car il ne faut pas commencer mollement une si grande entreprise.

Rustem répondit : Puissent le sceau et le diadème n'être jamais privés de toi ! car tu es un roi glorieux, fort, sage et juste, et la voûte du ciel n'a jamais connu ton pareil. Le roi sait que jusqu'à ce que Keï Kobad eût placé sur sa tête la couronne des Keïanides, je suis resté dans l'Iran ceint pour le combat, sans prendre du repos pendant un seul jour, sans m'inquiéter des déserts, des ténèbres, des éléphants, des lions, des magiciens, des dragons courageux, des grands du Touran et du Mazandéran, de la nuit sombre, des lourdes massues, de la soif, des longues routes et des fatigues pour lesquelles je renonçais aux plaisirs. J'ai éprouvé tant de douleurs et couru tant de dangers que je n'ai jamais pu penser à jouir de la vie un seul jour. Tu es un jeune roi, et je suis ton esclave ; je suis prêt à faire ce que tu ordonnes. Puisse le roi se consoler de la perte de ceux qui sont morts ! puisse le cœur de tes ennemis pâlir ! Je me rendrai auprès du Sipehbed ; je me ceindrai pour venger les Iraniens ; mon âme souffre du sort de la famille de Gouderz, et leur mort me plonge dans le deuil.

Lorsque Keï Khosrou eut entendu ces paroles, ses yeux versèrent sur ses joues deux torrents de larmes, et il répondit : Sans toi je ne voudrais pas de l'empire du monde, ni du diadème, ni de la couronne, ni du trône des héros. Puisse le ciel être pris dans les nœuds de ton lacet ! puissent les têtes couronnées rester dans tes liens ! Le trésorier du roi apporta la clef du trésor qui contenait l'or, les couronnes, les joyaux, les casques, les arcs, les lacets et les ceintures ; il brisa les couvercles des caisses remplies d'argent, et le roi de l'Iran donna tout cela à Rustem, en disant : O héros illustre, pars rapidement comme le vent, avec les héros du Zaboulistan armés de massues, avec les braves et les guerriers du Kaboul, et ne t'arrête pas un instant sur la route. Emmène dans cette guerre cent mille hommes prêts à frapper de l’épée ; donne un corps d'armée à Feribourz fils de Kaous, qui brûle de nous venger, et qui commandera ton avant-garde.

Tehemten baisa la terre et dit : La bride et l'étrier seront mes compagnons ; je stimulerai les grands pour qu'ils se hâtent ; et loin de nous toute idée de repos et de sommeil ! Alors il distribua de l'argent à ses troupes, se rendit dans la plaine et fit ses préparatifs pour la guerre. Il dit à Feribourz : Pars demain matin avec un corps qui formera l'avant-garde de l'armée ; ne ralentis ta marche ni jour ni nuit, jusqu'à ce que tu sois arrivé auprès du Sipehbed Thous, à qui tu diras qu'il se garde de se laisser emporter par l’ardeur du combat, qu'il emploie la ruse, qu'il gagne du temps et ne s'aventure pas. Je partirai rapidement comme le vent, et ne tarderai pas en chemin. Gourguin fils de Milad, un homme plein d'expérience, nous servira de conseiller dans la bonne et la mauvaise fortune.

FERIBOURZ DEMANDE EN MARIAGE FERENGUIS, LA MÈRE DE KHOSROU.

Feribourz lui répondit : O héros distributeur des couronnes, maître de la cotte de mailles, de la massue et de Raksch ! je nourris au fond de mon âme un désir dont je n'ose parler qu'à toi, ô Pehlewan du monde. Que Dieu répande sur toi ses bénédictions, car tu es le soutien et l'asile de l'armée, et c'est grâce à ta massue que les braves portent haut leurs casques. Sache, ô toi qui es digne du pays de l'Iran et du trône, du diadème et du sceau, que je suis frère du noble Siawusch ; que je suis de sa race et de sa famille, et que j'aime la femme qui lui a survécu, è héros qui portes haut la tête. Si tu voulais en parler au roi, tu placerais sur ma tête le plus beau des diadèmes. Rustem lui dit : C'est à toi d'ordonner, et je terminerai cette affaire comme tu le désires.

Le héros au corps d'éléphant se rendit auprès du roi et lui dit : O glorieux Khosrou, j'ai à demander une grâce au roi ; et s'il me l'accorde, ma tête s'élèvera au-dessus du cercle de la lune. Le roi me permet-il de le faire ? c'est une chose bonne aux yeux de Dieu. Khosrou lui répondit : O Pehlewan, poisses-tu vivre éternellement et être heureux ! Demande-moi tout ce que tu voudras, fût-ce mon trône, mon sceau, ma couronne et mon diadème. Rustem lui dit alors : Le monde est heureux par la grâce du roi, et il en est reconnaissant. Tu étends sur tous ta justice et ton amour ; et semblable au ciel, ton visage brille pour tous. Parmi les nobles et les princes il n'y en a aucun qui soit comparable à Feribourz fils de Kaous ; je ne connais pas son pareil en bravoure et en sagesse. Il a maintenant à soumettre au roi une prière, qui d'un frère fait un suppliant : puisqu'il s'apprête à se battre pour toi et qu'il va rejoindre les Iraniens, il désire obtenir la fille d'Afrasiab pour gardienne de son palais et de son trésor, et pour confidente de ses peines, comme la lune est la compagne du soleil. Voilà ce qu'il a voulu que je disse au roi, car c'est en cela qu'il a mis l'espoir de son bonheur. Le roi écouta les paroles du sage et puissant Rustem avide de gloire ; il y réfléchit et répondit : O illustre Pehlewan, quiconque néglige tes avis est foulé aux pieds de la fortune, et tes paroles ne peuvent que porter bonheur ; puisses-tu vivre glorieusement et à jamais ! Tu sais que je n'ai aucun pouvoir sur elle, et qu'elle ne voudra pas consentir à ce que tu demandes ; mais si elle veut m'écouter, je lui donnerai des conseils que peut-être sa raison lui fera accepter.

Le roi plein de bienveillance et Tehemten se rendirent auprès de cette lune, et Khosrou dit à sa mère : O toi qui est restée dans le monde comme un souvenir de mon père, tu es mon asile dans la bonne et la mauvaise fortune ; tu es ma reine, et je ne suis que ton ministre. Le sortie mon armée, ses luttes et ses combats ne te sont pas cachés ; tu sais combien de héros iraniens ont livré dans le Touran leurs têtes à la vengeance. Maintenant je veux y envoyer une nouvelle armée, dont Rustem fils de Zal sera le chef. Feribourz commandera l'avant-garde, et Rustem sera le Pehlewan qui nous vengera ; mais le fils de Zal désire que tu deviennes la compagne du vaillant Feribourz. Qu'en penses-tu, et quels sont tes ordres ? Puissent le pouvoir et le bonheur t’accompagner ! La mère de Khosrou écouta ses paroles, qui firent revivre en elle le souvenir des temps anciens ; au fond de son âme elle était remplie d'angoisses et de colère, et à la fin elle dit en versant des larmes : Je n'ai aucun ressentiment contre Rustem ; et si j'en avais, je n'aurais pas le pouvoir de le lui faire sentir ; car quand il veut quelque chose, il n'y a certainement que le ciel qui puisse lui résister. Le vaillant Pehlewan au corps d'éléphant lui dit : O reine des reines, tu es la plus illustre des princesses et l'ornement de la couronne, tu es digne du diadème et du trône d'ivoire. Après l'avoir comblée de louanges, il continua : O délices du peuple, la pureté de ta nature est l'objet de tous les hommages. Puissent tes ennemis périr ! Veuille écouter mes conseils et mes derniers avis ! Tu sais que jamais une femme n'est insensible à l'amour qu'elle inspire ; et quelle est la jeune femme qui reçoit froidement un jeune époux, surtout quand c'est un Keïanide ? Les hommes sont faits pour les femmes, et c'est à eux de les demander en mariage. Feribourz est le maître de la moitié de l'Iran, ce qui est désert comme ce qui est habité lui appartient ; et les conseils, les avis et la volonté du roi te le feront agréer pour époux, ô lune. Qu'en dis-tu ? consens-tu ? Feribourz te convient-il comme époux ? Tu ferais bien d'écouter mes paroles, et de suivre mes avis et les ordres du roi. La reine des reines resta longtemps embarrassée et sans répondre ; elle ne cessait de pousser des soupirs, et elle demeura muette de pudeur devant son fils. A la fin elle dit : O Rustem, tu portes haut la tête ; tu es le plus puissant des hommes. Quoique Feribourz n'ait pas son égal dans l'Iran, il n'est pourtant pas digne de prendre la place de Siawusch. Hélas ! le noble Siawusch que les meurtriers ont tué si cruellement dans le

Touran ! Que dire, puisque c'est le fils de Zal qui me sollicite, qui veut que j'épouse Feribourz ? Je n'ai pas le choix libre, car il semble que tes paroles, ô Pehlewan, m'ont lié la langue. Ce que le roi glorieux ordonne, il faut s'y soumettre.

C'est ainsi que la mère du roi consentit ; et ses joues brillèrent comme une rosé au printemps naissant. Rustem se hâta de conclure cette affaire, et ne la laissa pas traîner en longueur ; on appela un Mobed, on lui fit écrire un acte selon tes formes, et le Pehlewan de l'armée ne se reposa pas avant d'avoir uni au prince cette lune. C'est ainsi que Feribourz devint, par l'ordre de Keï Khosrou, beau-père du roi, et Rustem fut alors libre de partir. Khosrou combla d'honneurs le Pehlewan, et lui donna un rang plus élevé, une robe d'honneur et une nouvelle couronne. Trois jours s'étant passés là-dessus, le quatrième tout était conclu, et alors le Pehlewan Rustem partit pour la guerre avec les héros pleins de valeur. Feribourz avec un corps de troupes le précéda, étincelant comme un astre au firmament. Lorsque le soleil se leva brillant dans le ciel, semblable à une belle femme dont le cœur est rempli d'amour, on entendit le son des trompettes, Tehemten mit en marche son armée, et le roi maître du monde l'accompagna à la distance de deux farsangs, l'âme pleine d'inquiétude. Rustem fit chaque jour deux marches, el ne s'arrêta un instant ni jour ni nuit.

THOUS VOIT SIAWUSCH EN SONGE.

Une nuit, à l'heure où l'on bat le tambour, Thous s'endormit le cœur blessé et plein de soucis. Il vit alors en songe un flambeau brillant qui s'élevait de l'eau, et au milieu de cette lumière un trône d'ivoire sur lequel était assis Siawusch, en grande pompe et une couronne sur la tête. Ses lèvres souriaient, sa langue prononçait des paroles douces ; il tournait vers Thous son visage semblable au soleil et lui disait : Maintiens les Iraniens ici à leur poste, car tu seras victorieux dans la bataille ; ne plains pas les parents de Gouderz, car nous sommes ici dans un frais jardin buvant du vin sous les rosés, et ne sachant quand nous l'épuiserons. Thous se réveilla tout joyeux, le cœur délivré de ses soucis et de ses peines, et il dit à Gouderz : O Pehlewan du monde, j'ai eu un rêve ; sache que Rustem arrivera rapidement comme le vent, et que nous pouvons l’attendre d'un moment à l'autre. Il ordonna alors de sonner des trompettes, et son armée s'ébranla sur la montagne. Les braves de l'Iran se ceignirent et élevèrent en l'air le drapeau de Kaweh. De son côté Piran amena son armée, et la poussière obscurcit l'éclat du jour ; les cris des guerriers se firent entendre, et une pluie de traits éblouit l'œil du soleil. Les deux armées restèrent ainsi en présence, mais aucun des braves n'eut envie de combattre. Houman dit à Piran : Il faut livrer bataille ; pourquoi tardes-tu ? Ce n'est pas pour chasser que l'armée est ici et que les chevaux sont couverts de leur armure. Piran lui dit : Ne t'impatiente pas ; nous n'avons pas besoin de nous hâter, et il n'y a pas lieu de disputer. Trois hommes avec une poignée de troupes sont sortis hier dans la nuit de leur camp à l'improviste ; ils se sont conduits comme des lions affamés qui s'élancent en bondissant de la montagne, et nous étions devant eux comme un troupeau ; nous avons trouvé toute la plaine inondée de sang et les plus illustres de nos guerriers abattus. Ils n'ont qu'une montagne stérile et des ronces, et leurs chevaux affamés flairent la terre comme si c'était du musc. Attends donc qu'ils se soient exténués sur ces rochers ; et quand toutes leurs ressources seront épuisées, ils périront. Ne leur ouvrons pas un chemin ni en avant ni en arrière de leur camp. Si nous pouvons nous emparer de nos ennemis sans combat, cela vaut bien un retard d'un ou deux jours. Pourquoi donc provoquer une bataille ? Il suffit d'envoyer cent cavaliers en vedette dans cette plaine, et de rester tranquille jusqu'à ce que le manque de vivres et d'eau ait réduit les ennemis à demander grâce pour leur vie ; car, à moins de pouvoir vivre de terre et de pierres, ils périront demain. Ils se retirèrent alors du champ de bataille sous leurs tentes, et placèrent des vedettes le long du front de l'armée ; les héros ôtèrent leurs ceintures et se mirent à manger et à dormir.

Thous se rendit aussi dans son camp, le cœur gonflé de sang et le visage rouge comme la sandaraque. Il dit à Gouderz : Nos affaires vont mal, la fortune de l'Iran se trouble ; nous sommes entourés de troupes de tous côtés ; nos chevaux n'ont pour se nourrir que des épines, et l'armée elle-même va manquer de vivres, de sorte qu'il ne nous reste d'autre remède que nos massues et nos glaives. Tirons donc nos épées à la tombée de la nuit ; menons nos troupes au combat sur toute la lisière de la montagne. Si notre bonne étoile nous favorise, elle te donnera la victoire ; et si le maître du ciel nous fait périr par le glaive, nous ne pouvons ni ajouter ni oter au sort que le Créateur nous destine. Ne t'inquiète donc pas follement. J'aime mieux mourir en gardant un nom glorieux que de vivre craintif et déshonoré. Tous les Iraniens se rangèrent de l'avis qu'avait énoncé leur chef fortuné.

AFRASIAB ENVOIE LE KHAKAN ET KAMOUS AU SECOURS DE PIRAN.

Lorsque le soleil eut montré dans le signe du Cancer la pointe de ses doigts, et qu'il eut déchiré son voile noir, un messager du roi se présenta devant Piran, disant : Il arrive une armée innombrable, tirée de toutes les parties de l'empire et commandée par le Khakan de la Chine, à qui le ciel sert de diadème et la terre de trône ; une armée qui couvrira dans un jour de bataille la mer de la Chine de poussière comme un désert. Un grand du Mawer-al-Nahr, dont la tête s'élève au-dessus du ciel qui tourne, l'accompagne ; son corps a la force de cent lions ; il foule aux pieds la tête d'un éléphant furieux ; sa taille ressemble au cyprès ; il est beau comme la lune ; il est le maître du monde, et les couronnes et les trônes sont ses jouets ; c'est le chef des braves, il se nomme Ferthous ; il anéantira Gouderz et Thous ; il amène une armée tirée de tous les pays habités entre la frontière du Sipenjab et celle du Roum. Ensuite il y a le vaillant Manschour, qui abat avec son épée la tête de tous ceux qui le combattent ; enfin Kamous de Kaschan, toujours prêt à frapper avec le glaive ; son œil n'a jamais vu de défaite, il réussit dans toutes ses entreprises, sa colère amène l'orage et la neige, son contentement fait naître le printemps, les rosés et les hyacinthes, et jaillir des ruisseaux d'eau limpide.

Piran dit aux Touraniens : O vous qui portez haut la tête, ô guerriers du roi ! que ce message d'Afrasiab vous réjouisse et vous rende heureux, jeunes et vieux ; bannissez de vos cœurs toute inquiétude, car je détruirai dans l'Iran tout ce qui existe et tout ce qui croît. Nous pouvons nous reposer de nos soucis, de nos fatigues, de nos combats et de nos campagnes ; et vous ne verrez plus régner sur l'Iran et le Touran, sur la terre et les mers, que la volonté d'Afrasiab. De nouveaux messagers arrivaient incessamment de l'armée auprès du Pehlewan, disant : O illustre Pehlewan, puisses-tu vivre heureux et à jamais ! puisse la vue des rois réjouir ton cœur et délivrer ton âme de ses soucis ! Depuis le Kaschmir jusqu'au-delà du fleuve Schahd on ne voit que drapeaux, troupes, éléphants et haoudahs. Du Seklab arrive Kender au cœur de lion, et de Kat arrive Biwerd qui décide du sort des batailles ; du pays des Segsars accourt Gartjeh, et de l'Inde Schenkoul qui remplit l'air d'étendards et couvre la terre d'épées brillantes. De Tchegan vient Ferthous la gloire de l'armée, et de Gahau Gahar le destructeur des villes ; de Schikin Schewiran, et de Wahr Gargou qui répand du poison sur sa lance et sur son épée. Porte donc haut la tête, livre-toi à la joie, car ce message rajeunirait un vieillard.

Le cœur et l'âme de Piran s'épanouirent ; tu aurais dit qu'il avait été mort et qu'il ressuscitait ; il dit à Houman : Je vais aller au-devant de cette armée. Ces hommes sont venus de loin, pleins d'anxiété et prêts au combat ; ils ne se soustrairont pas aux ordres d'Afrasiab, car ils sont favorisés par la fortune et comblés de richesses et d'honneurs. Je vais voir combien ils sont, qui est leur chef et quels sont ces braves. Je saluerai le Khakan de la Chine, je baiserai la terre devant son trône ; je verrai le fier Kamous, Gahar de Gahan et Ferthous, et à mon retour je prendrai mes armes et j'anéantirai les Iraniens. S'ils ne peuvent résister à notre attaque, je leur rendrai sombre le jour et étroit le monde. Je chargerai de lourdes chaînes les pieds et le cou de ceux qui survivront ; je les enverrai à Afrasiab, et ne me permettrai ni repos ni sommeil. Quiconque tombera armé dans mes mains, je lui abattrai la tête avec le glaive ; puis je brûlerai les corps, j'en jetterai au vent la poussière, et j'effacerai jusqu'au nom de ce pays. Ensuite je partagerai mon armée en trois corps, et obscurcirai le jour devant les yeux du roi de l'Iran. J'enverrai la première armée à Balkh, et j'y rendrai la vie amère aux Iraniens ; la seconde marchera contre le Zaboulistan et dévastera le pays de Kaboul ; avec la troisième, composée des grands et des lions du Touran, je marcherai vers l'Iran ; je ne laisserai en vie ni une femme, ni un petit enfant, ni un vieillard, ni un jeune homme ; je n'épargnerai aucun être vivant ; je détruirai le pays des Iraniens, que leurs mains et les traces de leurs pieds soient maudites. Mais jusqu'à ce que j'aie fait mes préparatifs, gardez-vous de combattre les Iraniens. Ainsi parla Piran, et il partit le cœur plein du désir de la vengeance ; tu aurais dit que la peau se fendait sur son corps. Houman dit à l'armée : Ne pensez pas à livrer bataille, mais bornons-nous pendant deux jours à tenir les yeux sur le mont Hemawen, pour tr empêcher les Iraniens de s'enfuir une de ces nuits net de quitter ces rochers ; car la montagne et le lit du fleuve, la vallée, la plaine et la route vont se couvrir des drapeaux de l'armée.

LE KHAKAN DE LA CHINE S'APPROCHE DU HEMAWEN.

Lorsque Piran fut arrivé près de l'armée d'Afrasiab, il vit les vallées et les plaines couvertes de l'empreinte des sabots des chevaux ; il vit le monde rempli de tentes et de leurs enceintes jaunes, rouges, violettes et bleues, toutes placées en rangs, et un drapeau de brocart de soie de la Chine planté au milieu de chaque enceinte. Â cet aspect il s'arrêta étonné, les pensées se pressaient dans sa tête, et il se dit : Est-ce un paradis ou un camp ? est-ce le ciel sublime ou une couronne et un trône ? Il s'approcha à pied du Khakan de la Chine et baisa la terre devant lui. Aussitôt que le Khakan l'aperçut, il l'embrassa, admira la largeur de sa poitrine et la force de ses bras, le reçut gracieusement, lui adressa beaucoup de questions et le fit asseoir à ses côtés sur le trône, en disant : Dieu soit loué, ô Pehlewan, Dieu soit loué de ce que je te vois si bien portant et si heureux ! Ensuite il lui demanda qui dans l'armée de l'Iran portait le sceau, et qui le diadème ; sur qui reposait l'espoir des braves, qui étaient les héros, et pourquoi ils s'étaient établis dans ces montagnes. Piran répondit : O roi, puisses-tu être heureux à jamais ! puisse la grâce du Créateur reposer sur toi ! Tes questions ont réjoui le cœur du vieillard. Par l'effet de ta fortune je suis joyeux et bien portant, et mon âme ne recherche que la poussière de tes pieds. Je vais répondre au roi sur ce qu'il désire savoir des Iraniens. Personne parmi eux ne possède un trône, ni un diadème, ni un sceau, ni de grandes dignités ; ils sont venus chercher la guerre et des combats sans nombre, et à la fin ils n'ont trouvé qu'un rocher stérile. Quand ils ont vu que leur but et leur entreprise étaient manques, ils se sont réfugiés sur le mont Hemawen. Leur Sipehdar est Thous, un homme vaillant, qui ne craint pas de combattre un lion dans le désert. Les héros qu'il commande sont Gouderz le fils de Keschwad, Guiv et Rehham les nobles guerriers ; mais par la fortune de notre chef le Khakan de la Chine, leur Sipehbed ne verra plus d'autre armée. Il faut qu'ils viennent dans la plaine livrer bataille, car ils n'ont pour se nourrir que des pierres dures. Le Khakan lui dit : Reste auprès de moi, et fais venir tes amis ; aujourd'hui nous boirons du vin autant qu'il nous plaira, et nous ne penserons pas aux soucis des jours à venir. Il fit dresser des tentes parées comme un jardin printanier, et l'on y voyait des couleurs et des peintures si belles qu'on aurait dit que c'était le paradis.

LES IRANIENS TIENNENT CONSEIL SUR LEUR POSITION.

Lorsque le soleil s'élança sur la voûte céleste, Thous et Gouden étaient pleins d'inquiétude, et Thous dit : Les Turcs sont aujourd'hui bien tranquilles ; ils tiennent conseil, ou ils sont ivres de vin ; mais qu'Us soient soucieux ou joyeux, mes pensées remplissent mon âme de tristesse. Si les Turcs ont reçu des renforts, sache que nos mauvais jours sont arrivés, et sois sûr que toute l'armée de l'Iran périra, ou si elle a la vie sauve, qu'elle sera obligée de renoncer au combat. Si Rustem n'arrive pas, le roi aura causé notre perte ; aucun de nous n'aura ni tombeau ni chambre sépulcrale, et l'on broiera nos têtes sous les sabots des chevaux.

Guiv lui répondit : O Sipehdar du roi, que t'est-il arrivé que tes pensées soient si désolantes ? Il n'y a pas de raison d'être si triste. Le Créateur du monde t'est favorable, car nous avons toujours répandu la semence du bien et servi Dieu ; ensuite grâce à la fortune du roi maître du monde, maître de l'épée, du trône et de la couronne, Dieu ne retirera pas sa main de nous pour remplir les vœux de nos ennemis. Quand Ru stem arrivera sur ce champ de bataille, tous les maux de l'armée se dissiperont. Personne ne doit désespérer de l'aide de Dieu, quand même le jour brillant se convertirait en nuit. Ne t'afflige pas follement, parce que les Turcs suspendent durant un jour leurs attaques ; ils ne peuvent pas nous fermer les portes du ciel. Ne te laisse donc pas abattre par le mal que nos ennemis pourraient nous faire ; et si c'est la volonté du Tout-Puissant qu'il nous arrive du malheur, ce ne sera ni la crainte ni les vains soucis qui détourneront de nous le mauvais sort. Creusons un fossé devant notre armée, comme c'est la coutume, la loi et la règle de la guerre ; demain nous exhausserons notre retranchement, ensuite nous tirerons les épées du combat, nous verrons quel est leur plan, et leur secret se dévoilera certainement devant nous. Pendant ce temps nous recevrons des nouvelles de l'Iran, et les branches du noble cyprès brilleront de nouveau.

GOUDERZ APPREND QUE RUSTEM S'APPROCHE.

Le Sipehdar Gouderz quitta la foule et gravit jusqu'à la crête de la montagne. Là il entendit ce cri de détresse de la sentinelle : Les braves de l'Iran sont perdus ! Pendant que le soleil brillant descend de la voûte du ciel et qu'il en quitte le faîte pour se coucher à l'occident, il vient de l'orient une poussière qui couvre le monde comme une nuit noire ; la poussière et les drapeaux qui flottent sur le dos d'éléphants innombrables rendent violette la lumière du soleil.

Gouderz entendit le cri de la sentinelle et se dit : Il ne nous reste pour compagnon que la terre sombre. Ses joues devinrent noires comme la poix par l'excès de ses soucis, il avait l'air d'un homme frappé d'une flèche, et il dit : L'astre de la fortune ne m'a donné pour ma part que la vengeance et les combats ; le monde m'a assigné un sort cruel, il m'a abreuvé de poison au lieu de thériaque. J'avais une armée de fils et de petits-fils qui étaient célèbres dans tous les pays ; ils sont tous morts en vengeant Siawusch, et la fortune qui veillait sur moi m'a abandonné. La vie ne m'offre plus d'espérances, et le jour brillant s'est assombri pour moi. Oh ! plût à Dieu que ma mère ne m'eût pas mis au monde et que le ciel sublime ne tournât pas au-dessus de ma tête ! Ensuite il dit à la sentinelle : O homme aux yeux perçants, à l'esprit éveillé, regarde les armées du Touran et de l'Iran qui se reposent du combat, et dis-moi où est le drapeau du Sipehdar de l'Iran ; regarde à droite et à gauche. La sentinelle lui répondit : Je ne vois pas des deux côtés le même degré de mouvement et d'agitation : là ils se remuent et se hâtent, et ici ils sont comme endormis. Ces paroles remplirent le Pehlewan de douleur ; il versa des larmes de fiel et dit en soupirant :

Sellez mon cheval, et bientôt vous me donnerez une brique pour oreiller. Je vais encore une fois remplir mes yeux de la vue de mes amis, et serrer dans mes bras Guiv et Schidousch, Bijen et Rehham, les braves et fiers cavaliers ; je prendrai congé d'eux, je les baiserai sur les joues et je verserai beaucoup de larmes. On sella son destrier noir aux mouvements gracieux ; mais la sentinelle, criant de nouveau, lui dit : O Pehlewan du monde, sois joyeux ; oublie tes soucis, tes douleurs et tes inquiétudes, car il paraît sur la route de l'Iran une poussière noire, et l'air en devient sombre. On voit au milieu d'une armée des drapeaux nombreux, brillants comme la lune ; d'abord un étendard à figure de loup, puis un autre violet et portant une figure de lune, un troisième à figure de dragon, et un autre portant un lion d'or. Gouderz lui répondit : Puisses-tu être heureux ! puisse le mauvais œil ne jamais tomber sur toi ! Si tes paroles se vérifient, je te récompenserai de tes bonnes nouvelles par tant de richesses que tu seras à jamais au-dessus de tout besoin ; et dès que nous serons de retour dans l'Iran, dès que nous nous présenterons devant le roi des braves, je te conduirai devant son trône et élèverai au-dessus des plus grands. Maintenant, pour l'amour de moi, quitte ton poste, va auprès du chef de l'armée de l'Iran et répète-lui tout ce que tu m'as dit Pars en toute hâte, et demande à chacun de nous une récompense pour ta bonne nouvelle. La sentinelle lui dit : Je ne dois pas quitter mon poste pour aller au camp ; mais quand la terre se couvrira de ténèbres, quand de ma tour je ne verrai plus rien, alors je courrai rapidement comme le Simourgh à l'armée des Iraniens. Le Pehlewan répondit : Fais attention, homme intelligent. Regarde encore une fois du haut de la montagne, et dis-moi quand ils pourront être auprès de nous. La sentinelle lui dit : Demain de grand matin cette armée arrivera au mont Hemawen. Le Pehlewan fut aussi heureux de ces paroles que le serait un mort à qui l’on rendrait la vie.

De l'autre côté, Piran conduisit, rapidement comme la poussière, sa nouvelle armée vers le champ de bataille. Un messager porteur de ces bonnes nouvelles le devança, et rapporta à Houman tout ce qui s'était passé, les grandes choses comme les petites. Houman l'écouta, sourit et dit : Il paraît que la fortune veille sur nous et se ligue avec nous. Un cri de joie éclata dans l'armée du Touran et monta du champ de bataille jusqu'aux nues, et les grands de l’Iran l'entendirent, soucieux et le cœur navré ; leurs joues devinrent jaunes et leurs lèvres livides. Ils se dispersèrent dans la montagne pour se communiquer leurs dernières volontés ; partout on voyait des hommes rassemblés qui pleuraient leur destinée disant : Hélas ! les braves, les fils des rois, que le pays d'Iran a oubliés ! La gueule du lion sera leur linceul ; la terre sera baignée du sang des héros.

Thous dit à Bijen fils de Guiv : Lève-toi et pénètre le secret de nos ennemis. Monte sur la crête de ce haut rocher et regarde ce que fait cette armée, quel en est le nombre, et par quelle route elle arrive avec ses tentes, ses éléphants et ses trônes. Bijen quittant l'assemblée et s'éloignant de la foule, gravit jusqu'au sommet de la montagne, et vit d'en haut de tous côtés des drapeaux, des cavaliers, des éléphants et des troupes. Il revint en courant auprès du Sipehbed, le cœur soucieux et en peine, et l'esprit troublé, et il lui dit : Il y a tant d'hommes et d'éléphants que la face de la terre en est assombrie. On voit des drapeaux et des lances sans nombre ; le soleil dans les cieux est obscurci par la poussière ; situ voulais compter cette armée, aucun chiffre ni aucune mesure n'y suffirait, et l'oreille est assourdie par le bruit de leurs tambours.

Le Sipehbed l’écouta, son cœur se serra et les larmes inondèrent ses joues ; il rassembla les chefs de l'armée, dévoré d'anxiété et de sollicitude pour ses troupes, et leur dit : Le sort mobile ne nous amène que les soucis du combat ; il m'a souvent élevé et souvent déprimé ; mais jamais je n'ai souffert de pareilles angoisses. Maintenant nous n'avons plus qu'une seule chance ; et quoiqu'il ne nous reste que peu d'hommes et d'armes, il faut nous préparer au combat, faire cette nuit une attaque et inonder la terre d'un torrent de sang pareil aux eaux du Djihoun. Si je tombe dans cette bataille, l’Iran trouvera toujours un Sipehbed aussi longtemps qu'il y aura un roi. On ne dira pas que je suis mort sans gloire et comme un lâche, mais considérez-moi comme un homme que recouvre déjà la terre.

L'avis du Pehlewan fut partagé par l'armée, par tous ceux qui se trouvaient dans le camp ; mais lorsque le monde fut couvert comme d'une mer de poix, que Vénus, Mars et Mercure furent invisibles, que la lune eut levé sa tête dans le signe des Poissons et déchiré jusqu'au nombril sa robe noire, la sentinelle accourut auprès de Thous en toute hâte et le visage coloré comme la sandaraque, et s'écria : O Pehlewan de l’armée, il arrive de l'Iran des troupes que le roi nous envoie. Les grands et le Sipehbed sourirent, et il leur dit : O nobles et illustres chefs de l'armée, puisque nous recevons du secours, nous ne nous battrons pas ; car il y a temps de se hâter et temps de tarder. Le héros au corps d'éléphant vient à notre aide avec la force que Dieu lui a donnée : nous aurons raison des Turcs, et notre nom sera porté jusqu'au soleil. On ne parla plus d'attaque de nuit ; le Sipehbed et l'armée furent contents, la sentinelle était transportée de joie, et tous, jeunes et vieux, la récompensèrent de sa bonne nouvelle. Thous envoya des vedettes dans la plaine, et le bruit de l'armée et le son des clochettes résonnèrent dans la montagne. Pendant toute la nuit l'armée ne cessa de parler du Pehlewan du monde et de se réjouir.

LE KHAKAN DE LA CHINE VA RECONNAITRE L'ARMEE DES IRANIENS.

Lorsque le soleil eut conduit son cortège de rayons sur la voûte du ciel et mis en fuite la sombre nuit, le Khakan de la Chine tint une assemblée et couvrit le soi de pièces de brocart. Il dit à Piran : Aujourd'hui nous ne combattrons pas, il faut nous reposer un jour ; et pendant que les grands et les braves, et ces cavaliers accoutumés au carnage, se délassent de leurs fatigues après avoir franchi une si longue route avec ses montées et ses descentes, nous irons voir ce que deviennent les Iraniens et ce qu'ils font dans leur camp. Piran répondit : Le Khakan est un sage et glorieux prince, qu'il agisse aujourd'hui selon son plaisir, car il est entièrement maître de l'armée.

On entendit alors du bruit dans toutes les enceintes des tentes, et le son des timbales et des trompettes. On plaça des selles sur le dos de cinq éléphants, et l'armée se para de vêtements de brocart de la Chine ; les selles étaient brodées d'émeraudes et couvertes de brocart bleu de ciel et broché d'or ; les étriers étaient d'or, les housses de peau de léopard, les clochettes d'argent ; les conducteurs des éléphants portaient tous de riches diadèmes, des colliers et des boucles d'oreilles ; et l'air ressemblait à un bazar chinois, tant on y agitait d'étendards de soie jaune, rouge et violette. Un cortège, qui aurait fait honneur à un banquet, se rendit sur le champ de bataille ; la terre était belle comme l'œil du coq, au milieu de ce bruit, de cette magnificence, de ces trompettes et de ces timbales. Les princes et leur cortège partirent, le son des clairons remplit l'air, les lances brillèrent, les troupes s'ébranlèrent, et l'armée obscurcit la surface de la terre.

Lorsque Thous les vit de loin, il rangea en bataille les troupes qui lui restaient, les braves de l'Iran prirent leurs armes, Guiv apporta le drapeau de Kaweh, et les masses des Iraniens couvrirent tout le terrain depuis le champ de bataille jusqu'au sommet de la montagne. Kamous, Biwerd, le Khakan de la Chine, Ferthous, Schenkoul le sage s'approchèrent du mont Hemawen pour voir et non pas pour combattre. Le Khakan fut frappé d'admiration en voyant de loin les rangs bruyants des cavaliers iraniens, et il s'écria : Voilà une armée ! voilà des cavaliers fiers et impatients de combattre ! Le Sipehdar Piran me les avait représentés autrement ; mais on ne doit pas déprécier les qualités des braves. Si le Sipehdar recouvre de broussailles un fossé, son cheval s'y jettera au jour de la chasse ; mieux vaut confondre au jour du combat un vaillant ennemi et le fouler dans la poussière. Jamais je n'ai vu des cavaliers portant aussi haut la tête, aussi braves, aussi vaillants. Piran m'avait dit que c'était une petite armée, à laquelle nous n'avions pas à faire attention sur le champ de bataille.

Ensuite il se tourna vers Piran, disant : Maintenant quel plan d'attaque suivrons-nous ? Piran lui répondit : Tu as fait un long chemin, tu as traversé des montagnes et des vallées : attends ici ; et quand trois jours seront passés, quand l'armée sera reposée, nous la partagerons en deux parties, et alors nous mettrons fin à ces jours de combat et de terreur. Une moitié des braves cavaliers qui font la gloire du monde attaquera l'ennemi depuis l'aube du jour jusqu'à midi ; ils le combattront avec des javelots et des poignards, avec des massues et des arcs ; et à partir de midi jusqu'à ce que la nuit descende de la montagne, l'autre moitié livrera bataille ; ensuite durant la nuit je mènerai au combat ceux qui auront repris leurs forces pour achever les Iraniens, auxquels moi et mes cavaliers ardents et couverts d'armures ne laisserons aucun repos. Kamous lui répondit : Cela n'est pas raisonnable, et je ne puis approuver cet avis. Pourquoi attendre, avec une si grande armée, devant ces rochers nus ? Armons-nous, livrons bataille sans retard, rendons-leur étroites la montagne et les vallées ; ensuite nous conduirons nos troupes dans l'Iran ; nous n'y laisserons ni trône, ni couronne, ni diadème ; nous dévasterons tout le pays ; nous combattrons non comme des héros, mais comme des lions. Nous n'épargnerons ni femmes, ni enfants, ni jeunes, ni vieux, ni rois, ni gouverneurs, ni Pehlewans ; nous détruirons le pays ; nous ne laisserons debout ni une maison, ni un palais, ni une tente. Pourquoi faut-il ajourner tout cela d'un jour f il n'y a qu'un insensé qui ne se débarrasse pas de ses soucis, de ses douleurs et de ses inquiétudes. Gardez cette seule nuit les chemins pour que les Iraniens ne s'enfuient pas du champ de bataille ; et demain aussitôt que le souille de l'aube du jour se fera sentir, que toute l'armée vienne ici. Moi, accompagné du Sipehdar indien, je porterai mon drapeau sur cette grande montagne ; et demain tu verras sur la hauteur une colline composée des cadavres des braves de l'Iran, et telle que dorénavant aucun Iranien ne pourra le regarder sans verser des larmes. Le Khakan lui dit : Il n'y a pas d'autre voie à suivre ; il n'y a rien de mieux dans Je monde qu'un court combat. Tous les grands furent d'avis que le Khakan vainqueur des lions avait bien décidé ; ils s'en retournèrent, et passèrent la nuit à mettre leurs troupes en ordre.

FERIBOURZ ARRIVE AU MONT HEMAWEN.

Lorsque le soleil entoura la voûte d'azur d'une enceinte de brocart jaune, on entendit la sentinelle qui cria à Gouderz : O Pehlewan de l'armée, des troupes s'approchent et sont près de nous, la poussière qu'elles soulèvent assombrit le jour. Gouderz bondit, fit amener son destrier rapide, se dirigea vers la poussière noire, et dévora la route dans l'impatience de son cœur. Quand il fut près de l'armée, il vit le drapeau de Feribourz fils de Kaous, qui commandait l'avant-garde des Iraniens. Gouderz l'aimait, c'était son parent et un jeune capitaine. Le vieux Gouderz mit pied à terre, et de même Feribourz, la gloire de l'armée, le sage ; ils s'embrassèrent, et Gouderz versa des larmes de sang sur sa poitrine. Feribourz lui dit : O vieux Sipehdar, tu es donc forcé de combattre sans cesse..Le sang de Siawusch te porte malheur. Hélas ! ces cavaliers de la famille de Gouderz ! puisses-tu recevoir d'eux beaucoup de bonnes nouvelles ! puisse la fortune de tes ennemis baisser ! Grâces soient rendues au maître du soleil et de la lune de ce que je te trouve ici en vie !

Gouderz versa des larmes de sang sur le sort de ceux qui étaient morts et que la terre recouvrait, et répondit à Feribourz : Ma mauvaise fortune ne cesse pas de répandre du malheur sur ma tête ; cette guerre ne m'a laissé ni fils, ni petit-fils, ni armée, ni drapeau, ni tambour. Mais je ne veux pas me rappeler les luttes passées, car la guerre et le danger sont devant nous. Cette plaine et ces collines sont couvertes d'une armée telle que la surface de la terre ressemble au plumage du corbeau, et toutes les troupes de Thous ne sont auprès d'elle que comme un poil noir sur la peau d'un taureau blanc. Ils sont venus de la Chine et du pays de Seklab, de l'Inde et du Roum, des déserts et des pays habités ; enfin il n'est pas resté un être vivant qui n'ait pris les armes contre nous. Mais tant que tu ne me diras pas où est Rustem, je resterai courbé sous le poids de mes soucis. Feribourz lui répondit : Il me suit et ne désire que le combat ; il marche pendant la nuit sombre et pendant le jour et ne s'arrête pas sur la route. Maintenant où trouverai-je un lieu de campement pour y conduire ma petite armée ? Gouderz lui demanda : Quels sont les ordres de Rustem ? car il ne faut pas me cacher ses paroles. Feribourz lui répondit : O homme plein d'expérience, Tehemten nous a défendu de nous battre et m'a dit : Vous resterez au camp, et ne vous mettrez pas en évidence ; vous vous reposerez sur le champ de bataille jusqu'à ce que mon drapeau soit en vue. Gouderz et Feribourz se remirent en marche, et prirent en toute hâte le chemin du Hemawen.

PIRAN TIENT CONSEIL AVEC LE KHAKAN.

Lorsque l'armée de Feribourz fut visible de la tour des Touraniens, la sentinelle accourut au camp et dit à Piran : Armez-vous tous pour le combat, car une armée venant de l'Iran paraît sur la plaine et se dirige vers le mont Hemawen Le Sipehbed se rendit auprès du Khakan de la Chine et lui dit : Il vient une armée du pays d'Iran ; je n'en connais pas la force ni le nom de son chef. Que ferons-nous et quel remède y a-t-il contre ce mal ? Kamous le guerrier expérimenté lui dit : Puisses-tu conserver à jamais la place d'honneur ! Tu commandes aux grands de la cour d'Afrasiab et à des troupes nombreuses comme les flots de la mer, et tu sais ce que tu as fait pendant cinq mois sur cette plaine contre un si faible ennemi ; mais maintenant que la terre est couverte de nos armées commandées par des chefs comme le Khakan, Manschour et moi, tu vas être témoin de nos hauts faits. Tu as fermé la porte, mais nous en apportons la clef. Quand même les braves du Kaboul, du Zaboulistan et des pays de l'Inde feraient étinceler la surface de la terre comme une épée du Roum, quand ils seraient neuf contre un, tu pourrais dire que les Iraniens n'existent pas. Tu veux m'effrayer par le nom de Rustem, mais c'est lui que j'anéantirai le premier ; une fois que j'aurai pris sa tête dans mon lacet, je ne laisserai pas une trace de son nom dans le monde. Tu as peur de l'armée du Séistan, et ton cœur se serre à l'idée d'avoir à la-combattre ; mais tu vas voir ma main quand la poussière volera sur le champ de bataille, et alors tu sauras ce que c'est qu'un homme et un brave, et ce que c'est qu'un combat. Piran lui répondit : Puisses-tu être heureux ! puisse la main du malheur rester loin de toi ! puisse tout ce que tu dis s'accomplir ! puisses-tu ne jamais trouver d'égal !

Le Khakan dit à Piran : Tu as cédé le pas à Kamous pour, l'attaque, et il fera tout ce qu'il a promis, car il est l'ami du lion et le compagnon de l'éléphant. Les Iraniens ne sont pas si formidables, n'effraye donc pas le cœur des braves. Je ne laisserai en vie aucun des grands de l'Iran, je convertirai en désert les montagnes et les vallées, j'enverrai à Afrasiab tous les grands et les puissants chargés de lourdes chaînes ; à une foule d'autres je trancherai la tête ; nous ne laisserons dans l'Iran ni une feuille, ni un arbre, ni un palais, ni un pavillon, ni une couronne. Piran sourit et offrit ses hommages aux grands assemblés et au Khakan de la Chine, et retourna tout joyeux au camp, où les braves, comme Houman, Lehhak, Ferschidwerd et les héros, les lions au jour du combat, se pressèrent autour de lui, disant : Il est arrivé une armée de l'Iran, précédée d'un chef portant un drapeau noir. Un de nos espions, un guerrier illustre, est parti ; et à son retour il nous a rapporté que c'est Feribourz fils de Kaous, un cavalier plein de fierté el un serviteur de Khosrou. Piran dit au vaillant Houman : Alors nous pouvons être sans souci ; puisque ce n'est pas Rustem, nous n'avons rien à craindre de Feribourz, dont le souffle ne sera pas un remède contre ce poison. Car quoique Kamous ne veuille compter Rustem pour rien au jour du combat, à Dieu ne plaise qu'il vienne ici nous livrer bataille, quelque vaillant que soit Kamous. Houman lui dit : O Pehlewan, pourquoi troubler ton esprit par les soucis ? Ce n'est pas Rustem, ce n'est pas l'armée du Seistan, et Feribourz ne fera ici que verser son gang et trouver une tombe. Piran lui répondit : J'ai renoncé au trône et à la couronne, j'ai désespéré de la lumière du soleil et de la lune, quand j'ai entendu dire qu'une armée d'Iraniens s'approchait et arrivait sur ce champ de bataille ; mon âme et mon cerveau étaient remplis de soucis, et mon cœur poussait un grand soupir. Kelbad lui dit : Pourquoi s'affliger ? pourquoi pleurer à cause de Thous et de Rustem ? Nous avons tant de javelots et d'épées, tant d'éléphants de guerre, que le vent ne peut se frayer un passage à travers. Que sont devant nous les Iraniens ? Une poignée de poussière. Pourquoi craindre Khosrou, Thous et Rustem ? Ils se sont enfuis d'ici, ils se sont retirés sous leurs tentes.

Lorsque Thous, de son côté, apprit que le pays était rempli du bruit des timbales, que le héros au corps d'éléphant et Feribourz fils de Kaous arrivaient de l'Iran avec une armée, il ordonna qu'on plaçât les timbales sur le dos des éléphants, et la montagne se couvrit de la poussière noire que soulevait son armée. Le Hemawen retentit de cris, la terre tremblait sous le piétinement des chevaux, et le Sipehbed raconta longuement aux Iraniens la guerre du Mazandéran, ce que Rustem avait fait dans la lutte contre les Divs, et comment il les avait traités. Les braves rendirent grâces au Pehlewan, disant : Puisse ton cœur rester vigilant et ton esprit serein ! Quand tu voudrais notre vie pour prix de ta bonne nouvelle, nous la donnerions, car elle remplit nos âmes de joie. Maintenant que Tehemten vient livrer bataille, cette armée ne résistera pas au crocodile, et nous combattrons tous pour effacer la honte qui pèse sur l'Iran. Nous risquerons nôtre vie, nous lutterons et nous prendrons le grand drapeau et la couronne du Khakan, les colliers d'or et le trône d'ivoire, les diadèmes d'or des conducteurs des éléphants, les boucliers d'or et les ceintures d'or, les clochettes d'or dont personne au monde n'a vu le pareilles, le parasol de plumes de paon qui est brodé de tant de pierreries, et bien d'autres richesses. Le prudent Thous dit à l'armée : D'un côte nous sommes entourés de dangers, de l'autre je crains des reproches. Car bien que tous les environs de la montagne soient remplis de troupes, et que nos têtes soient prises dans le lacet, quand Rustem arrivera, il nous blâmera, sans peut-être daigner s'enquérir de ce qui s'est passé ; il dira : Vous êtes comme un oiseau blessé au pied qui est pris dans le lacs : vous avez renoncé à l'action et désespéré de la lutte ; car il y a ici un Sipehdar et une armée, et cependant je n'ai pas vu un seul héros s'élancer au combat. Faisons donc une attaque, comme fait un vaillant lion ; peut-être que nous parviendrons à les chasser de ce côté du bas de la montagne. Mais l'armée lui répondit : Ne sois pas trop ambitieux, ne parle pas ainsi. Aucun de nous ne descendra de la montagne avant que Rustem soit arrivé. Nous nous prosternerons devant Dieu, car il est notre guide dans le bonheur et dans le malheur ; et par ordre du Créateur du soleil et de la lune, Tehemten paraîtra sur ce champ de bataille. Pourquoi désespères-tu de ton étoile ? Distribue de l'or et de l'argent aux pauvres ; et quand Rustem sera arrivé, nous combattrons pour la gloire, et nous laverons notre honte. Les braves de l'armée de l'Iran poussèrent des cris d'allégresse sur le haut de la montagne, et se rendirent joyeusement dans leur camp, où ils tinrent conseil toute la nuit.

COMBAT DE GUIV ET DE THOUS CONTRE KAMOUS.

Lorsque le soleil posa ses doigts sur le dos du taureau qui supporte le monde, et que le chant de l'alouette s'éleva de la plaine, il sortit un cri de la tente de Kamous qui était avide de carnage et de marcher le premier. Il rassembla ses troupes et leur donna des cuirasses ; son cœur était plein d'ardeur pour le combat et sa tête remplie de vent. Il portait une cotte de mailles au lieu de robe, un casque au lieu de diadème, une cuirasse au lieu de tunique ; il choisit parmi les braves une troupe couverte de brocart et de fer ; on ne voyait plus de chemin d'une mer à l'autre, à cause de la poussière et des épées et des cuirasses.

Le cri de la sentinelle avertit les Iraniens qu'une armée s'approchait de l’occident, et que le drapeau du Sipehbed au corps d'éléphant, qui précédait les troupes, était visible. D'un côté l'armée du Touran rendait l'air noir comme un nuage. Son chef était un cavalier semblable à un bloc de rocher ; il faisait trembler la terre sous le sabot de son cheval ; la tête de sa massue était grosse comme la tête d'un buffle ; il était précédé de cavaliers armés de lances, et le gros de son armée le suivait ; sa massue, appuyée contre son bras et son épaule, semblait bouillonner d'impatience ; son aspect frappait de stupeur. De l'autre côté Thous le Sipehdar de l'Iran fit retentir le ciel du son des timbales ; lorsqu'il entendit le cri de la sentinelle, il fut content et heureux, se rendit auprès de Gouderz fils de Keschwad, envoya un cavalier auprès de Feribourz et lui fit dire : Les Touraniens s'avancent pour livrer bataille ; ils ont formé leurs rangs et nous serrent de près. Il ne faut pas qu'ils puissent se jeter sur nous en masse et nous détruire isolément. Agis donc comme il convient à un homme de ta race ; car tu es un prince, et ton père est un roi. La poussière que soulève Tehemten paraît sur la route, et il va arriver sur le champ de bataille.

Feribourz réunit son armée de héros à celle de Zengueh, de Thous et de Guiv ; ils rangèrent leurs troupes sur les hauteurs et parèrent leurs drapeaux fortunés. Lorsque les deux ailes furent alignées, et que la réserve, le centre et les bagages furent placés, les trompettes sonnèrent et l'armée s'ébranla, semblable au ciel étoile. Kamous de son côté se voyant en présence de l'ennemi, ne s'arrêta pas un instant dans la plaine ; il mit en mouvement son armée, pareille à un torrent qui d'une montagne se précipite dans une rivière, et l'amena devant le Hemawen. L'air s'obscurcit et la terre disparut sous cette armée. Lorsque Kamous fut tout près des Iraniens, il leva la tête vers la montagne et leur dit en souriant : Vous n'avez eu jusqu'à présent qu'un faible adversaire ; mais maintenant vous avez affaire à une armée et à un chef ardent, et non plus à Piran et à Houman, ni à leurs troupes. Vous avez amené de l'Iran une armée avide de combats qui va se mesurer avec moi, et vous allez voir ma poitrine, mes bras et ma stature mon épée tranchante et ma massue.

Guiv entendit ces paroles ; il bondit de colère et tira son épée, et dit en voyant Kamous devant lui : Il n'y a qu'un éléphant furieux qui soit l'égal de cet homme. Il tira son arc de l’étui et le banda ; il invoqua l'aide de Dieu de qui vient le bonheur, et fit pleuvoir sur Kamous des flèches que jetait son arc, comme un nuage de printemps verse de la pluie. Quand Kamous sentit comment cette main lançait des flèches, il couvrit sa tête de son bouclier, et semblable à un loup, il s'avança à travers les morts qui jonchaient la terre et la grêle de traits qui remplissait l’air. Ayant atteint son ennemi, il le frappa de sa lance à la ceinture. Le coup de cette lance au fer brillant fit chanceler Guiv sur la selle, et Kamous tira promptement l'épée du fourreau, poussa un cri, proclama son nom, se jeta en fureur sur le cavalier, et avec son épée lui coupa sa lance en deux.

Du centre de l'armée Thous considérait avec inquiétude ce combat des braves ; il savait que Guiv n'était pas l'égal de Kamous, et que celui-ci n'avait d'autre rival dans le maniement de la lance que lui-même. Il quitta son poste en poussant des cris, et accourut prendre part au combat pour aider Guiv. Kamous secoua les rênes et se jeta entre les deux braves pour lutter contre eux ; il frappa de sa lance le cheval de Thous sur la tête, et l'armée du Touran fit entendre ses clairons et ses timbales. Le cheval de Thous fit un bond et s'abattit ; le Sipehbed invoqua le nom de Dieu sur lui, et s'avança vers Kamous à pied et une lance en main, à la vue de l'armée. Ils étaient deux nobles héros contre un seul cavalier, mais le brave de Kaschan ne se découragea pas, el ils remplirent la plaine du tumulte de leur combat jusqu'à ce que les ténèbres eussent remplacé le soleil. Mais lorsque la plaine fut devenue noire comme l’ébène, Kamous et Thous se séparèrent ; les deux armées rentrèrent sous leurs tentes ; l'un des combattants s'en retourna vers la plaine, les deux autres revinrent dans la montagne.

RUSTEM ARRIVE AUPRES DES IRANIENS.

Lorsque le soleil et la lune eurent quitté la voûte du ciel, les deux armées firent sortir des rondes, et la sentinelle cria de sa tour : Le désert est rempli de poussière, la nuit est noire, la plaine et les vallées retentissent de bruits confus, et l'on voit briller des flambeaux au milieu d'une masse de braves ; c'est le héros au corps d'éléphant qui accourt avec une armée du Zaboulistan. Gouderz le fils de Keschwad entendit ces paroles quitta sur-le-champ, dans la nuit sombre, la montagne rocheuse, et bientôt il aperçut le drapeau à figure de dragon, qui malgré les ténèbres répandait sur le monde un reflet violet. Lorsqu'il vit les traits de Tehemten, ses larmes inondèrent ses joues. Ils descendirent de cheval ; lui et Rustem et coururent à pied l'un vers l'autre rapidement comme le vent ; ils s'embrassèrent et poussèrent tous deux des cris de douleur sur la mort des nobles fils de Gouderz qui étaient tombés dans cette guerre de vengeance. Gouderz lui dit : O sage, vaillant et heureux Pehlewan, la couronne et le trône empruntent de toi leur splendeur, et tout ce que tu dis s'accomplit. Tu es pour les Iraniens plus qu'un père et une mère, plus qu'un trône et des trésors et des joyaux. Sans toi nous sommes comme des poissons sur terre, nos têtes sont étourdies, nos corps sont comme dans la tombe. Quand je regarde tes nobles traits, quand j’entends tes questions bienveillantes et chaleureuses, j'oublie que je porte le deuil de mes glorieux enfants, et grâce à ta bonne fortune, mes lèvres ne font que sourire. Rustem lui dit : Tranquillise ton âme, affranchis-toi de l'amour de la vie, car elle n'est que tromperie et peines, et c'est quand elle te montre un trésor qu'elle te quitte. Que ce soit de mort naturelle ou dans le combat, que ce soit glorieusement ou avec honte, il faut mourir, et il n'y a pas à cela de remède ; mais la mort n'a pas de terreurs pour moi. Puisses-tu vaincre ces douleurs ! puissions-nous tous mourir sur le champ de bataille !

Aussitôt que Thous, Guiv et les vaillants cavaliers de l'Iran surent que Rustem arrivait au mont Hemawen, et que Gouderz le héros plein d'expérience l'avait vu, ils s’élancèrent rapidement comme le vent, et l’on entendit des cris et le son des trompettes ; le drapeau de Rustem parut, le Sipehbed entra dans le camp au milieu des ténèbres ; les troupes et leur chef l'attendirent debout, armés et le cœur gonflé de sang. Son armée lit entendre des lamentations sur les morts que recouvrait la poussière du champ de bataille ; le cœur de Rustem fut percé de leur douleur, et il ne respira de nouveau que vengeance. Lorsqu'il apprit ce qui s'était passé dans la bataille, il mêla ses lamentations à celles des braves, donna beaucoup de conseils aux chefs de l'armée et leur dit : Nous sommes à la veille d'un grand combat ; et le destin de tout combat est tel, que l'un y trouve une couronne, et l'autre une tombe étroite.

Alors le héros qui faisait la gloire du monde fît dresser l'enceinte de ses tentes, et derrière lui l'armée du royaume du Midi posa son camp dans, la montagne et planta le drapeau de son chef. Rustem s'assit sur son trône, et les grands de l'armée se rassemblèrent autour de lui ; d'un côté s'assirent Gouderz et Guiv, de l'autre Thous et d’autres braves. Il fit placer devant eux un flambeau resplendissant, et parla de toute chose grande et petite, des actions des héros, des combats de l'armée, du soleil qui tourne et de la lune brillante. Les grands lui parlèrent longuement de cette armée innombrable, de Kamous, de Schenkoul, du Khakan de la Chine, du vaillant Manschour et des hommes de guerre, disant : Nous ne devrions pas parler de Kamous, car nous n'osons pas le regarder ; c'est un arbre dont les fruits ne sont que des massues et des épées ; il n'aurait pas peur quand il pleuvrait des pierres du ciel ; il ne craint pas les éléphants de guerre ; sa tête ne rêve que combats, son cœur est plein de témérité. Manschour aussi ne cède à aucun autre la place d'honneur, et personne ne commande une armée comme Gargoui. Toute la plaine est remplie de tentes et d'enceintes de tentes de brocart de la Chine, et depuis cette montagne jusqu'aux eaux du Schahd on ne voit que drapeaux, troupes et éléphants caparaçonnés ; il y a sur cette plaine des casques et des cuirasses innombrables, et l'on n'y trouve pas un homme dont la mine ne soit féroce. Si le Pehlewan n'était pas arrivé, nous étions perdus : grâces soient rendues à Dieu le victorieux, qui nous avait accablés de soucis et de dangers ! c'est toi qui nous as sauvé la vie, dont nous avions désespéré. Le Pehlewan resta quelques moments attristé de la perte de ceux qui étaient morts, versant des larmes et l'âme assombrie ; à la fin il dit : Regarde le monde depuis le cercle de la lune jusqu'à la terre noire, et tu ne verras que douleurs, sollicitudes et peines ; telle est la condition de ce monde passager. L'œuvre du ciel qui tourne n'est que tromperie ; tantôt il nous distribue des combats et du poison, tantôt du miel et de la tendresse. Mais que nous mourions de mort naturelle ou de mort violente, ne nous inquiétons pas du comment et du pourquoi ; il faut partir quand notre temps est venu, n'en veuille donc pas à la rotation du ciel. Puisse Dieu le maître de la victoire être notre soutien ! puisse la fortune de nos ennemis périr ! Nous allons livrer bataille, et mettre le monde à la merci du pays d'Iran. Les grands le bénirent, disant : Puisses-tu ne jamais manquer au diadème et au sceau ! puisses-tu vivre toujours, couvert de gloire et de bonheur ! puisse la cour du roi victorieux n'être jamais privée de toi !

LES DEUX ARMÉES SE RANGENT EN BATAILLE.

Lorsque l’astre qui illumine le monde commença à luire au-dessus de la montagne, et que le jour saisit les deux boucles de cheveux qui pendent sur les joues de la nuit sombre, qu'il se dégagea de son voile noir et mordit jusqu'au sang les lèvres de la lune, on entendit dans les deux camps le bruit des tambours, et les héros quittèrent leur couche. Le Sipehdar Houman sortit du camp et regarda tout autour de lui, se disant : Il faut que les Iraniens aient reçu des renforts, puisqu'on a été obligé de dresser de nouvelles tentes. Il vit une enceinte de tente de brocart bleu, autour de laquelle s'agitaient beaucoup de serviteurs ; il vit plantés devant l'enceinte le drapeau et la lance d'un Sipehbed, et cette idée que la fortune allait changer le frappa. Ensuite il aperçut une enceinte noire avec un drapeau brillant comme la lune ; il vit Feribourz fils de Kamous entouré d'éléphants et de timbales, et un grand nombre de tentes dressées près du camp de Thous.

Il revint tout soucieux et dit à Piran : Ce jour nous apporte bien des fatigues. On a entendu cette nuit dans le camp iranien plus de bruits d'armes, de cris et de tumulte que les autres nuits ; je suis donc sorti de ma tente de grand matin, je suis allé tout seul reconnaître les ennemis, et me suis assuré qu'il est arrivé de l'Iran à leur secours une grande armée. J'ai vu une enceinte de brocart vert devant laquelle est planté un drapeau à figure de dragon, et autour sont campées des troupes du Zaboulistan armées de boucliers et de poignards du Kaboul. Je crois que c'est Rustem que le roi leur aura envoyé pour renfort. Piran lui répondit : Malheur à nous si Rustem est arrivé pour livrer bataille ! alors ni Kamous, ni le Khakan de la Chine, ni Schenkoul, ni aucun des braves du Touran ne resteront en vie.

Il sortit aussitôt du camp, s'approcha des Iraniens et les observa. De là il courut auprès de Kamous, de Manschour et de Ferthous, et leur dit : Je suis sorti à l'aube du jour, j'ai fait le tour de l’armée iranienne, et j'ai reconnu qu'elle a reçu de grands renforts, et qu'un grand nombre de guerriers illustres l'ont rejointe. Je crois que Rustem, dont j'ai déjà parlé à cette assemblée, a quitté la cour de l'Iran et est venu ici au secours de Thous. Kamous lui répondit : O homme plein de prudence, ton esprit te suggère donc toujours des idées de malheur ! Sache que quand même Keï Khosrou serait venu nous combattre, tu ne devrais pas t'en effrayer si follement. Que parles-tu donc tant de Rustem ? Ne prononce plus jamais le nom du Zaboulistan. Quand le crocodile voit flotter mon drapeau dans la bataille, il tremble au fond de la mer de la Chine. Va, mets en ordre ton armée et fais-la avancer ; porte ton drapeau sur le champ de bataille, et quand nous nous jetterons moi et les miens dans la mêlée, ne reste pas en arrière. Tu vas voir comment combattent des hommes, et le désert va se couvrir d'une mer de sang.

Le Pehlewan fut réjoui de ces paroles et délivré de l'inquiétude où l'avait jeté Rustem ; il s'en retourna le cœur rempli de joie, plein de résolution, ayant retrempé son âme dans l'eau de la bravoure ; il distribua à ses troupes des casques et des cuirasses, et leur répéta les discours de Kamous ; ensuite il se rendit chez le Khakan, baisa la terre devant lui, et dit : O soi, puisses-tu être heureux ! puisse ton aspect réconforter les âmes ! Tu as fait un long et pénible chemin, tu as renoncé aux fêtes pour prendre part à nos fatigues, tu as traversé dans des vaisseaux la mer de la Chine pour complaire à Afrasiab. Tu es la sauvegarde de l'armée ; agis maintenant d'une manière digne de ta race ; fais orner de sonnettes tes éléphants, assourdis le monde du bruit de tes trompettes. Je vais aujourd'hui livrer bataille ; occupe le centre de notre ligne avec les timbales et les éléphants, assure les derrières de l'armée, et aide-moi à élever mon casque jusqu'aux nues. Le vaillant Kamous m'a assigné pour poste l’avant-garde, et il a fait beaucoup de serments terribles, en brandissant sa lourde massue, et en jurant qu'il ne se servirait aujourd'hui d'aucune autre arme, quand même il pleuvrait des pierres.

Le Khakan ayant entendu ces paroles, fit sonner des trompettes ; la montagne semblait sauter, et la terre et le ciel, au bruit des tambours, s'armaient pour le combat et se dépouillaient de toute pitié. Le Khakan ordonna qu'on donnât le signal du combat sur le dos de son éléphant ; et le monde devint noir, les yeux des hommes furent privés de lumière, les. esprits perdirent le repos. Le Khakan s'avança en pompe au centre de l'armée, la poussière couvrit le ciel comme un nuage sombre, et le bruit des clochettes indiennes faisait vibrer les cœurs. Le trône du Khakan, placé sur le dos d'un éléphant, éclairait la plaine par sa splendeur à la distance de plusieurs milles ; la bouche et les yeux du ciel se remplirent de poussière, tu aurais dit que sa face était couverte de poix ; et lorsque le Khakan parut au centre de l'armée, la lune s'égara de sa route. Kamous étendit sa ligne à la droite de la montagne, on transporta ses bagages du côté de la plaine, et Piran, son frère Houman et Kelbad se placèrent en toute hâte à la gauche de la montagne.

Lorsque Rustem vit les mouvements du Khakan, il disposa ses troupes sur le champ de bataille, ordonna à Thous de faire placer les timbales et de parer son armée comme l'œil du coq, et lui dit : Nous allons voir sur qui le ciel tourne avec amour, à qui il accordera sa faveur, et laquelle des deux armées succombera. Je ne me suis point arrêté en route, et mon cheval Raksch a fait chaque jour deux étapes ; maintenant ses sabots sont usés, il est fatigué de ce long chemin, et je n'ose pas le charger du poids de mon corps pour aller combattre un ennemi. Venez donc pour aujourd'hui à mon aide dans cette bataille, et tâchez de vaincre vous-mêmes cette armée. Thous fit sonner des trompettes et battre les tambours d'airain, et le bruit et la voix des clairons se fit entendre. Gouderz prit le commandement de l'aile droite et envoya ses bagages dans la montagne ; Feribourz occupa l'aile gauche, et les lances de ses cavaliers donnèrent au monde l'aspect d'un champ de roseaux ; Thous fils de Newder s'établit au centre de l'armée. La terre se couvrit de poussière et le vent se leva dans les airs ; le monde disparut sous la poussière, et les braves ne se voyaient plus eux-mêmes. Le héros au corps d'éléphant monta sur le sommet de la montagne pour reconnaître le Khakan et les Touraniens ; il vit une armée telle que la mer du Roum ne paraissait auprès d'elle qu'une boule de cire : il y avait les guerriers de Kaschan, de Schikin, du pays de Seklab et de l'Inde, de Gahan, des bords de l'Indus, du Roum et du Sind, de Tcheghan, de la Chine et du Whar, qui tous portaient des cuirasses et des casques de différentes sortes ; dans chaque corps d'armée on parlait une langue différente, et l'on y voyait des drapeaux et des vêtements divers. Ces éléphants, cette pompe, ces trônes d'ivoire, ces bracelets, ces chaînes et ces couronnes faisaient du monde comme un jardin du paradis ; c'était beau et terrible à voir. Rustem s'arrêta sur la hauteur confondu d'étonnement, et commença à concevoir des doutes ; il se dit : Jusqu'à quand le ciel nous sourira-t-il, et quel jeu jouera avec nous le firmament qui s'étend au-dessus de nos têtes ? Ensuite il descendit de la montagne sans que son courage fut ébranlé ; il passa devant le front de l’armée et devant Thous, en continuant à se dire : Depuis que j'ai pris les armes pour la première fois, je ne me suis pas reposé une seule année ; j'ai vu bien des armées, mais jamais une plus grande que celle-ci. Il ordonna qu'on battit les timbales ; le Sipehdar Thous se mit en marche et descendit dans la plaine, tenant sa lance prête pour verser le sang de la vengeance. L'armée défila pendant la moitié du jour, et forma dans la plaine une ligne longue de deux farsangs. La poussière qu'elle soulevait faisait disparaître la lumière, et l’on ne distinguait plus le jour de la nuit ; les plumes et les fers des flèches obscurcissaient l'air, et le soleil en fut troublé ; les cris des cavaliers et les hennissements de leurs destriers montaient de la plaine au-dessus de Saturne et de Mars, et le piétinement des chevaux et le bruit des tambours donnaient des ailes aux rochers. Les épées et les bras étaient rouges de sang, et le cœur de la terre tremblait sous les sabots des chevaux ; les lâches mouraient de peur, et les braves se taillaient des linceuls de leurs cottes de mailles ; de tous côtés s'enfuyaient les lions, et s'envolaient les aigles courageux ; la face du soleil pâlissait, et la montagne et les rochers tremblaient. Le vaillant Kamous dit aux siens : Quand il faudrait fouler le ciel aux pieds, prenez tous vos épées, vos massues et vos lacets, et jetez-vous dans cette grande mêlée. Celui qui ambitionne la possession du monde doit mettre sa vie sur la paume de sa main ; sinon on placera sa tête sous la pierre du tombeau.

COMBAT DE RUSTEM AVEC ASCHKEBOUS.

Il y avait un brave nommé Aschkebous qui poussait des cris semblables au bruit de la timbale ; il vint provoquer les Iraniens, espérant jeter dans la poussière la tête de celui qui se mesurerait avec lui, et il s'écria : O héros illustres, qui d'entre vous viendra m'attaquer ? qui d'entre vous me combattra pour que je fasse couler son sang à grands flots ?

Ces paroles frappèrent l'oreille de Rehham ; il poussa un cri, et bouillonnant comme la mer en fureur, il saisit un arc dont la corde était de peau de lion, et s'avança résolument. Il prit son arc, lui le plus faible des cavaliers, et se mit à faire tomber sur son illustre ennemi une pluie de traits. Mais Aschkebous était couvert d'acier ; et les flèches ne faisaient sur sa cotte de mailles pas plus d'impression que le vent. Alors Rehham brandit sa lourde massue ; les mains des combattants se fatiguèrent à force de lutter ; mais le casque du Touranien résistait aux coups de massue, et l'ardeur d'Aschkebous ne fit que s'accroître. Il porta à son tour la main sur sa massue ; et l'air parut se convertir en acier, et la terre en ébène. Rehham eut peur du héros de Kaschan ; il lui tourna le dos et s'enfuit dans la montagne.

Thous s'élança du centre de l'armée et frappa son cheval pour se jeter sur Aschkebous ; mais Tehemten accourut et lui dit : La coupe est le véritable compagnon de Rehham, et c'est dans le festin qu'il se vante et s'escrime devant les braves ; mais où est-il allé maintenant, le visage rouge comme la sandaraque ? Est-il donc plus mauvais cavalier qu'Aschkebous ? Reste, selon les lois de la guerre, au centre de l'armée, et laisse-moi combattre à pied. Il suspendit son arc à son bras par la corde, mit quelques flèches dans sa ceinture et s'écria : O homme qui désires le combat, voici un ennemi qui arrive, ne te retire donc pas. Le brave de Kaschan sourit tout étonné ; il arrêta son cheval et s'adressa en riant à Rustem : Quel est ton nom, et qui est-ce qui aura à pleurer la mort d'un insensé comme toi ? Tehemten répondit ; Pourquoi me demandes-tu mon nom, puisque tu es perdu ? Ma mère m'a donné pour nom ton trépas ; le sort a fait de moi le marteau qui doit briser ton casque. Aschkebous lui dit : Je ne te vois pas d'autres armes que le rire et la plaisanterie ; Tehemten répliqua : Ne vois-tu pas Tare et la flèche qui vont te tuer ? Aschkebous dit : Tu n'as pas de cheval, et tu ne feras que livrer ta tête à une mort certaine. Tehemten répondit : O homme insensé et avide de combats, n'as-tu jamais vu un homme à pied combattre et jeter sous la pierre de la tombe une tête orgueilleuse ? Est-ce que dans ton pays les lions, les léopards et les crocodiles vont jamais à cheval au combat ? Je vais, ô vaillant cavalier, tout démonté que je suis, t'enseigner la guerre. Thous m'a envoyé ici à pied pour que je prive Aschkebous de son cheval, et le héros de Kaschan se trouvera bientôt à pied comme moi et fera rire les armées. Un fantassin vaut, sur cette plaine, dans ce jour et dans cette lutte, cinq cents cavaliers comme toi. Quand Rustem vit combien Aschkebous, sur son cheval magnifique, était dédaigneux, il tira une flèche de sa ceinture et la décocha contre le cheval, qui s'abattit sur-le-champ. Alors il se mit à rire et s'écria : Assieds-toi à côté de ton noble compagnon ; et si tu veux presser sa tête contre ta poitrine, je suspendrai le combat un instant. Aschkebous banda son arc, le corps tremblant, le visage rouge comme la sandaraque ; il fit pleuvoir des traits sur le Bebr-i-beyan la cuirasse de Rustem ; mais celui-ci lui dit : Tu fatigues follement ton corps, tes deux bras et ton âme remplie de mauvaises pensées. Ensuite il porta la main à sa ceinture, choisit une flèche à triple bois, dont la pointe brillait comme l'eau et qui était empennée de quatre plumes d'aigle ; il frotta de la main son arc de Djadj, saisit par l’anneau la corde de peau d'élan, roidit son bras gauche, plia le coude droit, et l'on entendit craquer la courbe de Tare ; lorsqu'il eut amené l'entaille de la flèche jusqu'à l'oreille, la lanière de peau d'élan gémit, et lorsque le fer de la flèche toucha sa main gauche, et que le bout fut ramené jusque derrière son dos, il fit partir le trait, qui frappa Aschkebous à la poitrine. La voûte du ciel applaudit au coup de Bus-tem ; le Sort dit : Prends ! et le Destin dit : Donne ! le ciel dit : Bien ! et la lune dit : Bravo ! Le héros de Kaschan mourut à l’instant ; tu aurais dit que sa mère ne l'avait jamais mis au monde.

Des deux côtés les armées avaient regardé attentivement, observant la lutte des héros. Kamous et le Khakan de la Chine avaient admiré la haute stature, la force et la manière de combattre de cet Iranien ; et aussitôt que Rustem fut parti, le Khakan envoya un cavalier retirer la flèche du corps d’Aschkebous. On la retira couverte de sang jusqu'aux plumes ; et lorsqu'on la porta à travers les rangs, toute l'armée la prit pour une lance. Lorsque le Khakan vit cette flèche avec ses plumes et sa lance, son jeune cœur vieillit. Il dit à Piran : Qui est cet homme, et quel nom lui donnent les Iraniens ? Tu avais dit que ce n'était qu'une poignée d'hommes misérables, que c'étaient des guerriers de la plus vile espèce ; et maintenant ils ont des flèches comme des lances, et le cœur manque aux lions qui les combattent. Tu as traité avec mépris cette affaire, mais toutes tes paroles ont été démenties. Piran répondit : Je ne connais parmi les Iraniens personne de la force de cet homme, dont la flèche percerait un arbre, et je ne sais ce que nous veut cet être maudit. Il y a parmi eux deux braves, Guiv et Thous, qui montrent de la noblesse et de la valeur dans la bataille ; mais mon frère Houman a mainte fois rendu à Thous le monde noir comme l'ébène. Je ne sais qui est cet homme ni lequel d'entre nous peut se mesurer avec lui. Je vais me rendre à mon camp, et il faudra bien qu'on découvre son nom.

PIRAN S'INFORME SI RUSTEM EST ARRIVÉ.

Il arriva dans son camp plein d'inquiétude et le visage jaune, et adressa plusieurs questions à ses compagnons illustres. Le vaillant Houman lui répondit : Un sage ne méprise pas un ennemi. Les grands de l'Iran ont repris courage, on les croirait capables de briser le fer ; depuis qu'il est arrivé une armée de l'Iran, leurs cris de guerre ne cessent pas sur ce champ de bataille. Piran lui dit : Quel que soit le cavalier qui est venu de l'Iran au secours de Thous, je ne le crains pas, pourvu que ce ne soit pas Rustem. Mon cœur n'a pas peur de Gustehem ni de Gourguin ; il n'y a personne parmi eux qui soit l'égal de Kamous ; Feriboura et Bijen ne valent pas Fer thous ; et puisqu'un grand combat se prépare pour notre armée, elle voudra tout entière y acquérir de la gloire.

De là il se rendit auprès de Kamous, de Manschour et de Ferthous, et leur dit : Il y a eu aujourd'hui une grande bataille, et un loup est sorti de ce troupeau de brebis. Voyez s'il y a un remède à ce mal, et qui d'entre nous peut résister aux Iraniens. Kamous lui répondit : Le combat d'aujourd'hui nous a couverts de honte, Aschkebous y a péri, et les cœurs de Guiv et de Thous s'en sont réjouis. Mon cœur s'est brisé quand j'ai vu ce fantassin qui a effrayé notre armée. Il n'y a pas d'homme dans le monde qui soit son égal en stature, et aucun des nôtres n'est digne de se mesurer avec lui. Tu as vu son arc, et sa flèche est ici ; sa force surpasse celle d'un éléphant furieux. Je crois que c'est le héros du Séistan dont tu as tant parlé ; c'est lui qui est venu à pied sur ce champ de bataille, qui est venu au secours des Iraniens. Piran répondit : L'homme du Séistan est un autre que celui-là ; c'est un cavalier qui porte haut la tête, c'est un prince.

Le prudent Kamous, dont l'âme était tout absorbée par cette affaire, demanda à Piran : Dis-moi comment ce Rustem au cœur de lion se présente au combat ; décris-moi sa taille et sa mine ; dis-moi comment il adresse la parole aux héros sur le champ de bataille, quelle est sa personne et son aspect, et de quelle manière je dois me mesurer avec lui. Car s'il vient prendre part au combat, il faut que j'y sois. Piran lui dit : A Dieu ne plaise qu'un seul cavalier se hasarde à lutter contre lui. Tu verras un homme d'une stature de cyprès, d'un aspect beau et majestueux. Dans bien des batailles Afrasiab s'est enfui devant lui, les yeux remplis de larmes. C'est un homme toujours prêt pour le combat, un fidèle serviteur de Khosrou, toujours le premier à mettre l’épée à la main. Il fait la guerre pour venger Siawusch, qu'il a élevé dans ses bras. Beaucoup de braves essayeront de percer son armure, mais aucun ne réussira. Quand il est ceint pour le combat, il a la force d'un éléphant en fureur ; et un crocodile ne pourrait soulever sa massue, s'il la laissait tomber sur le champ de bataille. La corde de son arc est de peau de lion, la pointe de ses flèches pèse dix sitirs, une pierre devient, dans sa main, molle comme la cire, et serait honteuse devant la cire elle-même. Quand il se prépare au combat, il revêt une cotte de mailles, au-dessus de laquelle il attache avec des boutons une cuirasse, qu'il recouvre d'une robe de peau de léopard (ou de tigre), à laquelle il donne le nom de Bebr-i-beyan, qu'il estime plus que la cotte et la cuirasse, qui n'est ni consumée par les flammes ni mouillée par l'eau ; et quand il est ainsi armé, on dirait qu'il a des ailes. Il est assis sur un destrier qui ressemble au mont Bisoutoun en mouvement, qui fait sortir le feu de la terre et des rochers, et ne cesse de hennir pendant toute la bataille. Il se peut que, malgré toutes ces merveilles, tu ne le comptes pas pour un homme au jour du combat ; et avec de telles mains, de tels bras, de telles jambes et de telles épaules, il n'est pas étonnant que tu sois brave.

Le sage Kamous écoutait Piran en lui abandonnant son cœur, son âme et son oreille ; il fut flatté de ces paroles, prit feu à ce discours calculé, et lui répondit : Puisse ton cœur rester prudent et ton esprit serein ! Choisis parmi tous les serments solennels qu'ont faits les rois sur lesquels veille la fortune, et je vais en prononcer devant toi un plus grand pour rassurer ton cœur et ta foi : je jure de ne pas desseller mon cheval jusqu'à ce que, par la force que m'a donnée le maître de Saturne et du soleil, j'aie raffermi et fait briller ta fortune, et rendu aux Iraniens le monde étroit comme le trou d'une aiguille. Piran le combla de louanges, disant : O roi à l'esprit clairvoyant, à la parole droite, toutes nos affaires prospéreront au gré de tes souhaits, et il ne nous restera plus beaucoup de combats à soutenir. Il fit alors le tour du camp, entra dans chaque enceinte et dans chaque tente, et raconta au Khakan de la Chine tout ce qui s'était passé ; il le raconta à tout le monde,

LES IRANIENS ET LES TOURANIENS FORMENT LEUR LIGNE DE BATAILLE.

Lorsque le soleil couchant répandit sur le monde une teinte de rubis, et que la nuit commença sa marche à travers le ciel, tous les braves de l'armée, tous ceux qui étaient de bon conseil et savaient frapper de l'épée, se rassemblèrent et se rendirent à la tente du Khakan, le cœur plein d'ardeur pour le combat et la vengeance : c'étaient Kamous le destructeur des hommes, le lion ; Manschour le vaillant, qui décidait du sort des batailles ; Schemiran de Schikin, Schenkoul l'Indien, Kender du pays de Seldab, et le roi du Sind. Chacun dit son avis sur la bataille à livrer, chacun parla des Iraniens, et tous arrêtèrent d'un commun accord qu'il fallait laver ses mains dans le sang. Ensuite ils sortirent pour aller se reposer ; mais ils ne purent dormir dans leurs tentes, malgré le désir qu'ils en avaient.

Lorsque la lune, que les nuits successives avaient courbée et réduite à un mince croissant, en l'enveloppant dans les boucles de leurs cheveux, se fut approchée du soleil, et que celui-ci eut paru dans sa splendeur et la face inondée de lumière, les deux armées se mirent avec grand bruit en mouvement, et leurs cris montèrent aux sphères célestes. Le Khakan dit : Il ne faut pas hésiter aujourd'hui comme dans la bataille d'hier, où Piran s'est comporté comme s'il n'eût pas existé, lui sans qui nous ne devrions pas commencer un combat. Nous sommes tous venus ici pour nous battre ; nous avons fait une longue route pour secourir nos amis ; mais si nous hésitons comme hier, nous nous couvrirons de honte tandis que nous cherchons la gloire. Songez d'ailleurs que demain Afrasiab nous remerciera, et que nous jouirons du repos. Avançons donc contre nos ennemis en masse comme une montagne, et livrons une grande bataille. Il y a ici les héros de dix royaumes, et il ne s'agit pas de nous asseoir pour manger et pour dormir. Les grands se levèrent tous de leurs places applaudissant aux paroles du Khakan et décriant : Tu es aujourd'hui le chef de l'armée, les pays de la Chine et du Touran sont à toi, et tu vas voir sur ce champ de bataille que des nuages noirs il jaillira des épées. De son côté Rustem parla ainsi aux Iraniens : Voici le moment où notre sort se décidera. Si nous avons perdu hier quelques braves, ce n'est qu'un homme sur deux ou trois cents ; ainsi n'ayez pas de crainte, car je ne veux pas vivre sans renom et sans-honneur. Toute l'armée des Turcs s'est retirée les joues noires comme l'ébène, lorsqu'elle a vu la mort de cet Aschkebous. Remplissez donc vos cœurs du désir de la vengeance ; et vous, cavaliers, froncez vos sourcils. J'ai aujourd'hui ferré mon cheval Raksch, je vais le monter et rougir mon épée de sang. Faites que ce soit aujourd'hui un jour de fête, et que le monde entier devienne le trésor de Khosrou. Geignez vos reins, car la bataille vous livrera des couronnes et des boucles d'oreilles, et je vous donnerai l'or et les trésors du Zaboulistan, avec toutes les richesses du Kaboul. Les grands le bénirent, disant : Puissent le diadème et le sceau prospérer par tes efforts ! Rustem se revêtit de son armure de combat, et se rendit sur le champ de bataille plein de confiance en sa force. Il endossa d'abord une cotte de mailles, puis une cuirasse, et enfin le Bebr-i-beyan. Il mit sur sa tête un casque magnifique, et ses ennemis durent penser à la mort. Il serra sa ceinture en se recommandant à Dieu, et monta sur son cheval, semblable à un éléphant ivre. Le ciel fut confondu à l'aspect de sa stature, et la terre fut effrayée du pied de Baksch.

KAMOUS TUE ALWA.

On entendit des deux côtés le bruit des clairons et des timbales ; les incantations et la ruse ne pouvaient plus rien. L'air était agité, la plaine et la montagne tremblaient, et la terre s'ébranlait sous les sabots des chevaux. Kamous occupait la droite de la ligne des Turcs ; derrière lui étaient les éléphants de guerre et les bagages ; à l'aile gauche se tenait le roi de l’Inde, portant une cotte de mailles et assis sur une selle couverte de soie de la Chine ; au centre se trouvait le Khakan. Le ciel était sombre, la terre tremblait. Dans l'autre armée on voyait, à l'aile gauche, Feribourz brillant comme le soleil dans le signe du Bélier ; à l'aile droite, Guiv fils de Keschwad, tout couvert d'acier ; au centre, Thous fils de Newder, qui se tenait à pied derrière les timbales et les trompettes. Alors l'eau se changea en feu et en fumée, et la bataille devint telle que jamais brave n'en avait vu même en songe de semblable. Les cris que poussaient les troupes de toutes parts déchiraient les oreilles des éléphants.

Le premier qui s'avança entre les deux armées, vomissant par la bouche une écume de sang, fut Kamous le Sipehbed orgueilleux, entouré de troupes, d'éléphants et de timbales ; il poussait des cris comme un éléphant ivre, il brandissait une massue à tête de bœuf, en disant : Où est ce vaillant fantassin qui défie ceux qui ne demandent qu'à combattre ? S'il veut venir maintenant avec son arc et ses flèches, il périra par la flèche et l'arc. Les vaillants guerriers, comme Thous qui portait haut la tête, Rehham et Guiv, virent Kamous ; mais personne ne voulut lutter contre lui, et le champ restait vide d'Iraniens, dont aucun n'osait le combattre ; car ils ressemblaient à des gazelles ; et lui à un léopard. Il n'y eut qu'un homme du Zaboulistan, nommé Alwa, qui tira promptement son épée du fourreau. C'était un homme accoutumé au maniement des rênes ; il savait se servir de l'épée, de la massue et de la lance ; son âme avait mûri parmi les travaux et les dangers de la guerre. Rustem avait été son maître dans l'art des combats et avait l'habitude de lui confier sa lance, et personne alors ne passait derrière Rustem. Qu'a dit le sage vieillard, le maitre des sentences ? Écoute ses paroles et ne les oublie pas : Ne te laisse pas éblouir par l’éclat de tes prouesses, et ne pose ton pied que sur un terrain ferme. Porter à la mer profonde l'eau d'une source, c'est une lutte qui ressemble à la folie. Lorsque Alwa partit pour combattre Kamous qui le défiait, on leur laissa libre un grand espace ; le héros de Kaschan s'avança semblable à un loup, frappa Alwa avec la lance, le désarçonna, le jeta sans peine par terre, arrêta son cheval et le lui fit broyer avec ses sabots, jusqu'à ce que le soi fut rougi de son sang.

RUSTEM TUE KAMOUS.

Tehemten fut affligé de la mort d'Alwa ; il détacha du crochet de la selle son lacet roulé : comme il allait entreprendre un combat pareil à celui qu'il avait soutenu dans le Mazandéran, il s'était pourvu de son lacet et de sa lourde massue ; il s'avança poussant des cris comme un éléphant ivre, le lacet suspendu au bras, la massue en main. Kamous lui dit : Ne t'agite pas ainsi, confiant dans ce fil soixante fois roulé. Rustem répondit : Quand un lion aperçoit une proie, il mugit fièrement. C'est toi qui as provoqué ce combat, tu as tué un des braves de l'Iran. Tu appelles mon lacet un fil, mais tu verras combien le nœud en sera serré. Le destin, ô homme de Kaschan, t'a amené dans ce lieu où la poussière qui doit te recouvrir est le seul gîte qui te reste.

Kamous lança son destrier, il vit que son ennemi l'attendait plein de confiance en sa force ; il voulut trancher la tête à Rustem d'un coup de son épée damasquinée, mais l'épée porta sur le cou de Raksch, et coupa, sans le blesser, l'armure qui le couvrait. Rustem lança le nœud de son lacet, prit Kamous par le milieu du corps, fit partir Raksch l'éléphant furieux, rapprocha de sa jambe le bout du lacet et le passa dans l'anneau de la selle, pendant que Raksch volait comme l'aigle aux grandes ailes. Kamous serra fortement son cheval des jambes, lui lâcha les rênes et appuya sur l'étrier ; il essaya de rompre le lacet pour se délivrer de son étreinte ; il se démena comme un insensé ; mais le lacet ne rompit pas. Rustem arrêta Raksch, se retourna, désarçonna Kamous et le jeta par terre. Alors il s'approcha de lui, le lia avec son lacet et lui dit : et A présent tu ne feras plus de mal ; la magie et les incantations t'ont fait défaut, et ton esprit est devenu en vain l'esclave du Div. Il lui lia fortement les deux mains derrière le dos avec son lacet, le saisit par les liens, et s'en fut à pied vers l'armée de l'Iran portant son ennemi sous le bras. Il dit aux braves : Cet homme avide de combats a voulu se mesurer avec moi, se fiant à sa force et à sa puissance. Mais telle est la coutume de ce monde trompeur, tantôt il nous élève, tantôt il nous abaisse ; c'est lui qui est la source de la joie et de la tristesse, qui nous déprime jusqu'à terre ou nous élève jusqu'aux nuages. Maintenant ce brave qui portait haut la tête, dont le lion courageux n'était pas l'égal dans le combat, qui était parti pour dévaster l'Iran, pour faire de notre pays la demeure des lions ; qui ne devait laisser dans le Zaboulistan et dans le Kaboul ni palais ni jardin, et ne poser sa massue que lorsqu'il aurait anéanti Rustem fils de Zal ; maintenant sa cuirasse et son casque lui serviront de linceul ; la terre formera son diadème, et la poussière sa tunique. De quelle mort voulez-vous que meure le vaillant Kamous ? car son heure est venue. Il le jeta par terre devant les grands, et les chefs de l'armée sortirent des rangs, lui hachèrent le corps avec leurs épées, et inondèrent sous lui de son sangles pierres et la terre. Telle est la coutume du ciel et du temps, ils amènent tantôt la douleur et le chagrin, tantôt la joie. Il faut subir les soucis et les fatigues, les inquiétudes et les peines, et la bravoure ne t'en délivrera pas. Tu succombes sous le poids de tes fautes, ton âme est dévorée d'anxiété et de douleurs. Ne te fie pas à ton courage, car le destin a la main étendue sur toi. Vis donc on faisant du bien autant que tu peux, et rends hommage à Dieu qui est ton guide. L'histoire du combat de Kamous est finie : le héros est mort ; celui qui donne la vie la lui a ravie. À présent je vais raconter le combat du Khakan de la Chine ; je vais faire agir les héros sur ce champ de la vengeance.