Stace

STACE

THEBAÏDE.

LIVRE XI

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

Livre X - Livre XII

 

 

LIVRE XI.

Quand le magnanime Capanée eut épuisé, dans cette lutte inégale, l'ardeur insensée de son courage; lorsque la foudre qui l'embrasa; se fut éteinte, et que la flamme vengeresse, le suivant à terre dans sa chute, eut tracé sur les murs un long sillon, Jupiter vainqueur raffermit d'un signe l'Olympe ébranlé, et, d'un regard,. rendit au monde le ciel et le jour. Les immortels le félicitent, comme sil venait de soutenir, haletant et épuisé, les combats de Phlégra, et d'accabler Encelade sous le poids de l'Etna fumant. Capanée gît à terre, embrassant les ruines de la tour, et le visage terrible encore; il laisse après lui aux nations le souvenir de ses hauts faits, et d'une défaite dont Jupiter lui-même a pu s'enorgueillir.

Tel le téméraire qui osa attenter à l'honneur de la mère d'Apollon couvre un espace immense de l'Averne : les vautours eux-mêmes, attachés à sa poitrine, sont saisis d'horreur, si parfois, s'élevant au-dessus de leur proie, ils contemplent ses membres énormes, tandis que ses fibres renaissent pour leur offrir une nouvelle pâture. Ainsi Capanée pèse sur la terre et brûle le sol ennemi, d'où s'exhale la vapeur du souffre céleste. Thèbes respire; la foule, prosternée dans les temples, se relève : les vœux, les lamentations du désespoir ont cessé, et les mères ne pressent plus leurs enfants entre leurs bras. Cependant l'armée des Grecs s'enfuit; des flots de soldats roulent en désordre dans la plaine. Ce ne sont pas les cohortes ennemies, ce n'est pas le fer des hommes qu'ils redoutent : l'image des vengeances célestes les poursuit dans leur fuite; leur terreur leur fait voir leurs armes enflammées, leurs casques lançant la foudre, et Jupiter lui-même animé à leur poursuite, opposant ses feux aux fuyards tremblants. Les soldats thébains les pressent avec ardeurs et profitent du tumulte quia troublé l'Olympe. Ainsi, lorsque, dans les champs de Massylie, un lion a déchiré de sa dent terrible les rois d'un troupeau, et se retire satisfait, alors les ours aux hurlements lourds et les loups avides accourent; et avec une rage froide lèchent lâchement les blessures qu'ils n'ont point faites. D'un côté s'élance à leur poursuite le terrible et sauvage Eurymédon qui brandit des traits rustiques, et sait, comme son père, répandre autour de lui le désordre et la terreur; de l'autre, le tendre Alatrée qui, par sa noble audace, devance son âge, et, enfant, égale déjà sort père jeune encore. Heureux tous deux ! mais plus heureux celui qui s'enorgueillit d'être père ! Il serait difficile de dire lequel des deux fait mieux résonner ses armes et lance son javelot d'un bras plus vigoureux. La foule épaisse des fuyards se précipite sur les retranchements, trop étroits pour les recevoir: O Mars, quelle est ton, inconstance ! Tout à l'heure les Grecs escaladaient les murailles de Cadmus; maintenant ils défendent leurs propres remparts. Ainsi les nuées reviennent sur elles-mêmes; ainsi, sous le souffle mobile des Autans, de chaque côté s'inclinent tour à tour les moissons; ainsi, dans le gouffre qui écume, la vague tantôt découvre, tantôt cache le sable de ses rivages.

Les jeunes guerriers de Tirynthe, parés de la dépouille d'un lion, à l'exemple du dieu qu'a vu naître leur pays, jonchent la terre de leurs cadavres. Du haut de l'Olympe, le farouche fils, d'Amphitryon gémit en voyant nager dans le sang les peaux enlevées aux lions de Némée, et ces massues et ces carquois dont il s'armait autrefois. Debout sur le seuil d'airain d'une tour argienne, [11,50] Énipée, habile à enflammer au combat par les sons de la trompette les guerriers que Mars favorise, donnait alors aux Grecs un triste mais utile signal; il les exhortait à fuir et à chercher un refuge dans leur camp, lorsque tout à coup un javelot fend l'air obliquement, et l'atteint à la main au moment où il la tenait appuyée sur l'oreille gauche, et renforçait les sons de sa trompette : la main reste clouée à la place quelle occupe; le souffle du guerrier se perd dans les airs, sa bouche glacée se tait, et la trompette seule achève les sons commencés. Enfin la déesse du mal, Tisiphone, rassasiée du sang des deux nations, cherche à terminer la guerre par le combat des deux frères; mais pour cette affreuse lutte elle ne croit pas ses forces suffisantes et veut, du séjour infernal, évoquer sa compagne, Mégère, comme elle hérissée de serpents. Elle se rend donc dans une vallée écartée et solitaire, creuse le sol avec son glaive infernal, et murmure, en s'adressant à la Terre, le nom de la furie absente. Pour donner aux demeures de l'Élysée un signe certain, elle soulève un des ser-pents de sa chevelure, le plus horrible de tous, qui se dresse avec un long sifflement. A ce bruit terrible la terre, la mer, le ciel, tout en frémit, et Jupiter tourna de nouveau les yeux vers les feux de l'Etna. Mégère entend ce bruit. Elle était alors auprès de Pluton, au moment où Capanée recevait les éloges de toute la cour infernale; et plongeait dans les eaux du Styx son ombre illustre. Aussitôt perçant la voûte terrestre, elle plane au haut des cieux. Les mânes tressaillent de joie, et son départ dissipe les ténèbres de l'enfer, autant que sa présence obscurcit la clarté des cieux. La noire Tisiphone accueille sa sœur; et, lui serrant la main, elle lui dit : « Jusqu'à présent, ma sœur, j'ai pu accomplir les ordres redoutables du dieu du Styx, et suffire aux fureurs qu'il m'a commandées: seule sur la terre j'ai lutté contre un monde ennemi, tandis que vous gouverniez l'Élysée et les ombres dociles. Mon séjour ici n'a pas été sans gloire, mes travaux sans résultat. Ces ruisseaux de sang qui inondent la plaine et font fumer les marais, cette foule innombrable d'ombres dont se réjouissent les rives du Léthé, c'est l'ouvrage de mon bras, c'est mon glorieux trophée. Mais que dis-je? que Mars jouisse de ces ex-ploits vulgaires, qu'Enyo s'en glorifie! Vous avez vu sans doute briller parmi les ombres du Styx ce chef dont les lèvres et la bouche étaient souillées d'un sang noir; c'est moi qui ai présenté à sa rage insatiable la tête qu'il a dévorée. Tout à l'heure sans doute un horrible fracas est descendu du ciel jusque dans vos demeures; eh bien, c'était contre moi qu'était dirigée cette tempête: inspirant à Capanée ses fureurs insensées, je riais des combats des Dieux et de la foudre déchaînée. Mais enfin, je l'avouerai, ma sœur, de si longues fatigues ont épuisé mes forces, et ma main est appesantie. L'if infernal perd son éclat sous le ciel, et l'éclat des astres endort mes serpents. Toi, dont la fureur est encore entière, dont la vivante chevelure se dresse ranimée dans les eaux du Cocyte, consens à unir tes forces aux miennes. Ce n'est pas pour un combat ordinaire, ce n'est pas pour une guerre semblable à celle de Mars que nous nous préparons. Malgré la bonne foi, malgré les liens du sang trop faibles contre nous, ils font que deux frères tournent le fer l'un contre l'autre.[11,100] La tâche est grande: associons-nous à leur haine, à leurs armes ennemies. Que tardes-tu? Allons, choisis celui dont tu veux porter les étendards : tous deux sont faciles à entraîner, tous deux sont à nous. Mais le peuple mobile, les paroles d'une mère, tes touchantes prières d'Antigone, voilà ce que je crains, voilà l'obstacle qui pourrait retarder un moment nos projets. Œdipe lui-même, accoutumé à nous fatiguer de ses prières, à implorer notre secours pour venger sa triste cécité, Œdipe est redevenu père; il va seul, loin de la foule, pleurer sur son sort : aussi moi-même j'hésite à envahir Thèbes et ces foyers, ma demeure habituelle.

Allons, qu'à toi obéisse l'impie exilé! pousse au crime l'Argien, ne laisse pas prévaloir la douceur d'Adraste, prends garde que le peuple de Lerne n'arrête tes efforts. Va, et reviens armée de toute ta haine pour ce sanglant combat. » Ainsi les deux sœurs, après s'être partagé le rôle, se séparent et s'éloignent. Tels le Notus et Borée, des deux points opposés du monde, l'un nourri des neiges du Riphée, l'autre des sables de Libye, se livrent des combats : au loin retentissent les fleuves, les mers, les nuages, les forêts. Enfin apparaissent leurs ravages. Le laboureur pleure sur ses moissons détruites, et cependant il plaint encore les matelots assaillis par la tempête au milieu de l'Océan. Du sommet de l'Olympe Jupiter voit les Furies souiller le jour, et le disque tremblant du soleil se couvrir de taches alors, d'une voix terrible, il s'écrie: « Nous avons vu, habitants du ciel, jusqu'où peuvent aller la fureur des armes et les combats permis aux mortels, bien que l'un d'eux ait tenté une lutte impie, et osé tomber sous mon bras. Maintenant se prépare entre deux guerriers un combat abominable, inconnu aux malheureux humains.

Détournez vos regards : que de tels forfaits n'aient pas les Dieux pour témoins; qu'ils se dérobent à l'œil de Jupiter. C'est assez d'avoir vu le sanglant banquet de Tantale, et les autels horribles de Lycaon, et le festin de Mycènes, qui précipita le cours des astres épouvantés. Maintenant encore il faut obscurcir le jour. Terre, re-çois de sinistres nuages; qu'un voile couvre les cieux, je veux épargner ce spectacle à l'Empyrée et à ceux qui l'habitent; que l'astre bienfaisant de la Vierge, que les frères, enfants de Léda, ne voient pas au moins de tels crimes. » Ainsi parle Jupiter : en même temps il détourne les regards de ces campagnes coupables, et la terre ne jouit plus de la douce sérénité du ciel. Cependant la vierge infernale cherche les traces de Polynice à travers les cohortes argiennes; elle le trouve aux portes mêmes du camp, hésitant entre la fuite ou la mort, pour échapper à tant de maux. De sinistres présages avaient troublé ses sens. Tandis qu'il errait autour des retranchements au milieu de la nuit sombre, et qu'en proie à l'anxiété, il roulait dans son âme inquiète les plus affreuses résolutions, il avait vu la triste image de son épouse Argie, portant une torche funèbre (il est des visions envoyées par les Dieux : c'est bien ainsi qu'Argie devait aller à sa rencontre, c'est là la torche qu'elle devait apporter à son époux). Aux questions que lui faisait le héros: « Où vas-tu? quelle est cette douleur? pourquoi ces insignes de deuil? » elle n'osait répondre que par des pleurs, et sa main timide avait détourné la flamme. Polynice sait bien que son imagination n'a vu qu'un fantôme. Comment, en effet, son épouse serait-elle partie de Mycènes et arrivée tout à coup dans le camp? Mais il y voit un avis du destin. Il sent que sa mort approche, [11,150] et il craint d'avoir trop bien compris. Mais à peine la déesse du ténébreux Achéron a touché trois fois sa cuirasse de son fouet furieux, hors de lui il ne songe plus à remonter sur le trône, il ne veut que des crimes, du carnage, il ne veut qu'expirer sur le corps sanglant de son frère immolé. Il va trouver Adraste et lui parle ainsi : Aujourd'hui que je suis le dernier de nos compagnons, que j'ai survécu à la nation grecque, j'embrasse, ô mon père, dans l'extrémité où nous sommes réduits, une bien tardive résolution.

C'est quand le sang des Grecs n'avait pas encore coulé, qu'il me fallait de moi-même et le premier affronter le combat. Je n'aurais pas dû exposer au péril la fleur de la jeunesse argienne et les jours si précieux de tant de rois, pour ceindre mon front d'un diadème qui doit coûter des larmes à tant de peuples. Puisqu'un cruel devoir me l'ordonne, maintenant au moins qu'il me soit permis de payer ma dette. Tu le sais, ô mon père, quoique tu caches tes blessures profondes et que tu respectes ma honte et mon affliction, c'est moi qui troublant la paix de tes États, si heureux sous ton juste empire (hélas ! que n'ai-je été chercher ailleurs l'hospitalité !), c'est moi qui t'ai arraché à ta patrie, à ton royaume. Venge-toi donc enfin : je provoque mon frère à un dernier combat.

Pourquoi frémir? c'est ma ferme résolution; cesse de t'y opposer, tu ne pourrais l'ébranler. Non, quand ma mère en deuil, quand nos malheureuses sœurs se jetteraient au milieu des armes, quand mon père lui-même se jetterait au-devant de moi, pour empêcher ce combat où je cours, et toucherait mon casque de ses yeux éteints, je ne céderais pas. Boirai-je donc jusqu'à la dernière goutte le sang des Grecs? Souffrirai-je que, pour moi, ils prodiguent encore leur vie? J'ai vu la terre s'entrouvrir à mes pieds, et je ne m'y suis pas précipité; j'ai vu Tydée sans vie, et c'est moi qui l'ai fait coupable. C'est à moi que Tégée ne cesse de redemander son roi; c'est moi que, dans les antres d'Arcadie, une mère infortunée poursuit de ses gémissements : moi-même je ne me suis point lancé dans les eaux de l'Ismène qu'ensanglantait Hippomédon; je ne t'ai point suivi, ô Capanée, sur les murailles de Thèbes; je n'ai point été, sous les éclats de la foudre, mêler mes fureurs aux tiennes. Quel est donc ce lâche amour de la vie? Mais je vais dignement m'acquitter envers vous. Que de toutes parts se rassemblent les femmes, les mères des Grecs, et ces malheureux pères, chargés d'années, à qui j'ai enlevé toutes leurs joies, dont j'ai dépeuplé les maisons. Je combats contre mon frère, que puis-je de plus! Qu'ils contemplent ce spectacle, et appellent de leurs vœux la victoire d'Étéocle. Adieu donc, ô mon épouse, adieu, douce Mycènes. Et toi, mon père chéri, songe que je ne suis pas la seule cause de tous ces maux, que les Dieux et les Parques sont coupables avec moi; sois clément pour mes restes; après le combat, arrache ma dépouille aux oiseaux de proie et à mon frère; protège mes cendres et dépose-les dans une urne. C'est la seule grâce que j'implore. Puisses-tu former pour ta fille une alliance plus heureuse !«  Leurs yeux se mouillaient de larmes. Ainsi, lorsqu'aux premières chaleurs du printemps se fondent les neiges de Thrace, l'Hémus abaisse son sommet, et le Rhodope descend dans les rives étroites des fleuves. Déjà le vieillard, par sa douce parole, calmait la fureur de son gendre, lorsque la sanglante Euménide, par une terreur nouvelle, rompt l'entretien, et, sous les traits de l'Argien Périnthe, elle présente à Polynice son coursier rapide et ses armes fatales, [11,200] et, le couvrant de son casque, ferme son oreille à des paroles amies. Point de retard, s'écrie-t-elle; hâtons-nous, le voici qui, dit-on, a franchi les portes et s'avance. Ainsi elle triomphe de tous les obstacles, saisit Polynice et le jette sur son cheval. Il vole dans la plaine, tout pâle, à la vue de la déesse qui l'accompagne et l'enveloppe de son ombre. Le roi de Thèbes, offrant un sacrifice à Jupiter, le remerciait de son appui : il s'était faussement persuadé que les Grecs avaient déposé les armes. Mais le maître de l'Olympe ni aucun autre dieu ne s'est approché des autels : la cruelle Tisiphone est là, seule, debout au milieu des prêtres tremblants, et elle détourne les prières vers le trône du souverain des enfers: « Père des Dieux, c'est à toi qu'est due l'origine de Thèbes, ma patrie, que poursuivent les jalousies d'Argos et de l'implacable Junon, depuis le jour où elle fut fondée, où, pour ravir ton amante, tu vins troubler sur le rivage les danses sidoniennes, et daignas souffrir qu'une de nos vierges pressât tes flancs, tandis qu'à travers les ondes paisibles tu poussais des mugissements trompeurs. Plus tard, et ce n'est pas un bruit mensonger, tu formas avec Cadmus une nouvelle alliance, et pénétras avec trop de puissance dans le palais de Thèbes. Enfin tu jettes un regard favorable sur la famille d'Europe, sur ces murs bien-aimés; tu nous protèges de ton tonnerre; nous t'avons vu, non moins indigné que si l'on attaquait le palais du ciel, amonceler les nuages, lancer ta foudre redoutable, et nous avons reconnu les feux qu'entendirent nos aïeux. Maintenant reçois ces victimes, ces parfums accumulés, et ce taureau mâle qui t'est dû. Il n'est pas au pouvoir des mortels de t'offrir des actions de grâces vraiment dignes de toi. Que notre Bacchus, qu'Alcide s'efforcent de te témoigner leur reconnaissance daigne pour eux conserver ces murailles. Il dit, une flamme noirâtre jaillit sur son visage et ses joues, s'attache à son diadème, et le consume sur sa tête. En même temps le taureau s'effarouche avant le coup mortel, couvre le parvis d'une écume sanglante, s'échappe du milieu de la foule qui s'oppose à ses efforts, et, furieux, frappe l'autel de ses cornes terribles. Les gardes s'enfuient, et l'aruspice console le roi. Étéocle mal assuré ordonne qu'on recommence le sacrifice, qu'on amène une nouvelle victime, et dissimule sur son visage les craintes qui l'agitent. Tel lorsque le héros de Tirynthe sentit le feu attaché à ses os, et le fatal vêtement de l'Œta se coller sur ses membres, il continua d'offrir ses vœux et de brûler l'encens; impassible encore et luttant contre la douleur; bientôt, vaincu par la souffrance, il poussa un profond gémissement, et la robe victorieuse de Nessus pénétra dans ses entrailles. Cependant Épyte, abandonnant la garde d'une des portes, accourt près d'Étéocle d'un pas précipité, et tout haletant adresse au roi interdit ces mots entrecoupés : « Prince, interromps cette pieuse cérémonie, ces sacrifices inopportuns. Ton frère promène sa fureur autour de nos murailles; il agite ses rênes et sa lance, et assiège nos portes. C'est ton nom qu'il répète, c'est toi seul qu'il appelle au combat. Derrière lui pleurent ses compagnons affligés; les deux armées gémissent de l'entendre, et font retentir l'air du bruit des armes qui s'entrechoquent; lui, t'appelle, toujours. Père des Dieux, c'est maintenant qu'il fallait... Capanée était-il plus coupable? Troublé à ces paroles, le roi frémit de colère, [11,250] et pourtant dans son cœur la joie se mêle à la rage. Tel un taureau que l'exil de son rival, condamné à l'oisiveté, a fait roi d'un troupeau, si, l'oreille dressée, il entend le mugissement de son ennemi, s'il reconnaît ses menaces, il s'arrête bouillant de colère devant le troupeau, et, dans sa belliqueuse ardeur, la bouche écumante, l'œil farouche, tantôt de son pied il creuse le sol, tantôt il bat l'air de ses cornes. La campagne frémit, et les vallées attendent avec terreur le combat. Les compagnons du roi s'empressent en foule autour de lui. « Laissez-le battre en vain nos murailles, s'écrient-ils; qu'avec ses forces épuisées, il ose donc venir jusqu'ici ! C'est aux désespérés qu'il convient d'affronter ainsi le péril, de bannir toute crainte, de rejeter toute prudence. Restez à l'abri de ce trône: c'est à nous de repousser l'ennemi, ordonnez-nous de combattre. » Ainsi lui parlait la foule qui l'entoure. Mais voici que Créon exaspéré se présente, prêt à tout dire avec la liberté que donne la guerre. Le souvenir de Menécée aigrit son cœur farouche; plus de repos pour ce malheureux père; il le cherche, il le tient dans ses bras; il le voit rejeter de sa poitrine des flots de sang, et sans cesse tomber de la funeste tour. Étéocle irrésolu résiste à accepter le combat; Créon le voit, et s'écrie : «  Tu iras, et nous ne souffrirons pas plus longtemps, ô le plus odieux des rois et des frères, que tu jouisses impunément des funérailles et des larmes de la patrie, quand sur ta tête pèsent les Euménides et la guerre. Assez longtemps l'injustice des Dieux nous a punis de tes parjures.

Cette ville naguère toute remplie d'armes et de richesses, et trop petite pour ses citoyens, c'est toi qui l'as dépeuplée, comme l'eût pu faire la peste ou la famine. Et cependant ton orgueil te dissimule le vide que tu as fait. Le peuple manque pour l'esclavage : les uns, privés des flammes du bûcher, gisent à terre; les autres ont été entraînés dans la mer par le fleuve de notre patrie; ceux-ci cherchent leurs membres que le fer a tranchés, ceux-là soignent leurs profondes blessures. Rends donc à tant de malheureux leurs frères, leurs fils, leurs pères; rends à nos campagnes, à nos maisons leurs défenseurs. Où est le grand Hypsée? et Dryas, notre plus proche allié? Où sont les armées de l'harmonieuse Phocide et les chefs de l'Eubée? Eux au moins, c'est la fortune de la guerre qui les a précipités chez les mânes; mais toi, mon fils, tu es tombé (ô honte!) victime du trône, victime sans honneur, comme un vil taureau qu'on égorge aux autels. Hélas! c'est pour offrir à Mars les prémices de la guerre, c'est pour expier nos crimes, que tu as été sacrifié, condamné à mourir : et celui-ci hésitera encore? provoqué au combat, il ne se lèvera pas? Le profane Tirésias ordonne-t-il qu'un autre marche au combat? Imagine-t-il encore quelque oracle, pour m'arracher des larmes? Il ne me reste plus, hélas ! qu'Hémon pour appui. Eh bien ! envoie-le combattre à ta place, et d'ici, du haut de cette tour, regarde-le sans t'émouvoir! Pourquoi t'irriter, et frémir, et jeter des yeux farouches sur cette troupe de gardes? Eux aussi ils veulent que tu marches, que tu subisses ton châtiment. Ta mère, tes sœurs elles-mêmes te haïssent, ton frère furieux te menace de son glaive et de la mort; il arrache les barrières de nos portes, et toi tu trembles!  » Ainsi parle le vieillard, frémissant de rage et de désespoir. Étéocle lui répond : « Tu ne m'abuses point, et ce n'est pas le trépas glorieux de ton fils qui t'émeut; il devrait faire la joie et l'orgueil d'un père; [11,300] mais l'espérance se cache sous tes larmes, l'espérance et une secrète ambition. La mort de ton fils sert de voile à tes vœux coupables.

C'est en vain que tu me pousses au combat, pour monter au trône après moi, La Fortune n'abandonnera pas la ville de Thèbes, jusqu'à laisser tomber le sceptre entre tes mains, homme lâche et indigne d'un tel fils. La vengeance ne me serait pas difficile maintenant; mais avant de te frapper, mes armes compagnons, qu'on m'apporte mes armes! Que les deux frères en viennent aux mains. Créon veut adoucir ses regrets. eh bien ! jouis de ma fureur; mais après ma victoire, malheur à toi!  » C'est ainsi qu'Étéocle diffère sa vengeance et re-met dans le fourreau l'épée que la colère lui avait mise à la main. Tel un serpent qu'un berger a frappé d'une main incertaine se dresse en se repliant, et aspire dans sa gueule le venin répandu dans tout son corps : si son ennemi s'éloigne de quelques pas et se détourne de la route, ses menaces tombent, son cou, inutilement gonflé, s'affaisse, et lui-même absorbe sa colère et son venin. Au premier bruit de cette funeste résolution, qu'elle n'hésite pas à croire, épouvantée, hors d'elle-même, Jocaste accourt; elle s'arrache les cheveux, ensanglante son visage et sa poitrine nue, et ne se souvient plus de son sexe ni de son rang. Telle la mère de Penthée s'élançait vers le sommet de la montagne théâtre de ses fureurs, pour rapporter au cruel Bacchus la tête qu'elle lui avait promise. Ni ses compagnes, ni ses filles elles-mêmes ne peuvent suivre ses pas, tant cette dernière douleur lui donne de force, tant le désespoir a ranimé sa vieillesse glacée ! Déjà le casque brille sur la tête d'Étéocle; déjà il saisit ses javelots, et s'élance vers son coursier palpitant d'ardeur, et frémissant de joie au bruit de la trompette et des clairons. Tout à coup son auguste mère se présente à ses yeux. A cet aspect, le roi lui-même et tous ses guerriers pâlissent de crainte : son écuyer retire la lance qu'il lui présentait. « Quelle fureur ! s'écrie Jocaste : l'Euménide de cet empire se lève donc avec une rage nouvelle; et nous-mêmes, après tant de désastres, il ne nous reste qu'à nous égorger! N'est-ce point assez pour nous d'avoir conduit ici deux armées et d'avoir commandé le crime? Que fera le vainqueur? Se jettera-t-il dans le sein maternel? Heureux Œdipe, d'être privé de la lumière ! et moi, misérable, d'en jouir ! Faudra-t-il donc voir ce jour funeste? Barbare, pourquoi détourner tes regards menaçants? Tu pâlis, tu rougis, tu changes de visage, tu t'efforces d'étouffer tes murmures; ils s'échappent malgré toi de ta bouche impie! Infortunée que je suis! tu songes encore à vaincre! Eh bien! c'est contre moi qu'il faut d'abord éprouver tes armes. Tu trouveras ta mère debout sur le seuil de la porte, comme un présage funeste, comme une horrible image de tes crimes. Ah! monstre! il te faudra fouler ces cheveux blancs, écraser sous les pieds de ton cheval ce sein qui t'a nourri, ces flancs qui t'ont porté. Arrête ! Pourquoi m'opposer ton bouclier, me repousser avec la garde de ton épée? Je n'ai point invoqué contre toi les Dieux du Styx, ma vengeance ne t'a point dévoué aux Furies; exauce une infortunée; tourne sur moi les yeux : ce n'est pas un père, c'est une mère qui te supplie; diffère ton crime, ose en mesurer l'étendue. Mais, diras-tu, mon frère ébranle ces murailles; il me provoque à un combat impie. Hélas ! ni une mère [11,350] ni une sœur ne cherchent à le fléchir. Ici ta famille entière te conjure; nous pleurons tous autour de toi; tandis qu'Adraste est le seul qui puisse le détourner des combats, et que peut-être il l'excite. Et toi, c'est du palais de tes pères, c'est du temple de tes dieux, c'est de nos bras que tu t'arraches pour te précipiter sur ton frère. » D'un autre côté, Antigone parvient à fendre la foule. Sa timidité virginale ne peut arrêter ses pas. Troublée, hors d'elle-même, elle court au sommet des murailles. Le vieil Actor seul l'accompagne; mais l'âge ne lui permettra pas d'y arriver avec elle. A la vue lointaine des guerriers, Antigone hésite un moment. O crime! à ses armes et à sa voix menaçante, elle reconnaît son frère qui s'avance vers la ville : tout retentit alors de ses cris lamentables, et, se penchant sur les murailles, prête à se précipiter, elle s'écrie: «  Ah! retiens tes javelots; regarde cette tour; tourne vers moi l'aigrette sanglante de ton casque ! Sont-ce des ennemis que tu vois? Est-ce ainsi que tu réclames la foi des traités? Voilà donc les plaintes d'un exilé vertueux! voilà comme il fait valoir ses droits ! O mon frère, je t'en supplie par les Dieux tutélaires d'Argos (car tu ne respectes plus ceux de Thèbes), s'il est encore dans ta maison un objet qui te soit cher, c'est par lui que je t'en supplie, calme ta fureur; voici que les deux familles, les deux armées t'en conjurent avec moi. Écoute cette Antigone dévouée au malheur des siens, suspecte à ton rival, et qui n'a plus, cruel, d'autre frère que toi! Ah! soulève ce casque qui couvre ton visage; laisse-moi voir pour la dernière fois peut-être ces traits que je chéris; que je juge au moins si mes prières t'arrachent quelques larmes. Déjà les pleurs de notre mère ont su toucher Étéocle; on dit même que le glaive est tombé de sa main : moi seule te trouverai-je inflexible, mot qui déplore nuit et jour ton exil et ton erreur, moi qui viens de fléchir un père irrité contre toi? Ah ! ta fureur justifie ton frère. Sans doute il a violé sa foi, il a rompu un traité solennel, il est coupable, il est cruel envers les siens; et cependant, défié par toi, il ne se présente pas pour achever son crime. » Déjà ces paroles commencent à fléchir Polynice, malgré la Furie qui s'efforce de l'irriter. Déjà sa main ne tient plus que faiblement les rênes; il se tait : des soupirs s'échappent de son sein, et son casque ne peut dérober ses larmes; sa colère va s'évanouir. Il a honte également et d'être venu et de s'en retourner coupable, lorsque tout à coup l'Euménide repousse Jocaste, brise les portes, et jette Étéocle hors des murs. Il s'écrie : « Me voilà! et mon seul regret est d'avoir été prévenu. Ne me reproche point ce retard : ma mère s'attachait à mes armes. O patrie! ô terre qui ne sais pas encore quel est ton roi, la victoire te le fera connaître.  » « Ah! traître! répond Polynice avec l'accent de la fureur, tiens-tu enfin ta parole? Es-tu ici pour combattre? Que je t'ai longtemps attendu! Enfin tu montres que tu es mon frère! Achève, viens à moi : le fer, le fer, voilà nos lois, voilà nos traités! » Il dit, et lance sur son frère un regard terrible.

Une haine jalouse le dévore, à la vue de cette cour nombreuse qui environne le monarque, à la vue de son casque royal, de son coursier couvert de pourpre et de l'or qui brille sur son bouclier, quoique lui-même n'ait point à rougir de son armure [11,400] ni de ses vêtements. Argie, sa jeune épouse, en forma le tissu, et d'une main savante elle avait uni l'or à la pourpre avec tout l'art de la Méonie. Cependant, poussés par les Euménides, les deux frères s'élancent dans la plaine, au milieu d'un nuage de poussière. Chacun d'eux est livré à sa Furie, qui l'irrite, l'aiguillonne. Elles-mêmes tiennent les rênes, ajustent les harnois. Sous leurs mains les armes étincellent, et leurs serpents se mêlent aux crins des coursiers. Enfin le couple fratricide est au lieu du combat : la ressemblance de leur visage éclate sous le casque, et l'on voit que ces deux ennemis sont sortis des mêmes flancs. Aucun signal n'est donné; les trompettes se taisent, les instruments de Mars sont muets. Trois fois l'avare Pluton tonne du sein des enfers, trois fois la terre gémit, ébranlée sue ses fondements; les Dieux mêmes des combats se sont enfuis; la Valeur vertueuse n'apparaît plus; Bellone éteint son flambeau, Mars détourne ses chevaux épouvantés; Minerve a jeté son égide, l'impitoyable Gorgone s'arrête immobile, et les sœurs infernales se regardent en rougissant. Alors une foule désolée paraît sur les murailles.

Tous les yeux sont baignés de larmes, et les gémissements éclatent de toutes parts : ici les vieillards se plaignent d'avoir trop vécu; là les mères éplorées, le sein découvert, défendent à leurs enfants de tourner leurs re-gards vers la plaine. Soudain les portes du Tartare s'ouvrent, et le souverain du noir empire commande aux mânes des Thébains d'aller contempler les forfaits de leur nation. Ces fantômes se placent sur les montagnes voisines, leur cortège horrible souille le jour; ils se réjouissent : leurs crimes sont surpassés. Adraste apprend que les deux frères, tout entiers à leur fureur, volent au combat, et que la honte du crime ne les retient plus. Il s'élance, et précipite son char au milieu d'eux. Ses dignités, son âge, le rendent vénérable : que peut-il attendre de ceux qui outragent les sentiments les plus sacrés? Cependant il les supplie tour à tour: « Enfants d'Inachus, s'écrie-t-il, et vous, race de Cadmus, serons-nous témoins de ce crime? Ainsi vous oubliez les lois, les Dieux, les droits sacrés de la guerre? Arrêtez, barbares ! Je t'en conjure, Étéocle, toi, mon ennemi, mais pour qui, malgré ta rage, la voix du sang me parle encore; et toi aussi, Polynice, ô mon gendre, je t'en conjure, je te l'ordonne, jette les armes; et si la soif de régner te consume, voilà mon sceptre : va, commande seul dans Lerne et dans Argos!  » Vains efforts! ces paroles de paix n'ont aucun empire sur ces furieux! Les flots courroucés de la mer de Scythie sépareraient plutôt les roches Cyanées. Déjà les deux coursiers se précipitent à travers un nuage de poussière, les dards vont s'échapper des mains des frères, le crime est commencé. Adraste cesse des prières inutiles, il fuit, il abandonne tout, et le camp, et l'armée, et son gendre, et Thèbes; il excite l'ardeur d'Arion, coursier prophétique, dont la fuite rapide lui présage de funestes destins. Tel le dieu choisi par un sort funeste pour être le gardien des ombres et le dernier héritier du monde pâlit incliné sur son char, lorsqu'il fut contraint de quitter l'Olympe pour régner sur le Tartare. Cependant la fortune est incertaine, elle hésite à la vue du crime, et ne se hâte pas de le consommer. Deux fois ils fondent l'un sur l'autre, [11,450] et deux fois, ô bonheur! leurs coursiers s'emportent et s'égarent. Les dards n'atteignent pas au but; un sang criminel ne les a point souillés.

Furieux, ils tirent les rênes, enfoncent l'éperon dans le flanc des coursiers qui n'ont pas servi leur rage. Les deux armées s'indignent contre les Dieux qui permettent ce combat; des murmures sourds passent de rang en rang; souvent elles sont prêtes à se livrer à leur propre fureur et à l'opposer à celle des deux frères. Depuis longtemps la Piété, bannie de la terre, bannie même de l'assemblée des Dieux, s'était retirée dans un lieu solitaire de l'Olympe. Dépouillée de son antique parure, la douleur peinte sur le visage, des bandelettes n'arrêtent plus ses cheveux. Souffrante, désolée, comme la sœur, comme la mère des coupables, elle donnait des larmes au crime fraternel. Elle accuse la cruauté de Jupiter, la dureté des Parques; elle veut abandonner le ciel et fuir la lumière, pour habiter l'Érèbe et la nuit des enfers. « O destin! s'écrie-t-elle, tu m'as créée pour adoucir les penchants criminels des hommes et souvent même des Dieux; et cependant je n'ai plus d'asile parmi les peuples, nulle part on ne me rend hommage. O fureur des mortels! ô coupable industrie de Prométhée! Pourquoi faut-il que Pyrrha ait repeuplé la terre? Plus heureux le monde, s'il fût resté désert! Voyez les forfaits des hommes!  » A ces mots, elle saisit le moment favorable : «  Tentons quelques efforts, dit-elle, dussent-ils être inutiles!  » Aussitôt elle descend de l'Olympe, et, quoique guidée par la douleur, elle trace dans les airs un sillon lumineux. A peine elle a touché la terre, que déjà la douce paix s'insinue dans les cœurs : on commence à comprendre l'énormité du crime. Les larmes coulent, les cœurs s'attendrissent, et les frères eux-mêmes sont saisis d'une secrète horreur. Alors la déesse prend les armes et la ressemblance d'un guerrier. Elle crie tour à tour aux deux armées : « Qui de vous n'a des enfants et des frères? qui de vous serait insensible à leur sort? Allez, courez, hâtez-vous d'empêcher le combat! » A sa voix, les armes tombent, les chevaux s'arrêtent; le Destin lui-même hésite Ah! sans doute les Dieux ont pitié de tant de maux. La déesse triomphe; sa prière n'aura pas été vaine; mais l'affreuse Tisiphone en prévoit les effets plus prompte que la foudre, elle se précipite, et s'écrie : « Oses-tu bien t'opposer au combat, lâche divinité, faite pour le repos? Fuis, insensée ! ce champ de bataille est le mien, ce jour est à moi; il est trop tard pour secourir la coupable Thèbes. Où étais-tu quand Bacchus appelait la guerre, et que ses orgies remplissaient de fureur les mères dénaturées? Lâche divinité, où étais-tu, lorsque le serpent de Mars s'enivrait d'un sang impie, que la terre enfantait les guerriers de Cadmus, que le Sphinx tombait vaincu, que Laïus demandait la vie à son fils, et qu'à la lueur de nos torches Jocaste entrait dans le lit incestueux? Ainsi Tisiphone la presse, et, tandis que la Piété confuse détourne son visage couvert de rougeur, la Furie la repousse avec son flambeau, et darde contre elle ses serpents. La déesse timide voile sa tête, elle fuit, et va se plaindre au maître des Dieux. Soudain la haine se réveille avec plus de fureur; on se réjouit du combat, les deux armées brûlent de se contempler, et les frères poursuivent leur crime. Le roi saisit ses armes, [11,500] et le premier lance son javelot : le trait frappe au milieu du bouclier, mais il est repoussé par l'or qui le couvre. Alors Polynice s'avance, et fait entendre cette funeste prière : «  O Dieux qu'Œdipe aveugle n'invoqua pas en vain, dirigez mes coups! mes vœux ne sont point injustes; j'expierai ma haine; je laverai dans mon sang ce fer que j'aurai teint du sien, content si le dernier regard d'un frère voit le sceptre dans ma main, et s'il emporte aux enfers la douleur de mourir mon sujet. » Le trait part à l'instant, il glisse entre la cuisse du cavalier et son cheval, et semble vouloir les percer tous deux. Étéocle l'évite en écartant le genou; et le dard; trompant la main qui le lance, s'enfonce dans les flancs du coursier. L'animal irrité ne sent plus la main qui le guide; son sang coule, et rougit la terre autour de lui. Polynice triomphe, et croit voir le sang de son frère. Étéocle effrayé le croit lui-même :il voit son ennemi qui se précipite sur son cheval blessé; ils se pressent; les rênes, les mains, les javelots se confondent, et, dans le trouble qui les agite, ils tombent tous deux sur l'arène. Ainsi, au milieu d'une nuit profonde, deux vaisseaux poussés par la tempête s'entrechoquent, brisent leurs rames, mêlent leurs cordages; ils luttent contre les vents, les flots et la nuit, et tout à coup, au milieu des ténèbres, s'enfoncent et disparaissent ensemble dans l'abîme. Tels on voit les deux frères, aveuglés par la rage, sans règle, sans art; leurs épées se cherchent, se croisent; la fureur seule guide leurs coups; la haine étincelle sous leurs casques, et ils se lancent d'horribles regards. Pressés, entrelacés dans les bras l'un de l'autre, leurs cris féroces les animent, comme le bruit des trompettes et des clairons. Ainsi deux sangliers furieux s'élancent avec la rapidité de la foudre; leurs soies se hérissent, le feu jaillit de leurs yeux, et leurs défenses recourbées se heurtent avec fracas. Du haut d'un rocher voisin le chasseur regarde en pâlissant ce choc effroyable, et, craintif, il retient ses chiens dans le silence : tels les fils d'Œdipe. Le coup mortel n'est point encore porté, mais le sang coule, le crime est consommé; il n'est plus besoin des Furies. Debout près des combattants, ces filles de la Nuit se contentent d'applaudir, et s'affligent en même temps de voir leur fureur surpassée. Chacun brûle de répandre le sang de son frère, et ne sent pas couler le sien. Enfin l'exilé, dont la colère est plus vive et l'attentat plus juste, s'élance en s'excitant lui-même, et, saisissant le défaut de la cuirasse, il plonge son épée dans le corps de son frère. Étéocle n'éprouve aucune douleur, mais il a senti le froid de l'acier. Effrayé, il se couvre aussitôt de son bouclier; mais déjà sa blessure se fait sentir; il respire avec peine; chaque instant diminue ses forces il chancelle. Son ennemi sans pitié insulte à sa faiblesse : « Où fuis-tu, roi de Thèbes? Voilà donc l'effet d'une vie molle et efféminée? Ton courage s'est énervé à l'ombre des grandeurs.

[11,550] Vois ces membres endurcis par l'exil et la misère, vois comme les malheureux combattent : apprends à mieux te servir des armes, et défie-toi de la prospérité.» Cependant un reste de vie soutient le monarque criminel, son sang n'est point épuise; il pourrait se soutenir encore : mais il tombe à dessein, et, près d'expirer, il médite une dernière perfidie. Le Cythéron en pousse un long gémissement, et Polynice, qui se croit vainqueur, lève au ciel ses mains fratricides, et s'écrie : « Grâces aux Dieux, je n'ai point fait de vœux inutiles; ses yeux sont appesantis, les ombres de la mort couvrent son visage. Ah! tandis qu'il peut me voir encore, hâtez-vous de m'apporter le sceptre et la couronne! » Il dit, et se précipite sur son frère pour le dépouiller de ses armes, comme s'il voulait les offrir à sa patrie, et suspendre dans les temples un pareil trophée. Mais Étéocle respire encore; la vengeance seule arrête son âme, près de s'échapper. Il sent l'approche de Polynice qui se penche sur lui; secrètement il soulève son glaive; sa haine, qui vit tout entière, supplée aux forces qui l'abandonnent, et, plein d'une affreuse joie, il plonge le fer dans le cœur d'un rival abhorré. « Ah! traître, tu respires! s'écrie Polynice; ta rage te survit. Hé quoi! ne peux-tu donc mourir? Viens avec moi aux enfers; là, je réclamerai la foi des traités, si Minos tient dans ses mains l'urne fatale qui punit même les rois. » En disant ces mots il tombe y et, du poids de ses armes, écrase son frère expirant. Allez, âmes féroces, allez souiller le Tartare de votre présence, allez épuiser tous les tourments de l'Érèbe; et vous, divinités du Styx, épargnez désormais les malheureux humains. Que dans tout l'univers et dans tous les siècles un seul jour ait vu cet horrible fratricide; que nos descendants en perdent la mémoire, et que les rois seuls se souviennent de ce combat monstrueux!.... Cependant Œdipe apprend que le crime est consommé; il s'arrache à ses ténèbres profondes, et traîne loin de son affreux palais son cadavre vivant. Un sang noir et corrompu souille sa barbe et sa chevelure blanche; tout roidis par ce sang immonde, ses cheveux voilent sa tête sacrilège. Ses traits sont allongés, ses joues creuses, et ses yeux arrachés de leurs orbites ont laissé des traces hideuses. Sa main gauche s'appuie sur la jeune Antigone, l'autre sur un bâton. Tel, si, quittant sa barque, l'odieux nocher de l'Averne aux eaux dormantes parait à la lumière du jour, le soleil et les astres troublés à sa vue pâlissent, et lui-même se sent bientôt affaibli et vaincu par l'atmosphère des vivants. Cependant, durant sa longue absence, sa triste tâche s'accumule, et sur toute la rive les générations des mortels attendent le pâle rocher. Ainsi marchait Œdipe à travers la plaine ; à ses côtés sa fille gémit sur l'excès de ses maux. « Conduis-moi, lui dit-il, vers mes fils; jette un père infortuné sur leur corps palpitant. » La vierge hésite, ne sachant pas ce qu'il a résolu. Ils s'avancent avec peine; les armes, les chevaux, les chars embarrassent et arrêtent leur marche; au milieu de ce monceau de morts, les pas du vieillard chancellent, et sa malheureuse compagne s'épuise à le soutenir. Après de longues recherches, un cri d'Antigone apprend à Œdipe qu'ils sont près des cadavres; [11,600] il se jette aussitôt sur leur dépouille glacée, et les couvre de son corps. La voix lui manque : étendu à terre, il pousse de douloureux gémissements en baisant leurs blessures sanglantes, et longtemps il fait de vains efforts pour parler. Il promène ses mains sur leurs casques, il cherche leur visage, et, furieux de douleur, il rompt enfin son silence et ses soupirs : « O Piété! s'écrie-t-il, tu viens bien tard, après de si longues années, émouvoir mon âme ! Est-il encore dans ce cœur quelque sentiment humain? Tu as vaincu, ô nature! un père malheureux. Vois, je puis gémir, des larmes coulent à travers les blessures de mes paupières arides, et ma main impie obéit à ma douleur et meurtrit ma poitrine. Recevez ce tribut funèbre dû à votre mort sacrilège, fils cruels et trop semblables à moi. Hélas! je ne puis ni reconnaître mes enfants, ni savoir à qui je m'adresse ; dis-moi, ma fille, je t'en conjure, quel est celui que j'embrasse. Maintenant, barbare que je suis, quels honneurs rendrai-je à vos mânes? Oh! si mes yeux renaissaient, si je pouvais encore les arracher, et sévir contre mon visage! O douleur! ô vœux d'un père dénaturé! imprécations, hélas! trop bien exaucées! quelle divinité est venue se placer près de moi pour recueillir mes prières, pour dicter mes paroles aux destins ? C'est la démence, c'est Érinnys, c'est mon père, c'est ma mère, c'est un trône perdu et mes yeux éteints qui m'ont inspiré ces vœux! Je n'ai rien dit moi-même, j'en jure par Pluton, par ces douces ténèbres, par cette fille infortunée qui guide mes pas. Ainsi puissé-je descendre dans le Tartare par une mort digne de moi! Puisse l'ombre de Laïus ne pas me fuir irritée! Hélas! quels affreux embrassements unissent ces frères! Quelles blessures je touche! Ah ! je vous en conjure, détachez leurs mains, déliez ces nœuds funestes! que maintenant au moins il soit permis à leur père de se placer entre eux. » En exhalant ces mots, peu à peu la fureur de la mort s'était emparée de lui. Il cherche secrètement une arme; mais Antigone a prévu son dessein, et sa chaste main a soustrait les épées. Le vieillard alors s'irrite : « Où sont leurs armes criminelles? O Furies! le fer a-t-il pénétré tout entier dans leur corps? » Sa triste compagne calme son désespoir; elle-même étouffe et fait taire sa douleur, heureuse de voir enfin éclater en sanglots son père jusqu'alors si farouche. Cependant, aux premiers cris du fatal combat, la reine hors d'elle-même avait été chercher au fond de son palais une épée bien connue, cette lamentable épée, dépouille du roi Laïus. Après avoir mille fois maudit les Dieux, et son horrible hymen, et les fureurs de son fils, et l'ombre de son premier époux, elle roidit son bras avec effort, se penche, et fait à peine pénétrer le glaive dans sa poitrine. La blessure ouvre enfin ses veines glacées, et le sang purifie la couche fatale. Ismène tombe sur le sein décharné de sa mère, le baigne de larmes, et essuie avec sa chevelure la plaie d'où jaillit le sang. Telle, dans les bois de Marathon, la plaintive Erigone, près du corps de son père immolé, a cessé de gémir. Elle commence à préparer le nœud fatal, et choisit, pour se donner la mort, les plus solides rameaux. Déjà, joyeuse d'avoir trompé l'espoir des deux chefs, [11,650] la cruelle Fortune avait remis à un autre la puissance souveraine et le sceptre d'Amphion; Créon héritait des droits de Cadmus. Triste issue de la guerre! C'est pour lui que deux frères se sont égorgés, c'est lui qu'appellent les vœux des rejetons de Mars. Le dévouement de Ménécée, dont le souvenir est encore récent, lui concilie le peuple. Il monte, roi nouveau, sur le trône fatal de la malheureuse Aonie. O séductions de pouvoir! ô amour du sceptre! funeste conseiller! Les exemples des rois ne serviront-ils donc jamais à leurs successeurs? Créon est heureux de siéger à cette place marquée par tant de crimes, et de diriger le sanglant gouvernail de l'État. Que ne peut sur nous la prospérité? Déjà elle fait en Créon disparaître le père, et efface de son esprit le souvenir de Ménécée, à qui il doit l'empire. Épris du cruel amour de la royauté, pour préluder à son règne, pour se révéler tout entier, il ordonne que les débris de cette triste guerre restent sous le ciel, exposés à tous les regards, et que les mânes errent tristement sans sépulture. Bientôt il rencontre sur le seuil de la porte Ogygienne Œdipe qui rentrait dans Thèbes. A cette vue, il se reconnaît secrètement moins grand que lui, et réprime sa colère. Mais bientôt, redevenu roi, il adresse au vieillard aveugle, son mortel ennemi, ces paroles audacieuses : « Va porter loin d'ici tes présages sinistres, odieux aux vainqueurs; éloigne les Furies, et délivre les murs de Thèbes de ta présence. Tes longues espérances sont accomplies. Va-t'en, tes fils gisent à terre quels vœux te reste-t-il à former? » Œdipe frémit, saisi d'un mouvement de rage sa paupière se lève et tremble, comme si la vie y était encore; sa faiblesse a disparu. Il quitte et le bras de sa fille et son bâton, et, soutenu par sa seule colère, il exhale en ces mots ses fureurs : « Es-tu déjà maître de faire du mal, ô Créon? Il n'y a qu'un moment, malheureux, que tu possèdes un trône souillé par la perfidie, et qu'à ma place tu jouis des honneurs souverains, et déjà il t'est permis de fouler aux pieds les ruines de la fortune des rois! Déjà aux vaincus tu re-fuses un tombeau, à tes concitoyens les murs de la patrie! Courage! tu peux dignement porter le sceptre de Thèbes. Voici ton premier jour; mais pourquoi, insensé, limiter ainsi tes droits nouveaux? pourquoi donner des bornes si étroites à ta royale puissance? Tu me prescris l'exil? timide rigueur pour un roi! Que n'ordonnes-tu aussitôt au glaive homicide de se teindre de mon sang? Crois-moi il peut venir, le satellite empressé à t'obéir, et trancher sans crainte une tête qui s'offre à ses coups. Commence donc : attends-tu que je me prosternes à tes pieds, les mains suppliantes? que je m'attache aux pas d'un maître impitoyable? Et quand je voudrais le faire, le souffriras-tu? Tu me menaceras de quelque supplice? Mais crois-tu qu'il reste encore dans mon cœur place à la crainte? Tu m'ordonnes de quitter les demeures de la patrie? Mais n'ai-je pas volontairement quitté le ciel et la terre? n'ai-je pas, cruel envers moi-même; et sans que nul m'y contraignît, tourné contre mon visage ma main vengeresse? Roi barbare! que peux-tu m'ordonner de pareil? Je fuis, je m'éloigne de ce séjour abominable: qu'importe où j'irai cacher ma longue agonie, et les ténèbres de mes yeux? Ai-je à craindre que quelque peuple refuse à mes prières l'espace de terre que j'occupe dans ma patrie? Mais Thèbes m'est chère ! En effet, la lumière y est plus brillante pour moi, [11,700] les astres plus étincelants y réjouissent mes regards! Iei n'ai-je pas une mère et des fils? Possède donc et gouverne les murailles de Thèbes, sous lés mêmes auspices que Laïus et que moi-même; sois aussi heureux que moi dans ton hymen, dans tes enfants. Puisses-tu n'avoir pas le courage de te délivrer par ta main de ta fortune! mais, surpris par le malheur, aime encore la lumière du jour : c'est assez de ces présages. Viens, conduis-moi, ma fille, loin d'ici. Mais pourquoi t'associer à mes douleurs? Donnez-moi un guide, grand roi. » La malheureuse Antigone craint d'être abandonnée; elle a recours à d'autres prières. « Vénérable Créon, au nom de ton heureux empire, au nom de l'ombre sainte de Ménécée, pardonne à son affliction, oublie ses paroles superbes. Ses longs malheurs l'ont habitué à ce langage, et ce n'est pas pour toi seul qu'il est farouche : c'est ainsi qu'il apostrophe les destins et les Dieux. Les chagrins ont endurci son âme, et souvent pour moi-même il n'est pas sans rudesse. Depuis longtemps hélas! fermentent dans son cœur indomptable la liberté et l'espoir inquiet d'une mort cruelle, et maintenant il use d'adresse pour irriter ta colère, et il réclame le supplice. Mais toi, je t'en conjure, fais un plus noble usage de la royauté. Du haut de ta grandeur, épargne ceux qui sont abattus, et respecte les grands débris des rois tes prédécesseurs. Lui aussi, élevé autrefois sur le trône, entouré de gardes, il secourait les malheureux, et, juste envers tous, accueillait les suppliants et faisait droit aux plaintes. Maintenant, de cette foule de courtisans, il ne reste plus près de lui que sa fille. Du moins il n'était pas encore exilé! Est-il donc un obstacle à ton bonheur? Pourquoi tourner contre lui toute ta haine, et toutes les forces de l'État? Pourquoi le chasser de ces murs? Crains-tu qu'il ne vienne gémir à haute voix près du seuil de ton palais, et t'assiéger de ses vœux importuns? Bannis cette crainte : s'il pleure, ce sera toujours loin de ta cour. J'abaisserai son orgueil, je lui apprendrai l'obéissance d'un sujet, je l'éloignerai de la foule et le cacherai dans une retraite solitaire : il sera exilé. Ailleurs, quelles murailles s'ouvriront pour recevoir le proscrit? Veux-tu qu'il aille à Argos, qu'il traîne sa misère à Mycènes, chez ses ennemis? qu'au seuil d'Adraste vaincu, il raconte les désastres de l'Aonie; que, roi de Thèbes, il mendie un faible secours? Pourquoi se plaire à dévoiler les crimes d'une famille infortunée, à étaler aux yeux de tous ses honteux malheurs? Cache, je t'en supplie, tout ce que nous sommes. Nous ne demandons pas, ô Créon! de longues faveurs. Aie pitié d'un vieillard, d'un père affligé; qu'ici, je t'en conjure, qu'ici puissent reposer ses mânes! Il est permis de donner la sépulture au moins aux Thébains. » Ainsi elle prie Créon, et se jette à ses pieds; mais son père l'entraîne, et la menace avec colère, indigné de ses supplications. Tel, au fond d'une caverne, un lion qui jadis, dans sa verte jeunesse, faisait trembler les forêts et les montagnes, reste immobile et étendu, désarmé par les longues apnées. Cependant son aspect est encore majestueux et sa vieillesse redoutable; et si un mugissement vient frapper son oreille baissée, il se dresse, se souvient de lui-même, et gémit en voyant ses forces épuisées, et d'autres lions régner dans les campagnes. Les paroles d'Antigone ont fléchi le roi; cependant il n'accorde pas tout ce que demandent ses larmes suppliantes, et retranche une partie du bienfait.

[11,750] « Je ne t'exile pas, dit-il, loin des frontières de la patrie : pourvu que par ta présence tu ne souilles pas nos temples et nos demeures; que les bois, que le Cithéron, ton premier asile, soient encore ton séjour; tes pas errants dans l'ombre peuvent s'arrêter encore sur cette terre ensanglantée où sont étendus les débris de la guerre, où gisent les cadavres de deux nations. » Il dit; les courtisans, le peuple gémissant donnent à ses paro-les leur trompeuse approbation, et Créon, gonflé d'orgueil, se rend au palais des rois. Cependant les Grecs mis en fuite abandonnent en secret le camp si fatal à leurs armes. Nul n'a ses étendards et son chef; ils marchent en désordre et silencieux, et, au lieu d'un glorieux trépas, ils n'ont obtenu qu'une vie déshonorée, un retour honteux. La nuit les favorise, et enveloppe leurs pas de son ombre protectrice.