NÉMÉENNES
Les jeux Néméens, ainsi nommés de la forêt de Némée, dans l'Elide, se célébraient tous les trois ans, le 12 du mois Boèdromiôn dans une plaine voisine de cette forêt. On fait remonter leur origine à la guerre des sept chefs, sous la conduite de Polynice contre Étéocle, c'est-à-dire au premier siège de Thèbes.
Les sept chefs, passant dans la forêt de Némée et étant pressés de la soif, s'adressèrent à Hypsipyle de Lemnos, qu'ils rencontrèrent portant un enfant dans ses bras, et la prièrent de leur indiquer une source où ils pussent se désaltérer. Hypsipyle posa l'enfant sur l'herbe et les conduisit à une fontaine qui coulait à quelque distance. Pendant ce temps, un serpent tua l'enfant, ce qui réduisit Hypsipyle au désespoir.
Pour la consoler, les sept chefs, ayant rendu les devoirs funèbres à l'enfant, instituèrent des jeux en son honneur.
Cet enfant était fils de Lycurgue, roi du pays et prêtre de Jupiter ; il s'appelait Opheltès ou Achémore.
Hercule, après sa victoire sur le lion de Némée, rétablit les jeux Néméens qui avaient été interrompus et les consacra à Jupiter.
Les Argiens étaient les juges des combats. Ils nommaient à cet effet un ministre des autels, qui y assistait en leur nom, en habits de deuil, pour rappeler leur origine. Le vainqueur recevait une couronne, qui d'abord était d'olivier ; mais les Argiens, ayant été battus dans la guerre contre les Mèdes, changèrent l'olivier en une herbe funèbre nommée ache. Selon d'autres, elle fut d'ache dès le principe en mémoire de la mort d'Achémore. Les jeux Néméens formaient une ère pour les Argiens et les peuples du voisinage.
I
À CHROMIUS (1), ETNÉEN,
Vainqueur à la course des chars
Séjour sacré où l'Alphée respire enfin après sa course, Ortygie (2), noble rejeton de Syracuse, berceau de Diane et sœur de Délos, c'est par toi que je dois préluder à cet hymne harmonieux, qu'en l'honneur de Chromius je consacre à Jupiter Etnéen.
Aussi rapides que la tempête, les coursiers de Chromius ont franchi la carrière de Némée et attendent maintenant le tribut de louanges que j'ai promis à leur victoire. Brillant début, fondement de la félicité et de la gloire qu'avec l'aide des dieux obtient un héros orné déjà de toutes les vertus ! Les filles de Mémoire aiment à perpétuer dans leurs chants le souvenir des plus illustres combats. Célèbre donc, ô ma Muse ! célèbre au nom de Chromius cette île que le puissant maître de l'Olympe (3) donna jadis à Proserpine lorsque, par un signe de sa tête immortelle, il lui en assura l'empire et lui promit que d'opulentes cités s'élèveraient dans ses campagnes fécondes. Fidèle à son serment, le fils de Saturne a peuplé la Sicile de citoyens amis de Bellone aux armes d'airain, non moins habiles à manier la lance qu'à former de légers coursiers, et souvent couronnés du feuillage d'or de l'olivier d'Olympie. Combien d'entre eux n'ai-je pas déjà célébrés par des chants que n'embellissent jamais d'ingénieux mensonges !
Aujourd'hui je m'arrête dans le palais d'un vainqueur généreux ; j'y viens célébrer son triomphe au milieu de la joie des festins et assis à la fable où son hospitalité se plaît à recevoir une foule d'étrangers. En vain la calomnie voudrait-elle abreuver ses vertus ; les gens de bien la réduisent au silence : ainsi la fumée disparaît sous une ondée bienfaisante.
Tous les mortels n'ont point eu les mêmes dons en partage, mais tous doivent prendre la nature pour guide et marcher d'un pas assuré dans les sentiers de la droiture. Ici la force décide du succès ; ailleurs c'est le conseil de la sagesse, cet instinct de l'âme qui, dans les événements du passé nous découvre l'avenir. Fils d'Agésidame, la nature t'a départi l'un et l'autre, et tu sais en faire un noble usage. Insensé ! que me servirait d'être comblé des dons de l'opulence pour les enfouir dans ma maison ? Non, le sage à qui la Fortune accorde ses faveurs doit en jouir honorablement, et pour acquérir une bonne renommée et pour les partager avec ses amis ; car telle est notre commune destinée, de pouvoir tous être en butte au souffle du malheur.
Ainsi le vaillant Hercule s'est élevé au-dessus de tout ce que l'Antiquité nous offre de plus éclatantes vertus.Àpeine (4) sorti avec son frère du sein maternel, voyait-il la lumière du jour que l'œil de Junon, au trône d'or, découvrit sa naissance. Transportée d'une jalouse fureur, la reine des dieux envoie deux serpents qui pénètrent par la porte entrouverte dans l'intérieur du palais et se glissent dans le berceau, avides de broyer dans leurs gueules béantes les membres délicats des deux jumeaux.Àl'instant le fils de Jupiter, relevant sa tête, essaie pour la première fois le combat. De ses deux mains dont ils ne peuvent éviter l'étreinte, il saisit les reptiles par la gorge, les presse de toute sa force et de leurs flancs monstrueux fait exhaler la vie.
Un effroi mortel glaçait les femmes empressées autour d'Alcmène. Elle-même, s'élançant presque nue hors de sa couche, fuit pour échapper au venin des deux dragons. Aussitôt à ses cris accourent, revêtus de leurs armes d'airain, les chefs intrépides des enfants de Cadmus ; avant eux arrive Amphitryon ; le glaive brille en ses mains et son cœur est en proie aux plus vives angoisses. Car tel est l'homme : accablé de ses propres malheurs, il a dans un instant oublié les maux de ses semblables. Immobile d'étonnement et de joie, Amphitryon s'arrête à la vue des serpents étouffés. Il admire le courage et la force prodigieuse de son fils, et reconnaît l'équivoque des oracles que jadis les dieux lui avaient prononcés.
A l'instant même il fait venir
Tirésias, le sublime interprète des hauts desseins de Jupiter.
Alors le devin annonce au roi de Thèbes et à la foule qui l'entoure les
destinées de l'enfant héros qui vient de naître : "Ils tomberont sous ses
coups, s'écria-t-il, les monstres qui ravagent la terre et les mers. Les
ennemis du genre humain, les tyrans orgueilleux et perfides recevront aussi
la mort de sa puissante main ; et, dans cette lutte terrible, où, sous les
murs de Phlégra (5),
les dieux combattront contre les Géants révoltés, le héros percera de ses
traits redoutables ces fiers enfants de la Terre et souillera leurs cheveux
dans la poussière.
Puis le devin ajouta : "Arrivé enfin au terme de ses travaux, le fils d'Alcmène jouira d'une paix délicieuse dans les célestes demeures. Il s'unira à la jeune Hébé ; son hymen sera célébré dans le palais du fils de Saturne, et l'Olympe retentira éternellement des louanges d'Hercule. "
II
ÀTHIMODEME (6), ATHÉNIEN,
Vainqueur au pancrace
De même que les rhapsodes d'Homère (7) commencent ordinairement leurs chants par les louanges de Jupiter, ainsi Thimodème, que je célèbre aujourd'hui, a reçu dans le bois consacré à Jupiter Néméen les prémices des couronnes qui doivent un jour ceindre son front. Le fils de Timonoüs devait nécessairement être l'ornement et la gloire de l'illustre Athènes, et, marchant dans la route que lui frayèrent ses ancêtres, cueillir comme eux les fleurs de la victoire, soit dans les combats de l'Isthme, soit dans la carrière de Delphes. Ainsi dès qu'on voit les Pléiades (8) se lever au sommet des monts, l'on prévoit qu'Orion va suivre incessamment leurs traces.
Si jadis Salamine, parmi ses illustres guerriers, vit naître avec orgueil Ajax, qui fit trembler Hector jusque sous les murs de Troie ; je puis à la valeur de ce héros comparer la force que tu viens de montrer, ô Thimodème ! dans ta victoire au pancrace.
Acharné, lieu fécond en robustes athlètes quelle ne fut pas ta renommée dans les siècles passés ! Combien de fois les Thimodémides n'ont-ils pas illustré leur nom par leurs victoires dans les jeux de la Grèce ? Quatre couronnes obtenues sur le Parnasse, dont les sommets dominent au loin ; huit à Corinthe, dans l'Isthme de Pélops ; sept à Némée, et mille autres dans leur patrie, aux jeux consacrés à Jupiter, sont des témoignages authentiques de leur gloire.
Concitoyens de Thimodème, célébrez par des chants et des hymnes le roi tout puissant de l'Olympe ; célébrez le retour glorieux de votre héros, et que vos rives retentissent partout de vos chants d'allégresse.
III
À ARISTOCLIDE, D'ÉGINE,
vainqueur au pancrace
Auguste mère de l'Harmonie, ô Muse chère à mou cœur ! viens, je t'en supplie, dans l'hospitalière Égine, en ce mois consacré aux combats néméens : là sur les rives de l'Asopus des chœurs de jeunes hommes t'attendent, impatients de marier leurs voix à ta céleste mélodie.
Mille objets divers excitent nos désirs ; mais l'athlète vainqueur dans les jeux solennels ne soupire qu'après nos hymnes, qui accompagnent son triomphe et célèbrent sa gloire. Enflamme donc mon génie, ô fille de ce dieu puissant qui règne dans les profondeurs de l'Olympe ! fais, dès le commencement de ce chant de victoire, couler de ma bouche avec abondance de sublimes accords. J'y mêlerai ceux de ma lyre ; et ma voix, s'unissant à celles des citoyens d'Égine, chantera dignement les louanges d'Aristoclide, l'ornement de cette île jadis habitée par les Myrmidons (9). Pouvait-il plus noblement soutenir leur antique renommée qu'en déployant, dans la lutte du pancrace, la vigueur de son bras.Àcombien de coups furieux n'a-t-il pas été en butte dans les vallons de Némée ? Mais la victoire, comme un baume salutaire, a guéri ses blessures et lui a déjà fait oublier les maux qu'il a soufferts.
L'éclat de ta vaillance, répondant à celui de ta beauté, ô fils d'Aristophane ! t'a élevé au comble de la gloire. Garde-toi de porter au- delà un regard ambitieux, et ne te flatte point de franchir à travers les flots d'une mer inabordable ces colonnes qu'Hercule érigea comme les témoins éclatants de sa navigation aux extrémités du monde. Ce dieu-héros avait déjà dompté les monstres de l'Océan, sondé ses abîmes et ses courants profonds, jusqu'en ces lointaines plages où le pilote trouve enfin le terme de ses fatigues et le commencement du retour ; il avait en un mot assigné à l'univers des bornes inconnues aux mortels.
Mais, ô mon génie! sur quel promontoire étranger m'emporte ton navire ? C'est à Éaque, c'est à ses illustres rejetons que tu dois consacrer les accents de ta Muse. Il est juste sans doute de louer la vertu des grands hommes ; toutefois leur éloge est un ornement étranger au héros que je chante. Choisis parmi ses ancêtres, leurs hauts faits fourniront une assez ample matière à tes chants.
Ici se présente l'antique valeur de Pélée qui, armé de cette lance fameuse qu'il coupa sur le Pélion, seul, sans soldats, s'empara d'Iolcos (10), et mérita par ses travaux la main de la belle Thétis.
Là tu vois le courageux Télamon, secondé par Iolas (11), emporter d'assaut la ville de Laomédon et combattre avec lui les belliqueuses Amazones aux arcs d'airain. Jamais son cœur ne fut accessible à la crainte, qui dompte le courage des plus fiers guerriers.
Une vertu innée, un génie profond sont d'un grand poids dans la balance de la gloire. L'homme au contraire qui doit tout aux efforts d'une étude pénible reste inconnu et ignoré ; sans cesse en butte à mille impulsions diverses, il marche d'un pas chancelant, incapable de s'élever à ces hautes conceptions que son esprit trop faible ne fait qu'effleurer.
Tel ne fut point Achille à la
blonde chevelure ; élevé dès sa naissance sous les yeux du fils de Philyre (12),
chaque jour il se faisait un jeu des plus pénibles travaux. Lancer le
javelot avec la rapidité des vents, terrasser les lions et les sangliers
dans les sombres forêts, porter leurs membres palpitants aux pieds du
Centaure, fils de Saturne, tels étaient ses exploits à l'âge de six ans.
Combien de fois Diane et la belliqueuse Minerve le virent depuis avec
étonnement percer de ses traits les cerfs et les atteindre sans limiers et
sans filets, tant sa course était rapide et légère ! Ainsi croissait Achille
dans le rocher caverneux du sage Chiron. Le centaure forma également
l'enfance de Jason et d'Esculape et leur enseigna l'art d'appliquer d'une
main légère des remèdes bienfaisants sur les plaies des mortels. Ce fut
encore par ses soins que s'alluma le flambeau de l'Hymen entre Pélée et la
fille du vieux Nérée. Chiron se chargea de l'éducation du fils qui naquit de
leur union et se plut à l'orner des plus brillantes vertus. Bientôt, formé
par de telles leçons, le jeune héros traversa les mers et, conduit par le
souffle des vents sur les rivages de Troie, soutint le choc des guerriers de
la Lycie, de la Phrygie et de la Dardanie, en vint aux mains avec les
fougueux éthiopiens et fit mordre la poussière à l'oncle d'Hélénus, au
vaillant Memnon, qui ne devait plus revoir sa patrie.
Ainsi de toutes parts la gloire des Éacides brille d'un éclat immortel. Ton
sang divin, ô Jupiter ! coule dans leurs veines, et tu présides à ces luttes
célèbres d'où Aristoclide est sorti vainqueur. Son triomphe m'inspire ce
chant de victoire, que les jeunes habitants d'Égine répètent avec joie en
son honneur. Puissent leurs voix réunies célébrer dignement ce vaillant
athlète, qui donne un lustre nouveau à l'île qui l'a vu naître et au temple
d'Apollon Théarius, déjà fameux par de grands souvenirs.
L'expérience montre dans tout son jour la vertu dans laquelle chacun de nous excelle. Être enfant avec les enfants, homme avec les hommes, vieillard avec les vieillards, se proportionner à tous les âges de la vie, c'est le talent du sage. Il en est un autre nécessaire à la condition humaine, c'est de savoir s'accommoder â sa fortune présente. Ces qualités précieuses, Aristoclide les réunit toutes en sa personne.
Salut, digne ami de mon cœur !
reçois cet hymne qu'accompagnent les accords de la flûte éolienne. Il sera
pour toi aussi doux que le miel mêlé avec le lait le plus pur, aussi
agréable que la rosée du matin. L'hommage en est un peu tardif (13)
; mais l'aigle au vol rapide observe longtemps sa proie, puis tout à coup
s'élance et la saisit sanglante dans ses serres, tandis que le corbeau,
poussant de vains cris, cherche à terre une vile pâture.
Enfin, Aristoclide, que manque-t-il à ta gloire ? Clio au trône éclatant la
publie au loin par ses chants ; et les couronnes dont tu as ceint ton front
à Némée, à Épidaure et à Mégare brillent d'un éclat immortel.
IV
À TIMASARQUE, D'ÉGINE,
Vainqueur à la lutte
Douce allégresse qui suis la victoire, tu es le meilleur médecin des fatigues et des travaux de l'athlète, surtout quand nos hymnes, sages filles des Muses, font palpiter son cœur au bruit de leurs accents : alors l'onde attiédie d'un bain est pour ses membres fatigués moins salutaire que la louange qu'accompagne la lyre. Nobles inspirations du génie et des Grâces, les paroles d'un poète vivent plus longtemps que les hauts faits qu'elles ont célébrés.
Telles sont celles par lesquelles je prélude à cet hymne que je consacre au puissant Jupiter, à Némée et à Timasarque, vainqueur à la lutte. Puisse la cité des Éacides, renommée au loin par son amour pour la justice et l'hospitalité, recevoir aussi le tribut de louanges qu'elle mérite. Oh ! si Timocrite, père du vainqueur que je chante, jouissait encore de la lumière, quelle serait la joie de son cœur ! avec quels transports, variant les accords de sa lyre, unirait-il ses chants aux nôtres pour célébrer les victoires que son fils a remportées à Cléone (14), aux luttes de la superbe Athènes et à Thèbes aux sept portes !
Là, près du magnifique tombeau d'Amphitryon, les enfants de Cadmus accueillirent Timasarque et le couvrirent à l'envi de fleurs ; ils honoraient eu lui Égine, sa patrie, et le regardaient comme un ami qui vient chez ses amis au sein d'une ville hospitalière. Ils le reçurent dans l'auguste palais d'Hercule, de ce héros avec qui le vaillant Télamon saccagea la ville de Troie, vainquit les Méropes (15) et le terrible Alcyon (16). Ce redoutable géant ne succomba qu'après avoir fracassé sous un énorme rocher douze chars et deux fois autant de guerriers qui les montaient, prodige qui ne peut paraître incroyable qu'à celui qui n'a jamais éprouvé l'art funeste de Bellone. Ainsi périt Alcyon : il était juste qu'il payât sous les coups d'Hercule les maux affreux que sa main avait faits.
Mais les heures s'écoulent, et les lois que ma Muse s'est imposées me défendent de m'éloigner de l'objet de mes chants ; je cède d'ailleurs au désir pressant qui m'entraîne à tenir ma promesse pour le retour de la Néoménie.
Quoique tu sois au milieu d'une mer d'écueils, ô ma Muse ! sache les affronter avec courage et braver les efforts de nos ennemis. Hâte-toi donc d'aborder ; au grand jour, l'éclat de la gloire éclipsera tes rivaux. Que l'envieux conçoive au sein des ténèbres de vains projets, qui d'eux-mêmes retombent en poussière. Pour moi, je sens que la puissance du génie que m'a donné la fortune, recevra dans l'avenir le sceau de l'immortalité.
O ma douce lyre, fais entendre tes accords lydiens, et que ta douce harmonie rende cet hymne agréable à OEnone et à Chypre, où régna Teucer fils de Télamon. Que de rois à vus naître Oenone (17) ! Ajax régna à Salamine, sa patrie ; Achille, dans cette île (18) dont l'éclat se répand au loin sur le Pont-Euxin ; Thétis, domina à Phtie (19), et Néoptolème fut souverain de la vaste et fertile Épire dont les monts sourcilleux s'étendent depuis la forêt de Dodone jusqu'à la mer d'Ionie. Pélée jadis la rendit tributaire des Emmoniens (20), lorsqu'il eut pris à main armée Iolcos, situé au pied du mont Pélion.
Après avoir été en butte aux ruses perfides d'Hippolyte, épouse d'Acaste (21), ce héros eut encore à éviter les embûches que le fils de Pélias lui tendit avec une astuce digne de Dédale. Mais Chiron vint à son secours et l'arracha au cruel destin que lui réservait Jupiter. Cependant avant qu'il lui fût permis d'épouser une des Néréides aux trônes élevés, Pélée dut encore lutter contre la violence des feux dévorants, braver les griffes et les dents acérées des lions ; alors seulement au jour de son hymen, il vit s'asseoir à sa table les dieux du ciel et de la mer, qui le comblèrent de leurs dons et lui donnèrent cette puissance qu'il devait transmettre à sa postérité.
Mais il n'est pas donné à un mortel de franchir les colonnes d'Hercule où le soleil termine sa carrière. Tourne, ô ma Muse ! la proue de ta nef vers l'Europe : tu ne peux dans un seul récit redire tous les hauts faits des enfants d'Éaque. N'est-ce pas déjà assez pour toi de proclamer les victoires des Théandrides (22), et ces luttes fameuses d'où ils sortirent vainqueurs à Olympie, à l'Isthme, et à Némée. Ces lieux à jamais célèbres ont été les témoins de leur valeur et les ont vus retourner dans leur patrie, le front ceint de couronnes dont la gloire ne peut être ternie.
Qui mieux que moi sait, ô Timasarque ! combien de sujets sublimes ta patrie offrit en tout temps à nos hymnes triomphaux. Docile à tes désirs, je veux élever à Calliclès, ton oncle maternel, une colonne qui surpasserait en éclat le marbre de Paros. De même que le feu purifie l'or et lui donne un nouveau lustre, de même les hymnes des favoris des Muses répandent sur l'athlète vainqueur une gloire qui le rend égal aux rois. Puisse Calliclès, sur les bords de l'Achéron, m'entendre célébrer la couronne d'ache vert, qu'il ceignit à Corinthe, dans ces jeux consacrés au dieu dont le trident ébranle la terre... Mais plutôt qu'Euphanès, ton aïeul, chante ses louanges ô mon fils ! n'est-il pas juste que chacun honore ses contemporains ? Il les chantera avec joie ; car quel est le mortel qui ne se flatte pas de raconter avec plus de vérité les faits dont il a été témoin.
Qui de nous par exemple en louant Mélésias (23) s'exposerait à la critique ou au blâme? Son éloquence impétueuse entraîne tous les cœurs ; et, s'il est bienveillant pour les bons, il est aussi le plus redoutable adversaire des méchants.
V
À PITHÉAS, FILS DE LAMPON,
Vainqueur au pancrace
Je ne suis point statuaire (24) ; ma main ne sait point façonner des simulacres inanimés pour les fixer sur une base immobile. Non, mes chants pénètrent en tous lieux. Vole donc, ô ma Muse ! Pars d'Égine sur une barque légère, et publie au loin que Pithéas, le vaillant fils de Lampon vient de ceindre à Némée la couronne du pancrace.
Semblables à la vigne dont la fleur présage les doux fruits de l'automne, ses joues laissent à peine apercevoir un tendre duvet, que déjà sa victoire honore les Éacides, héroïques enfants de Saturne, de Jupiter et des blondes filles de Nérée, et cette opulente cité que fondèrent leurs mains et qui est devenue si fameuse par ses héros et ses flottes nombreuses. Debout autour de l'autel de Jupiter (25) Hellénien les fils illustres de la nymphe Endéis (26) levaient au ciel leurs mains suppliantes, et, avec eux, le puissant roi Phocus, que sur le rivage des mers, Psamathée (27) avait mis au monde...
Comment oserais-je dévoiler ici l'attentat que Télamon et Pélée commirent contre toute justice ? Non je ne sonderai pas la profondeur de ce mystère, je ne révélerai point la cause pour laquelle ces héros abandonnèrent leur patrie ou quel dieu vengeur les en exila. II est des faits où la vérité ne doit pas montrer sa face à découvert, et le silence fut toujours chez les mortels le fruit de la plus haute sagesse.
Mais s'il faut célébrer par mes chants la prospérité, la force et les exploits des Éacides, quel que soit l'espace qu'on me donne à franchir (28), ma force et ma légèreté me feront voler au-delà ; et ne voit-on pas l'aigle être emporté d'une aile rapide au-delà des mers.
Je vais donc redire quels nobles accents le chœur des Muses fit entendre en leur honneur sur le Pélion ; comment au milieu d'elles, Apollon variait sans cesse avec un archet d'or les sons mélodieux de sa lyre à sept cordes. Elles enchantèrent d'abord le grand Jupiter, ensuite l'immortelle Thétis et Pélée que la voluptueuse Crétéis-Hippolyte s'efforça de faire tomber dans ses pièges adultères. Cette princesse à l'aide de la plus noire calomnie persuada au roi des Magnésiens, son époux, que Pélée avait osé attenter à la sainteté de sa couche nuptiale. Mensonge impudent ! elle-même au contraire avait osé provoquer le jeune héros, qui repoussa ses offres séduisantes, et craignit d'encourir la colère de Jupiter, protecteur de l'hospitalité.
Alors du haut des cieux, le roi
des Immortels, dont la voix assemble les nuages lui permit de choisir pour
épouse une des Néréides à la quenouille d'or, après avoir obtenu
l'assentiment de Neptune. Souvent ce dieu quittant son palais d'Aigé, visite
l'isthme célèbre qu'habitèrent jadis les peuples de la Doride. Là une foule
empressée de jeunes athlètes l'accueillent au son des flûtes et déploient en
son honneur la force et la souplesse de leurs membres robustes.
La Fortune, qui dès le berceau accompagne en tous lieux les mortels, est
l'arbitre de toutes leurs actions. C'est la tienne sans doute, ô Euthymène !
qui t'a conduit à Égine (29)
dans les bras de la victoire pour que tu sois aussi l'objet de nos chants.
Vois comme la gloire de Pythéas (30),
ton oncle, rejaillit maintenant sur toi et sur votre famille commune. Némée
l'a vu conquérir sa couronne dans ce mois que chérit Apollon, comme naguère
sa terre natale le vit aussi, dans les riantes vallées de Nisus (31),
surpasser tous ses jeunes rivaux. Pour moi, je suis au comble de
l'allégresse en voyant ainsi chaque cité s'enflammer d'une noble émulation
de la gloire.
Souviens-toi encore, ô Pythéas ! que tu dois aux soins utiles de Ménandre la plus douce récompense de tes honorables travaux ; puissant motif pour les athlètes de choisir leurs maîtres parmi les citoyens d'Athènes.
S'il faut enfin, ô ma Muse ! célébrer dans ce chant les louanges de Thémistius (32), ne crains point de l'entreprendre : élève ta voix, déploie les voiles de ton navire, et proclame du haut du mât, la victoire que deux fois Épidame lui a vu remporter au pugilat et au pancrace, et les couronnes verdoyantes et fleuries dont les Grâces aux blonds cheveux ornèrent sa tête devant les portiques du temple d'Éaque.
VI
À ALCIMÈDE, D'ÉGINE,
Vainqueur à la lutte
Des hommes ainsi que des dieux, l'origine est la même ; une mère commune nous anima tous du souffle de la vie. Le pouvoir entre nous fait seul la différence ; faible mortel, l'homme n'est rien, et les dieux habitent à jamais un ciel d'airain, demeure inébranlable de leur toute-puissance. Cependant une grande âme, une intelligence sublime nous donnent quelques traits de ressemblance avec la divinité, quoique nuit et jour la fortune nous entraîne vers un but que nous ignorons.
La race du jeune Alcimède peut être comparée à ces terres fertiles qui alternativement fournissent aux hommes d'abondantes récoltes et se reposent ensuite pour acquérir une nouvelle fécondité. Dès son début à la lutte, Alcimède remplit noblement la destinée que lui fixa Jupiter ; à peine au printemps de la vie, on l'a vu à Némée s'élancer dans la lice comme un chasseur sur sa proie : ainsi ce jeune héros marche d'un pas assuré sur les traces de Praxidamas, son aïeul paternel, qui, le premier des descendants d'Éaque, ceignit aux jeux Olympiques son front de l'olivier cueilli sur les bords de l'Alphée, qui, cinq fois couronné à l'Isthme et trois fois dans Némée, tira de l'oubli Soclide, son père, le premier des fils d'Agésimaque.
Et maintenant trois athlètes célèbres issus de cette même tige sont parvenus par leurs victoires à ce comble de gloire où l'homme enfin peut goûter en paix le fruit de ses travaux. Jamais famille dans toute la Grèce ne fut à ce point favorisée des dieux, et ne remporta plus de couronnes aux luttes du pugilat.
J'ai à célébrer de grandes, de sublimes louanges ; mais j'ai la douce espérance que la magnificence de mes chants ne sera point indigne de mes héros. Ainsi donc, ô ma Muse ! bande ton arc, et fais voler un trait vers ce noble but ; que tes hymnes, portés sur les ailes des vents, retentissent au loin. Ce sont les chants des poètes et les récits de l'histoire qui transmettent à la postérité les hauts faits des grands hommes qui nous ont devancés dans le tombeau. Et où trouver ailleurs plus d'illustres actions que dans la famille des Bassides (33) ? Quel vaste champ d'éloges n'offre pas son antique gloire aux sages favoris des filles du Piérus ! C'est de son sein qu'est sorti ce Callias (34) qui, armé du pesant gantelet, remporta la victoire dans Pytho. Chéri des enfants de Latone à la quenouille d'or, il entendit près de Castalie, au milieu des chœurs des Grâces, ses amis répéter ses louanges jusqu'au lever de l'étoile du soir. Il fut encore le théâtre de sa victoire cet isthme fameux qui, semblable à une digue, sépare à jamais les deux rivages de l'infatigable élément ; là, près du bois sacré de Neptune, il fut couronné de la main des Amphictions dans ces jeux que tous les trois ans on voit reparaître ; enfin, au pied de ces monts antiques, qui, de leurs sombres forêts, ombragent Phlionte, il ceignit sa tête de cette couronne dont l'herbe rappelle le vainqueur du lion de Némée.
De toutes parts l'illustre Égine ouvre à mon génie des routes magnifiques à parcourir ; de toutes parts elle offre une ample matière à mes chants. Les nobles enfants d'Éaque, par leurs vertus héroïques, se sont fait une grande, une immortelle destinée. Volant sur la terre et par-delà les mers, leur renommée est parvenue jusqu'en ces contrées qu'habitent les Ethiopiens ; elle leur apprit le funeste sort de leur roi Memnon et l'affreux combat où Achille, descendant de son char, perça de sa lance homicide ce fils de la brillante Aurore.
Mais pourquoi dans mes vers suivrais-je la route où mille poètes avant moi ont aussi traîné le char triomphal des Éacides ? Que le nautonier pâlisse à la vue des flots écumeux qui battent les flancs de son navire ; moi je ne plierai pas sous le double fardeau dont je me suis chargé, et je proclamerai la victoire que pour la vingt-cinquième fois, cette illustre famille vient de remporter dans les combats que la Grèce appelle sacrés.
O Alcimide ! tu viens de répandre un nouveau lustre sur la noblesse de ton sang, malgré la jalouse fortune qui a ravi à ta jeunesse (35), ainsi qu'à Timidas ton émule, deux couronnes auprès du bois de Jupiter Olympien. Quant à Mélésias qui t'a formé, je dirai que cet habile écuyer à la légèreté du dauphin qui rase avec vitesse la surface des mers.
VII
AU JEUNE SOGÈNE, D'ÉGINE,
Vainqueur au pentathle
O toi, qui sièges à côté des Parques aux impénétrables pensées, fille de la puissante Junon, Ilythie, protectrice des nouveau-nés, prête l'oreille à mes accents. Sans toi, sans ton secours, nous n'eussions jamais connu ni la clarté du jour, ni le repos de la nuit, ni la florissante Hébé, ta sœur, déesse de la jeunesse.
Mais les mortels ne naissent pas tous pour une égale félicité : mille accidents font pencher en sens contraire la balance de leur sort. Cependant c'est à toi que Théarion (36) dut la naissance de Sogène, dont la force invincible a mérité d'être proclamée par les juges et de recevoir au pentathle le prix de la lutte. Aussi ce jeune vainqueur reconnaît-il pour patrie celle des Éacides à la lance redoutable, cette Égine dont les citoyens brillent à l'envi de perpétuer leur gloire dans nos combats solennels.
Le mortel que distinguent ses nobles travaux fournit une agréable matière aux chants des Muses : car les plus belles actions sont enveloppées de ténèbres épaisses, si elles ne sont point célébrées par les charmes de la poésie, où elles se réfléchissent comme dans un miroir fidèle ; alors seulement elles sont consacrées dans les fastes de Mnémosyne, qui ceint sa tête de brillantes bandelettes, et trouvent dans nos hymnes la douce récompense des fatigues qu'elles ont coûtées.
Le sage imite la prudence du pilote, que l'appât du gain ne peut déterminer à braver les flots avant d'avoir éprouvé pendant trois jours la constance des vents. Il sait que, riches ou pauvres, les mortels viennent également se confondre dans la tombe, mais avec la différence de la renommée. Ainsi, je soutiens qu'Homère a immortalisé Ulysse et lui a acquis par ses chants une célébrité au-dessus de ses travaux. Mais ce poète divin nous présente avec tant de charmes ses mensonges ingénieux, il sait si bien rendre la fiction attrayante et lui donner du poids, qu'il nous éloigne sans peine de la vérité ; tant il est vrai que chez la plupart des hommes le cœur se laisse aisément aveugler. Ah ! si l'esprit humain ne fermait pas les yeux sur ses défauts et qu'il se connût lui-même, jamais le fougueux Ajax, égaré par la fureur, ne se fût enfoncé dans le sein sa redoutable épée. Ce guerrier, le plus courageux des Grecs après Achille, était venu sous les murs d'Ilion, conduit par des vents favorables, pour en ramener l'épouse du blond Ménélas. Mais la mort, comme un flot rapide, entraîne également celui qui l'attend et celui qui ne l'attend pas : la gloire seule reste aux héros au-delà du trépas quand un dieu bienfaisant prend soin de la publier.
Ainsi Néoptolème (37), qui renversa la cité de Priam et supporta avec les Grecs tant de travaux, repose maintenant dans les champs de Pytho, centre du vaste continent.Àson retour, une mer orageuse l'ayant écarté de Scyros, le jeta lui et ses guerriers sur le rivage d'Éphyre (38). Il régna peu de temps sur les Molosses et légua une gloire immortelle à sa postérité. Un jour, étant parti pour Delphes afin d'offrir au dieu qu'on y adore les dépouilles qu'il apportait de Troie, une querelle s'éleva au sujet du partage des victimes immolées : provoqué au combat, il y périt sous le glaive d'un inconnu audacieux. Ce meurtre indigna les Delphiens, amis de l'hospitalité ; mais la destinée de Néoptolème le voulait ainsi : il fallait qu'un des rois issus du sang des Éacides reposât désormais dans le bois antique qui de son ombre environne comme d'un mur épais le temple magnifique d'Apollon ; il fallait qu'un héros présidât aux triomphes des athlètes et rappelât constamment aux juges les lois de la sévère équité. Trois mots suffisent donc pour justifier ce décret des dieux : "Un juge incorruptible préside à nos combats."
O Égine ! ma Muse se sent assez
d'enthousiasme pour chanter dignement la gloire des illustres enfants de
Jupiter qui sont nés dans ton sein et pour célébrer ces vertus domestiques
qui frayèrent à leurs descendants la route à l'immortalité ; mais le repos
est doux en tout ouvrage : le miel et les aimables fleurs elles-mêmes ont
aussi leur dégoût. Nous n'avons point reçu de la nature les mêmes
inclinations, les mêmes penchants ; le sort d'un homme n'est point celui de
l'autre. Ce bonheur après lequel nous courons tous, il nous est impossible
de le posséder ; et je ne pourrais citer aucun mortel à qui la Parque ait
accordé une félicité durable et sans mélange. Cependant, ô Théarion ! elle a
été moins avare envers toi ; elle t'a ménagé l'occasion de t'élever à la
gloire par ton courage et t'a donné assez de sagesse pour en jouir.
Étranger, je suis à l'abri de tout reproche de flatterie. Je louerai un
héros qui m'est cher, et la vérité, telle qu'une onde pure, coulera dans mes
chants consacrés à sa gloire. Voilà le prix qui convient à la vertu. Je ne
crains point même que l'Achéen, habitant du rivage ionien, puisse ici
m'accuser d'imposture ; partout je m'appuie sur les liens sacrés de
l'amitié, sur les droits de l'hospitalité. Parmi mes concitoyens, l'éclat de
ma renommée n'a jamais été terni : sans cesse j'ai repoussé loin de moi
l'injure et la violence. Puissent mes jours à venir s'écouler ainsi au
milieu du calme et de la joie !
Que ceux qui me connaissent disent si jamais le mensonge et la calomnie souillèrent ma bouche de leur impur langage. Je proteste donc, ô Sogène ! digne rejeton d'Euxénus (39), que mes chants, semblables à la flèche armée d'airain, ont volé vers toi sans dépasser le but. Tu es sorti de la lutte avant que ta tête et tes membres robustes fussent inondés de sueur, avant que tu eusses à souffrir des ardeurs brûlantes du midi ; et si ton triomphe a exigé de toi des efforts pénibles, la joie de l'avoir remporté en a été plus glorieuse et plus vive. Permets donc à ma voix, si jamais elle a fait entendre de sublimes accents, de proclamer aujourd'hui ta victoire : c'est un devoir facile que mon génie aime à remplir. Ne ceins point la tête de couronnes périssables : pour t'en tresser une à son gré, vois ma Muse, rassemble l'or, l'airain, l'ivoire et cette fleur éclatante que produit la rosée des mers.
Que la louange du puissant Jupiter, ô mon génie ! trouve aussi place en tes chants, et que, portée sur les ailes des vents, la douce mélodie de ses hymnes vole jusqu'à Némée. N'est-elle pas digne de retentir de l'auguste nom du roi des Immortels cette contrée célèbre où Éaque reçut le jour de ce dieu et de la Nymphe Égine, digne objet de son amour. Éaque, le protecteur et l'appui de ma patrie, fut en même temps et ton frère et ton hôte, ô puissant Hercule !
Si les liens de la société rendent l'homme nécessaire à l'homme, que dirons-nous de la tendre amitié qui unit deux voisins vertueux ?
Que parmi les mortels, il n'est pas de bonheur comparable à celui dont ils jouissent. Héros dont la main terrassa les Géants, si un dieu accorde à Sogène l'honneur d'habiter près de toi, comme auprès d'un père, et de suivre sous ta puissante protection la route que lui ont frayée ses divins ancêtres, que manque-t-il à sa félicité ? Le lieu où il a fixé sa demeure, situé au milieu de tes bois sacrés, n'est-il pas aussi proche de ton sanctuaire que le timon d'un char l'est à droite et à gauche des quatre coursiers qu'il dirige.
C'est donc à toi, divin Hercule, de fléchir en faveur de Sogène, Junon, son auguste époux et la déesse aux yeux d'azur. Tu peux, par ta puissance, mettre les malheureux mortels à l'abri des coups qui les plongent souvent dans l'abîme du désespoir. Accorde donc à mon héros une force durable, compagne d'une longue vie ; que son heureuse jeunesse soit suivie d'une vieillesse aussi heureuse ; que les fils de ses fils jouissent des honneurs qui l'environnent aujourd'hui et en méritent, s'il se peut, de plus glorieux encore.
Pour moi, jamais mon cœur ne me reprochera d'avoir outragé la mémoire de Néoptolème par d'injurieux discours. Mais répéter trois ou quatre fois la même apologie, n'est-ce pas faire preuve de stérilité, comme celui qui, faisant des contes aux enfants, répétait sans cesse : "O Jupiter Corinthien ! (40)"
VIII
À DINIAS, FILS DE MÉGAS,
vainqueur à la course du stade
Beauté enchanteresse, qui appelles à la suite les amours immortels enfants de Vénus, ô toi qui brilles sur le front des vierges et dans les yeux des jeunes hommes ! tes attraits inévitables allument dans les cœurs mortels des feux, source de bonheur pour les uns, pour les autres des maux les plus cruels. En amour, comme en toutes choses, il faut saisir l'occasion et n'obéir qu'à des penchants honorables et légitimes. Tels furent ceux qui, sur la couche d'Égine, firent goûter à Jupiter les douces faveurs de Cypris et rendirent OEnone mère d'un roi si renommé par sa sagesse et sa valeur. De toutes parts accoururent vers lui, briguant l'honneur de le voir, la fleur des héros de la Grèce, et ces guerriers qui commandaient dans la pierreuse Athènes et les enfants de Pélops qui régnaient dans Sparte, tous, vaincus sans combat et admirateurs de ses vertus, venaient avec empressement se soumettre à ses lois.
Et moi aussi, divin Éaque, j'embrasse aujourd'hui tes genoux et je t'adresse mes vœux les plus ardents pour ta chère Égine et pour ses habitants. Ma lyre, habile à varier la mélodie des accords lydiens, élève en ce jour un trophée en l'honneur du triomphe que, dans les jeux de Némée, viennent de mériter Dinius et son père Mégas à la double course du stade. De tous les biens, les plus durables sont ceux qu'une main divine verse ainsi sur les mortels : tel fut jadis le bonheur de Cyniras (41) que la maritime Chypre vit comblé de tant de prospérités...
Arrêtons un instant notre course impétueuse ; Cyniras avant nous a été célébré tant de fois. Respirons donc ici avant que d'entonner d'autres chants. Il est si dangereux d'exposer à la critique des hommes les récits de la nouveauté et d'éveiller la noire envie : ce monstre fait sa pâture de nos discours ; il s'attache aux oeuvres du génie sans jamais sévir contre la faiblesse et l'ignorance.
C'est lui qui perdit le fils de Télamon, et le porta à tourner contre sa poitrine sa propre épée. Guerrier intrépide, mais peu versé dans l'art de la parole, il vit ses droits méconnus et oubliés des Grecs dans une querelle funeste, tandis que l'astucieux qui savait si bien colorer le mensonge fut honoré du prix de la valeur. Les généraux des Grecs donnèrent en secret leurs suffrages à Ulysse, et l'invincible Ajax, ainsi privé des armes glorieuses d'Achille, se précipita dans les horreurs du trépas.
Cependant quelle différence entre les coups que l'un et l'autre avaient portés aux ennemis, entre leur audace à repousser les bataillons troyens avec la lance meurtrière, soit dans ce combat qui s'engagea sur le corps d'Achille expirant, soit dans ces jours de carnage où tant de guerriers trouvèrent la mort au milieu des fureurs de Mars.
Elle n'était donc pas inconnue autrefois aux mortels cette odieuse éloquence qui, sous les couleurs d'un langage séduisant, sait voiler la perfidie et le mensonge, qui toujours déversa l'opprobre sur le mérite et jeta un éclat trompeur sur l'obscurité et l'infamie. Ah ! loin de moi d'aussi coupables artifices. Fais, ô Jupiter ! que je marche avec franchise dans les voies de la vertu, afin qu'en descendant au tombeau, je lègue à mes fils une gloire sans tache, un nom que rien n'ait avili.
Il est des hommes que dévore la soif de l'or, d'autres qui convoitent d'immenses héritages : pour moi, jusqu'à ce que la terre engloutisse ma dépouille mortelle, je borne mon ambition à plaire à mes concitoyens, à louer ce qui est digne de louanges et à blâmer ce qui est digue de censure. Tel que l'arbuste, nourri par la rosée bienfaisante du ciel, élève dans les airs sa cime verdoyante, ainsi la vertu s'accroît par les justes éloges du sage.
Combien la possession d'amis fidèles est un trésor précieux ! La gloire que nous ont méritée nos travaux acquiert un nouveau lustre par leurs suffrages, et leur cœur n'a pas de plus doux plaisir que de la publier au loin par leurs bienveillants témoignages. Je ne peux, ô Mégas ! te rappeler à la vie : jamais un aussi fol espoir ne saurait s'accomplir. Mais je puis par mes chants dresser à ta famille et à la tribu des Chariades (42) un monument aussi durable que le marbre en publiant ta victoire et celle de ton fils à la double course du stade. Quel plaisir je goûte à élever mes hymnes à la hauteur de vos travaux ! Les charmes de la poésie font oublier aux athlètes les plus rudes fatigues ; aussi l'usage de chanter ainsi leurs triomphes était-il déjà consacré chez les peuples longtemps avant les combats d'Adraste avec les enfants de Cadmus.
IX
À CHROMIUS, D'ETNA,
vainqueur à la course des chars
Muses, quittez Sicyone et les sacrés parvis d'Apollon ; volez en chœur vers la cité nouvelle d'Etna, où la maison fortunée de Chromius peut à peine contenir la foule d'étrangers qui se pressent sous ses portiques ; chantez en son honneur un hymne dont les doux accents plaisent à ce héros : son char triomphal, traîné par deux coursiers vainqueurs dans la carrière, réclame de vous un chant de victoire digne de Latone, digne de ses deux fils, éternels protecteurs des jeux qu'on célèbre à Pytho.
De tout temps les mortels furent persuadés que c'était pour eux un devoir de sauver de l'oubli les actions héroïques ; et les chants, inspirés par un dieu, furent, jugés seuls capables de seconder un si juste désir. Eh bien ! que les cordes frémissantes de ma lyre, que le son mélodieux des flûtes proclament la victoire remportée par Chromius à la course des chars, dans ces jeux (43) que jadis Adraste établit en l'honneur d'Apollon sur le rivage de l'Asopus (44). Héros que ma Muse chante en ce jour, permets que j'oublie un instant tes louanges pour rappeler l'origine de ces jeux célèbres !
Adraste régnait dans Sicyone ; là, par la pompe des fêtes, la nouveauté des combats où les jeunes athlètes déployaient la force de leurs bras et leur adresse à conduire des chars éclatants, il étendait au loin la renommée de la ville qu'il habitait. Il avait fui d'Argos pour échapper à la haine d'Amphiaraüs et à la révolte impie que cet audacieux avait excitée contre le trône et la maison de ses pères. Ainsi les enfants de Talaüs (45), victimes du fléau de la discorde, semblaient pour jamais avoir perdu l'empire. Mais Adraste, en héros sage et puissant, sut mettre un terme aux maux de sa famille : il unit sa sœur Ériphyle au fils d'Oïclée, à qui elle devait être si funeste (46), et cet hymen devint le gage assuré de la réconciliation. Dès lors les enfants de Talaüs acquièrent un nom illustre entre tous les Grecs à la blonde chevelure. Plus tard, ils conduisent contre Thèbes aux sept portes de formidables légions ; mais ces guerriers, couverts d'airain et montés sur de superbes coursiers, se mettent en marche sous les plus funestes auspices et malgré la foudre que du haut de l'Olympe lance Jupiter en courroux : ils courent donc à leur perte.Àpeine arrivés sur les bords de l'Ismen, ils perdent avec la vie l'espérance de revoir jamais leur patrie, et leurs corps inanimés engraissent la fumée qui, de sept bûchers ardents, s'élève dans les airs en nuages épais.
Cependant le fils de Saturne, d'un coup de cette foudre à qui rien ne peut résister, entrouvrant les entrailles profondes de la terre, y engloutit Amphiaraüs avec ses coursiers avant que, frappé dans sa fuite par la lance de Périclymène, il ait à rougir d'une déshonorante blessure. C'est ainsi que fuient les enfants même des dieux quand un dieu plus puissant verse la terreur dans leur âme épouvantée.
Immortel fils de Saturne, si je pouvais à force de vœux et de prières repousser au loin les lances des orgueilleux Phéniciens (47), je verrais Etna, cette illustre cité, sans cesse entre la vie et la mort par leurs cruelles tentatives, jouir désormais sous ta protection d'un sort prospère. Daigne donc, je t'en conjure, accorder à ses citoyens la plus désirable des richesses, celle d'être gouvernés par la justice des lois et de cultiver en paix les arts utiles. Elle nourrit dans son sein des hommes courageux, habiles à dompter les coursiers, et dont l'âme est assez élevée pour préférer la gloire aux dons d'une aveugle fortune. Désintéressement qui paraîtra incroyable parce que l'amour du gain se glisse secrètement dans les cœurs et en bannit cette noble pudeur, compagne de la gloire.
O vous ! qui prêtez l'oreille à mes chants, si vous eussiez été l'écuyer de Chromius, vous l'eussiez vu dans la chaleur d'une action, combattre avec intrépidité, ici à pied dans les rangs, ailleurs à cheval ou sur l'élément perfide ; partout le sentiment de l'honneur enflammait son courage et l'excitait à éloigner de sa patrie le terrible fléau de Bellone. Peu d'hommes surent comme lui, allier au milieu du carnage, la bravoure et la présence d'esprit si nécessaires pour semer dans les rangs ennemis le désordre et la terreur. Hector seul posséda cette précieuse qualité ; c'est à elle qu'il dut cette gloire florissante dont furent témoins les bords du Scamandre. C'est à elle aussi que le jeune fils d'Agésidame fut redevable de l'honneur dont il se couvrit sur les rives escarpées du profond Hélore (48), dans ce lieu surnommé depuis, le gué de Mars.
Un jour je célébrerai ses autres
exploits, ces nombreux combats où il signala sa vaillance dans les champs
poudreux et sur les mers qui baignent le rivage d'Etna. Les travaux de la
jeunesse, quand ils sont dirigés par la justice, préparent à la vieillesse
des jours calmes et sereins. Que Chromius soit donc assuré que les dieux lui
réservent une félicité digne de l'admiration des hommes. Quand, à d'immenses
richesses, un mortel réunit l'éclat de la gloire, il ne lui est pas permis
de prolonger sa course au-delà.
De même que les festins sont amis de la douce paix, ainsi les couronnes de
la victoire s'embellissent par les accents de la poésie. Au milieu des
coupes, la voix prend un essor plus libre. Versez donc à l'instant
l'agréable liqueur qui inspire nos chants ; que le jus pétillant de la vigne
remplisse ces coupes d'argent que les coursiers de Chromius lui ont méritées
avec des couronnes tressées par Thémis aux jeux sacrés que célèbre Sicyone
en l'honneur du fils de Latone.
Puissant Jupiter, fais que les Grâces répandent tant d'éclat sur mes hymnes, qu'ils élèvent au-dessus de mille autres la vertu et le triomphe de Chromius ! Père des dieux et des hommes, puissé-je avoir atteint le but que s'est proposé ma Muse !
X
À THIÉUS (49), FILS D'ULIUS,
vainqueur à la lutte
Grâces, chantez la cité où régna Danaüs sur un trône entouré des cinquante filles dont il fut le père ; chantez Argos, séjour digne de la majesté de l'auguste Junon. Les hauts faits de ses intrépides enfants ont élevé Argos au comble de la gloire ; qui pourrait raconter les exploits de Persée (50) contre Méduse, l'une des Gorgones, et compter les cités célèbres qu'Épaphus (51) fonda en Égypte ! Que dirai-je de cette Hypermnestre (52), qui seule d'entre ses sœurs refusa d'armer son bras d'un glaive homicide ? Minerve aux yeux bleus éleva Diomède au rang des Immortels ; la terre entrouverte par la foudre de Jupiter engloutit, près de Thèbes, le devin fils d'Oïclée, lorsque semblable à l'orage, il menaçait la ville aux sept portes ; Argos enfin, entre toutes les villes de la Grèce, n'est pas moins féconde en jeunes beautés : témoins, Alcmène et Danaé, que Jupiter jugea dignes de jouir de ses tendres embrassements. Ce dieu lui-même accorda au père d'Adraste et à Lyncée les inappréciables vertus, la justice et la sagesse.
Argos fut le berceau du valeureux Amphitryon, qui eut le bonheur de mêler son sang à celui du divin fils de Saturne. Amphitryon vainquit les Téléboëns aux armes d'airain ; et ce fut sous sa figure que le roi des Immortels entra dans le palais de ce prince pour donner naissance à l'invincible Hercule, qui partage dans l'Olympe la couche d'Hébé, la plus belle des nymphes que Junon vit à sa suite. Pour rappeler tous les faits glorieux dont l'heureuse Argos fut le théâtre, ma langue tenterait d'inutiles efforts. il serait d'ailleurs dangereux pour moi d'engendrer la satiété.
Élève donc, ô ma Muse! élève les accents de ta lyre pour chanter dignement les luttes et les combats. Vois ces boucliers d'airain, ce peuple qui se presse en foule aux hécatombes de Junon et qui brûle d'entendre proclamer le vainqueur ; tout ce brillant appareil t'engage à chanter la double victoire que Thiéus, le fils d'Ulius, a remportée et dans laquelle ce robuste athlète trouve l'oubli de ses pénibles mais glorieux travaux.
Combien n'est-il pas digne d'être chanté par les Muses, ce héros que la fortune a si souvent couronné à Delphes, à l'Isthme, à Némée, devant l'auguste assemblée de la Grèce ! Trois fois le rivage de l'Isthme que les flots ne franchiront jamais, trois fois la terre sacrée soumise autrefois aux lois d'Adraste l'ont vu conquérir la palme de la victoire. Et maintenant, ô Jupiter ! Le vœu que forme encore son cœur, sa bouche n'ose l'exprimer ; mais de ta volonté seule dépend le succès de toute entreprise ; et la gloire qu'il te demande comme un bienfait, ce n'est qu'au prix de ses sueurs et de son courage qu'il veut la mériter et l'obtenir. Mes paroles ne sont point une énigme pour toi, dieu puissant, ni pour l'athlète qui aspire au prix des plus nobles combats de la Grèce, qu'Hercule institua dans l'illustre carrière de Pise. Deux fois, à deux époques de leurs fêtes solennelles, les jeunes Athéniens accompagnèrent de leurs danses et de leurs chants d'allégresse le triomphe de Thiéus ; et la cité de Junon, si féconde en héros, l'a vu apporter avec lui le doux fruit de l'olivier dans des vases durcis au feu et peints des plus brillantes couleurs.
Ainsi, ô Thiéus ! tu te montres le
digne émule de la gloire que dans tant de combats acquirent les ancêtres
maternels, avec l'aide des Grâces et des fils de Tyndare. Ah ! s'il m'était
donné comme à toi d'être le descendant d'un Thrasyclès, d'un Antias, avec
quel orgueil me verrait-on promener mes regards dans Argos !
Combien d'autres couronnes ont illustré la cité de Proestus (53),
nourrice d'agiles coursiers ! Quatre fois Némée, quatre fois le rivage
corinthien ont entendu proclamer son nom. Que de riches coupes, que de vases
d'argent ses athlètes rapportèrent-ils de Sicyone dans leur patrie !
Combien de fois le tissu moelleux que Pellène (54) donne au vainqueur flotta-t-il sur leurs épaules ! qui aurait assez de loisir pour compter tous les ornements d'airain que leur distribuèrent à l'envi et Clitor et Tégée (55), et les villes de l'Argolide et le Lycée, où la victoire couronna la force de leurs bras et la légèreté de leurs pieds, dans la carrière consacrée à Jupiter !
Faut-il s'étonner que la nature ait fait naître tant d'intrépides athlètes dans l'antique famille d'Ulius, depuis que Pamphas, un de ses ancêtres, eut reçu dans sa demeure hospitalière Castor et son frère Pollux, héros tutélaires de Sparte, qui de concert avec Mercure et Hercule, sont chargés du soin de ces jeux florissants où leur bienveillance protège les hommes justes. Ces deux enfants des dieux tour à tour passent un jour auprès de Jupiter, leur père chéri, et l'autre au sein de la terre, dans la vallée de Thérapnée (56). Ainsi s'accomplit le vœu de Pollux, qui préféra volontiers ce partage alternatif à une immortalité sans bornes dont il eût seul joui dans le ciel, à jamais séparé de son frère immolé par la lance d'Idas (57).
Castor venait de lui enlever ses génisses. Assis sur le tronc d'un chêne, Lyncée, celui de tous les mortels qui avait l'œil le plus perçant, l'aperçoit du sommet du Taygète, sur-le-champ il appelle Idas, son frère, et ces deux fiers enfants d'Apharée, animés par la vengeance fondent sur le fils de Léda et le tuent. Mais Jupiter va leur faire éprouver le poids de son courroux. Pollux accourt et les met en fuite :
ils s'arrêtent cependant prés du tombeau de leur père. Là, saisissant une statue de Pluton, faite de marbre poli, ils la lancent contre la poitrine de Pollux. Loin de reculer, le héros n'est pas même ébranlé d'un tel choc ; alors saisissant promptement un javelot, il fond sur Lyncée, et le lui enfonce dans le flanc. Au même instant Jupiter lance sur Idas sa foudre vengeresse, et dans un tourbillon de flamme et de fumée consume les restes mortels des deux frères : tant il est téméraire de mesurer ses forces avec un plus puissant que soi ! Cependant le généreux fils de Tyndare accourt auprès de Castor ; il le trouve respirant à peine, et près d'exhaler le dernier souffle de sa poitrine glacée. Il l'arrose de ses larmes et, dans l'excès de sa douleur, il s'écrie : "Fils de Saturne, ô mon père ! quel sera le terme de mon malheur ? fais-moi mourir avec mon frère ; quel charme peut avoir la vie pour celui qui a perdu ce qu'il a de plus cher ! " (Dévouement admirable ! Combien peu de mortels consentiraient ainsi à partager les maux de l'amitié malheureuse ! )
Ainsi Pollux exhalait ses regrets amers. Soudain Jupiter se présente à lui : "Tu es mon fils, lui dit-il ; ton frère est né d'un mortel que l'hymen fit entrer après moi dans la couche de ta mère. Je laisse néanmoins deux partis à ton choix : consens ou à partager la demeure des dieux avec Minerve et Mars à la lance sanglante, exempt de la mort et des ennuis de la vieillesse, ou, par amour pour ton frère, à t'associer à sa mortelle destinée, passant tour à tour comme lui la moitié de ta vie dans la nuit du tombeau et l'autre moitié dans le palais resplendissant de l'Olympe." Ainsi parle Jupiter, et Pollux ne balance point. Aussitôt Castor au casque d'airain ouvre de nouveau les yeux à la lumière, et sa voix commence à se faire entendre.
XI
À ARISTAGORAS (58), FILS D'ARCÉSILAS, PRYTANE DE TÉNÉDOS
Fille de Rhéa, protectrice de nos prytanées, Vesta, sœur du puissant Jupiter et de Junon, qui partage avec lui le trône de l'Olympe, reçois avec bonté dans ton sanctuaire et sous ton sceptre tutélaire Aristagoras et ses collègues. Dévoués à ton culte, ces citoyens vertueux gouvernent Ténédos et y font fleurir la justice. Souvent leurs mains reconnaissantes t'offrirent des libations comme à la première des déesses, souvent la graisse de leurs victimes fuma sur tes autels. Leurs lyres et leurs chants répètent ton auguste nom dans ces festins qu'un respectable usage consacre pendant toute l'année à Jupiter hospitalier. Déesse bienfaisante, daigne en retour accorder à Aristagoras de passer sans amertume et avec gloire les douze mois de sa magistrature.
Combien je t'estime heureux, Arcésilas, d'avoir donné le jour à un fils, en qui la nature a réuni le courage aux qualités extérieures du corps ! Mais que celui à qui la fortune a prodigué soit les richesses de l'opulence, soit les charmes de la beauté, et qui a donné des preuves éclatantes de sa force et de son courage dans nos combats, n'oublie pas que ses membres ne sont qu'une enveloppe mortelle, et que la terre sera le dernier vêtement de notre faible humanité. Cependant il est utile et honorable d'entendre ses louanges répétées par ses concitoyens et célébrées par les chants harmonieux des Muses.
Seize victoires éclatantes remportées à la lutte et au pancrace dans les villes voisines de Ténédos ont illustré Aristagoras et la cité qui l'a vu naître. Ah ! si la timide sollicitude de ses parents ne l'eût point empêché d'aller à Pytho ou à Olympie courir les chances du combat, auprès de Castalie ou du mont de Saturne aux verdoyantes forêts, il se fût présenté à ces luttes qu'institua Hercule et qui se renouvellent tous les cinq ans, je le jure et j'en ai la conviction, il en serait sorti vainqueur de ses rivaux, le front ceint d'une brillante couronne d'olivier et accompagné des chants de la victoire.
Mais tel est le sort des mortels ; les uns par une aveugle présomption se privent des doux fruits que procurent nos luttes glorieuses ; les autres par une timidité déplacée n'osent aspirer au triomphe que leur assurent leur force et leur vigueur. Eh ! pouvait-il ne pas compter sur la victoire, le noble rejeton de Mélanippe (59), qui habitait les bords de l'Ismène (60), le descendant du Spartiate Lysandre qu'Oreste conduisit d'Amyclée à Ténédos avec ses guerriers éoliens.
Les antiques vertus s'altèrent à travers les générations ; mais souvent elles reprennent leur éclat primitif. Les champs ne se couvrent pas tous les ans de fertiles moissons ; chaque printemps, les arbres ne se chargent pas de fleurs odorantes, ni chaque automne de fruits abondants : ils ont tantôt plus, tantôt moins de fécondité. Ainsi par l'ordre du Destin s'efface et se renouvelle la gloire des mortels. Jupiter ne nous promet point de succès assuré (61) ; cependant nous méditons avec orgueil les plus vastes projets : une audacieuse espérance nous y entraîne sans cesse avec force et nous fait rejeter les conseils de la prévoyance.
Sachons donc borner notre ambition : c'est un funeste délire que de soupirer après ce qu'on ne peut atteindre.
FIN DES NÉMÉENNES
NOTES SUR LES NÉMÉENNES
NÉMÉENNE I
(1) Chromius, fils d'Agésidame, était de Catane, ville de Sicile à laquelle Hiéron avait donné le nom d'Etna. Il avait été écuyer de ce prince, et après avoir quitté le service de ce prince, il avait établi un haras dans la Sicile. C'était la première fois qu'il combattait en son nom.
(2) Ortygie était une petite île jointe à Syracuse et où était la fontaine Aréthuse. Les poètes assuraient que les eaux de l'Alphée, après avoir coulé sous mer, venaient se mêler à celles de cette fontaine. On trouve en effet dans Pausanias : "Le dieu de Delphes, en envoyant Archias le Corinthien pour bâtir Syracuse, lui parla en ces termes : "Au-dessus de la mer sombre par sa profondeur et de la Trinacie s'élève Ortygie là où la bouche de l'Alphée fait jaillir ses eaux en se mêlant aux sources d'Aréthuse, l'Euripéenne. "
O theos en Delphois
Archian ton korinthion es ton Surakousôn
Apostellôn oikismon kai tade eipe la epê :
Ortugiê, tis keitai en êeroeidei pontô,
Trinakiês, kathuperthen in'Alpheiou stoma bluzei,
Misgomenon pêgais Euripeiês Arethousês.
(Paus., Eliac., 1, ch. 7. p.390.)
(3) Cette île que le maître de l'Olympe. La Sicile.
(4) Théocrite donne dix mois à Hercule quand il étouffa les serpents envoyés par Junon (Idylle 24e). Pindare place cette aventure dans la nuit même de la naissance d'Hercule.
(5) Phlégra, ville de Macédoine.
NÉMÉENNE II.
(6) Timodème était d'Acharne, l'une des bourgades de l'Attique.
(7) Les rhapsodes d'Homère. On appelait ainsi une espèce de poètes ambulants qui compilaient et rassemblaient diverses poésies attribuées à Homère et en faisaient une application quelconque analogue au goût de leurs auditeurs. Le nom de rhapsodes vient de raptein (coudre).
(8) Les Pléiades, constellation de sept étoiles que les anciens nommaient Taygète, Électre, Alcioné, Astéropé, Céléno, Maïa et Mérope ; elles étaient filles d'Atlas. La constellation d'Orion se montre derrière elles, et cette position a donné lieu aux mythologues de feindre que cet Orion, enflammé d'amour, les poursuit sans relâche dans l'espoir de les atteindre.
NÉMÉENNE III
(9) Les Myrmidons, ainsi nommés de murmêx (fourmi). Éaque, affligé du ravage que la peste avait fait dans ses états, pria Jupiter de les repeupler. Le dieu, touché de sa prière, métamorphosa en hommes les fourmis dont l'île était remplie.
(10) Iolcos, ville de Thessalie dont Pélée se rendit maître dans la guerre qu'il déclara à Acaste, fils de Pélias ; il fut aidé par Jason et les fils de Tyndare, Castor et Pollux
(11) Iolas, fils d'Iphiclès, accompagna Hercule au premier siège de Troie contre Laomédon.
(12) Phylire était fille de l'Océan et mère du centaure Chiron.
(13) II paraît que celte ode ne fut composée que longtemps après la victoire d'Aristoclide.
NÉMÉENNE IV
(14) Cléone, petite ville de l'Argolide.
(15) Les Méropes étaient les anciens peuples de l'île de Cos, une des Sporades. Ils s'appelaient ainsi du nom d'un de leurs rois.
(16) Alcyon, géant, frère de Porphyrion ; Hercule le tua à coups de flèches.
(17) OEnone. C'est la même qu'Égine.
(18) Cette île avait plusieurs noms : les uns l'ont appelée Leucé, du grec Leukè (Blanche), les autres Achillea. Elle était située prés du Pont-Euxin, à l'opposite du Danube. Achille y avait un temple, des autels et un oracle.
(19) Phtie, ville de Thessalie où Thétis avait un temple.
(20) Les Emmoniens. Ancien nom des Thessaliens.
(21) Acaste était fils de Pélices, roi de Thessalie.
(22) Timasarque appartenait à la tribu des Théandrides.
(23) Mélésias était le maître de gymnastique de Timasarque.
NÉMÉENNE V
(24) Je ne suis point statuaire. Pythéas était d'Égine. Sa famille, disent les scholiastes, trouvant que Pindare mettait à un trop haut prix l'hymne qu'il était chargé de composer, crut pouvoir, avec la même somme que le poète lui demandait, faire ériger une statue à son parent, mais ayant été désabusée, elle revint à Pindare. Le début de son ode fait allusion à ce trait. (Voyez Horace, ode 8, livre 4 : "Donarem pateras, grataque commodus, etc.")
(25) On dit que la Grèce étant affligée d'une grande sécheresse. Éaque, d'après un certain oracle, offrit un sacrifice à Jupiter Panhellénien, qu'on adorait à Égine.
(26) La nymphe Endéis épousa Éaque et fut la mère de Pélée et de Télamon.
(27) Psammathée eut d'Éaque Phocus, que tuèrent Pélée et Télamon.
(28) Pindare fait ici allusion à l'exercice du saut, où les juges marquaient exactement l'espace que chaque concurrent avait à franchir.
(29) Ile située près de l'Eubée.
(30) Enthymène était parent de Pythéas.
(31) Colline de Nisus. C'est-à-dire Mégare, dont Nisus avait été roi.
(32) Thémistius était le grand-père maternel de Pythéas.
NÉMÉENNE VI
(33)
Les Bassides. Tribu d'Égine à laquelle appartenait Alcimide.
(34)
Callias. Autre descendant des Bassides, appartenant par
conséquent à la famille d'Alcimide.
(35) Un règlement défendait d'admettre les enfants aux jeux Olympiques. Alcimide et Timidas, qui s'y présentèrent pour disputer le prix, furent rejetés.
NÉMÉENNE VII
(36) Théarion, avancé en âge, n'ayant pas d'enfants, obtint d'Ilithie la naissance de Sogène.
(37) Néoptolème ou Pyrrhus était fils d'Achille.
(38) Éphyre. Cette ville était en Épire ; c'est une autre que Corinthe.
(39) Euxémus était le chef de la tribu de Sogène.
(40) O Jupiter Corinthien ! Exclamation proverbiale pour signifier une chose répétée jusqu'à satiété.
NÉMÉENNE VIII
(41) Cinyras était un roi de Cypre dont l'opulence passait en proverbe.
(42) Les Chariades, tribu à laquelle Mégas appartenait.
NÉMÉENNE IX
(43)
Pausanias et Denys d'Halicarnasse racontent ainsi la fondation des jeux
sicyoniens. Dans une guerre entre les habitants de Sicyone et ceux de Crisa,
consacrée à Apollon, le siège de la ville tirant en longueur à cause des
convois que les assiégés recevaient par mer, Clisthène Sicyonien leva à ses
frais une flotte pour intercepter les convois. En reconnaissance de ce
bienfait, les Sicyoniens se soumirent à son autorité et lui adjugèrent la
tierce partie du butin, qu'il employa à la fondation de ces jeux, qui se
célébraient à l'instar de ceux d'Olympie et de Pytho. C'est donc à tort,
comme le remarque Heyne, que cette ode a été mise au nombre des Néméennes.
(44)
L'Asopus, fleuve qui arrose Sicyone. C'est à Adraste que Pindare attribue
l'institution des jeux qui se célébraient dans cette ville, ce qui contredit
ce que j'ai rapporté plus haut an sujet de Clisthène, à moins qu'on ne dise
que Clisthène remit en honneur les jeux qu'Adraste avait fondés, ce qui est
arrivé à presque tous les jeux de la Grèce.
(45) Talaüs, roi d'Argos et père d'Adraste, succomba sous les coups d'Amphiaraüs.
(46) Amphiaraüs s'était caché pour ne pas aller à la guerre de Thèbes, où il savait qu'il devait périr ; Eriphyle découvrit sa retraite, et Amphiaraüs trouva la mort au milieu du combat.
(47) Les Carthaginois contre lesquels Chronicus avait combattu sous le règne de Gélon.
(48) Hélore, fleuve de Sicile.
NÉMÉENNE X
(49) Thiéus était d'Argos. Ce n'est point à Némée qu'il remporta cette victoire, mais à Argos aux jeux hécatombéens, ainsi appelés parce qu'on immolait cent bœufs à Junon.
(50) Persée était fils de Jupiter et de Danaé.
(51) Épaphus, fils de Jupiter et d'Io, fonda, environ 1800 ans avant Jésus-Christ, Memphis et plusieurs autres villes d'Egypte : c'est le dieu Apis des Egyptiens.
(52) Hypermnestre était fille de Danaüs. Ce prince ayant donné ses cinquante filles en mariage aux cinquante fils du roi d'Égypte, engagea ses filles à égorger leurs époux la première nuit de leurs noces. Toutes obéirent, à l'exception d'Hypermnestre, qui épargna Lyncée son époux, avec lequel elle régna par la suite dans Argos, après la mort de Danaüs, que ce même Lyncée assassina pour venger le meurtre de ses frères.
(53) La cité de Proetus. Argos, où régna Proetus, fils d'Abas.
(54) Pélane ou Péléne, ville du Péloponnèse.
(55) Clitor et Tégée. Villes de l'Arcadie.
(56) Therapnée, village près de Sparte, où naquirent Castor, Pollux et Hélène, tous trois enfants de Léda.
(57) Idas était fils d'Apharée, roi de Messénie, et frère de Lyncée autre que celui qui épousa Hypermnestre.
NÉMÉENNE XI
(58) Aristagoras avait remporté plusieurs victoires dans sa patrie ; mais cette ode n'est point faite pour les célébrer. Pindare la composa pour féliciter Aristagoras du choix qu'avaient fait de lui pour prytane les habitants de Ténédos. Les magistrats appelés prytanes étaient sous la protection de Vesta.
(59) Mélanippe était de Thèbes. Dans la guerre des sept chefs, il blessa Tydée. Ce dernier poussa la vengeance jusqu'à se repaître de la cervelle de Mélanippe. II fut puni de cet excès par Minerve, qui le priva de l'immortalité qu'elle lui avait promise.
(60) Les bords de l'Isménus. Fleuve qui passait près de Thèbes en Béotie.
(61) Jupiter ne promet point. Horace a dit dans le même sens :
Prudens futuri temporis
exitu
Caliginosa nocte premit Deus.