LIVRE XII.
(12,1) Le soleil n'avait pas encore, en réveillant la nature, chassé tous les astres de l'Olympe, et la lune moins brillante voyait s'avancer le jour. Tout à coup l'épouse de Tithon dissipe les nuages fugitifs, et ouvre à Phébus, qui reparaît, la vaste étendue des airs. Déjà les Thébains errent en foule autour de leurs demeures dépeuplées, accusant la lenteur de la nuit; et pourtant c'est la première fois qu'après tant de fatigues, ils pouvaient enfin trouver quelque repos et se livrer aux douceurs du sommeil; mais cette paix, encore mal assurée, les laisse dans l'inquiétude, et la victoire se souvient des terreurs de la guerre. A peine s'ils osent d'abord faire quelques pas hors de leurs remparts, à peine s'ils osent ouvrir toutes leurs portes. Ils ont toujours devant les yeux leurs anciennes craintes, et cette plaine déserte les fait encore frissonner. De même que, sous les pas du matelot longtemps balancé par les vagues, la terre d'abord semble chanceler, ainsi les Thébains s'étonnent de ne voir aucun guerrier s'avancer contre eux, et s'imaginent toujours que les bataillons étendus à terre vont se relever. Ainsi, lorsque les oiseaux d'Italie voient un serpent aux écailles fauves se glisser vers leur nid, placé au sommet d'une tour aérienne, ils repoussent dans l'intérieur leur tendre couvée, font à leur nid un rempart de leurs ongles, et s'apprêtent à combattre en agitant leurs faibles ailes. Le serpent s'est éloigné, cependant la blanche famille craint l'air même; enfin elle s'envole, mais en tremblant, et du haut des cieux elle regarde encore son nid. Les Thébains s'avancent à travers ce peuple inanimé, ces débris épars de la guerre; la douleur, le deuil sanglant sert de guide à chacun d'eux. Ceux-ci reconnaissent des armes, ceux-là des corps, d'autres des têtes séparées du tronc, à côté de corps étrangers; quelques-uns pleurent sur des chars vides, et adressent leurs plaintes à l'attelage, puisque c'est là tout ce qui leur reste; d'autres pressent de leurs baisers de larges blessures, et maudissent la valeur. On rassemble les cadavres glacés par la mort. L'on voit des mains coupées qui serrent encore l'épée ou la lance; là, des flèches fixées au milieu des yeux; beaucoup ne peuvent retrouver les restes de ceux qu'ils pleurent, et courent çà et là étouffant des sanglots toujours prêts à éclater. Cependant autour de ces troncs informes s'élèvent de tristes débats: on se dispute le droit d'allumer le bûcher, de conduire les funérailles. Souvent aussi des Thébains, un moment trompés par la fortune, gémissent sur un ennemi mort, et ils ne peuvent distinguer les cadavres qu'il leur faut respecter, de ceux qu'ils doivent fouler aux pieds. Ceux qui n'ont perdu aucun de leurs parents, qui n'ont personne à pleurer, dispersés dans la plaine, parcourent les tentes désertes des Grecs, y portent la flamme, ou bien (car c'est une grande volupté après les guerres) ils cherchent de tous côtés le cadavre de Tydée étendu sur la poussière, la place de l'abîme où s'engloutit le devin; ils veulent savoir où est l'ennemi des Dieux, si le feu du ciel brûle encore sur ses membres. Déjà ils ont passé le jour dans les larmes, et la nuit ne peut encore les éloigner. Ils aiment à savourer leur douleur, à jouir de leurs maux. Ils ne rentrent pas dans leurs demeures; mais toute la nuit la foule reste auprès des cadavres. On se succède tour à tour pour gémir, et les cris plaintifs, et les feux allumés écartent les bêtes féroces; ni la douce influence des astres, ni les pleurs qu'ils ne cessent de répandre, n'ont pu fatiguer et clore leurs paupières.
[12,50] L'étoile du matin avait pour la troisième fois chassé l'aurore, et déjà les montagnes dépouillées pleurent ces forêts qui font leur gloire. Des sommets ombragés du Theumèse et du Cithéron, ami des funérailles, descendent des troncs énormes, et sur les piles de ces arbres entassés la flamme dévore les cadavres des guerriers. Ces honneurs suprêmes réjouissent les mânes des Thébains; mais la foule des Grecs, laissée sans sépulture, exhale de lamentables plaintes, et vole en gémissant autour des feux interdits à leurs ombres. Les mânes parjures du cruel Étéocle n'obtiennent que des funérailles simples et sans pompe royale : son frère est encore regardé par la loi comme Argien, et son ombre exilée erre sans honneur. Mais un bûcher vulgaire ne doit pas consumer les restes de Ménecée; ni le roi son père ni Thèbes ne le permettent. Pour lui ce ne sont pas de vils arbres qu'on assemble, suivant l'usage ; on élève un amas d'instruments de guerre, des chars, des boucliers, et tout ce que les Grecs ont laissé d'armes; et le héros est couché sur ces dépouilles ennemies comme un vainqueur, le front orné de bandelettes et du laurier pacifique, semblable au héros de Tirynthe, lorsque, appelé au ciel, il se coucha joyeux sur l'Œta embrasé. Pour apaiser les mânes de son fils, Créon fait immoler des captifs grecs et de généreux coursiers couverts de leurs harnois. Bientôt la flamme s'élève pétillante, et alors Créon fait éclater ces gémissements « Oh ! si la généreuse ambition d'une gloire si belle ne s'était emparée de ton cœur, mon fils, ombre sainte, tu régnerais avec moi dans Thèbes, et tu y aurais régné après ma mort. Maintenant tu empoisonnes ma joie, et les charmes de cette royauté qui m'a été offerte. Quoique la voûte céleste et l'assemblée des Dieux, je ne puis en douter, soient maintenant le séjour de ton immortelle vertu, ta divinité sera toujours pour moi un triste sujet de larmes. Que Thèbes t'élève des autels, te consacre des temples; moi, père infortuné, je ne puis que te pleurer. Et maintenant, hélas! puis-je t'offrir des honneurs funèbres, des funérailles dignes de toi? Non, quand j'aurais le pouvoir de mêler à tes cendres les cendres de la fatale Argos et de Mycènes, et les miennes avec elles; moi dont la vie, ô crime! dont les honneurs ont été payés du sang de mon fils. Faut-il que le même jour, que la même guerre impie, ô mon cher enfant, t'ait plongé dans le Tartare avec ces deux frères sacrilèges? Maintenant Œdipe et moi, nous avons la même part de douleurs; mais ne sont-elles pas, en effet, bien semblables, ô grand Jupiter, les ombres que nous pleurons? Reçois, ô mon fils! comme la première offrande due à ton triomphe, reçois ce sceptre, ce diadème, ornement de mon front royal, que tu as valus à ton père et qui t'ont coûté si cher. Je te fais roi : puisse l'ombre d'Étéocle voir en toi son maître et gémir de douleur!» En disant ces mots, il ajoute avec plus de violence : « Qu'on m'appelle, si l'on veut, cruel et barbare, je défends aujourd'hui que les cadavres des Grecs soient brûlés avec toi : et que ne puis-je prolonger en eux le sentiment, et arracher leurs âmes criminelles du ciel et de l'Érèbe! Que ne puis-je suivre les bêtes farouches et les oiseaux de proie, et désigner a leur voracité les membrés de ces rois impies! Quelle douleur pour moi de voir la terre bienfaisante dissoudre leurs corps !
[12,100] Je le déclare donc et le répète encore une fois, que nul n'ose accorder aux Grecs les honneurs suprêmes ni les flammes du bûcher, s'il ne veut que je le punisse de mort, et que son cadavre aille remplacer les cadavres dérobés à ma vengeance; je le jure par les Dieux, par le grand Ménécée. » Il dit, ses compagnons l'entraînent et le portent dans son palais. Cependant la cruelle Renommée traîne hors des murailles dépeuplées d'Argos un lugubre cortège : les mères, les veuves désolées des Grecs se précipitent, semblables à une troupe de captives. Chacune a ses douleurs, mais leur extérieur est le même; leurs cheveux tombent sur leur poitrine, leur tunique est relevée, le sang coule de leurs visages déchirés, et leurs bras délicats sont gonflés par les meurtrissures. A la tête de ce sombre et triste cortège marche la malheureuse Argie; souvent elle tombe entre les bras de ses femmes éplorées, puis elle se relève, et, dans l'égarement de sa douleur, cherche en vain sa route. Elle ne songe plus ni à son palais, ni à son père; Polynice seul a sa foi, le nom seul de Polynice est dans sa bouche; c'est Dircé, ce sont les funestes murailles de Cadmus qu'elle voudrait habiter de préférence à Mycènes. Vient ensuite la troupe des Calydoniennes mêlées aux femmes de Lerne, que conduit aux funérailles de Tydée Déiphile, dont la douleur ne le cède point à celle de sa sœur. L'infortunée n'ignorait point le crime de son époux, qui d'une dent sacrilège avait outragé les morts; mais que ne pardonne pas un malheureux amour à celui qui n'est plus? Après elle marche Néalcé; ses traits, quoique farouches, inspirent pourtant la pitié; dans sa douleur, digne du héros, elle appelle Hippomédon. Puis vient l'épouse impie du devin; hélas? elle ne pourra lui élever qu'un tombeau vide. Enfin on voit paraître les dernières troupes de femmes gémissantes, conduites par la triste compagne dé Diane, adorée sur le Ménale, et l'auguste Evadné : l'une gémit et déplore la téméraire audace de son fils; l'autre, pleine du souvenir de son redoutable époux, montre une douleur farouche, et maudit le ciel. Hécate les aperçoit dans les bois du Lycée, et les accompagne de ses gémissements; la Thébaine Ino, en les voyant, du tombeau de son fils, s'avancer vers le double rivage de l'isthme, ne petit retenir ses pleurs. Éleusis, qui déjà gémit sur elle-même, gémit encore sur cette multitude éplorée errant dans les ténèbres, et, pour guider leur marche, elle élève ses flambeaux mystérieux. Junon elle-même les conduit par des sentiers détournés, et cache leurs pas, de peur que, rencontrées par l'armée des Grecs, elles ne soient contraintes de s'arrêter, et ne puissent accomplir leur grande et glorieuse entreprise. Iris aussi a soin de conserver les cadavres des guerriers d'Argos; elle arrose en secret leurs membres décomposés d'une rosée céleste et des sucs de l'ambroisie, afin qu'ils se conservent plus longtemps, et qu'ils puissent, sans se dissoudre, attendre la flamme du bûcher. Mais voici qu'un guerrier, au visage pâle et défait, Ornite, qui, affaibli par une blessure ré-cente et encore ouverte, n'avait pu suivre l'armée des Grecs, se glisse timidement à travers les sentiers détournés, marchant avec peine, appuyé sur un débris de sa lance. Il s'étonne d'abord du tumulte étrange qui trouble ces lieux solitaires; bientôt il reconnaît cette troupe de femmes, maintenant la seule armée de Lerne. Il ne leur demande pas le motif de leur voyage qui ne le verrait? mais, d'une voix triste, il leur adresse le premier ces mots : « Infortunées ! où portez-vous vos pas?
[12,150] Espérez-vous rendre les devoirs funèbres aux guerriers morts, et recueillir leurs cendres? Là, autour de leurs ombres, une garde veille sans cesse, et répond, au roi, des cadavres qui gisent sans sépulture, sans larmes; on repousse bien loin tout être humain; les oiseaux et les bêtes farouches peuvent seuls en approcher. Croyez-vous que Créon accorde à vos larmes leur sépulture? Il vous serait plus facile de fléchir les autels sanguinaires de Busiris, le roi de Thrace et ses coursiers affamés, et les divinités de la Sicile. Peut-être (si son âme m'est bien connue) il vous saisira malgré vos prières, et vous immolera, non pas sur les cadavres de vos époux, mais loin de leurs mânes chéris. Fuyez tandis que la route est sûre, et, de retour à Lerne, gravez leurs noms, la seule chose qui vous reste, sur des tombeaux vides, et appelez à de vains bûchers leurs âmes absentes. Ou bien allez à Athènes : Athènes n'est pas bien éloignée, et la renommée publie que Thésée revient triomphant des bords du Thermodon. Implorez le secours des enfants de Cécrops c'est par la guerre, c'est par les armes qu'il faut ramener Créon à des sentiments humains. » Il dit, et elles frémissent d'horreur; leurs larmes s'arrêtent, la stupeur glace l'ardeur immense qui les poussait, et sur tous ces visages règne la même pâleur. Ainsi, quand le rugissement d'une tigresse d'Hyrcanie, irritée par la faim, vient à frapper l'oreille des timides génisses, la campagne elle-même se trouble à ce bruit, le troupeau tremble, et attend, dans une cruelle anxiété, quelle victime va choisir sa faim cruelle. Aussitôt parmi ces femmes les avis se partagent et se combattent : les unes veulent qu'on se rende à Thèbes, et qu'on implore l'orgueilleux Créon; les autres, que l'on ait recours à la générosité du peuple athénien. Pour toutes retourner à Argos serait le pire des maux et une honte. Mais soudain Argie, s'armant d'un courage au-dessus de son sexe, affronte une périlleuse entreprise. L'espérance d'un glorieux danger séduit son cœur : elle veut braver les ordres d'un roi cruel, elle veut aller où n'irait pas, escortée d'une armée d'Amazones, une fille du Rhodope, ou du Phase couvert de neiges. Elle imagine une ruse pour se séparer de ses fidèles compagnes, et aller défier les Dieux cruels, le sanguinaire Créon; elle est sans crainte pour sa vie, et prête à tout oser dans l'excès de sa douleur. La piété, son chaste amour l'animent. Poly-nice lui-même se montre à ses yeux dans tous les actes de sa vie, tantôt son hôte, tantôt son fiancé au pied des autels, tantôt son époux bien-aimé, tantôt enfin sous le casque terrible, triste, la serrant dans ses bras, et du seuil qu'il quittait tournant plusieurs fois sur elle ses regards. Mais nulle image ne s'offre plus souvent à ses re-gards que celle du cadavre de Polynice, couché sur la poussière ensanglantée, et lui demandant un bûcher; ces pensées qui l'agitent enflamment son esprit, elle aime d'une chaste ardeur ces tristes restes. Se tournant alors vers ses compagnes : « Vous, dit-elle, appelez à votre secours les guerriers d'Athènes et de Marathon, et que la fortune seconde votre pieuse entreprise. Pour moi, qui suis la seule cause de tant de désastres, laissez-moi pénétrer dans la ville d'Ogygès, [12,200] et la première affronter le courroux terrible du roi. Les portes de cette ville barbare ne seront pas sourdes à mes coups. J'y trouverai le père et la mère de mon époux; j'y trouverai ses sœurs. À Thèbes, je ne serai pas inconnue. Je ne vous demande qu'une chose, ne me retenez point : j'obéis à une impulsion irrésistible et aux pressentiments de mon cœur. » Elle n'en dit pas davantage, et ne choisit pour l'accompagner que le seul Ménète, autrefois son gouverneur et le gardien de sa vertu. Quoique ne connaissant pas les lieux, elle s'engage dans la route qu'avait suivie Ornite, et lorsqu'elle se voit assez éloignée des compagnes de son infortune: « Hé quoi! dit-elle, tandis que ton cadavre se consume sur la terre ennemie, irai-je attendre que Thésée prenne une résolution tardive? que les chefs, qu'un aruspice, y soient favorables? Pendant ce temps-là tes restes mêmes diminuent. Non! plutôt livrer mon propre corps à la serre des oiseaux de proie! Sans doute, si tu conserves encore quelque sentiment, ô mon fidèle époux! tu te plains, aux dieux du Styx, de ma dureté, et de ma lenteur à aller apaiser ton ombre. Hélas! que ton cadavre soit encore sur le sol, ou que déjà il soit enseveli, c'est pour moi une égale impiété. Les obstacles ne sont rien à ma douleur; ni la mort, ni le barbare Créon ne sauraient m'arrêter : Ornite, tu n'as fait qu'animer mon ardeur. » Elle dit, et, d'un pas rapide, parcourt les plaines de Mégare; ceux qu'elle rencontre lui indiquent les chemins. Son extérieur les effraye, mais ses malheurs inspirent le respect. Elle va, le regard farouche; aucun bruit n'étonne son oreille et ne trouble son cœur. Ce qui la rassure, c'est l'excès même de ses maux; elle est plus à craindre qu'elle ne craint elle-même. Ainsi, lorsqu’en Phrygie, pendant la nuit, le Dindyme retentit de lamentations, la prêtresse furieuse, à la tête d'un chœur armé de rameaux de pin, se précipite vers les bords du Simoïs; la déesse elle-même a mis entre ses mains le fer qui doit se teindre d'un sang qui lui est cher, et a orné son front de bandelettes. Déjà le soleil avait plongé son char brûlant dans la mer d'Hyrcanie, pour se lever de nouveau du sein des ondes opposées, et cependant Argie, que sa douleur rend insensible aux fatigues, ne s'aperçoit pas que le jour a disparu : elle n'est pas effrayée des ténèbres qui couvrent la plaine, et continue sa route à travers les rochers inaccessibles, les troncs desséchés qui menacent ruine, les profondes retraites des forêts que n'éclaira jamais un jour serein, les champs coupés de fossés invisibles, et les fleuves dont elle ne cherche pas les gués; elle passe auprès des bêtes féroces endormies, auprès des repaires où reposent des monstres affreux : tant le courage et le désespoir donnent de force! Ménète rougit de ne pouvoir la suivre que de loin, et admire de quel pas marche cette faible jeune fille. Quelles chaumières, quelles maisons où n'ont pas frappé ses timides gémissements ! combien de fois ses pas s'égarèrent ! combien de fois vit-elle la flamme consolatrice qui guidait sa marche lui manquer, et son flambeau pâlir, vaincu par les froides ténèbres! Enfin, après de longues fatigues, les coteaux du Penthée s'aplanissent et s'effacent au loin. Ménète, hors d'haleine, et presque épuisé, commence alors en ces termes : « Si je ne suis point abusé par le désir de voir la fin de nos fatigues, voie! la ville d'Ogygès et les cadavres privés de sépulture : l'air qui nous environne est lourd et infecté; les oiseaux de proie en reviennent à travers les airs.
[12,250] Voilà cette terre cruelle : les murailles de Thèbes ne sont pas bien loin. Vois-tu comme leur ombre immense se prolonge dans la plaine? comme les feux mourants brillent par intervalles sur le sommet des tours? Les murs sont tout près. Tout à l'heure la nuit était plus silencieuse, et les astres seuls perçaient la profondeur des ténèbres. » Argie frémit, et tendant ses mains vers les murailles : « O Thèbes! autrefois l'objet de mes désirs et maintenant mon ennemie, toi qui me seras chère encore si tu me rends intacts les restes de mon époux, tu vois dans quel appareil, avec quel cortège je viens pour la première fois vers tes murs, moi la belle-fille du grand Œdipe! Mes vœux ne sont pas criminels, je n'implore de ton hospitalité qu'un bûcher, le droit de pleurer sur un tombeau. Ce malheureux exilé, repoussé par la guerre loin de son pays, ce prince que tu n'as pas jugé digne du trône paternel, rends-le à mes prières. Et toi, je t'en conjure, viens, si les mânes conservent quelque forme, si l'âme erre dégagée du corps. Montre-moi la route, conduis-moi vers ton cadavre, si j'ai mérité cette faveur. » Elle dit, se dirige vers le toit champêtre d'une chaumière voisine, y ranime la flamme de son flambeau mourant, et, troublée, hors d'elle-même, se précipite à travers l'horrible plaine. Telle, allumant une torche aux rochers de l'Etna, Cérès désolée éclairait, des reflets variés d'une flamme immense les rivages de l'Ausonie et de la Sicile, alors qu'elle suivait les traces du sombre ravisseur de sa fille, et les larges sillons tracés sur la poussière. A ses gémissements furieux Encelade lui-même répond; il fait jaillir ses feux, et illumine la route de la déesse. Les fleuves, les forêts, la mer et le ciel, tout appelle Proserpine; seule la demeure de Pluton ne redit point le nom de son épouse. Le fidèle Ménète avertit Argie, qu'égare la douleur, de se souvenir de Créon, de baisser sa torche et de se dérober au, regards. Reine naguère, elle faisait trembler les villes de l'Argolide; elle était l'objet des vœux ardents d'une foule de guerriers, le plus noble espoir de la nation; et maintenant la voici qui, pendant une nuit terrible, sans guide, tout près de l'ennemi, seule, marche à travers des monceaux d'armes, sur un sol souillé de sang, sans craindre ni les ténèbres, ni les groupes d'ombres qui l'entourent, et toutes ces âmes qui gémissent sur leurs corps laissés sans sépulture. Souvent ses pieds incertains heurtent des glaives et des traits; mais elle dissimule sa douleur, et ne songe qu'à éviter les cadavres. A chaque instant elle croit reconnaître celui qu'elle cherche, interroge d'un œil curieux tous ces guerriers couchés à terre, tourne vers elle leurs visages, se penche sur eux, et se plaint de la faible clarté des astres. En ce moment, à travers les ombres qui apportent aux hommes le sommeil, Junon, qui s'est dérobée de la couche de son puissant époux, se dirigeait secrètement vers les murs de Thésée, pour fléchir Pallas, et préparer à Athènes un accès facile aux pieuses suppliantes. Dès qu'elle aperçoit du haut des airs la malheureuse Argie s'épuisant en vaines re-cherches dans la plaine, elle se sent émue à cette vue, et, tournant son char vers celui de la lune, elle lui adresse ces douces paroles: « Accorde à nos prières une légère faveur, Cynthie, [12,300] si tu as quelque égard pour Junon : certes, c'est ta coupable déférence pour les ordres de Jupiter qui fit la triple nuit dans laquelle fut conçu Hercule ... mais je ne veux pas rappeler d'anciens sujets de plainte. Voici une occasion de m'être utile : Argie, cette fille de l'Inachus, si dévouée à mon culte, tu vois comme elle s'égare au milieu de cette sombre nuit, et, faible, ne peut trouver son époux au milieu des épaisses ténèbres, tandis que ton disque languissant est voilé par des nuages. Je t'en conjure, montre ton croissant; que les roues de ton char pèsent de plus près sur la terre, et que le Sommeil, qui, penché à côté de toi, dirige tes rênes humides, descende à ta voix sur les Thébains qui veillent. A peine a-t-elle dit ces mots, que la déesse perce les nuages et fait briller son orbe immense. Les ombres ont fui effrayées, l'éclat des astres a pâli, et la fille de Saturne elle-même peut difficilement soutenir cette éclatante lumière. D'abord, à la lueur qui se répand dans la plaine, la malheureuse Argie reconnaît le manteau de Polynice, ouvrage de ses mains, bien que le tissu se dérobe aux regards et que la pourpre soit ternie par le sang qui la souille. Tandis qu'elle invoque les Dieux, persuadée que c'est là tout ce qui lui reste de la dépouille chérie de son époux, elle l'aperçoit lui-même, presque enseveli dans la poussière : aussitôt ses sens l'abandonnent, elle ne voit plus, elle n'entend plus rien, et la douleur arrête ses larmes ; elle se jette tout entière sur le corps de son époux, cherche par ses baisers à rappeler son âme absente, exprime le sang de ses cheveux et de ses vêtements, et le recueille pour le conserver. Enfin, recouvrant la voix : « Est-ce bien toi, ô mon époux! toi, qui parti, à la tête d'une armée, pour reconquérir un trône qui t'était dû, toi, le gendre du paissant Adraste? Est-ce ainsi que je te retrouve? Voilà donc le triomphe au-devant duquel je devais courir? Lève vers moi ton visage et tes yeux éteints: Argie est venue vers Thèbes; allons, introduis-moi dans ces murs, montre-moi le palais de tes aïeux; à ton tour, offre-moi l'hospitalité ... Hélas! que fais-je? ce gazon où gît ton cadavre, voilà tout ce qui te reste de la terre de ta patrie! Affreuse querelle ! ton frère non plus ne possède pas l'empire. N'as-tu donc obtenu les larmes d'aucun des tiens? Où est ta mère? où est cette Antigone si renommée? Il est vrai, c'est pour moi que tu es mort, pour moi seule que tu as été vaincu. Je te disais : Où portes-tu tes pas? Pourquoi réclamer un sceptre qu'on te refuse? Argos est à toi; tu régneras dans le palais de ton beau-père; là t'attendent les honneurs d'une longue vie et un pouvoir sans partage. Mais pourquoi me plaindre? C'est moi-même qui ai causé la guerre, c'est moi qui ai supplié mon père affligé, et c'était pour te serrer ainsi dans mes bras ! Mais je suis satisfaite, Dieux immortels; je te remercie, ô Fortune ! le but de mon long voyage est atteint. Je l'ai retrouvé tout entier. Hélas ! quelle large et profonde blessure ! Ton frère, c'est lui... Oh ! je vous en conjure, montrez-moi où est étendu ce monstre impie? Que je puisse le trouver, et je surpasserai en férocité les oiseaux de proie, et je ferai reculer les bêtes farouches. Aurait-il, le sacrilège ! obtenu les flammes du bûcher? Eh bien ! la terre de ta patrie ne te verra pas non plus privé, ô mon époux, des feux sacrés: ton corps sera consumé, il recevra le tribut de larmes qu'on a voulu ravir aux rois immolés. Tu n'es plus, mais je te garderai ma foi; elle descendra avec moi dans le tombeau. Notre fils sera le témoin de ma douleur; mon jeune Polynice consolera mon veuvage. »
[12,350] En ce moment, la malheureuse Antigone portait vers le même lieu ses pleurs et sa torche funèbre; elle a trouvé enfin, mais avec peine, l'occasion tant désirée de sortir des murailles car sans cesse elle est surveillée par les gardes; le roi lui-même ordonne qu'on s'en défie; les sentinelles se succèdent plus souvent, et les feux en plus grand nombre éclairent la ville. Elle se justifie donc de sa lenteur aux Dieux, à son frère, et, hors d'elle-même, aussitôt que la garde odieuse s'est abandonnée un moment au sommeil, elle s'élance hors des murs. Telle une jeune lionne effraye les campagnes de ses rugissements, lorsque, libre enfin, elle peut pour la première fois se livrer à sa fureur, loin de sa mère. Antigone est bientôt près de Polynice, car elle connaît l'affreuse plaine, elle sait où son frère est couché sur la poussière. Ménète, dont la douleur est oisive, la voit s'avancer, et cherche à étouffer les gémissements de son élève chérie. Mais les derniers sons de la voix d'Argie ont frappé les oreilles de la vierge attentive. Une femme vêtue de noir, les cheveux épars et négligés, le visage souillé de sang, lui apparaît à la lueur des astres et de la double torche. « Quels sont les mânes, quel est celui que tu cherches, téméraire, dans cette nuit qui m'appartient? » Argie reste longtemps sans répondre, mais elle jette son voile sur sa tête et sur celle de son époux, saisie d'une frayeur soudaine et oubliant un moment sa douleur. Ce silence confirme les soupçons d'Antigone; elle insiste, elle presse de ses questions la princesse et son compagnon; mais la force les abandonne tous deux; Ils restent immobiles, et se taisent. Enfin Argie découvre son visage, et, serrant dans ses bras le corps de son époux, elle parle ainsi : « Si au milieu de ces débris sanglants de la guerre tu viens comme moi chercher quelques restes, si tu crains aussi les ordres cruels de Créon, je puis, me fiant à toi, te dire la vérité. Si tu es malheureuse, comme j'en puis juger par tes larmes et tes gémissements, eh bien! faisons alliance ensemble: je suis la fille du roi Adraste ... Mais, ô Dieux, quelqu'un n'approche-t-il pas ? C'est pour rendre à mon cher Polynice les honneurs du bûcher que, malgré la défense du roi ... » La vierge, fille de Cadmus, est frappée de stupeur, elle tremble, et soudain l'interrompt en ces mots « Est-ce moi, compagne de tes malheurs, ô aveuglement du sort ! est-ce moi que tu crains? Ces membres que tu tiens, ce corps que tu pleures, c'est aussi celui que je pleure. Je suis vaincue par toi : ô honte ! ô lâche tendresse d'une sœur! » Ainsi s'exprime Antigone. Alors toutes deux se précipitent sur le cadavre de Polynice, l'entourent de leurs bras entrelacés, et, dans leur douleur avide, mêlent leurs larmes, leur chevelure, se partagent ses membres chéris, et tour à tour reviennent mouiller de pleurs son visage et contempler avec amour sa tête inanimée. L'une parle de son frère, l'autre de son époux, et toutes deux s'interrompent mille fois pour parler de Thèbes et d'Argos. Argie cependant rappelle plus longuement les malheurs de son époux: « Je te le jure, dit-elle, par notre douleur commune, par ce devoir sacré rempli furtivement, par ces mânes chers à toutes deux, et ces astres qui m'entendent, non, bien qu'il fût errant et exilé, ce n'étaient pas les honneurs qu'il avait perdus, ni le sol de la patrie, ni le cœur d'une mère aimée, c'était toi seule qu'il regrettait, c'était le nom d'Antigone qu'il répétait le jour et la nuit; je lui étais moins chère que toi, et il me quitta sans désespoir. Peut-être qu'avant le forfait, du sommet d'une haute tour, tu l'as vu distribuant des étendards aux bataillons grecs; [12,400] peut-être il t'a regardée du milieu de l'armée, et t'a saluée de son épée et du panache qui flottait sur sa tête; et moi, j'étais loin d'ici ..! Mais quel dieu l'a poussé à cet excès de rage? Quoi! vos prières n'ont rien pu sur son cœur? il a résisté à tes larmes? » Antigone allait lui faire le récit de ce crime et de ses tristes causes : leur compagnon fidèle leur donne ce sage avis: « Achevez plutôt maintenant votre entreprise; déjà les astres pâlissent, troublés par l'approche du jour; n'interrompez pas ce pieux ouvrage; un temps viendra pour les larmes: quand s'élèvera la flamme funèbre, alors vous pourrez pleurer.» Non loin de là, le murmure de l'onde indiquait les rives de l'Ismène, qui coulait encore tout troublé et teint de sang. Elles y traînent, en réunissant leurs faibles efforts, les membres déchirés de Polynice, et le vieillard leur prête le secours de son bras affaibli par l'âge. Ainsi les sœurs de Phaéton, fils du Soleil, lavèrent dans les tièdes ondes du Pô son cadavre fumant; et à peine l'avaient-elles enfermé dans le tombeau, que déjà, arbres plaintifs, elles prenaient racine sur les bords du fleuve. Aussitôt que l'onde eut lavé le sang des blessures, et que les membres du héros eurent repris la pâle beauté de la mort, les deux infortunées, après les derniers baisers, cherchent du feu ; mais elles ne voient autour d'elles sur le sol creusé qu'un amas de cendres froides, inanimées; partout la flamme est éteinte. Un seul bûcher était encore debout, et, soit par un effet du hasard ou par la volonté des Dieux, c'était celui où les membres du cruel Étéocle avaient été consumés. Peut-être la fortune voulait-elle susciter un nouveau prodige, peut-être aussi l'Euménide avait-elle gardé ces feux prêts à se diviser. Dans leur égal empressement elles aperçoivent la faible flamme qui vit encore dans les tisons noircis, et une triste joie brille en même temps sur leur visage. Elles ne savent pas encore à qui est ce bûcher; mais quel qu'il soit, elles le supplient de permettre à d'autres cendres de venir se mêler aux siennes, et de souffrir que des ombres étrangères se confondent. Mais les deux frères se révèlent de nouveau aussitôt que le feu dévorant a touché les membres de Polynice, le bûcher tremble, et repousse un cadavre odieux; les flammes jaillissent, en se divisant à leur sommet, et élèvent deux pointes lumineuses qui se brisent tour à tour : on dirait que le pâle Orcus a mis aux prises les feux des Euménides, tant les deux tourbillons de flamme se menacent, et s'efforcent de s'éloigner l'un de l'autre; le bois même du bûcher s'ébranle sous ce poids et s'écarte. Alors la vierge effrayée s’écrie : « C'en est fait, nous avons ranimé de nos mains leur colère éteinte! C'était son frère; car qui serait assez cruel pour refuser à une ombre l'hospitalité? Voici un fragment de son bouclier, je reconnais ce ceinturon à demi-brûlé : c'était son frère. Ne vois-tu pas comme les flammes se séparent, et cependant semblent lutter encore? Oui, leur affreuse haine leur survit; la guerre n'a rien terminé. Malheureux! tandis que vous vous combattez ainsi, Créon est vainqueur, le trône est perdu pour vous. Quelle aveugle ardeur ! Contre qui cette rage? Apaisez vos menaces; et toi, partout exilé, toujours victime de l'injustice, cède enfin; c'est ton épouse qui t'en conjure, c'est ta sœur; ou bien toutes deux nous nous jetterons au milieu de ces flammes furieuses. » Elle dit, et soudain la terre tremble, fait chanceler le faîte des édifices, et favorise la discorde des deux flammes ennemies. Cette secousse a troublé le repos des gardes, [12,450] à qui le sommeil lui-même offrait une image de cette scène lugubre. Ils se précipitent aussitôt, et entourent la plaine d'un réseau d'hommes armés. Le vieillard seul les voit avec effroi s'avancer; mais elles, debout devant le bûcher, loin de nier qu'elles viennent de braver ouvertement les ordres du barbare Créon, proclament, par leurs gémissements aigus, leur pieux larcin; elles sont tranquilles, car, elles ont vu tomber en cendre tout le cadavre. Toutes deux se disputent l'honneur de mourir, et leur cœur s'enflamme à l'espoir du trépas. Elles s'accusent tour à tour d'avoir ravi, l'une les restes de son frère, l'autre, ceux de son époux : « C'est moi qui ai dérobé le corps, et moi la flamme; moi, la piété me guidait, et moi l'amour. « Elles se font une joie d'appeler sur leur tête les supplices, de tendre leurs mains aux chaînes. On ne remarque plus dans leurs paro-les les égards qu'elles se témoignaient naguère; on les dirait animées par la colère et la haine, tant la discorde éclate dans leurs cris. Enfin elles entraînent vers le roi les gardes qui les ont saisies. Cependant; bien loin de là, Junon, qui s'est concilié Pallas, introduit dans les murs d'Athènes les mères désolées d'Argos. La déesse prépare un favorable accueil à cette foule gémissante, et fait respecter leurs larmes; elle-même met en leurs mains des rameaux d'olivier, les bandelettes des suppliants, et leur recommande de marcher le front voilé, les yeux baissés, et de porter dans leurs mains des urnes vides. Tout le peuple d'Athènes sort en foule, et remplit les rues et les toits des édifices. Quel est cet essaim de femmes? pourquoi tant d'infortunées à la fois? On ne connaît pas encore la cause de leurs maux, et déjà l'on en gémit. La déesse parcourt les rangs des citoyens et ceux des Argiennes; elle dit quelle est leur nation, desquels guerriers elles pleurent la mort, et ce qu'elles sollicitent. Elles-mêmes vont annonçant partout sur leur passage l'arrêt de Thèbes et la cruauté de Créon. Ainsi les oiseaux de Thrace, d'une voix inarticulée, adressent à leur toit hospitalier leurs plaintes douloureuses, et racontent longuement le double hymen et le crime de Térée. Au milieu de la ville s'élevait un autel qui n'était consacré à aucune des divinités supérieures. La douce Clémence y a fixé son séjour, et les malheureux l'ont rendu sacré. Là se pressent toujours de nouveaux suppliants; jamais aucun vœu ne fût repoussé par un refus; toutes les prières sont écoutées. Jour et nuit l'accès en est libre, et il suffit de se plaindre pour se rendre propice la déesse: point de luxe dans son culte; ni la fumée de l'encens, ni le sang des victimes ne sont reçus sur ses autels; des larmes seules les mouillent, et l'on n'y voit suspendues que des tresses lugubres de cheveux, et des vêtements qu'ont laissés les malheureux rendus à un meilleur destin. A l'entour est un bois tranquille où croissent des lauriers chargés de bandelettes, objet d'une profonde vénération, et l'olivier, l'arbre des suppliants. Là nulle image de la déesse, nulle statue d'airain qui reproduise ses traits; c'est dans le cœur des mortels qu'elle aime à habiter. Toujours une foule tremblante et misérable attriste ce lieu : le bonheur seul ne mortels pas ces autels. La renommée rapporte qu'après la mort d'Hercule, ses enfants, protégés par les armes d'Athènes, fondèrent ce temple. La renommée est ici au-dessous de la vérité; car il est plus juste de croire que les Dieux, [12,500] pour qui Athènes fût toujours une terre hospitalière, la récompensèrent en lui donnant des mœurs plus douces, les cérémonies religieuses : les semences que la terre reçoit dans son sein, et qu'ils consacrèrent dans ce lieu un asile commun à toutes les infortunes; d'où devaient être bannies la Colère, les Menaces, la Tyrannie; la Fortune était également exclue de cet autel où régnait la Justice, et qui déjà, à cette époque, était connu de nations innombrables. C'est là que se rassemblent tous ceux qui ont été vaincus dans la guerre, ou chassés de leur patrie, ou dépouillés du trône, ou coupables d'un crime involontaire; c'est là qu'ils implorent le repos. Ce fut plus tard ce seuil hospitalier qui vainquit les Furies d'Œdipe, protégea les débris d'Olynthe, et écarta du malheureux Oreste le spectre de sa mère. Le peuple montre ce lieu à la troupe affligée des femmes de Lerne; elles s’y rendent, et la foule des malheureux, qui les y avait précédées, se retire devant elles. A peine sont-elles au pied de cet autel, qu'elles sentent s'adoucir les soucis de leur cœur. Telles les grues chassées de leur patrie par l'Aquilon, aussitôt qu'en planant sur les mers elles ont aperçu Pharos, elles déploient leurs bataillons dans les airs, et poussent des cris de joie: heureuses de pouvoir, dans un ciel serein, braver les frimas, et réchauffer sur les bords du Nil leurs ailes glacées ! Cependant, après de rudes combats, Thésée avait vaincu les filles de la Scythie, et, porté sur un char orné de lauriers, il rentrait dans les murs de sa patrie. Les cris d'allégresse, les clameurs dont la multitude frappe l'air, les fanfares de la trompette, succédant aux horreurs de la guerre, annoncent son retour. Devant lui marchent les dépouilles des ennemis et tous les emblèmes du cruel dieu des combats : les chars de ces vierges guerrières, des brancards chargés de casques, des chevaux baissant tristement la tête, des haches brisées dont elles s'armaient naguère pour abattre les forêts ou fendre les glaces des Palus-Méotides, des carquois légers, des ceinturons étincelants de pierreries, des boucliers échancrés, encore souillés de leur sang; toujours intrépides, elles ne trahissent leur sexe ni par la frayeur, ni par de vulgaires gémissements; elles dédaignent de s'abaisser aux prières, et ne cherchent que le temple de la chaste Pallas. Tous les yeux se portent d'abord sur le vainqueur, dont le char est traîné par quatre chevaux blancs; puis les regards du peuple se fixent sur Hippolyte, déjà moins farouche, et qui s'est pliée au joug conjugal. Les Athéniennes jalouses s'étonnent et murmurent en secret, en voyant qu'elle a osé enfreindre les usages sévères de sa patrie; que ses cheveux sont parfumés; que son sein tout entier est caché sous son manteau : elles murmurent de ce qu'une barbare vient se mêler aux nobles enfants d'Athènes, et donner des fils à son ennemi. Les tristes Pélopides s'éloignent aussi un peu de l'autel où elles s'étaient assises, et admirent l'ordre et la pompe du triomphe. A cette vue, le souvenir de leurs maris vaincus revient à leur esprit. Le vainqueur arrête son char; du haut de son siège superbe, il s'informe des causes de leur affliction, et prête à leurs prières une oreille bienveillante. Alors l'épouse de Capanée, la première, ose ainsi lui parler: « Vaillant fils d'Egée, à qui la fortune offre tout à coup dans notre ruine une riche moisson de gloire, nous ne sommes pas d'une race étrangère; nous sommes pures de tout crime. Nous avions pour demeure Argos, pour époux des rois: [12,550] hélas! que n'étaient-ils sans courage! Pourquoi, en effet, faire marcher sept armées, et vouloir forcer à la justice les descendants d'Agénor? Nous ne nous plaignons pas de leur mort, c'est le droit de la guerre, c'est la chance des armes; mais ils n'étaient pas des monstres nés dans les antres de la Sicile, ni d'affreux centaures de l'Ossa, ces guerriers tombés dans les combats! Je ne parle pas de leur origine, de leurs nobles ancêtres. C'était un sang d'homme, illustre Thésée, qui coulait dans leurs veines; c'étaient des hommes dont l'âme émanait des mêmes astres que la vôtre, dont le corps était formé des mêmes éléments que vous : et Créon leur interdit les flammes du bûcher! et, semblable au père des Euménides ou au nocher du Léthé, il les re-pousse des bords du Styx, et les retient suspendus entre le Ciel et l'Érèbe ! Hélas! ô Nature ! principe des êtres, qu'est devenue ta volonté divine? Où est le bras qui lance si injustement la foudre? Où es-tu, ô Athènes? Déjà la septième aurore s'est levée, et a détourné de leurs cadavres ses chevaux épouvantés. Saisis d'horreur, tous les feux du ciel étoilé éloignent leurs rayons; déjà les bêtes farouches elles-mêmes reculent devant cette affreuse pâture, et les oiseaux de proie fuient ce champ d'où s'échappent dans l'air des exhalaisons fétides. Que reste-t-il encore de leurs cadavres? Qu'il permette au moins de brûler leurs ossements nus, leur chair putréfiée ! Hâtez-vous, illustres enfants de Cécrops. C'est à vous qu'il appartient de venger cet outrage, avant que les Émathiens, ou les Thraces, ou quelque autre peuple, désirant d'obtenir un jour pour eux-mêmes les flammes du bûcher et d'habiter le séjour des mânes, vous ravissent cet honneur: car quel sera le terme de la vengeance? Nous avons combattu, soit; mais la haine est éteinte, mais la triste colère doit s'arrêter devant la mort. Toi-même (car la renommée nous a appris tes glorieux exploits) tu n'as pas livré aux monstres farouches Sinis et l'infâme Cercyon; tu voulais un bûcher pour les restes du cruel Scyron, et je ne doute pas que les sépultures des Amazones n'aient fumé sur les rives du Tanaïs, d'où tu ramènes tes armes victorieuses. Ne dédaigne pas ce nouveau triomphe; consacre un de tes travaux à la terre, au ciel, à l'Érèbe: n'as-tu pas rendu la sécurité aux champs paternels de Marathon, affranchi l'affreux palais de la Crète, et ta vieille amie n'a-t-elle pas reçu la récompense de ses pleurs? Ainsi puisses-tu ne combattre jamais sans le secours de Pallas; puisse le dieu de Tirynthe ne pas porter envie à tes exploits, qui égalent les siens; puisse ta mère te voir toujours monté sur un char de triomphe, toujours vainqueur; et qu'Athènes, toujours invincible, n'ait jamais à descendre à de telles prières ! » Elle avait dit : toutes applaudissent, et tendent vers le roi, avec des cris de douleur, leurs mains suppliantes. Le héros, fils de Neptune, a rougi, ému de leurs larmes. Bientôt transporté de colère, il s'écrie : « Quelle Furie a jeté sur la terre ces mœurs nouvelles? Non, tels n'étaient point les cœurs des Grecs à mon départ, quand je me dirigeai vers la Scythie et les neiges du Pont. D'où vient cette nouvelle fureur? Crois-tu Thésée vaincu, ô barbare Créon? Me voici ! cette lance a encore soif d'un sang coupable. Allons, point de retard; dirige de ce côté ton coursier, â mon fidèle Phégée! et, aussitôt arrivé à Thèbes, ordonne des bûchers pour les Grecs, ou déclare la guerre aux Thébains. » Il dit, et, oubliant les fatigues de la guerre et de la route, [12,600] il exhorte ses soldats, et ranime leurs forces épuisées. Tel un taureau, après avoir reconquis ses amours et l'empire des forêts, se repose de ses combats: mais si le mugissement d'un nouveau rival retentit dans les bois, quoique sa tête et son cou soient encore humides d'une pluie de sang, il prépare de nouveau ses armes, frappe du pied la terre, dissimule ses gémissements, et cache ses blessures sous la poussière qu'il soulève. Pallas elle-même, agitant son bouclier, réveille Méduse, l'effroi de la Libye, Méduse qui protège sa poitrine. Soudain toutes les têtes des serpents se dressent, et regardent Thèbes. A peine le soldat de l'Attique se préparait à marcher, que déjà la malheureuse Dircé a tremblé aux accents du clairon. L'amour des combats n'enflamme pas seulement ces jeunes compagnons de Thésée, qui reviennent victorieux du Caucase; les habitants des campagnes, jusqu'alors étrangers aux combats se lèvent en armes. On voit accourir en foule, et se ranger d'eux-mêmes sous les drapeaux de leur chef ceux qui cultivent le froid Brauron, les champs de Munichie, le Pirée, refuge des matelots tremblants, et Marathon, que l'Orient vaincu n'avait pas encore illustré; puis apparaissent les guerriers qu'envoient aux combats les maisons d'Icare et de Célée, jadis les hôtes des Dieux générateurs, la verte Mélène, Égalée riche en forêts, Parnès aux riants vignobles, et Lycabessus, où croît de préférence la grasse olive; vient encore le farouche Iléen, le laboureur de l'odorant Hymette, et l'Acharnien, qui le premier a revêtu de lierre ses thyrses sauvages. D'autres abandonnent le Sunium, qu'aperçoivent de loin les vaisseaux de l'Orient, et d'où se précipita dans la mer qui porte son nom le malheureux Égée, abusé par la voile trompeuse du vaisseau de Crète. Ces guerriers viennent de Salamine; Éleusis, consacrée à Cérès, suspend le labourage, et envoie aussi ses habitants au combat. A eux se joignent les peuples que Callirhoé environne neuf fois de ses eaux errantes, et ceux que rafraîchit l'Ilissus, qui jadis, complice de l'enlèvement d'Orithyie, cacha sur ses rives les amours du dieu des Gètes. Pour les combats se dépeuple encore cette colline, témoin de la grande querelle qui divisa deux divinités, jusqu'au moment où du sein du rocher disputé un arbre nouveauté s'élança, et étendit au loin son ombre sur le domaine de Neptune, forcé de céder. Hippolyte eût aussi marché vers les murs de Cadmus, à la tête de ses guerrières du nord; mais elle est retenue par l'espoir certain d'être bientôt mère : son époux la conjure de renoncer aux périls de Mars, et de déposer sur le lit nuptial son arc éprouvé dans les combats. Aussitôt que Thésée voit ses guerriers, animés de l'ardeur des combats, embrasser à peine à la hâte leurs enfants chéris, il leur adresse ces paroles du haut de son char : « Guerriers, qui allez défendre avec moi les lois des peuples, les droits du genre humain, élevez vos courages; qu'ils soient dignes de cette entreprise. De notre côté est la faveur des Dieux et des hommes, la nature qui nous guide, et l'assemblée silencieuse de l'Averne; de l'autre il n'y a que la troupe des Châtiments, depuis longtemps acharnés sur Thèbes - les cruelles sœurs, armées de serpents, conduiront leurs étendards. Marchez avec joie, et ayez foi (votre roi vous en prie) dans une si noble cause. » Il dit, et, lançant son javelot, il donne le signal du départ.
[12,650] Ainsi quand Jupiter, chargé de frimas, pèse sur l'axe hyperboréen, et fait trembler les astres aux approches de l'orage, la demeure d'Éole s'ouvre avec fracas, la tempête indignée de son repos s'élance, et les vents du nord font entendre leurs sifflements. Les montagnes, les ondes frémissent, les nuages luttent et se déchirent, et alors triomphent le tonnerre et la foudre furieuse. La terre gémit sous les pieds qui la foulent; le lourd sabot des coursiers change la face du sol; et cavaliers et fantassins, de leurs innombrables cohortes, broient les champs dévastés. Cependant les flots d'une épaisse poussière ne peuvent obscurcir l'éclat des armes : leurs éclairs se brisent dans les airs, les lances étincellent dans la nue. Les Athéniens associent à leur entreprise la nuit et les paisibles ténèbres. C'est une lutte ardente entre ces guerriers à qui l'emportera de vitesse, qui le premier, du haut d'une éminence, signalera les murs de Thèbes, et lancera le premier son javelot contre les murs d'Ogygès. Le fils de Neptune, Thésée, porte gravés sur son bouclier des bataillons entiers; on y a inscrit sur l'airain ses premiers exploits, les cent villes, les cent remparts de la Crète; on le voit lui-même dans les détours de l'antre, repaire du monstre, alors que, dans une lutte terrible, il étreint de ses mains et de ses bras nerveux le cou hérissé du minotaure, et évite ses cornes en rejetant la tète en arrière. La terreur saisit les peuples, lorsque, couvert de cette image effroyable, Thésée s'avance au combat : on croit voir deux fois le héros, deux fois ses mains souillées de sang. Il se souvient lui-même de sa gloire passée, en regardant les compagnons de son infortune, le seuil jadis si redoutable, et son amante de Crète pâlissant à la vue du fil prêt à lui manquer. Cependant le barbare Créon fait marcher au supplice, les mains liées derrière le dos, Antigone et la fille d'Adraste, la veuve de Polynice: toutes deux se livrent à la joie, fières d'affronter cette mort glorieuse; el-les présentent la gorge au glaive, et trompent la cruauté du tyran. Tout à coup apparaît Phégée, apportant les paroles de Thésée : il tient en ses mains le bienfaisant rameau de l'olivier; mais il veut la guerre, la guerre est dans ses menaces, sa parole est haute et frémissante de colère, et, trop fidèle mandataire, il répète que Thésée approche, que déjà il couvre la campagne de ses cohortes. Le roi de Thèbes demeure immobile, agité de soucis. Son orgueil qui menaçait chancelle, et sa première colère s'attiédit. Enfin il se rassure, et avec un faux et sombre sourire : « La ruine de Mycènes n'est-elle donc qu'une faible leçon? Voici de nouveaux agresseurs: nous les recevrons, qu'ils viennent! Mais qu'après la guerre ils ne se plaignent pas : même loi pour les vaincus. » Il dit, et voit les nuages d'une épaisse poussière obscurcir le jour; les sommets des montagnes thébaines disparaissent. Déjà, pâle de crainte, il ordonne que le peuple s'arme, qu'on lui apporte à lui-même son épée; et soudain, troublé, loin de lui, il aperçoit au milieu de son palais les Euménides et Ménécée en pleurs, et les Grecs joyeux sur les bûchers qui les consument. Quel jour que celui où la paix, achetée au prix de tant de sang, fut perdue pour les Thébains !
[12,700] Les armes qu'ils ont naguère suspendues aux temples des Dieux de la patrie, ils les détachent, et couvrent leur poitrine de boucliers brisés, leur tête de casques sans ornements, et s'arment de traits encore souillés de sang. Nul ne se fait remarquer par son carquois, par son épée, par la beauté de son cheval. Les remparts ne sont plus sûrs, les murs sont ouverts de tous côtés; les portes demandent de nouvelles défenses, elles sont au premier qui les voudra forcer; plus de créneaux, Capanée les a renversés. Épuisé et languissante, la jeunesse ne donne plus le dernier baiser aux femmes, aux enfants, et les pères abattus n'ont plus le courage de former des vœux. Mais le héros de l'Attique, dès qu'il voit les rayons briller à travers les nuages, et le soleil étinceler sur les armes, se précipite dans la plaine, où gisent sans sépulture, au pied des murailles, les cadavres des Grecs. Sous son casque poudreux pénètre un air corrompu dont il aspire en gémissant les vapeurs funestes, et, dans son légitime courroux, il brûle de combattre. Le chef thébain accorde au moins aux malheureux Grecs l'honneur de ne point engager sur leurs cadavres un nouveau combat, une nouvelle mêlée; mais, pour ne rien perdre des débris du carnage, le sacrilège! il choisit une terre vierge encore, qui boira le sang versé. Déjà Bellone, si inégale dans ses faveurs, appelle les deux peuples au combat. Des deux côtés nul cri, la trompette se tait; les guerriers de l'autre armée se tiennent à peine, et portent d'une main débile leurs glaives baissés, et la courroie de leurs javelots détendue. Ils cèdent le terrain, et, écartant leurs boucliers, montrent leurs vieilles blessures encore sanglantes. Déjà aussi les chefs des Athéniens n'ont plus la même ardeur : la menace languit sur leurs lèvres, et leur courage s'amollit faute d'ennemis. Ainsi les vents soufflent avec moins de furie, si quelque forêt n'arrête leur impétuosité, et les flots irrités se taisent dans une mer sans rivage. Le fils de Neptune, Thésée, a levé sa lance, faite d'un chêne de Marathon, dont l'ombre redoutable se prolonge sur les ennemis, et qui remplit l'affreuse arène de l'éclat de son fer. On croirait voir le dieu Mars quand il fait voler du sommet de l'Hémus son char édonien, et porte autour de lui sur son rapide essieu la mort et la fuite. Ainsi la terreur glacée disperse les descendants d'Agénor. Thésée a honte d'exercer sa valeur sur des fuyards, et son bras dédaigne un sang trop facile à répandre. Il laisse les autres guerriers se rassasier de meurtres vulgaires; les chiens et les loups craintifs se jettent avec plaisir sur une proie abattue et sans vie; mais la colère seule nourrit l'ardeur du lion. Cependant il renverse Olénius et Thamire, au moment où l'un tirait une flèche de son carquois, et ou l'autre soulevait une énorme pierre; les trois frères de la race d'Alcé, fiers de commander à trois peuples, sont percés tous trois de ses traits; le fer pénètre tout entier dans la poitrine de Philée, s'enfonce dans la bouche d'Hélops qui le mord, et traverse l'épaule de Japix. Bientôt il attaque Hémon sur son char à quatre chevaux, et lui lance un trait redoutable : Hémon détourne ses chevaux effrayés : la lance parcourt un long espace, [12,750] traverse deux guerriers, et cherche une troisième victime; mais un timon l'arrête et l'empêche d'aller au delà. Cependant Créon est seul l'objet de ses vœux; c'est Créon seul, qu'au milieu des bataillons il cherche et appelle d'une voix terrible. Il l'aperçoit enfin sur un autre point du champ de bataille, exhortant ses phalanges, et proférant en vain les plus affreuses menaces. Les Compagnons de Thésée s'éloignent en désordre, et le laissent seul, se confiant aux Dieux et aux armes de leur chef. Créon, au contraire, retient et rappelle ses guerriers; et, voyant que des deux côtés la haine pour lui est égale, il rassemble à ce dernier moment tout son courroux qu'aigrit une mort imminente : «Ce ne sont point de jeunes filles, armées de légers boucliers, que tu vas combattre! s'écrie-t-il; ne crois pas trouver ici des mains de femme : ici, c'est un combat terrible avec des hommes; c'est nous, qui avons abattu Tydée, immolé le furieux Hlppomédon, et précipité parmi les ombres le valeureux Capanée. Quel égarement t'a poussé à cette guerre, malheureux? Ne vois-tu pas ceux que tu vas venger, couchés sur la poussière? » Il dit, et lance un trait qui va se fixer et mourir inutilement sur la surface du bouclier de Thésée. Le fils redoutable d'Égée rit des menaces et du bras de son ennemi, et, brandissant sa lance, il prépare un coup terrible; mais, avant de frapper, d'une voix tonnante il s'écrie : « Mânes des Grecs, à qui j'immole cette victime, ouvrez le noir Chaos, appelez les Euménides vengeresses;, voici venir, Créon. » A ces mots, la lance vibrante fend l'air, et frappe Créon à l'endroit où les mailles nombreuses de la cotte d'armes sont recouvertes de minces chaînons; le sang de ce traître jaillit par mille issues; ses yeux s'égarent et se ferment, il tombe. Thésée mettant le pied sur lui, et lui arrachant ses armes : « Te plait-il, maintenant, dit-il, d'accorder les flammes du bûcher aux ennemis expirés? te plaît-il qu'on ensevelisse les vaincus? Va subir d'affreux supplices, et cependant ne crains rien pour ta sépulture. » Des deux côtés les étendards se rapprochent; les mains s'unissent avec un pieux empressement, et scellent l'alliance au milieu du champ de bataille; déjà Thésée est un hôte; on le conjure d'entrer dans les murs; de ne pas mépriser les foyers thébains. Thésée accepte; et ne dédaigne pas la demeure de ses ennemis. Les mères et les épouses thébaines l'accueillent avec joie. Tel le Gange subjugué par le thyrse belliqueux, et déjà sous la douce influence de Bacchus, célébrait les fêtes, voluptueuses du dieu. Tout-à-coup, sur le sommet opposé de Dircé, à travers ses ombrages épais, des cris de femmes frappent l'air. Les mères ogygiennes descendent à pas précipites : telles les Thyades furieuses, lorsqu'elles accourent aux orgies de Bacchus; on croirait qu'elles demandent quelque grand crime, ou qu'elles l'ont déjà commis. Heureuses de gémir, de nouvelles et douces larmes jaillissent de leurs yeux : elles se précipitent çà et là, incertaines; iront-elles d'abord vers le magnanime Thésée; ou, vers Créon, ou vers les dépouil-les des leurs? La douleur les conduit vers les cadavres. Non, quand même un dieu ferait sortir cent voix de ma poitrine, je ne pourrais chanter dignement tant de bûchers où brûlent à la fois chefs et soldats; tant de gémissements confondus, [12,800] l'audacieuse Évadné se précipitant au milieu de ces flammes si chères, et cachant la foudre sur la noble poitrine de son époux; la malheureuse Déiphile couvrant de baisers le corps de Tydée, et excusant sa barbarie; Argie racontant à sa sœur la cruauté des gardes; la Nymphe de l'Érymanthe, au milieu de ses gémissements, appelant l'Arcadien Parthénopée; Parthénopée dont le visage éteint conserve encore toute sa beauté, Parthénopée que pleurèrent également les deux armées. A peine si je pourrais, animé d'un nouvel enthousiasme, inspiré par Apollon lui-même, remplir un pareil sujet; et mon vaisseau, par de longues fatigues, a mérité le port.
Vivras-tu dans la postérité, et,
victorieuse du temps, seras-tu lue par le maître du monde, ô toi,
Thébaïde ! qui m'as coûté douze années de veilles? Déjà la renommée
bienveillante t'a ouvert une route facile et t'a montrée, jeune
encore, aux siècles futurs; déjà le magnanime César daigne t'honorer
de ses regards, déjà la jeunesse latine t'apprend avec ardeur, et
répète tes vers. Puisse ta vie être longue! Mais n'essaye pas de
rivaliser avec la divine Énéide; suis-la de loin, et adore toujours
ses traces. Si l'envie t'oppose encore quelques nuages, ils se
dissiperont bientôt, et des honneurs mérités te seront rendus après
moi.