Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
Ferenguis apprit ce qui s'était passé, elle déchira ses joues, elle se ceignit d'une ceinture sanglante. Elle se présenta à pied devant le roi, belle comme la lune, mais les deux joues colorées de larmes de sang. Elle se présenta devant son père remplie de crainte et de terreur, poussant des cris et répandant de la poussière sur sa tête. Elle lui dit : O roi plein de vertus ! pourquoi veux-tu me rendre malheureuse ? pourquoi t'es-tu laissé prendre à la fourbe ? Ne vois-tu pas l'abîme au-dessous de la hauteur que tu as atteinte ? Ne tranche pas une tête couronnée et innocente, car le maître du soleil et de la lune ne t'approuverait pas. Siawusch a renoncé au pays d'Iran, il t'a rendu hommage entre tous les rois de la terre, il a mis en courroux son père à cause de toi, il a renoncé au diadème, aux trésors et au trône impérial ; il est venu ici te demandant secours et asile, et qu'a-t-il fait qui te porte à dévier du droit chemin ? Personne ne peut trancher la tête à un roi, et conserver longtemps son propre trône et sa couronne. Ne m'accable pas, moi qui suis innocente : car le monde n'est qu'un séjour passager, plein d'orages et de soupirs ; il précipite l'un dans un fossé sans qu'il ait commis de crime, il fait monter sur le trône l'autre chargé de méfaits ; mais à la fin la poussière les couvre tous les deux, et le piège ténébreux de la tombe les retient. Ne te rends pas infâme aux yeux du monde en cédant au conseil du méchant Guersiwez. Tu sais ce que Feridoun le héros a fait au méchant Zohak l'Arabe, et ce que le puissant roi Minoutchehr a fait à Selm et au farouche Tour. Ils vivent encore, Kaous sur son trône, Zal, Rustem le vengeur, Gouderz, dont la massue perce au jour du combat le cœur du lion et déchire la peau du léopard, Bahram et Zengueh fils de Schaweran, qui ne craint pas l'épée des braves, Guiv fils de Gouderz, qui fait trembler d'effroi la terre au jour de la vengeance. Les eaux deviendront noires au souvenir de Siawusch, et le jour maudira Afrasiab. Tu es ton propre ennemi et tu te souviendras souvent de mes paroles. Tu n'es pas à une chasse où tu tuerais les onagres, où tu abattrais des antilopes ; c'est un roi que tu arraches de son trône, et le soleil et la lune te maudiront. Ne livre pas au vent par ta folie le pays de Touran. Puisses-tu ne jamais avoir à te rappeler mes conseils ! Pendant qu'elle prononçait ces mots, elle aperçut Siawusch et s'écria en se déchirant les joues et en poussant des cris : O roi ! pourquoi as-tu quitté l'Iran ? pourquoi as-tu reconnu mon père pour ton roi ? Ils t'ont lié les mains, ils t'ont traîné à pied, et où sont ta couronne et le trône des braves ? où sont ces promesses et ces serments du roi qui ont fait trembler le ciel et la lune qui tourne ? Où sont le roi Kaous et ses héros, pour qu'ils te voient dans ce moment et dans cet état ? Où sont Guiv et Thous, où sont Rustem et Faramourz, Zal et toute la cour de l'Iran ? Le pays d'Iran connaîtra ce crime, et le trône impérial en tremblera. C'est Guersiwez qui t'a fait du mai : qu'il soit maudit, lui, Demour et Gueroui ; et que quiconque lève la main contre toi ait la tête tranchée et jetée dans la poussière. Puisse Dieu adoucir tes peines ! puisse-t-il frapper de terreur le cœur de tes ennemis ! Oh ! que mes veux ne sont-ils privés de la vue plutôt que de te voir traîné sur la route ! Comment me serais-je attendue que mon père arracherait de mes bras le soleil qu'il m'avait donné pour époux ?
Quand le roi entendit ces paroles de sa fille, le monde s'obscurcit devant ses veux ; il lui dit : Va-t'en et ne reviens plus ici ; sais-tu donc les raisons que j'ai pour faire le mal que je fais ? Le roi brûlait de colère contre elle, et dans son trouble il fermait l'œil de l'intelligence. Or il y avait dans ce grand palais une chambre que Ferenguis ne connaissait pas, et Afrasiab ordonna à ses gardes de l'y traîner et de l'y enfermer comme une folle. On la jeta dans ce lieu sombre et l’on ferma la porte de la chambre.
Guersiwez jeta alors un regard sur Gueroui, et le cruel Gueroui se retourna sur-le-champ, s'approcha de Siawusch, et se dépouillant de tout sentiment de générosité et de pitié, il saisit le roi par les cheveux et le traîna, ô honte ! le visage contre terre comme une chose vile. Siawusch adressa ses plaintes à Dieu en disant : O toi qui es maître de l'espace et du sort ! fais naître de mon tronc un rejeton qui brille devant le peuple comme le soleil, qui me venge de mes ennemis, qui fasse refleurir mon nom dans tous les pays, qui mette sous ses pieds le monde entier, et qui montre ce que peut la bravoure d'un homme. Pilsem le suivit, les yeux inondés de sang et le cœur rempli de douleur. Siawusch lui dit : Adieu, puisses-tu vivre éternellement ! Fais mes adieux à Piran, dis-lui que le sort a tourné autrement que nous ne voulions. J'avais mieux espéré de Piran ; tous ses serments ne sont que du vent, et moi je suis comme la feuille du tremble. Il m'avait dit qu'il viendrait à mon aide avec cent mille cavaliers couverts de cuirasses et montés sur des chevaux caparaçonnés, et qu'au jour du malheur il serait pour moi une prairie au moment où j'aurais besoin de brouter ; et maintenant je suis obligé de marcher à pied devant Guersiwez, couvert de mépris et l'âme en peine, et sans avoir auprès de moi un seul ami qui pleure sur ma destinée. Lorsqu'ils eurent traversé la ville et le camp, ils le traînèrent dans la large plaine, et Gueroui Zereh prit le poignard brillant de Guersiwez pour verser le sang de Siawusch. Il continua de le traîner par les cheveux jusqu'à ce qu'il vînt à la place où était le but que Siawusch et Guersiwez, le vainqueur des lions, avaient abattu avec leurs flèches le jour de la joute. Arrivé devant le but, l'infâme Gueroui Zereh, qui n'aimait qu'à faire du mal, jeta par terre Siawusch l'éléphant terrible, sans aucun sentiment de pitié pour le prince, sans aucune crainte de Dieu. Il plaça devant Siawusch un vase d'or, lui tourna le cou comme à un mouton, lui sépara la tête du corps qui était comme un cyprès d'argent, et le sang coula dans le vase. Ensuite Gueroui porta le vase dans l'endroit qu'Afrasiab avait indiqué, il le pencha, et aussitôt il naquit de ce sang une plante dans l'endroit où le vase fut renversé. Je vais maintenant te désigner cette plante, c'est elle qu'on appelle sang de Siawusch (sang-de-dragon).
Lorsque cette tête semblable au soleil fut détachée du cyprès de son corps ; lorsque cette tête de roi fut endormie (quel sommeil ! il s'est passé déjà un si long temps sans qu'elle ait remué, sans qu'elle se soit réveillée), un orage éclata soulevant une poussière noire qui obscurcissait le soleil et la lune ; les hommes ne se voyaient plus, et ils se mirent tous à maudire Gueroui, en disant : Puisque le trône des rois est privé de son maître, puisse-t-il n'y avoir ni soleil ni cyprès ! Je me tourne à droite et à gauche dans le monde, et ne puis m'y reconnaître. L'un fait du mal, et le bonheur va au-devant de lui, le monde est son esclave et la fortune se donne à lui ; un autre ne vit que pour faire du bien, et pourtant les soucis flétrissent sa vie. Mais ne t'occupe pas du monde, ne lui livre pas ton âme et ton cœur pour qu'il les tourmente ; car il est instable et traître, et a été tel depuis qu'il existe, et sache qu'il n'accorde une durée éternelle à rien de ce qui naît de lui.
Il sortit des clameurs du palais de Siawusch, et on s'y souleva contre Guersiwez. Toutes les esclaves dénouèrent leur chevelure. Ferenguis coupa une longue mèche de ses cheveux noirs et s'en ceignit le milieu du corps ; elle déchira de ses ongles ses joues de rose, en maudissant à haute voix l'âme d'Afrasiab et en versant des larmes. Toutes les belles au visage de lune s'arrachèrent les cheveux, ensanglantèrent leurs joues et restèrent stupéfiées. Leurs cris arrivèrent aux oreilles du roi, qui, entendant ces plaintes amères et ces malédictions, dit à Guersiwez : Faites sortir de sa retraite cette femme aux mauvaises paroles, arrachez-la des appartements des femmes et traînez-la dans la cour, livrez-la aux gardes qui sont accoutumés aux meurtres, pour qu'ils la saisissent par les cheveux, qu'ils déchirent le voile qui couvre sa tête et qu'ils la frappent avec des bâtons jusqu'à ce qu'elle ait rejeté sur la terre de Touran l'enfant de la vengeance porté dans son sein. Je ne veux pas que la racine de Siawusch pousse un rejeton ; je ne veux ni de ses feuilles ni de ses fruits, ni de son trône ni de sa couronne. Tous les grands de l'assemblée, l'un après l'autre, le maudirent, disant : Personne n'a jamais entendu prononcer par un roi, ou un Destour, ou un homme de guerre un jugement pareil. Pilsem, les deux joues couvertes de sang, l'âme blessée et le cœur rempli d'angoisse, se rendit auprès de Lehhak et de Ferschidwerd et les informa de tout ce qui s'était passé, ajoutant : L'enfer vaut mieux que le trône d'Afrasiab ; on ne doit ni se reposer ni dormir dans ce pays ; hâtons-nous, courons auprès de Piran afin de sauver les prisonniers pour la vie desquels nous avons à craindre. Ils sellèrent trois nobles chevaux et coururent comme s'ils enroulaient la terre sous leurs pas. Les trois cavaliers arrivèrent auprès de Piran, les joues inondées de sang, l'âme percée de douleur, et lui racontèrent tout le mal que le roi avait fait. Piran ayant entendu leurs paroles, tomba de son trône ; il était hors de lui, il déchirait ses vêtements sur son corps, il arrachait ses cheveux et répandait de la poussière sur sa tête, s'écriant : Hélas ! prince digne de la couronne, jamais le trône d'ivoire ne verra plus un homme comme toi ! Pilsem lui dit : Hâte-toi, car des douleurs plus grandes que celles-ci t'attendent. On a enlevé Ferenguis de son trône, tremblante comme une feuille d'arbre ; on l'a emportée pleurante et traitée avec mépris, et on l'a livrée aux valets du roi habitués aux meurtres.
Lorsque Piran eut entendu cet horrible récit, il sortit du palais en poussant des cris et bouillonnant de rage ; il tira des écuries dix chevaux jeunes et accoutumés à porter des cavaliers. Lui, le vaillant Rouïn et Ferschidwerd firent voler incontinent la poussière sur la route ; ils marchèrent deux jours et deux nuits et arrivèrent à la cour, où ils virent le portail du palais occupé par les bourreaux ; ils virent Ferenguis presque sans connaissance ; les valets l'avaient saisie et la traînaient par les cheveux, tenant chacun dans la main une épée tranchante, et l’on entendait un grand tumulte dans la cour du palais. Tous les spectateurs avaient le cœur rempli de douleur et les yeux pleins de larmes à cause de ce que faisait l'infâme Afrasiab. Tous ceux qui se trouvaient dans la cour, hommes, femmes et enfants, se disaient l'un à l'autre : C'est une action cruelle et dangereuse que de mettre à mort Ferenguis, et le royaume périra par la violence de cet homme que personne ne voudra plus appeler roi. Dans ce moment Piran arriva, rapide comme le vent, et tous ceux qui avaient du sens s'en réjouirent. Lorsque les regards de la noble Ferenguis tombèrent sur lui, ses larmes inondèrent ses joues, et elle lui dit : Pourquoi m'as tu plongée dans ces malheurs ? pourquoi m'as-tu précipitée toute vivante dans le feu ? Piran sauta à bas de son cheval, il déchira sur son corps ses vêtements de Pehlewan, et ordonna aux gardiens de la porte de suspendre un instant l'exécution des ordres du roi. Il courut auprès d'Afrasiab, le cœur navré, les yeux remplis de larmes, s'écriant : O roi, puisses-tu vivre éternellement ! puisse la main du malheur ne jamais t'atteindre ! Quel mal t'est-il arrivé, ô gracieux maître, pour que tu te sois décidé à tuer ? Comment le méchant Div a-t-il pu acquérir du pouvoir sur ton cœur ? a-t-il donc effacé dans ton âme la crainte du maître du monde ? Tu as tué Siawusch qui était innocent, tu as abaissé dans la poussière son nom et son trône. Mais la nouvelle de ce malheur arrivera dans l'Iran, on pleurera devant le trône du roi des rois, et tous les princes de l'Iran viendront dans le Touran avec leurs armées pour exercer leur vengeance. Le monde était délivré du mal, la voie de Dieu était ouverte ; mais un Div trompeur est sorti de l'enfer et a perverti le cœur du roi. Maudit soit cet Ahriman qui t'a égaré dans la voie du mal ! Tu te repentiras longtemps de ce que tu as fait, tu resteras assis dans la solitude, l'âme en feu et consumé de douleur. Je ne sais qui t'a donné ces mauvais conseils ni ce que Dieu le créateur ordonnera. Après avoir tué Siawusch, tu t'en prends à ton enfant ; tu en es arrivé à sévir contre ta propre famille ; tu t'es levé comme si tu étais possédé du Div, et tu prépares follement de nouveaux malheurs : et pourtant la malheureuse Ferenguis ne demande plus les honneurs de la royauté, ni la couronne, ni le trône. Ne te rends donc pas infâme dans le monde par ta cruauté envers ta fille qui porte un enfant dans son sein ; car leur malédiction pèserait sur toi pendant toute ta vie, et après ta mort l'enfer serait ton lot. Si tu veux me rendre heureux, envoie Ferenguis dans mon palais ; et si son enfant t'inquiète, quoiqu'il ne puisse te donner que peu de souci, attends que sa mère Tait mis au monde ; alors je te l'apporterai, et tu lui feras tout le mal que lu voudras.
Le roi lui répondit : Fais comme tu as dit ; tu m'as ôté l'envie de mettre à mort Ferenguis. Le Sipehdar du Touran fut heureux de cette réponse, et son esprit fut délivré du poids de ses chagrins. Il courut vers la cour du palais, fit de grands présents aux gardiens de la porte et emmena Ferenguis. Il la conduisit à Khoten sans éprouver de difficultés, accompagné des cris de joie de la cour et du peuple. Lorsqu'il entra dans son palais, il dit à Gulschehr : Il faut tenir cachée cette femme au beau visage, jusqu'à ce qu'elle ait mis un roi au monde, et alors je trouverai moyen de les protéger. Tiens-toi debout devant la belle reine que je te confie, et sois pour elle comme une esclave. Ainsi se passa de nouveau quelque temps, et Ferenguis, qui illuminait le monde, voyait avancer sa grossesse.
Au milieu d'une nuit noire, où la lune était invisible, et pendant que les oiseaux et les bêtes fauves dormaient, Piran eut un songe : il vit une lumière qui émanait du soleil, et au milieu de cette lumière Siawusch, une épée à la main, qui lui dit : Ce n'est pas le temps de rester couché, secoue le doux sommeil et pense aux destinées du monde ; c'est aujourd'hui un jour de gloire, un jour de fête, car cette nuit doit naître le roi Keï Khosrou., Le Sipehbed tremblait dans son doux sommeil, et Gulschehr au visage de soleil se réveilla. Piran lui dit : Lève-toi et entre doucement chez Ferenguis, car j'ai vu en rêve Siawusch plus brillant que le disque du soleil dans le ciel, et il m'a dit : Pourquoi dors-tu ? Ne tarde pas, et va à la fête du roi Keï Khosrou. Gulschebr se rendit incontinent auprès de cette lune, qui venait de mettre au monde un prince. Elle le regarda et s'en retourna toute joyeuse, remplissant le palais de ses cris de surprise. Elle revint auprès de Piran tout émue de plaisir, et lui dit : Il a paru un nouveau soleil digne d'être le compagnon de la lune. Vas-y et regarde avec étonnement cette œuvre de la puissance et de la sagesse de Dieu. On dirait que rien ne lui convient qu'un trône, une cuirasse, un casque et la dévastation du pays de mes ennemis.
Le Sipehbed alla voir le jeune roi, et rendit des grâces abondantes à Dieu de cette baute taille, de ces jambes et de ces bras ; tu aurais dit qu'une année avait déjà passé sur cet enfant. Il versa des larmes au souvenir de Siawusch et maudit Afrasiab, ensuite il dit à l'illustre assemblée : Quand je devrais, sacrifier ma vie, je ne permettrai pas à Afrasiab de le toucher, dût-il me livrer aux griffes des crocodiles.
Aussitôt que le soleil eut montré ses rayons et que le sombre nuage de la nuit eut disparu, le Pehlewan de l'armée se réveilla et se rendit en toute hâte auprès du roi. Il y resta jusqu'à ce que l'assemblée se fût retirée, alors il s'approcha du trône glorieux et dit à Afrasiab : ô prince qui ressembles au soleil ! ô maître du monde, roi vigilant et expert dans les arts magiques ! il t'est né cette nuit dans mon palais un nouvel esclave, tu dirais qu'il est formé de miel ; il n’y a pas d'enfant aussi beau que lui dans le monde, tu dirais que c'est une lune dans un berceau ; et si Tour revenait à la vie, il serait envieux de la mine et du visage de cet enfant. Jamais on n'a vu dans le palais une peinture belle comme lui, et la majesté du roi s'est rajeunie dans son petit-fils. En voyant sa beauté, son visage, ses mains et ses pieds, on dirait que Feridoun le héros est ressuscité. Ecarte de ton esprit toute mauvaise pensée, fais briller ta couronne, et que ton âme se relève de son abattement.
Le Créateur du monde, par sa grâce, éloigna du cœur d'Afrasiab toute pensée de guerre, d'injustice et de vengeance. Le roi pensa avec douleur au meurtre de Siawusch et soupira ; il se repentit d'avoir commis ce crime, d'avoir détruit le bonheur du pays de Touran. Il répondit à Piran : Je suis destiné à beaucoup de malheurs ; tous les sages m'ont prédit que cet enfant remplirait le monde de bruit, et je me rappelle bien les avis que j’ai reçus, que les deux familles de Tour et de Keïkobad produiraient un roi dont le monde entier ambitionnerait l'amour et à qui tout le pays d'Iran rendrait hommage. Maintenant il arrive ce qui devait arriver, et les soucis, les peines et les soupçons ne serviraient à rien. N'élève pas cet enfant au milieu de la foule ; envoie-le dans la montagne, parmi les pâtres, afin qu'il n'apprenne pas qui je suis ni pourquoi je l'ai fait confier aux pâtres, afin que personne ne l'instruise ni né lui apprenne sa naissance, et que tout ce qui s'est passé lui reste inconnu. Il continua à dire sur ce sujet ce qu'il pensait ; il croyait que ce vieux monde était jeune et sans expérience. Mais que peux-tu faire ! Tu n'as pas les moyens de le subjuguer ; il est vaste et ne saurait entrer dans tes pièges et dans tes filets. Mais si le monde te fait éprouver du mal, d'un autre côté, il t'enseigne le bien.
Le Pehlewan reprit le chemin de son palais, son âme était remplie de pensées de bonheur, il rendait grâces au Créateur, il bénissait le roi du monde ; et jusqu'au moment où il arriva dans son palais il ne fut occupé qu'à songer comment il ferait pousser les feuilles et les racines de ce jeune arbre.
Piran appela des pâtres des montagnes de Kala et leur parla longuement de cet enfant ; il leur confia les délices de ses veux et de son cœur, ce bel enfant qui avait trouvée grâce devant lui, disant : Traitée tendrement comme s'il était votre âme, et préservez-le du vent et de la poussière. Ayez soin que ses jours ne courent pas de danger, quand même il faudrait y sacrifier tout ce qui vous est cher. Ils répondirent d'une commune voix : Nous t'obéirons et ne nous écarterons jamais de tes ordres. Alors Piran gratifia les pâtres de riches présents et les fit accompagner par une nourrice. Ils portèrent le doigt, en signe d'obéissance, à leurs yeux et à leur tête, et emportèrent dans la montagne l'enfant royal. C'est ainsi que le ciel tourna quelque temps, et Piran ne révéla son secret à personne.
Quand le héros qui portait haut la tête eut sept ans, sa bravoure et sa haute naissance trahirent son secret. Il forma un arc avec un bâton, et avec des intestins une corde aux deux bouts de laquelle il fit un nœud, ensuite il se fit une flèche sans plumes et sans pointe de fer, et alla dans le désert s'exercer à la chasse. Quand il eut dix ans, le jeune brave se mit à attaquer les sangliers, les ours et les loups, ensuite il courut sur les lions et les léopards, et se fit une arme de sa houlette même.
Quelque temps s'étant ainsi passé, il refusa d'obéir aux ordres de son père nourricier ; et un jour le pâtre quitta la montagne et le désert, se rendit en se lamentant auprès de Piran, et lui dit : Je viens auprès du Pehlewan pour me plaindre de ce vaillant lion qui porte haut la tête. Il a chassé d'abord les antilopes, en évitant le chemin du lion et le combat contre le léopard ; mais maintenant il lui est indifférent de poursuivre l'antilope ou d'attaquer le lion furieux. Puisse le malheur ne pas l'atteindre ! car tu me jetterais sur-le-champ dans les fers.
Piran l'écouta, sourit et dit : La haute naissance et la bravoure ne peuvent rester cachées. Il monta sur un cheval ardent et alla voir le jeune roi qui ressemblait au soleil. Il ordonna qu'on le lui amenât ; il observa le jeune Pehlewan dans sa course. Le prince se mit à courir comme le vent ; il arriva en bondissant et baisa la main de Piran. Le Sipehbed admira sa mine royale et sa beauté ; ses joues furent mouillées de larmes et son cœur se remplit de tendresse. Il pressa longtemps Keï Khosrou contre sa poitrine en priant Dieu pour lui en silence. A la fin il lui dit : O toi dont la foi est pure, puisses-tu faire le bonheur du monde ! car quiconque te connaîtra ne voudra te donner d'autre nom que celui d'ami. Keï Khosrou lui répondit : O toi qui portes haut la tête ! quel besoin as-tu de me voir ! Tu presses tendrement contre ton cœur le fils d'un pâtre ; est-ce que tu n'en rougis pas ? Le sage Piran eut le cœur enflammé d'amour pour lui, et sa joue brûlait comme du feu ; il lui dit : O héritier des rois, digne de posséder le monde ; et privé de sa possession ! aucun pâtre n'est de ta parente, et j'ai beaucoup à te raconter sur ton origine. Il fit donner au jeune homme un cheval de parade et des vêtements dignes d'un roi, et le ramena dans son palais, l'âme remplie d'amertume au souvenir de Siawusch. Il l'éleva dans son sein, il se réjouit de sa vue et en fut heureux ; il perdait la faim, le sommeil et le repos, tant il aimait cet enfant, tant il redoutait la colère d'Afrasiab. Ainsi tourna de nouveau pendant quelque temps le ciel, qui avait accordé sa faveur au jeune roi.
Pendant une nuit sombre, à l'heure du repos et du sommeil, un messager d'Afrasiab arriva et dit au Pehlewan que le roi illustre l'appelait. Afrasiab parla à Piran des temps passés, et lui dit : Mon âme a été remplie de soucis toute la nuit, mon cœur tremble et ne peut se délivrer de son inquiétude ; on dirait que cet enfant de Siawusch m'obscurcit le jour. Comment pourrait-il paraître sage et convenable de laisser élever par un pâtre un petit-fils de Feridoun ? S'il est écrit qu'il doit m'arriver des malheurs à cause de lui, mes précautions ne m'en préserveraient pas, car ces malheurs viendraient de Dieu. S'il veut oublier ce qui s'est passé, il peut vivre heureux, et nous aussi nous serons heureux ; mais s'il montre un mauvais naturel, il faudra lui trancher la tête comme à son père.
Piran lui dit : O roi ! tu n'as pas besoin d'un conseiller. Un enfant qui est comme un idiot, que pourrait-il savoir de ce qui s'est passé autrefois ? Un enfant qu'un pâtre élève dans la montagne est comme une bête fauve ; d'où prendrait-il de l'intelligence ? J'ai entendu dire hier soir à son père nourricier qu'il a un visage de Péri, mais qu'il manque de sens. Ses traits sont beaux et sa taille est haute ; mais cette tête, qui devrait porter une couronne, est dépourvue de raison. Ne t'inquiète pas et ne commets pas de violence, car je puis te répondre de lui. Que dit, en effet, le sage ? Celui qui nourrit un enfant est plus qu'un père, et un enfant de noble nature porte son affection sur sa mère. Or c'est moi qui tiens lieu de mère à celui-ci. Si le roi veut, je lui enverrai sur-le-champ cet illustre jeune homme. Mais tranquillise-moi d'abord par un serment ; jure à la manière des rois. Feridoun quand il voulait attester la vérité, jurait par sa gloire, sa fortune et sa couronne ; Tour, le maître du trône et de la couronne, jurait par Dieu le distributeur de la justice dans le monde, et ton grand-père Zadschem jurait par le maître de Mars, de Saturne et du soleil. Ces paroles de Piran calmèrent l'esprit irascible d'Afrasiab ; il fit un grand serment comme en font les rois, en jurant par le jour brillant et la nuit sombre, par Dieu le créateur du monde, créateur de la terre, de l'espace et du temps, que jamais il ne ferait de mal à cet enfant, que jamais il ne se montrerait dur envers lui. Piran baisa la terre et lui dit : O roi, distributeur de la justice, qui n'as pas ton égal et ton pareil ! puisse l'intelligence te guider vers le bien ! puisse le monde et l'époque être la poussière de tes pieds ! Il courut auprès de Keï Khosrou, sa joue était colorée, son cœur était heureux ; il lui dit : Chasse à présent la raison de ta tête ; s'il te parle guerre, réponds-lui noces ; aborde-le comme si tu lui étais étranger, ne laisse prononcer à ta langue que des paroles insensées, ne laisse apercevoir aucune trace de raison, afin que le jour d'aujourd'hui passe sans te porter malheur. Il lui mit alors sur la tête un casque royal et le ceignit d'une ceinture royale.
Le jeune héros à l'âme pure demanda d'une voix douce un cheval rapide et monta dessus ; il se rendit au palais d'Afrasiab, et les hommes, en le voyant, versèrent des larmes. On leur entendit dire : Faites place ! voici le jeune héros qui demande une couronne ! Il entra chez le roi, et le Sipehdar Piran le présenta. Lorsqu'il s'approcha d'Afrasiab, les joues de son grand-père furent inondées de larmes de honte ; Piran tremblait comme la branche du saule, car il désespérait de la vie de Keï Khosrou. Le roi observa longtemps Keï Khosrou, et resta confondu de cette mine royale, de cette main puissante, de cette manière de marcher, de cette dignité et de ce port majestueux ; il chercha à se rappeler ses promesses et à réprimer sa haine. Il resta quelque temps dans cet état ; à la fin ses traits s'éclaircirent, et le sort fit naître en lui de la tendresse pour cet enfant. Il lui dit : O jeune paire ! comment connais-tu les jours et les nuit ? que fais-tu de tes troupeaux ? comment comptes-tu tes chèvres et tes moutons ? Khosrou répondit : Il n'y a pas de gibier, et je n’ai ni arc, ni flèches, ni cordes. Le roi l'interrogea alors sur les leçons qu'on lui donnait et sur la bonne ou mauvaise fortune qu'il éprouvait. Khosrou répondit : Quand il paraît un léopard, le cœur de l'homme courageux se déchire de peur. Afrasiab lui adressa une troisième question sur l'Iran, sur la ville de Gang, sur son père et sa mère. Khosrou répondit : Un chien de caravane ne peut se rendre maître du lion féroce. Afrasiab lui demanda : Quitteras-tu ce pays pour aller dans l'Iran auprès du roi des braves ? Khosrou répondit : Un cavalier a passé la nuit d'avant-hier auprès de moi dans la montagne et dans le désert. Le roi sourit et s'épanouit comme une rose, et lui dit d'une voix douce : Ne veux-tu pas apprendre à écrire ? N'as-tu pas envie de te venger de tes ennemis ? L'enfant répondit : Il n'y a plus de crème dans le lait ; je voudrais chasser du désert tous les pâtres. Le roi rit de ces paroles, et se tourna vers le Pehlewan de l’armée, disant : Il est fou. Je lui parle de la tête, il me répond sur le pied. Il ne fera jamais ni bien ni mal, ce n'est pas ainsi que sont faits les hommes qui veulent se venger. Pars, rends-le gracieusement à sa mère, et mets-le entre les mains d'un homme prudent ; envoie-le à Siawuschguird, et éloigne de lui tout mauvais conseiller. Donne-lui ce qu'il faut d'or et d'argent, de chevaux, de serviteurs et tout le reste.
Le Sipehbed se hâta d'emmener Keï Khosrou hors de la présence du roi et s'achemina vers son palais ; le bonheur brillait dans ses yeux, il marchait fièrement, car il avait éloigné tout danger. Il dit : Par la grâce de Dieu le créateur, un nouvel arbre porte du fruit dans le monde. Il ouvrit les portes de son ancien trésor et équipa le roi de tout ce qu'il lui fallait ; il lui donna du brocart, de l'or, des perles et des pierres fines, des chevaux, des armes, des casques et des ceintures, des trônes et des monceaux d'argent, des tapis et d'autres richesses. Il fit tout apporter sans délai devant Keï Khosrou et ajouta à ces dons ses bénédictions. Ensuite il l'envoya, lui et sa mère, à la ville que le bon roi Siawusch avait bâtie ; ils partirent joyeusement pour cette ville, qui était redevenue comme un hallier.
Ferenguis et Keï Khosrou y arrivèrent, et de tous côtés accourut la foule des hommes, ils se prosternèrent et touchèrent la terre de leurs yeux, et dans toute la ville on entendit des voix qui les bénissaient, disant : Le noble arbre qu'on avait coupé a repoussé de sa racine un vigoureux rejeton. Puisse l'œil du mal rester loin du roi de la terre ! puissent les mânes de Siawusch s'en réjouir ! Chaque épine de ce pays devint un buis, toutes les herbes des prairies devinrent de nobles cyprès, les bêtes fauves se réjouirent, et tous les cœurs se remplirent de tendresse au souvenir de Siawusch. Un arbre vert et odorant était sorti de la terre qui avait bu le sang de Siawusch et s'élevait jusqu'aux nues, ses feuilles portaient l'image du roi, et il répandait un parfum de musc par amour pour lui, il fleurissait au mois de Deï (décembre) comme si c'était le printemps, et tous ceux qui portaient le deuil de Siawusch faisaient leurs prières sous ses branches.
Telle est la manière d'agir de ce vieux monde ; il prive les enfants du sein de leurs mères rempli de lait, et celui dont le cœur s'attache avec amour à ce monde sera précipité inopinément dans la poussière. Mais ne lutte pas contre lui, car il tient encore de plus grands maux en réserve. Ne lui demande que du plaisir ; ne flaire pas, dans le jardin de la vie, les feuilles du souci. Que tu possèdes une couronne ou que tu sois pauvre, ta vie ne sera pas longue ; mais ne te plains pas que cette demeure ne t'appartienne pas toujours, et qu'il ne te reste d'autre place qu'un étroit cercueil. Pourquoi accumulerais-tu des richesses ? Assieds-toi au banquet, et aie confiance dans le trésor du Créateur. Le monde t'offre beaucoup de plaisirs, quoiqu'il n'accorde son amour à personne ; il élève la tête d'un homme jusqu'à la lune, et demain il le jette dans une fosse. Telle est la manière d'agir du sublime firmament ; il exalte tantôt l'un, tantôt l'autre.
J'ai achevé le récit de la mort de Siawusch ; je vais raconter maintenant de quelle manière elle fut vengée, et comment Keï Khosrou fut emmené du pays de Touran.
Lorsque l'épée de la soixantième année s'approche de la tête de l'homme, ne lui donne pas de vin, car il est ivre de ses années. L'âge a mis dans ma main un bâton.au lieu d'une bride ; mes richesses sont dissipées, la fortune m'a quitté. Je suis comme une vedette placée sur le haut d'une montagne ; elle voit arriver une armée innombrable, mais elle ne peut tourner la bride de son cheval pour fuir devant ses ennemis, quoique les pointes de leurs lances touchent les cils de ses yeux. Quand seront arrivés deux autres cavaliers rapides, ces soixante ennemis le feront prisonnier. Le poète est las de chants, la voix du rossignol et le cri du lion sont la même chose pour lui. J'ai bu la coupe de la cinquante-huitième année, et je ne penserai plus désormais qu'au cercueil et au cimetière. Hélas ! la rose et le doux parfum de la trentaine. Hélas ! l'épée tranchante de la parole persane ! Le faisan ne tourne pas autour de la rose de Jéricho, c'est la fleur du grenadier et le bourgeon du cyprès qu'il recherche ; et moi je demande au Créateur que ma vie dure assez de temps pour que je puisse laisser après moi une histoire tirée de cet ancien et glorieux livre : car quiconque a bien parlé laisse dans ce monde un beau renom. Dans l'autre monde j'ai aussi un intercesseur, le maître de la chaire et de l'épée tranchante ; car je suis l'esclave de la famille du prophète, je me prosterne devant la poussière des pieds d'Ali.
Maintenant fais attention aux paroles du Dihkan, écoute ce que va dire le poète.
Lorsque Kaous apprit que Siawusch avait cessé de vivre, que le roi du Touran lui avait fait trancher la tête comme on la coupe à un oiseau, que les bêtes fauves en poussaient dans toute la montagne des cris lamentables, que le rossignol sur la branche de cyprès, et le coq de bruyère et le faisan sous le rosier, le plaignaient, que tout le pays de Touran tait rempli de douleur et de tristesse, que les feuilles du grenadier avaient jauni dans la forêt, que Gueroui avait placé devant lui un plat d'or, lui avait tordu le cou comme à un bélier, et qu'on avait séparé du corps de Siawusch sa tête royale sans que personne fût venu à son aide, sans que personne eût demandé sa grâce ; quand Kaous apprit tout cela, sa tête couronnée s'inclina de son trône vers la terre, il arracha les vêtements qui couvraient sa poitrine, il déchira ses joues et tomba de son trône élevé. Les chefs des Iraniens s'assemblèrent en faisant des lamentations, couverts de vêtements de deuil, les yeux remplis de sang, les joues pâles et le cœur soupirant sur le sort de Siawusch : c'étaient Thous, Gouderz et le vaillant Guiv, Schapour, Ferhad et Bahram le lion, tous habillés de bleu et de noir, tous ayant la tête couverte de poussière au lieu de casques.
Ensuite on apprit dans le Nimrouz, on dit devant le Pehlewan qui était la lumière du monde, que l'on avait entendu des cris dans le pays d'Iran, que la terre noire y avait tremblé, que Kaous avait répandu de la poussière sur son trône, qu'il avait déchiré ses robes royales, parce qu'on avait ignominieusement tranché la tête à Siawusch, parce que la tête du fils du roi avait été jetée dans la poussière.
Quand Tehemten eut entendu cette nouvelle, il perdit la raison, et des cris de douleur retentirent dans le Zaboulistan ; Zal déchira ses joues avec ses ongles, il versa de la poussière sur sa couronne et sur son corps. Rustem demeura plongé pendant sept jours dans le deuil et dans ta tristesse ; le huitième jour, le bruit des trompettes d'airain monta vers le ciel, toute l'armée se rassembla du Kaschmir et du Kaboul devant la porte du héros au corps d'éléphant, qui se mit en route pour la cour de Kaous, les yeux remplis de sang, le cœur plein de vengeance. Quand il fut arrivé près de la capitale de l'Iran, il déchira ses vêtements de Pehlewan, et dit en jurant par le nom de Dieu maître de l'univers : Jamais je ne quitterai mon armure de guerre, jamais je ne laverai mes joues couvertes de poussière, car il faut que je porte ce deuil. Un casque sera ma couronne, ma main tiendra une épée au lieu de tenir une coupe, le lacet roulé autour de mon bras sera le filet avec lequel je prendrai ma proie, et j'espère venger le jeune roi de ce Turc à l'âme noire.
Il arriva devant le trône du roi Kaous, couvert de poussière depuis la tête jusqu'aux pieds, et lui dit : O roi ! tu t'es laissé aller à ta mauvaise nature, et la semence que tu as semée a porté du fruit. L'amour de Soudabeh et ses vils penchants t'ont arraché de la tête le diadème des rois. Maintenant tu dois voir clairement que tu t'es assis sur les vagues de la mer. Les soupçons et les passions de ce roi cruel ont fait subir à l'Iran une perte immense. Il vaudrait mieux pour le roi d'un peuple être dans son linceul que sous la domination d'une femme ; ce sont les paroles d'une femme qui ont fait périr Siawusch. Heureuse celle qui ne serait pas mise au monde par une femme ! Il n'y a jamais eu de roi comme Siawusch, intelligent, noble et gai comme lui. Hélas ! cette tête, ces bras et ces membres ! Hélas ! cette poitrine, ces mains et cette massue ! Hélas ! ces joues et cette haute stature, ces étriers, ce lacet et les traces de son pied royal ! Quand il assistait à une fête, il était comme le printemps ; dans le combat c'était la couronne des braves. Assis sur le trône, il répandait des perles, et dans la bataille il faisait tomber des têtes. Dorénavant je consacrerai à venger Siawusch mon cœur et ma tête aussi longtemps que je vivrai. Je ne combattrai plus qu'en versant des larmes, je ferai souffrir le monde comme je souffre moi-même.
Kaous observa ses traits, les larmes de sang qui coulaient de ses yeux et l’amour de Siawusch qui ranimait ; la honte l'empêcha de lui répondre, il se mita verser des larmes brûlantes ; mais Tehemten sortit de sa présence et se dirigea vers le palais de Soudabeh. Il la traîna par les cheveux hors de l'appartement des femmes, il l'arracha du trône du pouvoir, la traîna dans le sang et la perça avec son poignard. Kaous tremblait sur son trône, et Rustem se retira dans son palais, triste et en deuil, les yeux baignés de larmes de sang et les joues pâles. Tout le pays d'Iran poussait des plaintes ; tous les braves se rendirent dans leur douleur auprès de Rustem, qui demeura assis au fond de son palais pendant sept jours, dans le deuil et dans les larmes, rame remplie de tristesse et de colère. Le huitième jour, il fit sonner les trompettes d'airain et battre les timbales, et Gouderz, Thous, Ferhad, Bahram, Guiv, Gourguin fils de Milad et le vaillant Schapour, Feribourz fils de Kaous, Rehham le lion, et Goumeh le courageux dragon, vinrent à sa cour.
Rustem leur dit : J'ai dévoué à cette vengeance mon cœur, mon âme et mon corps ; car jamais plus cavalier semblable à Siawusch ne se ceindra pour le combat. Mais c'est une entreprise dans laquelle aucun de vous ne doit s'engager légèrement, c'est une vengeance qu'on ne peut compter pour peu de chose ; il faut que vous écartiez de vos cœurs toute crainte, que vous inondiez la terre d'un torrent de sang semblable au Djihoun. Je jure par Dieu qu'aussi longtemps que je vivrai, mon cœur sera rempli du deuil de Siawusch. Pour soulager ma douleur, je veux toucher de mes yeux et de mon front la place dure et desséchée où le vil Gueroui a versé son sang ; et à moins que je n'aie les mains liées et une cangue au cou, à moins que je ne sois jeté honteusement dans la poussière comme une brebis, les deux mains liées avec la corde du lacet, je ferai trembler le monde devant ma massue et mon épée tranchante, comme il tremblera au jour de la résurrection. Mes yeux ne verront dorénavant que la poussière des batailles, et je renonce à la coupe des banquets.
Tous les braves et les Pehlewans qui entendirent ces paroles de Rustem lui répondirent par un cri unanime ; tu aurais cru que le Meïdan tremblait, et un bruit montait du pays d'Iran vers le ciel comme si la terre eût été un repaire de lions. Rustem donna, du haut de son éléphant, le signal du départ, et son armée tira du fourreau l'épée de la vengeance. On entendit le son des trompettes, des clairons et des cymbales d'airain ; le monde était rempli de haine contre Afrasiab, on aurait dit que l'eau de la mer en bouillonnait ; il n'y avait plus de place pour marcher sur la terre, et l'air disparaissait sous la multitude des lances. Les astres commençaient à se combattre, et l'univers se préparait à de grands maux. Les héros iraniens se ceignirent et se mirent en marche précédés du drapeau de Kaweh. Rustem, le maître du Zaboulistan, fit un choix parmi les guerriers du Kaboul qui étaient prêts à frapper de l'épée, et cent mille braves du pays d'Iran et de la forêt de Narwen se rassemblèrent.
Un jeune guerrier, Faramourz, fils de Rustem, commandait l’avant-garde ; il s'avança jusqu'à la frontière du Touran, où une vedette de l’ennemi le vit sur la route. Or il y avait alors un roi de Sipendjab dont le nom était Warazad et qui brillait au milieu des héros comme une perle d'une belle eau. Lorsque le son des trompettes, des clairons et des clochettes indiennes eut frappé son oreille, il fit battre les timbales, mit en marche son armée et la conduisit de la plaine sur le champ de bataille qui allait devenir une mer de sang. Il avait avec lui trente mille hommes armés d'épées, tous cavaliers illustres et avides de combats. Warazad sortit du centre de l'armée, s'avança rapidement vers Faramourz, et lui dit : Qui es-tu, dis-moi ? Pourquoi viens-tu dans ce pays ? es-tu venu par ordre du roi, ou est-ce le Pehlewan de l'armée qui t'envoie ? N'as-tu donc jamais entendu parler d'Afrasiab, de sa dignité, de son trône et de sa couronne royale ? Il faudrait me dire ton nom ; car tu succomberas dans cette entreprise, et je ne voudrais pas que ma main fit quitter à ton âme ce corps terrestre sans que l'on sût ton nom.
Faramourz lui dit : O héros infortuné ! je suis un fruit de l'arbre qui porte des Pehlewans, je suis le fils de celui devant lequel tremblent les lions, et qui dans sa colère anéantit les éléphants. Mais pourquoi parler et répondre à un homme de race méchante, à un fils de Div comme toi ? Rustem me suit avec une armée, lui qui sait vaincre tous ses ennemis. Il s'est ceint pour venger Siawusch, il s'est mis en marche comme un lion féroce ; il va porter la destruction dans le Touran, et l’air n'osera pas disperser la poussière qu'il va soulever.
Warazad entendit ces paroles et sentit qu'il était inutile de disputer ; il donna à son armée l'ordre de s'ébranler et de bander les arcs. Les braves formèrent leurs rangs des deux côtés, ils se couvrirent de leurs casques de fer ; on entendit partout le bruit de la bataille, et la terre trembla sous les sabots des chevaux. Le cœur de Faramourz battit quand il entendit le son des timbales et des trompettes ; il se jeta dans la mêlée comme un éléphant furieux, le lacet au bras, la ceinture serrée. Dans une seule attaque il renversa mille braves, et décida du sort de la bataille ; il courut, une lance en main, couper la retraite à Warazad ; il aperçut l'étendard du roi des Turcs et sortit du centre de son armée, semblable à un lion ; il lança son cheval noir ; il serra du poing sa lance et en frappa Warazad à la ceinture, lui brisa sa cuirasse et coupa les liens qui la tenaient. Ensuite il l'enleva de sa selle à peau de léopard, tu aurais dit qu'il tenait dans la main une mouche ; il le jeta par terre, descendit de cheval, bénit le nom de Siawusch, lui trancha la tête, et couvrit de sang sa tunique, disant : Voici les prémices de la vengeance ; on a semé la haine et l’on recueille la guerre.
Il porta le feu dans tout le pays, et la fumée s'éleva jusqu'au ciel sublime. Ensuite il écrivit une lettre à son père sur le sort de Warazad qui avait été si avide de combats, disant : J'ai ouvert la porte de la vengeance et de la guerre, j'ai enlevé Warazad de la selle de peau de léopard, je lui ai tranché la tête pour venger Siawusch, j'ai dévasté par le feu son royaume.
Un messager partit de Sipendjab, se rendit auprès du roi du Touran et lui dit : Rustem au corps d'éléphant est venu pour venger Siawusch, les grands de l'Iran se sont réunis, on a coupé ignominieusement la tête à Warazad, et toute la frontière du Touran est livrée à la destruction ; les iraniens ont réuni toute leur armée et brûlent tout le pays. Quand Afrasiab eut entendu ces paroles, il se rappela avec douleur d'anciennes prédictions que lui avaient faites les sages, les astrologues et les Mobeds.
Il appela des provinces tous les grands, il distribua de l'argent et répandit ses vieux trésors. Il fit venir des plaines tous les chevaux qui y paissaient, et ses pâtres les amenèrent en troupeaux sur le Meïdan ; il ouvrit ses magasins de massues et d'armures pour les chevaux, de flèches, d'épées et de lacets pour les braves ; il demanda à son Destour et à son trésorier les clefs de ses trésors d'or, de perles et de pierreries, de couronnes, de bracelets et de ceintures d'or, et couvrit de monceaux d'argent le palais et le Meïdan. Quand l'armée fut équipée, quand elle eut reçu les largesses du roi, il fit battre les timbales d'airain et sonner les clochettes indiennes, et les cavaliers se préparèrent au combat.
Le roi sortit de la ville de Gang et conduisit l'armée des rues étroites de la ville dans la plaine ; il choisit Surkheh parmi tous les braves et lui parla longuement de Rustem, disant : Prends trente mille guerriers propres au combat et armés d'épées, va rapidement comme le vent à Sipendjab, et ne pense ni au repos ni au plaisir. Tu y trouveras Faramourz et son armée, et tu m'enverras ici sa tête. Mais prends garde que le fils de Zal ne mette ta vie en danger ; c'est le seul homme qui soit ton égal dans le combat, et là où se trouve un léopard avide de proie, le chien le plus vaillant doit éviter la lutte. Tu es mon fils et mon ami, le soutien de l'armée et ma lune ; et si tu es prudent et diligent, qui osera s'opposer à toi ? Maintenant prends les devants, sois circonspect, et préserve l'armée des attaques de Rustem.
Surkheh quitta son père et se mit en marche ; il porta son étendard noir dans la plaine ; et se dirigea en toute hâte vers Sipendjab, ne rêvant que combats. Une sentinelle vit la poussière que soulevait son armée, et se rendit promptement auprès de Faramourz ; le son des timbales retentit dans le camp des Iraniens, l'air devint comme de l’ébène par la poussière que soulevait leur armée, et le bruit des chevaux et des cavaliers qui couvraient la plaine monta plus haut que le soleil et l'étoile du matin. Les épées d'acier flamboyèrent, les pointes des lances se réchauffèrent dans le sang ; on aurait dit qu'une vapeur s'élevait du monde entier embrasé par le feu de ce combat. Les cadavres des chefs, gisants de toutes parts, faisaient du terrain d'un bout à l'autre une montagne.
Quand Surkheh vit le combat ainsi engagé, et qu'il aperçut la pointe de la lance de Faramourz, il lâcha la bride à son noble destrier et courut avec sa lance rapidement comme le vent. Faramourz s'avança du centre de l'armée vers Surkheh pour le combattre avec sa lance. Semblable à Adergouschasp, il le frappa de sa lance, le souleva de selle et le tira vers lui jusqu'à ce qu'il touchât la crinière de son cheval ; les chefs de l'armée du Touran accoururent pleins de rage et d'ardeur pour le combat, ils assénèrent de toute leur force de grands coups sur la lance de Faramourz et la mirent en morceaux. Surkheh sentit avec douleur qu'il était le plus faible, et recula ; ensuite il se jeta de nouveau sur Faramourz, une épée indienne à la main, et semblable à un éléphant furieux. Les cavaliers touraniens arrivèrent derrière leur chef en poussant des cris ; mais Faramourz, aussitôt que Surkheh fut à sa portée, étendit la main brusquement comme un léopard agile, le saisit à la ceinture, l'enleva de selle, le jeta par terre, le fit marcher ignominieusement devant lui à pied, et l'emmena ainsi de la mêlée au camp iranien.
Dans ce moment on aperçut sur la route l'étendard de Rustem, et l’on entendit le bruit de ses éléphants et de son armée. Faramourz courut au-devant de son père pour lui annoncer sa victoire. Rustem vit devant lui Surkheh qui avait les mains liées, et par terre les membres de Warazad qu'on avait coupés ; il vit les vallées et la plaine jonchées de morts, il vit que la tête de l'ennemi avait été écrasée dans cette bataille. L'armée célébrait les louanges du Pehlewan, du jeune et glorieux héros, et Rustem aussi se mit à le louer et à distribuer aux pauvres de grandes largesses. Ensuite il dit en parlant de son fils : Quiconque veut élever sa tête au-dessus de la foule, doit avoir du courage et une illustre naissance ; la raison doit être sa compagne et la science sa maîtresse. Quand on réunit ces quatre avantages, alors on est un brave et l'on a aile et pied pour avancer. L'œil ne voit dans le feu que la lumière, mais quand on s'en approche, on sent qu'il brûle. Faramourz ne s'était pas montré jusqu'à présent, quoiqu'il soit plein de fierté ; l'acier est rempli de feu, mais sa qualité n'apparaît que quand on le met en contact avec une pierre dure.
Rustem jeta alors les yeux sur Surkheb, qui était élancé comme un cyprès au milieu d'un pré, sa poitrine ressemblait à la poitrine d'un lion, son visage était comme le printemps, et les boucles noires de ses cheveux se dessinaient sur les roses de ses joues. Rustem ordonna qu'on le menât dans la plaine, qu'on y envoyât les bourreaux avec une épée et un vase, qu'on lui liât les mains avec un lacet, qu'on le couchât par terre comme un mouton, qu'on lui tranchât la tête comme on l'avait tranchée à Siawusch, et qu'on le laissât dévorer par les vautours. Le Sipehbed Thous entendit ces paroles, et partit incontinent pour mettre à mort Surkheh. Celui-ci lui dit : O prince qui portes haut la tête ! pourquoi verserais-tu mon sang innocent ? Siawusch était du même âge que moi et mon ami, et mon cœur se désole de sa perte, mes yeux le pleurent jour et nuit, mes lèvres maudissent sans cesse ceux qui lui ont tranché la tête, ceux qui ont porté l’épée et le vase qu'on a employés. Le cœur de Thous eut pitié de cet homme d'un si haut rang et tombé si bas ; il s'en retourna auprès de Rustem et lui répéta les paroles par lesquelles le fils d'Afrasiab l'avait touché.
Mais Rustem lui répondit : Quand il serait digne d'un roi d'être affligé et de se lamenter comme il fait, il ne faut pas que nous cessions de tourmenter le cœur d'Afrasiab et de faire couler des larmes de ses yeux ; d'ailleurs un fils de cet homme de méchante race méditerait de nouvelles ruses et de nouvelles fourberies. On a jeté par terre Siawusch, on a inondé de sang sa poitrine, ses membres et ses cheveux, et je jure par la vie et la tête du roi de l'Iran, du noble et illustre Kaous, qu'aussi longtemps que je vivrai je trancherai la tête à chaque Turc, à chaque homme de ce pays et de ce peuple que je rencontrerai, qu'il soit roi, qu'il soit esclave.
Le héros au cœur de lion fit un signe à Zewareh et lui ordonna de verser ce sang qui ne pouvait être épargné ; Zewareh prit l'épée et le vase, et livra le jeune prince aux bourreaux. On lui trancha la tête avec l’épée, après qu'il eut poussé quelques cris, et tout fut fini. O monde ! que veux-tu des créatures que tu nourris ? que dis-je, nourrir ? que tu abreuves d'amertume. Rustem fit suspendre à un gibet la tête coupée et placer au-dessus les deux pieds du mort ; il jeta, dans sa haine, de la poussière sur le cadavre, et le déchira avec son poignard.
Lorsque les Touraniens revinrent chez eux du champ de bataille, le corps souillé de sang, la tête couverte de poussière, ils racontèrent que la fortune si courte de Surkheh était passée, qu'un brave plein de courage lui avait coupé la tête, que l'armée revenait fatiguée de combats, que tout le pays d'Iran était armé, que tous les cœurs y étaient blessés du meurtre de Siawusch. Afrasiab baissa sa tête couronnée, il arracha ses cheveux, il versa des larmes, il poussa des cris, répandit de la poussière sur sa tête, déchira tous ses vêtements royaux, et s'écria :
O mon noble, mon courageux, mon vaillant fils ! chef des braves, héros et roi ! Hélas ! cette joue rose, belle comme la lune ! Hélas ! cette poitrine, cette taille et cette stature royales ! Ton père n'aura plus d'autre siège que la selle de son destrier sur le champ de bataille.
Ensuite il dit à ses braves : Il ne faut plus songer à la faim ni au sommeil. Ne respirons que la vengeance, couvrons-nous de cottes de mailles et de cuirasses, remplissons nos cœurs de haine pour mieux combattre, donnons à nos javelots les corps de nos ennemis pour fourreaux. Quand la voix des timbales s'élève des deux côtés, un brave ne demande plus de délai. On entendit alors un bruit d'armes et le son des trompettes, des clairons et des cymbales d'airain ; la terre tremblait sous les sabots des chevaux, et le bruit de l'armée montait jusqu'au ciel.
Pendant que cette armée soulevait ainsi la poussière de la plaine, un homme qui avait été placé en vedette accourut auprès de Rustem et lui dit que le roi Afrasiab arrivait avec une armée qui marchait comme un vaisseau sur l'eau, une armée préparée pour la vengeance et le combat et prompte à verser le sang. Quand le Sipehbed au corps d'éléphant apprit que le roi du Touran paraissait, il se mit en marche accompagné de l'étendard de Kaweh, et l'air devint bleu par le reflet des épées des braves. On entendait des deux côtés le bruit des armées, le monde était rempli d'hommes qui désiraient le combat ; tu aurais dit que le soleil et la lune étaient éclipsés et que les astres étaient dans la gueule du crocodile.
Le roi du Touran forma son armée, et tous ses braves saisirent leurs javelots et leurs massues. Barman occupa l’aile droite avec un corps de Turcs impatients de combattre ; Kuhrem, le héros prêt à frapper de l’épée, commanda l'aile gauche, et le roi le centre. De son côté Rustem fit déployer son armée, et la terre disparut sous la poussière que soulevaient ces braves. Lui-même s'établit au centre de l'armée ; il plaça Zewareh derrière et Faramourz devant lui. Gouderz fils de Keschwad, Hedjir et les nobles qui les suivaient, à l'aile gauche, Guiv et Thous les cavaliers prudents, accompagnés de leurs éléphants et de leurs timbales, à l'aile droite. Rustem saisit ses armes de combat ; son cœur et sa poitrine se dilatèrent, car il était avide de vengeance. Les sabots des chevaux rendaient noire la terre, le ciel était rayé par les lances comme la peau du tigre ; on aurait dit que la terre était devenue une montagne de fer dont la crête était formée de casques et de cuirasses ; les pointes des drapeaux et l'éclat des épées bleues perçaient les nuages.
Pilsem se rendit au centre de l'armée. Son cœur était plein d'ardeur pour le combat, son visage était sombre ; il dit au roi du Touran : O roi sage et illustre ! si tu ne me refuses pas une cuirasse, un cheval, un casque et une épée, je veux aujourd'hui attaquer Rustem, je veux couvrir son nom de honte ; je t'apporterai sa tête, sa massue et son épée qui distribue les royaumes, je t'amènerai son cheval Raksch. L'âme d'Afrasiab fut réjouie de ces paroles, il éleva la pointe de sa lance au-dessus du soleil et répondit : O glorieux lion ! puisse cet éléphant ne pas te vaincre ! Si tu réussis à t'emparer de Rustem, tu délivreras le monde d'une grande tyrannie ; ton nom et ton sceau, ton épée et ta massue seront tout-puissants dans le Touran ; tu élèveras ma tête jusqu'au ciel qui tourne, et je te donnerai ma fille et mon diadème ; deux tiers de l'Iran et du Touran seront à toi ; les joyaux, les trésors et les villes de ces pays t'appartiendront.
Piran fut affligé de ces discours. Il s'approcha du roi sur qui veillait la fortune, et lui dit : Ce jeune homme est trop ardent et en veut à sa propre vie. S'il attaque Rustem, sa tête roulera dans la poussière. À mon avis, il ne peut qu'y perdre sa renommée ; il tranchera le cours de la destinée qui l'attend ; cette entreprise couvrira le roi de honte, et l'armée n'aura plus le courage de combattre. Tu sais avec combien de tendresse un frère aîné veille sur un frère plus jeune que lui.
Pilsem répondit à Piran : Je ne crains pas ce Pehlewan, et si je combats ce vaillant crocodile, j'espère, grâce à ta bonne étoile, ne pas être une source de bonté pour le roi. Tu m'as vu combattre et vaincre en ta présence quatre héros illustres ; depuis ce temps mes forces doivent s'être accrues, et tu fais mal de vouloir m'ôter le courage. J'accomplirai cette entreprise ; ne réveille donc pas une mauvaise étoile.
Lorsque le roi eut entendu ces paroles, il lui donna un cheval de bataille, une épée, une lourde massue, une cuirasse, un casque et une armure de cheval. Pilsem s'arma pour le combat et s'élança bravement comme un lion plein de fierté. Il cria aux Iraniens : Où est Rustem, que l'on dit être un dragon au jour de la bataille ? Dites-lui que je le cherche pour qu'il vienne me combattre, car j'ai envie de me mesurer avec lui. Quand Guiv entendit ces paroles, il bondit, et se bâtant de tirer l'épée du fourreau, il s'écria : Rustem ne voudra pas se déshonorer en se battant contre un seul Turc. Les deux braves, Guiv fils de Gouderz et Pilsem, se jetèrent l'un sur l'autre. Pilsem frappa de sa lance Guiv, qui dans sa frayeur perdit les deux étriers. Faramourz vit ce qui se passait et vola à son secours, car dans ce moment Guiv avait grand besoin d'un ami courageux. Faramourz donna un coup d'épée sur la lance de Pilsem et la coupa comme si elle eût été un roseau ; il donna un second coup d'épée sur le casque de Pilsem, mais son épée s'y brisa. Pilsem et les deux Iraniens se poursuivirent sur la plaine comme des lions furieux, jusqu'à ce que Rustem aperçût du centre de son armée ces deux nobles et vaillants guerriers luttant contre un seul homme au cœur de lion, et soulevant la poussière que le vent emportait jusque dans les nues. Il se dit : Il n'y a parmi les Turcs que Pilsem qui ait assez de force et de vigueur pour se défendre de la sorte. Il avait d'ailleurs entendu, pendant qu'il traversait le monde en tous sens, les prédictions heureuses et malheureuses qui se rapportaient au pays de Touran, et que lui avaient faites de vieux Mobeds, des astrologues et des sages, et il se dit : Si Pilsem peut échapper aux dangers qui le menacent et acquérir de l'expérience, il est destiné à devenir un héros tel, que personne, ni dans l'Iran, ni dans le Touran, ni dans le monde entier, ne lui serait comparable. Mais je pense que son heure est venue, puisqu’il s'élance avec cette fureur pour me combattre.
Il dit à son armée : Qu'aucun de vous ne porte le pied en avant pour quitter sa place ; je vais mettre Pilsem à l'épreuve ; je vais voir qui de nous deux est le plus fort. Il saisit une forte lance, se raffermit sur la selle, mit son casque, appuya sur les étriers, mania légèrement les rênes, et éleva la pointe brillante de sa lance à la hauteur de son œil. Il était en colère et ses lèvres se couvraient d'écume ; il courut du centre de son armée jusqu'aux lignes des Turcs, et s'écria : O illustre Pilsem ! tu me cherches pour me brûler avec ton haleine. Tu vas éprouver maintenant les coups du vaillant crocodile, et c'est la dernière fois que tu guideras ton cheval dans la mêlée. Mon cœur brûle de pitié pour ta jeunesse. Hélas ! faut-il qu'un Pehlewan comme toi périsse ! Il dit et lança son cheval ; il courut au combat comme la sphère du ciel qui tourne ; il frappa Pilsem à la ceinture et l'enleva de selle comme une balle que frappe la raquette ; ensuite il s'élança jusqu'au centre de l'armée des Touraniens, elle jeta au milieu d'eux comme une chose vile, disant : Enveloppez cet homme dans du brocart jaune, car ma massue l'a rendu bleu. Puis il s'éloigna du lieu du combat et retourna en galopant au centre de son armée.
Piran versa des torrents de larmes, car l'art du médecin ne pouvait plus rien pour Pilsem. Les braves du roi du Touran eurent le cœur brisé, et le champ de bataille s'obscurcit devant leurs yeux. On entendit les cris que poussaient les deux armées et les coups que donnaient et recevaient les héros pleins d'ardeur ; le son des timbales qu'on battait sur le dos des éléphants remplissait l'air à plusieurs milles de distance ; la terre tremblait sous les sabots des chevaux ; la montagne devenait une mer de sang, et la plaine une montagne de cadavres ; le ciel était ébranlé par le bruit et les fanfares des trompettes ; chaque pierre paraissait être du corail, la terre était trempée de sang, et des chefs sans nombre succombèrent. Tu aurais dit que le ciel faisait pleuvoir du sang et que les pères n'avaient plus de tendresse pour leurs fils ; un vent violent s'élevait du champ de bataille et une poussière noire enveloppait le ciel. C'est ainsi que se battaient sur la plaine les deux armées ; on ne pouvait plus les distinguer l'une de l'autre, le monde était sombre comme une nuit noire, et le jour avait presque pris la teinte de la nuit.
Afrasiab s'adressa à ses braves et leur dit : La fortune qui veillait sur nous s'est endormie ; puisque vous combattez si mollement, il est temps que j'agisse moi-même. Conduisez-vous au moins pour aujourd'hui comme des léopards. Assaillez-les de tous côtés et combattez ; accablez-les partout ; portez les pointes de vos lances jusqu'au soleil et faites-le descendre sur la terre. Il s'élança du centre de l'armée du Touran, et, le cœur blessé et avide de vengeance, il se jeta sur l’aile que commandait Thous. Il tua un grand nombre de chefs des Iraniens, et Thous eut peur et s'enfuit. Un homme accourut vers Rustem et lui dit : La gloire de ce jour est perdue ; l'aile droite est devenue une mer de sang, et le drapeau iranien est abattu.
Rustem partit du centre de l’armée, suivi de Faramourz et de ses braves. Il trouva devant lui de nombreux cavaliers armés de boucliers, tous irrités contre lui, tous parents et alliés d'Afrasiab, tous ayant le cœur rempli de haine et la tête pleine d'impatience. Rustem en tua un grand nombre, et Faramourz et Thous le soutinrent dans la mêlée. Afrasiab vit le drapeau violet de Rustem et l'étendard de Kaweh, et reconnut par là qu'il avait devant lui le héros au corps d'éléphant, le fier descendant de Neriman. Il bondit comme un léopard courageux ; il s'affermit sur les étriers et se précipita au-devant de Rustem. Celui-ci aperçut le drapeau noir et y courut comme un lion en fureur ; il abandonna les rênes à Raksch, son cheval rapide. Le héros illustre bouillonnait de rage ; il se jeta sur Afrasiab qui portait haut la tête, et de la pointe de sa lance le sang coula comme de l'eau. Rustem perça le haut du casque du roi avec une flèche dont la pointe avait la forme d'une feuille de saule, et Afrasiab frappa Rustem sur la poitrine avec sa lance dont la pointe entra dans le cuir de la ceinture, mais ne put percer la cuirasse de peau de tigre de Rustem. Tehemten fondit sur lui en fureur et atteignit son cheval au poitrail avec sa lance. Le destrier tomba par l'excès de la douleur et jeta par terre le vaillant roi. Rustem chercha à saisir Afrasiab par la ceinture pour hâter le moment de sa mort ; mais Houman était à côté du roi et observait ce qui se passait. Il leva sa lourde massue jusqu'au ciel et en frappa Rustem sur l'épaule. Toute l'armée poussa un cri, et Rustem, le Pehlewan de l'Iran, se retourna et regarda derrière lui. Afrasiab saisit ce moment pour lui glisser sous la main et monter sur un cheval rapide. Les chefs de l’armée du Touran firent entendre un cri qui monta jusqu'aux nues, et saisirent leurs lourdes massues. Le vainqueur des lions, le distributeur des couronnes frémit de colère et lança Raksch à la poursuite de Houman ; mais malgré la vitesse de sa course, malgré l'ardeur qu'il y mettait, il ne put l'atteindre, car le sort lui avait encore accordé un répit. Ses amis se jetèrent en grand nombre au-devant de lui pour l'aider à se soustraire à la mort ; et il réussit, par mille ruses, à se tirer des mains du crocodile avide de combats. Quand il lui eut échappé, Rustem retourna vers les siens plein de colère, et le noble Thous lui demanda si l'épaule de l'éléphant se ressentait du coup de l'onagre. Rustem lui répondit : Quand le bras d'un brave fait pleuvoir des coups de massue, ni le rocher ni l'enclume ne lui résistent ; il faut, pour frapper ainsi, avoir surtout une poitrine et un bras : mais quand Houman manie sa massue, tu dirais qu'elle est de cire et non pas de fer.
Lorsque Rustem fut revenu de ce combat, et que le vaillant Houman se fut enfui, toute l'armée fit entendre un cri, tous les braves élevèrent leurs lances jusqu'aux nues ; on ne voyait partout que tués et blessés, on aurait dit qu'il avait poussé des tulipes sur un sol de safran ; les chevaux piétinaient dans le sang, et les pieds des éléphants en étaient rougis. Les Turcs s'enfuirent comme le vent, car Rustem leur faisait sentir la force de son bras ; il les poursuivit trois farsangs, semblable à un dragon bondissant ; ensuite il revint sur ses pas, car le ciel avait puni ses ennemis, et lui et les siens rentrèrent dans leur camp. Son armée s'était enrichie par un butin immense, et toute la plaine était couverte de fer, d'argent et d'or, de lances, de brides, d'armures et de ceintures.
Lorsque le soleil montra sa face au-dessus des montagnes et qu'il répandit ses rubis sur la poix des ténèbres, on entendit le bruit des armes et le son des trompettes, et Tehemten mit en marche son armée. Les Iraniens poursuivirent Afrasiab, pleurant au souvenir du meurtre de Siawusch. Afrasiab eut avis de l'approche de cette armée, à la tête de laquelle se trouvait Rustem animé de vengeance. Il conduisit ses troupes jusqu'au bord de la mer de la Chine, car la large surface de la terre était devenue étroite pour lui. Il se hâta tant qu'aucun Iranien ne put l'atteindre ; et le cœur dévoré de soucis, les joues inondées de larmes, il traversa la mer à l'endroit où il voulut.
Ensuite il dit à Piran : Donne-moi un bon conseil sur ce maudit enfant de Siawusch. Si Rustem parvient à s'en emparer, il remmènera dans le pays d'Iran, et ils feront un roi de cet enfant du Div, ils le feront asseoir sur le trône, ils lui donneront une couronne brillante. Amène-le de ce côté de la mer ; hâte-toi et ne me désobéis pas en cette affaire.
Piran lui répondit : Ne te presse pas de le mettre à mort. Je prendrai des mesures telles que le roi approuvera son serviteur dévoué. Nous allons le faire venir ici, nous l'emmènerons avec nous et le reléguerons à Khoten ; car il ne faut pas que jamais un méchant puisse se lever contre le roi. Le roi lui répondit : O maître de la sagesse ! tu me guides toujours vers ce qui est bien ; fais sur-le-champ tes préparatifs, car il ne faut pas que nous négligions cette affaire.
Alors Piran expédia un messager, un homme de sens et de noble naissance, et lui ordonna d'amener le prince. Le messager se mit en route incontinent et voyagea rapidement comme la fumée qui vole, et comme le Sipehbed le lui avait ordonné. Il arriva auprès de Khosrou, et le vit dans sa pompe et sa majesté ; il prononça sur lui des bénédictions répétées et lui rendit hommage. Il se tint longtemps devant lui respectueusement ; à la fin il lui dit tout ce qu'il avait à dire, il s'acquitta de tous ses messages. Quand Khosrou eut entendu ses paroles, il ne sut à quoi se résoudre ; il courut auprès de sa mère pour lui parler, et lui dévoila en entier ses secrètes pensées, disant : Afrasiab envoie quelqu'un pour me faire aller au bord de la mer. Qu'y faire ? quel remède y apporter ? La sagesse nous fournirait peut-être un moyen de sauver notre vie.
Ils en parlèrent longuement et émirent beaucoup d'avis ; mais ils ne trouvèrent aucun moyen de se soustraire à la nécessité, ils ne virent aucune possibilité d'éviter le voyage, et ils partirent à contrecœur et en grande hâte. Ils furent tristes pendant la route, leurs yeux ne cessaient de pleurer et leur langue de maudire Afrasiab. Â la fin Khosrou arriva auprès de Piran fils de Wiseh, qui, aussitôt qu'il l'aperçut, descendit de son trône et s'avança vers lui, lui demanda comment il avait supporté les fatigues de son long voyage, lui donna beaucoup d'éloges, le reçut tendrement et le fit asseoir à son côté. Piran lui fit donner sur-le-champ tout ce qu'il lui fallait, de la nourriture, des vêtements, des tapis, des tentes de toute espèce et des montures. Quand il eut pourvu à tous ses besoins et qu'il fut délivré de ces soins, il se rendit chez Afrasiab et lui dit : O roi, sage, illustre et glorieux ! j'ai fait amener ici ce noble enfant, quel ordre maintenant me donnes-tu à son égard ? Le roi du pays de Touran répondit à Piran : Il faut le renvoyer du bord de la mer de la Chine, si loin que les grands de l’Iran n'en entendent jamais parler ; et Piran l'envoya vite, comme la fumée que pousse le vent, du côté où le roi l'avait ordonné.
Rustem se rendit dans le Touran et s'avança jusqu'à la mer de la Chine. Les chefs et les braves de tous les pays se présentèrent devant le Pehlewan du monde ; Rustem s'assit sur le trône royal, et la fortune d'Afrasiab disparut. Rustem dit à cette occasion : Glorieux est celui qui marche à la rencontre de ses ennemis. Si un malveillant se présente contre lui, il vaut mieux qu'il soit tué ; si c'est un lâche, il vaut mieux qu'il s'enfuie du combat. Il rechercha dans le palais tous les trésors du roi, et on les lui indiqua l'un après l'autre exactement. On lui indiqua la porte du trésor d'or, on lui remit les couronnes brillantes, les étoffes de brocart et les trônes d'ivoire, les serviteurs, les chevaux, les caparaçons et les esclaves renommées pour leur beauté. Tout cela lui fut remis avec beaucoup de joyaux tirés du trésor de Gang. Il enrichit tous les hommes de son armée ; il leur donna des bracelets, des couronnes et des diadèmes. Il donna à Thous le célèbre trône d'ivoire, des bracelets, un collier et l'investiture de la ville de Djad, et lui dit : Quiconque se révoltera et reconnaîtra l'autorité d'Afrasiab, tranche-lui sur-le-champ la tête et fais de son corps un festin pour les vautours ; mais quiconque se soumettra et recherchera ta protection, quiconque renoncera à la foi d'Ahriman, traite-le avec tendresse comme un fils, préserve-le de toute peine, mets-le au-dessus de tout besoin. N'afflige pas ceux qui sont heureux, ne quitte jamais la voie de la justice et de la droiture, car ce monde est passager et ne dure pas éternellement. Aucune gloire n'est plus haute que celle de Djemschid, et pourtant le ciel sublime l’a abattu et a livré le monde à d'autres maîtres.
Ensuite il donna à Gouderz une couronne incrustée de pierreries dignes d'un roi, un trône, un bracelet et des boucles d'oreilles ; il lui confia le pays et la citadelle de Sipendjab, il lui adressa beaucoup de conseils en lui remettant l'investiture de ce pays. Il prodigua de grandes louanges et témoigna un grand respect à ce Pehlewan vaillant et attaché à la foi sainte ; il lui dit : Le sceau du pouvoir et de la justice, de même que les fêtes et les combats, ont conservé ton souvenir. La bravoure vaut mieux que la naissance illustre, mais la naissance sied bien au brave. Tu as de la bravoure, de la naissance et de l'intelligence, et mon esprit se plaît à penser à toi. Tout ira bien si tu veux suivre mon conseil, car tu es issu d'une famille puissante, et depuis Sipendjab jusqu'aux bords du Gulzarrioun personne ne refusera de t'obéir.
Ensuite il envoya à Feribourz fils de Kaous une couronne d'or, des pièces d'or et beaucoup de joyaux, et lui fit dire : Tu es le chef de l'armée, tu es prince, tu es frère de Siawusch. Ceins-toi pour venger ton frère ; tiens toujours ton lacet suspendu au crochet de ta selle, ne te lasse pas de poursuivre Afrasiab ; oublie la nourriture, le repos et le sommeil. Ne cesse point de pratiquer dans le monde ce que la justice exige, car on ne perd jamais rien à être juste.
On apprit à la Chine et dans le Madjin que Rustem s'était assis sur le trône du roi des rois ; tous les grands préparèrent des offrandes et des présents d'argent et de joyaux dignes d'un roi, et les lui apportèrent, en disant : Nous sommes tes serviteurs et tes esclaves, et ne vivons que par ta permission. Le Sipehbed voyant combien leur esprit était prudent, leur fit grâce de la vie. Il allait à la chasse au guépard et au faucon, et c'est ainsi que se passa un long espace de temps.
Il arriva qu'un jour Zewareh partit pour aller à la chasse aux onagres ; il se fit précéder par un Turc qui devait lui servir de guide, et arriva au lieu assigné. Il vit un bois au milieu de la large plaine, tu aurais cru qu'on ne pouvait le quitter, tant il était beau de couleur et de parfum et arrosé d'eaux courantes ; on aurait dit que l'âme s'en nourrissait. Alors ce Turc ouvrit imprudemment ses lèvres et dit à Zewareh : Ici étaient les réserves de chasse de Siawusch, voilà le lieu qu'il préférait à tout le pays de Tourari ; c'est ici qu'il était gai et heureux, partout ailleurs il était triste. Lorsque Zewareh eut entendu ces paroles, le souvenir de ce qui s'était passé autrefois se réveilla dans son esprit ; lorsque les paroles du Turc frappèrent son oreille, il tomba de cheval et perdit connaissance. Il portait un faucon sur le poing ; il le laissa envoler, et ses cils se remplirent de sang. Ses vaillants compagnons arrivèrent et le trouvèrent triste et le visage inondé de larmes. Ils maudirent son guide, et le frappèrent et le foulèrent aux pieds. Zewareh fit un grand serment pendant que ses deux yeux versaient des larmes de douleur, disant : Dorénavant je ne me permettrai plus ni la chasse ni le sommeil, je ne donnerai point de relâche à nos vengeances contre Afrasiab, et je ne souffrirai pas que Rustem se repose. Il faut maintenant nous préparer au combat.
Lorsqu'il fut arrivé près de Rustem, et dès qu'il l'aperçut, il lui dit en poussant des cris de rage : Sommes-nous venus ici pour exercer la vengeance, ou sommes-nous venus pour faire le bonheur de ce pays ? Puisque Dieu le distributeur des grâces t'a donné de la force, puisqu'il t'a assigné en partage dans le ciel étoile la sphère du soleil, pourquoi ne dévastons-nous pas ce pays ? pourquoi y laissons-nous un seul heureux ? N'oublie pas la vengeance due à ce roi dont cent générations ne verront pas l'égal.
Zewareh parvint à tirer de son inaction cet homme au cœur de lion, et Rustem fit tout ce que son frère lui avait demandé. Il commença à tuer et à dévaster, et le pays entier fut bouleversé. On ne voyait plus, depuis le Touran jusqu'aux pays de Seklab et de Roum, un seul district qui fût habité ; on tranchait la tête aux jeunes gens et aux vieillards, on emmenait en esclavage les femmes et les petits enfants, et sur une étendue de plus de mille farsangs s'élevait la fumée des incendies. Tous les grands issus de familles nobles vinrent auprès de Rustem, la tête couverte de poussière, et lui dirent : Nous étions fatigués d'Afrasiab, nous ne désirons le voir pas même en rêve, et aucun de nous ne lui a donné ni conseil ni assistance pour répandre le sang innocent. Et maintenant, quoique nous soyons un peuple dispersé, nous sommes tous tes esclaves ; et puisque tu es le maître, ne verse pas le sang innocent, ne lutte pas contre le ciel qui tourne. Personne ne sait où se trouve ce roi, ni s'il est en vie ou si la queue du dragon l'a enveloppé.
Lorsque Rustem eut entendu les paroles de cette assemblée, son cœur plein de sagesse trembla ; il se porta en grande hâte sur la frontière de Kafdjar-baschi, et y convoqua tous les chefs de son armée. Les sages, les grands et les hommes qui avaient de l'expérience se réunirent autour de lui et lui dirent : Kaous est assis sur son trône sans guide, sans dignité, sans soutien ; et si Afrasiab amenait rapidement, par une route quelconque, une armée dans l'Iran, il pourrait s'emparer du vieux. Kaous, et tous nos succès seraient vains, il n'y aurait plus pour nous de repos. Nous avons tendu partout le filet de la vengeance, nous avons dévasté par le feu toutes les terres cultivées du Touran ; allons maintenant auprès du vieux roi, et quand il faudra combattre pour lui, nous aurons tous repris nos forces. Nous avons maintenant passé six ans sans jouir d'un jour de bonheur ; c'est dans l'Iran que sont nos esclaves et nos trônes, nos sceaux et nos diadèmes. Nous sommes fatigués et mécontents, car notre corps est toujours couvert d'une armure, et notre esprit s'affaisse. Si tu t'attaches à ce vieux monde, il te caressera, mais il te cachera la vérité. Il est ton ennemi ; ne vise pas à sa possession, si ton cœur n'est pas dans la voie d'Ahriman. Revêts-toi de riches vêtements et fais des largesses, bois et mange ; voilà ta part dans cette vie, qui n'est qu'un passage. Rustem approuva les paroles qu'avait prononcées le glorieux Mobed, et ce joyeux conseiller ajouta : Ne recherche que les plaisirs de ce séjour passager. Songe quels seront tes compagnons quand tu seras sous terre, et combien tu regretteras alors les biens dont tu n'auras pas joui.
Rustem écouta ces paroles, il eut honte d'être resté si longtemps hors de son pays, et conçut un désir ardent de partir. Il fit amener de tous côtés les troupeaux de chevaux qui paissaient dans les plaines du Touran ; il rassembla dix mille esclaves des deux sexes, dignes d'être offerts au roi ; il amassa des bourses de musc et des peaux de zibeline, de petit-gris, d'hermine et de marte brune ; il fit parer magnifiquement et couvrir de brocart d'or le dos des éléphants mâles ; il fit porter dans le palais des caparaçons et toute espèce de choses précieuses, des étoffes, de l'or et de l'argent, des épées, des cuirasses, des trônes et des couronnes, et les fit charger sur des bêtes de somme. Ensuite il quitta le Touran et se rendit dans le Zaboulistan auprès de l’illustre Destan. De là Thous, Gouderz et Guiv, avec une armée brave et glorieuse, partirent pour le Fars, et tous ces héros et ces grands comblés de prospérités se présentèrent devant Kaous.
Lorsqu’Afrasiab, issu d'une race méchante, apprit que Thous et Rustem avaient passé le Djihoun, il revint de l'Orient vers la mer de Gang, le cœur rempli de vengeance, la tête pleine d'ardeur pour le combat. Il trouva tout son pays bouleversé, les grands et les petits morts, point de chevaux ni de trésors, ni de couronne ni de trône, ses beaux palais détruits, les arbres dépouillés de feuilles. Les hommes avaient péri par le feu et toutes les maisons étaient abattues et brûlées. Le roi versa de ses yeux des larmes de sang, et dit aux grands de l'armée : Quiconque oublierait ces méfaits aurait perdu la raison. Remplissez tous votre cœur du désir de la vengeance ; que votre bouclier vous serve de couche ; que le casque soit votre oreiller. Faites tomber, dans vos combats, le ciel sur la terre ; portez la guerre dans l'Iran ; vengeons notre patrie dévastée, nos enfants tués, nos trésors pillés, nos parents égorgés, et foulons aux pieds tout le pays d'Iran. Partons pour la guerre comme des lions. Ils nous ont vaincus dans une campagne, mais il ne faut pas nous laisser abattre ainsi. Amassons de tous côtés des armes et des troupes ; ouvrons de nouveau la voie de la fortune.
Il rassembla en toute hâte une grande armée portant des lances et couverte d'armures ; il la conduisit dans le pays d'Iran ; il la mena au combat contre les braves et les lions. Il faisait des attaques sur tous les points, et les Iraniens n'avaient pas le temps de se reposer. Il brûlait les récoltes et les arbres, et la position des Iraniens devenait malheureuse. Pendant sept années le ciel ne donna pas de pluie ; la fortune se tournait contre l'Iran, et la prospérité de ce pays s'évanouissait. Les hommes gémissaient sur ces peines et ces infortunes, et c'est ainsi que se passa un long temps pendant lequel le héros au corps d'éléphant se tint tranquille dans le Zaboulistan, tandis que le monde était au pouvoir du Turc qui frappait de l'épée.
Il arriva une nuit que Gouderz eut un songe. Il vit un nuage chargé d'eau, qui descendait sur l'Iran ; sur ce nuage planait le bienheureux Serosch, qui dit à Gouderz : Ouvre l'oreille, si tu veux être délivré de ton angoisse et de ce Turc renommé, de ce fier dragon. Il y a dans le Touran un jeune rejeton de la race royale ; son nom est Keï Khosrou. C’est un prince issu de Siawusch ; il est brave, de race illustre, et porte haut la tête. Il descend de Keïkobad du côté de son père, et de Tour du côté de sa mère. Quand son pied, qui porte bonheur, aura touché le pays d'Iran, le ciel lui accordera tout ce qu'il demandera. Il se ceindra pour venger son père, et bouleversera tout le pays de Touran ; il fera bouillonner l'eau de la mer de Kolzoum ; il n'hésitera pas à se venger d'Afrasiab ; il restera toute l'année revêtu de la cuirasse de combat, il restera jour et nuit en selle pour livrer bataille. Aucun des braves et des grands de l'Iran n'est destiné à trouver ses traces, si ce n'est Guiv ; telle est la volonté du ciel qui tourne, et qui, dans sa justice qui embrasse le monde, aime ton fils. Gouderz s'étant réveillé de son sommeil, adressa ses prières à Dieu le distributeur de la justice, et toucha la poussière avec sa barbe blanche, plein d'espoir dans le roi du monde.
Lorsque le soleil apparut à travers les ailes du corbeau de la nuit, et qu'il se leva semblable à une lampe d'or, le Sipehbed s'assit sur son trône d'ivoire, et lit placer dans la salle d'audience un siège de bois de tek. Il fit appeler Guiv, le cœur plein de soucis, et lui parla longuement de ce rêve, disant : Que les traces de tes pieds, que tes jours, que ton étoile qui éclaire le monde, soient bénis ! Depuis que ta pieuse mère t'a mis au monde, la terre a été comblée des grâces de Dieu. Le bienheureux Serosch m'a apparu en rêve cette nuit, par l'ordre de Dieu. Il était assis sur un nuage rempli de vent et de pluie, et son aspect affranchissait le monde de tout souci. Il m'a apparu disant : Pourquoi ces douleurs ? Pourquoi les hommes sont-ils remplis de haine, et la terre dépourvue d'eau ? C'est parce que le roi n'a ni dignité ni pouvoir, et qu'il ne suit pas la voie des rois. Quand Keï Khosrou arrivera du pays de Touran, il accablera vos ennemis sous le poids des guerres et des vengeances. Mais parmi les vaillants héros il n'y en a qu'un qui puisse le découvrir, c'est Guiv, l'illustre fils de Goudorz. Telle est la fortune que te destine le ciel sublime, que c'est toi qui nous délivreras de nos soucis, de nos souffrances et de nos chaînes. Tu as cherché la gloire entre deux armées ; maintenant s'offre à toi une gloire immortelle, qui ne vieillira pas tant qu'il y aura sur la terre des hommes et des traditions. C'est une entreprise pleine de dangers ; mais ces dangers sont suivis de gloire et de richesse, et tu t'en tireras certainement avec honneur. Puisque tu ne peux rester à jamais sur la terre, la renommée vaut mieux que cette demeure passagère. Tu rendras un roi au monde ; tu feras fleurir l'arbre du salut.
Guiv lui répondit : O mon père ! je suis ton esclave, je m'efforcerai de suivre tes ordres aussi longtemps que je vivrai ; et je jure par ton nom glorieux, ô mon guide, que si je puis, j'accomplirai ce devoir. Il rentra dans son palais et se prépara pour le départ, tout étonné du rêve de son père.
Banougouschasp, la reine des reines, la fille chérie du vaillant Rustem, était femme de Guiv ; et lorsqu'elle apprit que l'on sellait le cheval du héros pour son départ, elle courut vers lui et lui dit : O prince avide de renom ! j'ai appris que tu vas dans le Touran pour chercher Khosrou partout, qu'il soit près ou loin. Je désire me rendre auprès de Rustem, si le Pehlewan me le permet ; j'ai envie de voir son visage, car je suis triste de ne l'avoir pas vu depuis si longtemps. Je te dis adieu, ô Pehlewan du monde ! Puisses tu ne jamais cesser d'être le soutien des braves U Guiv permit à sa compagne de partir, et elle se dirigea aussitôt vers le Séistan.
Lorsque le soleil brillant se fut levé et eut rendu la terre semblable à la rose et au fenugrec, Guiv parut, ceint pour le combat et monté sur un cheval aux pieds de vent. Gouderz lui dit : Quel compagnon as-tu l'intention de prendre avec toi ? Il répondit : O vaillant Pehlewan du monde, à la tête haute, à l'âme brillante ! un lacet et un cheval me suffisent pour compagnons, et j'aime mieux n'emmener personne dans le Touran. Si je prenais avec moi des hommes, on demanderait qui je suis, et je me trouverais forcé de livrer des combats. Je n’ai besoin que d'un lacet accroché à la selle, d'un cheval rapide, d'une épée étincelante et d'un vêtement indien. Le désert et la montagne seront pour longtemps ma demeure, et quand je pourrai, je me ferai précéder par un guide ; mais je ne dois pas entrer dans les villes, on m'y reconnaîtrait, et j'aurais à m'en repentir. Je pars content et joyeux, me confiant à la fortune victorieuse du Pehlewan du monde. Elève dans tes bras mon fils Bischen, garde-le des embûches du sort, enseigne-lui l'art de la guerre, car les combats et les festins sont les seules choses qui lui conviennent. Malgré sa jeunesse, j'ai reconnu en lui une bravoure qui lui a gagné mon cœur. Adieu ! pense à moi, adoucis-lui les peines que lui causera mon absence. Je ne sais si nous nous reverrons, il n'y a que Dieu le Créateur qui le sache. Quand tu laves tes joues pour prier Dieu, prie aussi pour moi le Créateur, qui est plus puissant que toute puissance, et dont tous les rois sont esclaves, sans la volonté duquel le ciel ne tournerait pas, sans l’ordre duquel il n'y aurait ni sommeil ni nourriture, qui a créé la terre et le ciel, et ce qui est fort, et ce qui est faible. Il est la source de l'espoir et de la crainte, il est le maître de l'eau, du feu, du vent et de la terre, puisse-t-il être mon protecteur et me guider jusqu'auprès du roi glorieux !
Le père était vieux, et le fils était vaillant et semblable à un lion qui ouvre la gueule pour le combat Gouderz ne savait pas s'il le reverrait, et son âme était bouleversée de ce départ. Guiv descendit de cheval et baisa la main du héros au cœur de lion ; son père le pressa contre sa poitrine et lui baisa le visage et la tête à plusieurs reprises. Le vieux Gouderz adressa ses prières à Dieu, disant : O distributeur de la justice, viens-moi en aide ! Je te confie mon jeune et glorieux fils, qui est ma vie et ma raison ; je te le confie pour qu'il délivre mon pays de ses maux. Rends-le moi, ô Seigneur !
Ceux qui ont souffert dans la vie beaucoup de peines, et qui les ont supportées pour acquérir du pouvoir, n'ont à la fin d'autre couche que la poussière ; le monde ne leur donne que du poison, un poison contre lequel il n'y a pas de remède. Puisque tu sais que tu ne resteras pas longtemps dans ce monde, pourquoi mets-tu sur ta tête la couronne de l'avidité. Tu l'emporteras avec toi sous terre, tu la porteras sur ta tête dans le tombeau. Le monde t'offre beaucoup de délices, pourquoi te donnerais-tu de la peine pour un autre que toi ? Tu travailles, mais un autre jouira du fruit de tes travaux à son aise et sans jeter un regard sur ton tombeau et sur ta bière. Et lui, à son tour, verra la fin de ses joies, et la poussière recouvrira sa tête. Pense que tes jours s'en vont ; fais ton occupation des prières à Dieu le tout juste. Quelque long que soit ton séjour sur la terre, il faudra partir par une route qui ne permet pas de retour. Fais donc le bien et n'afflige personne, c'est là la voie du salut. Ne mets pas ton affection dans ce monde instable, car il ne t'appartiendra pas à jamais. O homme sage et au cœur pur, ne te plonge pas dans le doute, et retire ton pied de ce limon. Dieu est ton père nourricier, tu es son esclave et sa créature. Si tu te charges du fardeau des doutes, ne doute pas au moins de l'existence de Dieu et ne la combats pas. Celui qui la nie ne mérite ni nourriture ni sommeil, et il ne faut pas s'asseoir à côté de lui ; car son cœur est aveugle et sa tête est insensée, et le sage ne le compte pas parmi les hommes. L'eau et la terre témoignent de l'existence de Dieu ; ne jette pas ton âme dans les ténèbres de la perdition par ton savoir prétendu. Dieu peut tout, sait tout et tient tout dans sa main ; c'est lui qui a formé l'intelligence et l'âme. Le roi du Touran avait espéré élever sa tête au-dessus de tous les hommes ; il avait tué ce jeune fils de roi, mais il s'était préparé par là un sort terrible ; car Dieu le distributeur de la justice fit sortir des reins mêmes du roi des Turcs un rejeton portant du fruit, qui le punit comme il le méritait, et détruisit son pouvoir et son palais. Dieu est le maître de Saturne, du soleil et de la lune, c'est de lui que vient toute victoire et tout secours ; il est le maître de l'existence et de la justice, et c'est de lui que vient la grandeur et l'abaissement. Il n'y a de voie véritable que sa volonté et ses ordres, et le soleil et la lune sont ses instruments aveugles.
Pour se conformer aux ordres de Dieu, Guiv noua sa ceinture et partit, semblable à un lion furieux ; il partit seul et n'emmena personne, confiant à Dieu son corps habitué au luxe. Il marcha jusqu'à ce qu'il eût atteint le pays de Touran ; et quand il trouvait sur son chemin un homme seul, il lui demandait avec douceur, en langue turque, des nouvelles de Khosrou. Si le Turc lui répondait qu'il n'en avait pas connaissance, il le tuait aussitôt, l'attachait avec son lacet, le traînait au loin et le couvrait de terre, afin que personne ne connût son secret, n'entendit prononcer son nom et n'ébruitât son arrivée. Une fois il prit pour guide un homme du peuple ; il le suivit avec précaution, et ne lui confia son secret que quelques jours après, en lui disant : J'ai à l'adresser en confidence une question. Si tu agis envers moi avec droiture, si tu écartes de ton cœur toute fausseté et tout mensonge, je te donnerai tout ce que tu voudras, je ne te refuserai pas ma vie et mon corps. Le Turc répondit : Il y a beaucoup de choses qui sont connues, mais la connaissance en est répartie entre tous les hommes. Si je sais ce que tu me demanderas, ma langue ne te refusera pas une réponse. Alors Guiv lui demanda : Où est Keï Khosrou ? Il faut que tu me répondes selon la vérité. Le Turc répondit : Je n'en ai jamais entendu parler, et n'ai jamais fait de question à personne sur un homme de ce nom. Guiv ayant reçu cette réponse de son guide, le frappa de son épée et lui abattit la tête.
Guiv errait ainsi dans le pays de Touran, comme un insensé, espérant trouver quelque trace du roi. Sept années se passèrent, et ses reins étaient usés par le frottement de l'épée, de la ceinture et des courroies. Il vivait de la chair des onagres et se vêtait de leurs peaux ; il mangeait des herbes, et en guise de vin buvait de mauvaise eau. Il errait de cette manière dans les déserts et dans les montagnes, épuisé de fatigue et se tenant loin des hommes. Cependant Afrasiab, qui était rentré dans Gang, et s'était emparé de nouveau du Touran, après que Rustem eut ramené son armée sur la rive gauche du Djihoun, avait dit à Piran : O sage ! amène-moi Keï Khosrou le maudit ; amène-le du Madjin ; rends-le à sa mère, mais coupe-lui de tous côtés le chemin de la fuite. Piran avait envoyé sur-le-champ un messager monté sur un dromadaire de course, avait fait amener le fils de Siawusch, et avait rendu à sa mère ce jeune homme sage et intelligent. Quelque temps s'était écoulé depuis, lorsque le vaillant Guiv, en traversant, dans son inquiétude, tout le pays de Touran, se trouva un jour tout pensif devant une forêt magnifique. Il y entra tristement ; la nature était gaie, mais le cœur de Guiv était navré de douleur. Il y vit la terre couverte de verdure et un ruisseau rempli d'eau, et pensa que c'était un lieu propre au repos et au sommeil. Il mit pied à terre, et laissant errer son cheval, il se coucha, mais son cœur était plein de soucis. Il se dit : C'est probablement un vil Div qui a apparu au Pehlewan, lorsqu'il a eu ce rêve. Je ne trouve aucune trace de Keï Khosrou, pourquoi donc me traînerais-je à travers ce pays ? Mes compagnons d'armes livrent maintenant des batailles, et mes amis passent leur vie dans les fêtes ; les uns recherchent la gloire, les autres le plaisir, pendant que le sort me prive de toute joie. C'est en vain que j'appelle Khosrou et que mon esprit se replie sur lui-même comme un lacet roulé. Peut-être Khosrou n'a jamais été mis au monde, ou s'il a existé, le sort aura donné sa vie au vent. Je n'ai recueilli de cette recherche que peine et fatigue. Heureux celui qui meurt par le poison !
Le héros qui était à la recherche du roi parcourait tristement la forêt, lorsqu'il vit de loin une fontaine brillante, et à côté un jeune homme d'une taille de cyprès, et dont la vue calmait l'âme. Il tenait en main une coupe remplie de vin, et portait sur la tête un bouquet de fleurs de toutes couleurs. Sa taille était empreinte de cette majesté que donne la grâce de Dieu, son visage annonçait l'intelligence d'un sage ; tu aurais dit que c'était Siawusch assis sur son trône d'ivoire et portant sa couronne de corail. Son visage exhalait un parfum d'amour, et ses cheveux embellissaient sa couronne de fleurs. Guiv dit dans son âme : Ce ne peut être que le roi, on ne trouve de pareils traits qu'à ceux à qui appartiennent les trônes. Il s'avança à pied, et lorsqu'il fut près de lui, los nœuds de la corde qui avait fermé si longtemps la porte de ses soucis se relâchèrent, et le trésor qu'il avait tant cherché lui apparut. Quand Keï Khosrou, qui était assis au bord de la source, l'aperçut, il sourit, et son cœur bondit de joie. Il se dit : Ce brave ne peut être que Guiv, il n'y a pas dans ce pays d'homme de cette mine. Il me cherche sans doute, et m'emmènera dans l'Iran pour que j'y règne.
Lorsque l'illustre Guiv s'approcha, Khosrou, le fils du roi, s'avança vers lui en disant : O Guiv ! tu es le bienvenu, puisque tu viens par la grâce et par l'ordre de Dieu. Comment as-tu pu pénétrer dans ce pays ? Quelles nouvelles as-tu de Thous, de Gouderz et du roi Kaous ? Sont-ils tous heureux ? Pensent-ils à Khosrou ? Comment se porte Rustem, le héros au corps d'éléphant qui ambitionne la possession du monde, et le Destan et toute cette famille. Quand Guiv entendit ces paroles, il resta confondu et sa langue prononça le nom de Dieu. Il dit à Khosrou : O roi qui portes haut la tête ! le monde a besoin de ton amour. Je crois que tu es le fils de Siawusch, que tu es Khosrou de la famille des Keïanides. Dis-moi, ô chef de la race des justes, qui t'a parlé de Gouderz ? Qui t'a donné connaissance de Keschwad et de Guiv ? Puissent le bonheur et le pouvoir être ton partage !
Keï Khosrou répondit : O homme au cœur de lion ! ma mère m'a rapporté ce que lui dit mon père, lorsque, parlant par l'inspiration de Dieu, il déclara ses dernières volontés. Il dit alors à ma glorieuse mère : Quelque malheur qui me soit réservé, Keï Khosrou naîtra, et c'est lui qui délivrera l’Iran de toutes ses chaînes, dans le temps où le fier et vaillant Guiv le maître du monde, après de longues recherches, arrivera dans le pays de Touran, et le conduira sur le trône d'Iran et dans l'assemblée des grands et des lions. Il rétablira alors par sa vaillance la prospérité du monde, et me vengera. Guiv lui répondit : O chef des braves ! quelle marque as-tu de ta haute naissance ? Siawusch avait au bras un signe bien visible, c'était comme une tache de poix dans un parterre de roses. Découvre ton bras et montre-le-moi, car la marque que tu dois porter est connue de tout le peuple.
Le roi lui montra son corps nu, et Guiv y vit le signe noir héréditaire dans la famille royale depuis Keïkobad, et qui était un indice infaillible de la race des Keïanides. Dès qu'il eut aperçu la marque, il rendit hommage au roi, il versa des larmes et lui dévoila ses secrets. Le roi de la terre le pressa contre son sein, et dans sa joie il le bénit ; ensuite il lui adressa de nouveau des questions sur l'Iran, sur le trône du roi, sur Gouderz et sur Rustem avide de combats. Guiv lui répondit : O Keïanide maître du monde, portant haut la tête, prudent, bienheureux, roi de la terre, connaissant la bonne et la mauvaise fortune ! si tu m'avais donné le paradis entier et les sept zones de la terre avec l'empire du monde, si tu m'avais donné le pouvoir et la couronne des Keïanides, mon cœur n'en serait pas aussi joyeux que de t'avoir trouvé dans le pays de Touran. Qui peut savoir dans l'Iran si je suis en vie, ou sous terre, ou jeté dans le feu, ou si j'ai vu Siawusch vivant et l'ai interrogé sur ses peines et sur ses douleurs ? Grâces soient rendues à Dieu de ce que mon étoile a fait aboutir mes grandes fatigues à la joie et au bonheur !
Ensuite ils sortirent tous deux de la forêt, et pendant la route Khosrou s'entretint avec Guiv du roi Kaous, il le questionna sur les soucis et les peines qu'il avait endurés depuis sept ans, et voulut savoir comment il s'était couché, comment il avait dormi et s'était nourri. Guiv lui raconta tous les événements que Dieu avait fait naître, le songe de Gouderz, ses longues fatigues, la manière dont il s'était nourri et vêtu, ses peines, ses délassement et ses plaisirs ; comment Kaous, brisé par l'âge, s'était affaibli de corps et d'esprit par la douleur que lui causait la mort de son fils, et comment le pays d'Iran avait perdu sa prospérité et n'était plus qu'un désert. La peine que le récit des souffrances de Guiv fit à Khosrou consumait son cœur, et ses joues brûlaient comme du feu lorsqu'il lui dit : Puisse le sort te donner maintenant du repos et du bonheur après ces longues fatigues ! Sois un père pour moi, ne parlera personne et observe la tournure que prendra la fortune.
Le roi monta sur le cheval du vaillant Guiv, qui se mit à marcher devant lui une épée indienne à la main. Quand le prudent Guiv rencontrait quelqu'un, il le frappait sans hésiter sur la nuque et le couvrait de terre et de poussière, et c'est ainsi qu'ils arrivèrent à Siawuschguird. Les deux amis réunirent leur cœur et leur intelligence, et prenant Ferenguis pour confidente, décidèrent en secret de partir tous trois à l'insu des braves avides de combats. Ferenguis leur dit : Si nous tardons, nous rendrons le monde étroit pour nous ; Afrasiab apprendra ce qui est arrivé, il ne mangera ni ne dormira plus, il accourra semblable au Div blanc, et nous n'aurons plus d'espoir de sauver notre douce vie. On ne laissera vivre aucun de nous, ni en public, ni en secret. Le monde est rempli de malveillants et d'ennemis déchaînés contre nous, et tout ce pays est la demeure d'Ahriman. O mon noble et illustre fils ! écoute le conseil que je te donne. Il y a une prairie non loin d'ici, à côté de la route que suivent les cavaliers du Touran. Vas-y demain matin avec Guiv, et prends avec toi une selle et une bride noire. Tu verras une montagne qui s'élève jusqu'aux nues et contre laquelle se heurtent les nuages. Tu y monteras et tu trouveras une prairie semblable au gai paradis et traversée par un ruisseau d'eau courante dont l'aspect rajeunit l'âme. À l'heure où le soleil arrive au haut de la voûte du ciel et où tu auras envie d'ouvrir les portes du sommeil, tous les troupeaux de chevaux qui paissent dans la montagne viendront boire au ruisseau. Montre alors à Behzad la selle et la bride, et s'il t'obéit comme un cheval bien dressé, approche-le en souriant, appelle-le et caresse-le doucement de la main ; car Siawusch, lorsqu'il désespérait de sa vie et que le jour brillant s'obscurcissait devant lui, a dit à Behzad son cheval noir : N'obéis désormais pas même au vent, erre dans les montagnes et les prairies, et quand Keï Khosrou viendra te chercher, laisse-toi monter par lui, frappe la terre de tes pieds, et délivre-la de ses ennemis avec tes sabots.
Le vaillant roi monta à cheval, et Guiv alla devant lui à pied ; ils se dirigèrent vers la haute montagne, empressés comme des hommes qui cherchent un moyen de salut. Bientôt les chevaux vinrent boire dans le vallon, et ils partaient quand ils étaient désaltérés. Le noble Khosrou descendit de cheval auprès de la source, s'avança rapidement et montra à Behzad la selle et la bride, impatient d'atteindre son but. Behzad leva la tête et aperçut le roi, il poussa un soupir, il regarda la peau de léopard qui couvrait la selle de Siawusch, les longs étriers et la selle de bois de peuplier : il se tenait au bord de l'abreuvoir et ne bougeait pas. Keï Khosrou le voyant tranquille, alla doucement à lui avec la selle. Le noble cheval resta en place, et ses deux yeux devinrent des fontaines de larmes. Le roi et Guiv pleuraient aussi, et leur douleur les consumait comme un feu ardent ; leurs yeux versaient des larmes, et leurs langues maudissaient Afrasiab. Khosrou caressait Behzad en lui passant la main sur les yeux et sur la face, sur le poitrail, sur les membres et à travers la crinière. A la fin il lui mit la bride et la selle en lui parlant tristement de son père, monta dessus, le serra des jambes, et ce puissant dromadaire s'élança, bondit comme la tempête dans les airs, vola et disparut aux yeux de Guiv. Guiv en fut affligé, il resta confondu et adressa dans son étonnement des prières à Dieu, disant : Ahriman le rusé a pris la forme d'un cheval et s'est montré à nous sous cette apparence. Maintenant la vie de Khosrou et ma peine sont perdues, ce qui était mon trésor dans le monde a disparu, et je n'ai eu en partage que des fatigues inutiles.
Mais le vaillant et prudent roi ayant parcouru la moitié de la montagne, retint Behzad par sa bride noire, attendit que Guiv l’eût rejoint, et lui dit : Veux-tu que je devine, par la force de mon intelligence, tes pensées secrètes, ô Pehlewan ? Guiv repartit : O noble roi ! tous les secrets devraient l'être connus, et la grâce de Dieu et le pouvoir des Keïanides te mettent en état d'entrer dans un cheveu pour voir ce qu'il contient. Keï Khosrou lui répondit : Tu as des soupçons sur ce cheval de noble race, et voici, ô Pehlewan, ce que tu as pensé : Ahriman est venu perdre ce jeune homme ; et maintenant qu'il l'a emporté, toute ma peine est donnée au vent, mon cœur est rempli de souci, et le Div triomphe. Le sage Guiv descendit de cheval et appela les grâces de Dieu sur le vaillant roi : Que tes jours et tes nuits soient bénis ! que le cœur de tes ennemis soit déchiré ! Dieu t'a donné du pouvoir, une couronne, un trône et sa grâce ; il t'a donné de la bravoure et une noble naissance.
Ils s'en retournèrent de la montagne au palais, la tête pleine de soucis, l'esprit cherchant une voie de salut. Arrivés auprès de Ferenguis, ils parlèrent beaucoup de la longue route qu'ils avaient à parcourir, et cherchèrent comment ils tiendraient secrète leur entreprise, de manière que personne ne devinât leur projet. Lorsque Ferenguis vit Behzad, ses yeux inondèrent de larmes son visage, elle appliqua ses deux joues contre la crinière et le poitrail du cheval, et invoqua les mânes de Siawusch. A la fin, les larmes de ses yeux étant épuisées, elle alla rapidement vers le lieu où étaient accumulées ses richesses ; car elle avait dans le palais un trésor secret dont personne au monde n'avait connaissance, un trésor rempli de pièces d'or et d'argent, de rubis, de masses d'armes, de caparaçons pour les chevaux, de poignards, d'épées et de lourdes massues. Elle ouvrit devant son fils la porte du trésor, le cœur gonflé de douleur et déchiré par les soucis. Elle dit à Guiv : O toi qui as supporté de si grandes fatigues, regarde ces richesses et prends les joyaux que tu voudras, de l'or et des pierreries dignes d'un roi, des rubis et des couronnes incrustées de pierres fines ; car nous ne sommes que les gardiens de ce trésor qui est à toi, qui est la rançon de notre vie et la récompense de tes peines. Le Pehlewan baisa la terre devant elle et lui dit : O reine des reines ! tu convertis le monde en un paradis printanier, et c'est par ton ordre que le ciel amène le bien et le mal. Puisse la terre être devant ton fils comme une esclave ! puissent tomber les têtes de tes ennemis ! Ayant jeté les yeux sur ces richesses, Guiv choisit l'armure du vaillant Siawusch ; ils prirent les joyaux les plus précieux, et en emportèrent tant qu'ils pliaient sous le faix ; ils prirent des casques, des caparaçons magnifiques pour les chevaux et des armes digues d'un Pehlewan ; ensuite le roi referma la porte du trésor et fit ses dispositions pour traverser le désert.
Leurs préparatifs étant terminés, ils sellèrent leurs nobles chevaux aux pieds de vent. Ferenguis se couvrit d'un casque, et tous les trois partirent rapidement comme le vent et se dirigèrent vers l'Iran en toute hâte et secrètement comme il convient quand on est dans une position difficile. Mais leur faite ne resta pas longtemps cachée ; quelqu'un alla trouver Piran et lui dit : Le noble Guiv est venu de l'Iran, il s'est rendu auprès du sage et vaillant prince, et maintenant Ferenguis, Khosrou et le héros avide de combats sont partis pour l'Iran. Piran fut consterné de ces paroles, il trembla comme une branche de tremble ; il se dit en lui-même : Voilà que s'accomplissent toutes les paroles que mes oreilles ont entendues de la bouche du roi. Que dirai-je à présent devant Afrasiab ? Mon honneur est terni à ses yeux. Il choisit parmi les braves Kelbad et Nestihen, un homme de fer ; il ordonna à trois cents cavaliers turcs de marcher au combat, et dit en se dressant à cette troupe : Partez ! et une fois à cheval ne perdez pas un instant, plantez la tête de Guiv au bout du fer d'une lance, enterrez Ferenguis et enchaînez Keï Khosrou le maudit, car la trace de ses pieds est la mauvaise étoile du Touran. Si cet homme de mauvais augure parvient à franchir le Djihoun, quels malheurs ne causera-t-il pas à ce pays et à ces grands ! C'est ainsi que partit, sous le commandement de deux Pehlewans circonspects, une troupe de jeunes guerriers.
Ferenguis et son fils, accablés de lassitude, s'étaient endormis, car ils avaient fait beaucoup de chemin et passé des nuits fatigantes, et Guiv veillait pour la garde du roi qui désirait la possession du monde. Khosrou et sa mère dormaient, et Guiv, harassé de fatigue, mais soutenu par la colère, tenait les yeux fixés sur le chemin par lequel les cavaliers arrivaient ; il avait laissé son cheval caparaçonné, comme doit le faire un chef vaillant ; sa poitrine était couverte d'une cuirasse, sa tête de lion armée d'un casque, son cœur était brûlant, et il avait voué son corps à la mort.
Lorsque Guiv aperçut de loin la poussière que soulevait l'armée, il se hâta de tirer son épée, il poussa un cri comme le tonnerre des nues, un cri qui faisait trembler le cerveau et le cœur du lion ; il s'élança au milieu des cavaliers comme un brave, et la terre devint sombre, épouvantée de sa fureur. Il fit pleuvoir du haut de son cheval tantôt des coups d'épée, tantôt des coups de massue, et les chefs des Touraniens furent bientôt rebutés du combat, tant frappait fort la masse d'armes du vaillant Guiv. Il était si réjoui de ce jour de colère, qu'il n'eût pas craint la mer plus qu'une source d'eau. Les Touraniens l'environnèrent, ils formaient une troupe nombreuse, et le lion furieux était seul. Les lances faisaient du champ de bataille comme un champ de roseaux, et le soleil et la lune voilèrent leur face ; le lion s'agitait avec rage dans ce champ de roseaux, et il l'eut bientôt rougi de sang comme un pressoir ; il renversa un grand nombre de ses ennemis, et les braves cavaliers en eurent peur. Kelbad dit au vaillant Nestihen : Cet homme est un rocher qui a des bras et des épaules. C'est contre la grâce de Dieu qui repose sur Keï Khosrou que nous luttons, et non pas contre l'épée et la massue de Guiv. Je ne sais quel sera le sort de ce pays, on ne peut se dérober aux décrets de Dieu, et les astrologues annoncent que les présages sont mauvais pour le Touran et pour ses braves.
Pareils à des lions, ils firent avec leur armée une attaque vigoureuse, des coups furent donnés et reçus, et les cris des combattants et le son des trompettes firent trembler le cœur des montagnes. Les ravi os et les plaines étaient jonchés de morts, la terre était teinte de sang comme une rose, et les Touraniens s'enfuirent de tous côtés devant Guiv le hardi, le soutien des armées ; tous s'en retournèrent blessés et défaits auprès de Piran qui portait haut la tête.
Guiv se rendit, semblable à un lion, auprès de Keï Khosrou, la poitrine et les mains couvertes de sang et lui dit : O roi, sois heureux, prends pour compagne la sagesse, et réjouis-toi. Une armée est venue nous combattre, commandée par Kelbad et par le vaillant Nestihen ; mais ceux qui survivent se sont enfuis et doivent pleurer sur l'état de leurs poitrines et de leurs bras. Je ne connais que Rustem le cavalier de l'Iran qui puisse me tenir tête. Khosrou à la foi pure fut réjoui de ces paroles ; il adressa beaucoup de louanges à Guiv, et invoqua les grâces de Dieu sur lui. Ensuite ils mangèrent ce qu'ils purent trouver, et se hâtèrent de continuer leur chemin en évitant les routes fréquentées. Lorsque les Turcs arrivèrent auprès de Piran, blessés, honteux et navrés de douleur, Piran tressaillit envoyant Kelbad et lui dit : Une aventure aussi étonnante ne doit pas rester secrète. Qu'avez-vous fait de Guiv, et où est Khosrou ? Raconte-moi exactement tout ce qui s'est passé. Kelbad lui dit : O Pehlewan ! si je te raconte comment le vaillant Guiv a traité tes braves, ton cœur sera las des champs de bataille. Tu m'as souvent vu à la guerre, tu as approuvé ma manière de combattre, eh bien ! j'ai heurté Guiv de mes étriers de manière que tu aurais cru qu'il devait tomber, et en même temps j'ai asséné à cet illustre guerrier plus de mille coups de massue ; mais sa tête est comme une enclume, sa poitrine et ses bras sont comme ceux de Pildendan. J'ai souvent vu combattre Rustem, j'ai entendu parler des hauts faits des braves, mais je n'ai jamais vu d'homme aussi ferme que Guiv sous les coups des ennemis, et aussi calme dans le tumulte et les vicissitudes d'une bataille. Quand même les massues de nos braves n'auraient été que de cire, et les lances de nos cavaliers que de peau de léopard, sa poitrine, ses bras et ses mains auraient dû être broyés. Mais chacun de nos coups ne faisait qu'exciter sa rage, et il poussait toujours des cris comme un éléphant. La plaine semblait changée en montagne par les monceaux de morts, et tant de braves avaient peur d'un seul homme.
Pipan éclata contre lui, en s'écriant : Assez ! c'est une honte de parler ainsi devant qui que ce soit, ce n'est pas ainsi que parle un cavalier. Ne pense plus à combattre des braves. Tu es parti avec le glorieux Nestihen et avec une troupe de guerriers qui ressemblaient à des lions. Maintenant tu as fait de Guiv un éléphant furieux, et tu es perdu d'honneur parmi les héros. Si Afrasiab apprend ces nouvelles, il jettera par terre sa couronne impériale, parce que deux braves Pehlewans montés sur leurs destriers, et une armée si vaillante, se sont enfuis devant un seul cavalier, qui a tué un grand nombre d'entre eux. On en rira beaucoup et on se moquera de toi, car tu n'es pas digne d'un drapeau, d'une massue et de timbales.
Piran choisit mille cavaliers tous braves et propres au combat, et leur dit : Il faut nous hâter de saisir les rênes de nos destriers, il faut suivre la trace de nos ennemis sans tarder un instant ; car si Guiv et Khosrou parviennent à atteindre l'Iran, les femmes de ce pays deviendront comme des lionnes, il ne nous restera ni terre, ni eau, le cœur d'Afrasiab en saignera, et c'est à moi qu'il imputera cette fuite, et non pas à la rotation des étoiles, du soleil et de la lune.
Les Turcs, sur l’ordre de cet illustre Pehlewan, partirent semblables à un ouragan ; ils levèrent la tête lorsqu'ils entendirent ces paroles ; ils coururent jour et nuit sans s'arrêter, jusqu'à ce qu'ils arrivent à une rivière profonde. L'armée était dispersée et en désordre ; la rivière était peu large, mais profonde et difficile à passer. Le fleuve se nommait Gulzar-rioun, et au printemps il ressemblait à une mer de sang.
Sur l'autre rive se trouvaient Guiv et le roi, qui dormaient tandis que Ferenguis assise faisait la garde ; en regardant attentivement elle aperçut l'étendard du Sipehbed du Touran, et courut à Guiv pour l'avertir ; elle réveilla les deux héros endormis et dit à Guiv : Lève-toi, quelle que soit ta fatigue, car voici pour toi un jour de combats. Une armée nous poursuit avec ardeur, et je crains que notre vie ne tire à sa fin. S'ils t'atteignent, ils te tueront, et la douleur que nous causera ta perte sera une torture pour nous. Ils nous mèneront moi et mon fils devant Afrasiab, chargés de chaînes et les yeux remplis de larmes, et je ne sais quels malheurs s'ensuivront ; car qui peut connaître le secret du ciel sublime ? Guiv lui répondit : O reine des reines ! pourquoi ton âme se désespère-t-elle ? Monte avec le roi sur cette hauteur escarpée, et n'aie pas peur de Piran et de son armée. Dieu le victorieux est mon soutien, et je porte en moi votre bonne étoile. Par la force que Dieu le créateur de l'âme m'a donnée, je montrerai, assis sur ma selle élevée, que je connais mon devoir de cavalier.
Keï Khosrou lui répondit : O toi qui es toujours prêt à combattre ! tu n'as déjà fait que trop pour moi. J'ai été délivré par toi des pièges du malheur ; ne te jette pas toi-même dans la gueule du dragon. C'est à moi d'aller sur ce champ de bataille et de faire, avec mon épée, rejaillir le sang jusqu'au firmament. Guiv lui répondit : O noble roi ! le monde a besoin de ta couronne. Je ne suis qu'un Pehlewan et fils d'un Phelewan ; mais qui pourrait se ceindre de la ceinture impériale si tu mourais ? J'ai soixante et dix-huit frères, mais le monde périrait si ton nom périssait. Il y a beaucoup de Pehlewans et peu de rois ; que dis-je, peu ? je n'en vois qu'un, et qui n'a pas d'enfant. Si je suis tué, il restera d'autres Pehlewans ; si la tête couronnée succombe, c'en est fait de la couronne. Si tu péris dans une captivité lointaine, je ne connais personne qui soit digne du trône et du diadème, mes sept années de peine sont perdues, et le méchant Afrasiab dévastera de nouveau l'Iran. Monte sur cette hauteur et observe l'armée ; Dieu le créateur m'aidera, et si je suis vainqueur, ce sera par l'effet de ta fortune, car le monde ne vit que sous l'ombre de ton aile.
Guiv se revêtit de son armure et partit comme un lion, monté sur son ardent destrier. D'un côté du Gulzarrioun se trouvait le Sipehdar, de l'autre l'armée, et entre deux le fleuve qui coupait le chemin. Guiv poussa un cri comme le tonnerre du printemps, et demanda qui était le chef de cette armée. Piran se mit en colère et l'injuria, disant : O mauvais homme de mauvaise race ! tu es venu seul sur ce champ de bataille, tu es venu bravement t'opposer à une armée. Nous allons te faire sentir les pointes de nos javelots, nous allons te donner pour linceul les griffes des oiseaux de proie ; et quand même tu serais une montagne de fer, ô cavalier isolé ! des milliers d'ennemis t'entoureraient comme des fourmis et briseraient cette armure sur ta poitrine, t'arracheraient la tête et t'enterreraient comme une chose immonde. Un lion bondissant a dit : Quand l'heure d'une gazelle est venue, le sort compte ses respirations, et elle court se jeter dans mes griffes C'est ainsi que le sort t'amène maintenant devant moi et devant cette armée renommée.
Le terrible Guiv, le puissant Pehlewan, chef des braves, poussa un cri de rage et dit : O Turc de mauvaise nature, fils du Div, puisse-t-il n'y avoir plus au monde un Sipehbed comme toi ! Tu as vu comme j'ai vengé Siawusch, et sans doute tu as approuvé les coups que je donnais. Que de grands du pays des Turcs et de la Chine ont été tués de ma main au jour de la vengeance ! J'ai livré au pillage ton palais, j'ai affligé ton cœur ; il y avait chez toi deux femmes, les plus nobles de l'empire, je les ai emmenées captives de Khoten. L'une était ta sœur, l'autre ta femme ; elles tremblaient pour ton âme et pour ton corps. J'ai rencontré deux Turcs farouches, et j'ai donné à chacun de ces misérables une de ces femmes. Tu m'as montré le dos comme une femme, tu t'es enfui en gémissant et en pleurant. Il te faut des hommes semblables aux femmes pour les combattre ; mais ne te vante pas de tes hauts faits, quand tu es avec des braves : car les grands publieront à jamais ta honte, au milieu des chants et de la musique ; ils raconteront que Guiv tout seul a enlevé Khosrou, et ils te livreront au mépris toi et les tiens. Ignores-tu que tous les princes de la terre, tels que le Faghfour, le Kaïsar de Roum, le Khakan de la Chine, tous les grands de l'Iran et tous les parents de Kaous, tous les braves et tous les héros au casque d'or, ont demandé la fille de Rustem en mariage et l'ont désirée dans leur cœur ? Thous a envoyé un messager pour la demander ; mais Tehemten n'a fait qu'en rire, il a refusé toutes ces alliances, n'en ayant trouvé aucune digne de lui. Il a regardé longtemps et de tous côtés, et aucun des braves qu'il voyait ne lui a convenu. C'est à moi qu'il a donné sa noble fille, qui lui était plus chère que son diadème ; c'est à moi que le héros qui porte haut la tête a donné sa fille aînée Banougouschasp la guerrière ; c est moi qu'il a choisi parmi tant de braves ; c'est moi dont il a élevé la tête jusqu'au ciel sublime. De mon côté j'ai donné à Rustem ma sœur, la reine des reines, Schehri-Banou-Irem. Il n'y a que Rustem le lion qui soit mon égal dans le combat ; et quand je viendrai avec lui pour exercer nos vengeances, tu n'auras qu'à pleurer les morts. Seul même comme je suis, je vais rendre le monde noir devant tes yeux avec cette épée brillante ; et si je laisse en vie un seul homme de cette armée, ne m'appelle plus jamais un brave. J'emmènerai Khosrou le roi des rois, je le conduirai devant le roi des braves, je le placerai sur l'illustre trône d'ivoire, je poserai sur sa tête la couronne qui réjouit les cœurs ; ensuite je me revêtirai de ma noble cuirasse, et convertirai le pays de Touran en un repaire de lions. Je suis fils de Gouderz fils de Keschwad le chef des braves, Guiv issu de nobles parents, et tu es Piran le maudit, le Turc à la mauvaise étoile. Puisses-tu te trouver sans couronne, sans trône et sans patrie ! Le nœud de mon lacet va être ta mort, et ton casque et ta cuirasse te serviront de linceul.
A ces paroles, Piran se sentit enflammé de colère ; le sang de son cœur bouillonna et ses yeux se remplirent de larmes. Il lança son cheval, il le serra des jambes, et plaçant sur son épaule sa lourde massue, il s'élança du rivage dans l'eau, comme une barque, en se recommandant à la grâce de Dieu de qui vient tout bonheur. Guiv ne se pressa pas de combattre, et lorsque le Sipehbed fut sorti de l'eau, il lui tourna le dos comme par lâcheté, et s'enfuit, tout avide qu'il était de se mesurer avec lui. Son ennemi le suivit de près, et le monde devint noir comme la nuit sombre. Mais Guiv, lorsqu'il l'eut attiré loin du fleuve et de son armée, détacha de la selle sa massue de combat, et se jeta sur le Pehlewan : tu aurais dit que c'était un dragon furieux. Piran le lion s'enfuit à son tour devant Guiv qui le poursuivit et qui, sans que le puissant Pehlewan s'en aperçut, détacha son lacet roulé du crochet de la selle, tourna plusieurs fois son bras, fit voler la courroie et y prit Piran. La fête du Pehlewan se trouvait dans le nœud du lacet, et Guiv enleva ainsi Piran de la selle. Ensuite il le fit ignominieusement marcher à pied devant lui, et l'amena à une grande distance du fleuve. Là il le jeta par terre, lui lia les mains, se revêtit de son armure, monta sur son cheval, prit sa bannière et s'en retourna au bord du Gulzarrioun. Lorsque les Turcs virent l'étendard de leur Sipehbed, ils s'avancèrent sans méfiance, en poussant des cris et en faisant sonner les trompettes, les clairons et les clochettes indiennes. Guiv, voyant cela, entra dans le fleuve comme un vaisseau qui fend les vagues, et aussitôt qu'il eut abordé l’autre rive, il éleva sa lourde massue au-dessus de son épaule. Toute l'armée le regarda avec étonnement, il lâcha la bride à son cheval et se raffermit sur les étriers, et les grands furent frappés de terreur. Il renversa les Turcs dans la poussière avec son épée et ses étriers, avec ses épaules et avec son souffle, et bientôt toute la plaine fut couverte de monceaux de morts. Ces braves eurent peur de sa massue, et tous lui tournèrent le dos ; il était comme un lion qui se jette au milieu d'un troupeau, et cette grande armée et tous ces guerriers s'enfuirent devant lui ; ensuite il s'en retourna victorieux et repassa le fleuve : tu aurais dit qu'il n'avait pas vu d'ennemi, même en songe.
Il revint en toute hâte auprès de Piran, à qui il voulait trancher la tête. Il le fit marcher ignominieusement à pied derrière lui, et força à courir ce vieillard, que la peur avait presque privé de la raison. Il l’amena ainsi devant le roi, humilié, les joues pâles, honteux et la tête penchée. Il descendit lui-même de cheval, baisa la terre devant le roi, lui rendit hommage et lui dit : Ce traître s'est pris dans les replis de la queue du dragon. Siawusch a livré sa tête, parce qu'il a cru aux paroles de cet homme, qui doit périr comme Siawusch a péri. Piran se mit à, prononcer des bénédictions sur le roi, il gémit et baisa la terre, en disant : O roi qui sais approfondir la vérité, qui brilles au milieu de la foule comme le soleil ! tu connais les angoisses que j'ai souffertes à cause de toi et les soins dont je t'ai entouré, tu connais les luttes que j'ai soutenues pour toi contre Afrasiab. Si ton esclave se fût trouvé à la cour du roi, Siawusch n'eût pas été tué. Je vous ai sauvés toi et ta mère, je vous ai tirés des mains du Div, à force de prudence et de ruse, et j'espère que, par ta grâce et ta fortune, j'échapperai aux griffes de ce dragon.
Cependant Guiv regardait Keï Khosrou, attendant les ordres que le vaillant roi lui donnerait. Il observait Ferenguis, dont les yeux étaient remplis de larmes et la bouche pleine de malédictions contre Afrasiab, et qui lui dit : O héros qui as bravé pour nous les fatigues de cette longue route, sache que ce vieux Pehlewan est un honime sage, noble et d'un esprit brillant. C'est lui qui nous a préservés de la mort, par l’ordre de Dieu le distributeur de la justice, le guide des hommes. Sa tendresse a été notre asile contre le malheur, et maintenant il réclame notre protection en récompense de ses bienfaits. Accorde-nous sa grâce, ô illustre héros ! car jamais il n'a conseillé le mal.
Guiv lui répondit : O reine des reines ! puisse le roi de la terre rester toujours jeune ! J'ai juré par la lune, et par la couronne et le trône du roi illustre, que je rougirais la terre du sang de Piran, s'il tombait entre mes mains au jour de la bataille. Keï Khosrou lui dit : O héros qui ressembles au lion, ne viole pas un serment que tu as fait devant Dieu. Satisfais ton cœur et accomplis ton serment en perçant l'oreille de Piran avec ton poignard ; et quand le sang que ton arme versera sera tombé sur le sol, tu auras satisfait en même temps à la vengeance et à la clémence.
Le Pehlewan vit que le roi s'attendrissait sur le sort de Piran, et que ses joues inondées de larmes trahissaient sa tendresse pour lui. Il se retourna, perça avec son poignard l'oreille de Piran, et se dégagea ainsi de son serment. Piran dit alors au roi : Je ne puis rejoindre mon armée à pied ; ordonne-lui donc de me rendre mon cheval, et rappelle-toi que je te dois la vie et tout ce que je possède. Le roi dit à Guiv : O vaillant lion, fais-moi présent de son cheval. Guiv dit à Piran. O héros de l’armée ! comment les champs de bataille t'ont-ils rendu si paresseux ? Si tu veux avoir ce cheval aux pieds de vent, je te lierai les deux mains avec une forte courroie, ensuite je te ferai prêter un serment solennel, et ne rendrai la liberté à ton corps captif que si tu promets de ne te laisser délier que par Gulschehr. C'est elle que je choisis pour cet office, car elle est la première de tes femmes, et rien de ce qui te regarde n'est un secret pour elle.
Le Pehlewan se soumit à cette condition et racheta son cheval rapide en jurant de ne permettre à personne de le délier pendant son voyage, et de réserver ce service à Gulschehr. Alors Guiv lui lia les mains, lui rendit son cheval et le fit monter dessus. Ferenguis et Keï Khosrou au doux visage le pressèrent tendrement contre leur cœur, et Piran partit en bénissant le roi et le Pehlewan du monde.
Lorsque Afrasiab apprit la fuite de Khosrou, la lumière du soleil s'obscurcit devant ses yeux. Il fit sonner les trompettes d'airain, rassembla son armée et sortit de son palais, brillant de rage. Il fit chaque jour deux journées de marche, il avança en grande hâte, il vola comme la flèche que lance Tare. Il amena ainsi son armée jusqu'au champ de bataille où Kelbad et ses troupes avaient combattu. Il rencontra partout des guerriers dispersés, et vit à chaque pas des hommes gisants dans la poussière. Il demanda : Quel est le Pehlewan qui est venu de l'Iran, avec une armée, livrer ici bataille ? Aucun de mes guerriers n'a su qu'une si grande armée eût passé la frontière. Qui est-ce qui a pu indiquer à ce fils du Div qu'il y avait ici un enfant de Siawusch ? Oh ! que n'ai-je donné à cet enfant la terre pour nourrice ! mes deux yeux n'auraient pas vu un pareil désastre. Sipahram lui répondit : Puisse ton repos n'être pas troublé ! Si c'est l'idée d'une armée qui t'effraye, je te dirai qu'il n'est venu que Guiv fils de Gouderz, et que nous n'avons pas vu avec lui un seul cavalier. L'armée a été frappée de terreur par l'attaque d'un seul homme, et c'est ainsi que Guiv, Ferenguis et le prince ont pu s'enfuir.
Les joues d'Afrasiab pâlirent à ces paroles, son cœur fut effrayé du sort que lui préparait le ciel, et il répondit : Maintenant s'accomplit tout ce que les sages m'ont prédit. Quand Dieu favorise quelqu'un, il le fait parvenir au trône sans effort.
Pendant que Sipahram écoutait les paroles du roi, on vit arriver une armée, précédée par le Sipehdar Piran, dont la tête, le visage et le corps étaient entièrement couverts de sang. Afrasiab crut que Piran avait atteint Guiv, et qu'il courait en avant des troupes pour annoncer sa victoire ; mais quand il fut plus près, il reconnut que le Pehlewan de son armée était blessé, qu'il était fortement attaché à la selle, et que ses deux mains étaient liées derrière le dos avec une sangle. Il fut tout confus, il devint triste et soucieux de ce qu'il voyait, et interrogea Piran, qui lui dit : O roi ! il n'y a pas de lion furieux, ni de loup féroce, ni de tigre bondissant, qui pût faire dans les rangs d'une armée ce qu'a fait ce Div tout seul, et le crocodile au fond de la mer se sent mourir de frayeur quand Guiv s'élance au jour du combat. Il s'est avancé, et avec sa lourde massue il a frappé comme avec un marteau de forgeron ; il a renversé mes cavaliers avec son cheval et son pied, avec son bras et son étrier ; il a blessé et tué nos braves ; il n'a tenu aucun compte de nos guerriers. Jamais nuage n'a laissé tomber autant de gouttes de pluie que nous avons fait tomber sur sa tête de coups de massue ; mais il est resté tranquille sur sa selle, comme s'il avait été dans un bosquet de roses : tu aurais dit que sa massue faisait partie de lui-même. A la fin toute l'armée s'est enfuie, et je suis resté seul à le combattre. Tout en fuyant devant moi, il a tourné dans l'air son lacet, l'a lancé et a pris ma tête dans le nœud. J'en fus étourdi et perdis le sens, et il parvint à me jeter par terre. Il descendit, m'attacha les deux mains, me fit marcher devant lui, remonta sur son cheval et m'amena ignominieusement devant Khosrou, où un nouveau danger me menaçait, car il voulait me couper la tête. Mais Ferenguis me vint en aide, de sorte qu'au lieu de me tuer il se contenta de me percer l'oreille, de me lier les mains, et en poussant des cris de rage, de me faire jurer solennellement, par la vie et la tête du roi, par le soleil et la lune, par Dieu le tout-puissant, par le trône et la couronne, que je garderais mes liens jusqu'à Khoten. Voyant que la fortune était contre moi, j'ai prêté le serment, j'ai juré de ne demander à personne de me délier, et de continuer ma route jusqu'à ma résidence. Je ne sais quelle est la secrète intention du ciel, qui paraît me refuser toute faveur ; car tantôt il livre ma tête et mes bras au lacet de mon ennemi, tantôt il m'assujettit à des serments et à des liens.
Lorsqu’Afrasiab eut entendu ces paroles, la colère amena des larmes dans ses yeux ; il poussa un cri et ordonna à Piran de sortir de sa présence. Piran trembla et se tut, et le roi revenant à son fol orgueil, se répandit en injures contre ses ennemis ; il jura que quand même Guiv fils de Gouderz, et cet enfant du Div, seraient des nuages remplis d'éclairs et de tempêtes, il les arracherait du ciel sublime. Il porta la main à son épée et la tira en disant : Je les détruirai avec cette épée qui coupe le fer ; quand j'aurai saisi Ferenguis, je rendrai le monde noir et étroit devant elle, je la couperai en deux avec l'épée tranchante, je la jetterai aux poissons pour qu'ils la mettent en pièces : car je comprends que Khosrou cherche à rentrer dans l'Iran ; mais Ferenguis, pourquoi se mettrait-elle aussi en route ?
Piran s'achemina tristement vers le Khoten, et le puissant roi prit en toute hâte la route opposée ; lui et ses braves marchèrent vers le Djihoun, et de colère il traînait le pan de sa robe dans le sang. Il dit à Houman : Hâte-toi, lâche les rênes à ton cheval, jusqu'à ce que tu aies atteint le Djihoun : car si nous apprenons que Khosrou l'a franchi, toute notre peine est vaine comme le vent qui passe sur le désert. J'ai été prévenu de ce qui arrive par les paroles d'hommes véridiques, qui m'ont assuré que les sages avaient dit dans les temps anciens qu'un roi naîtrait de l'union des familles de Tour et de Keïkobad, qu'il convertirait en désert le pays de Touran, et qu'il ne laisserait pas subsister dans l'empire une seule ville ; que son cœur se tournerait avec amour vers l'Iran, et qu'il ne montrerait au Touran qu'un visage irrité.
Pendant ce temps Guiv et Khosrou arrivèrent au bord du fleuve ; ils désiraient passer sur-le-champ, et disputèrent avec le fermier du péage, qui avait une barque de passage, une barque rapide, munie d'une voile neuve, et qui était digne de servir à Keï Khosrou. Le fermier dit à Guiv : Quelle différence fait l'eau qui coule entre un esclave et un roi ? Si tu avais besoin de passer le fleuve, il fallait faire avertir le maître d'une barque. Guiv lui répondit : Demande ce que tu veux, et embarque-nous, car nous sommes suivis de près par une armée. Quand le fermier entendit ces paroles, il devint encore plus exigeant et dit à Guiv : Je ne te demanderai pas un petit péage, et il me faut une de ces quatre choses : ou ta cotte de mailles, ou ton cheval noir, ou cette esclave, ou le diadème d'or que porte ce jeune homme qui ressemble à la lune.
Guiv lui répondit : Tu as perdu l'esprit. Qui pourrait supporter de pareilles demandes ? Si chaque fois que tu réclames un péage il y avait le roi d'un pays à rançonner, certes ton lot serait bon. Qui es-tu pour demander quelque chose au roi, pour parler insolemment comme tu fais, toi dont la tête est remplie de vent ? Tu demandes pour péage la mère du roi, ou la couronne du roi, ou Behzad son cheval noir, qui dépasse le vent en vitesse ; tu demandes follement ma cotte de mailles, dont tu ne saurais ouvrir un bouton, que ni l'eau ne peut ternir, ni le feu consumer, et que ni une lance, ni une épée indienne, ni une flèche ne peut percer. Si tu veux un péage, prends-le dans la rivière. Maintenant, à nous l'eau, à toi la barque ; à nous les trésors que tu exigeais, à toi le repentir de tes exigences.
Guiv dit au roi : Si tu es Keï Khosrou, tu peux affronter cette eau sans péril. Feridoun, qui passa le fleuve Arwend, s'empara du trône du pouvoir, et tous les hommes lui obéirent, car il avait la majesté d'un roi, et la grâce de Dieu reposait sur lui. Comment peux-tu hésiter, si tu es le roi de l'Iran, si tu es l'asile des braves et des lions ? Pourquoi l'eau te serait-elle hostile, à toi qui possèdes la majesté, la puissance et la pompe du trône ? Si nous étions noyés moi et ta mère, il ne faudrait pas trop t'en affliger. Ta mère t'a mis au monde parce que le monde avait besoin de toi, car le trône du roi des rois était abaissé ; et moi je ne fus mis au monde par ma mère que pour toi. N’hésite donc pas, car je ne doute pas qu'Afrasiab ne s'approche en toute hâte du bord du fleuve ; et s'il nous y trouve, il me suspendra vivant à un gibet en me couvrant d'opprobre, et toi et Ferenguis il vous jettera dans le fleuve pour que les poissons vous dévorent, ou il vous fera fouler aux pieds des chevaux.
Keï Khosrou lui répondit : Cela suffit. Je mets mon espoir en Dieu le secourable. Il descendit de son cheval rapide, et se jeta le visage contre terre en gémissant et en disant : Tu es mon soutien et mon asile, tu m'as guidé vers la justice, ce que j'éprouve de bonheur et de malheur vient de ta grâce, l'esprit et l'intelligence sont l'ombre de tes ailes. Il dit et remonta sur son cheval noir, le visage resplendissant comme l'étoile du matin. Il poussa son cheval noir dans la rivière, la traversa comme une barque, et atteignit le péage de la rive opposée. Ferenguis et le vaillant Guiv le suivirent, car le lion ne craint pas le Djihoun et ses eaux, et tous les trois arrivèrent sains et saufs à l'autre rive. Khosrou, qui ambitionnait la possession du monde, se lava la tête et le corps, et se mit à prier, agenouillé dans les roseaux, et à rendre grâces à Dieu.
Le batelier fut confondu en les voyant sortir du fleuve tous les trois. Il dit à ses compagnons : C'est une chose étonnante, et l'on ne peut concevoir rien de plus hardi. Ils ont trois chevaux, trois cuirasses et trois caparaçons, le Djihoun et ses eaux rapides sont enflés par les pluies du printemps, et ils ont passé néanmoins ce fleuve profond ; un homme de sens ne peut pas les prendre pour des hommes. Il avait honte des paroles grossières dont il s'était servi, et il vit qu'il avait manqué son but. Il remplit alors sa barque de tout ce qu'il avait de précieux, et le vent du ciel gonfla sa voile. Il se présenta devant le roi aussitôt qu'il eut touché la rive, et lui demanda pardon en déposant à ses pieds des présents, un arc, un lacet et un casque ; mais Guiv s'écria : O chien stupide ! pourquoi nous as-tu dit que cette eau emportait les hommes ? Quand le roi, qui possède assez de joyaux, t'a demandé la barque, tu la lui as refusée, et maintenant il refuse tes présents. Le jour de la vengeance viendra, et alors tes jours seront donnés au vent.
Le batelier revint si épouvanté, qu'il désespérait de sa vie. Au moment où il toucha le péage, l'armée des Touraniens y arriva, et Afrasiab, en s'arrêtant au bord du fleuve, ne vit sur l'eau ni barque ni homme. Il demanda au fermier, en poussant des cris de rage, comment ce Div avait passé l'eau. Celui-ci répondit : O roi, je suis fermier de ce péage, et mon père l’a été avant moi, mais je n'ai jamais vu ni entendu dire que quelqu'un se soit fait une route de l'eau du Djihoun. Dans ce moment il est enflé par les pluies du printemps et jette de fortes vagues, et si tu y entres, tu ne pourras plus lui échapper. Malgré cela, ces trois cavaliers l'ont passé : tu aurais dit que l'air les portait dans ses bras, ou qu'ils étaient les fils de l'orage et envoyés par Dieu auprès des hommes. Afrasiab l'écouta ; sa joue pâlit et dans son angoisse il soupira, ensuite il lui dit : Hâte-toi de mettre ta barque à l'eau pour voir où je pourrai trouer ces fugitifs ; regarde s'ils sont partis ou s'ils se sont arrêtés pour dormir. Ne perds pas de temps, amène ta barque et pars, afin que nous puissions les atteindre.
Houman lui dit : O roi, réfléchis et n'embrasse pas une flamme qui te dévorerait. Veux-tu passer dans l'Iran avec ces cavaliers ? veux-tu te jeter dans la gueule et entre les griffes de lions comme Gouderz et Rustem au corps d'éléphant, comme Thous et Gourguin le vainqueur des armées ? Es-tu las de ton trône, pour venir ici te mettre sous les griffes du lion ? Du bord de ce fleuve jusqu'à la Chine et au Madjin tout est à toi ; le soleil et la lune, Saturne et les Pléiades, te sont soumis. Occupe-toi du Touran et de ton puissant trône ; tu n'as rien à craindre de l'Iran. Les Touraniens s'en retournèrent tristes et le cœur gonflé de sang, et un long temps se passa ainsi.
Keï Khosrou arriva avec Guiv à Zem. La plupart des Iraniens le reçurent joyeusement, mais quelques-uns le virent de mauvais œil. Guiv fit porter de tous côtés par un messager une lettre dans laquelle lui et le roi illustre annonçaient que le Sipehdar, chef de la race de Keïkobad, Keï Khosrou le fortuné, qui portait haut la tête, était arrivé heureusement du Touran, et que l'eau du Djihoun avait formé sous lui comme un lit de repos. Il chercha pour son message un brave cavalier, et choisit parmi les grands de Zem un homme prudent, prévoyant et dévoué ; il le mit au fait des affaires et lui dit : Va à Ispahan qui est le pays des rois et le siège des grands, et dis à Gouderz : O Pehlewan du monde, tu dormais quand tu as fait ton rêve, mais ton esprit était réveillé. Keï Khosrou est arrivé à Zem, sans que le souffle d'un vent hostile l’ait atteint.
Ensuite Guiv écrivit une lettre à Kaous, et le messager se leva et partit. Les dromadaires à la bouche écumante et aux pieds de vent s'élancèrent comme une flamme, et l'envoyé de Guiv à l'esprit brillant arriva d'abord chez le Pehlewan. Il s'acquitta de son message, il remit la lettre, que le Pehlewan du monde porta à son front, en versant des larmes au souvenir de Siawusch et en maudissant Afrasiab. Ensuite il se rendit auprès de Keï Kaous. La sueur dégouttait des membres de ses dromadaires. Il arriva à la cour de Kaous, et des cris de joie s'élevèrent du palais. Le roi appela devant lui le messager, et répandit des pierreries sur la lettre de Guiv. Les hommes, dans leur joie, préparèrent des fêtes et dans chaque maison on demanda de la musique.
La nouvelle du retour victorieux de Guiv qui illuminait le monde arriva dans le Nimrouz, et Rustem distribua de l'or aux pauvres, pour remercier le ciel de ce que ce lion n'avait pas éprouvé de malheur.
Ensuite il envoya Banougouschasp qui ressemblait à Adergouschasp, pour porter à Guiv des présents, accompagnée de douze cents grands de haut renom. Il lui donna un trône, de pesantes couronnes et trois cent soixante esclaves, dont chacun portait à la main une coupe d'or. La princesse quitta son père et courut à la rencontre de Guiv, comme un oiseau qui vole à tire-d'aile. Guiv l'envoya à Ispahan, et elle répandit sa gloire dans le monde entier. Toute la terre apprit que Keï Khosrou, le fils du roi, l'héritier du trône, arrivait, et de tous côtés les grands accoururent à Ispahan. Gouderz para son palais élevé, il y étendit des brocarts magnifiques, il orna le trône avec de l’or et des pierreries comme doit être orné un trône destiné à un roi ; il prépara un collier, des bracelets, des boucles d'oreilles et une couronne incrustée de pierreries dignes d'un roi.
Gouderz fit décorer toute la ville pour cette fête, et parer le Meïdan ; ensuite il monta à cheval, et les grands pleins de fierté se levèrent et s'apprêtèrent à aller à la rencontre de Khosrou. Ils allèrent au-devant de lui à une distance de quatre-vingts farsangs, pour le recevoir solennellement. Lorsque le roi parut, accompagné de Guiv, tous ces vaillants cavaliers mirent pied à terre ; et lorsque Gouderz aperçut Khosrou et son fils Guiv qui le suivait, il versa des larmes de fiel et exhala des plaintes sur la mort de Siawusch. Le Pehlewan descendit de cheval, et le jeune roi le pressa contre son sein. Gouderz couvrit le roi de bénédictions et lui rendit hommage en disant : O roi de la terre, puisses-tu être prudent et victorieux ! J'aime mieux, te voir que de posséder le royaume et le trône. Puisse l'œil des malveillants ne pas t'atteindre ! puisse la lumière être le partage des mânes de Siawusch ! Dieu le maître du monde m'est témoin que te voir est la joie de mon âme, et que mon cœur en est plus heureux que si je revoyais Siawusch en vie. Ensuite il baisa Guiv sur les yeux et sur le front, et lui dit : Tu as dévoilé le secret du sort. Tu es un héros qui sait se passer de sommeil, tu es un brave qui sait attendre quand la nécessité l'exige.
Tous les grands du pays de l'Iran touchèrent la terre de leur front devant Khosrou. Ils le ramenèrent joyeusement, et la fortune du roi qui portait haut la tête brilla d'un grand éclat. Ils se rendirent au palais du Pehlewan, ils s'y rendirent gaiement et l'âme remplie de bonheur. Ils y restèrent sept jours la coupe en main dans la salle parée du banquet, et le huitième jour ils partirent pour la résidence du roi Kaous, le cœur plein de gaieté.
Lorsque Keï Khosrou arriva auprès du roi, il trouva le monde rempli de parfums, de couleurs et de peintures ; les hommes étaient parés pour la fête ; les portes, les terrasses et les murs des maisons étaient couvertes d'étoffes précieuses. Partout on entendait des chanteurs ; partout on voyait de l'eau de rose, du vin et du musc mêlé avec du safran. Les chevaux avaient la crinière trempée de musc et de vin, et l’on jetait du sucre et des pièces d'argent sous leurs pas. Quand Kaous aperçut Keï Khosrou, une pluie de larmes tomba de ses yeux sur ses joues. Il descendit de son trône, alla au-devant de lui et le baisa sur les yeux et sur le visage. Le jeune roi lui rendit hommage, et ils montèrent tous les deux sur le trône, d'un pas majestueux. Le roi lui fit beaucoup de questions sur les Turcs et sur le trône du roi du Touran. Khosrou lui répondit : Ce roi insensé ne vit que pour faire du mal. Pourquoi me parles-tu de cet homme maudit ? Puisse-t-il ne jamais obtenir ce qu'il désire ! puissent périr son trône et sa couronne ! C'est lui qui a fait mourir mon père si misérablement, qui a fait battre si durement ma mère, pour que je périsse dans son sein. Puisse-t-il n'être jamais libre de soucis ! Lorsque ma mère la sainte m'eut mis au monde, ce roi indigne m'envoya dans la montagne, où je faisais paître des chèvres, des buffles et des chevaux, et passais mon temps à compter les jours et les nuits que forme la rotation du soleil. A la fin, Piran vint dans la montagne et m'emmena auprès de cet homme haineux ; j'eus peur de lui et de ses œuvres, je tremblais devant sa colère et ses reproches. Il m'interrogea et me parla longuement, mais je cachai ce que j'avais de sens et de valeur ; quand il me parlait de la tête, je répondais sur le pied ; quand il m'adressait une question sur la nourriture, je répondais sur ma demeure. Dieu obscurcit l'esprit et l'intelligence de cet homme aux noirs desseins, de sorte qu'il me prit pour un fou, et trouvant que mon cerveau était vide, il me renvoya auprès de ma mère en me maudissant. Je ne saurais être l'ami du meurtrier de mon père, quand même les nuages feraient pleuvoir des perles. Kaous lui répondit : O toi qui portes haut la tête ! le monde soupire après ton règne ; car tu es de la race des Keïanides, tu es digne du trône et sage comme doit l'être le roi des rois.
Khosrou adressa de nouveau la parole à Kaous, en disant : O maître de ce trône antique ! si je voulais te raconter tout ce que Guiv a fait, tu en serais confondu, et avec raison, car on ne peut s'imaginer rien au-dessus de ce qu'il a souffert et de ce qu'il a exécuté. Il m'a cherché dans le Touran avec des fatigues infinies. Encore s'il n'avait eu à endurer que la fatigue de se rendre auprès de moi dans le Touran ; mais deux Pehlewans orgueilleux, accompagnés d'une armée, nous ont poursuivis comme une flamme dévorante, et c'est alors que j'ai vu faire à Guiv ce que les idolâtres de l'Inde ne voient pas faire à un éléphant furieux. Je ne crois pas que jamais crocodile soit sorti du fleuve et ait livré un combat pareil. Cette grande armée et les deux Pehlewans se sont tous enfuis, jeunes et vieux ; ensuite Piran est venu, semblable à un lion, armé pour le combat et monté sur un cheval aux pieds de vent. Mais Guiv a tourné dans l'air son lacet au-dessus de ses bras et de son casque, et a pris la tête du Pehlewan dans le nœud. J'ai intercédé pour Piran, ô roi, car Guiv allait lui trancher la tête cruellement, j'ai intercédé parce que Piran avait déploré le meurtre de mon père ; il n'avait jamais parlé mal de moi, et nous avait délivrés, moi et ma mère, des griffes avides du féroce lion qui voulait me couper la tête comme il avait fait à mon père. C'est ainsi que Guiv a continué à, combattre avec sa massue à tête de bœuf, jusqu'à ce que nous ayons touché le Djihoun, qu'il a traversé dans sa colère, sans regarder si c'était de l'eau ou de la terre. Un Pehlewan comme lui ne devrait jamais cesser d'être jeune.
Kaous écouta les paroles de Khosrou, et son âme s'épanouit comme une rose ; il pressa la tête de Guiv contre son cœur et l'embrassa plusieurs fois sur le visage et sur la tête ; il appela les grâces de Dieu sur Gouderz, et lui rendit de tels honneurs que jamais personne n'en avait vu de pareils. On écrivit sur de la soie un diplôme, par lequel le roi qui ressemblait à Djemschid investit Gouderz du gouvernement du Khorasan, de Reï, de Koum et d'Ispahan, et le héros leva la tête jusqu'au soleil. Le roi lui dit : Tu as supporté beaucoup de peines, jouis maintenant de tes trésors, ô homme éprouvé ! Gouderz et ses fils bénirent le roi, ils baissèrent la tête jusqu'à terre, et chacun célébrait la gloire de Kaous. Ensuite le.roi fit apprêter pour Ferenguis un pavillon doré, il y fit porter des colliers et des boucles d'oreilles, fit placer dans les salles des trônes d'or, et couvrit les murs de brocarts de la Chine. Il lui dit : O reine des reines ! puissent les soucis ne te faire jamais verser de larmes ! Tu as abandonné ton pays et ta famille, tu as souffert en route beaucoup de fatigues ; maintenant l'Iran est ta résidence, et ta volonté est mon guide. Toutes les femmes de Kaous bénirent Ferenguis en disant : Puisse le monde n'être jamais privé de toi !
Keschwad avait à Isthakher un palais qui était la gloire de sa noble famille ; et lorsque Gouderz et Khosrou furent sortis de la présence de Kaous, ils firent leurs préparatifs pour s'y rendre. Ils se mirent en route, et quand ils furent arrivés dans ce palais doré, on fit asseoir Khosrou sur un trône d'or, on le salua comme roi. Tous les braves de l'Iran le reconnurent, à l'exception de Thous fils de Newder, qui s'y refusa, sous le prétexte qu'il avait le droit d'avoir des timbales et de porter des bottines d'or, et qu'il était le gardien de l'étendard de Kaweh. Gouderz fut courroucé de cette prétention, et lui envoya un message conçu en termes modérés ; il le lui envoya par le vaillant Guiv qui ambitionnait la possession du monde, qui avait une main de héros et un bras de lion. Il lui dit : Tu diras à Thous fils de Newder : Ne cherche pas un prétexte de querelle dans un temps de joie. Tous les grands, tous les lions de l'Iran ont rendu hommage au roi : pourquoi t'y refuses-tu à l'instigation du Div ? Ne vois-tu donc pas la grâce de Dieu qui repose sur Khosrou ? Si tu refuses de lui obéir, tu encourras ma haine et je te combattrai. J'envoie Guiv pour te porter ce message, qui contient les ordres de l'assemblée des grands ; il ira te trouver, ô héros ! ne rejette pas ses avis.
Guiv quitta son père, la tête remplie de paroles dures ; il se rendit auprès du Sipehbed Thous, et lui dit : Ta conduite est insensée. Thous l'écouta et lui répondit : Malheur à qui voudrait se jouer de moi ! Après Rustem, c'est moi qui suis, parmi les grands, le plus illustre chef de l'armée de l'Iran. Minoutchehr, le vaillant roi qui a soumis la terre par son épée, était mon grand-père ; Newder, le roi du monde, était mon père, et je suis issu de la race de Feridoun ; dans la bataille, je suis un lion qui cherche le combat, je déchire le cœur de l'éléphant et la peau du léopard, et c'est sans moi que vous voulez régler les affaires de l'empire, tenir conseil et donner au monde un nouveau roi ? Je n'y consentirai pas, ne me parle pas de Khosrou. Si nous plaçons sur le trône un roi de la race d'Afrasiab, la fortune de l'Iran s'endormira ; nous ne voulons pas d'un roi de la famille de Pescheng, car le troupeau ne peut prospérer en présence d'un léopard. Les fatigues que tu as supportées sont perdues, car Khosrou est jeune et vain ; tandis qu'un homme qui veut être roi de la terre doit être vaillant, de naissance pure, majestueux et croyant. Feribourz, le fils de Kaous, est plus digne du trône et du diadème que Khosrou ; d'aucun côté il n'est parent de nos ennemis ; il a de la dignité et de la bravoure, il est juste et clément. Guiv se leva en fureur, car il n'avait point de confiance dans la sagesse et dans la foi de Thous ; il lui répondit : O vaillant et illustre Thous, ne recule pas quand on battra les timbales et quand tu verras les lances des fils de Gouderz. Ton ambition finira par te perdre ; nous avons affronté ensemble bien des travaux, mais maintenant tu en as donné au vent le souvenir. Si tu étais un homme sage et digne d'un trône, nous n'aurions pas eu à chercher un roi sur l'Alborz ; et si ta tête ne porte pas de couronne, c'est que tu n'as ni cervelle ni sagesse. Dieu ne donne le trône des rois qu'à un homme digne du pouvoir, fort, prudent et sage.
Après avoir prononcé ces paroles dures, Guiv tourna vivement le dos à Thous, s'en retourna auprès de Gouderz fils de Keschwad, et lui dit : Thous n'a ni dignité, ni sens ; tu dirais qu'il a des yeux et qu'il ne voit pas : c'est Feribourz qu'il choisit pour roi, et pourtant il n'y a pas dans le palais une peinture belle comme Khosrou ; il n'y a pas de roi comme lui quand il est assis sur la selle d'or ; jamais il n'y a eu dans l'Iran un cavalier comme lui, ni sur le trône un prince paré de colliers et de boucles d'oreilles beau comme lui.
Gouderz se mit en colère et dit : Puisse Thous disparaître d'entre les grands ! Nous lui montrerons qui est digne du commandement et du trône, de la splendeur de la couronne et de la faveur de la fortune. Il avait soixante et dix-huit fils ou petits-fils ; il fit battre les timbales et se rendit du palais au Meïdan, où se rassemblèrent douze mille braves cavaliers montés sur des chevaux caparaçonnés. Thous ayant été averti que Gouderz avait paru, précédé de timbales, il se mit aussitôt lui-même en marche ; on plaça les timbales sur le dos des éléphants, un grand nombre de braves prirent les armes, et l'étendard de Kaweh fut porté à la tête de l'armée. Mais quand Thous aperçut Gouderz et sa nombreuse troupe, la face du soleil et de la lune s'obscurcit devant lui. Il vit un trône resplendissant de turquoises qui ressemblaient aux eaux de la mer, et dressé sur le dos d'un éléphant furieux ; Keï Khosrou qui était digne de la couronne et qui recherchait la possession du monde était assis tout armé sur cet éléphant. Il était entouré de deux cents éléphants de guerre : tu aurais dit que le monde ne pouvait les contenir. Khosrou brillait sur ce trône comme une lune ; il portait sur sa tête une couronne de rubis étincelants ; il portait des bracelets, un collier et des boucles d'oreilles, et tenait en main une massue à tête de bœuf.
Thous en fut consterné, et dit : Si je livre aujourd'hui un combat dans ce lieu, il périra des deux côtés un grand nombre de braves, et l'Iran ne cessera jamais de servir de champ de bataille. Ce serait remplir les vœux d'Afrasiab ; la fortune des Turcs se réveillerait, le trône du roi des rois serait transporté dans le Touran, et notre bonheur serait entièrement détruit. Il envoya alors un homme sage et bien intentionné auprès du roi Kaous, et lui fit dire : Si un seul d'entre ceux qui se trouvent sur ce champ de bataille met une flèche de bois de peuplier sur son arc, il s'ensuivra une lutte telle qu'Afrasiab ne saurait, pas même en rêve, imaginer rien de plus heureux.
Lorsque Kaous eut entendu ces paroles droites, il fit appeler devant lui les deux adversaires. Son messager alla trouver le Pehlewan de l'armée, et lui dit d'une voix douce : O lion plein d'expérience, ne verse pas du poison mortel dans la coupe de lait, dépose ton épée et ton armure, il ne faut pas qu'il nous vienne du malheur de ton côté. O Pehlewans, présentez-vous tous deux seuls devant le roi. Thous et Gouderz se rendirent auprès de Kaous, et plaidèrent leur cause devant son trône. Thous dit : O noble roi ! quand un prince est las du trône et de la couronne, il faut que l'empire, le pouvoir, le diadème et les trésors des grands reviennent à son fils ; et quand il a un fils, pourquoi un petit-fils porterait-il le diadème, pourquoi s'assoirait-il sur le trône ? Feribourz a la majesté et la grandeur des Keïanides, il est prêt pour le combat comme un lion furieux. Gouderz lui répondit : O insensé ! le sage ne te compte pas parmi les hommes. Il n'y a jamais eu dans le monde un homme comparable à Siawusch en noblesse, en munificence et en affabilité. Eh bien, Khosrou est son fils ; tu dirais, à son visage et à sa mine, que c'est lui-même ; du côté de sa mère il tient au Touran, mais du côté de son père il est de la race royale, et ne s'écartera pas de la vraie voie. Il n'y a pas d'homme comme lui dans l’Iran et le Touran ; pourquoi en parler avec cette arrogance ? Tes yeux n'ont jamais vu d'homme aussi beau de visage, aussi haut de stature et aussi aimant. Il a passé le Djihoun sans demander une barque ; il s'est fié à la fortune des Keïanides et à la droiture de ses intentions ; et à l'exemple de Feridoun, qui après avoir passé le fleuve Arwend a fait fleurir le monde, il assujettira, par sa bravoure et par la grâce de Dieu, le cœur, la main et l'œil des méchants. Ensuite il se ceindra, semblable à un lion furieux, pour venger son père, il guérira l'Iran de ses maux, et le rusé Afrasiab tremblera sous sa main. Le bienheureux Serosch m'a dit, dans mon rêve, qu'il fera cesser par sa haute fortune les cris qui s'élèvent de l'Iran, et qu'il mettra fin aux peines et aux angoisses du monde quand il sera le maître de la couronne et du trône puissant. Tu es un fils de Newder, et non pas un étranger ; mais ton père était possédé du Div, et tu l'es comme lui. Si j'avais dans ce moment mes armes, j'inonderais de sang ta poitrine et tes bras, je t'attaquerais avec l'épée de combat, et je t'humilierais pour tes paroles insensées. Faudrait-il donc te permettre de jeter la désunion parmi les Keïanides et de te livrer à ta présomption ? Le roi des rois sait ce qu'il veut sur ce point, il donnera le trône à qui il lui plaira, car il est le maître.
Thous lui dit : O sage vieillard, tu es éloquent, mais tu ne sais pas concilier les cœurs. Tu es le fils de Keschwad, mais moi je suis Thous fils de Newder, je suis roi et fils de roi ; si ton épée fend les enclumes, ma lance perce le cœur du mont Kaf. Pourquoi disputer ? Le roi des rois sait qui est digne du trône. Gouderz répondit : Ne parle pas ainsi, car je ne te reconnais pas une gloire assez grande pour cela. Ensuite il se tourna vers Kaous, disant : O roi plein d'expérience, ne rejette pas la coutume antique et la droite voie. Appelle tes deux nobles fils ; ils méritent tous deux le trône, décide lequel en est le plus digne par son pouvoir et par la grâce de Dieu, remets-lui la couronne, et réjouis-toi de voir que c'est toujours un de tes enfants qui sera roi.
Kaous répondit : Ceci n'est pas raisonnable. Ces deux enfants me sont également chers, et si je choisis l'un des deux, l'autre me haïra. Je vais prendre un moyen qui empêchera qu'aucun d'eux ne suscite par ma faute des dissensions dans cette assemblée. Il faut que mes deux fils partent, accompagnés chacun d'un corps d'armée, et qu'ils se rendent à Ardebil ; car Ahriman nous livre tous les ans des combats sur la frontière où est situé le château de Bahman ; il met en détresse les adorateurs de Dieu, et aucun Mobed n'ose y demeurer. Je donnerai mes trésors et mon trône à celui de mes enfants qui, l'épée en main, prendra ce château.
Gouderz et Thous écoutèrent la décision du prudent roi ; ils en furent tous deux contents, et personne n'eut rien de plus sage à proposer. Ils se hâtèrent de taire leurs préparatifs, et sortirent de la présence du roi.
Lorsque le soleil fut entré dans le signe du Lion, et au moment où le ciel subjuguait la nuit, Feribourz et Thous entrèrent à la hâte chez le roi du monde. Thous dit à Kaous : Je vais emmener mon armée, mes timbales et mes éléphants ; je vais porter le drapeau de Kaweh et faire pâlir les rubis des joues de mes ennemis ; je vais me ceindre de la ceinture des Keïanides, me fiant à la fortune de Feribourz et à la valeur de notre famille. Le roi lui répondit : Quand tu te mets en campagne, personne ne tient plus compte des dangers, qu'ils soient grands ou petits, et tu peux espérer de revenir victorieux par la grâce du maître du soleil et de la lune. Si Feribourz y consent, conduis l'armée et ne le quitte pas.
Thous se mit en marche avec le drapeau de Kaweh ; il y avait dans l'armée quarante braves portant des bottines d'or ; Feribourz fils de Kaous occupait le centre, et Thous, avec ses éléphants et son cortège, marchait devant lui. Lorsque les troupes arrivèrent en vue du château, la terre semblait exhaler des flammes ; la chaleur rendait brûlantes les pointes des lances, et les guerriers, dans leurs cottes de mailles, étaient consumés par la chaleur : tu aurais dit que la terre n'était que du feu, et que l'air était un filet tendu par Ahriman le rebelle. Les sommets des remparts se perdaient dans les nues, et les Iraniens cherchaient en vain comment livrer un combat dans les airs. Le Sipehbed dit à Feribourz : L'homme peut jeter dans la poussière la tête de l'ennemi qui lui est opposé, il peut entreprendre de l'abattre avec l’épée et l'arc, avec la flèche et le lacet, mais il n'y a pas de chemin qui conduise à ce château, et s'il en existe un, nul d'entre nous ne le connaît. Nos reins sont brûlés par les cuirasses, nos chevaux ont le corps en feu ; mais te n'en afflige pas, car si tu ne prends pas ce château, personne ne le prendra. Ils firent pendant sept jours le tour du château sans pouvoir découvrir de porte d'aucun côté, ensuite ils s'en retournèrent désespérant de leur entreprise, qui ne leur avait valu qu'une marche longue et fatigante.
Lorsque Guiv, Gouderz et le reste de la noble famille de Keschwad apprirent que Thous et Feribourz étaient de retour, Gouderz dit en lui-même : Voici le temps de nous préparer pour le combat. Il donna ses ordres, on entendit des cris de guerre, et l'armée du jeune maître du monde se rassembla. On plaça un trône d'or, incrusté d'émeraudes, sur le dos d'un éléphant ; de braves cavaliers, portant des bottines d'or, des colliers d'ambre et des couronnes d'or incrustées de pierreries, se rangèrent tout autour sous une bannière violette, et Gouderz dit : C'est aujourd'hui un grand jour ; c'est l'avènement au trône de Keï Khosrou qui ambitionne la possession du monde.
Le prince monta sur le trône d'or, une couronne sur la tête, une massue en main. C'est ainsi que le noble roi partit avec Guiv, Gouderz et une grande armée pour le château de Bahman. Arrivé près du château, il fît monter ses troupes à cheval, se revêtit de sa cuirasse, prit ses armes, monta lui-même sur son destrier, appela un scribe et lui ordonna d'écrire avec de l'ambre une belle lettre en Pehlewi, telle que les rois en font écrire : Cette lettre vient du serviteur de Dieu, de l'illustre Keï Khosrou qui désire la possession du monde, qui a échappé aux liens du méchant Ahriman, qui, à l'aide de Dieu, a renoncé au mal ; car Dieu est le maître éternel et suprême, il est le distributeur de tout bonheur, le guide des hommes, le maître de Saturne, de Mars et du soleil, le maître de la grandeur et de la force. Il m'a donné le trône et l'empire des Keïanides, le corps d'un éléphant et les griffes d'un lion furieux. Tous les hommes sont mes esclaves ; la splendeur de la royauté et la grâce de Dieu sont à moi. Y eût-il dans ce pays un Ahriman ennemi de Dieu, j'abaisserais sa tête cachée dans les nues jusqu'à la poussière, par la grâce et l'ordre de Dieu le tout saint ; et les magiciens fussent-ils maîtres de ce château, je n'aurais pas besoin d'une armée pour les vaincre. Lorsque je ferai voler mon lacet roulé, je prendrai dans le nœud la tête des sorciers ; et quand même le bienheureux Serosch demeurerait dans ce château, voici une armée que j'amène par l'ordre de Dieu, et me voici moi-même, moi qui ne suis pas de la race d'Ahriman, et dont le corps est fort et l'âme sous la protection divine ; je détruirai ce lieu par l'ordre de Dieu, car la possession du trône impérial en dépend.
Khosrou prit une longue lance et y attacha cette lettre impérieuse ; il éleva la lance droit en l'air comme un étendard, ne désirant dans le monde que la splendeur de la royauté ; ensuite il ordonna à Guiv de s'approcher incontinent de la haute muraille avec cette lance, et lui dit : Porte cette lettre pleine de conseils salutaires jusqu'au mur élevé du château, déposes-y la lance, prononce le nom de Dieu, et tourne bride sans perdre un instant. Guiv prit la lance et partit comblé des bénédictions de Khosrou le serviteur de Dieu. Il appliqua la lettre contre le mur du château, se confiant à la fortune du prince qui ambitionnait la possession du monde, prononça le nom de Dieu de qui vient tout bien, et fit voler comme le vent son destrier rapide. La lettre du roi disparut ; on entendit un grand bruit ; le sol du château se souleva, et soudain, par l’ordre de Dieu, le mur du château se fendit avec un bruit comme celui du tonnerre ou d'un orage de printemps. La plaine et la montagne en résonnèrent ; le monde devint noir comme le visage d'un nègre ; on ne voyait plus ni soleil, ni Pléiades, ni lune ; on aurait dit qu'un nuage noir couvrait la terre, et le ciel ressemblait à la gueule du lion.
Keï Khosrou lança son cheval noir, en disant aux braves de l'armée : Faites tomber sur le château une pluie de flèches, que vos arcs imitent le nuage printanier ! Alors on vit comme un nuage de flèche qui versait une grêle d'acier, une grêle qui donnait la mort. Ces flèches tuèrent un grand nombre de Divs et renversèrent beaucoup d'Ahrimans. Une grande lumière apparut, et les ténèbres se dissipèrent ; un vent bienfaisant se fit sentir, l'air et la face de la terre semblaient sourire ; le monde brillait comme la lune, et les Divs partirent sur l'ordre de Khosrou. La porte du château devint visible, et la poussière qui avait enveloppé l'armée tomba. Le roi des Iraniens franchit la porte des remparts avec Gouderz fils de Keschwad, et trouva qu'ils renfermaient une grande ville remplie de jardins, de palais, de places publiques et de maisons. A l'endroit où la lumière brillante avait paru, on trouva le rempart escarpé détruit, et le roi ordonna d'y bâtir un temple surmonté d'une coupole dont la cime touchât au ciel ; l'édifice avait une longueur et une largeur de dix lacets, il était entouré de hautes chambres voûtées, et son pourtour était de la moitié d'une course de cheval arabe. Keï Khosrou l'acheva et y plaça le feu Adergouschasp, assigna les chambres qui entouraient l'édifice à des Mobeds, à des astrologues et à des sages, et resta dans la ville jusqu'à ce qu'il eût revêtu le temple du feu de toute sa splendeur. Un an s'étant passé ainsi, il ordonna le départ de son armée, fit charger les bagages sur des bêtes de somme et monter ses troupes à cheval.
Lorsqu'on apprit dans l'Iran la victoire que le roi avait remportée par la grâce de Dieu, le monde fut étonné de la fortune et de la puissance où Keï Khosrou avait atteint. Tous les grands se rendirent auprès de lui, joyeux et chargés de présents. Feribourz alla à sa rencontre avec un cortège, avec une armée d'Iraniens qui ressemblait à une montagne, et aussitôt qu'il le vit, il descendit de son cheval couleur de rose. Le vaillant roi descendit aussi de son destrier noir, et le frère de son père le baisa au visage, fit apporter un trône d'or, le fit asseoir sur ce trône incrusté de turquoises, et le reconnut pour roi, en invoquant les grâces de Dieu sur lui. Keï Khosrou s'assit sur le trône d'or, une couronne ornée de pierreries sur la tête, et Thous s'approcha de lui, portant le drapeau de Kaweh, ses timbales et ses bottines d'or, qu'il déposa aux pieds du roi en baisant la terre et en disant : Voici les timbales, les bottines d'or et le drapeau de Kaweh qui porte bonheur. Cherche dans l'armée quelqu'un qui en soit digne, un Pehlewan qui les ait mérités, et donne-les lui. Moi j'en suis indigne ; et quand on a fait une faute, on doit se contenter de sauver sa vie. C'est ainsi qu'il demanda pardon des paroles qu'il avait prononcées, et qu'il renonça aux projets insensés qu'il avait conçus. Le roi victorieux l'accueillit gracieusement, sourit et le fit monter sur le trône, disant : Le drapeau de Kaweh, la dignité de Pehlewan et les bottines d'or, je ne vois personne dans l'armée qui en soit aussi digne que toi. Continue à jouir de ces faveurs et de ces marques de pouvoir, qui ne conviennent à personne autant qu'à Thous. Je n'ai dans le cœur aucune inimitié contre toi, et tu n'as pas à demander pardon, car ce n'est pas un étranger que tu as voulu placer sur le trône.
Keï Khosrou se dirigea de là vers le Farsistan et se rendit auprès du roi glorieux. Lorsque Keï Kaous apprit que son petit-fils aux traces fortunées s'approchait, il alla au-devant de lui ; ses joues étaient coloriées par la joie, et son vieux cœur était rajeuni. Il descendit gaiement de son cheval lui et son cortège, et ils s'avancèrent à pied pour présenter à Khosrou leurs offrandes et leurs salutations. Lorsque le jeune roi aperçut de loin son grand-père, il sourit, et son cœur bondit de joie ; il descendit de cheval et rendit hommage à Kaous, qui avait tant désiré de le voir. Son grand-père sourit, le pressa contre son cœur et le combla de louanges comme il l'avait mérité ; car le lion était sorti victorieux du combat, il avait confondu les yeux et le cœur de ses ennemis. Ensuite ils partirent pour le palais où était le trône du maître du monde, du distributeur des diadèmes.
Lorsque les rois furent descendus de leurs chevaux et entrés dans le palais, la bouche et le cœur pleins de souhaits bienveillants, Khosrou s'avança, baisa la main de Kaous, et se prosterna devant le trône. Son grand-père le prit par la main et l'y fit monter ; il lui céda sa place avec joie, demanda au trésorier la couronne des Keïanides, embrassa Khosrou, posa la couronne sur sa tête, et descendit du glorieux trône d'ivoire pour aller s'asseoir sur un siège. Il fit apporter de son trésor une offrande composée d'émeraudes et d'un grand nombre de joyaux dignes d'un roi, et prononça beaucoup de bénédictions sur la mémoire de Siawusch, dont les traits de Khosrou offraient l'image. Les grands, les chefs de l'armée et les puissants de la terre s'avancèrent des deux côtés, rendirent hommage au nouveau roi, et répandirent des perles et des pierreries en abondance. Telle est la coutume du monde, il prend d'une main et donne de l'autre. Ses tromperies nous affligent ; tantôt nous sommes en haut, tantôt en bas. O mon fils ! si ton cœur parvient à être heureux, puisses-tu rester éternellement sur la terre ! Quand tu es dans le bonheur, jouis-en ; quand tu es dans l'abondance, fais-en jouir les autres, et ne tourmente pas ton cœur. Use de ce que tu as, distribue le superflu ; tu as pris de la peine, n'en laisse pas les fruits à ton ennemi. Dieu t'a donné, il donnera à tes enfants, lesquels sont des rejetons qui poussent de ta racine. Ne vois-tu pas que le monde est rempli de richesses et que l’homme a été pourvu de tout par la bonté divine ? Les dons de Dieu ne s'épuisent pas ; sois donc joyeux et ne te laisse pas aller aux soucis.