STACE
Livre huit.
[8,1] A la vue du devin qui, en tombant tout à coup au milieu des pâles ombres, a pénétré dans les demeures de la Mort et les abîmes mystérieux du monde souterrain, les mânes, troublés de l'aspect de ses armes, sont saisis d'effroi. On s'étonne de voir sur les bords du Styx des traits, des chevaux, un corps vivant : Amphiaraüs en effet, n'avait point été livré aux flammes du bûcher. Ce n'était pas une ombre noire, échappée de l'urne funéraire ; encore mouillé de la sueur brûlante des combats, il était armé d'un bouclier qui ruisselait de sang, et tout couvert de la poussière du champ de bataille d'où il avait disparu. L'Euménide ne l'avait pas encore examiné à la lueur de sa torche résineuse; [8,10] Proserpine ne l'avait pas inscrit sur la porte noire, en l'admettant dans l'assemblée des morts. Le fuseau des destins lui-même est pris en défaut, et ce ne fut qu'à la vue de l'augure que les Parques effrayées coupèrent la trame de sa vie.
A ce bruit, les paisibles habitants de l'Élysée et ceux qui, plongés dans des gouffres profonds au milieu d'une nuit épaisse, expient leurs crimes dans les noires ténèbres d'une autre région, jettent autour d'eux des regards étonnés. Alors les lacs aux eaux paresseuses, les étangs de feu retentissent de gémissements, et le pâle nocher des ondes ténébreuses frémit, indigné de voir que la terre en s'entr'ouvrant ait montré le Tartare aux humains, [8,20] et que des mânes soient entrés dans les enfers sans traverser son fleuve.
Assis sur un trône au milieu de son triste empire, le roi de l'Érèbe demandait à ses peuples les crimes de leur vie. Il est sans pitié pour les hommes, et il s'irrite contre toutes les ombres. Autour de lui sont rangées les Furies, la Mort avec ses mille aspects, et le Châtiment cruel, secouant ses chaînes bruyantes. Les Parques amènent à ses pieds les âmes, et la même main qui prolongea leur vie les condamne à la mort. Elles ne peuvent suffire à leur tâche. Placé à côté de son frère redoutable, Minos parle en faveur des mortels et adoucit le sanguinaire tyran. Non loin de là apparaissent, gonflés de larmes et de feu, [8,30] le Cocyte, le Phlégéton, et le Styx qui dévoile les parjures des Dieux. Pluton lui-même, quand la voûte terrestre s'entr'ouvrit, trembla pour la première fois à la vue des astres, et, blessé de la douce lumière du jour, il s'écria :
« Quelle lâche trahison des Dieux a lancé dans l'Averne l'odieuse lumière? Qui a osé rompre les ténèbres, et rapprocher de la vie les mânes silencieux? D'où me viennent ces menaces? Quel est celui de mes frères qui m'attaque? Je l'attends : périsse le partage du monde ! A qui, en effet, peut-il plaire davantage? Vaincu par la fortune, qui, en me plaçant au troisième rang, m'a précipité du ciel, [8,40] je gouverne l'empire du crime, et déjà il n'est plus à moi; le voici accessible aux astres ennemis, exposé à tous les regards !
L'orgueilleux roi de l'Olympe voudrait-il reconnaître mes forces? Eh bien! je vais briser les fers des Géants et des Titans, qui brûlent de remonter au séjour éthéré; je vais délivrer mon malheureux père. Quoi ! le cruel ne me permet pas de goûter mes tristes loisirs, mon repos agité ! Il ne veut pas que je haïsse ce jour que j'ai perdu ! Si je le veux, je découvrirai tout mon empire, j'envelopperai le soleil du ciel ténébreux des enfers, je n'enverrai plus vers l'Olympe le dieu de l'Arcadie (qu'ai-je besoin d'un messager qui passe sans cesse d'un royaume à l'autre?), [8,50] et je retiendrai les deux Tyndarides. Eh! pourquoi briser Ixion dans des gouffres avides? Pourquoi permettre que l'onde fuie toujours les lèvres de Tantale?
Souffrirai-je que le chaos soit tant de fois profané par un hôte vivant? Pirithoüs, dans son ardeur téméraire, et Thésée, dévoué à son audacieux ami, vinrent m'attaquer jusque dans mon empire. Contre moi vint aussi le farouche Alcide, protégé par le silence des portes infernales qu'il priva de leur gardien. J'ai vu aussi, j'en rougis encore, le Tartare s'ouvrir aux plaintes du chantre deThrace; oui, j'ai vu, au bruit harmonieux de ses vers, les Euménides verser de honteuses larmes, et les trois Soaurs ourdir une nouvelle trame. [8,60] Moi-même.... mais l'inflexible Nécessité prévalut sur ma pitié. Une seule fois, me dérobant de mon empire, j'allai, non pas vers la voûte céleste, mais dans les champs de Sicile, ravir une épouse, et l'on prétend que cela ne m'est pas permis. Aussitôt, sur l'ordre injuste de Jupiter, chaque année Cérès possède sa fille de moitié avec moi. Mais pourquoi ces plaintes? Va, Tisiphone, venge les demeures du Tartare; et si jamais tu effrayas les humains par d'horribles spectres, enfante aujourd'hui un monstre affreux, extraordinaire, épouvantable, que le ciel n'ait pas encore vu; que je l'admire moi-même et que tes sueurs l'envient. Que deux frères (premier présage de notre haine), [8,70] que deux frères fondent avec joie l'un sur l'autre pour s'entr'égorger; que parmi ces combattants il s'en trouve un qui, semblable aux bêtes farouches, dévore la tête de son ennemi; qu'un autre arrache au bûcher des restes inanimés, et laisse les cadavres nus infecter les airs. Puisse ce spectacle réjouir le maître du tonnerre! Mais, pour qu'une telle fureur ne s'exerce pas sur mon empire seul, cherche un mortel qui ose attaquer les Dieux; qui, de son bouclier fumant, repousse les feux de la foudre et Jupiter irrité. Je veux qu'au bruit du noir Tartare qui s'émeut, tous les Dieux tremblent, comme jadis à la vue, du Pélion entassé sur l'Ossa verdoyant. »
[8,80] Il dit, et à sa voix le sombre palais du dieu tremble; sous ses pieds et au-dessus de sa tête la terre chancelle: moins terrible est Jupiter, quand de son regard il ébranle les airs et fait pencher l'axe du ciel. « Mais toi, dit-il, quel châtiment ne mérites-tu pas, toi qui, par une route défendue, t'es précipité dans le sombre royaume?
Il menaçait encore, et déjà le devin n'était plus qu'une ombre légère; déjà ses armes s'étaient évanouies; il était à pied, mais sur ses traits la majesté de l'augure était encore empreinte; son front portait encore les bandelettes obscurcies et il tenait à la main un rameau d'olivier mourant.
[8,90] « S'il est permis aux ombres de parler sans sacrilége, Dieu principe et fin de toutes les existences, et moi aussi je puis élever, la voix, moi qui connaissais les causes et les principes des choses. Je t'en supplie, adoucis pour moi tes menaces et apaise ton coeur; ne fais point tomber ta colère sur un faible mortel qui craint tes lois. Je ne viens pas comme Hercule (qui m'inspirerait cette audace?) tenter un rapt sacrilège; ce n'est pas un amour coupable qui m'a poussé à descendre témérairement sur les rives du Léthé. Que le triste Cerbère ne fuie pas dans son antre; que Proserpine ne craigne pas mon char.
Naguère augure chéri d'Apollon, [8,100] j'en atteste le Chaos (car pourquoi jurer ici par Apollon?), je subis une destinée nouvelle, sans être coupable d'aucun crime, et je n'ai pas mérité d'être ainsi ravi à la lumière bienfaisante du ciel : le juge de Dicté ne l'ignore point, Minos peut découvrir la vérité. Trahi par une perfide épouse que séduisit un or coupable, je me rendis à l'armée des Grecs, d'où te vient cette foule d'ombres nouvelles, dont quelques-unes sont tombées sous mes coups ; mais je n'ignorais pas mon destin. Tout à coup la terre trembla et s'entrouvrit, et, j'en frémis encore, au milieu de la mêlée la nuit des enfers m'engloutit. Quelles étaient mes pensées pendant qu'à travers les entrailles ouvertes de la terre, [8,110] j'allais longtemps suspendu et que je roulais dans les espaces ténébreux? Hélas! je n'ai rien laissé de moi à mes compagnons, à ma patrie; Thèbes ne m'a ravi aucun trophée; je ne reverrai plus les toits de Lerne, ma cendre n'ira pas même consoler mon malheureux père; je ne jouirai ni d'un tombeau, ni des flammes du bûcher, ni des larmes des miens; je suis venu ici tout entier, et ces chevaux n'étaient point attelés pour te combattre je suis prêt à devenir une ombre, à oublier mes trépieds. Car quel besoin as-tu d'un augure qui te prédise l'avenir, puisque les Parques suivent tes ordres? Mais calme ton coeur, [8,120] et sois moins sévère pour les autres dieux; si quelque jour mon épouse criminelle descend ici, c'est pour elle qu'il faut réserver un affreux supplice, Dieu juste! elle mérite bien mieux toute ta colère. »
Le Dieu accueille sa prière et s'indigne d'en être touché. Ainsi un lion de Massylie, s'il voit briller à ses yeux l'éclat du fer, prépare sa colère et ses griffes terribles; mais si son ennemi est tombé, il se contente de marcher sur son corps, et laisse la vie à celui qu'il a vaincu.
Cependant le char orné de bandelettes et de lauriers sacrés et naguère si redouté dans la mêlée sanglante, personne ne l'a vu renversé ou mis en fuite. [8,130] On le cherche partout. Les bataillons s'éloignent; la terre devient suspecte à tous; le soldat fait le tour des traces restées sur le sol perfide, et ce triste lieu où s'entrouvrit la terre avide reste désert; on l'évite par respect pour le tombeau infernal du héros.
Adraste courait çà et là, exhortant ses troupes, lorsque Palémon, qui peut à peine en croire ses yeux, accourt lui annoncer cette fatale nouvelle; il est encore tremblant et tout pâle; car il était près d'Amphiaraüs lorsque l'abîme l'engloutit, et il avait vu avec effroi la terre s'entr'ouvrir.
« Retourne sur tes pas, fuis, ô roi! s'écrie-t-il, si toutefois la terre dorique, si les citadelles de notre patrie subsistent encore aux lieux où nous les avons laissées. [8,140] Il n'est plus besoin d'armes ni de sang. Pourquoi tirer contre Thèbes un glaive inutile? Cette terre impie engloutit les armes, les combattants : ne sens-tu pas le sol trembler sous nos pas? J'ai vu moi-même le chemin de la nuit profonde, et la terre ouvrant ses entrailles dévorer, hélas! celui qui était si cher aux constellations prophétiques, le fils d'Oïclée, qui élevait en vain vers nous ses mains, ses bras, et sa voix gémissante.
Ce récit te surprend : eh bien! ô roi, j'ai laissé encore empreints sur le sol les sillons du char, et la terre fumante et humide d'écume. Le péril n'est pas pour tous: cette terre reconnaît ses enfants, [8,150] l'armée thébaine est debout. »
A ces mots Adraste est frappé de stupeur. Il hésite à croire; mais Mopsus, mais Actor lui apportent avec effroi la même nouvelle. La renommée, que la terreur enhardit, ne se contente déjà plus d'annoncer qu'un seul guerrier a été englouti. Alors, sans attendre que le son de la trompette les rappelle, les bataillons reculent d'eux-mêmes et fuient. Mais leur marche est engourdie, leurs genoux affaiblis les trahissent. Les chevaux eux-mêmes, comme s'ils avaient le sentiment du danger, résistent, et, farouches, indociles à la voix, ils ne veulent ni précipiter leur marche, ni détacher leurs yeux de la terre. Les Thébains pressent leurs ennemis avec plus d'ardeur; [8,160] mais le ténébreux Vesper amène déjà les chevaux de la lune; une trêve de courte durée accorde aux guerriers un triste repos, et une nuit qui doit augmenter leur frayeur.
Quel aspect offrit l'armée des Argiens lorsqu'ils purent gémir en liberté ! Que de larmes tombèrent sur leurs casques détachés! Rien ne leur plaît de ce qui avait coutume d'adoucir leurs fatigues: ils rejettent leurs boucliers, qu'ils laissent tout humides de sang; nul ne songe à polir ses javelots, à flatter son cheval, à ajuster la haute aigrette qui orne son casque brillant. A peine s'ils se résignent à laver leurs larges blessures et à bander leurs plaies entr'ouvertes, tant la douleur est grande et universelle! [8,170] La crainte même du combat ne peut les engager à prendre les aliments que la fatigue de la bataille rend si nécessaires. Tous, ô Amphiaraüs, répètent tes louanges, tous pleurent le devin dont la bouche était si féconde en oracles véridiques. Sous toutes les tentes on n'entend qu'une voix: « Les Dieux se sont éloignés, ils ont abandonné notre camp. Hélas ! qu'est devenu ce char orné de lauriers? ces armes solennelles? cette aigrette entrelacée de bandelettes? Voilà donc à quoi lui ont servi les antres sacrés, l'onde de Castalie et le culte des trépieds! voilà la reconnaissance d'Apollon! Qui nous dira maintenant le cours des astres et le présage de la foudre tombant à gauche? Qui lira la volonté des Dieux dans les entrailles des victimes? Qui nous dira quand il faut marcher, quand il faut attendre? quel moment est propice au combat, [8,180] propice à la paix? Qui nous découvrira l'avenir? A qui les oiseaux révéleront-ils mes destinées? Tous les maux que la guerre devait amener et pour nous et pour toi, tu le savais, et pourtant (quel courage dans une âme sainte !) tu es venu, tu t'es associé à nos armes malheureuses.
Lorsque t'appelaient les enfers et l'heure marquée par les destins, tu as pu encore renverser les bataillons de Tyr, les étendards ennemis; alors encore, au milieu même de la mort, nous t'avons vu, redoutable aux Thébains, disparaître, la lance en arrêt. Et maintenant quel est ton sort? [8,190] Pourras-tu revenir des demeures du Styx? T'éloigneras-tu de nouveau des abîmes de la terre? Ou bien es-tu assis joyeux près des Parques, tes divinités, et, dans un heureux accord, vous instruisez-vous mutuellement des destinées futures ? ou bien encore, ému de pitié, le dieu de l'Averne t'a-t-il admis dans les bois fortunés, t'a-t-il confié la garde des oiseaux de l'Élysée ? Quel que soit ton sort, ta mort sera pour Phébus une douleur éternelle, un malheur toujours récent : Delphes, devenue muette, te pleurera longtemps.
Ce jour funeste fera fermer les temples de Ténédos, de Cyrrha, de Délos que la naissance d'un dieu fixa au milieu des flots, et le sanctuaire de Branchus à la longue chevelure. En ce jour, ni Claros, ni Didyme, [8,200] ni la Lycie ne verront les mortels venir en suppliant interroger leurs oracles.
Que dis-je? la forêt du prophète dont le front est-armé de cornes, le chêne fatidique du dieu qu'adore l'Épire, et la Troyenne Thymbrée, ne feront plus entendre leurs voix. Les fleuves, les lauriers eux-mêmes voudront se dessécher. L'air, par des bruits prophétiques, ne présagera plus rien de certain, et les oiseaux ne frapperont plus tes nues de leurs ailes. Enfin un jour viendra où les peuples t'honoreront aussi dans un temple qui renfermera les secrets du destin; un prêtre, consacré à ton culte, y rendra tes réponses !
Tels sont les derniers honneurs qu'ils rendent à leur roi et à leur devin, comme si, en ce moment, ils lui payaient le dernier et douloureux tribut de la flamme du bûcher et des funérailles, [8,210] ou qu'ils eussent déposé son âme sous une terre légère. Alors tous les cceurs sont brisés, et la guerre devient odieuse. Ainsi, quand par une mort subite Tiphys fut ravi aux courageux Minyens, les rames qui secondaient leur noble entreprise parurent fendre à regret les ondes, et les vents moins rapides retarder leur marche.
Enfin, las de gémir et d'exhaler leurs plaintes dans un douloureux entretien, les Grecs ont peu à peu soulagé leur coeur. La nuit vient assoupir leurs soucis, et le sommeil se glisse facilement sous leurs paupières humides de larmes.
Mais tel n'est pas l'aspect que, dans cette nuit, présente la ville ennemie. Les Thébains prolongent gaiement les heures en se livrant à différents jeux, [8,220] soit devant leurs maisons, soit au sein de leurs foyers. Les gardes eux-mêmes ne veillent plus sur les murailles; on n'entend retentir que le bruit des cymbales et des tambours de l'Ida, et les sons modulés de la flûte. Partout, en l'honneur des immortels et des nourrissons divins dont Thèbes s'enorgueillit, les hymnes sacrés retentissent; partout on ne voit que guirlandes et coupes couronnées de fleurs. Tantôt ils se moquent du trépas de l'inhabile devin, et ils s'empressent à l'envi de louer la science de leur Tirésias; tantôt ils retracent les hauts faits de leurs aïeux et chantent l'origine de leur antique cité. Ceux-ci célèbrent la mer de Sidon, et les faibles mains [8,230] qui s'attachèrent aux cornes du dieu qui lance la foudre, et l'empire de Nérée sillonné par un puissant taureau; ceux-là, Cadmus, la génisse fatiguée, et les champs qui enfantèrent une moisson de guerriers sanguinaires; d'autres, les pierres accourant au son de la lyre thébaine, et Amphion animant les rochers insensibles; ou bien la grossesse de Sémélé ou l'hymen d'Harmonia, la fille de Cythérée, que ses frères conduisent à la couche nuptiale avec des flambeaux.
Chaque table a ses récits merveilleux. On dirait que, revenu naguère des bords de l'Hydaspe où croissent les perles, et des contrées de l'Orient où il promena son thyrse vainqueur, Bacchus montre aux peuples étonnés les étendards conquis sur ces noires peuplades, et les captifs Indiens inconnus jusqu'à ce jour.
[8,240] On rapporte qu'alors, pour la première fois, Oedipe, qui toujours s'était dérobé aux regards au fond de son affreux palais, se mêlà à la foule, vint s'asseoir à une table amie, et, le front serein, écartant de son visage souillé la chevelure sale et en désordre qui le couvrait, souffrit les paroles bienveillantes de ses amis et les consolations qu'il repoussait autrefois. On dit même qu'il goûta les mets, et ôta de ses joues le sang qui s'y était figé; il écouta tout le monde, il répondit, lui qui avait coutume de ne fatiguer de ses tristes plaintes que Pluton, les Furies, et parfois sa fidèle Antigone. [8,250] On ignore les causes de ce changement. Ce n'est pas la victoire des Thébains, c'est la guerre seule qui lui plait; il exhorte, il approuve son fils, et cependant il ne désire pas qu'il soit vainqueur; mais il veut irriter l'ardeur des premiers combats, féconder les semences des crimes qu'il appelle de ses voeux secrets. De là sa présence au milieu du festin, et la joie inaccoutumée qui brille sur son visage. Tel, après le long jeûne qui lui avait été imposé comme châtiment, Phinée, n'entendant plus siffler dans son palais les hideuses harpies, osant à peine croire à leur départ, s'assit joyeux à la table du festin, et saisit la coupe qu'elles ne renverseraient plus du battement de leurs ailes. Pendant que l'armée des Grecs reposait accablée par les soucis et les fatigues du combat, [8,260] Adraste, du haut d'une éminence qui domine son camp, prête une oreille attentive à ce tumulte joyeux. Quoiqu'il soit affaibli par l'âge, les tristes devoirs de la puissance l'obligent à veiller sur les maux de tous. Son coeur se déchire, pénétré d'une amère douleur, quand il entend retentir de toutes parts le bruit de l'airain, les cris des Thébains, les sons de la flûte et les propos insolents de l'ivresse; lorsqu'il voit l'éclat mourant des torches, et les feux qu'on néglige d'entretenir. Ainsi, lorsque, au milieu des flots, un vaisseau enseveli tout entier dans le sommeil vogue silencieux, et que, sans craindre la mer et ses orages, la jeunesse confiante se livre au repos, seul, debout sur la poupe, [8,270] le pilote veille, et avec lui le dieu qui protège le vaisseau, fier de porter son nom.
C'était l'heure où la soeur brillante de Phébus, voyant les chevaux de son frère prêts à s'élancer et les retraites de l'Océan mugir à l'approche du Soleil, rassemble ses rayons épars, et de son fouet légèrement agité chasse devant elle les astres. Le roi appelle au conseil les guerriers affligés; ils se demandent en gémissant à qui passera l'héritage des trépieds, les lauriers et les bandelettes du devin qui n'est plus. A l'instant tous proclament un guerrier illustre, le fils du vénérable Mélampus, Thiodamas, [8,280] le seul qu'Amphiaraüs eût initié aux mystères sacrés, le seul qu'il s'associât quand il interrogeait le vol des oiseaux, et que, sans envie pour sa science, il aimait à entendre proclamer son égal, ou du moins le second après lui. Tant d'honneur le confond, cette gloire inattendue le trouble; il tombe à genoux, et adore le laurier qu'on lui présente; il refuse un fardeau trop lourd pour lui, et par là mérite qu'on le contraigne à l'accepter.Tel un jeune prince que la fortune appèle au trône des Parthes et à l'héritage de la puissance paternelle, quittant sa vie paisible et sûre sous le sceptre d'un père, sent dans son coeur la crainte balancer la joie. Les grands seront-ils fidèles, et le peuple soumis? [8,290] A qui confiera-t-il les bords de l'Euphrate et les défilés de la mer Caspienne?
Il n'ose encore prendre l'arc et monter le cheval de son père; le sceptre lui paraît trop lourd à son bras, et la tiare trop large pour son front. Thiodamas, après avoir ceint sa chevelure de bandelettes et s'être assuré de la faveur des Dieux, s'avance en triomphe à travers le camp, au milieu des acclamations. Pour première preuve de son art, il se prépare à apaiser la Terre, et ce dessein ne paraît pas inutile aux Grecs affligés. Il ordonne de construire deux autels avec des rameaux verts et de hautes herbes; [8,300] il y ajoute des fleurs innombrables, doux présent de la déesse elle-même, des monceaux de fruits et toutes les prémices de l'année; puis faisant sur l'autel des libations de lait pur, il commence ainsi: « Mère éternelle des hommes et des Dieux, toi qui fais naître les fleuves, les forêts, les germes de tous les êtres, l'argile de Prométhée, les pierres de Pyrrha, tous les êtres enfin; toi qui as donné aux hommes la première nourriture, changée bientôt en aliments plus doux; toi qui enveloppes et portes la mer; qui nourris à la fois et les troupeaux paisibles, et les bêtes farouches, et les oiseaux qui aiment à se reposer sur ton sein; au milieu du mobile univers, [8,310] ta masse seule est ferme et immobile : suspendue dans le vide des airs, c'est autour de toi que roulent la machine rapide du ciel et les deux chars qui nous éclairent. Centre du monde, tu n'as pas été partagée entre les trois puissants frères. Hé quoi ! bienfaisante pour tant de nations, pour tant de villes, pour tant de peuples, seule tu suffis à tout l'univers; tu soutiens sans peine Atlas qui fléchit sous le poids des astres et des célestes demeures, et nous sommes les seuls que tu refuses de porter Nous sommes les seuls, ô déesse, dont le fardeau te soit odieux ! Quel crime avons-nous commis à notre insu? Serait-ce parce que nous sommes étrangers, et que nous arrivons des bords de l'Inachus? [8,320] La terre n'est-elle pas la patrie commune des mortels? Bienfaisante déesse, ne mets pas entre les peuples une barrière ennemie, comme s'ils n'étaient dignes que de tes mépris. Quel que soit le lieu d'où ils viennent, où ils se trouvent, les hommes sont tes enfants; reste neutre, porte également sur ton sein les guerriers des deux partis; permets, nous t'en supplions, que, suivant la loi des combats, ils exhalent leur âme belliqueuse et la rendent au ciel. Ne nous entraîne pas tout à coup, vivants encore, dans le tombeau; ne hâte pas notre mort. Nous irons, n'en doute pas, par la route que tout le monde suit, et qui est ouverte à tous les mortels. Daigne seulement céder aux prières des Grecs, raffermis le sol chancelant, ne donne pas trop tôt aux Parques l'ordre fatal. Et toi, prophète chéri des Dieux, que ni la main des hommes ni la gloire des Thébains n'ont immolé, [8,330] mais que la nature a reçu dans son sein entr'ouvert, qu'elle a serré dans ses embrassements, comme si elle voulait te déposer par une insigne et juste faveur dans l'antre de Cyrrha, sois favorable à nos voeux; donne-moi de connaître, je t'en conjure, les prières qui te sont agréables; rends-moi propices le ciel et les autels prophétiques, et apprends-moi ce que tu te préparais à découvrir aux peuples. C'est à toi que j'offrirai des sacrifices divinatoires. Interprète de ta divinité, je l'invoquerai, en l'absence de Phébus. Les sanctuaires de Délos et de Cyrrha sont à mes yeux moins puissants, moins véridiques que le lieu où tu t'es dérobé aux regards. »
Ayant ainsi parlé, il plonge vivantes dans la terre des brebis noires et des génisses aux sombres couleurs : [8,340] il les couvre de monceaux de sable, vain tombeau qu'il élève en l'honneur du devin.
Tels étaient les soins qui occupaient
les Grecs; mais déjà, du côté des ennemis, au bruit éclatant du
clairon belliqueux, s'agitent les épées homicides. Du sommet du
Theumèse, la farouche
Tisiphone, secouant sa chevelure, ajoute encore à ce fracas, et, au
bruit de la trompette, qu'elle rend plus aigu, elle mêle ses
horribles sifflements. Ce tumulte inaccoutumé a frappé de stupeur le
Cithéron, riche des dons de Bacchus, et les tours de Thèbes, qui
jadis ont suivi des accords plus mélodieux. Déjà Bellone frappe les
seuils fortifiés, et les portes qu'ébranle sa lance roulent sur
leurs gonds et ouvrent un passage aux Thébains.
[8,350] On se précipite pèle-mêle; les chevaux, les chars jettent le désordre dans les rangs, arrêtent l'élan des guerriers. On dirait que les Grecs sont à leur poursuite, tant les bataillons sont serrés à toutes les portes! Les sept issues sont obstruées. Créon s'élance de la porte Ogygie, qui lui est échue par le sort; Étéocle, de la Néite; Hémon occupe la haute Homoloïde; Hypsée, la Prétidé; le grand Dryas franchit l'Électre; les cohortes d'Eurymédon ébranlent l'Hypsiste, et Ménécée de ses nombreux bataillons encombre la Dircée. Tel le Nil, lorsqu'il s'est nourri des nuées du ciel du midi et a bu à longs traits les neiges fondues de l'Orient, [8,360] partage les trésors de sa source, et, par sept immenses embouchures, porte dans la mer ses ondes orageuses.
A son approche, les Néréïdes fuient au fond des abîmes et craignent de rencontrer la douceur de ses eaux.
Cependant les guerriers de l'Inachus, et surtout les cohortes d'Elée, de Lacédémone et de Pylos, s'avancent tristes et d'un pas tardif; car, privées de leur augure, elles suivent Thiodamas, devenu tout à coup leur chef, et qui n'a point encore gagné leur confiance. Ce ne sont pas tes troupes seules, ô prince des trépieds, qui te regrettent! tu manques à toute l'armée. L'aigrette de Thiodamas ne brille que la septième dans les rangs, et de toutes elle est la moins élevée. [8,370] Ainsi, quand une nuée jalouse a voilé une des étoiles de l'Ourse, le chariot semble mutilé; l'axe du monde, qui a vu s'éteindre un de ses feux, ne brille plus du même éclat, et les matelots comptent avec étonnement le nombre des étoiles.
Mais les combats m'appellent. Viens de nouveau, ô Calliope! donne-moi de nouvelles forces, et qu'Apollon fasse résonner ma lyre de plus mâles accords! Le noir destin avance, au gré des peuples, l'heure fatale. Échappée des ténèbres du Styx, la Mort prend possession du ciel; du haut des airs elle couvre de ses ailes le champ de bataille, et, ouvrant une noire et immense bouche, excite les guerriers. Ce ne sont pas les plus obscurs qu'elle choisit, [8,380] mais ceux qui, plus dignes de la vie, brillent de jeunesse et de courage; elle les marque d'un serpent ensanglanté, et déjà toute la tâche des trois Sœurs s'est partagée entre ces infortunés, et les Furies ont arraché le fil aux mains des Parques.
Debout au milieu de la plaine est le dieu des combats, la lance sèche encore; tantôt il tourne son bouclier contre ceux-ci, tantôt contre ceux-là; il les provoque au combat; il leur fait oublier foyers, épouses, enfants, et bannit de leur coeur l'amour de la patrie et celui de la vie, le dernier qu'on puisse en arracher. Enflammés de colère, ils ont la main sur la garde de leur épée, et sur leur lance prête à frapper. Leur coeur haletant bondit, et bat leur cuirasse. Leurs casques s'agitent sur les cheveux qui se hérissent.
[8,390] Qui s'étonnerait de cette fureur guerrière? Les chevaux eux-mêmes s'enflamment contre l'ennemi, et arrosent la poussière d'une blanche écume. On dirait qu'ils ne font qu'un corps avec leurs maîtres, et qu'ils respirent la fureur des guerriers qui les montent. Ils rongent leur frein, appellent le combat de leurs hennissements, se cabrent, et renversent sur leur croupe les cavaliers.
Les combattants se précipitent, la poussière s'élève sous leurs pas. Ils franchissent un espace égal, et l'intervalle qui les sépare décroît peu à peu. Déjà, bouclier contre bouclier, épée contre épée, ils se menacent; déjà le pied presse le pied et la lance frappe la lance. [8,400] Dans cette lutte corps à corps, les combattants mêlent leurs haleines entrecoupées, les aigrettes se confondent, et brillent sur des casques étrangers. La guerre est encore belle à voir. Les cimiers sont encore debout, les coursiers n'ont pas perdu leurs cavaliers, ni les chars leurs conducteurs. Les armes sont à leur place; les boucliers, les carquois, les ceinturons brillent encore, et l'or n'est pas souillé de sang.
Mais lorsqu'enfin se sont déchaînées la Rage et la Valeur prodigue de la vie, moins épaisse est la neige dont l'Ourse frappe, au coucher des Chevreaux,le Rhodope élevé; moins retentissant le fracas de l'Ausonie ébranlée, [8,410] lorsque Jupiter fait trembler tout le ciel du bruit de son tonnerre; moins rapide la grêle qui bat à coups pressés les Syrtes, lorsque le noir Borée apporte à la Libye les orages de l'Italie. Le jour est obscurci de leurs traits, des nuées de flèches couvrent le ciel; l'air resserré ne suffit plus à leurs javelots. Ceux-ci meurent frappés d'un trait qui part, ceux-là d'un trait qui revient sur lui-même. Les épieux, les lances'se heurtent dans l'air, et amortissent mutuellement leurs coups. Les frondes envoient une pluie sifflante de pierres; les balles de plomb, dans leur vol rapide, et les flèches redoutables, qui portent une double mort, imitent la foudre. Il n'est point sur la terre de place pour les traits, [8,420] qui tous tombent sur les combattants : ceux-ci donnent la mort sans le savoir, ou expirent sous des coups qu'ils n'ont pas prévus. Le hasard a pris la place de la valeur : tantôt la foule recule, tantôt elle avance, et tour à tour perd et gagne du terrain.
Ainsi, lorsque Jupiter irrité a déchaîné les vents et les orages, et livré tour à tour le monde à leurs tourbillons dévastateurs, ceux-ci, comme deux armées ennemies, se choquent entre eux; tantôt l'Auster, tantôt l'Aquilon fougueux triomphe, jusqu'à ce qu'enfin, dans cette lutte tumultueuse, l'un des deux ait vaincu l'autre, et que la pluie inonde la terre ou que la sérénité renaisse.
Au commencement du combat Hypsée, fils d'Asope, repousse les bataillons d'OEbalie, qui, fiers du nom glorieux de leur nation, [8,430] avaient enfoncé, avec leurs pesants boucliers, les troupes eubéennes. Il les rejette en arrière, et tue leur chef Ménalque. Celui-ci, Lacédémonien par le coeur, et digne fils de l'impétueux Eurotas, ne déshonore pas ses aïeux, et, saisissant le javelot au moment où il traversait sa poitrine, afin qu'il n'imprime pas sur son dos une blessure honteuse, il l'arrache de ses os et de ses entrailles, et d'une main mourante le lance tout sanglant à son ennemi. A ses yeux qui s'éteignent se retracent encore les vallons chéris du Taygète, ses combats, et les fouets sanglants auxquels applaudissait sa mère.
Amyntas de Dircée tend son arc contre Phédime, fils d'Iasus. O Parques, que vos coups sont rapides! [8,440] Déjà Phédime est tombé palpitant sur le sol, et l'arc d'Amyntas résonne encore. Agrée de Calydon sépare de l'épaule le bras de Phégée; le bras tombe à terre, mais la main furieuse tient encore le glaive, et l'agite. Acètes, qui la craint encore en la voyant ainsi menaçante au milieu des traits épars, s'avance, et la frappe de son glaive, toute mutilée qu'elle est. Le farouche Athamas, le cruel Hypsée et Phérès font tomber sous leurs coups Iphis, Argus et Abas. Tous trois ont gémi, atteints de blessures différentes; Iphis est frappé à la gorge, Argus au flanc, Abas au front. Iphis était à cheval, Argus à pied; Abas montait un char. Deux jumeaux des bords de l'Inachus frappent de leurs glaives (ô cruelle erreur des combats!) deux autres jumeaux du sang de Cadmus, dont le casque cachait le visage; [8,450] mais, tandis qu'ils dépouillent leurs cadavres, les deux frères aperçoivent leur crime, se regardent consternés, et gémissent de leur erreur. Ion, prétre de Pise, fait tomber de son cheval épouvanté Daphnée, prêtre de Cyrrha. Du haut du ciel Jupiter applaudit l'un, et Apollon plaint l'autre, mais trop tard. De part et d'autre, la fortune illustre deux grands guerriers qui se couvrent du sang de leurs ennemis. Hémon renverse les Grecs, et les chasse avec fureur devant lui. Tydée poursuit les bataillons thébains; c'est Pallas qui remplit l'un de son ardeur, l'autre est dirigé par le dieu de Tirynthe.
[8,460] Tels deux fleuves orageux se précipitent du haut d'une montagne, et tombent à la fois dans la plaine. On croirait qu'ils luttent à qui entraînera les moissons, les arbres, et couvrira les ponts de vagues plus élevées; mais voici qu'une même vallée reçoit et confond leurs ondes; dans leur orgueil ils veulent encore rouler séparément, et refusent de descendre mêlés ensemble dans l'Océan.
Idas d'Oncheste marchait, secouant au milieu des ennemis une torche fumeuse, et portait le désordre dans les bataillons grecs, où il se fraye un passage la flamme à la main. La lance du cruel Tydée l'atteint, et fait voler son casque. [8,470] Il tombe, et de son dos immense couvre la terre; la lance reste enfoncée dans son front, et la torche ardente vient frapper ses tempes. Alors Tydée lui crie : « N'accuse pas les Argiens de cruauté, Thébain! nous t'accordons le bûcher, brûle du feu que tu as allumé! »
Puis, comme une tigresse, alléchée par le sang qu'elle vient de goûter, brûle de se jeter sur tout le troupeau; ainsi Tydée abat d'une pierre Aon, perce de son épée Pholus, Chromis, et de sa lance les deux Hélicaons, qu'une prêtresse de Vénus, Méra, avait mis au monde, malgré la défense de la déesse. Tous deux, hélas! vous êtes la proie du sanguinaire Tydée, quoique maintenant encore votre mère embrasse pour vous les autels insensibles.
[8,480] Non moins impétueux, Hémon, le favori d'Hercule; court cà et là, altéré de sang; il s'élance, armé de son glaive insatiable, aux flots les plus pressés de combattants, renversant tantôt les belliqueux défenseurs de la superbe Calydon, tantôt les bataillons farouches de Pylène, tantôt les fils de la triste Pleuron. Enfin, las de brandir sa lance, il tombe sur Butés d'Olénie, et l'attaque au moment où, tourné vers ses soldats, il s'opposait à leur fuite. C'est un enfant dont le menton est nu, dont le fer n'a jamais touché les cheveux; il ne prévoyait aucun danger, quand la hache thébaine, balancée avec force, frappe son casque; sa tête est partagée, et ses cheveux séparés tombent sur ses épaules. [8,490] La mort le surprend tout à coup, et son âme s'échappe de son sein. Le blond Hypanis, le blond Politès (dont l'un a consacré sa barbe naissante à Phébus, et l'autre sa chevelure à Bacchus; mais ces deux divinités sont sans pitié pour eux), Hypérénore et Damasus tombent à leur tour sous les coups de Tydée. Damasus prenait la fuite lorsqu'il est atteint par la lance ennemie, qui, pénétrant entre les deux épaules, lui traverse la poitrine et enlève son bouclier, qu'elle emporte en sortant, attaché au fer aigu.
Hémon l'Isménien renverserait encore bien des enfants de l'Inachus (car Hercule dirige ses traits et soutient ses forces), [8,500] si Pallas n'eût poussé contre lui le terrible Tydée. Déjà ils sont en présence, protégés par deux divinités rivales; mais le dieu de Tirynthe adresse le premier à Pallas ces paroles pacifiques : « O ma fidèle soeur, quel hasard, au milieu de cette épaisse mêlée, nous expose ainsi l'un à l'autre? Est-ce la superbe Junon qui a machiné cette lutte impie? Elle me verra plutôt braver la foudre de Jupiter avec une sacrilège audace, et faire la guerre à mon père redoutable. Hémon est d'une origine .... ; mais je ne veux point en parler, puisque tu suis un parti contraire. Non, quand même la lance de ton Tydée, que tu protéges, menacerait Hyllus, ou Amphitryon revenu des demeures du Styx, je me souviens, je me souviendrai toujours [8,510] combien de fois cette main divine, cette égide s'est lassée pour moi, lorsqu'asservi à de cruelles épreuves, je parcourais toute la terre : toi-même, hélas ! tu m'aurais accompagné jusqu'au Tartare inaccessible, si les Dieux pouvaient passer l'Achéron. C'est à toi que je dois et la faveur de mon père, et mon retour au ciel. Comment reconnaître tant de bien-faits?
Thèbes, si tu veux la détruire, est tout entière à toi; je te l'abandonne, et je te prie de me pardonner. »
Il dit et se retire. Cet hommage apaise Pallas : son visage, qui brillait d'une fureur guerrière, reprend sa douceur accoutumée, et devant sa poitrine les serpents ne dressent plus leur tète menaçante.
Le Cadméen Hémon sent que le dieu s'est éloigné. [8,520] Il ne brandit plus ses traits avec la même force, et ne reconnaît plus son bras dans les coups qu'il porte. Ses forces, son courage l'abandonnent de plus en plus, et il n'a pas honte de reculer. A cette vue, Tydée fond sur lui, et, balançant un javelot que lui seul peut lancer, il le dirige à l'endroit où l'extrémité du bouclier touche à l'extrémité du casque et laisse voir la gorge; sa main ne s'était point égarée.; la lance portait la mort, mais Pallas s'y oppose : elle permet seulement qu'elle effleure l'épaule gauche du guerrier, et lui fait grâce en faveur de son frère. Hémon cependant n'ose ni tenir ferme, ni s'avancer pour combattre, [8,530] ni soutenir les regards du sanguinaire Tydée; ses forces sont affaiblies, et la confiance n'est plus dans son coeur. Tel un sanglier de Lucanie, frappé au front d'un dard qui, trompant la main du chasseur, n'a point pénétré dans la cervelle, comprime sa fureur et n'ose plus affronter l'arme meurtrière.
Mais voici que le fils impétueux d'Oenée aperçoit un des chefs de la cavalerie thébaine, Prothoüs, dont le bras heureux lance autour de lui des traits toujours sûrs. Il s'indigne à cette vue, et du même javelot perce à la fois le cheval et le cavalier; [8,540] ils tombent et roulent l'un sur l'autre, et, tandis que Prothoüs cherche à ressaisir les rênes échappées de ses mains, le cheval foule et écrase le casque sur le visage du cavalier et le bouclier sur sa poitrine, jusqu'à ce qu'enfin, épuisé, il rejette le frein avec les derniers flots de sang, et retombe la tête appuyée sur celle de son maître. Ainsi un ormeau et la vigne qu'il embrasse tombent ensemble du mont Gaurus; le laboureur déplore cette double perte, mais l'ormeau plus triste encore regrette son double feuillage, et déplore moins la perte de ses rameaux que les raisins qu'en tombant il a écrasés malgré lui.Chorèbe, de l'Hélicon, avait pris les armes contre les Grecs. Il était jadis le compagnon des Muses, et Uranie, initiée aux mystères du Styx, [8,550] lui avait elle-même, après avoir observé les astres, annoncé depuis longtemps la mort qui le menaçait.Mais il n'en brûle pas moins de voler aux armes, pour chanter sans doute les combats et les guerriers; maintenant il est couché sur la poussière, digne lui-même de chants immortels; mais c'est dans un douloureux silence que les Muses ont pleuré sa mort.
Promis, depuis son enfance, à une princesse du sang d'Agénor, à la jeune Ismène, Atys s'avançait dans la mêlée. Quoiqu'il eût Cyrrha pour patrie, ce n'était point pour les Thébains un auxiliaire étranger, car les crimes de cette triste famille n'avaient pu le détourner de s'unir à elle par une alliance. Sa chaste douleur, le deuil immérité de son amante la rendait encore plus chère à son coeur; il était beau lui-même, et la jeune vierge partageait son amour. [8,560] Si la fortune ne s'y fût opposée, un heureux hymen les eût unis; mais la guerre ne permet pas d'en allumer les flambeaux; c'est là ce qui enflamme encore sa haine contre les ennemis : le jeune guerrier s'élance au premier rang, et tantôt à pied il moissonne de son infatigable épée les bataillons de Lerne, tantôt, debout sur son char, les rênes à la main, il les chasse devant lui: on dirait qu'il combat sous les yeux d'Ismène. Sa mère avait revêtu ses épaules et sa blanche poitrine de la pourpre la plus fine; elle avait ciselé en or son collier, ses flèches, son baudrier, ses brassards, afin qu'il parût digne de sa jeune épouse. Son cimier aussi brillait de l'éclat de l'or. Hélas ! confiant dans sa riche armure, il ose provoquer les Grecs au combat. [8,570] D'abord il n'attaque que de faibles ennemis, et, vainqueur sans péril, rapporte à ses compagnons les armes qu'il vient de conquérir: le carnage achevé, il se retire tranquillement au milieu des siens. Tel, dans les forêts d'Hyrcanie, un lion de la mer Caspienne, encore sans défense, dont le cou n'est point encore paré d'une terrible crinière, et qui jusqu'à ce jour ne s'est point souillé d'un noble sang, épie non loin de son antre un faible troupeau, fond sur lui quand le berger s'éloigne, et assouvit sa faim sur une tendre brebis.
Bientôt Atys ose s'attaquer à Tydée lui-même, dont il ne connaît pas la valeur, et qu'il mesure à sa taille seule. Il provoque de son glaive fragile celui qu'on voyait sans cesse, terrible, menacer les uns ou poursuivre les autres. [8,580] Tydée tourne par hasard les yeux vers son faible ennemi, et avec un sourire effrayant : « Je le vois bien, malheureux; tu désires t'illustrer par une belle mort. » Il dit, et, ne jugeant pas ce jeune téméraire digne de son épée ou de sa lance, il ouvre les doigts, et laisse tomber sur lui un javelot sans force; le trait cependant pénètre jusqu'au fond de ses entrailles, comme s'il avait été lancé avec la plus grande vigueur. Le fils d'Oenée passe devant sa victime expirante, et dédaigne sa dépouille : « Non, je ne te l'offrirai pas, ô Mars, dit-il, ni à toi, belliqueuse Pallas! [8,590] je rougirais de la porter. A peine, si Déiphile eût quitté son palais pour m'accompagner dans cette guerre, à peine oserais-je la lui offrir comme un jouet. » Il dit, et son courage l'entraîne à de plus grands exploits. Tel un lion, rassasié de carnage, passe à côté des jeunes taureaux, des tendres génisses, il brûle de se baigner dans le sang d'une plus noble proie; c'est le puissant roi d'un troupeau dont il veut courber le front superbe.
Cependant les cris d'Atys tombé sous le coup mortel ont frappé l'oreille de Ménécée. Il fait avancer ses coursiers, et s'élance de son char rapide.
La jeunesse de Tégée se pressait autour du cadavre, [8,600] et les Thébains n'opposaient aucune résistance : « Honte à vous, race de Cadmus, rejetons dégénérés des fils de la Terre ! Lâches, où fuyez-vous, s'écrie-t-il? Est-ce là la digne sépulture de celui qui versa son sang pour nous, de notre hôte Atys? Il n'était encore que notre hôte, et il s'arma pour la cause d'une jeune fille qui n'était pas encore son épouse; et nous, nous trahissons de si chers engagements! »
A ces mots, les Thébains, ranimés par un juste sentiment de honte, se redressent menaçants ; le souvenir de ceux qui leur sont chers s'est réveillé dans leur coeur. Cependant, retirées au fond de leur palais, les filles innocentes du malheureux Oedipe, ces deux soeurs si différentes de leurs frères, mêlent à leurs entretiens de douloureux gémissements. [8,610] Détournant leur pensée des maux présents, elles remontent à la source même de leurs malheurs; elles se rappellent, l'une l'hymen de leur mère, l'autre Oedipe se privant de la lumière du jour; toutes deux songent à la guerre; une hésitation cruelle suspend leurs prières et leurs voeux; elles tremblent pour les deux adversaires; elles ne savent à qui souhaiter la défaite ou la victoire : mais l'exilé l'emporte au fond de leur coeur.
Ainsi, lorsque les filles ailées de Pandion regagnent leurs asiles fidèles et les retraites d'où les a chassées l'hiver, elles se tiennent au-dessus de leurs nids, elles leur redisent leurs antiques infortunes; [8,620] elles croient parler, tandis qu'elles ne font entendre qu'un murmure triste et entrecoupé; mais leur plainte est aussi expressive que le serait la parole.
Enfin, après bien des larmes et un
long silence, Ismène reprend en ces mots : « Quelle est cette
erreur commune aux mortels et cette vaine croyance que la
douleur veille dans le repos de la nuit, et que, pendant le sommeil,
des fantômes se présentent réellement à nos esprits? Moi qui
n'aurais jamais osé, même dans le calme d'une paix profonde, toucher
en pensée la couche nuptiale; cette nuit, j'en ai honte, ma soeur,
j'ai vu célébrer mon hymen. Le sommeil (d'où vient cette illusion?)
m'a offert l'image d'un époux que je connais à peine. Une seule
fois, dans ce palais, [8,630] je le regardai comme malgré moi,
lorsque, par je ne sais quel accord, on nous fiança l'un à l'autre.
Tout-à-coup il me sembla voir le sacrifice troublé, les feux
s'éteindre, une mère en fureur me poursuivre, en me redemandant Atys
à grands cris. Quel malheur inconnu annoncent ces présages? Je n'ai
rien à craindre cependant, pourvu que notre famille soit à l'abri du
danger, que le soldat dorien s'éloigne, et qu'il nous soit permis de
réconcilier nos frères irrités. »
Tel était leur entretien, lorsque tout à coup le palais, tranquille jusqu'alors, retentit d'un effroyable tumulte. On rapporte le corps d'Atys, arraché avec peine des mains de l'ennemi, et qui, épuisé de sang, conserve encore un reste de vie; sa main est posée sur sa blessure; [8,640] sa tête retombe languissamment hors de son bouclier, et ses cheveux en désordre sont rejetés en arrière.
Jocaste, la première, l'aperçoit, et d'une voix tremblante elle appelle sa chère Ismène; car c'est la seule grâce qu'implore la voix mourante de son gendre, c'est le seul nom qui erre sur ses lèvres glacées. Les femmes jettent des cris de désespoir ; 1a jeune vierge levait les mains pour se meurtrir le visage, mais la sévère pudeur la retient.
Cependant elle est contrainte d'avancer; Jocaste accorde cette dernière faveur au guerrier qui expire; elle lui montre, elle lui présente Ismène.
A ce nom, quatre fois il entr'ouvre ses yeux éteints et soulève sa tête défaillante. [8,650] C'est elle seule qu'il regarde, indifférent à la lumière du ciel, et il ne se rassasie pas de contempler son visage bien-aimé. Comme il n'a pas de mère près de lui, et que son père repose dans la paix du tombeau, c'est à sa fiancée que l'on confie le triste devoir de lui fermer les yeux. Alors enfin, quand elle est sans témoins, elle donne un libre cours à ses tendres gémissements, et baigne de larmes le visage de son amant.
Pendant cette scène de deuil dans les murs de Thèbes, l'ardente Enyo, agitant d'autres serpents et une torche nouvelle, ranime la guerre. On ne pense qu'aux armes, comme si l'on venait de porter les premiers coups et que les épées eussent encore tout leur éclat.
Au-dessus de tous brille le fils d'Oenée, [8,660] bien que Parthénopée lance des flèches sûres de leur coup, qu'Hippomédon broie le visage des mourants sous les pieds de son cheval furieux, et que le javelot de Capanée vole au loin à travers les bataillons thébains, et ne le fasse que trop reconnaître.
Ce jour est celui de Tydée. On fuit à son approche, on tremble au son de sa voix : « Où fuyez vous, s'écrie-t-il? Voici le moment de venger vos compagnons morts, et de me faire payer cette nuit qui vous a été si funeste. C'est moi qui, m'abreuvant de carnage, ai seul arraché la vie à vos cinquante guerriers; réunis un nombre égal, venez encore tous à la fois m'attaquer. Hé quoi! n'ont-ils laissé ni pères ni frères pour les venger? Quel est ce lâche oubli de votre deuil? [8,670] Quelle honte de m'avoir laisse; retourner triomphant à Mycènes. Sont-ce là les défenseurs de Thèbes, les soutiens du roi? Et où est donc ce roi lui-même, ce roi si valeureux? » En même temps il l'aperçoit à l'aile gauche qui exhortait ses troupes, le front resplendissant de l'éclat du diadème. Soudain il fond sur lui, non moins rapide que l'oiseau qui porte la flamme, quand il se précipite sur un cygne au blanc plumage, et qu'il l'enlace tremblant dans l'ombre immense de ses ailes. Le premier il s'écrie: « O le plus juste des rois de l'Aonie, allons-nous combattre au grand jour et montrer enfin nos épées? ou bien aimes-tu mieux attendre la nuit et ces ténèbres où tu te plais? »
[8,680] Étéocle se tait, mais son arc siffle et envoie à Tydée sa réponse. Le héros voit le trait qui le menace, et le détourne au moment où il va l'atteindre. Alors saisissant lui-même un énorme javelot, il le lance avec une vigueur inconnue jusque-là. Le fer homicide allait mettre fin à la guerre; les Dieux protecteurs des Grecs et des Thébains le suivent du regard, mais la cruelle Erinnys ne le permet pas. Elle réserve Étéocle à son frère sacrilége. Le javelot détourné va frapper l'écuyer Phlégyas. Un terrible combat s'engage alors; car plus furieux l'Étolien se précipite l'épée à la main, [8,690] et les bataillons thébains couvrent la retraite de leur roi. Ainsi, dans une nuit noire, quand un loup a saisi un jeune taureau, une troupe nombreuse de bergers s'efforce de lui faire lâcher sa proie; mais furieux il se dresse contre elle, et, sans songer à attaquer ses nouveaux ennemis, c'est contre le taureau, le taureau seul qu'il a d'abord assailli, que se tourne toute sa rage. De même ces bataillons qui s'exposent à ses coups, cette foule vulgaire, Tydée la dédaigne. Son bras se contente de s'y ouvrir un passage. Il perce néanmoins Thoas au visage, la poitrine à Déilochus, au flanc Clonius, aux entrailles le farouche Hippotade. Il renvoie leurs membres à ceux qu'il a frappés, et fait voler dans l'air les casques avec les têtes des guerriers. [8,700] Déjà il s'était fait un rempart de cadavres et de dépouilles; lui seul épuise les efforts de toute l'armée, lui seul est le but que veulent atteindre tous les traits. Les uns effleurent son corps, d'autres tombent sans force, d'autres sont arrachés par Pallas; le plus grand nombre hérisse son bouclier, qui, tout couvert de traits, secoue une forêt de fer. Sur son dos et ses épaules s'affaisse la dépouille du sanglier, cette parure de famille; son cimier a disparu, le Mars qui surmontait son casque est tombé; triste présage pour le héros! L'airain nu serre étroitement ses tempes, [8,710] et de toutes parts des quartiers de roche frappent sa tête et retentissent en roulant sur ses armes. Déjà son casque est ensanglanté, et un noir torrent mêlé de sueur et de sang inonde sa poitrine blessée. Il jette un regard en arrière, et voit ses compagnons qui l'exhortent, et la fidèle Pallas qui s'éloigne en se couvrant les yeux de son bouclier. Elle allait fléchir par ses larmes le puissant Jupiter.
Soudain un javelot fend l'air, apportant avec lui une immense colère et la fortune du combat. On n'aperçoit pas le bras qui l'a lancé; c'était Ménalippe, fils d'Astacus. Il ne se montre pas lui-même, il voudrait se cacher; [8,720] mais les applaudissements des Thébains joyeux le désignent tout tremblant aux regards. Tydée est atteint : en détournant la tète, il avait écarté son bouclier et laissé son flanc à découvert. Aux acclamations des Thébains les Grecs répondent par des cris de douleur. Ils se précipitent au-devantdes coups, et voient le héros qui, furieux, cherche au loin des yeux à travers la foule l'odieux fils d'Astacus. Alors, rassemblant tout ce qui lui reste de force, il lance un trait que lui présente Hopléus, placé près de lui.
Tout son sang jaillit, épuisé par ce dernier effort. Cependant, telle est sa bouillante ardeur, qu'il veut combattre encore. Il demande des javelots; déjà, dans les ombres de la mort, il lutte contre elle; [8,730] ses amis éplorés l'emportent, le déposent au pied de la colline, sur deux boucliers qui soutiennent ses membres défaillants, et lui promettent en pleurant que bientôt il pourra retourner au combat.
Mais le héros s'aperçoit que le ciel se dérobe à ses regards; il sent faiblir son grand coeur, glacé par le froid de la mort; et s'appuyant sur la terre
« Ayez pitié de moi, ô Grecs ! s'écrie-t-il. Je ne demande pas que mes os soient reportés à Argos ou dans mes pénates d'Étolie; je me soucie peu de mes funérailles : je hais ces membres, ce corps fragile qui a trahi mon courage; mais la tête, la tête de mon ennemi ! [8,740] Oh si quelqu'un m'apportait ta tête, Ménalippe! car tu roules dans la poussière, je n'en doute pas; le dernier effort de mon bras ne m'aura pas trompé. Va, je t'en conjure, si le sang d'Atrée a jamais coulé dans tes veines, Hippomédon, va, jeune Arcadien, illustré par tes premiers combats, et toi Capanée, le plus brave de l'armée des Grecs!»
Tous sont émus; mais Capanée s'élance le premier, le premier il trouve le fils d'Astacus, couché sur la poussière. Il le relève respirant encore, et l'emporte sur son épaule gauche, que rougit de sang la blessure rouverte à chaque secousse.
Tel le dieu de Tirynthe revint de l'antre d'Arcadie, [8,750] emportant, aux acclamations des Argiens, le sanglier qu'il avait pris.
Tydée se dresse, et son regard vole au-devant de son ennemi; il voit avec des transports de joie et de fureur cette bouche qui râle, ces yeux qui se ferment, et il se reconnaît dans ce guerrier expirant.Il ordonne qu'on tranche cette tête et qu'on la lui apporte; il la prend de la main gauche, et contemple avec une joie féroce ces yeux hagards, que la mort n'a pas encore rendus immobiles.
Le malheureux était satisfait;
l'implacable Tisiphone exige davantage. Déjà Pallas revenait sans
avoir pu fléchir son père, mais apportant au héros les honneurs de
l'immortalité. [8,760] Elle le voit tout couvert du sang de cette
tête coupée, et souillant ses lèvres d'un sang tiède encore. Ses
compagnons ne peuvent lui arracher sa proie. A cette vue la terrible
Gorgone hérisse sa chevelure, ses serpents se dressent, et voilent
le visage de la déesse. Elle fuit en détournant les yeux de ce
spectacle, et ne rentre dans l'Olympe qu'après avoir purifié ses
regards au feu d'une lampe mystérieuse et dans les flots limpides de
l'Ilissus.