STACE
LIVRE DEUXIÈME.
[2,1] Cependant le fils ailé de Maïa quitte le pays des froides ombres, où il vient de porter les ordres du grand Jupiter. De lourds nuages arrêtent sa marche, une atmosphère impure l'entoure de toutes parts : il a, pour aider son vol, non le souffle des Zéphyrs, mais les vents fétides du royaume muet. Ici, c'est le Styx, se repliantneuf fois dans ses plaines; là ce sont des torrents de feu qui lui barrent le chemin. Derrière lui marche péniblement le vieux Laïus, ombre tremblante, que retarde encore sa blessure; car unglaive impie, arme d'un parricide, s'est plongé tout entier dans ses flancs, [2,10] et le premier il a été victime du courroux des Furies. Il va toutefois, et la verge de Mercure affermit ses pas. Les forêts stériles, les champs habités par les mânes, et leurs bois funèbres, sont stupéfaits en sa présence; le sol même s'étonne de livrer passage au retour d'une ombre; le noir venin de l'envie n'est pas même inconnu chez les morts; l'un d'eux, qui jadis se faisait un plaisir cruel d'insulter aux malheurs des vivants et souffrait de leur bonheur, ne vit point sans chagrin ce retour vers la lumière:
« Va, dit-il, heureux que tu es! [2,20] soit que l'ordre de Jupiter, soit que le pouvoir plus grand d'Érinnys , te pousse à l'encontre du jour, soitque la prêtresse furieuse de Thessalie te fasse sortir du fond de ton sépulcre, va, va, quelle que soit l'œuvre à laquelle on t'appelle. Hélas! tu reverras la douce clarté du ciel, le soleil que tu as quitté, la terre verdoyante, et l'eau pure des fontaines ; mais ce ne sera que pour rentrer plus triste en ces ténèbres ».
Dès que Cerbère les entendit, du seuil obscur où il était couché, il dressa ses trois têtes et hurla de ses trois gueules : n'est-il pas cruel même pour ceux qui entrent? Déjà son triple cou était gonflé de menaces, déjà il remuait les ossements épars devant lui sur le sol, [2,30] quand le dieu, le touchant de son caducée assoupissant, dompta sous le sommeil ses paupières de ferIl est un lieu (les fils d'Inachus l'ont appelé Ténare) où le promontoire de Malée lève dans les airs sa tête redoutable, blanchie de l'écume des flots, et ne permet à nul regard d'atteindre à son faîte.
Il est debout, superbe, serein, regardant en bas les tempêtes , et sur sa cime les astres seuls se reposent. Là les vents apaisés s'endorment, là les foudres ont leur route ; de sombres nuages habitent les flancs de la montagne , dont le front ne retentit ni des battements d'ailes de l'oiseau, [2,40] ni des sourdes clameurs du tonnerre; mais, lorsque le jour décline, elle embrasse une vaste étendue de flots , et son ombre immense nage au loin sur l'abîme.
Le Ténare, trop faible pour dominer les vagues, les reçoit dans la profondeur de son gouffre. C'est le port où Neptune conduit ses chevaux, fatigués d'errer dans la mer Égée : leurs pieds de devant creusent le sable; le derrière de leur corps, terminé en poisson, flotte sur les ondes. Là, dit-on, est un sentier détourné par où descendent les ombres pâles des nuits, qui vont enrichir le noir palais du Jupiter infernal. [2,50] Si l'on en croit les Arcadiens, dans les champs voisins on entend les grincements de dents, les plaintes des suppliciés, un tumulte effrayant; souvent même les cris des Euménides et le bruit de leurs mains retentissent en plein jour, et le triple portier du royaume de la mort chasse par ses hurlments le laboureur à travers les plaines.
C'est par là que, voilé d'une ombre épaisse, le dieu ailé s'élance dans la demeure des vivants; il secoue de son visage les nuages de l'enfer, et l'air pur qu'il respire rasserène son front. Puis se dirigeant au moyen de l'Arcture, et de la lune, alors au milieu de sa course silencieuse, il passe au-dessus des villes et des campagnes. [2,60] Il rencontre le Sommeil conduisant le char de la Nuit; et le Sommeil, tremblant à la vue d'une divinité plus haute, se lève, et se détourne de la route directe qu'il suivait dans le ciel. L'ombre de Laïus vole sur les pas du dieu; elle reconnaît les astres dont l'aspect lui fut ravi, ces astres qui présidèrent à sa naissance; et déjà il aperçoit au loin le sommet de Cyrrha, et la Phocide, souillée par les cendres de son bûcher.
On était arrivé à Thèbes. Laïus gémit au seuil du palais de son fils, il hésite à entrer dans cette demeure trop connue. Dès qu'il aperçoit, suspendus aux colonnes du portique, les harnois de ses propres chevaux, le char encore teint de son sang, il se trouble, il recule; mais les ordres duTonnant, [2,70] mais la puissance du caducée le retiennent. Par hasard ce jour était celui que Jupiter illustra jadis des splendeurs de sa foudre, alors qu'arraché du sein maternel, ô tendre Bacchus, tu passas dans le flanc de ton père : en mémoire de ce fait, les fils des colons tyriens avaient épuisé cette nuit dans les plaisirs; répandus à travers la ville, à travers les champs, au milieu des guirlandes de fleurs et des coupes vides, ils s'étaient livrés au sommeil vers le retour de la lumière, et de leurs lèvres s'échappait un souffle inégal et bruyant : toute la nuit avaient retenti le hautbois et les sons de la trompette, dominant les battements du tambour. [2,80] Le Cithéron, joyeux lui-même, avait attiré dans les sentiers inaccessibles de ses bois les femmes de Thèbes, calmes cette fois et plus doucement inspirées par Bacchus.
Ainsi sur le Rhodope, ainsi dans la vallée que borde l'Ossa, les agiles cavaliers de la Thrace se rassemblent pour célébrer leurs banquets. Les chairs palpitantes des troupeaux, des mets arrachés de la gueule des lions, du sang tempéré par du lait, voilà le luxe de leur table : mais qu'ils respirent les parfums excitants de Bacchus, les pierres alors, les coupes volent de toutes parts; puis, lorsqu'ils ont ainsi versé sans raison le sang de leurs amis, le lendemain ils recommencent et redressent la table des festins.
C'est pendant cette nuit que Mercure, poussé par l'haleine silencieuse des zéphyrs, [2,90] se glisse au chevet du lit où le roi thébain avait étendu ses membres sur les tapis moelleux de l'Assyrie. O coeurs des mortels ignorants de leur destin! ce roi mange, et il dort!...
Le vieillard alors exécute les ordres qu'il a reçus; et, afin de ne point paraître un vain songe de la nuit, il prend le visage ténébreux du vieux devin Tirésias, et sa voix, et ses vêtements bien connus; il conserve sa propre chevelure, la barbe blanche qui ombrage son menton, et sa pâleur; mais il couvre sa tête de la mitre sacerdotale, qui ne lui appartient pas, et d'où s'échappent les bandelettes sacrées , [2,100] enlacées au vert feuillage de l'olivier; ensuite, du rameau qu'il tient à la main il touche la poitrine du roi, et lui fait entendre ces paroles des destins :
« Il n'est pas temps pour toi de dormir, de demeurer toute la nuit étendu sans songer à ton frère; en attendant, làche que tu es, de grands événements s'accomplissent, de plus graves encore se préparent. Et toi, semblable au pilote qui, lorsque la mer est déjà bouleversée par les vents, s'endormirait sous le nuage, tu te reposes, oublieuxde la guerre, et des flots que ton gouvernail sillonne. Déjà, fier d'un hymen récent, ton frère (la renommée l'a publié ) prépare des forces pour t'arracher le trône, pour t'en défendre à jamais l'accès, [2,110] et rêve une longue vieillesse dans un palais dont il soit seul le maître. Ce qui lui donne du courage, c'est Adraste, forcé par un oracle à devenir son beau-père; c'est Argos, qu'il reçoit pour dot; c'est encore Tydée, souillé du sang fraternel, et qui a fait avec lui un pacte de vie et de mort. De là vient son orgueil, et on lui promet ton exil, un exil éternel. Mais le père des Dieux a eu pitié de toi; il m'envoie du haut du ciel pour te dire : Garde Thèbes; et cet homme aveuglé par l'ambition, ce frère qui, à ta place, en ferait autant, chasse-le; il est avide de ta mort : ne souffre pas qu'il aille plus loin dans ses ténébreux desseins, ni qu'il impose le joug de Mycènes à la ville de Cadmus ».
[2,120] Il dit, et en s'évanouissant (car déjà les chevaux du Soleil font pâlir les étoiles) il arrache de son front les guirlandes et les bandelettes, dit tout haut son nom, et se penche sur la couche où dort son cruel petit-fils; puis, mettant à nu sa gorge, qu'ouvrit le parricide, il l'arrose, endormi, du sang qui coule de sa blessure.
Le roi se réveille en sursaut; il étend ses membres, sort de sa couche, l'esprit obsédé de visions funèbres , et, secouant un sang imaginaire, chasse avec horreur le souvenir de son aïeul, et concentre toutes ses pensées sur son frère. Telle, à la voix des chasseurs, une tigresse secoue la langueur du sommeil, et son poil tacheté se hérisse; elle a soif de carnage, [2,130] elle ouvre la gueule, elle aiguise ses ongles; bientôt elle se rue sur les assaillants, et pour pâture à ses petits ensanglantés rapporte un homme encore vivant : tel le roi thébain, aiguillonné par la colère, se consume en vains combats contre son frère absent.
Déjà, sortie du lit de Tithon, l'Aurore avait chassé du ciel les ténèbres glacées; de ses cheveux elle exprimait la rosée, et le Soleil, la suivant, colorait son visage; Lucifer, à travers les nuages, tourne vers elle les feux tardifs de son char, et se retire lentement de l'éther, qui n'est plus son domaine; puis le dieu de la lumière envahit le monde, [2,140] et ne permet pas même un rayon à sa soeur.
Alors le vieillard fils de Talaüs, puis après lui, sans tarder, le héros de Dircé et celui de l'Achéloüs, s'arrachent de leurs lits; le Sommeil avait répandu les pavots de son urne sur les deux guerriers, fatigués par la lutte et par la tempête; mais le roi d'Argos n'avait pu dormir profondément, car toute la nuit il avait pensé aux Dieux et à la destinée de ses nouveaux hôtes, qui devaient être bientôt ses gendres.
[2,150] Dès qu'ils se rencontrèrent dans une salle intérieure du palais, réservée aux délibérations secrètes, ils se serrèrent la main; Adraste parla le premier, et leva ainsi leurs doutes :
« Nobles jeunes hommes, qu'une nuit favorable a conduits, non pas au hasard, dans mon royaume; qu'à travers la pluie et la foudre, et le courroux du Tonnant, Apollon lui-même a guidés jusqu'en ce palais, je ne pense pas que vous ignoriez, non plus que toute la nation des Pélages, avec quel empressement une foule de prétendants aspirent à la main de mes filles; car j'ai deux filles, espoir d'une longue postérité, qui fleurissent sous une heureuse étoile. [2,160] Ce qu'elles ont de beauté, ce qu'elles ont. de pudeur, à cet égard n'en croyez point un père; vous avez pu, au banquet d'hier, vous en instruire par vous-mêmes. Des rois orgueilleux du trône, rois aussi par les armes, les ont désirées (il serait long de nommer dans ce nombre les seuls chefs de Pharée et d'Oebalie); et, parmi les villes grecques, des mères illustres les espèrent pour leurs fils. Ni ton père, ô fils d'Oenée, ni celui d'Hippodomie, si terrible à la course des chars, n'ont rejeté tant de propositions d'hymen. Mais il ne m'est pas permis de me choisir des gendres nés à Sparte ou dans l'Élide ; c'est à vous depuis longtemps que les destins ont réservé mon sang, et l'héritage de ma grandeur. [2,170] Grâces soient rendues aux Dieux de ce que vous êtes venus si grands par la naissance et par le coeur! leurs oracles me rendent heureux. Ce bonheur, il est né pour moi de cette nuit mauvaise; cette récompense, elle est née pour vous de votre lutte ».
Ils ont entendu; mais pendant quelques instants ils fixent les yeux l'un sur l'autre, et paraisent vouloir se céder la parole : enfin Tydée, plus hardi parce qu'il a plus fait, parle le premier : « Oh ! combien ton esprit, mûri par les années, est sobre de louanges envers toi-même ! Combien ta vertu dépasse ta haute fortune ! A qui le cède Adraste dans l'art de commander? Qui ne sait que tu as été appelé au trône de l'antique Sicyone, [2,180] pour imposer tes lois à l'indomptable Argos? Que n'as-tu, ô Jupiter, et c'eût été jutice, remis en ces mains les nations que l'isthme Dorique embrasse de ses ondes, et toutes celles qui sont comprises plus loin entre les deux rivages de la Grèce ! Le soleil n'eût pas retiré sa lumière à la cruelle Mycènes; les vallées de l'Élide n'eussent pas gémi d'horribles luttes; on n'eût pas vu d'autres royaumes victimes des Euménides, ni ces événements dont le premier tu as à te plaindre, ô Thébain ! pour moi, je suis prêt, et mon coeur est à nu ».
Ainsi il parla, et l'autre répondit : « Refuse-t-on de tels beaux-pères? [2,190] Quoiqu'à des exilés Vénus ne sourie pas, dans nos coeurs cependant toute tristesse se calme, et des douleurs enracinées nous donnent relâche. Nous ne sommes pas moins joyeux de ce qui nous arrive que le navire battu des vents, à l'aspect du rivage sauveur. Heureux d'être entrés dans tes États sous de favorables auspices, nous consacrerons à ta fortune tout ce qui nous reste de vie et de travaux à accomplir ». Sans plus tarder ils se lèvent; le roi d'Argos appuie fortement sur sa promesse, et y joint l'assurance de ses secours [2,200] pour les aider à reconquérir les royaumes de leurs pères.
Le bruit se répand dans la ville que les gendres du roi sont arrivés; que la belle Argie et Déipyle, son égale en beauté, vont être liées au joug de l'hymen réclamé par leur âge; aussi Argos se prépare-t-il aux joies des fêtes. La Renommée parcourt les villes alliées, et va des contrées les plus voisines jusqu'aux bois du Lycée, et du mont Parthénius jusqu'aux champs de Corinthe. L'inquiète Déesse s'abat aussi sur Thèbes, et de ses ailes déployées en couvre les murailles; [2,210] elle épouvante le roi, dont Labdacus est l'aïeul, en lui annonçant, comme ses songes de la nuit précédente, l'asile hospitalier trouvé par Polynice, et son hymen , et son alliance, et l'union de deux races. Quelle n'est pas la licence du monstre? quelle n'est pas sa fureur? Il chante déjà les combats.
Le jour tant désiré se lève; Argos s'épanouit. Une foule joyeuse encombre le palais du roi, où l'on peut contempler les statues de ses ancêtres, dont les visages d'airain luttent d'expression avec la nature ; tant le travail des artistes fut puissant ! D'abord Inachus, le front armé de deux cornes, repose, le coude gauche appuyé sur son urne inclinée; après lui le vieil Iasus, le paisible Phoronée, [2,220] le belliqueux Abas, Acrisius, indigné contre Jupiter; Corèbe, portant une tête au bout de son glaive; Danaüs, dont le visage farouche trahit le crime qu'il médite : puis une longue série de héros.
Bientôt les flots de la foule frémissent sous les portiques superbes; tous les grands, tous ceux qui ont le droit d'approcher du roi se tiennent à leur rang, près de son trône; l'intérieur du palais s'illumine de la flamme des sacrifices et retentitdu chant des femmes argiennes, qui forment autour des deux vierges une chaste ceinture, et dont plusieurs, pressées autour d'elle, les instruisent de leurs nouveaux devoirs, et combattent leurs craintes.
[2,230] Elles vont, belles et décentes dans leur air et dans leur démarche, le front coloré d'une teinte de pourpre et les paupières baissées; dans leur âme luttent secrètement ce suprême amour de la virginité et le premier désir de la passion, et cette lutte se peint sur leur visage ; leurs joues sont baignées de larmes de pudeur, et ces larmes font la joie de leurs parents.
Ainsi descendaient en même temps du ciel Pallas et la sauvage soeur de Phébus, toutes deux armées de traits, toutes deux farouches de visage, les cheveux rattachés au sommet de la tête par un noeud d'or, conduisant leurs compagnes, l'une sur le mont Cynthus, l'autre sur l'Aracynthe : [2,240] alors, s'il était permis à l'oeil des mortels de se fixer sur elles, jamais, si longtemps qu'on les contemplât, on ne déciderait laquelle des deux est la plus belle, laquelle la plus gracieuse, laquelle tient plus de Jupiter; non, quand bien même, échangeant leurs attributs, Pallas prendrait le carquois et Diane le casque.
Les Argiens rivalisent d'allégresse, et fatiguent les Dieux de voeux et de sacrifices, chacun suivant ses facultés. Ceux-ci leur offrent les entrailles d'une victime, ceux-là un simple gazon, sans être pour cela moins bien écoutés (si toutefois un cœur pur a besoin d'encens pour plaire aux Dieux), et couvrent le seuil de leurs demeures de la dépouille des bois.
Voilà qu'une terreur soudaine (ainsi le voulait la cruelle Lachésis) vient agiter tous les coeurs; [2,250] la joie du père s'évanouit, et la fête est troublée. Les deux soeurs étaient allées, à la lueur des torches, visiter la vierge Pallas à la citadelle d'Argos, à Larisse, qu'elle ne met point au-dessous des collines de Munychie; c'était là que, suivant la coutume de leurs ancêtres, les filles d'Iasus venaient, le jour de leur hymen, offrir à Minerve leur chevelure virginale, et s'excuser d'entrer pour la première fois dans le lit d'un époux. Elles montaient les degrés du temple, quand tout à coup un bouclier d'airain, dépouille de l'Arcadien Évippe, se détache du dôme, tombe, écrase les flambeaux d'hyménée portés en avant des jeunes épouses; [2,260] et en même temps du fond du sanctuaire un sonde trompette éclate, si terrible que personne n'ose plus faire un pas.
Dans le premier mouvement d'épouvante tous se tournent vers le roi; bientôt on dit avoir mal entendu : toutefois des pressentiments sinistres envahissent toutes les âmes, et des rumeurs diverses ne font qu'accroître les craintes. Il n'y a rien là d'étonnant; tu portes, Argie, une parure funeste, présent de ton époux, le fatal collier d'Harmonia. Ce collier enfanta une longue série de malheurs bien connus; je dirai néanmoins l'origine de sa dangereuse puissance.
Le dieu de Lemnos, si l'on en croit une antique tradition, depuis longtemps chagrin des larcins amoureux de Mars, [2,270] et voyant que les chaînes vengeresses dont il avait enlacé les deux amants n'étaient ni un châtiment pour eux, ni un obstacle à leur amour, avait fabriqué une parure pour le présent nuptial d'Harmonia. Bien qu'accoutumés à de plus grands ouvrages, les Cyclopes y travaillèrent, et les Thelchines, ces artistes célèbres, prêtèrent le secours de leurs mains habiles; mais Vulcain lui-même se réserva la plus grande part du travail. Il entremêle, pour former ce collier, des émeraudes brillant d'un mystérieux éclat, des diamants empreints de figures funestes, des yeux de Gorgones, des cendres de tonnerres, restées sur les enclumes de l'Etna, des crins luisants arrachés au front verdoyant des dragons, [2,280] puis des larmes des Hespérides, et l'or fatal de la toison de Phryxus. A ces divers poisons il ajoute le plus terrible serpent enlevé à l'affreuse chevelure de Tisiphone, et cette vertu dangereuse qui distingue la chevelure de Vénus. Le dieu rusé enduit ces substances d'écume lunaire, et cache le tout sous un charme qui attire et séduit. Les divinités qui osèrent y toucher furent, non point Pasithée, la première des trois Grâces, ni la Beauté, ni l'enfant d'Idalie, mais la Douleur, la Colère, le Ressentiment; et la Discorde le pressa longtemps dans ses mains.
La première victime de cette oeuvre de vengeance, ce fut Harmonia, compagne du malheureux Cadmus ; [2,290] Harmonia dont les plaintes se changèrent en sifflements sauvages, et dont la poitrine sillonna les champs d'Illyrie. Plus tard, l'audacieuse Sémélé n'eut pas plutôt attaché à son cou ce présent nuisible, que Junon entra déguisée sous son toit. Toi-même aussi, dit-on, infortunée Jocaste, tu possédas ce collier, tu en ornas ton visage, hélas! pour plaire à quel époux ! Après elle, c'est loin d'être fini. Maintenant cet or maudit resplendit au cou d'Argie, et fait pâlir la parure de sa soeur.
L'épouse du devin Amphiaraüs, condamnée à périr, l'avait aperçu; et, oubliant les autels des Dieux, [2,300] oubliant le festin, elle couvait dans le secret de son coeur une sombre jalousie, un désir insatiable de posséder ce fatal ornement, et la prescience de son mari ne lui était d'aucun secours. Que de gémissements, que de désastres l'impie convoite ! Elle en est bien digne, elle ! mais son mari qu'elle trompe, mais ses fils, qu'ont-ils fait pour subir ses fureurs?
Lorsque les fêtes royales et les réjouissances de la foule se furent prolongées douze jours, le héros thébain jette un regard vers sa ville natale, et songe à remonter sur le trône; car il se rappelle le jour où, [2,310] le sort favorisant son frère, il se trouva, lui, simple particulier, dans le palais de ses aïeux; il revoit dans le passé les Dieux qui s'écartent de lui, ses amis qui s'écoulent avec l'empressement de la peur, ses côtés dépouillés de gardes, et la fortune en fuite : une seule personne, sa soeur, avait osé le reconduire sur le triste chemin de l'exil; encore l'avait-il laissée à la porte de la ville sans verser une larme, tant il était possédé par la colère. Ceux qui étaient joyeux à son départ, ceux qui formaient la cour du nouveau roi, ceux qui donnèrent des regrets à son exil,. il a tout remarqué, tout retenu; il y pense jour et nuit. La douleur et la colère lui rongent le coeur, [2,320] l'espérance surtout, le plus cruel entre les maux qui affligent les mortels, lorsque son but est loin. Retournant ainsi dans son âme le nuage de ses pensées, il se résout à marcher vers Dircé, vers la ville de Cadmus, dont l'accès lui est défendu. Tel un taureau, chef du troupeau, privé de sa vallée chérie, chassé de ses pâturages accoutumés, mugit loin de la génisse que le vainqueur lui a ravie : mais que le fugitif reprenne confiance en ses muscles, que son sang se répare, que son cou se redresse, que ses forces renaissent, il a soif de combats : ses forêts, ses troupeaux, devenus la proie d'un autre, il y retourne en conquérant, plus fort du pied et de la corne; [2,330] le vainqueur lui-même en a peur, et ses maîtres ont peine à le reconnaître. Telle jeune Thébain aiguise en secret sa colère; mais sa fidèle épouse a compris la voie qu'il suit, le mystère qu'il lui cache.
Un matin, aux premières lueurs de la pâle Aurore, elle était étendue sur sa couche, enlaçant son mari de ses bras: « Tu cherches à me dérober ce qui t'agite, dit-elle; tu as dessein de me fuir; mais rien n'échappe à ceux qui aiment. Je le vois, la nuit tu veilles, tu te plains, tu soupires; ton sommeil même n'est pas un repos pour toi. Que de fois ne t'ai-je pas surpris, le visage noyé de larmes ! Que de fois, posant la main sur ta poitrine, ne l'ai-je pas sentie haleter d'une profonde angoisse ! Je ne crains nullement que tu rompes ton alliance avec mon père, ou notre union, [2,340] et m'abandonnes à tous les ennuis d'une jeunesse isolée (quoique notre hymen soit à peine accompli, que le voile des fiancées soit encore sur mon front, et que ma couche n'ait pas encore brûlé de tous les feux de l'amour); mes tourments, mes inquiétudes, je me hâte de l'avouer, ils sont tous pour toi, pour toi que j'aime. Iras-tu, seul et sans armes, réclamer ton trône? Et pourras-tu sortir de Thèbes, s'il t'est refusé? Mais la renommée, habile à surprendre en défaut ceux qui règnent, dépeint cet Étéocle comme un homme enflé de l'orgueil du pouvoir qu'il a usurpé, comme ton ennemi enfin; d'ailleurs l'année n'est pas expirée. Ce n'est pas tout; les réponses des prêtres, les entrailles menaçantes des victimes, le vol des oiseaux, les songes confus de la nuit, tout m'épouvante. [2,350] Ah ! je m'en souviens, Junon est venue a moi dans les ténèbres, et Junon ne m'a jamais trompée. Pourquoi veux-tu aller à Thèbes, à moins que tu n'y sois conduit par un amour partagé, et l'espoir d'un meilleur beau-père? » Ces derniers mots font sourire le jeune descendant d'Échion ; il dissipe par ses embrassements les tendres alarmes de son épouse, couvre de baisers ses yeux attristés, et tarit ses larmes :
« Trêve à tes craintes; crois-moi, la valeur de mes soldats nous assurera des jours calmes; tu es trop jeune pour de tels soins. Savoir l'issue de tout ceci n'appartient qu'au fils de Saturne et à la Justice, [2,360] si toutefois la Justice laisse tomber ses regards sur la terre, et prend quelque souci d'y faire triompher le droit. Peut-être il viendra le jour où tu verras la ville de ton époux, où tu marcheras, reine, à travers deux royaumes ! »
Il dit, et s'arrache précipitamment de ce seuil chéri. A Tydée, désormais de moitié avec lui dans tous ses dangers comme dans toutes ses peines, tant est grande l'amitié qui a succédé à leur querelle; à Adraste, son beau-père, il va confier ses tourments. Ils sont longtemps à prendre un parti. Après bien des délibérations, un avis prévaut sur tous les autres : c'est de sonder la bonne foi d'Étéocle, c'est d'employer d'abord les moyens pacifiques pour arriver au trône de Thèbes. [2,370] L'audacieux Tydée s'offre spontanément pour cet office. Toi aussi, ô le plus brave des enfants d'Étolie, Déipyle s'efforça de t'arrêter par ses larmes; mais les ordres de son père, les droits sacrés d'un ambassadeur, et les légitimes prières de sa soeur, la vainquirent.
Déjà Tydée accomplit son voyage pénible à travers les bois et le long du rivage de la mer; il rencontre sur sa route le marais de Lerne, tiède encore des cendres de l'hydre brûlée sur ses bords maudits; la forêt de Némée, où les pasteurs osent à peine faire quelquefois résonner leurs chants; Corinthe, qu'il longe du côté de l'orient; [2,380] le port de Sisyphe, et Léchée, qui emprisonne en son golfe les flots écumants de courroux. Il passe Mégare, laisse à gauche la douce Éleusis, traverse les champs de Theumèse, et entre dans Thèbes.
Là il voit le farouche Étéocle assis sur son trône, et entouré d'une haie de soldats. Il dicte au peuple ses lois cruelles, et cependant son règne est fini, c'est la part de son frère qu'il usurpe; il siége, prêt à tous les crimes, et se plaint qu'on vienne si tard réclamer l'exécution du traité.
Tydée est debout au milieu de l'assemblée; un rameau d'olivier atteste son caractère d'ambassadeur : [2,390] prié de dire son nom et l'objet de sa mission, il déclare l'un et l'autre ; et, comme il ignore l'art de parler et qu'il est prompt à s'emporter, il mêle de l'amertume à ses justes réclamations :
« Si tu étais de bonne foi, s'il te restait quelque souci du traité que tu as juré, il fallait, l'année expirée, envoyer toi-même des ambassadeurs à ton frère, te dépouiller du pouvoir et descendre avec joie du trône, afin que ce frère, longtemps errant, longtemps en butte à d'indignes traitements au milieu des villes étrangères, pût rentrer enfin dans le palais qu'un pacte lui assure. Mais comme il est doux de régner, comme c'est chose attrayante que la puissance, tu attends qu'on réclame. [2,400] Déjà l'année rapide a accompli son tour, et les montagnes ont perdu et recouvré leur ombrage, depuis que ton frère, exilé, manquant de tout, traîne en des terres lointaines une misérable existence; il est temps qu'à ton tour tu aies pour abri le ciel, pour lit le sol glacé, et mendies une place au foyer de l'étranger. Fais trêve à ton bonheur : assez, fier de tes trésors et de l'éclat de ta pourpre, tu t'es raillé de l'année de misères de ton frère; je t'engage à désapprendre les joies du trône, et, par ta patience dans l'exil, à mériter d'y remonter un jour. »
[2,410] Il dit; Étéocle ne l'a pas interrompu, mais son coeur bout de colère. Tel un serpent, atteint par un jet de pierre, quand au fond de son asile depuis longtemps la soif le brûle, se dresse, tremble de tout son corps, et ramasse dans son gosier, dans son cou squameux le venin qui gonfle ses veines :
« Si j'avais eu, dit-il, un doute sur les mauvaises intentions de mon frère, si sa haine ne m'était prouvée jusqu'à l'évidence, il suffirait, pour m'en convaincre, de ces invectives que tu viens ici, plein de celui qui t'envoie, nous crier dès l'abord, remplissant l'office du mineur qui sape des remparts assiégés, de la trompette qui pousse dans la mêlée deux armées ennemies. [2,420] Si tu avais à parler à des Thraces ou à des Gélons, pâles sous leur fugitif soleil, tu débuterais avec plus de mesure, tu respecterais mieux les convenances; mais je ne t'impute pas tes fureurs, tu n'es que le mandataire d'un autre. Maintenant, puisque ta bouche est pleine de menaces, et que, loin de réclamer tranquillement le sceptre en vertu des traités, tu mets plutôt la main sur la garde de ton épée, reporte en réponse au roi d'Argus ces paroles, qui certes ne sont pas à l'unisson des tiennes :
« Ce sceptre qu'un juste sort m'a livré, ce sceptre auquel j'avais droit par mon âge, je le tiens et le tiendrai longtemps. [2,430] A toi le palais d'lnachus, présent nuptial de ton épouse, à toi les richesses accumulées par Danaüs (et pourquoi t'envierais-je une part plus belle que la mienne? ) sous d'heureux auspices régis Argos et Lerne; moi je garde les incultes pâturages de Dircé, ce pays resserré par les flots de l'Eubée, et n'ai pas honte d'avouer pour mon père le malheureux Oedipe. Toi, tu es entré dans une famille plus noble, celle de Pélops et de Tantale; le sang auquel tu es uni dérive plus directement de Jupiter; ton épouse, accoutumée au luxe paternel, pourrait-elle supporter cette humble demeure? vivre avec mes soeurs, [2,440] tristement occupées à tourner leurs fuseaux, et, sans en être choquée, voir une mère flétrie par la douleur, et entendre peut-être les cris que pousse du fond de ses ténèbres ce vieillard, son beau-père?
D'ailleurs mes sujets ont l'habitude de mon joug; peuples et grands redoutent et ne subiront qu'en gémissant une incertitude tant de fois renouvelée, ce changement fréquent d'autorité, cet ennui d'obéir à un roi qui cessera de l'être demain. Les rois d'un jour n'épargnent pas les peuples : vois avec quelle horreur, quel effroi les citoyens regardent nos débats. Et ces hommes dont le châtiment est certain, si tu règnes, les abandonnerai-je? C'est avec colère que tu viens, mon frère! mais supposons que je cède, les grands eux-mêmes [2,450] (si toutefois je connais bien leur affection pour ma personne et leur reconnaissance pour mes bienfaits) ne permettront jamais que le rende le trône ».
Tydée n'en souffre pas davantage, il lui coupe brusquement la parole : « Tu le rendras, s'écrie-t-il, tu le rendras ! oui, quand tu te ceindrais d'un rempart de fer, quand Amphion, par de nouveaux chants, ferait surgir autour de toi un triple mur : ni traits ni feux ne pourront t'empêcher d'expier ton audace, de succomber sous nos armes, et d'aller en mourant frapper le sol de ton diadème, devenu la proie du vainqueur. Tu l'auras mérité. Mais c'est par pitié pour ces Thébains que tu prodigues leur sang, que tu les arraches à leurs femmes et à leurs enfants, pour les traîner à des combats infâmes, [2,460] pour les envoyer à la destruction, ô bon roi ! Cithéron, que que de cadavres sur tes flancs ! Ismène, que de cadavres tu rouleras dans tes eaux ensanglantées ! Et voilà cette piété , ce respect de la foi-jurée! Certes, je ne m'étonne plus des crimes de ta race; tel fut celui qui en est la source, et qui souilla par l'inceste la couche de ses pères : mais je me trompe, seul tu ne démentiras pas ton origine, seul tu rappelleras Oedipe. Homme de sang, tu auras la récompense de ton infamie et de tes crimes; nous, nous réclamons une année de règne. Mais je perds ici mon temps. »
En vociférant ces mots, l'audacieux Tydée recule jusqu'à la porte, s'élance à travers la foule des gardes, s'y ouvre un passage, et part. Ainsi, attaqué par les guerriers grecs, [2,470] le sanglier, vengeur de Diane offensée par Oenée, hérisse ses soies, aiguise ses défenses foudroyantes, lance au loin les pierres qu'il rencontre, et les débris des arbres qu'il a déracinés sur les bords de l'Achéloüs, laisse Télamon, laisse Ixion étendu sur le sol, et court sur toi, ô Méléagre, là enfin le fer d'un épieu lui entre au défaut de l'épaule, et le cloue sur la place.
Tel le héros de Calydon quitte le conseil tremblant et grince des dents, comme si son propre trône lui était refusé. Il hâte le pas, et jette le rameau d'olivier; [2,480] les femmes avec épouvante le regardent du toit de leurs maisons, et maudissent tout haut le farouche fils d'Oenée, et tout bas le roi de Thèbes.
Ce dernier, d'un génie inventif lorsqu'il s'agissait de crime et de trahison, réunit l'élite de ses jeunes guerriers, et tantôt par l'appât des récompenses, tantôt par des paroles ardentes, que lui suggère sa haine, les sollicite, dresse le plan d'une embuscade nocturne; et ce droit des ambassadeurs, ce droit révéré de tous les peuples et de tous les siècles, il entreprend de le violer, en attaquant lâchement Tydée avec le fer des assassins; car qu'y a-t-il de sacré pour les rois? A quels artifices aurait-il donc recours, ô Fortune, si tu lui livrais son frère? [2,490] O aveugles desseins des méchants! ô lâcheté toujours inhérente au crime! une multitude s'arme contre un seul homme; comme s'il s'agissait d'attaquer un camp, ou de faire crouler à coups de bélier le flanc élevé d'une ville, cinquante guerriers, serrés, en bon ordre, s'échappent par les portes de Thèbes. Courage donc, toi qu'on juge digne de tant d'ennemis!
Ils suivent au milieu des buissons un chemin de traverse, qui les cache et les conduit avant Tydée au centre de l'épaisse forêt. C'est le lieu choisi pour l'exécution du crime.
Assez loin de la ville sont deux collines que sépare une gorge dangereuse, assombrie par l'ombre des montagnes qui la dominent, [2,500] et par des bois touffus qui s'y recourbent. La nature a formé ce lieu pour une embuscade; la route n'est qu'un sentier âpre, étranglé entre les rochers, et terminé par des plaines et de vastes campagnes. Vis-à-vis est un rocher à pic, demeure du monstre ailé vaincu par Oedipe; là se tenait jadis cet animal aux joues pâles, aux yeux souillés de venin, aux plumes collées de sang, embrassant des débris d'hommes, et de sa poitrine nue foulant des ossements à demi rongés : [2,510] son regard frémissant parcourait les plaines, brûlant d'y découvrir quelque étranger, quelque voyageur assez audacieux pour s'approcher, tenter d'expliquer ses énigmes, et lier avec lui un entretien funeste. Soudain, aiguisant ses griffes déployées, montrant à nu ses mains livides, ses dents brisées à broyer des os, il se dressait en face de son hôte avec un effroyable battement d'ailes. Et ses ruses demeurèrent cachées jusqu'à ce que, pris en défaut par un homme, hélas ! fatal comme lui, il laissa tomber ses ailes, et du haut de son pic ensanglanté brisa sur les rochers son ventre insatiable. La forêt a gardé sa hideuse empreinte; les taureaux ont horreur des pâturages voisins; [2,520] les troupeaux affamés s'abstiennent de toucher à ces herbes maudites. Ces ombrages n'abritent plus ni les chœurs des Dryades, ni les mystères des Faunes; les oiseaux de proie eux-mêmes ont fui cette forêt des prodiges.
C'est là qu'arrive à pas silencieux cette troupe destinée à périr; appuyés sur leurs javelots, les armes posées à terre, ils attendent leur ennemi superbe, et couronnent le bois d'un cercle de sentinelles.
La nuit avait couvert Phébus de son humide manteau, et versé sur la terre son ombre azurée. Le héros approchait de la forêt; du haut d'un monticule, [2,530] il voit reluire les boucliers et les casques des guerriers, à travers les intervalles des rameaux, où passe la lumière tremblante de la lune, réfléchie par l'airain des armures. A cette vue, il est saisi d'étonnement; il va toutefois, serrant ses javelots, et la main sur la poignée de son glaive. « D'où venez-vous? s'écrie-t-il , et pourquoi vous cacher ainsi tout armés »? Cette question n'est point faite de l'humble ton de la peur; aucune voix ne répond, et ce silence ne lui permet pas de croire à des intentions pacifiques. Voilà soudain qu'un trait lancé par l'énorme bras de Chthonius, chef de la troupe, fend l'obscurité des airs; [2,540] mais un dieu et la fortune trompent son effort. Cependant il perce la peau hérissée du sanglier de Calydon, qui couvre Tydée, effleure en passant l'épaule gauche; et le bois, dépouillé de son fer, vient battre contre la gorge, qu'il n'entame pas. Alors ses cheveux se dressent, son sang se glace dans son coeur. Terrible, il tourne de tous côtés son visage pâle de colère, ne pouvant penser que tout cet appareil de guerre soit pour lui. « Avancez, sortez en rase campagne ! Que craignez-vous? D'où vient tant de lâcheté? seul, seul je vous défie tous au combat ». Il ne s'arrête pas à parler : voyant ses ennemis, [2,550] plus nombreux qu'il ne se l'était imaginé, accourir de leurs retraites, ceux-ci descendre des cimes des montagnes, ceux-là monter du fond des vallées, un grand nombre occuper la plaine, toute sa route enfin étinceler de l'éclat des armes ; lui, comme une bête fauve cernée par les chasseurs, que le premier cri pousse au milieu de l'enceinte, il prend la seule voie de salut qui lui reste, il court vers la demeure escarpée du sphinx, et, déchirant ses mains au tranchant des cailloux, gravit cette pente funeste; puis, maître de la cime du roc, où, sans craindre d'être pris à dos, il a sous la main des moyens de destruction, il arrache un énorme quartier de roche, [2,560] qu'un attelage de taureaux aurait pu à peine enlever du sol et traîner à la ville; puis il le tient suspendu de toute la force de ses bras, et balance ce poids immense, dont la chute sera terrible : ainsi le magnanime Pholus levait contre les Lapithes sa coupe vide.
Ses ennemis le voient avec terreur au-dessus d'eux avec la mort dans ses mains, et soudain la masse tombe, tourbillonne, et les écrase. Têtes d'hommes, armes, bras, poitrines, sont broyés pèle-mêle avec le fer qui les couvre. Quatre à la fois, renversés du même coup, rendent le dernier soupir; le reste de la troupe s'enfuit épouvanté. [2,570] Car ils n'étaient pas à mépriser ceux qui gisaient ainsi : c'était le foudroyant Dorylas, que son ardente valeur égalait aux rois ; Théron , de la race de Mars, et qui proclamait pour ses aïeux les enfants de la Terre; Halys, qui ne le cédait à personne dans l'art de guider un coursier, mais qui aujourd'hui, loin de son cheval, est couché sur le sol; Phédime, qui tirait son origine de Penthée, et que ta vengeance avait poursuivi jusque-là, ô Bacchus!
Dès que Tydée les voit, épouvantés de ce désastre soudain, rompre leurs rangs et fuir en désordre, il brandit ses deux seuls javelots, qu'il avait appuyés au flanc de la montagne, et les lance sur les fuyards. [2,580] Puis; n'hésitant plus, il saute d'un bond dans la plaine, et, pour protéger sa poitrine contre les traits , saisit le bouclier de Théron, qu'il avait vu rouler loin de lui dans sa chute; alors, le dos et la tête couverts de leur vêtement bien connu, la poitrine défendue par le bouclier de son ennemi, il s'arrête. Les Thébains se rallient, et marchent sur lui d'un pas ferme. Tydée tire son épée, présent fait par Mars au grand Oenée; il fait face de toutes parts, attaque ceux-ci, puis ceux-là, repousse avec son fer les traits qui l'assaillent. [2,590] Ses adversaires, trop nombreux, se pressent et se nuisent; leurs efforts n'ont point de résultat, leurs mains errent au hasard sur leurs armes, leurs coups se mêlent et s'embarrassent dans la foule, tandis que Tydée, se rapetissant sous son bouclier, demeure inexpugnable.
Ainsi, s'il est permis de croire aux combats de Phlégra, l'immense Briarée soutint la lutte avec tout le ciel armé contre lui, méprisant les flèches d'Apollon, les serpents de la farouche Pallas, la lance deMars, pin de Thrace à la pointe d'acier, les foudres que Pyracmon se lassait à renouveler, [2,600] et se plaignant encore, quand l'Olympe entier l'assiégeait, d'avoir tant de bras inactifs. Non moins ardent, Tydée présente partout son bouclier, roule, tourne sur lui-même; s'élance sur les moins hardis, les presse, arrache les dards nombreux qui s'enfoncent en tremblant dans tout l'orbe de son bouclier, et s'en fait des armes; reçoit plus d'une blessure, mais aucune n'atteint les organes de la vie, aucune n'a le pouvoir de donner la mort. II fait rouler le bouillant Déilochus, et lui donne pour compagnon de voyage chez les morts Phégée, au moment où il levait la hache pour l'en frapper; [2,610] puis Gyas, né près de Dircé; puis Lycophon, descendant d'Echion. Déjà les meurtriers tremblent, ils se cherchent, ils se comptent; ils n'ont plus la même soif de carnage, et voient avec douleur diminuer leur nombre.
Voici venir Chromis, rejeton du Tyrien Cadmus. La Phénicienne Dryope le portait dans son sein, un jour qu'entraînée dans les chœurs des bacchantes, oubliant son fardeau , elle saisit un taureau par les cornes pour te le sacrifier, ô Bacchus ! et laissa tomber à terre son enfant, que la violence de ses efforts avait détaché de ses flancs. Fier de ses armes, fier de la peau d'un lion qu'il avait dompté , il brandissait une lourde et noueuse massue, [2,620] s'écriant: « Guerriers ! un homme seul, tout seul, ira-t-il à Argos se glorifier de la mort de tant de nos frères ? On croirait à peine à son retour. Compagnons! n'avons-nous plus de bras, n'avons-nous plus d'armes? Est-ce là, Cydon, est-ce là, Lampus, ce que nous avons promis à notre roi »? Pendant qu'il crie, une flèche thébaine, lancée par Tydée, lui entre dans la bouche, et son gosier ne l'arrête pas; sa voix s'éteint, et sa langue coupée nage dans le sang. Il était debout encore; mais, la mort envahissant ses membres, il tombe, et étouffe son dernier soupir sur le dard qu'il mord.
Et vous aussi, fils de Thespis, pourquoi vous dénierais-je une renommée glorieuse? [2,630] Périphas soulevait du sol son frère expirant (jamais on ne vit plus noble exemple d'amour fraternel); d'une main il soutenait sa tête appesantie, de l'autre son flanc; les sanglots déchiraient sa poitrine, ses pleurs se faisaient jour à travers les courroies de son casque, quand tout-à-coup, au milieu de ses gémissements, une lourde javeline l'atteint par derrière, et lui brise les côtes. Le fer pénètre jusqu'à son frère et joint deux coeurs déjà réunis par l'amour. Le premier frappé lève ses yeux encore baignés par la lumière, puis, à la vue de son frère, mourant, les baisse; mais l'autre, [2,640] à qui sa blessure plus récente laisse encore quelque force : « Puissent tes enfants, dit-il à Tydée, te donner de pareils embrassements, de pareils baisers »! Ils succombèrent au même destin, tristes victimes, convoitées par la mort, et se fermèrent mutuellement les yeux.
Et déjà Tydée chassait devant lui Ménétès, le pressant vivement du javelot et du bouclier; celui-ci, tremblant, fait quelques pas en arrière, heurte à terre un obstacle, et de ses deux mains tendues il supplie, et retient en même temps le javelot qui pèse sur sa gorge :
« Pardon, par ces étoiles qui étincellent dans l'ombre, [2,650] par les Dieux, par cette nuit, qui est bien à toi ! permets que je porte à Thèbes la nouvelle de notre désastre, et qu'en face du peuple épouvanté je proclame, au mépris du roi, ton courage. Puissent nos traits retomber sans t'avoir frappé, le fer rebondir sur ta poitrine, et ton ami impatient te revoir vainqueur! »
Il dit; Tydée ne change pas de visage : »Tu perds tes larmes, dit-il; et toi aussi, si je ne me trompe, tu as promis ma tête à ton roi impie. Renonce aux armes, renonce au jour; que demandes-tu lâchement merci? La guerre n'est pas finie ». [2,660] A peine a-t-il parlé, et déjà il retire son glaive plein de sang, puis il poursuit les vaincus de ses amers sarcasmes : « Ce n'est pas là cette nuit triennale qu'a consacrée la coutume de vos ancêtres; ce ne sont pas là ces orgies de Cadmus, ces fêtes de Bacchus, polluées par des mères furieuses. Pensiez-vous marcher, vêtus de peaux de daims, armés de thyrses fragiles, au milieu du tumulte efféminé de vos fêtes; ou livrer, au son de la flûte phrygienne, des combats honteux, inconnus aux vrais braves? Ici autres sont les combats, autre est la fureur; descendez chez les morts, ô lâches, encore trop peu nombreux »! Ces mots, il les rugit; mais cependant ses membres fatigués refusent d'agir, et les battements de son coeur se ralentissent. [2,670] Sa main soulevée porte des coups sans effet, ses pas sont plus tardifs, son bras ne soutient plus son bouclier, qu'il a changé parmi tant de dépouilles ; une eau glacée tombe de sa poitrine, de ses cheveux, de son visage enflammé; le sang des mourants dégoutte en pluie hideuse. Tel un lion de Massylie, après avoir chassé le berger au loin dans la campagne, attaque et dévore les brebis : lorsqu'il s'est largement abreuvé de sang, que son cou penche, que sa crinière trempée retombe lourdement, il se couche au milieu des cadavres, faible, béant, gorgé de nourriture; dès lors sa fureur est calmée; [2,680] seulement il bat l'air de ses mâchoires vides, et sa langue, qui pend de sa gueule, lèche les molles toisons.
Tydée, couvert de sang et de dépouilles, serait allé à Thèbes se montrer aux yeux de ses habitants, tous épouvantés, peuple et roi, si toi-même, vierge Pallas, voyant ce guerrier bouillant d'ardeur et aveuglé par l'orgueil de son oeuvre, tu ne l'eusses jugé digne de recevoir ce conseil : « Fils du superbe Oenée, à qui j'ai permis de vaincre Thèbes absente, impose-toi des bornes, et n'abuse pas de l'excessive faveur des Dieux : tout ce que tu dois désirer maintenant, c'est qu'on puisse croire à ce que tu as fait. [2,690] La fortune a assez fait pour toi, pars. »
Seul à ses compagnons si cruellement immolés survivait, bien malgré lui, Méon, fils d'Hémon : habile dans l'art des augures, n'ayant jamais été trompé par le vol d'un oiseau, il avait prévu ce résultat, et n'avait pas craint d'en avertir le roi; mais les destins ôtèrent tout crédit à ses paroles. Malheureux! il est condamné désormais à la vie des lâches. Tremblant, il reçoit de Tydée l'ordre de porter ce farouche message : « Qui que tu sois parmi les Thébains, toi qui, sauvé d'entre les mânes, me devras de voir la prochaine aurore, porte à ton roi ces paroles, je le veux. « Entoure tes portes d'un retranchement; [2,700] renouvelle tes armes; répare tes murs minés par le temps; surtout, souviens-t'en, entasse combattants sur combattants, renforce, multiplie tes bataillons; vois cette plaine gorgée de sang par mon glaive : tels nous venons, nous, aux. combats ».
II dit, et, pour prix de ton aide, ô Pallas, t'élève un trophée de sanglants débris. Il rassemble les dépouilles éparses, et compte avec joie ses triomphes. Sur une éminence, au milieu de la plaine, était un chêne qui depuis longtemps avait oublié sa jeunesse, courbant vers le sol son feuillage, et robuste encore sous sa dure écorce; [2,710] il y suspend les casques d'acier poli, les armures percées à jour par les dards; il place au-dessous des faisceaux d'épées tronquées, et de javelots brisés dans le corps des blessés. Alors, debout sur cet amas d'armes et de cadavres, il entonne cette prière, au loin répétée dans la nuit par l'écho des montagnes :
« Fière déesse, la gloire, l'image de ton père, déesse guerrière, qui couvres ton front d'un casque, parure terrible, mais belle, et ta poitrine de la tête saignante de la Gorgone; qui, non moins que Mars, non moins que Bellone armée du javelot, tires des sons ardents de la trompette des combats, souris à ce trophée que je t'offre ! [2,720] soit que, pour visiter mon champ de bataille, tu descendes de la montagne de Pandion, soit que tu quittes Ithone et ses chœurs joyeux, soit que, après avoir trempé dans les eaux du Triton libyen les boucles de ta chevelure, t'élançant frémissante sur ton char rapide, traîné par deux cavales vierges, tu sois emportée jusqu'à moi; je te consacre ces débris d'armes et ces dépouilles informes.
Mais si jamais je revois le pays de
nos ancêtres, ces lieux où régna Parthaon ; si Pleuron, la cité de
Mars, s'ouvre à mon retour, je te consacrerai, sur la colline qui
s'élève au centre de la ville, un temple étincelant d'or, du haut
duquel tu pourras voir au-dessous de toi les tempêtes de la mer
Ionienne, [2,730] et le lieu où le turbulent Achéloüs entre en
tournoyantdans la mer, et dépasse les Échinades qui lui barrent le
passage. Dans ce temple je ferai représenter les combats de mes
aïeux, et les visages redoutables de ces rois magnanimes; à son dôme
superbe j'appendrai leurs armures, et toutes celles que j'ai
conquises au prix de mon sang; celles encore qu'avec ton aide, ô
Pallas, je remporterai du sac de Thèbes. Cent vierges de Calydon,
vouées à tes autels, porteront, suivant le rit attique, des
flambeaux dans tes fêtes, et entrelaceront au chaste feuillage de
l'olivier des bandelettes mi-parties de blanc et de pourpre. Une
prêtresse, qui aura vécu de longs jours, nourrira un feu perpétuel
sur ton foyer, [2,740] et jamais ne tentera de pénétrer tes pudiques
mystères. Toi, dans la guerre, dans la paix, tu recevras , et
souvent, les prémices de mes travaux, sans que pour cela Diane les
repousse ». Il se tut, et prit le chemin d'Argos, qui lui était
devenue si chère.