LIVRE X.
Phébus se précipite vers les portes de l'Occident, chassé par la nuit humide, dont les ordres de Jupiter ont hâté la venue. Ce n'est pas que le dieu de l'Olympe ait pitié du camp des Grecs, ou de l'armée thébaine; mais il lui est triste de voir tant de bataillons alliés, tant de peuples innocents décimés par le glaive. La plaine se découvre au loin, toute souillée du sang qui l'inonde. On y voit les armes, les chevaux, naguère l'orgueil des cavaliers, les cadavres privés de sépulture, et des membres épars. Hideuses à voir et portant leurs enseignes déchirées, les cohortes épuisées se retirent du champ de bataille, et les portes, trop étroites à leur départ pour le combat, leur offrent, au retour, un facile passage. La douleur est égale des deux cotés; mais Thèbes se console, en voyant quatre bataillons grecs errer sans chefs, semblables à des vaisseaux qui, sur la mer agitée, privés de leurs pilotes, n'ont plus d'autres guides que leur dieu tutélaire, le hasard et les tempêtes.
Aussi, animés d'une nouvelle audace, les Thébains ne songent plus seulement à défendre leur camp, mais à s'opposer à la fuite des ennemis, et à empêcher qu'ils ne se félicitent d'avoir pu rentrer à Mycènes. La tessère donne le mot d'ordre aux postes; des sentinelles sont posées et se relèvent tour à tour; Mégès est le chef désigné par le sort pour commander pendant la nuit. Lycus se joint volontairement à lui. Rangés suivant l'ordre prescrit, ils emportent avec eux des armes, des vivres et du feu. Avant leur départ, le roi les encourage par ces mots : « Vainqueurs des Grecs, le jour ne tardera pas à luire, et les ténèbres, qui ont protégé leur lâcheté, ne dureront pas toujours. Animez vos courages, et que vos cœurs soient dignes de la faveur des Dieux. Lerne a perdu sa gloire, ses guerriers les plus vaillants; Tydée est descendu dans le Tartare vengeur; la Mort s'est effrayée â l'aspect imprévu de l'ombre d'Amphiaraüs; l'Ismène s'enorgueillit des dépouilles ravies à Hippodémon. Je ne parle pas du jeune Arcadien, j'ai honte de le mettre au nombre des trophées que nous a donnés la guerre. Vous avez dans vos mains les prix de la victoire : nous ne verrons plus se dresser ces têtes orgueilleuses, et leurs aigrettes briller au milieu des bataillons. Qu'avez-vous à redouter dans le combat? la vieillesse d'Adraste? la jeunesse plus impuissante encore de mon frère, et la fougue insensée de Capanée? Allez, et qu'autour des ennemis assiégés les feux veillent toute la nuit qu'en pouvez-vous craindre? C'est votre proie, ce sont vos propres richesses que vous gardez. » C'est ainsi que par ses exhortations il remplit d'ardeur les farouches Labdacides. Ils brûlent de s'exposer de nouveau aux fatigues de la guerre, et, encore tout souillés de poussière, de sueur et de sang, ils retournent sur leurs pas. Ils écoutent à peine les paroles qu'on leur adresse; ils s'arrachent aux embrassements de leurs parents, et, rangés en bataille, les uns au front, les autres à l'arrière-garde et les derniers sur les flancs, ils entourent le retranchement des feux ennemis. Ainsi se rassemble, à l'entrée de la nuit, une troupe furieuse de loups dès longtemps amaigris, que la faim jette pleins d'audace au mi-lieu des campagnes.
Déjà ils attaquent les étables mêmes : leur avidité trompée, les bêlements tremblants des agneaux, les fortes exhalaisons des bergeries, irritent leurs entrailles. Ils brisent leurs ongles et leurs poitrines contre les portes inébranlables, et leurs dents avides s'émoussent sur le seuil. Cependant, bien loin de là, les portiques du temple d'Argus se remplissent d'une foule suppliante.
[10,50] Prosternées au pied des autels, les femmes grecques implorent, pour le retour de leurs époux, le secours de Junon, la reine des Dieux, se meurtrissent le visage sur les portes richement décorées et sur les marbres froids, et apprennent à leurs enfants à se prosterner comme elles. Elles consument le jour entier en prières; la nuit augmente leurs inquiétudes, et la flamme veille sur les autels. Un voile est apporté dans une corbeille et offert à Junon; admirable tissu, auquel n'a travaillé la main d'aucune femme stérile ou éloignée du lit conjugal, vêtement digne de la chaste déesse, où la pourpre brille sous mille formes diverses, mêlée à l'éclat de l'or. On y voit représentée Junon elle-même, promise à la couche du maître du tonnerre : la jeune vierge, qui va timidement quitter le nom de sœur, baisse les yeux, et donne un innocent baiser au jeune Jupiter, qui, par ses secrètes amours, ne l'a point encore offensée. Les mères d'Argos avaient revêtu de ce voile l'ivoire sacré, et leurs larmes et leurs gémissements imploraient la déesse : « Regarde les citadelles sacrilèges de la fille de Cadmus, ton odieuse rivale, ô reine du ciel étoilé! renverse le tombeau rebelle de Sémélé, et lance encore une fois sur Thèbes, car tu le peux, la foudre vengeresse. » Que fera la déesse? Elle sait que les destins sont contraires aux Grecs, que Jupiter leur est hostile; mais elle ne veut pas que des prières si ardentes, un don si précieux, n'obtiennent d'elle aucune faveur. Le hasard lui fournit l'occasion de prêter aux Grecs un puissant secours : du haut des airs, elle voit leur camp cerné, et les retranchements gardés par des sentinelles vigilantes.
Elle frémit, aiguillonnée par la colère, et, secouant sa chevelure, agite sur sa tête son diadème redoutable. Son courroux ne fut pas plus violent lorsqu'elle vit avec indignation le fils d'Alcmène, et les jumeaux, fruit des amours de Jupiter, mis au rang des astres. Elle forme donc le projet de plonger les Thébains dans la douceur d'un perfide sommeil, et de les livrer au glaive meurtrier des Grecs. Elle ordonne à Iris, sa messagère, de prendre la ceinture dont elle a coutume de s'envelopper, et lui confie l'exécution de son entreprise. La brillante déesse obéit à ses ordres, elle quitte le ciel, et descend vers la terre, suspendue à son arc prolongé. A l'occident, au delà du séjour ténébreux de la nuit et des demeures des noirs Éthiopiens, est une forêt silencieuse, impénétrable à tous les astres.
Dans le roc est taillé un antre profond qui s'étend sous la montagne : c'est là que la Nature languissante a placé le palais et les tranquilles pénates du Sommeil. Le lourd Repos, l'Oubli nonchalant, la Paresse engourdie, dont l'œil jamais ne veille, en gardent le seuil. Dans le vestibule sont assis l'Oisiveté et le Silence muet, les ailes repliées ; ils éloignent du faîte les vents furieux, rendent immobiles les branches des arbres, et font taire les murmures des oiseaux. Là, nul bruit de la mer, quoique ailleurs tous les rivages mugissent; le ciel n'y est pas moins silencieux. Le fleuve, qui baigne la caverne et fuit dans la vallée profonde, coule paisible entre les pierres et les rochers; de noirs troupeaux sont répandus tout autour et restent couchés sur le sol; les germes des plantes à peine écloses se flétrissent, et les herbes de la terre s'inclinent sous un souffle pesant.
[10,100] Dans l'intérieur, le ciseau de Vulcain a reproduit mille images du dieu. Ici, l'on voit à ses côtés la Volupté, couronnée de fleurs; là, le Travail, son compagnon, qui s'abandonne au repos. Ailleurs, il partage la couche de Bacchus ou de l'Amour, fils de Mars. Plus avant dans le palais, au fond du sanctuaire, il repose avec la Mort ; et cette image n'a rien de triste. Mais le dieu lui-même, libre de soucis, entouré de fleurs narcotiques, dort sur des tapis, dans son antre humide : on sent l'odeur de ses vêtements, et ses membres paresseux échauffent sa couche, au-dessus de laquelle nage une vapeur noire, qu'il rejette en respirant. L'une de ses mains soutient ses cheveux épars sur la tempe gauche; l'autre, oublieuse, laisse échapper sa corne. Autour de lui voltigent mille songes aux visages divers, véridiques et trompeurs, tristes et agréables, tous confondus ensemble. Leur essaim, cortège de la Nuit, s'attache aux poutres, aux jambages des portes, ou gisent à terre. Une lueur faible et pâle entoure le palais, et la lumière languissante des torches qui vacillent et qui vont s'éteindre invite au premier sommeil. C'est là que la vierge aux brillantes couleurs se précipite du ciel azuré. Aussitôt la forêt resplendit, et cette ténébreuse vallée sourit à la déesse. Frappé de l'éclat de sa ceinture, le palais du dieu s'éveille; pour lui, ni le flambeau brillant, ni le bruit, ni la voix de la déesse ne sauraient l'émouvoir; il reste nonchalamment étendu, jusqu'au moment où Iris le frappe de tous ses rayons, dont elle pénètre sa paupière appesantie. Alors la blonde reine des nuages lui adresse ces paroles : « Sommeil, le plus doux des dieux, Junon t'ordonne de rendre immobiles les Thébains, race de l'odieux Cadmus, qui maintenant, enorgueillis de leurs succès, gardent éveillés le retranchement des Grecs, et résistent à tes lois. Cède à de si puissantes prières, l'occasion en est rare: en te conciliant Junon, mérite la faveur de Jupiter. » Elle dit, et, de peur que ses paroles ne se perdent dans l'air, elle frappe de la main la poitrine engourdie du dieu, et répète à plusieurs reprises les mêmes ordres. Enfin, la tête vacillante et encore alourdie par le repos, il fait un signe favorable à la déesse. Iris, déjà appesantie, sort de l'antre ténébreux, et ranime l'éclat de ses rayons, émoussés par une atmosphère épaisse. Le dieu lui-même agite les ailes de ses pieds et de ses tempes, remplit sa chlamyde flottante de la fraîcheur d'un ciel obscur, glisse d'un vol silencieux dans les airs, et, de loin, pèse sur les campagnes d'Aonie. Son souffle étend, engourdis sur le sol, les oiseaux, les troupeaux, les bêtes féroces; de quelque côté de l'univers qu'il se dirige, la vague tombe languissante des rochers, les nuages amoncelés s'arrêtent, les forêts penchent leur cime élevée, et les étoiles, en plus grand nombre, se détachent de la voûte du ciel qui s'affaisse. La plaine sent la première, à l'obscurité soudaine qui l'environne, l'approche du dieu. Les voix innombrables, le bruit des guerriers diminuent peu à peu. Mais lorsque, secouant ses ailes humides, [10,150] il s'abat sur le camp, et l'enveloppe des ténèbres les plus noires et les plus épaisses, alors les yeux se ferment languissants, les têtes appesanties s'inclinent, et, au milieu du discours, les paroles inachevées expirent sur les lèvres. Bientôt les Thébains laissent échapper de leurs mains les épées brillantes, les traits cruels, et leur visage retombe fatigué sur leur poitrine. Tout se tait : les coursiers eux-mêmes ne veulent plus rester debout, et les feux s'endorment tout à coup sous une cendre épaisse. Mais le Sommeil n'invite pas au même re-pos les Grecs alarmés, et la douce influence du dieu, ami des ténèbres, éloigne de leur camp ses nuages. Ils sont debout sous les armes, et s'indignent de la honte de cette nuit, de cette garde orgueilleuse qui veille autour d'eux. Tout à coup les dieux troublent l'esprit de Thiodamas : un frisson soudain le saisit, et, dans l'effrayante agitation de ses sens, le force à dévoiler les destins; c'est la fille de Saturne ou Apollon, favorable à son nouveau prophète, qui lui inspire ce saint enthousiasme.
Il s'élance au milieu des Grecs, le regard et la voix terribles, impatient du dieu que son faible cœur ne peut contenir. Il écume sous les aiguillons qui le pressent, la fureur éclate sur son visage, et tour à tour enflamme ou pâlit ses joues tremblantes. Son regard erre çà et là, et ses cheveux agités fouettent les guirlandes qui ceignent son front. Ainsi, sur l'Ida, la mère des dieux précipite hors du sanctuaire son prêtre tout ensanglanté, et l'empêche de s'apercevoir que son bras est mutilé par le fer; il tourne contre sa poitrine le pin sacré, secoue sa chevelure sanglante, et, dans sa course furieuse, rouvre ses blessures. Toute la campagne est effrayée; l'arbre saint est rougi par le couteau, et les lions, attelés au char de la déesse, se dressent épouvantés. Le devin arrive dans le lieu secret du conseil, dans l'auguste tente où sont gardés les étendards. Là, depuis longtemps, Adraste, songeant aux partis désespérés, consterné de tant de malheurs, délibérait inutilement. Autour de lui se tiennent les chefs nouveaux, qui, placés par le rang le plus près des guerriers illustres dont on déplore la perte, leur ont succédé à regret et s'affligent de leur subite élévation. Ainsi, lorsqu'au milieu des mers, privé tout à coup de son pilote, un vaisseau interrompt sa course, celui qui commandait sur les flancs ou à la proue prend en main le gouvernail abandonné : le vaisseau s'étonne et ne se meut plus qu'avec lenteur, et son dieu tutélaire ne protège point une main moins habile. Le devin, brûlant d'ardeur, relève en ces mots le courage abattu des Grecs « Chefs illustres, nous vous apportons les ordres sacrés des Dieux et leurs avis redoutables : ce n'est pas de notre poitrine que s'échappent ces paroles. C'est lui qui parle, ce dieu dont votre confiance, approuvée par lui, m'a fait le ministre, ce dieu dont je porte les bandelettes. Cette nuit peut être, sous les auspices des immortels, féconde en travaux et protéger un glorieux stratagème. La Valeur elle-même vient vous appeler, la Fortune sollicite vos bras. La légion des Thébains est engourdie par un lourd sommeil : voici le moment de venger le trépas des rois et les malheurs de cette journée. Aux armes donc! brisez les obstacles des portes : c'est allumer le bûcher de vos compagnons, c'est leur offrir la sépulture. Déjà, pendant les combats de la journée, lorsque, vaincus, repoussés, nous tournions le dos [10,200] (j'en jure par les trépieds et les nouvelles destinées du maître qui m'a été ravi), j'ai vu ce qui doit arriver, et, autour de moi, les oiseaux propices ont fait entendre le battement de leurs ailes. Maintenant je n'en puis plus douter : tout à l'heure, pendant le silence de la nuit, Amphiaraüs, s'élevant du sein de la terre de nouveau entr'ouverte, tel qu'il était (ses coursiers étaient seuls enveloppés de ténèbres), Amphiaraüs lui-même m'est apparu; et ce ne sont pas les visions monstrueuses d'un repos agité ou les avertissements secrets du sommeil que je vous apporte. « Hé quoi ! me dit-il, tu laisses les Grecs dans l'inaction? Oh ! rends-moi mes guirlandes du Parnasse, rends-moi mes dieux! Tu souffres qu'ils perdent une si belle nuit, lâche, indigne de moi? Est-ce pour cela que je t'ai enseigné les secrets du ciel et le vol des oiseaux? Va donc, venge-nous du moins par le glaive. » Il dit, et son ombre parut, la lance levée, me pousser, de toute la vitesse de son char, vers le seuil de cette tente. Levez-vous donc, profitez de la faveur des Dieux : il ne s'agit pas de combattre corps à corps avec vos ennemis; ils sont là étendus sur le sol. Suivez-moi, vous tous qui aspirez à vous élever à une haute renommée, tandis que les destins le permettent. Voici que les oiseaux de la nuit nous offrent encore d'heureux présages. Je les suis, et dussent mes compagnons rester ici oisifs, seul je marcherai; oui, seul : Amphiaraüs vient, et secoue les rênes. » Ainsi il s'écriait, et ses clameurs troublaient la nuit. Tous les chefs s'élancent, enflammés d'ardeur, comme si le même dieu était dans leur sein. Ils brûlent d'accompagner le devin, de partager ses périls; mais, parmi eux, trente seulement, l'élite de l'armée, sont choisis par Thiodamas, d'après l'ordre d'Adraste. Autour de lui frémit cette belliqueuse jeunesse, indignée de rester dans le camp et de garder un lâche repos. Les uns vantent leur noble origine, les autres les exploits de leurs pères, ou les leurs; d'autres réclament le sort : « Que le sort décide ! » s'écrie-t-on de toutes parts. Adraste se réjouit au milieu de ses revers, et son courage se relève. Tel l'habitant du Pholoé, qui, sur la cime de la montagne, nourrit des coursiers rapides, voit avec plaisir son troupeau se renouveler, dans la saison féconde du printemps; il suit des yeux ses nombreux élèves, dont les uns gravissent la montagne, les autres fendent les flots, ou luttent de vitesse avec leur mère : libre de soucis, il cherche à reconnaître ceux qu'il soumettra plus facilement au joug, ceux qui porteront mieux un cavalier, ceux qui sont nés pour les combats et le bruit des trompettes, ceux enfin qui s'élanceront plus rapides pour conquérir la palme d'Olympie. Ainsi se réjouissait le vieux chef de l'armée grecque. Il ne s'oppose pas à l'entreprise : « D'où vient tout à coup, s'écrie-t-il, cette tardive protection du ciel? Quels dieux sont rendus aux Grecs abattus? Ce courage est-il d'un mauvais augure? Le sang de notre race et les semences de sa valeur se sont-ils conservés dans l'infortune? Je vous loue, braves guerriers, je jouis de cette noble indignation de nos compagnons; mais c'est une surprise, ce sont des combats dans l'ombre, que nous méditons. Il faut dérober nos mouvements : le grand nombre ne peut être utile à la ruse qui se cache. Réservez votre courage, le jour de la vengeance arrive : alors nous prendrons les armes au grand jour, alors nous marcherons tous ensemble. » Ces paroles ont calmé leur bouillante ardeur. Tel, quand les vents s'agitent dans leur antre, l'impérieux Éole applique contre sa porte une pierre énorme, et leur ferme toutes les issues, au moment où ils espéraient s'élancer sur les mers. Le devin s'associe encore Agyllée, fils d'Hercule, et Actor.
[10,250] Celui-ci a le don de persuader par ses discours; celui-là se vante de ne pas le céder en force à son père. Sous les ordres de ces trois guerriers marchent dix combattants, troupe redoutable pour les Thébains, fussent-ils debout, les armes à la main. Thiodamas, en partant pour cette expédition secrète et cette guerre d'un nouveau genre, dépose le feuillage d'Apollon, ses insignes sacrés, confie aux mains fidèles du vieil Adraste la parure de son front, et revêt une cuirasse et un casque, présent de Polynice reconnaissant. Le farouche Capanée ceint Actor d'une lourde épée; lui-même, ennemi de la ruse, dédaigne de marcher contre l'ennemi, et de suivre les dieux. Agyllée échange ses armes avec le terrible Nomius : à quoi lui serviraient en effet, au milieu des ombres trompeuses, et l'arc et les flèches d'Hercule? Ils font une brèche aux créneaux des murailles de leur camp, de peur que le mugissement des portes d'airain ne se fasse entendre au loin, et ils s'élancent dans la plaine d'un bond rapide. Ils marchent, et bientôt s'offre à leurs regards leur immense proie, étendue sur la terre, comme si déjà ils étaient expirants et moissonnés par le glaive. « Marchez, ô mes compagnons! partout où vous entraîne la volupté du carnage, montrez-vous dignes, je vous en conjure, de la faveur des Dieux, » s'écrie déjà à haute voix le devin qui les anime. « Voyez ces cohortes plongées dans un honteux assoupissement. O honte! voilà ceux qui ont osé assiéger nos portes et surveiller des guerriers! » Il dit, et tire sa foudroyante épée, et, dans sa course rapide, son bras immole les bataillons. Qui pourrait compter ceux qui tombent sous ses coups, ou dire les noms des guerriers qui succombent? Il frappe au hasard les dos et les poitrines, étouffe sous les casques les murmures des mourants, et sème les mânes parmi des flots de sang. L'un dormait négligemment étendu sur sa couche; l'autre, dont les genoux avaient fléchi plus tard, était tombé sur son bouclier et tenait mal ses traits; ceux-ci gisaient pêle-mêle au milieu du vin et des armes; ceux-là dormaient, la tète appuyée sur leurs boucliers; tous çà et là enchaînés sur la terre par un funeste sommeil, dans l'état où les avait surpris ce nuage qui leur apportait la mort. Une divinité elle-même protège les Grecs Junon armée, secouant de sa main nue une torche aussi brillante que la lune, leur montre le chemin, affermit leur courage et leur désigne leurs victimes. Thiodamas reconnaît la présence de la déesse; mais il se tait et cache sa joie. Déjà son bras est appesanti, son épée sans force, et sa colère s'affaiblit par la facilité du succès. Telle une tigresse de la mer Caspienne, qui porte le carnage dans un troupeau de jeunes et vigoureux taureaux; quand sa rage est assouvie par le sang, quand ses dents sont fatiguées, et qu'un sang épais efface les nuances de sa robe mouchetée, elle contemple son ouvrage, et gémit d'avoir déjà assouvi sa faim. Ainsi l'augure erre çà et là, vaincu par le massacre des Thébains; maintenant il voudrait avoir cent bras, cent mains pour le combat; il a honte d'éclater en vaines menaces, il aimerait mieux que l'ennemi se levât contre lui. De leur côté, le fils du grand Hercule et Actor égorgent les Thébains endormis : leur troupe les suit dans le chemin sanglant qu'ils ont frayé. Une mer de sang noircit les gazons, et fait chanceler les tentes; [10,300] la terre fume; le Sommeil et la Mort confondent leur souffle haletant. Aucun des Thébains étendus à terre ne lève les yeux ou la tête, tant le dieu ailé fait peser sur ces malheureux ses ombres épaisses : ils n'ouvrent leurs paupières que pour mourir. Alimène avait prolongé les jeux fort avant dans la nuit, et joui, pour la dernière fois, de la clarté des astres; l'infortuné ne les verra plus se lever, en chantant sur la lyre un Péan thébain. Sa tète languissante, que la puissance du dieu a inclinée à gauche, et son cou, qu'il ne peut soutenir, reposent sur sa lyre. Agyllée lui plonge son glaive dans la poitrine et lui abat la main, qui, posée sur l'instrument sonore, en fait encore résonner les cordes sous ses doigts convulsifs. Des ruisseaux de sang renversent les tables; de toutes parts le vin coule mêlé au sang; Bacchus rentre dans les coupes et les patères profondes. Le farouche Actor fond sur Thamyrus, endormi dans les bras de son frère; Tagus perce le dos d'Éthècle paré de sa couronne; Danaüs tranche la tête d'Hébrus, qui, sans le savoir, hélas! est emporté par la Parque. Joyeuse, son âme s'envole dans les ténèbres, sans avoir ressenti les douleurs d'une mort cruelle. Étendu sur la terre froide, sous le joug et les roues de son char fidèle, Palpétus effrayait de ses ronflements ses coursiers thébains, qui paissaient l'herbe des champs paternels. Le vin déborde de sa bouche souillée, et trouble son sommeil de vapeurs nocturnes. L'augure de l'Inachus lui plonge son glaive dans la gorge : les flots de sang qui jaillissent chassent le vin et étouffent les murmures du guerrier expirant. En ce moment un songe lui présageait son sort : dans son profond assoupissement, il voyait Thiodamas et Thèbes en deuil. Déjà il ne restait plus de la Nuit, messagère du Sommeil, que la quatrième veille: c'est l'heure où les nuages se dissipent, où les astres perdent leur éclat, où Bootès fuit devant le char plus éclatant du Soleil. Déjà l'œuvre de carnage manquait à leurs bras. Le prévoyant Actor appelle alors Thiodamas : « Un succès si inespéré doit suffire aux Grecs. A peine si quelques-uns, parmi toute cette foule, ont échappé à la mort cruelle; quelques guerriers dégénérés auront seuls dérobé honteusement leur vie sous cet amas de sang : modère-toi dans la prospérité. L'odieuse Thèbes a aussi ses divinités : peut-être les Dieux qui nous favorisaient tout a l'heure s'éloignent-ils de nous. » Thiodamas lui obéit, et, élevant vers le ciel ses mains ensanglantées : « Phébus, pour prix de cette nuit glorieuse que tu nous as révélée, reçois ces dépouilles qu'avant d'avoir purifié ses mains t'offre ton fidèle devin, farouche soldat des trépieds; car c'est en ton honneur que j'ai fait ce sanglant sacrifice. Si j'ai dignement accompli tes ordres, si j'ai soutenu les assauts de ton souffle puissant, viens souvent m'inspirer, daigne souvent t'emparer de mon âme. Maintenant je ne puis t'offrir qu'un sanglant hommage, des armes mutilées, le sang des guerriers; mais, ô Apollon Lycien ! si tu accordes à nos prières de revoir les demeures et les temples de la patrie, alors exige que, fidèles à nos vœux, nous suspendions à tes portiques sacrés autant de riches présents et que nous t'immolions autant de taureaux que tu nous as livré d'ennemis. » Il dit, et rappelle du champ de carnage ses compagnons triomphants. Parmi eux, le destin avait amené Hoplée de Calydon et Dymas du mont Ménale : tous deux, les amis, les compagnons des rois dont ils pleurent le trépas, s'indignent de leur survivre.
[10,350] Hoplée le premier excite le guerrier arcadien : « N'as-tu donc, cher Dymas, aucun souci de ton maître immolé? Peut-être est-il déjà la pâture des oiseaux et des chiens dévorants de Thèbes ! Que reporterez-vous dans votre patrie, ô Arcadiens ! Voici venir à votre rencontre sa farouche mère : où est le cadavre de son fils? Le souvenir de Tydée, privé de sépulture, me poursuit sans cesse; et pourtant sa perte est moins douloureuse. Il est tombé dans la maturité de l'âge, sa jeunesse n'a point été brisée dans sa fleur. Cependant, pour re-conquérir sa dépouille, j'irai, je parcourrai la plaine en tout sens, je pénétrerai jusque dans Thèbes. » Dymas lui répond : « J'en jure par ces astres qui roulent sur nos têtes, par l'ombre errante de mon maître que j'honore comme un dieu, je brûle, hélas ! de la même ardeur. Mon âme, accablée par la douleur, cherche depuis longtemps un compagnon de péril : mais maintenant j'irai le premier. » Et aussitôt il s'élance, et triste, le visage tourné vers le ciel : « O Cynthie! s'écrie-t-il, toi qui présides à la nuit mystérieuse, s'il est vrai, comme on le dit, que ta divinité revête trois formes et que tu descendes dans les bois sous un aspect différent, daigne, cette fois du moins, tourner vers nous tes regards. C'est un guerrier naguère ton compagnon, c'est le noble nourrisson de tes forêts, c'est ton enfant, ô Diane ! que nous Il dit : la déesse abaisse son char, fait briller son astre bienfaisant, et, à la lueur de son croissant rapproché de la terre, elle lui montre les cadavres. Alors apparaissent et la plaine, et Thèbes, et le Cithéron élevé. Ainsi, lorsque Jupiter irrité fait éclater dans la nuit son tonnerre, les nues s'entrouvrent, les astres se montrent brillants de clarté, et tout à coup l'univers se découvre aux regards surpris. Dymas a reconnu son ami, et Hoplée, frappé par la même lumière, aperçoit Tydée. De loin, ils se font mutuellement dans l'ombre des signes de joie, et, comme si leurs maîtres étaient revenus à la vie, comme si la cruelle mort avait abandonné sa proie, tous deux saisissent leur précieux fardeau et le chargent sur leurs épaules. Ils n'osent parler ni pleurer longtemps : l'odieuse clarté du jour approche, et le soleil, prêt à se lever, menace de les trahir. Ils marchent à grands pas dans un morne et profond silence, et s'affligent en voyant les ténèbres pâlir et s'effacer. Les destins voient d'un œil jaloux la piété, et la fortune accompagne rarement les courageuses entreprises. Déjà ils aperçoivent le camp et approchent de l'armée, et leur fardeau s'allège, quand tout à coup, à travers un nuage de poussière, un bruit se fait entendre derrière eux. C'était le bouillant Amphion, qui, sur l'ordre d'Étéocle, s'avançait à la tête d'une troupe de cavaliers; il était chargé d'ex-plorer les lieux pendant la nuit, et de surveiller les postes. Le premier il aperçoit au loin, dans un sentier détourné, deux formes douteuses et incertaines, se mouvant dans l'ombre que la lumière n'avait pas encore entièrement dissipée. Aussitôt il découvre la ruse et s'écrie : « Arrêtez, qui que vous soyez ! » Plus de doute : il a reconnu des ennemis. Les malheureux guerriers hâtent le pas; et tremblent, mais non pour eux. Alors il les menace de la mort, et lance son javelot; mais il a soin de diriger le coup au-dessus de leurs têtes, cherchant lui-même à égarer sa main. Le trait vient se fixer devant Dymas qui marchait le premier, et qui s'arrête à cette vue; mais le magnanime Epitus ne cherche pas à frapper des coups inutiles, [10,400] et transperce les reins d'Hoplée, en effleurant les épaules pendantes de Tydée. Hoplée tombe; il songe encore à son illustre chef, et expire en le tenant embrassé : heureux, s'il ne prévoyait pas qu'on va le lui enlever, et s'il ne descendait avec cette pensée au séjour cruel des ombres ! Dymas a tourné la tête et vu cet affreux spectacle; il sait que les Thébains réunis vont l’atteindre : doit-il recourir aux prières, ou repousser ses ennemis les armes à la main? Il hésite : sa colère l'excite au combat; la fortune lui conseille la prière, et lui défend l'audace; mais ni l'un ni l'autre de ces deux partis ne le rassure. Enfin la colère l'emporte; il dépose à ses pieds le corps du malheureux Parthénopée, entoure son bras gauche de l'épaisse peau de tigre qu'il portait sur ses épaules, fait face aux traits des ennemis, et leur présente la pointe de son épée, prêt à donner la mort ou à la recevoir. Telle une lionne nouvellement mère, que des chasseurs de Numidie ont poussée dans son affreux repaire, se dresse, couvre de son corps ses lionceaux, et, dans sa cruelle anxiété, fait entendre un grondement terrible et douloureux. Elle pourrait disperser la troupe des chasseurs, briser leurs traits entre ses dents; mais l'amour maternel triomphe de sa férocité, et, jusque dans sa fureur, elle couve ses petits de ses regards. Mais déjà, quoiqu'Amphion voulût arrêter leurs coups, la main gauche de Dymas a été abattue, et le corps du jeune Parthénopée était traîné par les cheveux. Alors, mais trop tard, Dymas a recours à la prière, et, baissant son épée : « Épargnez son cadavre, s'écrie-t-il; je vous en conjure par le berceau de Bacchus foudroyé, par la fuite d'Ino, par la jeunesse de votre Palémon! Si quelqu'un d'entre vous a laissé chez lui un fils chéri, s'il est un père parmi vous, accordez à cet enfant un peu de poussière et une faible torche funèbre. Voyez-le étendu sur la terre : son visage vous supplie, vous implore. C'est moi qui dois plutôt rassasier les oiseaux cruels; livrez-moi aux bêtes féroces; c'est moi qui l'ai entraîné au combat. » « Eh bien, dit Amphion, si tu désires avec tant d'ardeur ensevelir ton roi, dis-nous quels sont les projets de tes lâches compagnons; dis ce qu'ils méditent encore, quoique abattus et mourant de frayeur; découvre-nous sur-le-champ toute la vérité, et tu obtiendras la liberté avec la vie, et un tombeau pour ton chef. » Saisi d'horreur, l'Arcadien enfonce dans sa poitrine son épée jusqu'à la garde. «Pour mettre le comble à nos maux, s'écrie-t-il, il ne manquait plus que de déshonorer les Grecs par ma trahison! Nous n'achetons rien à ce prix, et lui-même ne voudrait pas d'une pareille sépulture. Il dit, et, la poitrine ouverte par une large blessure, il tombe sur le corps du jeune homme, et murmure en mourant ces dernières paroles « Au moins le corps d'un ami te servira de tombeau! » Ainsi ce couple généreux, l'Étolien et l'illustre Arcadien, serrant tous deux dans leurs bras leur maître chéri, exhalent leur dernier soupir et meurent avec joie. Vous aussi, bien que mes chants retentissent sur une lyre moins sonore, consacrés par moi, vous vivrez dans la postérité. Peut-être les ombres d'Euryale et du Phrygien Nisus ne dédaigneront pas de vous associer à leur gloire. Cependant le farouche Amphion, tout triomphant, envoie quelques-uns des siens annoncer au roi ce nouvel exploit, [10,450] l'instruire de la ruse, et lui remettre les cadavres reconquis. Lui-même il se dirige vers le camp des Grecs pour les insulter, en leur montrant les têtes coupées de leurs compagnons. Cependant du haut des murailles les Grecs voient Thiodamas revenir vers eux, et leur joie éclate lorsqu'ils aperçoivent les épées nues et les armes encore rouges de sang. De bruyantes acclamations s'élèvent dans les airs, et, dans leur avide empressement à reconnaître chacun des leurs, ils se suspendent au haut des retranchements. Telle une couvée jeune et tendre qui voit de loin revenir sa mère; elle voudrait voler à sa rencontre, et se penche, le bec entr'ouvert, sur le bord du nid, près de tomber, si la mère éplorée ne les couvrait de son corps, et, en agitant ses ailes, ne les empêchait de tomber. Tandis qu'ils énumèrent leurs exploits et les rapides succès de cette nuit silencieuse, et que, serrés dans les bras de leurs amis joyeux, ils cherchent Hoplée et se plaignent du retard de Dymas, le chef de l'escadron thébain arrive d'un pas rapide près du camp des Grecs; il se réjouit du sang qu'il vient de verser, mais sa joie est courte: il voit la terre fumante et jonchée de cadavres, et toute une nation ensevelie dans une même ruine. Semblable à un homme qu'a touché le feu terrible du ciel, le héros s'arrête immobile et frissonne d'horreur; sa voix, ses yeux s'éteignent, son sang se glace; il est prêt à gémir, mais son coursier, de lui-même, se détourne et l'entraîne. Son escadron fuit, et fait voler en arrière la poussière qui l'enveloppe. Ils n'avaient pas encore franchi les remparts de Thèbes, que déjà les cohortes argiennes, animées par le triomphe de la nuit, s'élancent dans la plaine; déjà à travers les armes, les membres épars, le sol rouge de carnage, le sang des mourants, se précipitent chevaux et cavaliers. Les sabots pesants broient les cadavres, les roues plongent et s'embarrassent dans une mer de sang. C'est une volupté pour les Grecs de se frayer ainsi un pas-sage: on dirait qu'ils foulent aux pieds avec orgueil Thèbes elle-même, renversée et réduite en cendres. Capanée les exhorte : « Assez longtemps, ô Grecs, le courage s'est caché dans l'ombre : c'est maintenant qu'il est beau pour moi de vaincre à la face du ciel ! Avec moi marchez au grand jour, jeunes guerriers, au milieu des clameurs. Mon bras a aussi ses présages favorables; mon épée nue, ses redoutables fureurs. » Il dit, et Adraste plein de joie, et son gendre d'Argos, échauffent encore leur ardeur. L'augure les suit, mais son visage est déjà plus triste. Bientôt ils sont sous les murs, et ils auraient sur-le-champ pénétré dans cette ville malheureuse, si Mégarée, du haut d'une tour, ne se fùt promptement écrié : « Fermez, gardes, voilà les ennemis! fermez toutes les portes. » Il est des moments où l'excès de la frayeur donne des forces. A l'instant toutes les portes ont roulé sur leurs gonds; mais tandis qu'Échion pousse avec trop de lenteur la porte Ogygienne, l'audacieuse jeunesse de Sparte s'élance, et sur le seuil tombent expirants Panopée, habitant du Taygète; Ébalus, endurci à fendre les flots de l'Eurotas; et toi, si fameux dans toutes les palestres, et naguère encore vainqueur dans la poussière néméenne, [10,500] Alcidamas, que le fils de Tyndare lui-même avait armé la première fois du ceste : en mourant, tu lèves les yeux vers la voûte céleste où brillé ton divin maître, mais l'astre du dieu se détourne, et s'évanouit comme toi. La forêt d'Œbalie, la rive glissante où folâtrait la vierge de Laconie, le fleuve qui retentit des chants du cygne trompeur, pleureront ton trépas; les Nymphes de Diane, dans Amyclée, verseront pour toi des larmes, et ta mère, qui t'apprit les lois de la guerre, gémira de t'avoir trouvé trop docile à ses leçons. C'est ainsi que Mars se déchaîne près de la porte que gardait Échion. Enfin Acron la poussant de son épaule, et Aliménide de sa large poitrine, ont fermé, par un puissant effort, ses battants d'airains. Tels, le front courbé sous le joug, deux taureaux fendent en gémissant le sol longtemps inculte de Pangée. Mais des pertes compensent cet avantage; en emprisonnant quelques ennemis, ils ont fermé l'entrée à leurs propres compagnons. Dans l'enceinte des murailles tombe le Grec Ormène; Amyntor tendait des mains suppliantes et demandait grâce, mais en vain ; sa tête est abattue et roule sur le sol, en murmurant des mots inachevés. Le collier qui le parait est jeté du même coup sur l'arène ennemie. Cependant les retranchements cèdent aux efforts des Grecs; les premiers obstacles sont vaincus. Déjà les cohortes se sont ralliées sous les murs; mais les chevaux n'osent franchir les larges fossés : ils s'arrêtent effrayés et tremblants à la vue du précipice, ils résistent à l'éperon qui les presse. Tantôt ils s'avancent sur le bord, tantôt ils reculent contre le frein. Parmi les Grecs, les uns arrachent les pieux fixés dans le sol, les autres battent en brèche les portes, et s'épuisent à les dégarnir de leurs lames de fer; armés d'énormes poutres, ils ébranlent et détachent les pierres avec fracas. Les uns lancent des torches au faîte des tours, et bondissent de joie de les voir s'y fixer; les autres attaquent le pied des murs, et, sous la tortue qui les cache, minent les fondements des tours. Les Thébains, à qui il ne reste plus que cette voie de salut, couronnent tout le sommet de leurs murailles, et lancent sur leurs ennemis des pieux noircis au feu, des javelots au fer brillant, des balles de plomb qui s'échauffent dans le vide des airs, et même les pierres arrachées aux murailles. Les remparts inondent les Grecs d'une pluie terrible, et les créneaux armés vomissent des traits qui sifflent au loin. De même qu'au-dessus du cap Malée ou des mont Cérauniens, les tempêtes s'arrêtent en nuages épars, s'agglomèrent au-dessus des noires collines, et tout à coup fondent sur les voiles, ainsi l'armée des Grecs est écrasée par les armes des descendants d'Agénor. Ni la tête des guerriers, ni leur poitrine, ne fléchissent sous cette horrible pluie; ils lèvent leur visage vers les murs, sans songer aux blessures, et ne voient que leurs propres traits. Anthée, sur son char armé de faux, courait autour des remparts, lorsqu'il est atteint d'un javelot lancé avec force du haut des murs par un bras thébain : les rênes lui échappent des mains, il tombe en arrière, mais les liens de sa chaussure retiennent suspendu son corps expirant. Jeu cruel de la guerre! ses armes traînent à terre; les roues fumantes et la lance du héros creusent sur le sol un triple sillon; [10,550] sa tête défaillante traîne sur la poussière, et sa chevelure éparse et renversée y laisse une longue trace. Cependant la trompette frappe la ville d'épouvante, et ébranle les portes de ses sons terribles, Les Grecs se sont partagé l'assaut : à chacune des entrées qu'ils assiègent, un guerrier farouche les précède, fier de porter un étendard qui le désigne à tous les coups. Dans l'intérieur s'offre un spectacle affreux : à peine si Mars lui-même en pourrait supporter la vue sans douleur. Troublée par une horrible anxiété, la ville flotte entre mille avis opposés que lui inspirent à la fois le désespoir, la fureur, l'épouvante, le désir d'une honteuse fuite à la faveur des ténèbres. On dirait que la guerre est entrée dans les murs. On court, on se presse dans les citadelles; les rues retentissent de clameurs; partout on croit voir le fer et la flamme, on croit sentir ses bras chargés de chaînes: la crainte épuise tous les maux à venir. La foule remplit l'enceinte des temples, et les autels insensibles retentissent de gémissements. Une même terreur a saisi tous les âges. Les vieillards demandent la mort; la jeunesse rougit et pâlit tour à tour; les femmes font retentir les demeures de leurs gémissements; les enfants pleurent et ne peuvent connaître la cause de leurs larmes : ce qui les frappe d'épouvante, ce sont les lamentations de leurs mères. Celles-ci, exaltées par leur amour à la vue du danger, ne rougissent plus de se montrer; elles-mêmes présentent des armes à leurs maris, elles-mêmes leur donnent du courage et de la colère, les animent, se précipitent avec eux, et ne cessent de leur montrer le seuil de leurs ancêtres et leurs jeunes enfants. Ainsi, lorsqu'un berger, pour ravir des abeilles du creux d'un rocher, provoque leur essaim armé de l'aiguillon, le noir nuage s'élève, frémissant de courroux : elles s'excitent l'une l'autre par leur bourdonnement, et toutes fondent sur le visage de leur ennemi; bientôt, épuisées, elles s'attachent avec désespoir à leurs rayons, au miel qu'on leur enlève, et défendent de leur corps la cire qu'elles ont travaillée avec tant de peine. Pour comble de malheur, la discorde règne parmi le peuple; les avis se combattent. Les uns demandent, non pas secrètement, mais publiquement, à haute voix, avec un bruyant tumulte, que le trône soit rendu à Polynice. L'épouvante a détruit leur respect pour le roi : «Qu'il vienne l'exilé, qu'il règne l'année qui lui est due; qu'il salue enfin, l'infortuné, les pénates cadméens, et son vieux père plongé dans les ténèbres ! Pourquoi payerai-je de mon sang la fraude et le parjure d'un roi coupable? » D'autres s'écrient au contraire : « C'est trop tard recourir à la bonne foi, maintenant il aimera mieux vaincre. » Ailleurs une foule suppliante implore avec larmes Tirésias, et lui demande (seule consolation qui reste encore à leurs maux) de leur dévoiler l'avenir; mais le devin tient cachés et ensevelis dans son cœur les secrets des Dieux. « Oui, sans doute, s'écrie-t-il, le roi a suivi bien fidèlement mes avis, lorsque je m'opposai à cette guerre impie. Cependant, ô malheureuse Thèbes, tu vas périr si je me tais, et je n'ai pas le courage d'entendre le bruit de ta chute, et de repaître mes yeux éteints de l'incendie allumé par les Grecs. Amour de la patrie, tu m'as vaincu! Allons, ma fille, élève un autel, interrogeons les Dieux. » Elle obéit, et d'un œil pénétrant elle observe et apprend au vieillard que les extrémités de la flamme sont d'une teinte sanglante, que le feu se partage en deux sur l'autel, [10,600] et qu'au milieu cependant s'élève un jet de lumière qui brille à son sommet d'une vive clarté; qu'enfin la flamme se déroule, comme un serpent, en longs anneaux mouvants, et que les pointes rougeâtres se brisent et disparaissent. Ainsi la jeune fille instruit son père, et dissipe les ténèbres qui couvrent ses yeux. Mais lui, déjà, il embrasse les feux qui couronnent l'autel, et, le visage animé, aspire la vapeur prophétique. Ses cheveux se hérissent d'horreur, s'agitent, et soulèvent ses bandelettes tremblantes: on croirait que ses yeux s'ouvrent, et que l'éclat de la jeunesse renaît sur ses joues flétries; enfin il épanche en ces mots la sainte fureur qui l'anime : « Connaissez, ô coupables Labdacides, les derniers sacrifices qui fléchiront les Dieux : votre heureuse délivrance arrive, mais par un sentier pénible. Le serpent de Mars exige pour les mânes une cruelle offrande, un cruel sacrifice. Que le dernier rejeton de la race du dragon meure : à cette condition seule la victoire vous est promise. Heureux qui, pour un si noble prix, sacrifiera sa vie ! » Auprès de l'autel redoutable du devin se tenait Créon, triste, et ne pleurant encore que les destins communs de la patrie : ces paroles l'ont frappé comme d'un coup de foudre. Il reste anéanti, comme si le feu céleste eût traversé sa poitrine de son triple dard. Il comprend que Ménécée est la victime demandée; sa frayeur le lui dit et le lui persuade trop bien : il reste stupéfait, dans une cruelle anxiété, et le cœur glacé par la crainte. Ainsi les rivages de la Sicile reçoivent le choc des flots qui s'élancent tumultueux des contrées de la Libye. Bientôt, à la voix du devin, qui, plein du dieu, ordonne qu'on se hâte, Créon se prosterne. Tantôt il embrasse ses genoux, tantôt il le conjure de fermer sa bouche. C'est en vain, la Renommée a saisi la parole sacrée; elle vole, et Thèbes retentit du bruit de cet oracle. Maintenant, qui a pu inspirer à ce jeune guerrier l'ardent désir et la joie d'une noble mort (car jamais sans l'inspiration des Dieux cette pensée n'est entrée dans le cœur de l'homme)? Apprends-le-moi, Clio, car tu le sais; c'est à toi qu'appartiennent les siècles et les faits des vieux âges. Près du trône de Jupiter siège la Vertu, sa divine compagne; c’est de là qu'elle vient, mais rarement, visiter la terre, lorsque le dieu tout-puissant accorde aux mortels cette faveur, ou qu'elle-même choisit pour son sanctuaire quelque âme digne d'elle, et, comme aujourd'hui, descend joyeuse des plages célestes. A son approche se rangent, pour lui faire place, les astres brillants et les feux qu'elle-même a attachés à la voûte azurée. Déjà elle touche la terre, et sa tête est encore près du ciel; mais elle veut changer ses traits; elle prend ceux de la sage Manto, afin que l'on ajoute une foi entière aux réponses de l'oracle, et elle dissimule sous ce déguisement sa forme première. L'éclat terrible et puissant de ses yeux s'est évanoui; il ne lui reste qu'un peu de sa beauté, et ses traits ont plus de douceur. Elle a déposé son armure et revêtu les ornements de la prêtresse; ses vêtements descendent jusqu'à terre, sa chevelure hérissée est nouée par des bandelettes, au lieu du laurier qui ceignait son front : cependant la déesse se trahit encore par son aspect sévère et sa démarche superbe. Ainsi l'épouse lydienne d'Hercule riait de le voir, dépouillé de sa terrible peau de lion, déchirer sur ses épaules la pourpre de Lydie, troubler les fuseaux, et briser les tambours de sa lourde main.
[10,650] La déesse, ô Ménécée, ne te trouve pas indigne du sacrifice et du dévouement qu'elle vient réclamer de toi. Tu défendais alors la tour Dircéenne, dont la porte immense était ouverte, et là, debout sur le seuil, tu moissonnais les Grecs. Avec toi combat le belliqueux Hémon; mais quoique vous soyez unis par les liens du sang et frères en toutes choses, tu l'emportes sur lui. Un monceau de cadavres s'entasse autour de lui, tous ses traits portent, tous ses coups donnent la mort cependant la Vertu n'est pas encore à ses côtés; point de repos pour son courage et son bras, point de relâche à ses armes avides. La figure du sphinx qui protège son casque semble l'animer, et l'on dirait qu'elle bondit et s'élance à la vue du carnage-; rouge de sang, l'armure de Ménécée reluit au loin. En ce moment la déesse saisit le bras du guerrier et l'arrête. « Magnanime jeune homme; toi que Mars n'hésiterait pas à reconnaître pour un rejeton de la semence guerrière de Cadmus, laisse là les combats vulgaires, ils ne sont pas dignes de ton courage. Les astres t'appellent, place ton âme au ciel en osant davantage. Voilà, ce que mon père, dans sa fureur prophétique, fait connaître depuis longtemps, au pied des autels propices aux Thébains; voilà ce que veulent et la flamme et les entrailles des victimes; voilà ce qu'exige Apollon : c'est un fils de la terre qu'ils demandent pour tout le sang de la patrie. La Renommée publie cet avertissement des Dieux, et le peuple de Thèbes, qui compte sur toi, se réjouit déjà : que ton âme embrasse l'immortalité, et s'empare de ce noble destin. Va, je t'en prie, hâte-toi, de crainte qu'Hémon ne te prévienne. » Elle dit, et le voyant hésiter, elle flatte son cœur par ses secrètes séductions et s'empare de toute son âme. Un cyprès frappé de la foudre n'absorbe pas plus vite, de ses racines à son sommet, la flamme qui doit le dévorer, que le jeune homme, tout entier possédé par la déesse, ne s'exalte à ses paroles et ne conçoit dans son sein l'ardeur de mourir. Manto s'éloigne; â la vue de sa démarche, de son extérieur, de sa taille, qui tout à coup s'élève de la terre jusqu'aux nuages, il s'étonne « Je te suis, qui que tu sois, ô déesse qui m'appelle! j'obéis sans retard. » Il dit, et tout en reculant il frappe Agrée de Pylos, qui s'élançait sur le retranchement; le guerrier mourant est reçu dans les bras de ses écuyers. Ménécée poursuit sa marche, et sur ses pas le peuple proclame que c'est à lui qu'il devra la paix, l'appelle son sauveur et son dieu et l'enflamme d'une ardeur généreuse. Déjà, d'une course précipitée et haletante, il se dirige vers les murs et se réjouit d'éviter la rencontre de ses malheureux parents, lorsque tout à coup parait son père.
Tous deux s'arrêtent; la voix leur manque, leurs fronts s'inclinent vers la terre. Enfin le père rompt le premier le silence : « Quel nouveau malheur t'arrache du milieu des combats? Quel dessein médites-tu, qui soit plus important. que la guerre? Dis, mon fils, je t'en conjure, pourquoi ce regard farouche? pourquoi cette affreuse pâleur sur tes traits? Tes regards se détournent du visage paternel. Tu as appris l'oracle, je le voix bien : mon fils, je t'en supplie par ma vieillesse, par tes jeunes années, par le sein de ta malheureuse mère, ne crois pas, au devin, cher enfant. Les Dieux daignent-ils inspirer ce profane vieillard? lui, dont le visage est flétri, les yeux éteints, et qui, par son châtiment, ressemble en tout au sacrilège Œdipe. Et si c'était un piège, une ruse perfide du roi?
[10,700] Dans sa détresse, il craint la noblesse de notre sang, et ta valeur qui te distingue entre tous les chefs. Peut-être cet oracle prétendu des Dieux, est-ce lui qui l'a dicté. Ne t'abandonne pas à ta brûlante ardeur, attends, diffère un moment : la précipitation est un guide funeste. Je t'en conjure, accorde cette faveur à ton père! Puissent les cheveux blancs de la vieillesse couvrir tes tempes! puisses-tu être père toi-même, et, malgré ton courage, ressentir les craintes qui m'agitent ! Ne va point par ta perte désoler mes pénates. Hé quoi ! la vue de ces enfants, de ces pères qui ne te sont rien, tout cela touche ton cœur? Ah! si tu es sensible, aie d'abord pitié des tiens: c'est ici qu'est la piété filiale, le véritable honneur; là ce n'est qu'une apparence de gloire, un vain éclat, un triomphe qui s'évanouira avec la mort. Je ne veux pas te fléchir en père qui tremble. Va, affronte les combats, précipite-toi au milieu des bataillons grecs, à travers les épées, je ne te retiens pas; mais hélas! qu'il me soit permis de laver tes blessures palpitantes, de sécher avec mes larmes les flots de ton sang, et de te voir, plus d'une fois encore, t'élancer dans la cruelle mêlée : c'est là le vœu de Thèbes. » En parlant ainsi, il tenait serrés les mains et le cou de son fils; mais ni ses larmes, ni ses prières ne touchent le jeune prince dévoué aux Dieux : docile à leur inspiration, il trompe son père par une ruse adroite et détourne ses craintes : « Tu te trompes, ô mon père chéri, et le véritable objet de tes craintes, tu l'ignores : ce ne sont ni les avis des Dieux, ni les fureurs d'un devin, ni les mânes du dragon, qui m'agitent et m'émeuvent. Que le rusé Tirésias réserve ses oracles pour lui et pour sa fille : non, je n'en croirais pas Apollon lui-même, si tout à coup, ouvrant son sanctuaire, sa main versait dans mon sein ses transports prophétiques; mais le malheur arrivé à mon frère bien-aimé me ramène dans la ville: Hémon gémit, atteint d'une lance grecque. A peine si du milieu de la poussière, entre les deux armées, et lorsque déjà les Argiens le saisissaient, j'ai pu... Mais je m'arrête. Va ranimer son courage; dis à ceux qui le portent de le ménager, de le soutenir doucement. Aloi, je vais chercher Etion; cet homme habile à fermer les blessures et à étancher le sang qui s'épuise. » Il n'achève pas son discours et s'échappe. Créon, le cœur plongé dans de noires ténèbres, demeure troublé, irrésolu; son amour paternel flotte de l'un à l'autre, ses craintes se combattent; mais les Parques le poussent à croire Ménécée. Cependant, dans toute l'étendue du champ de bataille les Thébains, qui s'étaient élancés à travers les portes brisées, sont poursuivis par l'impétueux Capanée. La cavalerie, l'infanterie, les chars broyant les cadavres de leurs conducteurs, tout cède à sa fureur. Ici il ébranle sous une grêle de pierres les tours élevées; là, il culbute les escadrons et s'échauffe au milieu du carnage; tantôt il fait autour de lui voler la mort avec le plomb rapide, tantôt il brandit et lance dans les airs ses javelots; aucun de ses traits ne parvient au faite des remparts qui ne montre quel est le bras qui l'a lancé, et qui ne retombe souillé de sang. Pour les enfants de Pélops, Tydée, Hippomé-don, le devin, le jeune Arcadien, semblent revivre; [10,750] réunissant leurs âmes en un: seule, ils sont venus habiter en un même corps, tant Capanée se multiplie. Ni l'âge, ni les insignes, ni la beauté, rien ne l'émeut; avec la même furie il frappe et ceux qui combattent et ceux qui l'implorent : nul n'ose lui résister, ni tenter les chances du combat. De loin, à l'aspect de ses armes, de sa terrible aigrette et de son casque menaçant, tous frémissent d'horreur. Cependant sur une des éminences du rempart parait le pieux Ménécée; son front brille d'un éclat divin, une noble majesté est empreinte sur ses traits, comme si tout à coup il eût quitté la voûte céleste pour venir sur la terre; son casque est détaché et laisse voir ses traits; il abaisse alors ses regards sur les combattants, et pousse un grand cri qui fixe sur lui tous les regards et fait taire le combat : « Dieu de la guerre, et toi Phébus, qui m'accordes l'honneur d'un si beau trépas, donnez à Thèbes la joie que vous avez promise â mon dévouement et que j'achète au prix de tout mon sang. Éloignez la guerre de ses murs, refoulez dans Lerne captive le reste déshonoré de nos ennemis; que l'Inachus, en les voyant laver leurs blessures reçues par derrière, s'indigne contre ses lâches nourrissons. Rendez par ma mort aux Thébains leurs temples, leurs champs, leurs maisons, leurs enfants et leurs femmes. Si, en m'immolant pour la paix, je vous suis agréable; si j'ai entendu, sans m'effrayer, l'oracle du prophète; si j'y ai avidement souscrit quand Thèbes n'y croyait pas encore, accordez à la patrie d'Amphion le prix qui m'est dû, et, je vous en conjure, apaisez en ma faveur mon père que j'ai trompé. » Il dit, et, de sa brillante épée, il délivre des biens du corps sa grande âme, qui, depuis longtemps, gémissait de sa captivité : une seule blessure a rompu ces liens, Le héros arrose les tours de son sang, purifie les murailles, et, sans retirer le glaive, se précipite au milieu des combattants; il s'efforce de tomber sur ses cruels ennemis. Mais la Piété et la Vertu le reçoivent dans leurs bras, et portent doucement son corps vers la terre. Déjà son âme est devant Jupiter, et, au milieu du ciel, vient réclamer sa récompense. Les Thébains, retirent sans peine le cadavre de leur prince, et, triomphants, le portent dans la ville. Saisies de vénération, les cohortes grecques s'étaient d'elles-mêmes éloignées. Le héros entre dans les murs, porté sur les épaules des jeunes guerriers, aux applaudissements; d'une foule nombreuse, qui chante ses louanges, et le place, comme leur fondateur, au-dessus de Cadmus et d'Amphion, Les uns le couvrent de guirlandes, les autres des fleurs brillantes du printemps, et déposent dans le tombeau de ses aïeux son corps adoré. Bientôt, après lui avoir rendu ces honneurs, ils retournent au combat. Alors le malheureux père de Ménécée, vaincu dans sa colère, gémit, et sa mère peut enfin pleurer en liberté « Noble enfant, c'était donc pour t'offrir en expiation à la cruelle Thèbes, pour dévouer ta tête aux dieux infernaux, que je t'élevais, moi, une femme du sang royal ! Quel crime ai-je donc commis? quelle divinité ai-je irritée contre moi? Je n'ai pas, par une monstrueuse alliance, bouleversé les lois de la nature; je n'ai pas, ô forfait! donné des enfants à mon fils. Qu'importe ? Juste a ses enfants, elle-les voit sur le trône et à la tête des armées. Nous, nous offrons à la guerre de cruelles expiations, pour que tour à tour [10,800] (car, telles sont les volontés du dieu de la foudre) les fils d'Œdipe ceignent leur front du diadème. Pourquoi me plaindre des Dieux ou des hommes? C'est toi, cruel Ménécée, c'est toi, qui, plus que tout autre, avances le dernier jour de ta malheureuse mère. D'où t'est venu cet amour de la mort, cette sainte folie qui saisit ton âme? Qu'ai-je donc conçu dans mon sein? Quel est ce triste fruit de mon amour, si peu semblable à moi-même? Ah-! je reconnais le sang du dragon, le rejeton de cette terre de nos aïeux, qui se couvrit tout à coup d'une moisson d'armes ! De là ce sombre courage; Mars était tout entier dans son cœur; il n'avait rien de sa mère. Voici qu'immolé de ta propre main, tu te précipites toi-même, malgré les destins, chez les tristes ombres; et moi, je craignais les Grecs et les traits de Capanée ! C'était ton bras, oui, c'était ce bras qu'il fallait re-douter; c'était ce fer que moi-même, insensée, je t'avais donné. Voyez comme dans sa gorge le glaive s'est plongé tout entier: non, la main d'un Grec n'aurait pas fait une si profonde blessure. L'infortunée eût long-temps encore continué à remplir la ville de ses gémissements, mais ses compagnes et ses femmes l’entraînent malgré elle, la consolent, et la retiennent dans sa demeure. Elle reste assise, le visage meurtri, ensanglanté par ses ondes; elle fuit l'éclat du jour, ferme l'oreille aux prières qu'on lui adresse, et tient ses, yeux fixés sur la terre; la voix, la raison l'ont abandonnée. Telle une tigresse farouche, à qui l'on a ravi ses petits, couchée seule dans son antre de Scythie, lèche les traces de la pierre encore chaude; elle n'a plus de colère, elle oublie sa rage, sa férocité, sa soif du sang; près d'elle passent tranquillement les troupeaux de brebis et de taureaux; elle les regarde sans faire un mouvement. Pourquoi en effet remplirait-elle ses mamelles ? A qui apporterait-elle une proie autrefois si vivement désirée? Jusqu'à présent les armes, les trompettes, le fer et les blessures ont été l'objet de mes chants maintenant c'est Capanée que je dois élever jusqu'aux astres, Je ne puis plus chanter comme les autres poètes : c'est au bois d'Aonie d'enhardir ma faiblesse! Venez toutes, ô déesses ! osez le dire avec moi : Était-ce une fureur envoyée du ténébreux empire? les terribles sœurs du Styx, marchant sous les étendards de Capanée, avaient-elles osé s'armer contre Jupiter? Était-ce une valeur démesurée, ou l'amour téméraire de la gloire, ou le désir de la renommée qui accompagne un beau trépas, ou l'attrait d'abord si séduisant du mal, ou la colère des Dieux contre les hommes, colère si douce aux immortels? Déjà le guerrier dédaigne de signaler son bras sur la terre; il contemple avec mépris ces cadavres amoncelés, et ayant épuisé tous ses traits et tous ceux des Grecs, le bras fatigue, il lève la tête vers le ciel. Bientôt d'un regard farouche il mesure la hauteur du rempart, et, poussant devant lui une échelle aux nombreux échelons, il porte le chemin qui doit lui servir à monter dans les airs. Il agite une torche de chêne dont la lumière ardente rougit tout à la fois ses armes et enflamme son bouclier : « Voici, dit-il, le chemin de Thèbes : c'est par ici que me guide mon audace, vers cette tour arrosée du sang de Ménécée. J'éprouverai ce que peuvent les sacrifices, et si l'oracle d'Apollon n'est pas trompeur. » Il dit, et, montant les degrés, il s'élève triomphant vers les murailles assiégées. Tels, dans les airs, au milieu des nuages, [10,850] apparurent jadis les Aloïdes, lorsque la terre impie grandissait pour insulter aux Dieux, et que l'Ossa seul, avant que le Pélion immense eût doublé sa hauteur, atteignait déjà la demeure de Jupiter épouvanté. Dans cette cruelle extrémité, les Thébains, comme si Thèbes allait succomber sous ce dernier fléau, et que Bellone, une torche sanglante à la main, escaladât les tours pour les renverser de fond en comble, font pleuvoir à l'envi de tous les toits sur Capanée des pierres énormes, des poutres, de lourds projectiles lancés par la fronde (car à quoi serviraient les javelots et les flèches égarées dans l'air?); ils le frappent à coups redoublés de leurs machines de guerre, et l'accablent sous de pesantes masses. C'est en vain, cette grêle de traits qui assiège ses épaules ne saurait l'ébranler : suspendu dans le vide des airs, aussi ferme que s'il marchait sur le sol, il s'avance, et brave cet amas de ruines qui fond sur lui. Ainsi un fleuve rapide attaque sans relâche les voûtes d'un vieux pont; déjà les pierres se détachent, les poutres se désunissent: l'obstacle qui irrite le fleuve accroît encore ses eaux et sa violence, il ébranle et entraîne la masse chancelante, jusqu'à ce qu'il ait brisé, dans son impétuosité, tous les obstacles, et que, vainqueur, il poursuive librement sa course. Enfin, après de longs efforts, Capanée s'est élancé sur le sommet de la tour; de là il domine la ville; il la voit tremblante, épouvantée, à l'aspect de son ombre immense; il insulte à sa frayeur : « Voilà donc l'horrible citadelle d'Amphion! ô honte! voilà ces murs si dociles qui obéirent à des accords efféminés, et qu'ont si longtemps vantés les fables mensongères de Thèbes! Quelle gloire y a-t-il à renverser des murailles construites aux sons mélodieux de la lyre? » En même temps, de ses mains, de ses pieds, il détruit les angles qui soutiennent la masse de l'édifice et arrache les planchers; les poutres éclatent et se brisent, les liens de fer du toit tremblant tombent, et de toutes ces ruines il se fait des armes, lance les fragments de roche sur les temples, sur les maisons, et écrase la ville de ses propres murailles. Déjà autour de Jupiter frémissaient, animés de sentiments divers, les dieux d'Argos et de Thèbes. Le dieu, dans son équité, voit leur ardente colère prête à éclater, et s'aperçoit que sa présence seule les contient. Bacchus, qu'observe sa marâtre, gémit, et, jetant sur son père un regard de travers : « Maintenant, lui dit-il, qu'est devenu ton terrible bras? Où est, hélas! mon berceau de flamme, et ta foudre? oh! qu'as-tu fait de ta foudre? » Apollon pleure sur ces murs fondés sous ses auspices; le dieu de Tirynthe affligé balance entre Lerne et Thèbes, et, l'arc tendu, il hésite; le fils ailé de Danaé donne des larmes à Argos, sa ville maternelle. Vénus pleure sur le peuple de sa fille Harmonia, et, craignant son époux, elle se tient loin de lui, et, dans une muette colère, regarde le dieu des combats. L'audacieuse Pallas gourmande les dieux d'Aonie. Junon se tait, mais son cœur est torturé par ce silence farouche. Cependant ce spectacle n'altère point le calme de Jupiter; les querelles allaient s'apaiser, lorsque Capanée se fit entendre jusqu'au milieu des astres : « Quoi! Thèbes est dans les alarmes, et aucun de ses dieux ne viendra prendre sa défense!
[10,900] Que sont donc devenus ces
lâches nourrissons d'une terre impie, Bacchus et Alcide? J'ai honte
de provoquer des dieux inférieurs. Viens plutôt toi-même, ô Jupiter!
(qui est plus digne que toi: de me combattre?) Vois, les cendres et
le tombeau dé Sémélé sont en mon pouvoir. Viens donc, rassemble
toutes tes forces, lance toutes tes flammes. N'as-tu de puissance
que pour effrayer de ton tonnerre les vierges timides, et consumer
le palais de ton beau-père Cadmus? A ces mots, les Dieux poussent un
cri d'indignation. Jupiter rit de sa fureur, et secouant les flots
épais de sa divine chevelure : « Quel est donc l'espoir des mortels,
après les terribles combats de Phlégra? Toi aussi, il faut te
frapper? Il dit, et la foule des immortels, frémissant de co-lère,
presse la lenteur du dieu et implore ses traits vengeurs. Junon
troublée n'ose plus s'opposer aux destins. Le palais céleste, avant
le signal donné, tonne de lui-même; les nuées se rassemblent sans le
secours des vents, et les orages accourent. On dirait que Japet a
rompu ses chaînes infernales, et qu'Inarime vaincue, que l'Etna se
soulèvent jusqu'à la voûte des cieux. Les Dieux rougissent de sentir
la crainte; mais en voyant, au milieu du bouleversement du monde, un
guerrier debout provoquer Jupiter à un combat insensé, ils admirent
en silence, et doutent du pouvoir de la foudre. Déjà au-dessus du
faîte de la tour Ogygienne le ciel commençait à mugir sourdement, et
les ténèbres voilaient les astres. Cependant Capanée s'attache
encore à la citadelle qu'il ne voit plus, et toutes les fois que la
tempête éclate, que l'éclair brille : « Voilà, s'écrie-t-il, voilà
les feux que je veux lancer sur Thèbes : c'est là que je veux
raviver ma torche, rallumer ce chêne qui s'éteint. » Il parlait
encore : la foudre lancée de toute la force de Jupiter l'a frappé.
Son aigrette vole dispersée dans les nuages; la bosse de son
bouclier, noircie par la flamme, tombe; tous les membres du héros
jettent un vif éclat. Les deux armées reculent, et regardent avec
terreur de quel côté il va tomber, quels bataillons va frapper son
corps embrasé. Capanée sent la flamme pétiller sur son sein, sous
son casque, entre ses cheveux; il s'efforce d'arracher sa cuirasse
brûlante, et ne saisit sur sa poitrine que la cendre du fer.
Cependant il reste debout; tourné vers le ciel, il exhale son
dernier soupir, et, pour ne pas tomber, appuie sa poitrine fumante
contre ces murs odieux; mais ses membres mortels le trahissent, et
son âme se dépouille de son enveloppe. Si ses forces avaient été
plus lentes à l'abandonner, il eût pu par un second blasphème
mériter un second tonnerre.