Stace

STACE

THEBAÏDE.

LIVRE III

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

Livre II - Livre IV

 

 

STACE

LA THÉBAÏDE.

LIVRE TROISIÈME.

[3,1] Le perfide monarque de Thèbes, au milieu de la nuit, quoiqu'il reste aux astres une longue carrière à parcourir jusqu'à l'Aurore, se refuse au repos du sommeil; le chagrin veille dans son coeur, et la conscience de son crime le torture; puis la crainte, le plus sinistre des augures dans l'incertitude, le ballotte de pensée en pensée :

« Malheureux que je suis, s'écrie-t-il, d'où vient ce. retard? (car, suivant lui, c'est chose facile que tant de guerriers viennent à bout du seul Tydée, et au nombre il ne mesure pas la force et le courage.) Auraient-ils pris une autre route? Des troupes auraient-elles été envoyées d'Argos à son secours? [3,10] Le bruit de cette criminelle entreprise se serait-il répandu dans les villes voisines? Étaient-ils trop peu nombreux , ô Mars! ou bien étaient-ils lâches, ceux que j'ai choisis? Mais là j'ai Chromis, j'ai Dorylas, mes plus braves guerriers; j'ai les fils de Thespis, puissants comme les murs de Thèbes, qui m'enlèveraient Argos avec ses fondements. Mais cet homme, il n'est pas, je pense, impénétrable à mes armes, il n'a pas des bras d'airain ou de diamant : oh ! les lâches, si, ayant pu combattre, ils sont arrêtés par un seul homme! »

Ainsi le flot turbulent de ses pensées l'emporte çà et là; [3,20] il se reproche, sur toutes choses, de n'avoir pas, en pleine assemblée, percé de son épée l'ambassadeur au milieu de sa harangue, et satisfait à la face de tous son cruel ressentiment. Déjà il a honte de son entreprise, déjà il s'en repent : tel un pilote de Calabre confie sa barque aux flots ioniens ; il connaît la mer, mais la sérénité trompeuse de l'astre d'Olénie lui a fait quitter le port ami; soudain la tempête l'assaille, le monde tonne dans toutes ses profondeurs, Orion pèse de tout son poids sur les pôles; pour lui, il regrette la terre, et lutte pour y retourner; le puissant Notus le chasse du gouvernail: alors laissant son art, [3,30] il gémit, et s'abandonne aux aveugles caprices des ondes. Il en est ainsi du monarque descendant d'Agénor; il accuse Lucifer, attardé dans le ciel, et le lever du soleil , trop lent au gré de ceux qui souffrent.

Voilà que tout à coup, au moment où le char de la nuit penchait vers l'occident, où les astres s'effaçaient dans l'espace, où l'immense Téthys chassait Hypérion, hésitant à sortir des mers de l'Aurore, la terre ébranlée, signe lugubre de calamités, trembla jusque dans ses fondements, et le Cithéron chancelant laissa échapper ses neiges antiques; alors les édifices parurent se soulever, et les sept portes de Thèbes incliner leurs sommets les uns vers les autres.

[3,40] La cause en est bientôt connue : à la fraîcheur du matin revenait le fils d'Hémon, irrité contre les destins, et désespéré que la mort lui eût été refusée. On ne voit pas encore distinctement.son visage, on hésite encore à le reconnaître; mais il montre par des signes non équivoques qu'il apporte la nouvelle d'un grand malheur; il se frappe la poitrine, il gémit; il ne pleure pas, ayant versé d'un coup toutes ses larmes. Ainsi s'éloigne de la forêt, dépouillé par la voracité des loups, le berger qu'une pluie soudaine, qu'un vent violent d'orage , produit par le renouvellement de la lune, a poussé la nuit dans les bois avec le troupeau confié à sa garde. Le jour découvre à ses yeux le carnage; [3,50] il craint d'annoncer lui même à son maître ce malheur récent : hideux, souillé de poussière, il remplit les campagnes de ses plaintes, se figure avec désespoir le silence de la vaste étable, et appelle les uns après les autres ses taureaux perdus.

Dès que les femmes de Thèbes, rassemblées aux portes de la ville, le virent arriver seul, horreur! seul, sans ses compagnons, sans ses chefs magnanimes, n'osant l'interroger, elles poussèrent un cri, pareil au cri suprême d'une ville prise d'assaut, ou d'un vaisseau qui s'abîme.

Quand le fils d'Hémon est en présence du roi qu'il hait et qu'il cherche : « De tant de guerriers, voici le seul que Tydée te renvoie : [3,60] soit décret des Dieux, soit effet du hasard, soit plutôt, ce que j'ai honte d'avouer, le courage invincible de cet homme, tous (et j'y crois à peine moi qui te l'annonce), tous ont succombé, tous; j'en atteste les flambeaux errants de la nuit, et les mânes de mes compagnons, et toi le premier, funeste oiseau qui as présidé à mon retour, je ne l'ai obtenu ni par les larmes, ni par la ruse, ce cruel pardon, ce présent d'une vie déshonorée! Les ordres des Dieux, Atropos, insensible aux désirs des hommes, ma destinée, qui n'était pas de sortir de la vie par cette porte, m'ont arraché ce noble trépas. [3,70] Mais, pour te prouver que je suis prodigue de mes jours et ne frissonne pas à l'aspect de la mort, écoute : Tu as soulevé, roi fatal, une guerre exécrable que repoussent tous les présages, voulant, dans ton orgueil, chasser, pour régner, et les lois et ton frère. Les rejetons arrachés de tant de familles en deuil t'éveilleront incessamment de leurs plaintes, et tu frémiras d'horreur en entendant voler nuit et jour autour de toi les âmes de tes cinquante guerriers; car, moi aussi, je vais les suivre.»

Le farouche monarque s'émeut, le sang monte à son visage sombre, et l'enflamme. Sur-le-champ Phlégyas et Labdacus, exécuteurs toujours prêts de tout ordre injuste [3,80] (c'est à eux qu'Étéocle a remis le glaive de l'empire), s'avancent, et s'apprêtent à saisir le coupable; mais le magnanime devin avait déjà l'épée à la main ; et regardant, tantôt le visage de l'horrible tyran, tantôt son propre fer : « Jamais tu ne pourras rien sur mon sang, jamais tu ne frapperas cette poitrine que n'a pas frappée Tydée. Certes je pars avec joie, je vais chercher la mort qu'on m'a ravie, et revoir les ombres de mes compagnons qui m'attendent. Toi , c'est aux Dieux, c'est à ton frère --- ». Il n'achève point; l'épée plongée dans son flanc jusqu'à la garde l'en empêche : il lutte contre la douleur, et, ployé en deux par son effort pour aller au-devant du coup, [3,90] tombe, et, dans ses derniers râlements, rend le sang tour à tour par sa bouche et par sa blessure.

Les conseillers du roi, troublés par l'épouvante, murmurent à voix basse : quant au fils d'Hémon , dont le visage est menaçant encore et farouche jusque dans la mort, son épouse et ses fidèles parents, sitôt privés de la joie de son retour, l'emportent dans sa demeure.

Mais la rage de l'abominable roi ne s'arrête pas là; l'impie lui défend les flammes du bûcher et la paix du sépulcre, bien vainement toutefois, puisque ses mânes l'ignorent.

Toi cependant, qui fus grand par ta destinée et par ton coeur ; [3,100] toi dont le nom ne subira jamais l'indigne rouille de l'oubli, toi qui osas braver en face un tyran, et tracer ta route où se montrait la liberté, par quels vers, par quels chants égalerai-je ta renommée à tes vertus, augure aimé des Dieux? Ce n'est point en vain qu'Apollon t'a instruit des choses du ciel et jugé digne de son laurier : et Dodone, cette mère des forêts, et la vierge de Cyrrha, faisant taire le dieu qui les inspire, tiendront les peuples en suspens. Maintenant, t'éloignant de l'Averne et du Tartare, va, gagne les champs Élysées, lieux inaccessibles aux mânes des Thébains, [3,110] où les ordres iniques du tyran n'ont plus de pouvoir; que tes vêtements, que tes membres soient épargnés par la dent des bêtes féroces; que ton cadavre, gisant à l'air, soit protégé par la crainte et le respect des oiseaux de proie.

Cependant les femmes, pâles de désespoir, les enfants, les pères, se répandent hors des murs, et, par les chemins tracés, par des lieux impraticables, tous avides de revoir les objets de leurs larmes, courent au lieu du combat. Des milliers de personnes les accompagnent pour les consoler; quelques-uns brûlent de voir les actes d'un seul homme, et tant de travaux accomplis en une nuit. [3,120] Des cris retentissent sur toute la route, et les échos répondent par des cris.

Lorsqu'on fut arrivé à ces rochers tristement fameux , à cette forêt horrible, alors, comme si l'on n'eût pas encore gémi, comme si une pluie de larmes n'eût pas déjà coulé, de tant de bouches il sort un cri unique, lamentable; et la foule, à l'aspect de tous ces cadavres, est transportée de rage. Le Deuil est là, hideux, vêtu de lambeaux ensanglantés, la poitrine déchirée, entraînant les mères. Elles fouillent les casques des morts, et se montrent les corps qu'elles ont reconnus, penchées sur tous, étrangers et parents. Celles-ci essuient avec leur chevelure le sang corrompu qui les souille, celles-là leur scellent les paupières, [3,130] et remplissent de larmes leurs profondes blessures; quelques-unes, d'une main vainement attentive, retirent les dards enfoncés dans les chairs; d'autres adaptent doucement les bras coupés au tronc, et replacent les têtes sur les épaules.

Mais, errante à travers les buissons et dans la poussière de ce champ fatal, cette noble mère de deux jeunes guerriers qui ne sont plus maintenant que deux cadavres, Idé, les cheveux épars, pressant de ses ongles son visage livide, objet, non plus de pitié, mais de terreur, au milieu des armes, au milieu des morts, roule çà et là sur ce sol funeste sa blanche chevelure en désordre, cherche ses enfants, et se lamente sur tous les corps.

[3,140] Ainsi, toute joyeuse d'une guerre récente, la Thessalienne, obéissant à l'usage exécrable de sa nation de rappeler un homme du trépas par ses chants magiques, la main armée d'une torche de cèdre allumée, parcourt la nuit le champ de bataille, retourne les cadavres dans leur sang, et examine auquel des mânes elle pourra donner le plus de messages pour les vivants ; les âmes attristées s'en plaignent, et le père du noir Averne s'en indigne.

Les fils d'Idé gisaient à l'écart sous une roche : heureux qu'un même jour, qu'une même main les eût enlevés; qu'un même trait, traversant leurs poitrines, les eût à jamais enchaînés ! Idé les voit, [3,150] et les larmes s'échappent par torrents de ses yeux :

«Sont-ce là vos embrassements, sont-ce là vos baisers, ô mes fils? Est-ce ainsi qu'au dernier terme, la mort, cruellement ingénieuse, vous a enlacés l'un à l'autre? Quelle blessure toucherai-je la première? quel visage presserai-je le premier de mes lèvres? Est-ce bien vous, puissance de votre mère, vous, orgueil de mes flancs, vous par qui je croyais égaler les Dieux, et surpasser en noblesse toutes les mères de Thèbes? Oh! combien sont plus heureuses, combien sont bénies dans leur union celles dont la couche a été stérile, celles qui n'ont jamais, dans la douleur de l'enfantement, attiré par leurs cris les regards de Lucine sur leur demeure ! [3,160] Moi, c'est ma fécondité qui est la cause de mes maux. Et ce n'est pas même dans une bataille, livrée à la lumière du jour, qu'illustrés par quelqu'une de ces actions dont les nations gardent un éternel souvenir, vous êtes allés chercher des blessures, glorieuses du moins pour votre malheureuse mère; c'est une mort obscure et misérable que vous avez subie. Hélas! dans ce sang répandu, quel vol fait à la gloire! Oh ! moi, je n'oserais séparer vos mains enlacées dans une déplorable étreinte, ni rompre ces noeuds serrés par le trépas : allez, et, toujours frères, brûlez au même bûcher, confondez vos cendres dans la même urne.»

[3,170] Pendant ce temps chacun a disposé ses morts : ici Chthonius, là Penthée sont appelés à grands cris, le premier par son épouse, le second par sa mère Astyoche; ces jeunes enfants, espoir de ta race , ô Phédime, ont appris la mort de leur père; Marpisse, celle de son fiancé Phyllée, et les soeurs d'Acamas lavent son corps ensanglanté.

Alors, le fer en main, ils font pénétrer le jour dans la forêt, et dépouillent la colline voisine de sa couronne d'arbres antiques, confidents des actes de la dernière nuit et témoins des cris des mourants : là, en face des bûchers, parmi lesquels chacun a le sien dont il ne peut s'arracher, un homme d'un grand âge, Aléthès, s'efforce de calmer la funèbre assemblée:

«Certes, malheureux jouet des destins, notre race a fait bien des chutes, [3,180] depuis que l'étranger de Sidon sema dans des sillons thébains une moisson de fer qui produisit des fruits étrangers, et rendit nos champs formidables à ceux qui les cultivent; mais jamais, ni lorsque le palais de Cadmus, par suite des conseils de la jalouse Junon, fut réduit en cendres par la foudre, ni lorsque, fier d'une funèbre victoire, l'infortuné Athamas descendit de la montagne effrayée, rapportant, hélas ! avec des cris de joie, le corps inanimé de Léarque, non, jamais Thèbes ne poussa de tels gémissements, jamais ses demeures ne retentirent de cris plus aigus, [3,190] pas même lorsque, domptée enfin par la fatigue, Agavé perdit sa fureur, et, à l'aspect des larmes de ses compagnons, fut glacée d'épouvante. Un seul jour, semblable à celui-ci par le malheur, l'égala aussi dans son lugubre aspect, le jour où la fille impie de Tantale expia ses orgueilleuses paroles, lorsqu'entourée d'innombrables ruines elle enlevait du sol tant de cadavres, réclamait tant de bûchers.

«Tel était l'état de la foule; ainsi, abandonnant la ville, jeunes gens et vieillards, et un long essaim de femmes, mêlaient à leurs gémissement des reproches aux Dieux sur leur injustice, et se pressaient cri tumulte vers les sept portes de Thèbes, à la suite du double convoi qui sortait par chacune d'elles. Moi-même, je m'en souviens, quoique mon âge ne fût pas encore capable d'affliction, [3,200] je pleurai, j'égalai mes cris à ceux de mes parents. Ces malheurs toutefois nous venaient des Dieux : et je ne voudrais pas, ô Délie! parce qu'Actéon, pour s'être glissé jusqu'aux bords de ta chaste fontaine, et t'avoir souillée de ses regards profanes, fut déchiré par ses chiens en fureur, ou parce qu'une reine vit son sang, se résolvant en eau, former subitement un lac, je ne voudrais pas répandre de nouveaux pleurs; ainsi le voulaient les funestes fuseaux des Parques, ainsi l'ordonnait Jupiter. Aujourd'hui, c'est pour le crime d'un roi parjure que nous avons perdu tant de citoyens innocents, l'élite de notre patrie; la nouvelle que le traité a été foulé aux pieds n'est pas encore parvenue à Argos, et déjà nous déplorons les derniers malheurs de la guerre. [3,210] Oh! pour les chevaux et pour les cavaliers quelle poussière épaisse et quelle sueur ! oh! quel rouge affreux teindra nos fleuves gonflés !A vous ces combats, qui êtes dans la verdeur de l'âge: pour moi, puissé-je, quand c'est encore permis, obtenir un bûcher qui m'appartienne, et me coucher dans le tombeau de mes ancêtres!»

Ainsi parle le vieillard, et il ajoute des imprécations contre l'impie Etéocle, l'appelant cruel et infâme, et lui prédisant le châtiment. D'où lui vient cette liberté de paroles? Son terme est proche, toute sa vie est derrière lui, et il voudrait illustrer sa mort tardive.

Celui qui a semé les astres, observant depuis longtemps du sommet du monde ces événements, et voyant se développer dans ces nations un premier germe de sang, [3,220] fait appeler Mars en toute hâte. Ce dieu venait de ravager le pays des féroces Bistons et les villes des Gètes, et, tout agité encore, pressait la course de ses chevaux vers les régions éthérées, secouant son casque, qui a la foudre pour panache, et ses armes d'or d'un éclat sombre, animées d'effroyables figures de monstres. Sous son char le ciel tourne, et une lumière sanglante jaillit de son bouclier, dont l'orbe rivalise avec celui du soleil.

Dès que Jupiter le voit encore haletant de ses fatigues au pays des Sarmates, et la poitrine soulevée par la tourmente de la guerre :

«Tel que tu es, dit-il, ô mon fils, [3,230] pars pour Argos; tel que tu es, l'épée ainsi trempée, le front ainsi nébuleux de colère. Que les peuples secouent le frein; que, prenant tout le reste en haine, ils ne désirent que toi ; qu'ils se vouent à toi corps et âmes. Emporte de force ceux qui hésitent, enfreins les lois que j'ai données. Il t'est permis d'embraser d'ardeurs belliqueuses les hôtes du ciel, et jusqu'à mon âme tranquille : déjà moi-même j'ai jeté les semences de guerre; Tydée s'en retourne, racontant l'infàme attentat d'Étéocle, odieux prélude d'une guerre honteuse; ces embûches, cette trahison dont ses armes l'ont vengé.

«Fais qu'on le croie. Pour vous, divinités dont le rang est le mien, à quelque degré que ce soit, [3,240] n'entravez pas ma haine, ne tentez pas de me fléchir par vos prières; ainsi les destins, ainsi les noirs fuseaux des trois soeurs me l'ont juré ce jour, dès l'origine du monde, est fixé pour la guerre, et ces peuples sont nés pour les combats. Pourquoi m'empêcheriez-vous de poursuivre dans ces nations la vengeance d'anciens crimes, de châtier des descendants maudits? J'en atteste ce front, éternel sanctuaire de ma pensée, et ces sources de l'Élysée, puissances sacrées, même pour moi, de ma propre main je renverserai Thèbes, j'arracherai ses murs de leurs fondements, puis sur les maisons d'Argos [3,250] je ferai crouler ses tours, et la changerai en lac, en l'inondant de pluie; oui, dût Junon elle-même, au milieu de ce bouleversement, embrasser dans un dernier effort et ses collines et ses temples.»

Il dit; et, attérés comme s'ils n'eussent été que des mortels, tous les Dieux retiennent et leurs voix et leurs pensées. Ainsi, quand les vents lui donnent une courte trêve, la mer languit, et ses rivages dorment d'un calme sommeil; l'air, chaud et lourd, caresse d'un souffle à peine sensible les feuillages des bois et les nuées ; alors les étangs, les lacs sonores s'affaissent, les fleuves se taisent, épuisés par le soleil.

[3,260] Mars triomphe de joie en entendant cet ordre, s'élance bouillant d'ardeur sur son char encore brûlant, et en tourne les rênes vers la gauche. Déjà il atteignait les limites où le ciel se termine brusquement, lorsque Vénus vient s'arrêter sans crainte devant ses chevaux : ils reculent, et surle-champ leur crinière hérissée s'abaisse humblement. Alors, la poitrine appuyée contre l'extrémité du timon, et détournant ses yeux humides, pendant que, penchés jusqu'aux pieds de la déesse, les chevaux rongent en écumant leur frein de diamant, elle commence ainsi :

«C'est donc la guerre contre Thèbes, ô le meilleur des beaux-pères, [3,270] c'est la guerre que tu prépares, c'est l'extinction de tes petits-fils? Ni la naissance d'Harmonia, ni cet hymen célébré par les Dieux, ni ces larmes que je verse, rien, furieux que tu es, rien ne t'arrête? C'est là la récompense de ma faute? C'est pour cela que, réputation, pudeur, j'ai tout sacrifié? C'est tout ce que m'a valu de ta part le filet de Lemnos? Poursuis, puisque tel est ton plaisir, mais ce n'est pas ainsi que Vulcain m'obéit, Vulcain, cet époux outragé , cet époux irrité, et pourtant mon esclave. Quand je lui ordonnerais de s'épuiser pour moi à sa forge et d'y passer les nuits après les jours, il en serait heureux, fût-ce pour te fabriquer de nouveaux ornements et de nouvelles armes! [3,280] Et toi !... mais ce sont des rochers, mais c'est un coeur d'airain que je veux fléchir par des prières. Il est une chose pourtant, une seule, que je te demande avec angoisse : pourquoi me forçais-tu d'unir à cet époux tyrien ma fille chérie, et la livrais-tu à cet hymen fatal? Ils devaient s'illustrer par les armes, c'étaient des coeurs formés pour l'action, ces Tyriens nés du sang d'un dragon, disais-tu avec orgueil; c'étaient les descendants de Jupiter.... Ah! qu'il eût mieux valu pour moi marier ma fille, vers l'Ourse boréale, à quelqu'un de tes Thraces! N'avons-nous pas supporté assez d'indignités? n'est-ce pas assez que la fille de la déesse Vénus déroule en rampant ses longs replis, [3,290] et souille de sa bave les herbes d'Illyrie? Et maintenant c'est sa race innocente!»

Le dieu de la guerre ne put supporter plus longtemps ses larmes; il passe sa lance dans la main gauche, saute du haut de son char, prend Vénus dans ses bras, et la blesse de son bouclier en l'embrassant; puis il la flatte par ces douces paroles :

« Ô toi, mon repos après les combats, ma sainte volupté, la seule paix de mon âme ! toi qui, seule entre les Dieux, es assez puissante pour te jeter impunément au-devant de mes traits, et, quand ils frémissent au milieu du carnage, pour t'arrêter près de ces chevaux, et m'arracher ce glaive de la main; [3,300] non, ni les liens du sang qui m'attachent au Tyrien Cadmus, ni ton précieux amour (ne prends pas plaisir à me faire des reproches immérités), ne sont sortis de ma mémoire. Puissé-je auparavant, tout dieu que je suis, être plongé dans les lacs souterrains du royaume de mon oncle, et jeté désarmé au milieu des ombres pâles ! Mais en ce moment, contraint d'exécuter les décrets des destins et les ordres suprêmes de mon père, car ce n'est pas le bras de Vulcain qu'on choisirait pour une telle mission, de quel front irais-je m'opposer à Jupiter et mépriser les lois qu'il m'a dictées, moi qui naguère, ô puissance! ai vu la terre, et le ciel, et les mers trembler au son de sa voix, et des Dieux, si grands encore, bien qu'après lui, [3,310] se cacher d'épouvante? Mais ne pousse pas, ô ma bien-aimée, ta crainte jusqu'au désespoir! si je n'ai pas le pouvoir de changer ce qui est, du moins, lorsque les deux peuples lutteront sous les murs de Thèbes, je serai là, et j'appuierai le parti qui nous est allié. Alors, en me voyant, à travers la plaine ensanglantée, promener la mort dans les rangs des Argiens, tu ne. seras plus ainsi découragée. Ce droit, je l'ai, et les destins ne s'y opposent pas.»

Ayant ainsi parlé, il lance dans l'espace ses chevaux brûlants. La colère du grand Jupiter ne tombe pas plus rapidement sur la terre, quand parfois il s'arrête sur l'Othrys couvert de neige, ou sur la cime glacée de l'Ossa, [3,320] et prend dans la nue la foudre dont il arme son bras: la masse de feu vole; partout les ordres cruels du dieu et le triple dard épouvantent le ciel; elle annonce aux riches campagnes la dévastation, aux malheureux matelots la mort au fond des mers.

Déjà Tydée, parvenu au terme de sa route, suit d'un pas appesanti par la fatigue les campagnes d'Argos et les vertes pentes de Prosymna; son aspect est effrayant; ses cheveux se dressent, souillés de poussière; une sueur épaisse tombe de ses épaules dans ses profondes blessures; l'insomnie a rougi ses yeux; sa bouche est desséchée et haletante de soif, [3,330] mais son âme respire l'immense gloire de ses actes récents. Ainsi revient à ses pâturages accoutumés un belliqueux taureau, dont le cou, les épaules et le flanc déchirés ruissellent du sang de son adversaire et du sien. Ses forces sont abattues, mais non son courage; sa tête se penche, mais sa poitrine est gonflée d'orgueil : son ennemi gît sur l'arène, gémissant honteusement, et l'empêche de sentir ses cuisantes douleurs.

Tel était Tydée. Il n'a cessé, en traversant les villes situées entre l'Asope et Argon, de les enflammer de sa haine; partout et toujours il raconte que, député par une nation grecque, [3,340] il est allé à Thèbes réclamer le trône de Polynice exilé, mais que, violence, embûches nocturnes, attentat criminel et perfide, voilà tout ce qu'il a pu obtenir du roi thébain, qui refuse de reconnaître les droits de son frère. Les peuples le croient sans peine. Le dieu des combats les dispose à une foi sans limites, et la renommée double les bruits effrayants qu'elle recueille.

Dès qu'il est entré dans la ville (le hasard voulut qu'en ce moment même Adraste réunît en conseil les chefs les plus distingués), il se.présente à l'improviste, et, du seuil de la porte, crie d'une voix tonnante :

« Aux armes ! aux armes, guerriers ! et toi, excellent roi d'Argon, s'il te reste une goutte du sang de tes magnanimes ancêtres, [3,350] aux armes ! Plus de piété, plus de respect pour le droit des gens, seul souci de Jupiter ! Il eût mieux valu pour moi être député chez les Sarmates avides, chez le sanguinaire gardien de la forêt de Bébrycie. Et je n'accuse personne, et je ne me plains point de la mission qu'on m'a donnée; non, je me félicite de mon voyage, je me félicite d'avoir touché du doigt la scélératesse de Thèbes. A leurs attaques, croyez-le bien, à leurs attaques j'ai résisté comme une tour puissante, comme une ville resserrée dans ses murailles; leurs guerriers, les plus braves, armés de la tête aux pieds, la nuit , dans une embuscade, quand j'étais nu, quand j'ignorais les lieux, m'ont traîtreusement cerné, mais en vain: ils gisent dans leur sang [3,360] devant leur ville déserte. Maintenant, oh! maintenant, il en est temps, à l'ennemi, tandis qu'il tremble, tandis qu'il est pâle de crainte, tandis qu'il porte ses morts au bûcher, tandis que sa main est encore aux brancards funèbres! moi-même, tout fatigué que je suis d'avoir fait des ombres de ces cinquante héros, et malgré ces blessures encore saignantes, en avant, en avant! c'est mon voeu ».

Frémissant, les Inachides se lèvent de leurs sièges; et, le premier de tous, le héros thébain, s'avance, le visage renversé : « Moi, l'objet de la haine des Dieux, moi, dont la vie est un crime, je vois ces blessures, et n'en puis montrer aucune ! C'était donc ce retour, ô -mon frère, que tu me préparais? [3,370] C'était contre moi que tu dirigeais ces traits? Ô désir honteux de la vie! malheureux! j'ai privé mon frère d'un si magnifique exploit. Et maintenant qu'une douce paix continue d'habiter vos murs, et que je ne sois pas pour vous la cause d'un si grand trouble, moi qui vous suis encore étranger! Je sais, et le bonheur ne me l'a pas fait oublier, combien il est dur d'être arraché à ses enfants, à sa couche, à sa patrie ; non jamais famille inquiète pour un être aimé ne m'accusera; jamais les mères ne jetteront sur moi un regard oblique et farouche. Je partirai de bon coeur, et certain de mourir; quand mon épouse chérie, quand mon beau-père voudrait une seconde fois me retenir. Ma vie! c'est à Thèbes, [3,380] c'est à toi, mon frère, à toi surtout, magnanime Tydée, que je la dois ! »

Ainsi par des paroles feintes il sonde les coeurs, et fait indirectement une prière. Ses plaintes excitent la colère, et des larmes de pitié se mêlent à l'ardeur du ressentiment. Dans tous les coeurs, qu'ils soient jeunes ou glacés et engourdis par l'àge, règne une seule pensée, appeler les peuples aux armes, s'associer les nations voisines, puis aussitôt marcher. Mais le roi, aussi profond dans ses desseins qu'habile à manier le fardeau de l'empire :

« Laissez, dit-il, aux Dieux et à moi, je vous prie, le soin de remédier à ces maux; [3,390] toi, ton frère ne te privera pas impunément du trône ; et vous, ne vous engagez pas aveuglément dans cette guerre.. Maintenant accueillez ce noble fils d'Oenée, si fier de tant de sang versé; et que son âme et son corps se délassent dans un repos prolongé. Pour nous, la douleur ne nous fera pas perdre la raison ».

Aussitôt les amis de Tydée et son épouse, pâles d'effroi, l'entouren , épuisé qu'il est des fatigues du combat et de la route. Joyeux cependant, il s'arrête au milieu de la salle ; et, le dos appuyé contre une immense colonne, tandis qu'ldmon, disciple du dieu d'Épidaure, lave ses blessures, tantôt d'une main légère y porte le fer, tantôt les adoucit avec des herbes d'une grande vertu, [3,400] arraché à la douleur présente par la grandeur de son âme, il dit l'origine de la querelle, ses paroles et celles d'Étéocle, le lieu de l'embuscade, le temps choisi pour cette surprise, les guerriers qui l'ont attaqué, leurs chefs, et quels chefs! ceux dont la mort lui a le plus coûté, enfin Méon, conservé pour un triste message; et tandis qu'il parle, ses fidèles amis, les grands de l'État, son beau-père, sont immobiles d'étonnement, et l'exilé de Thèbes est transporté de fureur.

Le soleil, incliné au bord de la mer occidentale, avait dételé ses chevaux brûlants, et plongeait dans les eaux de l'Océan son éclatante chevelure; [3,410] la foule des filles de Nérée et les Heures accourent d'un pas rapide; elles détachent de son front la couronne aux rayons d'or, elles ôtent aux chevaux leurs freins, et déchargent des harnois vermeils leurs poitrines trempées de sueur; d'autres les conduisent au doux gazon qu'ils ont bien mérité, relèvent le timon et renversent le char.

La nuit est venue : elle a calmé les soucis des hommes et les élans désordonnés des bêtes sauvages, et enveloppé les cieux de son noir manteau. Elle est douce pour tous, mais non pour toi , Adraste, ni pour Polynice; quant à Tydée, il dort d'un sommeil profond, et tout plein de la grande image de sa valeur.

[3,420] Et déjà le dieu des combats, au milieu des ombres errantes de la nuit, sur les confins de l'Arcadie, sur les campagnes de Némée; sur le sommet du Ténare, sur Thérapnée, chérie d'Apollon, fait retentir le tonnerre de ses armes, et remplit de son amour les coeurs.les plus timides. La Fureur et la Colère ajustent son panache; la Peur, son écuyer, tient les rènes de ses coursiers, tandisque la Renommée, à qui nul bruit n'échappe, et qu'entourent comme une ceinture mille rumeurs diverses, vole devant son char, et, poussée par le souffle gémissant des chevaux aux pieds ailés, secoue ses plumes frissonnantes avec un sourd murmure : c'est que l'écuyer, la pressant de son fouet ensanglanté, [3,430] la force à dire ce qui est et ce qui n'est pas ; et du haut de son char le Dieu lui-même, implacable, lui heurte le dos et la tête avec sa lance terrible.

Ainsi, lorsque Neptune tire les vents des antres d'Éole, les chasse devant lui, et les précipite sur la grande mer Êgée; entre les rênes de son char frémissent, triste cortége, et les nuées, et les frimas, et les brumes, et les tempêtes. Lourdes des débris fangeux des terres bouleversées, les Cyclades, ébranlées jusque dans leurs fondements, résistent, mais chancellent; toi-même, ô Délos, tu crains d'être séparée de Mycone et de Gyare, tes compagnes, et tu attestes la foi de ton grand nourrisson.

[3,440] Déjà, pour la septième fois, l'Aurore au teint de pourpre rendait à la terre et aux Dieux l'éclat du jour, lorsque le vieux héros, descendant de Persée, l'esprit troublé de mille inquiétudes sur la guerre et sur l'orgueil de ses gendres, hésitait encore s'il donnerait carrière à leur ardeur belliqueuse et ferait sentir aux nations l'aiguillon des combats, ou s'il mettrait un frein aux ressentiments, et retiendrait le glaive à moitié sorti du fourreau. D'un côté, les douceurs de la paix l'attirent; de l'autre, sa fierté est révoltée de la honte d'un tel repos; et d'aîlleurs, enivrés des charmes nouveaux de la guerre, les peuples seront difficiles à contenir. [3,450] Dans son doute, une dernière pensée lui sourit, c'est de faire parler les prêtres inspirés, et d'apprendre ainsi la volonté des dieux.

C'est à toi, Amphiaraüs, qu'est confié ce soin intelligent de l'avenir; et près de toi le fils d'Amythaon , déjà vieux de corps, mais vigoureux d'esprit et d'inspiration; Mélampe, unit ses pas aux tiens. On ne saurait dire qui des deux Apollon favorise le plus, qui des deux il a le plus largement abreuvé des eaux de Cyrrha. D'abord, dans les entrailles et le sang des victimes ils interrogent les Dieux : dès le début, ils voient avec épouvante les coeurs tachés des brebis refuser une réponse favorable, et leurs veines, remplies d'un sang noir, menacer des derniers malheurs. Ils veulent poursuivre cependant, et demander des présages à l'air libre des cieux.

[3,460] Il était une montagne cachant dans les nues sa croupe audacieuse (les habitants de Lerne l'appellent Aphésas), et dès longtemps sacrée pour les peuples de l'Argolide : c'est de là que Persée, d'un vol rapide, s'élança dans les airs, ce jour où sa mère effrayée vit, du haut d'un rocher, les pieds de son fils se détacher du sol, et fut tentée de le suivre.

C'est là que les deux interprètes des Dieux, le front ceint d'une pâle couronne d'olivier, et les tempes ornées de bandelettes blanches comme la neige, se rendent ensemble, au moment où le soleil levant a séché les campagnes humides de rosée, et dissipé les brumes glacées de la nuit. [3,470] Le premier, le fils d'Oïclès adresse à la divinité, pour se la rendre propice, la prière accoutumée :

« Tout-puissant Jupiter! c'est toi, dit-on, qui as donné aux aigles rapides le pouvoir de conseiller, rempli les oiseaux de la science de l'avenir, et dévoilé dans le ciel les présages et les causes cachées des événements. On ne trouverait des oracles plus sûrs ni dans l'antre de Cyrrha, ni dans ces arbres de Chaonie qui, si l'on en croit la renommée, parlèrent en ton nom au pays des Molosses; non, dût-on même faire entrer en lice et l'aride Hammon, et les sorts de Lycie, et le boeuf du Nil, et Branchus, égal à son père, et le rustique habitant de Pise, [3,480] qui, la nuit, entend la voix de Pan dans l'ombre des forêts de Lycaonie. Bien plus riche d'inspiration est celui à qui tu te manifestes, ô Jupiter, dans le vol favorable des oiseaux : ce privilège qu'ils ont est étonnant, mais il existe, et depuis longtemps; soit que le fondateur du ciel l'ait ainsi voulu, lorsqu'il prit dans les éléments épars du chaos les germes de nouveaux mondes; soit que, changé de forme après avoir eu la nôtre, l'oiseau ait monté jusqu'à la région des vents, soit qu'il ait une essence plus pure, et que son innocence et son rare contact avec la terre lui enseignent la vérité; c'est à toi, souverain créateur des hommes et des Dieux, qu'il appartient de le savoir : [3,490] pour nous, qu'il nous soit permis seulement de lire d'avance dans le ciel s'il faut commencer cette guerre, et quels seront nos travaux à venir. Si le destin le veut, si les inflexibles Parques ont décidé que les haches d'Argos briseront les portes de Thèbes , donne un signe, tonne à gauche, et qu'au milieu des airs la langue mystérieuse des oiseaux fasse entendre un favorable et unanime murmure. S'il en est autrement, arrête-nous dès à présent, et couvre le jour d'un nuage d'oiseaux volant à droite.»

Il dit, et se place sur le haut d'un rocher : alors il prononce les noms de plusieurs divinités inconnues, et pénètre du regard les ténèbres de l'immense univers.

Lorsqu'ils se furent, dans les formes consacrées, partagé les astres, [3,500] qu'ils eurent longtemps, de l'âme et des yeux ; suivi, observé attentivement tous les mouvements des airs, le fils d'Amythaon commence ainsi, après un long silence :

«Ne vois-tu pas, Amphiaraüs, que dans les hautes régions du ciel aucun oiseau n'a le vol régulier? que tous ne planent qu'après avoir glissé vers tous les points de 1'espace, ou fuient avec un sinistre battement d'ailes? Ni le noir compagnon des trépieds, ni le brûlant ministre de la foudre, ne se montrent, et l'oiseau au bec crochu de la blonde Minerve ne vient point apporter ses auspices encore plus favorables : non, c'est le vautour, c'est l'épervier qui tournent triomphants sur leur proie. [3,510] Des monstres volent, de lugubres oiseaux sifflent dans la nue, la nocturne chauve-souris gémit, et le butor annonce des destins funestes. Suivrons-nous ces premiers présages? Est-ce à ces hôtes, dieu de Thymbrée, que tu livres le ciel? Tous ensemble, de leurs ongles recourbés, se déchirent mutuellement avec rage; des bruissements de leurs ailes, imitant des gémissements, ils chassent les Zéphyrs, et s'arrachent le plumage de leur poitrine.»

Amphiaraüs reprend: « Certes, mon père, Phébus est bien variable dans ses présages; je l'ai souvent éprouvé, et dès ma première jeunesse, lorsque le vaisseau thessalien me portait avec ces rois, fils des Dieux. Là, prédisant les dangers qu'ils allaient courir sur la terre et sur les mers, [3,520] j'étonnais les chefs; et lorsque je parlais de l'avenir dans les circonstances embarrassantes, Mopsus n'était pas plus souvent que moi écouté de Jason; mais jamais, avant ce jour, je n'ai: remarqué des signes aussi terribles, ni lu dans les astres l'annonce de plus de prodiges : toutefois, des choses plus effrayantes encore se préparent. Porte ton attention de ce côté : dans ces profondeurs lumineuses du ciel, d'innombrables cygnes sont rangés par bataillons, soit que Borée les ait chassés des bords glacés du Strymon, soit que les vents doux et fécondants des bords du Nil les apportent jusqu'à nous. Ils sont arrêtés : figure-toi que c'est là l'image de Thèbes; car, formés en cercle, immobiles et silencieux, [3,530] ils semblent une ville entourée de murs et de retranchements. Mais voici qu'une armée plus forte s'avance à travers le vide; je vois, sur une même ligne, sept de ces fauves oiseaux qui portent la foudre du grand Jupiter marcher à la tète de la colonne triomphante. Ce sont, comprends-le bien, les sept rois qui commandent l'armée d'Argos. Ils fondent sur la troupe aux ailes de neige, le bec ouvert pour le carnage et les serres déployées.

« Vois-tu cette pluie de sang dispersée par les vents, cette nuée de plumes dont le jour est obscurci? Quelle soudaine et cruelle colère de Jupiter vengeur plonge les vainqueurs dans la mort! L'un, s'élevant trop haut, s'enflamme tout à coup aux feux du soleil, [3,540] et laisse tomber sa fureur; un autre lutte contre les plus redoutables des ennemis, mais il ne peut se soutenir sur ses ailes trop faibles. Celui-ci, attaché à son adversaire, tombe avec lui; cet autre se soustrait par la fuite à la funeste destinée de ses compagnons. Cet autre, enveloppé dans un nuage, meurt; en voici un qui, près d'expirer, mange son ennemi vivant; le sang arrose les creuses nuées. Pourquoi ces larmes furtives? Celui-là, vénérable Mélampe, celui-là qui tombe, je le reconnais ».

Tremblants sous le poids de l'avenir, souffrant par anticipation les maux dont ils voient la véridique image, les augures sont frappés de terreur; [3,550] ils se repentent d'être entrés de force dans le conseil des hôtes de l'air, et d'avoir pénétré les secrets du ciel malgré le ciel. Ils maudissent les Dieux qui les ont écoutés. D'où vient aux malheureux mortels ce désir insensé de connaître l'avenir? Est-ce un présent des Dieux, ou bien un besoin de cette race humaine, qui ne peut jamais se fixer? Nous voulons savoir à tout prix quel fut notre premier jour, quel sera le dernier; ce que dans sa bonté le père des Dieux, ce que dans son âme de fer Clotho nous réserve; nous interrogeons les entrailles des victimes, le vol et le chant des oiseaux dans les nues, le cours des astres, les phases réglées de la lune, et l'art sacrilége des Thessaliens. [3,560] Ce n'étaient pas les hommes de l'âge d'or, nos ancêtres au sang pur, ces durs enfants des rochers ou des chênes, qui eussent conçu ces audacieuses tentatives; ils n'avaient qu'un amour, dompter les forêts et le sol; et, pour eux, fouiller dans l'avenir était un crime. Pour nous, tourbe débile et corrompue, nous scrutons dans sa profondeur la pensée des Dieux; de là la pâleur et la haine, de là les attentats, et la perfidie, et une ambition sans limites.

De sa propre main Amphiaraüs arrache les bandelettes et les guirlandes maudites, et, le front dépouillé du sacré feuillage, descend de cette montagne désormais odieuse : déjà le bruit des armes et les sons de la trompette sont dans ses oreilles, et Thèbes absente frémit dans son coeur. [3,570] Il ne veut ni se montrer à la foule, ni converser secrètement avec le roi, ni se présenter à l'assemblée des grands; il va se cacher dans l'ombre de sa demeure, et refuse de dévoiler les volontés des Dieux. Pour toi, la honte et le chagrin te retiennent dans la campagne, ô Mélampe!

Douze jours il reste la bouche fermée, et tient le peuple et les chefs dans une déchirante incertitude. Et déjà les ordres suprêmes du Tonnant retentissent, et dépeuplent de citoyens les campagnes et les antiques cités; le dieu de la guerre entraîne à sa suite d'innombrables combattants ; tous avec joie ont quitté leurs maisons, et leurs femmes chéries, et leurs enfants pleurant sur le seuil : [3,580] tant est puissant le dieu qui les inspire! Les armes suspendues à la porte du foyer paternel, les chars renfermés dans les temples, ils les en arrachent avec bonheur; dards amoindris par le temps, glaives hérissés de rouille se redressent pour pouvoir frapper encore, et rajeunissent, aiguisés sur la pierre. Ceux-ci essaient des casques polis, de grandes cuirasses aux jointures d'airain, des tuniques d'acier dont la rouille fait crier les mailles; d'autres assouplissent les arcs crétois. Bientôt les faux, les socs de charrues, les herses, les hoyaux recourbés, rougissent affreusement dans les forges avides. [3,590] On n'a pas honte de tailler des lances dans les arbres des bois sacrés, et des boucliers dans les flancs du taureau vieilli.

Argos se précipite vers le palais du roi, que la tristesse dévore; la guerre est dans tous les coeurs, la guerre est dans toutes les bouches; un cri monte dans les airs, aussi formidable que le mugissement de la mer de Tyrrhène, ou que le bruit qu'en se retournant fait Encelade : le mont tonne au loin dans ses antres brûlants; ses cratères, débordent, le promontoire de Pélore resserre ses flots dans un lit plus étroit, et la terre de Sicile, jadis arrachée du continent, espère retourner à son point de départ.

Alors s'avance Capanée, qu'excite l'amour des combats, et dont cette longue paix a gonflé le cour d'indignation. [3,600] Sa noblesse est illustre et ancienne, mais par ses exploits il a dépassé ses ancêtres : longtemps contempteur impuni des Dieux et de la justice, et prodigue de sa vie, quand la colère l'inspire, semblable à l'un des habitants des forêts de la sombre Pholoé, ou à l'un des Cyclopes, qu'il égale par sa taille, il est debout à ta porte, avec les chefs et la foule frémissante, Amphiaraüs.

«Quelle lâcheté, s'écrie-t-il, fils d'Inachus! et vous, ô Grecs, nos alliés par le sang! N'est-ce pas une honte que sur le seuil d'un plébéien [3,610] tant de nations armées et remplies d'ardeur s'arrêtent ainsi en suspens? Non, quand, sous les voûtes caverneuses de Cyrrha, Apollon lui-même, quel qu'il soit pour des lâches, quoi qu'en publie la renommée, mugirait enfermé dans son antre fatidique, je ne pourrais attendre qu'une vierge pâle vînt annoncer ses effrayants et équivoques oracles. Mon dieu, c'est ma valeur, c'est l'épée que je tiens! Qu'il sorte donc à l'instant, avec sa lâcheté et ses mensonges, ce prêtre; ou je saurai aujourd'hui jusqu'où va le pouvoir des oiseaux !»

Un frémissement de joie, des applaudissements unanimes accueillent ces paroles d'un furieux. Enfin, contraint de sortir, le fils d'Oïclès, qu'agitent bien d'autres inquiétudes, se montre :

[3,620] «Certes, ce ne sont point, dit-il, les clameurs de ce jeune impie, ni ses menaces, bien que ces menaces aillent jusqu'à la démence, qui m'arrachent de mes ténèbres : une autre destinée m'attend, et mon dernier jour ne sera point l'ouvrage d'un mortel. C'est mon amour pour vous, c'est Phébus, dont l'esprit déborde en moi, qui me pousse à dévoiler le secret de l'avenir. Tout ce qui doit arriver, tout ce qui est devant nous, je vais vous le révéler, malgré ma douleur; mais toi, homme en délire, il est défendu de t'avertir d'avance, et pour toi seul est muet mon Apollon. Où portez-vous, malheureux, malgré les destins et les Dieux, [3,630] où portez-vous ces armes? Est-ce le fouet des furies qui vous tourmente et vous aveugle? Êtes-vous si dégoûtés de la vie? haïssez-vous Argos? Vos maisons ont-elles perdu leurs charmes:? N'avez-vous souci d'aucun présage? Pourquoi vers le mystérieux sommet de la montagne de Persée m'avez-vous contraint de porter mes pas tremblants, et de forcer l'entrée du conseil des Dieux? Je pouvais comme vous ignorer le sort de nos armes, notre jour suprême, votre destinée à tous, et la mienne. Je vous prends à témoin, profondeurs du monde que j'ai sondées, oiseaux d'ont j'ai écouté le langage, et toi, dieu de Thymbrée, que dans mes invocations je n'ai jamais trouvé si cruel, vous savez quels signes d'avenir [3,640] il m'a fallu subir! J'ai vu des présages d'une ruine immense; j'ai vu les hommes et les Dieux souillés de crimes; j'ai vu Mégère en joie, et Lachésis faisant disparaître des siècles sur son noir fuseau.

Jetez loin de vous ces armes. C'est un dieu qui s'oppose à vos fureurs, c'est un dieu! Malheureux! que trouvez-vous de beau à inonder de votre sang l'Aonie et les sillons ensemencés par le cruel Cadmus? Mais pourquoi ces vaines prédictions? pourquoi ces efforts pour empêcher des événements inévitables? Nous passerons outre ». A ces mots, le prêtre se tait et soupire.

Capanée reprend : «Garde pour toi ta fureur, augure, et tes prédictions, excellent prétexte pour rester honteusement dans Argos solitaire. [3,650] Que jamais le son de la trompette n'aille jusqu'à ton oreille ! Mais pourquoi retardes-tu l'élan de guerriers plus braves que toi? Sans doute, pour que tu puisses, mollement étendu dans ta couche, jouir de tes vains auspices, de ton fils, de ton foyer; nous verrons en silence, nous verrons sans vengeance la poitrine transpercée du magnanime Tydée, et le traité déchiré par le glaive? Sans doute ces guirlandes te vaudront la paix; sans doute tes paroles feront jaillir du ciel vide les causes et les sources cachées des événements? Je plains les Dieux, s'ils s'inquiètent des incantations [3,660] et des prières des hommes. Pourquoi veux-tu épouvanter des coeurs timides? C'est par la crainte que les Dieux sont entrés dans le monde. Pour toi, tu peux en toute sécurité donner maintenant carrière à ton enthousiasme; mais, au premier son de la trompette, quand déjà nous boirons dans nos casques les eaux ennemies de l'Ismène et de Dircé, ne viens pas, je t'en avertis, lorsque je n'écouterai plus que le bruit des clairons et des armes, te jeter à la traverse, et, pour quelque vision de vents ou d'oiseaux, reculer le jour des combats ! loin de toi seront alors ces molles bandelettes, et ta fureur prophétique, et l'épouvantail de ton dieu. Alors il n'y aura d'augure que moi, et quiconque avec moi sera prêt à s'enivrer de carnage.»

Une seconde fois les acclamations éclatent avec un immense fracas, [3,670] et roulent en tumulte jusqu'aux astres.

Tel un rapide torrent, dont les souffles printaniers, en fondant les neiges des montagnes, ont accru la fureur, franchit toutes les digues, erre çà et là dans les plaines, et emporte pêle-mèle, à grand bruit, les cabanes, les débris des terres, les troupeaux, les hommes, jusqu'à ce qu'une colline, plus forte que lui, l'arrête, et de son vaste boulevard lui fasse enfin des rives. Ces débats des chefs sont interrompus par la nuit.

Cependant Argie ne pouvant plus supporter les gémissements de son époux, et touchée de pitié pour une douleur qu'elle partage, [3,680] allait, dans l'état où elle était depuis longtemps, les cheveux en désordre, les joues sillonnées de larmes, vers le palais de son vénérable père, et portait à son aïeul le jeune Thessandre suspendu à sa mamelle, à l'heure où la nuit finit, où l'aurore n'est pas levée encore, où l'Ourse, restée seule sur l'horizon, voit avec envie les astres fuir vers l'Océan.

Lorsqu'elle eut passé le seuil et se fut jetée aux genoux d'Adraste : «Pourquoi je viens en larmes, sans mon triste époux, suppliante, frapper la nuit à ta porte, bien que je ne te le dise pas, tu le sais, ô mon père! Mais, j'en atteste les Dieux qui président à la naissance, [3,690] et toi, mon père, ce n'est pas lui qui m'envoie, c'est un chagrin sans repos qui me chasse de ma couche ; car , depuis que l'hymen , et après lui, la funeste Junon, ont allumé pour nous un flambeau sinistre, toujours les larmes de Polynice, toujours les gémissements qu'il pousse à mes côtés ont éloigné le sommeil de mes yeux. Non, quand j'aurais la férocité d'une tigresse, quand mon coeur serait entouré d'une dure écorce de pierre, je n'y pourrais tenir. Toi seul peux nous secourir, toi seul peux guérir nos maux ; donne-nous la guerre, ô mon père ! Vois l'humiliation, vois l'abaissement de ton gendre, vois ce fils de l'exilé; un jour il rougira de sa naissance. Souviens-toi que cet exilé fut d'abord ton hôte, et qu'en joignant nos mains tu attestas les Dieux! [3,700] C'est bien lui que les destins me réservaient, lui qu'annonçait Apollon. Je n'ai point brûlé furtivement des ardeurs de Vénus, ni allumé un criminel flambeau; j'ai respecté tes ordres, j'ai chéri tes conseils. Maintenant qu'il souffre, serai-je assez cruelle pour dédaigner ses plaintes? Tu ne sais pas, père bien-aimé, tu ne sais pas qu'un vif amour était pour moi un motif de plus d'épouser un infortuné. Et maintenant, dans mon affliction, je te demande une triste et redoutable faveur qui me sera une source de terreurs et de larmes. Mais quand le jour fatal interrompra le baiser d'adieu, quand les rauques accents de la trompette donneront aux guerriers le signal; du départ, et que vos fronts étincelleront du sauvage éclat des casques d'or, [3,710] hélas ! père chéri, je viendrai peut-étre t'adresser une autre prière.»

Le visage baigné de pleurs, son père l'embrasse. «Ce n'est pas moi, ma fille, qui te ferai jamais un crime de ces plaintes; ne crains donc plus; ta demande est honorable; et il y aurait injustice à la rejeter. Mais les révélations des Dieux (ne cesse pas pour cela d'espérer), mes propres craintes, l'instabilité des trônes, me mettent mille doutes dans l'esprit : ces doutes cependant, ma fille, quand il le faudra, auront un terme; et tu ne te plaindras pas d'avoir pleuré en vain. Ton rôle à toi, c'est de consoler ton époux, pour qu'il trouve moins dure une attente nécessaire. Nous faisons lentement, ma fille, de vastes préparatifs. Nos armes gagneront à ces délais.» [3,720] Pendant qu'il parle il voit le jour naître, et se lève pour remplir ses immenses devoirs.