Stace

STACE

THEBAÏDE.

LIVRE IV

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

Livre III - Livre V

 

 

STACE

LIVRE QUATRIÈME.

[4,1] Pour la troisième fois Phébus au souffle des Zéphirs avait fondu les frimas de l'hiver, et forçait le jour à entrer dans la voie plus large qu'il parcourt au printemps, quand la prudence d'Adraste fut brisée par l'impulsion des destins, et la lice des combats enfin ouverte aux malheureux Argiens. La première, du sommet du Larisse, Bellone secoue d'une main une torche étincelante, et de l'autre lance un énorme javelot, qui fend l'air en sifflant, et s'arrête sur la cime du mont qui fait face à Dircé. Bientôt elle entre dans le camp, se mêle aux guerriers que couvrent de brillantes armures d'acier et d'or, [4,10] et frémit comme un escadron ; elle distribue des épées, elle excite les chevaux du geste, elle appelle aux portes; ses ordres, les braves les devancent, et les lâches même sentent en eux une valeur d'un moment.

Le jour fixé est arrivé; il tombe, en l'honneur de Jupiter et de Mars, d'innombrables victimes ; à l'aspect des entrailles, où rien de favorable ne se montre, le prêtre pâlit, et toutefois, devant ces hommes armés, feint d'espérer.

Déjà, autour de leurs parents, enfants, jeunes filles, vieillards, se pressent, se confondent, et de leur foule obstruent les dernières issues du camp. Nulle mesure dans les larmes; elles pleuvent des boucliers et des panaches des guerriers dans leurs tristes adieux, [4,20] et à chaque armure est suspendue tout entière une famille éplorée; on fait passer avec amour des baisers à travers les ouvertures des visières baissées, et pencher dans ces embrassements les farouches cimiers. Ceux à qui naguère et les armes et la mort elle-même semblaient douces, gémissent; la colère se calme et chancelle au milieu des sanglots.

Ainsi des hommes qui vont s'embarquer pour un lointain voyage, quand déjà les vents gonflent la voile, quand l'ancre sort du fond déchiré des mers, pressent longtemps une main amie; ils enlacent leurs bras, ils serrent les uns contre les autres leurs yeux baignés de pleurs; tout les trouble, ici des baisers, là la sombre immensité des flots; enfin ils se quittent.

Ceux qui restent se tiennent debout sur un rocher; [4,30] ces voiles qui fuient, il leur est doux de les suivre du regard, et ils se plaignent en voyant redoubler les vents qui soufflent du rivage; ils demeurent cependant, et ce navire chéri, du haut du roc, ils le saluent.

A moi maintenant, toi d'abord, antique Renommée, pour qui l'univers n'a point de mystères, toi, dont la fonction est de conserver la mémoire des guerriers et d'éterniser leur vie; révèle-moi mes héros! Et toi, ô reine du bois harmonieux des Muses, Calliope, prends ta lyre, et chante les bras, les armes qu'a mis en mouvement le dieu de la guerre, les villes qu'il a dépeuplées. Jamais poète n'a puisé à la source sacrée une plus sublime inspiration.Roi triste, courbé sous le poids des soucis, et proche déjà du déclin des ans, [4,40] au milieu des acclamations s'avance presque malgré lui Adraste, ceint pour toute arme d'un glaive; des officiers portent son armure à sa suite; à la porte du camp son écuyer pare ses coursiers rapides, et déjà contre le joug lutte Arion.

Pour lui Larisse arme ses guerriers, pour lui arment les leurs et la haute Prosymne, dont les taureaux surpassent ceux de Midée, et Phyllos féconde en troupeaux, et Néris qu'épouvante en sa longue vallée l'écumant Charadrus, et Thyré qui boira un jour du sang lacédémonien. A Adraste se joignent les rois qui se vantent de partager son origine, [4,50] ceux qui cultivent les rochers de Drépane et les plaines fertiles en oliviers de Sicyone, ou les lieux qu'arrose la Langie de ses eaux dormantes et muettes, et que resserre des anfractuosités de ses rives le sinueux Élissus. Ce fleuve est tristement célèbre : les Euménides, dit-on, se baignaient dans ses sombres eaux ; elles aimaient à y plonger, sans que le Phlégéthon les regrettât, leurs têtes et leurs cérastes haletants, soit qu'elles vinssent de bouleverser les demeures des Thraces, ou le palais impie de Mycènes, ou le foyer de Cadmus : le fleuve fuyait devant ces nageuses, et se souillait d'innombrables poisons.

Près d'eux marche Éphyre, consolée des malheurs d'Ino, [4,60] et les guerriers de Cenchrée, voisine de cette fontaine amie des poètes, que fit jaillir, en frappant du pied la terre, le cheval né de la Gorgone, et située en face des flots, à l'endroit où l'isthme repousse les efforts de deux mers.

Cette troupe, forte de trois mille hommes, suit Adraste en bondissant de joie : les uns portent à la main des javelots, d'autres des épieux longtemps durcis au feu, car ces gens armés n'ont pas tous les mêmes moeurs, ni le même sang; d'autres sont habiles à manier la fronde, à lui faire décrire des cercles dans l'air. Adraste marche à leur tête, doublement vénérable par ses années et par son sceptre.

Tel, à travers les pâturages où il règne depuis longtemps, se promène, tête haute, un taureau; [4,70] déjà la peau de son cou est flasque, ses épaules sont moins pleines; il est roi cependant, et les jeunes taureaux n'osent le provoquer, car ils voient ses cornes tronquées par de nombreuses blessures , et sa poitrine couverte de larges cicatrices.

Après le vieil Adraste viennent les étendards de son gendre thébain, pour qui cette guerre se fait, pour qui brûle la colère de toute cette armée; à lui se sont joints aussi des volontaires de sa patrie, attirés, les uns par cette pitié qu'inspire un exilé, par cette fidélité que le malheur accroît, d'autres par l'envie de changer de maître, un grand nombre par la justice de sa cause.

[4,80] Son beau-père lui avait donné à gouverner Égion, Arène, et la riche Trézène, où naquit Thésée, afin qu'il pût marcher avec honneur, entouré de nombreux soldats, et oublier le rang qu'il avait perdu dans sa patrie.

Le héros porte les mêmes vêtements, les mêmes armes qu'il portait, hôte prédestiné d'Adraste, dans cette nuit de tempête. La peau du lion de Theumèse couvre son dos; des javelots au double fer étincellent dans sa main; à son flanc est suspendue une redoutable épée, que surmonte la figure ciselée d'un Sphinx. Déjà son trône, déjà les embrassements de sa mère et de ses fidèles soeurs sont à lui par le désir et par l'espoir.

[4,90] Cependant, au haut d'une tour, Argie éperdue se penche en dehors de toute la longueur de son corps; il se retourne, il la voit; l'épouse ramène à elle l'âme et les yeux de son époux , et chasse de son coeur sa Thèbes bien-aimée.

Au milieu de l'armée s'avance, à la tête des soldats de sa nation, le foudroyant Tydée, joyeux déjà et le corps sans blessure; car la trompette a retenti. Ainsi, du sein de la terre, un serpent, aux doux rayons du soleil du printemps, s'élance, rajeuni, dépouillé d'une enveloppe vieillie, et verdit, menaçant, à travers les herbes riantes malheur au laboureur qui le rencontrerait béant dans le gazon, [4,100] et épuiserait son premier venin!

Les plus vaillants guerriers des villes d'Italie étaient venus se joindre à lui aux premiers bruitsde guerre, bruits dont s'émurent et la pierreuse Pylène, et Pleuron que regrettèrent, changées en oiseaux, les soeurs de Méléagre, et l'escarpée Calydon , et Olenos qui dispute au mont Ida la gloire d'avoir nourri Jupiter, et Chalcis, port hospitalier de la mer d'Ionie, et ce fleuve dont Hercule, dans sa lutte avec lui, déshonora la face; à peine encore ose-t-il lever son front mutilé au-dessus des eaux, et, cachant sa tête dans son antre verdâtre, il pleure : ses rives altérées sont souillées de poussière.

[4,110] Tous ont la poitrine défendue par un tissu de mailles d'acier; de redoutables javelots arment leurs mains; le dieu de leur patrie, Mars, se dresse au cimier de leurs casques. De toutes parts cette jeunesse d'élite entoure le magnanime fils d'OEnée, joyeux de marcher au combat, et paré d'illustres cicatrices; il n'est ni moins menaçant, ni moins furieux que Polynice, et l'on ne saurait dire pour lequel des deux cette guerre se fait.

Mais plus forte et différemment armée vient ensuite une nouvelle troupe de Grecs, ceux qui sillonnent de nombreuses charrues tes rives, ô Lyrcius ! les tiennes aussi, roi des fleuves d'Achaïe, Inachus (nul autre en effet n'a un cours plus impétueux que le sien, quand il sort de la terre de Persée et qu'il écume, [4,120] gonflé par les eaux que versent le Taureau et les Pléiades, par les pluies qui tombent du sein de son gendre Jupiter) ; ceux des villes qu'entoure le rapide Astérion, et l'Erasin qui roule dans ses ondes les moissons des Dryopes; ceux qui cultivent les campagnes d'Épidaure et les collines visitées par Bacchus, mais que la déesse d'Enna, Cérès, néglige : l'inaccessible Dymé avait envoyé aussi ses guerriers, et Pylos ses bataillons serrés, Pylos, où régnait Nélée, Pylos encore inconnue. Nestor était dans toute la force de la jeunesse, et cependant il refusa de se joindre à cette armée, qu'il prévoyait vouée à la mort.

Celui qui les guide et leur apprend à aimer la gloire, c'est le fier Hippomédon; sur sa tête tremble un casque d'airain, [4,130] surmonté d'un triple panache blanc; tout son flanc est pressé par un corselet de fer; un large et étincelant bouclier couvre ses épaules et sa poitrine, et reproduit, habilement ciselée dans l'or, la nuit de Danaüs : le noir flambeau des Furies éclaire les cinquante lits coupables; le père lui-même, debout sur le seuil ensanglanté, loue le forfait de ses filles, et passe en revue leurs glaives.

Il descend de la citadelle d'Argos; le cheval de Némée qu'il monte s'effraie à la vue des armes, s'emporte, vole, remplit les campagnes de son ombre immense, et soulève des tourbillons de poussière. Ainsi, de ses épaules et de ses deux poitrines brisant les arbres des forêts, [4,140] le centaure Hylée s'élance de son antre; l'Ossa tremble sous sa course; les troupeaux, les bêtes sauvages se couchent de frayeur; ses frères eux-mêmes frissonnent, jusqu'à ce qu'enfin d'un vaste bond il se précipite clans les eaux du Pénée, et de son corps fait au fleuve un obstacle insurmontable.

Qui pourra jamais dire le nombre des guerriers, le nom des nations et leur force, s'il n'a que la voix d'un mortel? Le dieu de Tirynthe appelle aux armes son antique cité; elle n'a pas cessé de produire des héros, ni dégénéré de la renommée de son grand nourrisson ; mais sa fortune est déchue, [4,150] elle n'a pas la puissance de la richesse; les rares habitants de ses campagnes désertes montrent à l'étranger ses remparts bâtis par les Cyclopes. Elle envoie cependant trois cents jeunes hommes que leur valeur multiplie dans les combats, et qui n'ont ni javelots ni épées , ces armes au farouche éclat: leur tête et leurs épaules sont couvertes de la dépouille dorée des lions, marque distinctive de leur race; leurs mains sont armées de massues (le pin, et dans leurs carquois pleins se pressent d'innombrables flèches. Ils chantent l'hymne d'Hercule, et la terre dépeuplée de monstres; du sommet touffu de l'OEta, le dieu entend leurs chants lointains. Ils ont pour compagnons les enfants de Némée, [4,160] et ce que peuvent rassembler de soldats les vignobles sacrés du Cléonéen Molorchus. Sa cabane est illustre; sur ses portes de saule sont représentées les armes du dieu qui y reçut l'hospitalité, et, dans un petit champ, on montre un chêne où Hercule appuya sa massue et son arc détendu, et près duquel la terre garde encore l'empreinte de son coude.

Marchant à pied , et dépassant de la tête toute l'armée, Capanée balance un pesant bouclier, formé de quatre peaux arrachées à des taureaux indomptés, et revêtues de massives lames d'airain : du fond de ce bouclier se détache, trois fois repliée sur elle-même, une hydre récemment tuée; de ses têtes, les unes vivent encore, [4,170] et, ciselées en argent, étincellent; les autres sont détruites par l'industrie d'Hercule, et flamboient, en mourant, de tout l'éclat de l'or; tout autour s'étendent les eaux dormantes du marais de Lerne, figurées par une sombre zone de fer. Quant à ses vastes flancs, quant à sa large poitrine, une cuirasse les protège, une cuirasse tissue d'innombrables mailles d'acier, horrible ouvrage, qui n'est pas celui d'une mère; sur le brillant cimier de son casque s'avance en saillie un géant, et, seul entre tous, il porte en guise de javelot un cyprès dépouillé de ses branches, et surmonté d'un fer aigu.

A ses ordres obéissent les peuples que nourrit la fertile Amphigénie, ceux des plaines de
Messénie et des montagnes d'Ithome, [4,180] ceux de Thrion, ceux d'Épy, bâtie au sommet d'un rocher, ceux d'Hélos et de Ptéléon, ceux enfin de Dorion, si funeste au Gète Thamyris : ce poète, pour s'être cru capable de vaincre par son chant les doctes soeurs, condamné au silence de la voix et de la lyre (qui oserait se mesurer avec les Dieux?), se tut pour jamais, insensé qui ignorait la lutte de Phébus et de Marsyas, et la mort sanglante du Satyre de Célènes!

Bientôt l'âme même du divin augure, assiégée de toutes parts, fléchit; certes il voit d'effroyables signes de malheur, mais Atropos, malgré lui, lui met les armes à la main, [4,190] et étouffe le dieu dans son coeur : il y a là aussi un piège de son épouse, et dans sa demeure brille déjà l'or de ce collier qui n'y devait jamais entrer; cet or, les destins avaient annoncé qu'il serait fatal au devin d'Argus; il le savait; mais sa perfide épouse eût échangé contre ce présent la vie de son mari, car elle convoitait les dépouilles d'Argie, sa maîtresse, et voulait la surpasser en lui enlevant sa parure.

Argie, elle, voyant les rois irrésolus et peu portés à faire la guerre, si Amphiaraüs ne la faisait pas avec eux, vient d'elle-même sur les genoux de son cher Polynice déposer sans regret, sans tristesse; cet exécrable collier, et lui parle ainsi: [4,200] « Ce n'est pas pour moi le temps des brillantes parures; et, ce qui peut relever ma beauté, qu'en ferais-je, malheureuse et sans toi? Il me suffira d'oublier un instant parmi mes compagnes mes douloureuses anxiétés, et de traîner aux pieds des autels ma chevelure en désordre. Hé, quoi ! grands Dieux, quand tu seras enfermé dans un casque menaçant, dans une armure retentissante, moi je porterais le riche présent nuptial d'Harmonia ? Quelque dieu peut-être me fera un don plus beau, et je l'emporterai par ma parure sur toutes les femmes d'Argos, lorsque, épouse d'un roi, lorsque, heureuse de te revoir, je devrai remplir les temples de chœurs votifs : maintenant qu'elle porte mon collier, [4,210] cette femme qui le désire, et qui peut être joyeuse quand son mari combat ».

C'est ainsi que l'or fatal pénétra dans la demeure d'Ériphyle, et y jeta le germe d'abominables crimes : Tisiphone rit d'un rire affreux en songeant à l'avenir.

Amphiaraüs, monté sur un char traîné par des chevaux lacédémoniens qu'avait eus par une mésalliance Cyllare, à l'insu de Castor, son maître, ébranle la terre; prêtre d'Apollon, il porte les bandelettes, insignes de sa dignité; son casque est ceint d'un rameau d'olivier, et un voileblanc s'entrelace à son aigrette rouge.Il tient en méme temps ses armes et les rênes de ses chevaux.

[4,220] De chaque côté de lui marchent, formés à la manière des Spartiates, des bataillons armés de javelots, toute une forêt de traits qui tremblent, agités par la course de son char; de loin on le voit encore, appuyé sur sa lance terrible, se dresser au-dessus de tous les siens; et sur son bouclier Python vaincu étincelle.

Les guerriers qui accompagnent son char sont ceux d'Amyclée, chérie d'Apollon, ceux de Pylos, ceux de Malée, qu'évitent les navires craintifs ; ceux de Carye, qui savent répondre par des danses aux danses de Diane; ceux de Pharis et de Messé, cette mère des oiseaux consacrés à Vénus, la phalange du Taygète et les durs soldats de l'Eurotas, dont les rives sont couvertes d'oliviers ; Mercure lui-même les élève au milieu de la poussière de l'arène, et l'art de ces luttes où les corps sont nus, il le leur inspire avec l'ardeur qui les fait aimer; [4,230] de là la vigueur de leurs âmes, et ce désir sacré d'une mort glorieuse. Les parents sont heureux du sort de leurs fils, et les encouragent à mourir; la foule entière pleure le trépas d'un jeune athlète ; sa mère en jouit, s'il est mort couronné.

D'une main ils tiennent la bride de leurs chevaux, et de l'autre deux javelots noués par une courroie; nues sont leurs épaules, d'où pend un grossier manteau, et leur casque a pour panache les plumes de l'oiseau de Léda.

Ce ne sont pas ceux-là seulement, Amphiaraüs, qui suivent tes étendards; tes bataillons s'augmentent des peuples d'Élis, cette ville inclinée au penchant d'une colline, et de Pise, bâtie dans une profonde vallée; Pise, dont les habitants se baignent dans tes eaux dorées,ô Alphée, [4,240] qui abordes en étranger aux rivages de Sicile, sans que jamais, dans un si long trajet, tu mêles tes flots aux flots des mers. Ces peuples fatiguent par d'innombrables chariots le sol friable de leurs campagnes, et domptent des chevaux pour la guerre, talent glorieux dont l'origine ne l'est pas, puisqu'elle remonte au char brisé d'OEnomaiis; le frein de leurs coursiers s'emplit d'écume et grince sous leurs morsures, et une pluie blanche comme la neige arrose l'arène que leurs pieds creusent.

Et toi aussi, à la tête des guerriers arcadiens, mais à l'insu de ta mère, jeune imprudent qu'entraînent les charmes nouveaux de la gloire, ô Parthénopée, tu t'élances! Quand tu partis, ta mère, farouche et menaçante, ta mère, qui n'eût jamais permis à un si jeune homme de la quitter, ta mère, l'arc à la main, dépeuplait de bêtes féroces les forêts les plus reculées [4,250] et les pentes du froid Lycée. Nul de ceux qui allaient à ces luttes funestes n'avait un aussi beau visage, nul n'avait un corps aussi beau. La valeur non plus ne lui manque pas : vienne seulement l'âge de la force! Quels dieux des bois, quelles divinités des fleuves, quelles nymphes des prairies n'a-t-il pas enflammés d'amour? Diane elle-même, quand elle le vit enfant, sous les ombrages du mont Ménale, presser le gazon d'un pied encore chancelant, pardonna, dit-on, à sa compagne Atalante, et de ses propres mains attacha à son épaule un carquois d'Amyclée, rempli de flèches crétoises.

[4,260] Il bondit, bouillant d'audace et d'ardeur guerrière; il brûle d'un unique désir, entendre le bruit des armes et des trompettes, souiller de la poussière des combats sa blonde chevelure, revenir sur un cheval pris à l'ennemi. La chasse l'ennuie; et cette gloire coupable de verser le sang humain, il a honte que ses flèches l'ignorent.

Brillant d'or, brillant de pourpre, il surpasse en éclat tous les autres : sa robe est flottante, et une agrafe ibérienne en réunit les plis; sur son bouclier, vierge encore, sont peints les combats de sa mère contre le sanglier de Calydon; dans sa main gauche sonne un arc terrible; sur son dos , qu'il hérisse de plumes, bat un carquois rempli de flèches de Cydon, [4,270] et orné à la fois de la pâleur de l'ambre et de l'éclat du jaspe oriental. Son cheval, habitué à devancer à la course les cerfs timides, son cheval, que couvrent deux peaux de lynx, et qui s'étonne de la pesanteur inaccoutumée des armes de son maître, il le guide d'un air fier, le visage coloré d'une douce rougeur, et les joues embellies de toute la fraîcheur de la première jeunesse.

Les Arcadiens le suivent, ces peuples antiques, antérieurs aux astres et à la lune, et d'une fidélité éprouvée. Ils naquirent, suivant la renommée, des durs troncs des arbres, dans ce temps où la terre sentit avec étonnement les premiers pas de l'homme; il n'y avait encore ni champs cultivés, ni maisons, ni villes, ni mariages réglés; les chênes, les lauriers supportaient [4,280] de pénibles enfantements; le frêne au vaste ombrage créait des populations entières, et des flancs de l'orme l'enfant s'échappait comme un vert rameau. Ces premiers hommes, dit-on, voyaient avec terreur les alternatives de la lumière et des ténèbres, et poursuivaient au loin le soleil couchant, n'espérant plus le voir revenir.

Le haut Ménale se dépeuple, la forêt de Parthénie est désertée, des combattants en foule sortent de Rhipé, de Stratie, d'Énispé, que tourmentent les vents. On y voit Tégée, Cyllène, heureuse d'avoir donné naissance à un dieu ailé; Aléa, dont les bois renferment un temple de Minerve; puis le rapide Cliton, le Ladon, qui fut presque ton beau-père, fier vainqueur de Python; [4,290] le mont Lampie, au sommet éclatant de la blancheur des neiges; et le lac Phénée, qui fournit, croit-on, les eaux du Styx au sombre dieu des enfers. On y voit encore le mont Azan, dont les hurlements rivalisent avec ceux de l'Ida, les guerriers de Parrhasie, ceux des plaines de Nonacrie, où vous vîtes, Amours, avec un malin sourire, le dieu du tonnerre armé d'un carquois; puis Orchomène, riche en troupeaux, et Cynosure, riche en bêtes fauves. La même ardeur dépeuple les champs d'Éphitie, et la haute Psophis, et les montagnes illustrées par les travaux d'Hercule, et l'Érymanthe, père de tant de monstres, et le Stymphale, qui retentit encore du bruit des cymbales d'airain. Tous ces guerriers sont Arcadiens, ils ont tous la même origine, mais ils diffèrent par le costume : [4,300] les uns, pour aller au combat, recourbent à l'extrémité les myrtes chers à Vénus, et se font une arme d'une houlette de pasteur; d'autres portent des arcs, d'autres ont pour traits des épieux ; celui-ci couvre sa chevelure d'un casque, celui-là n'a pas quitté le bonnet de peau, coiffure de son pays; cet autre enfin hérisse son front de la gueule ouverte d'une ourse de Lycaonie.

Dans cette foule armée, parmi ces coeurs dévoués à Mars, il n'y eut pas un seul soldat de Mycènes, si voisine d'Argos. Cette ville voyait alors un horrible festin, et le soleil retournant sur ses pas au milieu de sa course; dans Mycènes aussi, une autre lutte entre d'autres frères suscitait le trouble et les combats. Bientôt un bruit vient jusqu'aux oreilles d'Atalante, [4,310] que son fils prend un commandement dans cette guerre et y entraîne avec lui toute l'Arcadie : ses pieds tremblent, ses traits lui échappent des mains; elle fuit, plus rapide que l'aile des vents, à travers les forêts, et les rochers, et les fleuves qui coulent à pleins bords, telle qu'elle est, la robe retroussée, ses blonds cheveux épars et flottants : ainsi une tigresse, à qui on a enlevé ses petits, furieuse, suit les traces du ravisseur qu'emporte son cheval.

Elle s'élance, elle se dresse en face des coursiers de Parthénopée, qui pâlit et baisse les yeux : « D'où te vient cette rage guerrière, ô mon fils? D'où cette excessive valeur dans un coeur si jeune? [4,320] Toi, guider des soldats aux combats? toi, supporter les travaux de Mars et te jeter au milieu des bataillons armés? Du moins plût aux Dieux que tu en eusses la force ! Naguère, toute pâle de frayeur, je t'ai vu, l'épée à la main, serrer de près un sanglier retourné contre toi; tes genoux fléchissaient, tu étais plié en arrière, tu allais tomber; et si, bandant mon arc, je n'eusse lancé des flèches ... Maintenant que vas-tu faire à la guerre? Mes traits ne pourront t'y défendre, ni mon are, ni ce cheval à la robe tachetée de noir, à qui tu te confies; et c'est toi qui recherches les luttes héroïques, toi , enfant, à peine mûr pour la couche des Dryades, pour une lutte amoureuse avec les nymphes de l'Érymanthe!

[4,330] Les présages sont vrais : je ne m'étonne plus si j'ai senti naguère trembler le temple de Diane, si la déesse a semblé me regarder d'un oeil moins favorable, si les dépouilles des bêtes sauvages sont tombées d'elles-mêmes des voûtes sacrées : depuis ce jour mon arc est sans ressort, mes mains sans adresse, et mes coups incertains. Attends que ta beauté soit devenue plus mâle, que l'âge ait fortifié ton corps, que, tes joues rosées soient ombragées, que ton visage ressemble moins au mien; alors ces combats, ces armes que tu désires si ardemment, je te les donnerai moi-même, et tu ne sers plus arrêté par les larmes de ta mère. Mais en ce moment rapporte-les, ces armes, à mon palais: et vous, le laisserez-vous partir, Arcadiens? ...

[4,340] Oh! vous êtes bien les fils des rochers et des chênes »! Elle veut poursuivre: pressés autour d'elle, son fils et les chefs de l'armée la consolent, calment ses craintes, et déjà retentit l'affreux signal de la trompette : elle ne peut laisser son fils se détacher de ses tendres embrassements, et le recommande mille fois au chef de tous, à Adraste.

D'un autre côté le peuple martial de Cadmus, triste des fureurs de son roi, mais non épouvanté, des bruits de guerre (il s'était répandu qu'Argos s'avançait avec toutes les forces de la Grèce), plus lentement, parce qu'il était honteux de son chef et de sa cause, se préparait à la lutte, mais s'y préparait toutefois : [4,350] nulle ardeur à tirer l'épée, nul plaisir à se charger du bouclier paternel, ni à parer le coursier aux pieds ailés, ces joies de la guerre; abattus, tremblants, sans énergie, sans colère, ils s'engagent à servir; l'un gémit sur le déplorable sort de son père chéri, l'autre sur sa jeune et tendre épouse, sur les malheureux enfants qui ont crû clans ses bras. Nul d'entre eux n'est échauffé par le souffle de Mars; les remparts mêmes de Thèbes sont rongés par la vétusté, les grandes tours d'Amphion ouvrent leur flanc épuisé par l'âge; et ces murs qu'une lyre divine a élevés jusqu'au ciel, un travail muet et sans gloire les raffermit.

[4,360] Cependant une rage vengeresse inspire les villes de Béotie, et. c'est bien moins pour soutenir un roi injuste que par attachement pour une nation alliée qu'elles courent aux armes.Étéocle, lui, est comme un loup qui vient de forcer un gras troupeau. La poitrine chargée d'un sang noir et caillé, la gueule hérissée, béante, et souillée de lambeaux de laine ensanglantée, il sort de la bergerie , roulant çà et là ses yeux troublés, pour voir si les farouches bergers, instruits de leur perte, ne le poursuivent pas; et il fuit avec la conscience de son audace.La renommée, cette cause de tant de troubles, répand à chaque instant de nouvelles terreurs.

[4,370] Celui-ci a vu sur les rives de l'Asope errer isolés des cavaliers de Lerne; celui-là raconte que le Cithéron, théâtre des orgies, cet autre que le Theumèse, sont occupés par l'ennemi, et l'on prétend avoir aperçu dans les ombres de la nuit briller les feux d'un camp du côté de Platée. Les Dieux de Thèbes ont sué, l'eau de Dircé s'est teinte de sang, des monstres sont nés, et de nouveau le Sphinx a parlé du haut de son rocher. Que n'a-t-on pas appris? que n'a-t-on pas vu? que ne se croit-on pas permis de dire?

Une nouvelle crainte vient s'ajouter à tant d'anxiétés : soudain s'élançant, cheveux épars, la reine du choeur des bacchantes accourt dans la plaine [4,380] du sommet du mont Ogygie; sombre, et l'oeil enflammé, elle brandit de tous côtés sa torche renversée, puis, furieuse, remplit la ville alarmée de ses cris d'épouvante :«Tout-puissant dieu de Nysa, dont cette race qui t'a vu naître a depuis longtemps perdu l'amour, maintenant, sous l'Ourse hérissée de frimas, tu frappes à coups pressés le belliqueux Ismare du bout de ton thyrse d'acier; tu ordonnes à une forêt de pampre d'enlacer Lycurgue; ou, vers le Gange orgueilleux, vers les bornes les plus reculées de la mer Érythrée, vers les contrées de l'aurore, superbe et triomphant, tu exerces ta fureur, ou des sources de l'Hermus tu sors tout couvert d'or.

[4,390] Et nous tes enfants, nous qui déposons les armes de nos pères pour célébrer tes fêtes, la guerre, les larmes, la crainte, le crime de deux frères, le fardeau d'un trône usurpé, voilà tout ce que tu nous laisses! Au delà des glaces éternelles, ô Bacchus, au delà du Caucase, où retentissent les cris et les armes des Amazones, emporte-moi, mais ne me force pas à révéler les forfaits monstrueux de nos chefs et l'impiété de notre race !

Tu me presses ... Bacchus, ce n'est pas cette fureur que je t'ai vouée! ... Je vois fondre l'un sur l'autre deux taureaux semblables; en tous deux même beauté, même sang; leurs fronts s'entreheurtent, leurs cornes s'entrelacent, [4,400] et dans leur colère féroce ils se donnent réciproquement la mort. Cède, tu es le plus injuste, cède, tu es le plus coupable, toi qui veux posséder seul les pâturages de tes ancêtres et cette montagne qui vous est commune! Ah! misérables, dans cette lutte vous versez tant de sang, et vos forêts , un autre s'en empare ». Elle dit, et son visage se glace, et Bacchus, se retirant d'elle, la laisse calme et muette.

Mais, effrayé du prodige et livré à mille vagues terreurs; le roi a recours au vieux devin Tirésias, cet aveugle si clairvoyant, et, suivant la coutume de ceux qui redoutent des malheurs incertains, le consulte sur ses inquiétudes.

Le vieillard répond que ni le sang abondamment versé des taureaux, [4,410] ni l'aile rapide des oiseaux, ni les entrailles d'où s'exhale la vérité, ni l'équivoque trépied, ni les harmonieuses évolutions des astres, ni la fumée de l'encens qui voltige au-dessus des autels, ne révèlent aussi clairement la volonté des Dieux que les mânes arrachés des sombres royaumes de la mort et les eaux sacrées du Léthé; puis il fait plonger le roi dans les eaux de l'Ismène, à l'endroit où elles se mêlent aux flots de la mer, accomplit devant lui les préparatifs de l'évocation, et tout alentour, avec les entrailles hachées des brebis, les parfums du soufre, des herbes fraiches, murmurant de mystérieuses formules, il purifie l'air.

Il est une forêt antique, robuste encore, bien que courbée par le temps, [4,420] que jamais le fer n'a mutilée, où jamais le soleil n'a pénétré; les tempêtes ne l'ébranlent point, et contre elle sont également impuissants et le Notus, et Borée qui s'élance des régions de l'Ourse. En dessous règne un calme lourd, une horreur morne et silencieuse qu'entretient, non pas le jour, mais sa pâle et douteuse image. Cette obscure forêt a sa divinité; la fille de Latone l'habite; cèdres et chênes portent empreinte sa figure, que voilent les ténèbres sacrées du lieu. On entend, la nuit, sans les voir; siffler ses flèches et aboyer ses chiens, dès qu'elle s'est échappée de l'empire de son oncle, [4,430] et a repris la forme plus douce de Diane. Mais lorsque les montagnes l'ont fatiguée, et que le soleil, au plus haut de son cours, l'invite au doux sommeil, elle plante ses traits autour d'elle, et, la tête appuyée sur son carquois, elle repose.

En dehors s'étend une plaine immense, terre de Mars, fécondée par Cadmus. Il eut un rude courage celui qui le premier, depuis ces luttes entre frères, depuis qu'on eut ouvert ces coupables sillons, osa enfoncer la charrue dans ce sol, arracher le gazon de ces plaines engraissées de sang. Elle laisse échapper d'effroyables bruits cette terre malheureuse, dès le milieu du jour et dans la solitude des nuits, [4,440] quand les noirs enfants de la terre se relèvent pour se livrer de vains simulacres de combats : on voit fuir loin du sillon commencé le tremblant laboureur, et, troublés par l'épouvante, retourner à l'étable les taureaux.

Là le vieux devin (il croit plus propre qu'aucune autre à la célébration des mystères infernaux cette terre imprégnée de tant de sang) fait conduire ses brebis à la sombre toison, et des génisses noires; on choisit les plus belles têtes des troupeaux; Dirce gémit, le Cithéron est triste, et un étrange silence pèse sur les bruyantes vallées.

Alors Tirésias entrelace les cornes des victimes de guirlandes de deuil, [4,450] en les palpant avec la main; puis, sur la lisière du bois, fait creuser neuf fois le sol , et y répand ensuite de larges coupes de vin, du lait, don du printemps, du miel de l'Attique, et du sang qui attire les mânes; il verse jusqu'à ce que la terre aride soit tout à fait imbibée.

Ensuite le prêtre fait apporter des arbres abattus dans la forêt, et, triste, ordonne d'allumer trois bûchers pour Hécate, autant pour les trois vierges, filles du sinistre Achéron : le tien, roi de l'Averse, quoique profondément enfoncé dans le sol, élève au-dessus des autres ses pins amoncelés ; près de ce dernier on en dresse un plus petit [4,460] en l'honneur de la Cérès infernale; le feuillage funèbre du cyprès couvre tout entier ses flancs. Déjà marquées au front par le fer, et les gâteaux de pure farine sur la tête, les victimes sont tombées sous le couteau: alors la vierge Manto reçoit le sang dans des coupes, y trempe ses lèvres; puis après avoir fait trois fois le tour des bûchers, suivant la coutume du devin son père, elle y place les entrailles encore palpitantes, où la vie est à peine éteinte, et, sans tarder, elle introduit sous le noir feuillage des torches ardentes : dès qu'il entend petiller la flamme à travers les branches, et craquer ces funèbres amas de bois, [4,470] Tirésias, dont les joues sont atteintes par de brûlantes exhalaisons, et les orbites creuses remplies de fumée, s'écrie, et sa voix fait trembler les bûchers et croître la violence du feu :

« Séjour du Tartare, formidable royaume de l'insatiable Mort, et toi, le plus terrible des trois frères, toi qui règnes sur les Mânes et sur les éternels supplices des coupables, toi qui vois ramper à tes pieds le monde souterrain, ouvrez, je frappe à vos portes, ouvrez ces lieux muets, et le vide empire de la sévère Proserpine ! Cette foule plongée dans les abîmes de la nuit, faites-l'en sortir, et que le nautonnier du Styx repasse ce fleuve sur sa barque pleine. [4,480] Qu'ils accourent, qu'ils reviennent tous ensemble à la lumière, ces mânes, mais non de la même manière! Toi, mets à part, fille de Persée, les hôtes pieux de l'Élysée, et que de sa verge puissante le sombre dieu de l'Arcadie les conduise ; ceux au contraire en plus grand nombre qui, morts dans le crime, habitent l'Érèbe; et sont la plupart de la race de Cadmus, secouant trois fois le serpent qui te sert de fouet, et les précédant, un if enflammé à la main, ô Tisiphone, guide-les jusqu'au jour qu'elles sont avides de revoir, et que Cerbère ne fasse pas de ses trois têtes un obstacle au départ de ces ombres »!

Il dit, et tous deux également, le vieillard et la prêtresse de Phébus, attendent avec confiance. Eux, ils ne redoutent rien, [4,490] car ils ont le dieu dans leur coeur; mais une incroyable terreur accable le fils d'OEdipe,et, tandis que le devin prononce son horrible évocation, il presse tour à tour ses épaules, ses mains, ses bandelettes; et, dans son épouvante, il voudrait interrompre le mystère commencé.Tel, dans les fourrés d'une forêt de Gétulie, un chasseur qui par ses cris prolongés a réveillé un lion, l'attend, s'excite au courage, et serre convulsivement ses traits, que ses efforts baignent de sueur; la peur glace son visage, ses genoux tremblent, car il ne sait ni quel est l'animal qui s'approche, ni quelle est sa force; mais un rugissement, affreux signal, retentit à son oreille, et il le mesure à ses craintes aveugles.[4,500] Tirésias, voyant que les ombres n'arrivent pas encore : « Je le jure, s'écrie-t-il, divinités pour qui j'ai alimenté ces feux et vidé de la main gauche ces coupes dans le sein creusé de la terre, je ne puis plus supporter votre retard. Est-ce en vain que vous m'entendez, moi, votre prêtre? Et si par des chants furieux une Thessalienne vous appelle, vous viendrez? Et chaque fois qu'armée des poisons de Scythie, la princesse de Colchos vous évoquera, le Tartare, pâle d'épouvante, se mettra en mouvement? Vous n'aurez nul souci de moi, si je n'arrache pas des cadavres de leurs bûchers, si je ne tire pas des tombeaux des urnes pleines d'antiques ossements, si je ne mêle pas les Dieux du Ciel et de l'Érèbe [4,510] pour profaner les uns et les autres, si je ne mutile pas les visages livides, si je ne découpe pas les entrailles corrompues des morts? Ne méprisez pas ma vieillesse et ce nuage qui s'épaissit sur mon front, ne me méprisez pas, je vous en avertis ! et moi aussi, je peux employer la violence. Je sais tout ce que vous craignez d'entendre, tout ce que vous craignez de voir révéler; et je pourrais troubler Hécate, sans le respect que j'ai pour toi, dieu de Thymbrée! Je sais le nom du souverain du triple monde, qu'il est défendu de prononcer, mais je le tais; rendez-en grâces à ma vieillesse, amie du repos. Cependant, si ... »!

L'inspirée Manto l'interrompt avec empressement : « Tu es obéi, mon père! le peuple pâle s'approche. [4,520] Le chaos des enfers s'ouvre; l'ombre immense des lieux souterrains crève; les sombres forêts et les sombres fleuves se montrent au jour; l'Achéron vomit son sable livide; le Phlégéthon roule avec ses ondes enflammées des flots d'une noire fumée; et le Styx, qui coule entre les mânes, s'oppose au passage de ceux qui ne doivent pas revoir la lumière. Voici Pluton lui-même, pâlissant sur son trône, entouré des Euménides, ces ministres de ses funestes volontés, voici le sévère appartement de la Junon infernale, voici sa triste couche. En sentinelle se tient l'affreuse Mort, faisant à ses maîtres le dénombrement du peuple silencieux des ombres; il en reste encore plus qu'elle n'en a compté. [4,530] Le juge crétois ballotte leurs noms dans l'urne terrible, leur arrache la vérité par ses menaces, et les force à dérouler toute leur vie passée, à faire enfin des aveux qui aggravent leurs châtiments. Que te dirai je? je vois tous les monstres de l'Érèbe, les Scylles, les Centaures animés d'une rage impuissante, les Géants enlacés de chaînes de diamant, et l'ombre rapetissée d'Égéon, ce Titan aux cent bras ».

« Ô toi , dit-il , le guide et l'appui de ma vieillesse, ne m'en dis pas davantage. Qui pourrait ne pas connaître Sisyphe et son rocher qui toujours retombe, Tantale et son lac trompeur, Titye, pâture d'un oiseau de proie; Ixion, qu'éblouit le mouvement rapide et sans fin de la roue qui l'emporte? [4,540] Moi-même, quand mon sang coulait avec plus de chaleur, j'ai visité ces mystérieuses demeures sous la conduite d'Hécate, avant qu'un dieu, retirant la lumière de mes yeux, l'eût fait descendre tout entière dans mon coeur. Appelle ici de préférence par tes conjurations les âmes des Argiens et des Thébains : quant aux autres, par des aspersions de lait quatre fois répétées, écarte-les de nous, fais-les sortir, ô ma fille , de cette triste forêt; puis, le visage de chaque ombre, son extérieur, son avidité à boire le sang répandu, celle des deux nations qui se présente avec le plus de fierté, décris-moi tout; allons, dissipe par degrés la nuit qui m'entoure ».

Elle obéit, et compose un charme pour disperser une partie des ombres [4,550] et rassembler les autres, semblable, au crime près, à Médée, et à la magicienne d'Ea, Circé. Alors elle adresse ces paroles au prêtre son père : « Le premier qui plonge sa bouche glacée dans le lac de sang, c'est Cadmus, et près de son époux se tient la fille de Cythérée; de leurs têtes s'échappent deux serpents; les enfants de la Terre, cette race de Mars, les entourent : leur vie n'a duré qu'un jour; toute la troupe est armée de pied en cap, tous ont la main sur la garde de leurs épées; ils se gênent, ils se poussent, ils se ruent les uns sur les autres avec la rage qui les animait vivants; et ce n'est pas de se pencher sur l'affreux sillon [4,560] qu'ils ont souci, c'est le sang de leurs frères qu'ils voudraient boire. Après eux vient la foule des filles de Cadmus et ses déplorables petits-fils. Je vois Autonoé, privée d'Actéon; je vois Ino, haletante, les yeux fixés sur l'arc d'Athamas, presser tendrement sur son sein le fruit de son amour, et Sémélé faire de ses bras une défense à ses flancs où son enfant tressaille. La mère de Penthée a brisé son thyrse, elle est délivrée du dieu qui l'obsédait, elle déchire, elle ensanglante sa poitrine, et suit le corps en poussant des cris : pour lui, il fuit, à travers les obstacles du Léthé et du Styx, jusqu'aux lacs de l'Élysée, où, plus tendre, son père Échion le pleure, et rajuste ses membres arrachés.

[4,570] Je reconnais le triste Lycus et le fils d'Éole, la main droite ramenée sur les reins, portant en triomphe un cadavre sur son épaule. Il conserve encore cette métamorphose qui l'accuse, le fils d'Aristée : son front est hérissé de cornes, sa main tient des traits, et il repousse ses chiens, dont la gueule s'ouvre pour le dévorer. Mais voici venir, accompagnée d'un nombreux cortège, la jalouse fille de Tantale: orgueilleuse encore dans sa douleur, elle compte les cadavres de ses enfants, et ses maux ne l'ont point abattue; elle se félicite d'avoir échappé à la puissance des Dieux, et de pouvoir donner libre carrière aux fureurs de sa langue ».Tandis que la chaste prêtresse parle ainsi à son père, [4,580] les cheveux blancs du vieillard se dressent sur son front et soulèvent les bandelettes, et son visage s'anime d'une légère rougeur. Il cesse de s'appuyer sur son bâton, sur sa vierge chérie, et debout sur le sol :

« Tais-toi, ma fille, s'écrie-t-il, je n'ai plus besoin d'une lumière étrangère; le nuage glacé s'entr'ouvre, les ténèbres n'obstruent plus mon regard. Sont-ce ces ombres, est-ce un dieu d'en-haut, est-ce Apollon qui m'inspire? Je vois maintenant tout ce que j'entendais. Mais voici , tristes et les yeux baissés, les mânes des Argiens, le farouche Abas, le coupable Prétus, le doux Phoronée, [4,590] le mutilé Pélops, et, souillé d'une sanglante poussière, OEnomaüs, tous baignant leurs visages. d'abondantes larmes. J'augure de là que Thèbes dans cette lutte aura l'avantage. Quelle est cette troupe serrée de guerriers (leurs armes et leurs blessures prouvent combien ces âmes sont belliqueuses) qui s'avancent, le visage et la poitrine ensanglantés, et, faisant de vains efforts pour crier, tendent sans cesse les mains vers nous?

Roi, me trompé-je? ne sont-ce pas là ces cinquante .... Tu vois Chthonius, et Chromis, et Phégée, et Méon, que distingue, comme moi, le laurier. Calmez-vous, guerriers . rien en tout ceci, croyez-le, n'est le fruit des conseils humains; [4,600] l'inflexible Atropos avait filé ces années; vous avez échappé aux malheurs : nous, il nous reste à subir une guerre horriblie, et nous reverrons Tydée ».

Il dit, et, prenant une bandelette enlacée de feuillage, repousse ceux qui le pressent, et leur montre le sang. Seul se tenait debout sur le sombre rivage du Cocyte Laïus, que déjà le dieu ailé avait rendu à l'impitoyable Averne ; et jetant un regard oblique sur son cruel petit-fils, dont il avait reconnu les traits, il ne s'approchait pas pour prendre comme le reste des ombres sa part du sang et des autres libations, animé qu'il était d'une haine immortelle; [4,610] mais Tirésias l'appelle : « Illustre roi de Thèbes, lui dit-il, depuis la mort duquel les citadelles d'Amphion n'ont pas vu un beau jour; ô toi dont la fin sanglante a été assez vengée, toi dont l'ombre a dû être apaisée par les nombreux sacrifices de tes descendants, pourquoi, malheureux, les fuis-tu? Il gît dans une longue mort celui que tu poursuis de ta haine, toujours en proie aux horreurs de l 'agonie, les yeux crevés, le visage souillé de sang et de fange, chassé du domaine du jour; son sort est plus affreux que le trépas, crois-moi : mais ton petit-fils, qui n'est pas coupable envers toi, quel motif as-tu pour l'éviter? Approche-toi , [4,620] viens te rassasier de ces libations; puis, les événements futurs, les pestes de la guerre, révèle tout, soit que tu gardes ton ressentiment, soit que tu aies pitié des malheurs de tes enfants. Alors, moi, sur cette barque , objet de tes voeux, je te ferai passer le Léthé, qu'il t'est maintenant interdit de franchir; je te déposerai dans le pieux séjour de la paix , et je te recommanderai aux Dieux des enfers ».

Laïus est flatté de ces offres honorables, et des larmes mouillent ses joues ; puis il répond en ces termes : « Pourquoi, quand tu mets en mouvement les mânes, prêtre dont l'âge égale le mien,est-ce moi que tu choisis pour révélateur? Pourquoi à tant d'ombres si grandes suis-je préféré pour dévoiler l'avenir? J'ai bien assez de me souvenir du passé. Est-ce bien moi, ô honte! que vous consultez, mes illustres petits-fils? [4,630] C'est lui, c'est lui qu'il faut appeler à ces abominables mystères, cet homme qui a enfoncé avec joie son épée dans le flanc de son père, qui a retourné vers sa source, et donné à sa mère des gages de son indigne amour. Et maintenant il fatigue de ses voeux les Dieux et les noires Furies, et appelle mon ombre à ces luttes. Toutefois, si dans ces circonstances déplorables on me désire si vivement pour devin, je parlerai, je dirai tout ce que Lachésis, tout ce que la farouche Mégère me permettent de dire: la guerre, la guerre arrive, traînant à sa suite d'innombrables bataillons, tous les enfants de Lerne, qu'aiguillonne le fatal dieu des combats; ces guerriers, des prodiges de la nature [4,640] et les foudres des Dieux les attendent, des morts glorieuses et des lois criminelles qui retarderont pour eux les honneurs du bûcher: la victoire est assurée à Thèbes, ne crains rien, et ton trône ne sera pas la proie d'un orgueilleux frère. Ce sont les furies, c'est un double forfait, c'est, au milieu du carnage (malheur à moi!) un barbare père qui triomphera ». Il dit, et s'évanouit; et sa réponse ambiguë les laisse dans l'incertitude.

Cependant, à travers la froide Némée, et ses halliers témoins des exploits d'Hercule, se répandaient en errantes légions les enfants d'Inachus. Piller Thèbes, la ravager, la détruire, tel est le désir qui les brûle et les pousse en avant. [4,650] Qui ralentit leur ardeur, qui les arrêta et les força de s'écarter au milieu de leur course, ô Phébus, c'est à toi de nous le dire; nous, rarement nous pouvons remonterjusqu'aux sources de là renommée.

Chancelant d'ivresse, Bacchus ramenait son armée victorieuse de l'Hémus; après avoir employé deux hivers pour introduire ses orgies chez les Gètes guerriers, pour faire verdir les flancs blanchis de neige de l'Othrys et pour accoutumer le Rhodope à l'ombrage de la vigne, il poussait vers les murs maternels son char orné de pampre: libres de tout frein, à droite et à gauche le suivent des lynx, et ses tigres lèchent leurs rênes trempées de vin. Derrière lui bondissent les bacchantes, [4,660] portant pour trophées des loups à demi-morts et des ours déchirés. Et son cortege n'est pas inactif : c'est la Colère, la Fureur, la Crainte, la Force, l'Intempérance toujours ivre; armée à la marche mal assurée, et bien semblable à celui qui la commande. Dès que le Dieu voit un nuage de poussière tourbillonner au-dessus de la forêt de Némée, et les rayons du soleil étinceler sur l'acier des armures, et Thèbes qui n'est pas prête encore à entrer en lutte; vivement ému à cet aspect, bien qu'il ait la bouche pendante et l'estomac appesanti, il fait taire clairons, tambours et flûtes, tout ce fracas qui assourdissait ses oreilles, [4,670] et s'écrie : « C'est moi, c'est ma nation que cette troupe veut anéantir; et cette fureur, elle vient de loin; cette guerre, c'est la cruelle Argos, c'est la colère de mon implacable maràtre qui l'excite contre moi ! C'était trop peu sans doute que ma mère réduite en cendres, que mon berceau changé en bûcher, que moi-même atteint par la foudre! La tombe même où gisent les restes de cette poussière qui fut sa rivale, et la morne Thèbes, elle veut les détruire par le fer, la cruelle! J'entraverai ses projets par la ruse. Cette plaine, cette plaine, marchez-y, marchez-y, allons, compagnons »! A ce signal, les tigres d'Hyrcanie hérissent leurs crinières; le Dieu parle encore, et déjà il est arrêté dans la plaine.

[4,680] C'était l'heure où le soleil, parvenu au faîte du monde, embrase l'atmosphère, où sur les champs crevassés pèse une lourde chaleur qui pénètre au fond des bois les plus épais. Bacchus appelle les déesses des eaux, et, se plaçant au milieu de leur troupe silencieuse, il commence:

« Divinités des fleuves, Nymphes champêtres, qui faites aussi partie de mon cortège, soumettez-vous au labeur que je vous impose. Épuisez-moi les rivières de l'Argolide, ses étangs, ses ruisseaux vagabonds, et couvrez-les de poussière. Que Némée surtout, par où la guerre marche en ce moment contre ma cité, soit profondément desséchée : nous avons en cela, pourvu que votre volonté ne soit pas rebelle, [4,690] l'aide de Phébus lui-même au plus haut de son cours; à notre entreprise sourient les astres et mon Érigone, dont le chien brûlant écume : allez de bon gré, allez dans les profondeurs du sol; plus tard je vous en ferai sortir à plein lit; les dons les plus beaux qui me seront offerts dans les sacrifices, vous en aurez l'honneur; je vous défendrai des nocturnes larcins des Satyres lascifs et des rapts amoureux des Faunes ».

Il dit : on voit le visage des Nymphes se couvrir d'une mousse légère, et leur verte chevelure se dessécher. Aussitôt une soif brûlante dévore les champs d'Inachus; [4,700] les ondes s'enfuient, les fontaines et les lacs tarissent, et, dans le lit des fleuves, le limon s'échauffe et se durcit. Le sol devient triste et maigre, à la naissance de leurs tiges les moissons s'inclinent; trompé dans son attente, le troupeau s'arrête sur la rive, et les taureaux cherchent les fleuves que naguère ils traversaient à la nage.

Ainsi, lorsque le Nil, replié dans son antre immense, s'est arrêté, et retint dans sa bouche les neiges fondues de l'orient qui l'alimentent, son lit profond fume dans ses vallées abandonnées, et l'Égypte, avec toute l'impatience du désir, attend le bruit retentissant du fleuve qui la nourrit, jusqu'à ce qu'enfin, cédant à sa prière, il revienne engraisser les campagnes du Phare, [4,710] et ramène une année abondante en moissons.

On voit tarir l'infect marais de Lerne, tarir le Lyrcius, et le puissant Inachus, et le Charadrus, qui roule des rochers dans son cours, et l'audacieux Érasin, que ses rives ne peuvent contenir, et l'Astérion aux flots calmes : le premier, bondissant avec fracas sur des hauteurs inaccessibles, et troublant au loin le sommeil des pasteurs. ---. [4,720] La seule Langie toutefois, mais par l'ordre d'un dieu, poursuit son cours silencieux sous l'ombrage solitaire des bois. Archémore, enlevé à la lumière, ne lui avait pas encore donné son nom lamentable, elle n'avait pas encore la renommée d'une déesse; en attendant, elle garde ces lieux écartés, cette forêt, ce ruisseau; mais une gloire plus grande lui est réservée, quand les chefs de la Grèce, par des luttes laborieuses, par des fêtes funèbres renouvelées tous les trois ans, célèbreront la douleur d'Hypsipyle et la mémoire sacrée d'Opheltès.

[4,730] Donc les Grecs n'ont plus la force de porter, ni leurs boucliers échauffés par le soleil, ni leurs cuirasses étroitement serrées au corps, tant est affreuse la soif qui les tourmente; non seulement leur palais est enflammé, non seulement leur gosier se contracte, mais un feu intérieur les dévore; leur càeur ne bat qu'avec effort, leurs veines sont inertes, et un sang aigri s'attache à leurs entrailles desséchées; réduite en poussière par la chaleur, la terre exhale cette poussière en nuage brûlant. Les chevaux n'ont pas d'écume, ils froissent leur bouche contre le frein, leur bouche d'où pend, longue et enchaînée, leur langue; ils ne souffrent plus ni loi ni maîtres; mais ils bondissent dans les campagnes, [4,740] troupe ardente et furieuse. De tous côtés Adraste envoie des éclaireurs, pour voir si les étangs de Lycimnie ne sont point taris, si la fontaine d'Amymone conserve quelque peu d'eau : tout est absorbé par des feux cachés; nul espoir du côté du ciel; on dirait qu'ils parcourent les sables de la Libye, les déserts de l'Afrique, et Syène, que jamais nuée ne
couvrit de son ombre.

Enfin, au milieu des forêts (ainsi l'avait résolu Bacchus), dans leurs courses errantes, ils aperçoivent tout à coup, belle encore malgré ses chagrins, Hypsipyle : quoique à sa mamelle soit suspendu un enfant qui n'est pas le sien, Opheltès, fils de Lycurgue, roi de Némée; [4,750] quoique sa chevelure soit négligée et son vêtement pauvre, il y a des marques de royauté sur son visage, et ses malheurs n'ont pas effacé en elle un reste de grandeur. Adraste, tant il est étonné, lui adresse ces paroles :

« Puissante divinité des forêts, car ton noble visage dit assez que tu n'es pas d'une race mortelle, toi qui, sous ce ciel de feu, n'as pas à chercher où étancher ta soif, viens au secours de nations qui tiennent à toi par le sang; soit que la fille de Latone, cette déesse armée d'un arc, t'ait fait passer de son chaste cortège dans le lit d'un époux, soit qu'un amour céleste, et le plus grand de tous, ait fécondé tes flancs, car ce ne serait pas la première fois que le maître des Dieux lui-même se serait uni aux vierges de l'Argolide, jette un regard sur cette triste armée.

[4,760] Nous voulions détruire Thèbes, qui l'a mérité par ses crimes; mais maintenant, nous condamnant à une lâche inaction, une soif horrible abat nos courages et énerve nos forces. Dans cette calamité, viens à notre aide, indique-nous, ne fût-ce qu'un ruisseau bourbeux, ne fût-ce qu'un marais infect; rien, en de telles conjonctures, rien n'est honteux, rien n'est vil: c'est de toi à présent que nous implorons des vents et de la pluie, ce n'est plus de Jupiter; nos forces quifuient, rends-les nous; nos coeurs abattus, remplis-les de l'ardeur des combats. Puisse sous un astre favorable croître ce fardeau que tu portes ! Que Jupiter nous ramène seulement vainqueurs dans notre patrie, oh! combien de dépouilles ennemies tu recevras en offrandes ! [4,770] Parmi les troupeaux de Thèbes, je te choisirai, ô déesse, autant de victimes que tu auras sauvé de guerriers, et dans ce bois je te consacrerai un magnifique autel ».

Il dit; son souffle haletant et enflammé entrecoupe ses paroles, et la rapidité de sa respiration fait vaciller sa langue desséchée. Même pâleur en tous ces guerriers, même souffle sortant d'une bouche ouverte. La princesse de Lemnos, les yeux baissés, répond :

« Déesse, moi! bien qu'en effet j'aie une origine céleste, d'où le pensez-vous? Plût aux Dieux que je n'eusse jamais dépassé l'humanité par mes douleurs! Vous voyez une mère sans enfants, nourrice d'un étranger; mes fils! quel sein les a nourris, quelles mamelles les ont allaités, [4,780] un Dieu seul le sait; et moi aussi, cependant, j'eus un royaume, j'eus un père illustre. Mais pourquoi vous parler ainsi? pourquoi vous retenir loin de ces eaux qu'implore votre détresse? Venez avec moi; peut-être Langie a-t-elle conservé ses ondes, qui n'ont jamais tari : elle a coutume, même sous le Cancer brûlant, même quand resplendit l'astre d'Erigone, de poursuivre toujours son cours.

Aussitôt, afin de n'être pas pour les Grecs un guide trop lent, ce nourrisson pendu à son sein, (ah! malheureux enfant!) elle le place (ainsi le voulaient les Parques) sur un tertre voisin, le couche malgré lui sur un lit de fleurs, et par un tendre murmure apaise sa douleur enfantine ainsi, [4,790] quand la déesse de Bérécynthe ordonne aux Curètes d'exécuter autour du Tonnant au berceau leurs danses joyeuses et rapides, ceux-ci frappent à l'envi sur leurs tambours; mais les vagissements du dieu font retentir l'Ida.

Cependant l'enfant dans le giron de la terre émaillée de fleurs, au milieu des touffes de gazon, tantôt couche les herbes flexibles, dans ses efforts pour avancer en s'appuyant sur le front, tantôt, altéré du lait de sa nourrice, l'appelle par ses cris, puis recommençant à sourire, et essayant quelques mots mal articulés, écoute avec étonnement les bruits de la forêt, ou saisit ce qui est à sa portée, ou aspire l'air par sa bouche ouverte; ignorant les dangers qu'il court dans ce bois, [4,800] et plein de sécurité pour sa vie, il erre cà et là. Tel Mars enfant dans les neiges de la Thrace, tel Mercure enfant sur le sommet du Ménale, tel, rampant sur le rivage d'Ortygie, Apollon, trop puissant pour elle, faisait pencher l'île de son côté.

Les Grecs suivent Hypsipyle à travers les halliers et les sombres fourrés de la forêt, où nul chemin n'est frayé; les uns entourent leur guide, d'autres la suivent en troupe serrée, d'autres enfin la précèdent. Pour elle, elle marche, au milieu de ces hommes armés, d'un pas rapide et fier; bientôt, aux approches de la fontaine, la vallée retentit, et le murmure des eaux qui coulent sur les rochers frappe leurs oreilles; alors, bondissaut de joie, à la tête de l'armée, entre les rangs des troupes légères, où il se trouve, [4,810] Argus élève son enseigne, et s'écrie - « Les eaux ! » Et sur les lèvres de tous court au loin ce cri : « Les eaux ! » Ainsi, le long des côtes du golfe d'Ambracie, les jeunes rameurs, sur l'indication du pilote, poussent un cri, que renvoient à la mer les échos du rivage, lorsqu'Apollon, invoqué par eux, leur ouvre enfin la rade de Leucade.

Ils se précipitent vers le ruisseau, pêle-mêle, sans distinction, et soldats et chefs; il n'y a plus de rangs, la soif les égalise : attelés encore à leurs chars chargés de leurs maîtres et de leurs armures, les chevaux entrent dans l'eau et s'y plongent; [4,820] de ces guerriers, ceux-ci sont entraînés par la violence des courants, ceux-là glissent sur les cailloux humides; nul scrupule de fouler aux pieds les rois embarrassés dans les flots, ou d'enfoncer la tête d'un ami qui appelle au secours. Les ondes frémissent, la rivière est arrachée loin de sa source; son eau, naguère d'un vert si doux, naguère si pure et si transparente, est maintenant souillée de la vase de son lit; les rebords de ses rives tapissées de gazon s'éboulent; ce n'est plus qu'un torrent fangeux. La soif est assouvie, et l'on boit toujours. On dirait une lutte entre deux armées, un combat régulier et acharné dans une gorge étroite, [4,830] ou des vainqueurs emportant une ville d'assaut. Alors un des chefs, du milieu du fleuve qui l'entoure de toutes parts : « Ô Némée, s'écrie-t-il, reine des vertes forêts, demeure chérie de Jupiter, tu fus pour nous plus dure que pour Hercule,lorsqu'il serra le cou menaçant d'un monstre furieux, dont il comprima le souffle dans les membres gonflés: qu'il te suffise d'avoir jusqu'à ce point entravé les desseins des peuples qui t'appartiennent ! Et toi, que nul soleil ne peut dompter, ô fleuve dispensateur d'une onde intarissable, poursuis joyeusement ton cours, quelle que soit la source d'où tu épanches tes eaux toujours fraiches dans ton lit toujours plein; [4,840] car ce n'est pas l'hiver qui t'alimente de ses neiges, ce n'est pas Iris qui verse dans ton sein des ruisseaux qu'elle a grossis de pluies, et tu ne dois rien aux nuées pesantes qui chargent l'aile du Corus; tu n'appartiens qu'à toi, et tu roules, invincible à tous les astres. Sur toi, ni le Ladon, chéri d'Apollon, ni les deux Xanthes, ni le menaçant Sperchius, ni le Lycormas, où périt Nessus, ne pourraient l'emporter; à toi pendant la paix, à toi pendant les orages de la guerre, à toi mes hommages dans les festins. Après Jupiter, les premiers seront pour toi. Veuille seulement,quand nous reviendrons victorieux des combats, nous accueillir avec joie, nous ouvrir encore dans nos fatigues tes ondes hospitalières, [4,850] et reconnaître volontiers ces bataillons que tu as sauvés ».