Stace

STACE

THEBAÏDE.

LIVRE IX

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

Livre VIII - Livre X

 

 

STACE

LIVRE IX.

La rage sanguinaire de Tydée remplit les Thébains de fureur et d'indignation. Pour les Grecs eux-mêmes, le regret de sa perte en est affaibli; ils le condamnent, et déplorent qu'il ait dépassé les droits de la haine. Toi-même, ô Mars, ô le plus implacable des Dieux, bien qu'acharné en ce moment à l'œuvre du carnage, on dit qu'indigné d'une pareille férocité, tu détournas les yeux et fis rebrousser tes chevaux épouvantés. Aussi, pour venger le cadavre de Ménalippe profané par une atroce morsure, la jeunesse cadméenne s'agite avec la même fureur que si les ossements de leurs pères avaient été troublés dans leurs tombeaux, et leurs cendres jetées à des monstres cruels. Le roi lui-même enflamme ses guerriers : « Est-il encore un seul Grec qui soit accessible à la pitié et qui porte un cœur d'homme? O fureur! ont-ils donc à ce point rassasié leurs armes de sang, qu'il leur faille déchirer avec leurs dents des membres encore chauds ! Ne vous semble-t-il pas que vous faites la guerre aux tigres d'Hyrcanie? que vous marchez contre les lions farouches de la Libye? Et maintenant le voilà ce guerrier qui, étendu à terre, tient entre ses dents la tête de son ennemi. O glorieuse consolation du trépas ! il meurt joyeux de souiller de sang ses lèvres sacrilèges ! Moins cruels, nous combattons, nous, avec des glaives, avec des torches; eux, avec la haine seule; leur férocité n'a pas besoin d'autres armes. O le plus grand des Dieux ! tu les vois se porter à cet excès de rage, et ils jouissent de la clarté du jour ! Il est vrai qu'ils se plaignent de ce que la terre s'entrouvre; ils gémissent de la voir fuir sous leurs pas ... Le sol même qui les a vus naître voudrait-il donc les porter? » Il dit, et ces paroles augmentent l'ardeur et le frémissement des soldats. Une même fureur les anime, tous brûlent de s'emparer du corps et des dépouilles de l'odieux Tydée. Tels obscurcissent l'air de leurs rangs serrés ces oiseaux impurs à qui les vents ont apporté de loin des émanations fétides, et l'odeur des cadavres abandonnés sans sépulture: avides de carnage, ils se précipitent avec des cris aigus; l'air retentit du battement de leurs ailes, et les autres oiseaux, plus faibles, leur abandonnent le ciel. La Renommée vagabonde parcourt la plaine et sème ce bruit dans tous les rangs : son vol n'est jamais plus rapide que quand elle annoncé le malheur. Bientôt elle porte cette nouvelle à celui qui doit le plus la redouter, elle la jette aux oreilles incertaines de Polynice : il reste stupéfait; ses larmes prêtes à couler s'arrêtent; il hésite à croire à un pareil malheur. La valeur bien connue du fils d'Œnée est à la fois un motif qui lui persuade et lui défend de croire à sa mort. Mais sitôt qu'un témoin irrécusable lui eut confirmé cette perte, un sombre nuage voila ses yeux et sa raison, son sang se glaça, ses membres tombèrent sans force et laissèrent échapper ses armes. Son casque est mouillé de pleurs, et son bouclier glisse sur ses bottines: Il s'avance tristement, ayant peine à se soutenir, traînant derrière lui sa lance, comme si, appesanti par mille blessures, il avait épuisé ses forces. Ses compagnons le soutiennent, et lui montrent, en gémissant, le corps de Tydée. A cette vue, il jette ses armes qu'il portait avec effort; il se précipite sur le corps inanimé de son noble ami, et verse des larmes avec ces tristes paroles : «  Voilà donc ma reconnaissance pour toi, ô Tydée! le plus ferme soutien de ma cause!

9,50] voilà le digne prix que je t'ai payé! Ton cadavre est étendu sur la terre odieuse de Cadmus, et moi je vis! Ah! c'est maintenant que je suis exilé, proscrit pour toujours, puisque j'ai perdu, malheureux que je suis ! un autre frère, meilleur que celui que m'a donné la nature. Non, je ne réclame plus les anciens droits que je tenais du sort, et cette couronne criminelle qu'a souillée le parjure. Voudrais-je d'une joie achetée si cher, d'un sceptre que je ne recevrais pas de ta main? Allez, guerriers, laissez-moi seul en présence de mon barbare frère: Il n'est plus besoin de tenter le sort des armes, de verser inutilement tant de sang; allez, je vous en supplie. Quel bien plus précieux pouvez-vous encore m'offrir? J'ai perdu Tydée. Par quelle mort expierai-je ma faute? O Adraste ! O Argiens! ô l'heureuse querelle qui nous mit les armes à la main, dans cette nuit où nous nous vîmes pour la première fois ! O colère si vite éteinte, gage d'une longue amitié! Pourquoi ton épée, ô brave Tydée (car tu le pouvais, alors), ne m'a-t-elle pas immolé sur le seuil d'Adraste? Que dis-je? c'est pour mot que tu as bien voulu te rendre à Thèbes, dans le palais impie de mon frère, d'où nul autre que toi ne serait revenu; comme si tu étais allé réclamer pour toi-même les honneurs du sceptre. Déjà la Renommée ne parlait plus du pieux Télamon ni de Thésée. Voici couché sur la poussière un héros qui les égalait. Quelle est celle de tes blessures que j'oserai regarder la première? Comment distinguer ton sang de celui de l'ennemi? Combien n'a-t-il pas fallu de bataillons, combien d'innombrables phalanges, pour te renverser? Si je ne me trompe, ton père lui-même a été jaloux de ton courage; Mars t'a frappé de tout le poids de sa lance. » Il dit, et baigne de larmes amères le visage sanglant du héros; et, replaçant sa main sur son corps : « Hé quoi ! s'écrie-t-il, tu portais à mes ennemis cette haine implacable, et je te survivrais ! » Dans son égarement, il avait tiré son épée du fourreau, et la tournait contre son sein. Ses compagnons l'arrêtent, Adraste le reprend avec douceur, et, lui rappelant les hasards et le sort des combats, il le console, le calme, et l'éloigne peu à peu de ces restes chéris, qui provoquent sa douleur et allument dans son cœur le désir de la mort; tout en lui parlant, il remet sans qu'il le voie le glaive dans le fourreau. On l'entraîne. Tel un taureau oisif, qui a perdu le compagnon de ses travaux, abandonne au milieu du champ le sillon inachevé, et se laisse conduire la tête baissée, traînant une partie du joug, tandis que le laboureur soutient l'autre en pleurant.

Soudain, à la voix d'Étéocle qui les guide, se précipite une troupe choisie de jeunes guerriers contre lesquels ni Pallas ni Mars n'auraient dédaigné de se mesurer dans le combat. Hippomédon, le bouclier serré contre la poitrine, la lance en arrêt, les attend de pied ferme. Tel un rocher battu par les flots brave et les tempêtes du ciel, et le courroux de la mer qui se brise à ses pieds. Il s'élève immobile au milieu de toutes ces menaces; l'Océan lui-même redoute ses flancs hérissés, et, du milieu de la mer, les vaisseaux le reconnaissent avec effroi. Alors Étéocle le premier, s'armant d'un énorme javelot : « N'avez-vous pas honte, s'écrie-t-il, de défendre en présence des Dieux, à la face du ciel, ces mânes impies, ce cadavre qui déshonore la guerre? Oh! le digne prix de vos travaux, le glorieux exploit d'ensevelir cette bête féroce! de le ramener à Argos, [9,100] pour qu'il obtienne les larmes solennelles des funérailles, et qu'il rejette sur le lit funèbre l'horrible sang dont il s'est gorgé! Laissez là ce soin. Ni les oiseaux de proie, ni les monstres impies, ni même les saintes flammes du bûcher, ne dévoreraient sa dépouille, si elle leur était livrée. » Il ne dit que ces mots, et lance contre Hippomédon son long javelot, qui, arrêté par la dureté de l'airain, le traverse cependant, et se fixe dans le second cercle du bouclier. Phères et le bouillent Lycus suivent son exemple. Le trait de Phères revient sans force; Lycus effleure le casque, que surmonte une formidable aigrette : coupée par la pointe du dard, la cri-nière vole au loin, et le casque apparaît dépouillé de son ornement. Le héros ne recule point, il ne se précipite pas au-devant des traits; mais toujours ferme au même endroit, il fait face à ses ennemis, se porte en avant, se replie, et jamais ne s'abandonne à son ardeur. Par de rapides mouvements, il protège le corps de son ami, et, sans le quitter, tantôt voltige autour de lui, tantôt le couvre de son bouclier. Avec moins d'ardeur une génisse, devenue mère pour la première fois, défend contre la fureur d'un loup son faible nourrisson, et promène autour de lui ses cornes menaçantes; sans crainte pour elle-même, oubliant sa faiblesse, elle écume, et, timide génisse, imite les plus fiers taureaux.

Enfin les traits cessent un moment de pleuvoir sur lui, et il peut à son tour renvoyer ceux qu'on lui a lancés; car le Sicyonien Alcon, et le léger Idas, suivi de ses cohortes de Pise, étaient accourus à son secours et présentaient leur front à l'ennemi. Soutenu par eux, il lance contre les Thébains un énorme javelot de Lerne; le javelot part, aussi rapide dans son vol que la flèche, et, ne rencontrant point d'obstacle, traverse Politès par le milieu du corps, et perce le bouclier de l'infortuné Mopsus, placé auprès de lui. Hippomédon immole ensuite Cydon de Phocée, Phalante de Tanagre, Éryx au moment où, sans s'attendre au coup mortel, il tourné la tête pour demander des traits. Frappé au cou par derrière, il s'étonne, en mourant, de sentir dans sa gorge un trait qu'il n'a point reçu dans la bouche; il murmure, et le sang qui jaillit le couvre tout entier.

Ses dents sautent, chassées par la pointe du javelot. Léontée, caché derrière les armes des combattants, avait osé porter furtivement la main sur le cadavre, qu'il entraînait par la chevelure. Hippomédon le voit, et, quoique de toutes parts le fer menace sa tête, il abat du tranchant de son épée cette main audacieuse; en même temps il l'apostrophe ainsi: « C'est Tydée, Tydée lui-même qui te ravit ta main; crains désormais les dépouilles des guerriers qui ont accompli leur destin; garde-toi, malheureux, de toucher à leurs mânes illustres. » Trois fois les phalanges cadméennes entraînent le terrible cadavre, trois fois les Grecs le leur arrachent. Tel un vaisseau, au milieu des flots révoltés de la mer de Sicile, erre au hasard malgré les efforts du pilote, et, obéissant à la voile qui tourne, revient toujours sur ses propres sillons.

Tous les guerriers de Thèbes n'auraient pu faire reculer Hippomédon; le choc des machines de guerre ne l'aurait point ébranlé, et les plus terribles masses lancées du haut des tours eussent été sans force contre son bouclier. Mais la cruelle Tisiphone, qui se rappelle les ordres du roi de l'Élysée et n'a pas oublié les crimes de Tydée, se glisse adroitement au milieu du champ de bataille.
[9,150] Les combattants sentent l'effet de sa présence : un frisson soudain court dans les membres des chevaux et des guerriers, quoiqu'elle eût rendu son extérieur moins terrible en prenant la forme du Grec Halys. Elle n'a plus ni ses feux cruels ni ses fouets, les serpents de sa chevelure, dociles à ses ordres ont interrompu, leurs sifflements; elle porte des armes, et vient se ranger à côté du farouche Hippomédon. Sa voix et son regard sont pleins de douceur; cependant le héros a peur de son visage, et s'étonne lui-même de sa frayeur. Les larmes aux yeux, elle lui dit: « O illustre guerrier, pendant que tu protèges ici inutilement les restes inanimés de nos compagnons et leurs cadavres sans sépulture (quelle crainte est la nôtre? quel vain souci du tombeau nous agite?); Adraste lui-même, surpris par une troupe de Thébains, est entraîné prisonnier, et c'est toi avant tout autre, toi qu'il invoque du geste et de la voix. Hélas! je l'ai vu tomber dans le sang; j'ai vu dépouiller ses cheveux blancs de son diadème mis en pièces. Ne cherche pas bien loin, tourne les yeux vers ce groupe de combattants, là où s'élève cette épaisse poussière. » Le héros, incertain, s'arrête un moment, partagé entre deux craintes égales. La vierge cruelle le presse : « Pourquoi hésiter? courons: Quoi ! ces mânes insensibles te retiendraient? La vie d'Adraste a-t-elle moins de prix à tes yeux? » A ces mots, Hippomédon confie à ses compagnons sa triste tâche, et les combats qu'il soutenait pour elle. Il abandonne son fidèle ami, mais non sans se retourner encore, et prêt à s'élancer de nouveau, si ses compagnons le rappellent. Puis il suit les traces confuses de la farouche déesse; il court vainement de côté et d'autre, et s'égare sur ses pas. Enfin la cruelle Euménide, jetant son bouclier, disparaît à ses yeux, et laisse tomber son casque, soulevé par ses innombrables serpents.
Le nuage s'est dissipé, et le malheureux Hippomédon aperçoit les Grecs, que nul danger ne menace; Adraste est monté tranquillement sur son char. Déjà les Thébains se sont emparés du cadavre, déjà leurs acclamations attestent leur joie : ces cris de victoire volent et retentissent à ses oreilles, ils remplissent son cœur d'une profonde douleur. O cruel pouvoir du destin! le voilà entraîné sur la terre ennemie, ce même Tydée qui naguère poursuivait les bataillons thébains, et, soit qu'il combattit à pied, soit qu'il secouât les rênes ondoyantes de son char, s'ouvrait partout un large passage. Il n'a plus d'armes entre ses mains; ses bras retombent languissamment; le héros a dépouillé son courage farouche. Quel plaisir pour les Thébains de frapper impunément ces traits contractés par la mort, ce visage redoutable! Tous ont un même désir; tous, lâches et courageux, veulent illustrer leurs bras; ils gardent leurs traits trempés dans son sang, pour les montrer à leurs femmes et à leurs jeunes enfants.

Ainsi, lorsqu'un lion, qui ravageait les campagnes de Mauritanie, et tenait depuis longtemps les troupeaux captifs et les bergers sur l'éveil, succombe enfin sous les coups des chasseurs dont sa défense a épuisé les forces, le hameau se réjouit, les laboureurs accourent en poussant de grands cris; ils arrachent sa crinière; ils ouvrent sa gueule immense; ils attachent sa dépouille au faîte d'un temple, ou la suspendent comme un trophée dans un bois antique, et ils se plaisent à raconter tout le mal qu'il leur a fait. Le farouche Hippomédon s'aperçoit que désormais tout secours est inutile, et qu'il est trop tard pour tenter de ressaisir te corps de son ami. Il s'élance cependant, et, sans que rien puisse l'arrêter, il fait voltiger autour de lui sa foudroyante épée. Il ne distingue plus amis ni ennemis, si quelque obstacle s'oppose à son passage;
[9,200] et bientôt, souillée par ce nouveau carnage, la terre glisse sous ses pas. Les armes, les guerriers expirants, les chars brisés embarrassent sa marche, ralentie encore par la blessure que le javelot du roi de Thèbes lui a faite à la cuisse gauche, qu'il avait dissimulée dans l'ardeur du combat, ou qu'alors il n'avait pas sentie. Enfin il aperçoit Hoplée accablé de douleur, Hoplée, le fidèle compagnon du grand Tydée, et naguère, mais en vain, son écuyer. Il menait son coursier, qui, la tête penchée, ignorait le destin de son maître, mais frémissait indigné de son inaction. Hippomédon le saisit, et, plus audacieux, s'élance avec lui contre l'infanterie thébaine; le cheval se cabre et refuse de porter un poids inaccoutumé; car dès ses jeunes ans, dompté par Tydée, il n'avait obéi qu'à sa main. Le héros lui adresse ces paroles : « Pourquoi refuses-tu d'obéir à de nouveaux ordres, malheureux coursier? Tu ne sentiras plus le poids si doux de ton maître superbe; tu ne reverras plus les verts pâturages de l'Étolie, ni les rives de l'Achéloüs, où tu secouais avec orgueil ta flottante crinière. Il ne te reste plus qu'à venger les mânes chéris du héros, ou à les suivre. Va donc, et n'afflige pas encore son ombre exilée en tombant au pouvoir de l'ennemi.

Voudrais-tu, après avoir porté Tydée, devenir la monture de quelque orgueilleux cavalier? » On dirait que le fidèle animal l'entend et s'enflamme à sa voix. Rapide comme la foudre, il emporte Hippomédon, et, reconnaissant dans la main qui le guide la vigueur de Tydée, il cesse de s'indigner.

Tel du sommet de l'Ossa un sauvage centaure se précipite dans la vallée, les forêts profondes redoutent l'homme, la plaine redoute le cheval. Ainsi les Thébains épouvantés se pressent dans leur fuite haletante. Hippomédon fond sur eux, et, de ses coups rapides et imprévus, il moissonne les têtes des guerriers et laisse derrière lui leurs troncs sanglants. On était arrivé près de l'Ismène : le fleuve avait alors franchi ses rives accoutumées, présage de malheur, et roulait avec effort la masse de ses ondes. C'est là que, pour respirer un moment, les timides bataillons, lassés de fuir dans la plaine, ont dirigé leur course. L'onde s'étonne d'offrir un re-fuge à la guerre, et s'éclaire du reflet brillant des armes. Les Thébains se sont élancés dans les flots; sous leurs pieds la terre s'écroule avec fracas, et les deux rives disparaissent sous un nuage de poussière. D'un bond plus impétueux, Hippomédon se précipite dans l'onde à la poursuite de ses ennemis épouvantés, sans lâcher les rênes et tout armé. Seulement il confie au tronc d'un peuplier ses javelots, qu'il avait d'abord plantés sur le vert gazon. Alors les Thébains, glacés par la terreur, abandonnent leurs armes au courant qui les entraîne; d'autres détachent leurs casques, et, aussi longtemps qu'ils peuvent avec effort retenir leur haleine, se cachent honteusement sous les eaux; un grand nombre s'efforce de traverser le fleuve à la nage; mais les liens de leur chaussure, le baudrier attaché à leurs flancs les retiennent, et s'opposent à leurs mouvements, et leur cuirasse trempée les submerge.

Telle est, dans les abîmes de la mer agitée, la terreur des poissons, lorsqu'ils voient un dauphin plonger dans le gouffre et en visiter les retraites profondes; tous fuient au fond des eaux, se pressent tremblants sous les algues verdoyantes, et ne reparaissent qu'après l'avoir vu remonter à la surface, et quitter cette vaine proie pour s'attaquer à un vaisseau. Tel Hippomédon poursuit les Thébains en désordre, au milieu des flots. D'une main il gouverne ses rênes, de l'autre il dirige ses coups; et, nageant des pieds, [9,250] il soulage son cheval, qui, habitué à fouler le sol, cherche en vain, de son sabot flottant, à atteindre le sable du lit profond. Ion est renversé par Chromis, Chromis par Antiphus, Antiphus par Hypsée; Hypsée renverse encore Astyage et Linus: Linus atteignait déjà le bord, et était sauvé; mais les Parques ne le permettent pas; dès les premiers fils de la trame qui lui était destinée, il lui a été interdit de mourir sur la terre. Hippomédon poursuit les bataillons de Thèbes; Hypsée, fils d'Asope, met en fuite les Grecs. Tous deux font trembler le fleuve, tous deux teignent ses ondes d'un sang épais, et ni l'un ni l'autre (tel est l'arrêt des destins) n'en doit sortir.

Déjà les membres déchirés roulent dans le courant rapide, et les têtes et les bras que le fer a coupés vont rejoindre les troncs. Déjà l'onde emporte les javelots, les boucliers légers, les arcs, détendus et les casques qui surnagent, soutenus par les aigrettes. La surface du fleuve est couverte au loin d'armes flottantes, et le lit est jonché de cadavres. C'est là que les guerriers expirants luttent contre la mort, et exhalent leur dernier soupir, étouffé par les flots.

Entraîné par le courant, le jeune Agrius avait saisi un ormeau qui bordait le fleuve; le farouche Ménécée abat avec son glaive les belles épaules du guerrier. Il tombe, mais sans lâcher prise; et, mutilé, il regarde ses mains suspendues aux rameaux élevés. La lance d'Hypsée fait à Sagès une énorme blessure et le porte au fond de l'eau; le corps y reste, le sang revient seul a la surface. Agénor s'élance de la rive, pour ressaisir son frère : l'infortuné ! il le tient, mais serré étroitement par le guerrier blessé, il s'enfonce en voulant le soulever; il aurait pu se détacher de ses bras et remonter à la surface, mais il a honte de revenir sans son frère. Chalétus, le bras levé et menaçant, allait frapper; l'eau du fleuve le saisit dans un tourbillon rapide, et l'engloutit. Déjà son vi-sage et sa chevelure ont disparu; on n'aperçoit plus ses mains, son épée descend la dernière au fond de l'abîme: La mort sous mille formes poursuit ces malheureux. Un javelot de Mycalèse s'enfonce, dans le dos d'Agyrte; il se retourne, et cherche en vain la main qui l'a frappé; emportée par le cours du fleuve, la lance, dans sa fuite, avait trouvé du sang à répandre.

Le cheval vigoureux de Tydée est blessé entre les épaules; il bondit sous le coup mortel, se dresse, et frappe l'air. Bien qu'au milieu des flots, son guide ne se trouble pas; ému de pitié, il arrache, en gémissant, le trait de sa profonde blessure, et lâche les rênes. Puis, à pied, il retourne, au combat, et, la marche plus assurée, la main plus ferme, il renverse sous ses coups multipliés le timide Nomius, le brave Mimas, Lichas de Thisbé, Lycétus d'Anthédon, et l'un des deux jumeaux, fils de Thespis; l'autre, Panémus, réclamait le même sort: ! Tu lui survivras! s'écrie le héros; va seul dans les murs de l'odieuse Thèbes; désormais tu n'offriras plus à tes malheureux parents une image trompeuse. O Dieux, grâces vous soient rendues de ce que Bellone aux bras sanglants a transporté le combat dans ce fleuve rapide; les lâches sont entraînés par les ondes du fleuve de leur patrie. L'ombre plaintive de Tydée, privé de sépulture, ne viendra pas gémir autour de vos bûchers.

[9,300] Vous irez servir de pâture aux horribles monstres des mers; lui, au moins, repose sur le sein de la terre, et son corps en se dissolvant retournera à ses premiers éléments ! Ainsi Hippomédon poursuit les Thé-bains, et joint à ses coups de cruelles insultes.

Tantôt, l'épée à la main, il frappe avec fureur; tantôt, saisissant les traits qui surnagent, il les lance à l'ennemi. Il abat Théron, le compagnon de la chaste Diane; le laboureur Gyas avec le nautonnier Erginus; Hersès à la longue chevelure, et Créthée, intrépide matelot, qui bien des fois sur une frêle barque avait affronté les promontoires orageux de Capharée et les tempêtes de l'Eubée: mais qui peut résister aux destins? Il roule dans les flots, la poitrine traversée par le fer. Hélas ! dans quelles ondes vient-il faire naufrage! Et toi aussi, ô Pharsalus, tandis que sur ton char élevé tu passes le fleuve, pour rejoindre tes compagnons, une lance dorienne te renverse. Avec toi périssent tes chevaux, que submergent ensemble la violence des ondes et les liens funestes du joug qui les unit.

Mais quels efforts ont dompté, au milieu des ondes soulevées, le grand Hippomédon? Pourquoi l'Ismène lui-même s'arma-t-il contre lui? O doctes Sœurs, faites-nous le connaître, daignez nous l'apprendre; c'est à vous de porter vos regards en arrière, et de protéger les anciens souvenirs de la Renommée. Issu du dieu Faune et d'une nymphe, fille de l'Ismène, le jeune Crénée se réjouissait de combattre dans les ondes maternel-les. Le lit de ce fleuve, c'était son sol natal; c'est là qu'il avait vu le jour; ces rives verdoyantes avaient été son berceau. Aussi, persuadé que, près de l'Ismène, les terribles Sœurs ne pouvaient rien sur ses jours, il passait joyeusement d'une rive à l'autre, protégé par les flots caressants de son aïeul. L'onde soulève ses pas, soit qu'il cède au courant, soit qu'il traverse obliquement le fleuve; s'il remonte son cours, elle ne lui oppose aucun obstacle et revient sur elle-même. Avec moins de complaisance la mer cache jusqu'à la ceinture Glaucus, son hôte d'Anthédon. On dirait Triton s'élançant du milieu des ondes échauffées par l'été; on dirait Palémon, alors que, monté sur un dauphin, dont il stimule la lenteur, il se hâte d'accourir aux baisers de sa mère chérie. Les armes vont bien à ses épaules, et sur son riche bouclier tout brillant d'or est gravée l'origine du peuple thébain. La vierge de Sidon, portée sur le dos d'albâtre du taureau caressant, n'est déjà plus effrayée de la mer, et ne serre plus ses cornes de ses mains délicates. L'onde effleure, en se jouant, la plante de ses pieds. Vous croiriez. voir sur ce bouclier le taureau s'avancer, et fendre les flots. Le fleuve ajoute encore à l'illusion, tant sa couleur ressemble à celle de la mer.
Le jeune audacieux, de ses traits et de sa voix arrogante provoque Hippomédon : « Ce n'est pas ici le marais de Lerne, fécond en poisons, ni les ondes qu'Hercule a purgées de serpents ! C'est un fleuve sacré, oui, un fleuve sacré que tu oses attaquer, un fleuve qui a nourri des Dieux. Malheureux! tu vas en recevoir la preuve! » Sans répondre, Hippomédon marche à sa rencontre. L'Ismène lui oppose la masse plus serrée de ses flots, et retient son bras; le trait un moment arrêté part cependant, et va chercher l'âme du jeune guerrier jusque dans le centre de la vie : l'onde eut horreur de ce crime; forêts, qui ombragiez ces bords, vous pleurâtes, et les rives: retentirent de sons plus lugubres. De sa bouche expirante sortit un dernier murmure:

[9,350] « Ma mère! » et les flots étouffèrent sa voix. Sa mère, qu'environnait la troupe des Naïades ses sœurs, frappée soudain de ce cri funeste, s'élance de la vallée transparente; furieuse, les cheveux épars; elle se meurtrit le visage et la poitrine dans son affreux désespoir, elle déchire ses- vêtements azurés. Dès qu'elle s'est élevée au-dessus des eaux, d'une voix tremblante elle appelle à plusieurs, reprises Crénée: elle ne l'aperçoit nulle part; mais sur les flots surnage un triste indice, le bouclier de son fils, que reconnaît trop bien, hélas! cette mère infortunée. Le corps gît plus loin, à l'endroit où l'Ismène, ayant fini son cours, mêle ses eaux à celles de la mer. Ainsi souvent Alcyone gémit solitaire sur sa demeure flottante et humide, lorsque l'Auster cruel et l'envieuse Téthys ont ravi les gages de son amour et le nid toujours froid où ils reposaient.

Son fils n'est plus : alors elle se replonge dans le fleuve; cachée sous les flots, elle va de tous côtés, partout où l'onde ouvre à ses pas une route transparente; elle cherche, mais en vain, le cadavre du malheureux Crénée, et exhale des plaintes douloureuses. Souvent le fleuve troublé retarde ses pas, et un sang épais obscurcit sa vue; mais rien ne l'arrête: dans sa marche rapide, elle heurte les traits, les épées, soulève les casques, retourne les corps étendus dans le lit du fleuve, et, sans être effrayée de la mer, elle allait entrer dans l'empire de Doris, lorsque, émue de pitié, la troupe des Néréides poussa contre son sein maternel cette triste dépouille, que déjà elles avaient saisie. La malheureuse mère serre dans ses bras son fils comme s'il était encore vivant; elle l'emporte, le dépose sur les rives du fleuve, essuie avec ses cheveux le visage du jeune guerrier, et laisse échapper ces gémissements lugubres: « Voilà donc la faveur que tu reçois des demi-dieux tes parents, et de ton immortel aïeul ! C'est ainsi que tu règnes sur nos ondes ! O malheureux ! plus douce pour toi fut une terre étrangère et indifférente, plus douce la vague de la mer qui a ramené ton corps vers le fleuve, et qui semblait attendre une mère infortunée. Sont-ce là les traits de mon visage? Est-ce là le regard terrible de ton père et la chevelure ondoyante de ton aïeul? O mon fils, jadis l'ornement de nos ondes et l'orgueil de nos bois, tant que tu as vécu j'étais l'égale des grandes déesses, et les Nymphes me reconnaissaient pour leur reine. Hélas! où est maintenant cette cour nombreuse qui se pressait sur le seuil de ta mère? Où sont ces Napées qui aspiraient à servir sous tes lois? Et moi, que les gouffres de la mer auraient dû bien plutôt engloutir, pourquoi, hélas! ô Crénée, te rapporté-je dans mes bras, non pour moi, mais pour le tombeau? Et tu n'as pas honte, tu n'as pas pitié, d'une si grande infortune, père barbare! Quel abîme profond et inaccessible te cache au fond du fleuve? Quoi! ni le cri de ton fils expirant, ni nos gémissements, n'ont put revenir jusqu'à toi? Vois, Hippomédon s'élance plus furieux et triomphe dans tes flots; il fait trembler tes eaux et ton rivage, il frappe, et l'onde boit notre sang. Toi, tu restes en repos, et ta patience sert la fureur des Grecs. Au moins, cruel, viens aux funérailles de ton petit-fils, viens honorer ses cendres; il ne sera pas le seul dont tu allumeras le bûcher. » A ces plaintes elle mêle des gémissements, et ensanglante sa poitrine par de nombreuses meurtrissures.

[9,400] Les Nymphes des eaux, ses sœurs, répondent à ses cris douloureux. Ainsi Leucothoé, avant d'être une Néréide, gémit, dit-on, dans le port de Corinthe, jusqu'au moment où le jeune Palmon, déjà glacé par la mort et la poitrine haletante, rejeta sur le sein maternel les flots de la mer qui l'avait englouti.

Cependant, retiré dans un antre secret, à la source de ces eaux que boivent les vents et les nuages, qui nourrissent l'arc-en-ciel pluvieux et répandent la fertilité dans les champs de Thèbes, l'Ismène n'a pas plutôt entendu de loin, malgré le bruit de ses flots, les lamentations et les gémissements de sa fille, qu'il lève son cou hérissé de mousse et sa chevelure chargée de glaçons. Le grand pin qu'il tient à la main lui échappe; son urne tombe, et roule loin de lui. A l'aspect du dieu qui apparaît sur ses rives, le visage tout souillé d'un limon durci par les années, les forêts et les fleuves inférieurs s'étonnent; ils admirent avec quelle majesté il dresse, au-dessus de l'abîme gonflé, sa tête écumeuse et sa poitrine, d'où ruisselle et tombe avec bruit l'eau de sa barbe azurée. Une des Nymphes vole à sa rencontre; elle lui apprend le deuil de sa fille et la mort de son petit-fils; elle lui montre le cruel auteur de ces maux, et de sa main presse la main du dieu. Se dressant sur ses ondes soulevées, l'Ismène se frappe le visage, secoue ses cornes entrelacées d'algues verdoyantes, et, dans le trouble qui l'agite, il s'écrie d'une voix puissante: « Est-ce là, souverain des Dieux, la faveur dont tu m'honores, moi qui fus tant de fois ton hôte et ton complice; moi qui t'ai vu (je ne crains pas de le rappeler), tantôt parer ton front perfide de cornes trompeuses, tantôt arrêter le char de Phébé, ou offrir à ton amante qu'avait consumée ta foudre égarée, un bûcher pour dot; moi enfin qui ai nourri les plus illustres de tes fils? Eux aussi méprisent-ils mes bienfaits? C'est pourtant sur mes rives que le dieu de Tirynthe s'est traîné encore enfant; c'est sous cette onde que j'éteignis la flamme qui dévorait Bacchus. Vois quel carnage de toutes parts ! quel monceau de traits et de cadavres surcharge mes flots et me couvre tout entier ! Mon fleuve n'est qu'un champ de bataille, où le crime pèse sur chaque flot; au fond des eaux, sur mon lit, errent des ombres récentes, dont la multitude forme comme un nuage qui réunit mes deux rives. Moi qu'on invoque par des clameurs sacrées, moi qui purifie dans mes ondes les thyrses flexibles et les cornes de Bacchus, maintenant chargé de cadavres je cherche une route vers la mer. Ni les marais impies du Strymon, ni l'Hèbre écumant, n'ont jamais été aussi profondément rougis de flots de sang par le dieu des batailles. L'onde qui t'a nourri ne peut-elle, ô Bacchus, réveiller ta valeur? As-tu donc oublié ton origine? Mérité-je moins que l'Hydaspe, ce fleuve d'Orient, de devoir la paix à ton bras? Et toi qui, gonflé d'orgueil, t'applaudis des dépouilles et de la mort d'un faible enfant, non, tu ne sortiras pas de ce fleuve, pour revoir le puissant Inachus; tu ne retourneras pas vainqueur dans la cruelle Mycènes, à moins que je ne sois mortel, et toi quelque fils des Dieux. » Il dit, frémissant de fureur, et fait signe aux ondes courroucées. Le froid Cithéron lui envoie de sa cime élevée le secours de ses eaux, ses neiges ontiques et ses épais brouillards, aliment des hivers.

[9,450] L'Asope lui fournit en secret de nouvelles forces, et, par des veines entrouvertes, ajoute ses ondes à celles de son frère. Lui-même sonde les entrailles de la terre; il secoue les étangs, les lacs engourdis, les marais paresseux, et, levant vers le ciel sa bouche avide, il aspire les nuées humides et dessèche les airs. Déjà plus large, il franchit ses deux rives; et Hippomédon qui naguère, au milieu même du fleuve, le surpassait de toute la hauteur de ses bras et de ses épaules, voit avec étonnement le fleuve grandir; et lui-même s'enfoncer peu à peu dans les ondes. Des deux côtés les flots se gonflent, et une tempête furieuse s'élève, semblable aux tempêtes de la mer quand elle épuise les Pléiades, et précipite le noir Orion sur les matelots tremblants. Ainsi l'Ismène, de ses eaux tumultueuses, attaque Hippomédon, et, toujours repoussé par le bouclier qui arme le bras gauche du héros, il revient écumant l'assaillir, le couvre de ses noirs bouillons, se brise, retombe, et re-vient encore avec plus d'impétuosité. Mais c'est peu d'amasser toutes ses eaux; il arrache les arbustes qui protègent les rives sablonneuses, les troncs antiques et les pierres qui couvrent son lit; il les lance avec force sur son ennemi. Cependant le combat, bien qu'inégal, se soutient entre le héros et le fleuve qui s'indigne.

Hippomédon ne recule pas; nulle menace ne l'ébranle, il se jette au-devant des ondes qui fondent sur lui, et les repousse en leur opposant son bouclier. Son pied presse le sol qui fuit; le jarret tendu, il s'appuie sur des pierres glissantes et mobiles, il roidit les genoux, et, s'affermissant avec effort, il se maintient sur un limon trompeur qui se dérobe sous lui. Il adresse en même temps au fleuve ces paroles outrageantes : « D'où te vient, Ismène, cette colère soudaine? Dans quel gouffre as-tu puisé tes forces, toi qui protège un dieu peu fait pour la guerre? toi qui n'as jamais connu que le sang versé par les Thyades, lorsque la flûte de Bacchus retentit, et que les bacchantes souillent par leurs fureurs les Triétérides? » Il dit, et soudain le dieu s'offre à lui, les joues souillées par le noir limon qui surnage. Il garde un farouche silence, mais, armé d'un tronc de chêne, il s'élance sur lui, se dresse, et le frappe trois et quatre fois avec toute la vigueur d'un dieu et toute la puissance de la colère. Le héros fléchit; son bouclier est arraché de son bras; il tourne le dos et recule lentement. Les ondes le pressent, et le fleuve triomphant poursuit son ennemi qui chancelle. De leur côté, les Thébains l'accablent d'une grêle de traits et de pierres; ils le repoussent des deux rives. Que fera-t-il, assailli par la guerre, assailli par les ondes? Le malheureux ne peut ni fuir, ni succomber noblement. Sur le bord de la rive verdoyante, suspendu entre l'onde et la terre, mais plus près de l'onde, s'élevait un frêne dont l'ombre immense couvrait le fleuve. Hippomédon le saisit d'une main vigoureuse, c'est le seul espoir qui lui reste de regagner la terre; mais l'arbre cède à ses efforts, et, vaincu par une force plus puissante que celle qui l'attachait à la terre, il chancelle, et, entraînant avec lui les racines qui pénétraient dans le fleuve ou qui s'enfonçaient dans un terrain sablonneux,
[9,500] il tombe, avec une partie de la rive, sur le guerrier épouvanté, et, par cette chute soudaine, l'enferme dans un amas de ruines et lui ôte tout moyen de résistance. Les flots se précipitent en cet endroit, où se forme un limon inextricable au fond de l'abîme nouvellement creusé. Le gouffre s'agrandit, et déjà l'onde qui tourbillonne entoure les épaules et le cou d'Hippomédon. Alors seulement, contraint de s'avouer vaincu : « O honte ! s'écrie-t-il, ô Mars, engloutiras-tu dans ce fleuve un courage comme le mien? Descendrai-je vers les ondes dormantes des fleuves infernaux, comme un gardien de troupeaux surpris tout à coup par les eaux furieuses d'un torrent? N'ai-je donc pas mérité de mourir par le fer? » Émue enfin par ces prières, Junon aborde le maître du tonnerre : « Jusques à quand, noble père des Dieux, jusques à quand accableras-tu les malheureux Grecs? Déjà Pallas poursuit Tydée de sa colère, déjà Delphes se tait privée de son augure, et voici que mon Hippomédon, le descendant des rois de Mycènes et d'Argos, lui qui m'adresse ses hommages de préférence à toutes les divinités (est-ce donc ainsi que je sais défendre mes adorateurs?), voici qu'il va devenir la pâture des monstres de la mer! Tu devais accorder un tombeau et des funérailles aux vaincus : où sont, après le combat, les flammes funèbres des enfants de Cécrops? où sont les feux de Thésée? » Jupiter ne rejette pas les justes prières de son épouse. Il tourne avec bonté les yeux vers les murs de Cadmus, et, au seul signe de sa tête, les flots s'apaisent.

Alors apparaissent les épaules livides du héros, et sa poitrine criblée de blessures. Ainsi, lorsque, soulevée par les vents, la tempête se calme, du sein des eaux sortent les écueils et la terre tant désirée des matelots, et les vagues descendent de la cime des rochers. Mais que lui sert d'avoir gagné la rive? De toutes parts les Thébains l'accablent d'une nuée de traits, et il n'a plus d'armure, plus de défense contre la mort. Ses blessures se rouvrent, son sang, longtemps refroidi sous l'onde, s'échappe, réchauffé par le contact de l'air, et se fraye un passage à travers les veines : glacés par le fleuve, ses pieds incertains chancellent. Il tombe. Tel, sur l'Hémus de Thrace, vaincu par la fureur de Borée, ou miné par la vieillesse, un chêne qui cachait sa chevelure dans les cieux tombe, et fait dans l'air un vide immense. La forêt et la montagne elle-même tremblent en le voyant chanceler, ne sachant de quel côté il va tomber sur le sol, quels arbres il va écraser dans sa chute. Nul cependant n'a l'audace de toucher à son épée ou à son casque: à peine s'ils en croient leurs yeux. A la vue de ce cadavre immense, ils ont peur, et ne s'approchent que les armes serrées. Enfin Hypsée s'avance vers lui, arrache l'épée que sa main glacée tenait encore, et dépouille de son casque le visage farouche du héros, puis, marchant vers les rangs thébains, et montrant le casque suspendu à sa brillante épée, il s'écrie avec orgueil « Voici le cruel Hippomédon! voici ce terrible vengeur de l'abominable Tydée, ce guerrier qui a fait de notre fleuve un gouffre de sang ! » Le magnanime Capanée l'a reconnu de loin; il fait taire sa douleur, et, brandissant un énorme javelot, il s'encourage ainsi lui-même : «  Seconde-moi, ô mon bras, mon seul appui dans la guerre, mon dieu vengeur !

[9,550] c'est toi seul qu'invoque, toi seul qu'adore Capanée, qui méprise les Dieux ! » Il dit, et lui-même exauce ses vœux. Le trait part en sifflant, il traverse le bouclier, la cuirasse d'airain d'Hypsée, et atteint son âme au fond de sa large poitrine. Il tombe avec le même fracas qu'une tour élevée qui, ébranlée jusque dans ses fondements par des coups multipliés, s'écroule, et ouvre aux vainqueurs une ville en ruines. Le pied sur son cadavre : « Je ne refuse pas, s'écrie Capanée, l'honneur de ton trépas : tourne ici tes regards; c'est moi qui suis l'auteur de cette blessure.
Meurs donc joyeux, et plus fier qu'une foule d'autres ombres. Alors il lui ravit l'épée et le casque du héros, lui arrache son propre bouclier; et les plaçant sur le corps inanimé d'Hippomédon : « Reçois, dit-il, illustre guerrier, ces dépouilles ennemies et les tiennes. Tes cendres ne resteront pas sans honneur, ni tes mânes sans sépulture : leur tour viendra. En attendant que nous te payions le juste tribut du bûcher, Capanée, ton vengeur, t'ensevelit sous ce glorieux monument. Ainsi Mars balançait les chances cruelles du combat, et semait également la mort dans les rangs des Grecs et des Thébains. Ici on pleure le farouche Hippomédon, là Hyp-sée aussi brave que lui, et les deux armées trouvent une consolation dans ce deuil réciproque.

Cependant, troublée dans son sommeil par de tristes visions, la mère du jeune et habile archer de Tégée, la sauvage Atalante, les cheveux flottants et les pieds nus, suivant la coutume, se rendait, avant le lever du jour, vers les ondes froides du Ladon, pour se purifier dans l'eau vive du fleuve et détourner ces songes funestes. Car, pendant les nuits chargées du poids de ses sombres inquiétudes, souvent elle voyait tomber les trophées qu'elle avait elle-même attachés aux murailles du temple, ou bien il lui semblait qu'exilée des forêts, chassée de la compagnie des Dryades, elle errait au milieu de tombeaux inconnus : souvent aussi elle voyait revenir de la guerre la pompe triomphale de son fils; elle reconnaissait ses armes, son coursier, ses compagnons; mais lui-même elle ne le voyait pas : tantôt c'était son carquois qui se détachait de ses épaules, tantôt sa propre image, son portrait même que les flammes dévoraient; mais cette dernière nuit surtout l'avait glacée de crainte par ses funestes présages, et avait profondément remué son cœur maternel.
Il y avait dans les forets d'Arcadie un chêne immense et bien connu dans la contrée, qu'Atalante avait choisi parmi la foule des autres arbres pour le consacrer à Diane, et dont elle avait fait, par le culte qu'elle lui rendait, une divinité. C'est là que, fatiguée, elle suspendait son arc, ses flèches, les défenses recourbées des sangliers, les dépouilles des lions, et les hautes ramures des cerfs, semblables à des forêts. A peine s'il restait quelque place aux rameaux; à peine si leur ombre verdoyante pouvait vaincre l'éclat du fer, tant ils étaient enveloppés de trophées champêtres.
Au retour d'une longue et pénible chasse, d'où elle rapportait en triomphe la tête d'une ourse d'Érymanthe, elle croit voir l'arbre abattu, inclinant sa verte chevelure, et ses rameaux ensanglantés mourant sur le sol. Elle interroge une Nymphe, qui lui apprend que les cruelles Ménades et Bacchus son ennemi ont tourné leur fureur contre ce chêne. Tandis qu'elle gémit et qu'elle croit se frapper le sein de coups précipités, [9,600] tout à coup ses yeux s'ouvrent, et, chassant brusquement le sommeil, elle s'élance de sa couche désolée, et cherche en vain sous sa paupière la trace de ses larmes imaginaires. Aussi, pour détourner ce funeste présage, ayant plongé trois fois sa chevelure dans le fleuve, et ajouté à cette expiation des paroles qui calment les soucis maternels, elle court au temple de Diane armée, à la première rosée de l'aurore.

Elle aperçoit avec joie tous les arbres qu'elle connaît si bien et le chêne encore debout. Alors elle s'arrête sur le seuil de la déesse, et lui adresse cette prière qui ne doit pas être exaucée: « Vierge puissante des forêts, toi dont je suis les belliqueux étendards et partage les durs travaux, malgré mon sexe dont je m'indigne, et les usages grecs que je brave, ni les nations de la Colchide aux rites féroces, ni les cohortes des Amazones, n'ont autant que moi honoré tes autels. Si jamais les danses de Bacchus et les jeux de ses nuits impudiques n'ont eu de charme pour moi; si, bien que souillée par une odieuse union, je n'ai porté ni les thyrses, ni la quenouille efféminée; mais, fidèle aux sauvages forets même après mon hymen, si je suis toujours restée chasseresse et vierge de cœur; si, sans songer â cacher ma faute dans les antres secrets, j'ai montré mon fils, et, le déposant tout tremblant à tes pieds, me suis avouée coupable; s'il n'a point dégénéré de sa mère; si, tout enfant, il rampait déjà vers mon arc, et, de ses premiers cris, de ses premières larmes, il demandait des armes; je t'en supplie, ô Déesse, dis-moi quels maux me présage le sommeil de mes nuits agitées. Mon fils, qui, téméraire et trop confiant en toi, a volé aux combats, permets que je le revoie vainqueur; ou, si je demande trop, permets seulement que je le revoie; qu'ici il se couvre de sueur, qu'il porte tes armes. Détourne ces signes avant-coureurs. Pourquoi, ô Déesse des bois, les Ménades ennemies, les divinités thébaines règnent-elles dans nos forêts? Hélas ! pourquoi un secret pressentiment (puissé-je ne pas bien lire dans l'avenir!), pourquoi un secret pressentiment me fait-il entrevoir dans ce chêne un terrible présage? Que si le sommeil ne m'a envoyé que des visions trop certaines, je t'en conjure par toi-même, par les douleurs de ta mère, ô bonne Dictynne, par la gloire de ton frère, perce de tes traits sûrs ce sein malheureux : permets qu'avant de succomber, mon fils apprenne les funérailles de sa mère infortunée!  » Elle dit, et les larmes inondent son visage; en même temps elle voit la blanche statue de Diane se couvrir de sueur.

La fière déesse la laisse étendue sur le seuil de son temple, balayant de ses cheveux les froids autels. Elle franchit le Ménale, dont le feuillage s'élève jusqu'aux astres, et se dirige vers les murs de Cadmus, en suivant, aux confins du ciel, cette route lumineuse, accessible aux Dieux seuls, et d'où son regard domine toute la terre. Déjà elle avait presque atteint la moitié de la hauteur du Parnasse, le long de ses coteaux ombragés, lorsqu'elle aperçoit dans un nuage éclatant son frère, dont les traits sont altérés. Il revenait tristement du champ de bataille, pleurant la mort de son augure que la terre avait englouti. La voie céleste se colore à l'approche des deux divinités, qui confondent leurs rayons éclatants, entrechoquent leurs arcs et font résonner leurs carquois.
[9,650] Apollon le premier : «  O ma sœur, dit-il, je sais que tu voles auprès du jeune Arcadien qui a osé affronter les cohortes thébaines et de trop rudes combats. Sa mère, ta fidèle compagne, t'en supplie : puissent les destins te permettre d'exaucer sa prière! Mais moi-même, j'en ai honte, je viens de voir, spectateur impuissant, les armes de mon devin et les lauriers saints; je l'ai vu, tournant en vain vers moi ses regards suppliants, descendre dans le sombre Tartare. Je n'ai pu ni arrêter son char, ni fermer l'abîme qui s'entrouvrait.

Barbare que je suis! indigne désormais d'être adoré! Tu vois, ô ma sœur, mon antre sacré qui gémit, et mon temple silencieux : voilà la seule faveur dont je paye ses hommages et sa fidélité ! Cesse donc de tenter un secours inutile, épargne à tous de douloureux efforts; la dernière heure de ce jeune guerrier s'approche; l'arrêt du destin est irrévocable, et les oracles de ton frère ne te trompent pas maintenant par leur sens incertain. » - « Mais du moins, répond la vierge troublée, il m'est permis d'entourer cet infortuné d'un dernier rayon de gloire, faible consolation d'une mort cruelle : et il n'évitera pas ma vengeance, le cruel qui souillera sa main sacrilège du sang d'un malheureux enfant : puissent mes flèches servir ma fureur! Elle dit, et, après avoir présenté rapidement sa joue aux baisers de son frère, elle s'éloigne irritée, et gagne les murs de Thèbes. Cependant, de part et d'autre, on combat avec plus d'acharnement; depuis la mort des deux héros, la vengeance ajoute à la fureur des deux armées. D'un côté frémissent les soldats d'Hypsée, de l'autre, mais plus terribles encore, les cohortes grecques qui ont vu tomber Hippomédon : ils présentent leur poitrine au fer qui les cherche. La même ardeur furieuse leur fait désirer de s'abreuver du sang ennemi et de répandre le leur. Ils restent immobi-les à leur poste. Les rangs serrés, ils tombent plutôt que de tourner le dos. Soudain la fille de Latone glisse dans les airs d'un vol léger, et s'arrête sur le sommet de la montagne de Dircé : les collines ont reconnu la déesse, et, à sa vue, la forêt tremble. C'est là que jadis, le sein découvert, elle fatigua son arc et ses flèches cruelles à anéantir les nombreux enfants de Niobé.

Déjà Parthénopée s'enorgueillissait de ses exploits; son cheval, plus accoutumé au bruit de la chasse qu'à celui des armes, et qui pour la première fais souffrait les rênes, l'avait emporté au milieu des bataillons ennemis. La dépouille tachetée d'un tigre enveloppe le coursier, et de ses ongles dorés frappe ses épaules. Sur son cou immobile des nœuds retiennent sa crinière captive, et son poitrail porte la marque de la vie guerrière des forêts, un collier formé de défenses d'ivoire. Le jeune prince est revêtu d'un manteau trempé deux fois dans la pourpre d'Œbalie. Sa tunique où l'or étincelle, seul tissu que sa mère ait fait elle-même, était retenue sur le côté par une faible agrafe. Son bouclier retombe sur l'épaule gauche de son cheval, et sa main est chargée d'une pesante épée. Il contemple avec orgueil son agrafe d'or, à la dent polie et brillante, et la riche écharpe qui flotte sur les flancs du cheval. Il aime à entendre le bruit du fourreau, le cliquetis du carquois, et des chaînettes qui descendent de son cimier sur ses épaules. Parfois il secoue avec joie son panache, et son casque tout étincelant de pierres précieuses; ou bien il le détache [9,700] quand le feu du combat l'échauffe, et montre son front à découvert. Alors brillent du plus doux éclat sa belle chevelure, son regard animé et ses joues de rose, dont un duvet trop lent au gré de son impatience n'a point encore altéré la fraîcheur. Le jeune prince est honteux de sa beauté, et veut donner à son visage une expression dure et menaçante; mais la colère est gracieuse encore sur son visage. Les Thébains ouvrent devant lui leurs rangs; ils pensent à leurs fils en le voyant, et détournent les traits qui allaient le frapper. Cependant il les presse vivement, et lance sur ses ennemis, que la pitié arrête, ses javelots cruels. Sur les co-taux du Theumèse, les Nymphes de Thèbes le regardent combattre d'un œil ravi; et quoiqu'il soit couvert de sueur et de poussière, elles admirent sa beauté, et forment en soupirant des vœux secrets pour lui.

A cette vue, Diane est émue d'une vive et profonde douleur, et, les joues baignées de pleurs : « Quel appui, dit-elle, peut t'offrir mon bras protecteur? Comment éloigner la mort qui te menace? Voilà donc à quel combat tu t'es élancé, cruel et malheureux enfant? Hélas! tu n'as écouté que les conseils d'un courage jeune et prématuré, et la voix de la gloire qui t'appelait à un glorieux trépas. Depuis longtemps les bois du Ménale ne suffisaient plus à ton courage qui grandissait avec les années, et pourtant à peine, ô enfant! si la route était sûre pour toi, sans ta mère, à travers les antres des bêtes farouches; à peine si ta main hardie pouvait lancer tes traits et bander ton arc. Et maintenant elle répand au pied de mes autels ses plaintes amères, elle fatigue les portes et le seuil de mon temple, qui reste sourd à ses prières. Et toi, tu te plais au son du clairon, aux hurlements de la guerre; heureux dans ton ignorance, tu laisses à ta mère seule la triste prévision de ton trépas. » Cependant, pour ne pas assister vainement à son glorieux trépas, elle se jette dans la mêlée, entourée d'un sombre nuage; et dérobant furtivement sur le dos du jeune audacieux ses flèches légères, elle remplit son carquois de traits divins, dont nul ne vole sans se rougir de sang; puis elle verse sur ses membres et sur son cheval des flots d'ambroisie, afin que ni l'un ni l'autre ne soit atteint, avant la mort, d'aucune blessure. Elle ajoute ces mots magiques, ces murmures mystérieux qu'elle-même apprend aux femmes de Colchos dans les antres écartés, en même temps qu'elle leur montre les herbes malfaisantes.

Alors, l'arc tendu, et bouillant d'ardeur, Parthénopée voltige autour des rangs. Il ne se maîtrise plus, et, oubliant sa patrie, sa mère, s'oubliant lui-même, il ne fait qu'un trop cruel usage des armes célestes. Tel un jeune lion de Gétulie à qui sa mère apporte encore une sanglante nourriture, dès qu'il sent croître sur son cou sa crinière et qu'il a tourné ses farouches regards sur ses ongles naissants, il s'indigne de recevoir sa pâture, et, se précipitant dans la plaine, il se plaît à la parcourir en liberté, et désapprend le chemin de son antre. Quels sont les guerriers, ô cruel enfant, que renverse ton arc d'Arcadie? D'abord ta flèche atteint Chorèbe de Tanagre vers l'extrémité du casque et le bord du bouclier; elle pénètre par un étroit passage. Des flots de sang s'arrêtent à sa gorge, et son visage rougit par l'effet du poison brûlant de la flèche divine. Eurytion est frappé plus cruellement encore :  [9,750] le triple dard du javelot s'enfonce dans l'orbite de son œil gauche. Il veut arracher le trait avec son œil crevé, et se précipiter sur celui qui l'a frappé; mais (que ne peuvent les traits redoutables des Dieux? ) sa blessure s'étend aux deux yeux, et le plonge dans les ténèbres. Il n'en poursuit pas moins avec fureur son ennemi du côté où il se rappelle l'avoir vu, jusqu'à ce que, heurtant le cadavre d'Idas, il tombe. Alors l'infortuné s'agite au milieu des victimes sanglantes de la guerre; il implore à la fois la mort, ses compagnons et ses ennemis. Parthénopée immole les deux fils d'Abus, Argus à la belle chevelure, et Cydon, que sa malheureuse sœur aimait d'un amour criminel. A l'un il perce l'aine d'outre en outre de son javelot; à l'autre il traverse obliquement de sa flèche les deux tempes. Le fer passe d'un côté, tandis que de l'autre on aperçoit encore la plume légère ; le sang coule par les deux ouvertures. Les traits inexorables sont tous mortels : ni la beauté de Lamus, ni les bandelettes de Lygdus, ni la tendre jeunesse d'Éole, ne peuvent les protéger. Lamus est frappé au visage, Lygdus blessé au flanc; et toi, Éole, tu reçois avec un gémissement le trait qui traverse ton front, plus blanc que la neige. La dangereuse Eubée donna le jour à l'un; la blanche Thisbé envoya l'autre à Thèbes; le troisième ne reverra plus la verte Amyclée.

Jamais son bras ne frappe en vain, jamais ses traits ne partent sans faire une blessure : point de trêve à ses coups : une flèche suit l'autre, et mêle ses sifflements aux sifflements de la première. Qui croirait qu'un seul arc, qu'un seul bras cause tant de ravages? Tantôt il porte directement ses coups; tantôt, se tournant tour à tour à droite et à gauche, il varie ses attaques; tantôt il cède, il fuit, et son arc seul est tourné vers l'ennemi. Mais enfin, surpris et indignés, les descendants de Labdacus se rallient. Le premier, Amphion, issu du noble sang de Jupiter, ignorant encore le carnage que faisait Parthénopée sur le champ de bataille : « Jusques à quand, s'écrie-t-il, espères-tu jouir des lenteurs de la Parque, malheureux enfant, qui bientôt, par ta mort, vas plonger dans le deuil tes illustres parents? Que dis-je? ton cœur se gonfle d'orgueil, et ton audace s'accroît, parce que nul ne veut se mesurer avec toi, dédaigne un combat inégal, et te place au-dessous de sa colère. Va, retourne dans l'Arcadie, et là, mêlé à tes égaux, simule dans ton palais d'innocents combats, tandis qu'ici Mars, souillé de poussière, exerce réellement sa terrible fureur. Mais si la triste renommée du tombeau séduit ton cœur, je suis prêt à te la donner : tu mourras de la mort des héros. » Déjà, dès les premiers mots, une nouvelle fureur aiguillonnait le farouche fils d'Atalante, et Amphion n'avait pas encore achevé, qu'il s'écrie : « Oui, j'ai trop tardé à porter mes armes contre Thèbes, dont voici la vaillante armée ! Quel enfant serait assez faible pour refuser de combattre de tels guerriers? Tu vois en moi un Arcadien, un rejeton d'une race belliqueuse, et non pas un Thébain. Ce n'est pas moi qui suis né dans une nuit silencieuse d'une Thyade thébaine, esclave du dieu. Jamais je n'ai ceint mon front d'une mitre déshonorante, ou brandi une honteuse lance. Dès mon enfance, j'ai appris à traverser les fleuves glacés, à pénétrer dans les sombres repaires des bêtes farouches. Que dirai-je de plus? Ma mère est toujours armée d'un javelot et d'un arc, tandis que vos pères battent les tambours sonores de Bacchus. »

[9,800] Amphion ne supporte pas cet outrage, et, brandissant un énorme trait, il le lance contre le visage de l'audacieux qui le brave; mais le coursier, effrayé de l'éclat terrible du fer, se rejette de côté, et avec lui son maître, qui par ce mouvement échappe au fer avide de sang. Plus ardent encore Amphion, l'épée à la main, se précipitait sur le jeune guerrier, lorsque la fille de Latone s'élance au milieu de la plaine, s'arrête devant le Thébain, et lui fait de tout son corps un obstacle infranchissable. Un chaste amour attachait au jeune Parthénopée Dorcé, du mont Ménale, à qui Atalante avait confié son fils, l'objet de ses alarmes, pour le guider dans le combat et modérer sa jeunesse audacieuse. La déesse, empruntant ses traits, parle ainsi : « C'est assez porter le ravage dans les bataillons thébains, Parthénopée ! c'est assez : songe enfin à ta malheureuse mère; songe aux Dieux, quels qu'ils soient, qui te favorisent. » Mais lui, sans aucune crainte : « O mon fidèle Dorcé, dit-il, laisse-moi (je ne frapperai, plus que lui), laisse-moi renverser ce guerrier qui porte des traits rivaux des miens, un vêtement semblable au mien, et qui secoue avec orgueil un frein retentissant. Ce frein, je le dirigerai; riches vêtements qui le parez, vous serez suspendus à la voûte du temple de Diane; je ferai présent à ma mère de son carquois, ma conquête. » La fille de Latone l'entendit, et elle laissa échapper un sourire mêlé de larmes.

Depuis longtemps Vénus avait aperçu cette déesse. Retirée dans une partie écartée du ciel, elle retenait dans ses bras le dieu de la guerre, et lui rappelait, dans son inquiète sollicitude, Thèbes, Cadmus, et les descendants de sa chère Harmonia : saisissant habilement cette occasion, elle donne un libre cours à la douleur qu'elle renfermait au fond de son âme. « Ne vois-tu pas, ô Mars, cette déesse orgueilleuse de sa virginité, qui se jette au milieu de la foule des guerriers? Avec quelle audace elle ordonne le combat et guide les étendards! Que dis-je ! la voici qui sacrifie à sa vengeance et offre au carnage tant de guerriers de la nation qui m'est chère : est-ce donc à elle que Jupiter a donné la valeur et l'ardeur guerrière? Pour toi, il ne te reste plus qu'à percer de tes flèches les daims des forêts. » Ému de ces justes plaintes, le dieu de la guerre s'élance au combat. La Colère seule l'accompagne dans sa course rapide à travers les airs : les Fureurs, ses compagnes habituelles, travaillent au carnage. Soudain il est auprès de la triste Diane, et lui adresse ces durs reproches : « Ce n'est point à toi que le père des Dieux a donné de présider aux combats : téméraire, si tu n'abandonnes à l'instant ce champ de bataille, tu éprouveras que Pallas elle-même ne saurait résister à mon bras. » Que fera-t-elle? D'un côté Mars la presse de sa lance, de l'autre elle voit, jeune enfant, que la quenouille de la Parque ne fournit plus de fil pour toi, et d'ailleurs le visage sévère de Jupiter l'arrête. Elle s'éloigne donc, vaincue par la honte qui lui fait seule quitter ces lieux. Alors Mars promène son regard sur les bataillons thébains, et suscite le terrible Dryas, qui a puisé dans le sang de son père, l'impétueux Orion, la haine des compagnons de Diane. Soudain la fureur le transporte; il fond, l'épée à la main, sur les Arcadiens en désordre, et désarme un de leurs chefs. Les peuples de Cyllène, les habitants de l'ombreuse Tégée, couvrent au loin la terre de leurs cadavres; les chefs Épitiens, les phalanges de Phénée prennent la fuite. Cependant Parthénopée, dont le bras est fatigué, espère encore abattre ce guerrier, et il ne ménage pas ses forces; bien que déjà affaibli, il se précipite,

[850] il se jette au hasard sur les bataillons ennemis. Mille présages de son trépas viennent l'assaillir; devant lui voltigent les sombres nuages de la mort. Déjà; hélas! il ne voit plus qu'un petit nombre de ses compagnons, parmi lesquels se trouve le véritable Dorcé; déjà il sent peu à peu ses forces l'abandonner, et son carquois, vide de flèches, peser moins sur ses épaules; déjà il a peine à soutenir ses armes, et il se reconnaît enfin pour un enfant; lorsque tout à coup Dryas vient l'épouvanter de l'éclat terrible de son bouclier. Un tremblement soudain contracte son visage et resserre son cœur. Ainsi lorsqu'un cygne, au blanc plumage, aperçoit au-dessus de lui le redoutable messager de la foudre, il voudrait que les rives du Strymon s'entrouvrissent, et presse contre sa poitrine ses ailes tremblantes. Tel le jeune guerrier, en apercevant le gigantesque et farouche Dryas, ne ressent plus de colère, mais une secrète terreur, présage de la mort. Cependant, après avoir vainement invoqué les Dieux et Hécate, tout pâle, il saisit ses armes et prépare son arc indocile. Déjà il menace l'ennemi de sa flèche, et, tourné de côté, les deux bras écartés, de la pointe du dard il touche le sommet de l'arc, et, de la corde, sa poitrine; mais soudain un javelot lancé par la main vigoureuse du chef thébain vole, rapide comme la tempête, et vient obliquement couper la corde sonore. Les coups du jeune Arcadien ont vainement menacé l'ennemi, ses mains retombent, et la flèche inutile glisse de l'arc détendu. Alors l'infortuné, atteint d'un trouble mortel, lâche ses rênes et ses armes, et ne peut supporter la blessure cruelle que le trait lui a faite, en pénétrant dans l'épaule droite. Un autre trait s'enfonce facilement dans les chairs, et en même temps coupe le jarret du cheval et arrête sa fuite. Mais en ce moment, ô prodige! Dryas lui-même tombe sans qu'on aperçoive le bras qui l'a frappé celui qui a lancé le trait mortel, tout à l'heure visible, a disparu.

Le jeune prince, couché sur les bras de ses compagnons, est porté à l'écart loin du champ de bataille, et, mourant, ô touchante simplicité de la jeunesse ! il pleure son cheval étendu sur la terre : sa tête, débarrassée de son casque, retombe, et dans ses yeux égarés s'éteint le charme de son regard : trois et quatre fois on soulève, par sa chevelure, son cou languissant, qui ne peut se soutenir, et de sa poitrine de neige (spectacle douloureux, même pour Thèbes!) jaillit un sang vermeil. Enfin il prononce ces paroles, entrecoupées de sanglots : « Je succombe. Va, Dorcé, consoler ma malheureuse mère. Sans doute si l'inquiétude apporte des présages certains, déjà quelque songe ou quelque sinistre augure lui a appris mon sort funeste. Toi cependant, par un pieux artifice ménage sa douleur, et lui cache longtemps mon trépas. Ne te présente pas à elle tout à coup, ni au moment où elle tiendra ses armes. Et lorsque tu seras forcé d'avouer la vérité, rapporte lui ces paroles : « J'ai mérité ce châtiment, ô ma mère ! enfant, j'ai saisi des armes trop lourdes pour mon bras; malgré toi, malgré tes efforts, je n'ai pu rester paisible, et, au milieu des combats, je n'ai plus songé à ma mère alarmée. Vis donc, et n'accuse que mon aveugle courage. Maintenant bannis tes craintes : c'est en vain que, d'un esprit inquiet, tu regardes de la cime du mont Lycée si quelque bruit lointain vient frapper l'air, ou si notre armée en marche soulève la poussière. Me voici froid et gisant sur la terre nue; et tu n'es pas près de moi pour soutenir ma tête et recueillir mon dernier soupir.
[9,900] Du moins, à la place de ce corps que tu ne reverras plus, ô ma mère! reçois ma chevelure (et il l'offre de lui-même au ciseau), cette chevelure que tu te plaisais à peigner, alors que je dédaignais ce soin. Tu lui rendras les derniers honneurs : mais, dans les jeux funèbres, prends garde qu'un bras inhabile n'émousse mes traits; et veille à ce que ma meute fidèle ne soit pas conduite par un autre dans les repaires sauvages. Quant à ces armes, qui m'ont trahi dans mon premier combat, brûle-les, ou suspends-les, comme une offrande, aux voûtes du temple de l'ingrate Diane. »