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PINDARE

 Le Poète d'Or

 

 

 

 

 La vie d'un aristocrate

 

 

Le nom de Pindare symbolise à lui seul la poésie grecque dans ce qu'elle a de plus lyrique et de plus pur. Doté d'une religiosité sans borne qui transparaît dans chacune de ses compositions, poète à l'extraordinaire originalité formelle, il a donné à son art un éclat inégalé qui fit l'admiration des Anciens, avant de laisser rêveurs, beaucoup plus tard, les artistes de la Renaissance, dont certains s'essayèrent - mais souvent sans succès - à retrouver dans leurs propres poèmes un peu de la majesté de l'ode qui fit la réputation universelle du poète grec.

 

Nous savons peu de choses sur son existence, mais quatre sources, assez médiocres au demeurant, sont venues nous éclairer : la Biographie Ambroisienne, les biographies d'Eustathe et de Thomas le Magister (deux érudits de l'époque byzantine) et un article de la Souda.

 

Le poète naquit à Cynocéphales, en Béotie, non loin de Thèbes en 517/518. Son père se nommait Daïphantos, sa mère Myro ou Kléodiké, selon les sources. Sa famille, les Égides, était d'origine dorienne et prétendait descendre de Cadmos. Membre éminent de la noblesse thébaine, cette lignée détenait d'importantes fonctions sacerdotales, notamment dans l'entretien du culte d'Apollon Carnéen pour lequel, on le sait, Pindare eut toujours une grande dévotion. La Souda lui donna un frère jumeau, Éritimios qui aurait été un athlète émérite.

 

Son enfance est auréolée de légendes merveilleuses. La Vie métrique nous rapporte que, déposé par sa mère sur les bords de l'Hélicon, il aurait été pendant son sommeil visité par une abeille qui aurait déposé des rayons de cire sur les lèvres, explication, selon les Anciens, de la naissance de son inspiration poétique...

 

En vérité, Pindare était né dans une région qui était loin d'être étrangère à la poésie : n'oublions pas qu'Hésiode, le grand auteur didactique du VIIe siècle, était d'origine béotienne et que l'art de la flûte y était fort pratiqué. Dès son enfance, le poète baigna dans une atmosphère poétique intense, et il côtoya deux poétesses thébaines remarquables, dont la renommée avait largement dépassé les cadres étroits de leur cité. Et, très vite, il devint leur disciple. Corinne était la plus prestigieuse des deux lyriques : à l'instar de Sappho, elle avait ouvert une école de poésie si fameuse que sa cité lui érigea plus tard une statue. C'est elle qui aurait incité Pindare à introduire des thèmes mythiques dans ses poésies, lui conseillant de jeter ses poèmes « à pleines mains et non à pleins sacs ».

 

Il se rendit aussi à Athènes pour se perfectionner auprès d'Agathoclès et de Lasos. Sa carrière commença très tôt puisque l'on date sa Xème Pythique de l'année 498 : Pindare n'avait alors que 20 ou 21 ans mais, dans cette œuvre de jeunesse, toutes les caractéristiques de son style – élan solennel, grandeur et audaces syntaxiques – sont déjà en place. Son activité fut très longue, puisque son ultime poème, la VIIIème Pythique, fut composé plus de cinquante années plus tard en 446. Jusqu'en 480, il célébra des athlètes thébains, ou originaires de contrées peu éloignées, tels Hippocléas de Thessalie (VIIème Isthmique) ou Sôgénès et Déinis d'Égine. Mais sa renommée s'étendit rapidement au-delà de la Grèce proprement dite, et sa période la plus florissante, celle où sa célébrité atteignit son comble, se situe entre 480 et 460, époque où il se rendit en Sicile, à la cour des tyrans Hiéron de Syracuse et Théron d'Agrigente.

 

Avec Hiéron, qu'il servit à partir de 476, il semble que les relations furent mitigées, Hiéron étant un prince autoritaire, très imbu de son pouvoir. Certes, ses hymnes célébrèrent les exploits du tyran, mais il ne se priva pas d'insérer habilement à l'intérieur de ses éloges quelques conseils de modération. Avec Théron, les affinités furent sans doute plus fortes, les deux hommes étant des esprits religieux teintés de mysticisme.

 

En tant qu'inconditionnel d'Apollon, Pindare fut aussi en faveur auprès de l'oracle de Delphes. Pausanias nous rapporte à ce sujet qu'il avait son propre siège de fer à l'intérieur du grand temple, et qu'il participait aux banquets divins des Théoxonies. De plus, aux dires de la Vie métrique, le dieu lui-même aurait offert au poète, alors qu'il s'apprêtait à revenir à Thèbes, « une riche provision de nourriture et de vin ».

 

Devenu très tôt un poète officiel et honoré, surchargé de commandes, il fut de son vivant une figure de légende, considéré comme l'égal des souverains : on prétend même que le roi de Cyrène Arcésilas, qu'il chanta dans sa VIIIème Pythique, et auquel il prodigua des conseils, l'accueillit à sa cour comme un prince. Il eut même l'honneur de voir gravé en lettres d'or, à l'intérieur du temple d'Athéna à Lindos, le texte de sa VIIème Olympique. Après sa mort, en 438, son nom continua d'être honoré par tous les Grecs. Même quand Thèbes, sa ville natale, fut prise et incendiée, d'abord par les Lacédémoniens, puis plus tard par les Macédoniens d'Alexandre le Grand, on prit grand soin d'épargner du saccage la maison du poète.

 

Cependant, du point de vue politique, reconnaissons qu'il eut à pâtir de l'attitude pour le moins controversée de Thèbes, cité aristocratique qui, durant l'invasion perse de 480, s'était ralliée à Xerxès. Des historiens tardifs, à l'instar de Polybe, lui reprochèrent avec virulence d'avoir pris fait et cause pour les Perses, comme la plupart des aristocrates de son temps. Mais il faut nuancer car, dans l'œuvre de Pindare, nous ne trouvons aucune mention claire d'une complicité avec l'ennemi. Prétendre qu'il fut une sorte de « collaborateur », à partir de ce que ses poèmes nous révèlent de ses idées politiques, apparaît pour le moins hâtif et d'un anachronisme flagrant, la Grèce ne se considérant pas à l'époque comme une nation dans la définition que nous lui donnons depuis le XIXe siècle. Disons qu'il se sentait tout à fait l'aise au sein de ces milieux nobles, dont il se plaisait à célébrer les représentants (même ceux qui avaient pactisé avec le Perse), et cela, non seulement par amitié, mais aussi par solidarité de classe. C'est ainsi qu'il composa sa Ière Isthmique, qui ne célébrait rien moins que la vaillance de cet Hérodote, commandant d'une cavalerie thébaine au service des Perses pendant la bataille de Platées. Pourtant, dans la Vème Isthmique, cela ne l'empêchera pas de vanter - avec le même enthousiasme - la bravoure des Éginètes au cours de la bataille de Salamine et de parler des Athéniens qui « jetèrent, éclatants, les fondements de la liberté ». On dit même que, pour ce poème, il reçut d'Athènes la somme colossale pour l'époque de 10000 Talents ! Preuve flagrante que notre homme n'était pas seulement un grand poète, mais aussi un habile opportuniste...

 

Mais le plus souvent, avouons-le, il utilisa sa plume pour servir des tyrans et des rois, et pour louer presque désespérément les régimes oligarchiques, ceux qui, selon lui, étaient seules capables d'assurer le « bon ordre » (Eunomia), alors qu'en ce premier tiers du Ve siècle, le temps travaillait plutôt pour Athènes et la démocratie. De cette dernière, il se méfiait, non sans raison d'ailleurs : la grande triomphatrice des guerres médiques n'allait-elle pas soumettre sa patrie Thèbes, en 457, c'est-à-dire au moment où elle est au sommet de sa puissance ? Il en conçut probablement beaucoup d'amertume, écartelé entre une rage légitime, et sa profonde admiration à l'égard d'une cité où, adolescent épris de lyrisme, il avait reçu de fructueuses leçons de poésie. Mais onze années plus tard, dans sa VIIIème Pythique, son ode ultime, il laissera éclater sa joie en évoquant fièrement la défaite d'Athènes face à l'armée thébaine (446), défaite qui rendit la liberté à sa patrie, portant atteinte du même coup à l'impérialisme athénien.

 

Réactionnaire d'instinct, fier de son origine dorienne, qui le rattachait au respect scrupuleux des traditions, bref représentant d'un état de choses archaïque en pleine agonie à l'époque où il composait, Pindare apparaît comme le chant du cygne de cette « protestation » aristocratique, qui avait donné déjà naissance aux poètes de Lesbos ou à Théognis de Mégare. Il clôt avec une grandeur inégalée ces quelques générations de poètes qui portèrent le lyrisme grec à son apogée. Après lui, c'est vers la tragédie, d'essence plus démocratique, que la poésie va s'orienter.

 

D'ailleurs, la mort du grand poète est à elle seule symbolique. Ne rapporte-t-on pas qu'il mourut lors d'une représentation théâtrale à Argos, la tête appuyée sur l'épaule de son ami Théoxène, pour lequel il avait composé un merveilleux poème que, par le miracle d'une citation d'Athénée, nous possédons encore.

 

 

 L'œuvre : Épinicies et Fragments

 

 

 Pindare avait composé d'innombrables poèmes lyriques et religieux, mais aussi profanes. Dès son vivant, des copies de ses œuvres circulaient à travers la Grèce. Au IIIe siècle, Aristophane de Byzance, directeur de la Bibliothèque d'Alexandrie, classa les écrits du poète en dix-sept livres dont onze comportant des vers essentiellement religieux (Parthénées, Péans, Hymnes, Dithyrambes, Prosodies) et six des vers profanes (Épinicies, Thrènes, Éloges, Dithyrambes). De tout cela, ne subsistent dans leur intégralité que ses quarante-quatre Épinicies ou Odes Triomphales, écrites pour commémorer des victoires athlétiques aux grands jeux panhelléniques, œuvres dont il assurait non seulement la composition, mais dont il se chargeait d'écrire la musique et d'organiser l'exécution : en effet, il dirigeait lui-même les chœurs au cours d'une cérémonie solennelle, où l'athlète faisait don à la divinité poliade de la palme qu'il avait gagnée.

 

Ces Odes, au total, comprennent 3437 vers. On sait qu'elles avaient été amplement étudiées par Zénodote d'Éphèse et Chaméléon, mais ces commentaires sont pas perdus. Outre ces Épinicies, nous pouvons nous faire une idée des autres genres que Pindare pratiquait, à travers des citations d'auteurs anciens, mais aussi grâce à des papyrus d'Oxyrhynchos qui nous ont rendu des extraits non négligeables de ses Péans.

 

Les œuvres qui ont suscité le plus grand intérêt dès l'époque de Pindare sont justement les Odes triomphales, sur lesquelles des érudits,  comme Aristophane de Byzance et Dracon de Stratonicée (pour l'étude de la métrique) ont inlassablement travaillé : ce sont ces œuvres qui ont fait partie du choix scolaire fait en même temps que celui des autres grands textes littéraires grecs au IIe siècle apr. J.-C., en pleine période de renaissance de l'hellénisme, ce qui explique qu'elles nous soient parvenues en si bon état, et, qui plus est, dans un nombre particulièrement riche de manuscrits (186 d'après une récente recension). Les Byzantins en ont en effet multiplié les copies, peut-être parce que ces Chrétiens voyaient dans les assertions morales de Pindare une préfiguration de l'enseignement du Christ. Quoi qu'on puisse dire sur ces considérations pour le moins hasardeuses, elles ont au moins permis la sauvegarde du seul livre d'hymnes appartenant au lyrisme choral de toute la littérature grecque. Alcman ou Simonide ont été bien moins servis, s'agissant de la postérité de leurs poèmes.

 

En outre, il semble que nous ayons à notre disposition le texte original. Contrairement aux poèmes homériques ou aux tragédies, l'œuvre a subi peu d'altération. Notons que les poèmes n'étaient pas structurés en vers mais étaient rédigés comme de la prose. Seule la séparation des strophes fut indiquée par Aristophane de Byzance. C'est seulement en 1811 que le philologue allemand Boeckh reconstitua, au prix d'un travail titanesque, le texte pindarique initial, en partant du principe que le vers devait se terminer logiquement par un mot complet (ce qui n'était pas forcément le cas au regard des manuscrits qui nous sont parvenus), et par une syllabe brève ou longue.

 

Bien entendu, la partition musicale que les Alexandrins avaient à leur disposition, mais dont l'intérêt leur paraissait déjà négligeable (on ne chantait plus guère une ode triomphale depuis le IVe siècle) ne nous a pas été transmise, sauf celle de la Ière Pythique, qui a eu l'honneur d'un enregistrement sur disque par l'Atrium Musicae de Madrid, en 1979. Quant à la chorégraphie, nous l'ignorons également : pourtant, elle était  importante, au point qu'un maître de ballet (parfois le poète lui-même s'il en avait la capacité) se chargeait de régler dans ses moindres détails les pas de danse et les gestes de la main que devait accomplir le chœur pendant la procession au cours de laquelle l'ode triomphale était chantée.

 

 

 L'ode pindarique, une poésie politique

 

 

Comme nous l'avons dit plus haut, les Odes triomphales sont la seule œuvre que nous possédons de Pindare dans sa totalité. Bien qu'il ne soit pas le créateur du genre, (avant lui, Simonide en écrivait déjà des odes aux athlètes vainqueurs), il porta celui-ci à son apogée.

 

Depuis le VIe siècle, en effet, il était devenu de bon ton de célébrer le vainqueur aux Jeux, non seulement en lui érigeant une statue, mais aussi en lui dédiant un poème vantant ses mérites à la fois physiques et moraux. Œuvre de commande par excellence, l'ode était soumise à des règles de prosodies très précises, à tel point que leur complexité métrique rebuterait les poètes d'aujourd'hui, épris d'originalité et de liberté dans l'écriture. Malgré le conformisme des sujets traités, la rigueur technique exigée, Pindare (et c'est là son génie) a pu révéler les ressources de son style, si bien que ses odes sont reconnaissables entre toutes. Son rival Bacchylide de Kéos, lui aussi auteur d'épinicies (dont de larges fragments ont été exhumés en Egypte en 1897), n'a jamais su faire preuve d'autant de lyrisme et d'éclat dans la combinaison des mètres et des idées poétiques. Ce dernier se contenta de se couler avec adresse dans un genre poétique difficile, alors que Pindare, lui, fit éclater brillamment le cadre trop étroit de l'ode triomphale pour lui donner une portée à la fois philosophique et mystique. Bref, entre Bacchylide et Pindare, on retrouve l'éternel conflit entre le talent et le génie.

 

Quant à l'ode, elle chante les mérites de l'athlète. Cependant, aucune anecdote ne nous informe sur la prouesse accomplie. Tous les détails propres au combat qui ont permis la victoire, les techniques et les ruses utilisées pour vaincre sont absents du poème. Car, pour Pindare, cet aspect des choses est passablement prosaïque, voire « anti-poétique ». Non, à travers l'éloge du jeune homme triomphant, il tend à faire étalage des vertus aristocratiques de sa famille, des vertus qui l'ont conduit naturellement au succès, si tout au moins on se place dans le schéma mental de l'auteur. Évidemment, les lauriers exaltant le vainqueur retombe sur sa patrie : notre poète n'oublie jamais de la célébrer, en insistant longuement sur le lien puissant qui l'unit avec la famille de l'athlète qui, presque toujours - quel étrange hasard ! - y tient les rênes du pouvoir.

 

L'ode pindarique est donc une poésie politique d'essence aristocratique.

 

Tous ces concurrents aux jeux appartenaient à des familles princières sans aucune exception. Leurs victoires, selon Pindare, justifiaient à elles seules la supériorité de leur caste, supériorité qu'ils tenaient aussi de leur grandeur d'âme et de leur loyauté, des qualités qui allaient de soi aux yeux de notre poète, même si on sait bien, d'après nos sources, que la plupart de ces vainqueurs n'étaient guère très reluisants, et qu'ils recourraient aux pires stratagèmes pour gagner leur couronne...

 

De fait, l'univers mental de Pindare est fondamentalement archaïque, et la société idéale qu'il propose, pas très éloignée de celle d'Homère, nous montre une aristocratie sûre d'elle-même et de ses prérogatives, méprisant toutes les formes d'activités manuelles, et considérant comme seules valeurs suprêmes le sport et la guerre. La IIème Olympique est à cet effet particulièrement éloquente sur la mentalité de ces oligarques, dont Pindare est en fait le porte-parole, le propagandiste attitré : l'ode ne dit-elle pas que vivre de son propre travail est une tare et un châtiment divin. Comme l'a judicieusement écrit L. Canfora, Pindare « procède à la sublimation du parasitisme des aristocrates ».

 

Bref l'appartenance à la caste nobiliaire est à la racine même de la victoire de l'athlète héroïsé : elle la justifie. Mais ce que Pindare ne dit pas (ou ne veut pas dire), c'est que cette classe fortunée est la seule à concourir nous l'avons dit plus haut , l'entraînement athlétique étant long et surtout très coûteux, donc peu accessible au peuple. Pour le poète, qui s'exprime avec une bonne foi désarmante, la force et l'énergie à vaincre est tout entière puisée dans l'hérédité du jeune aristocrate, et, rien qu'en cela, il donne une substance idéologique au droit divin d'une certaine élite.

 

Mais bien qu'elle soit la conséquence logique de l'hérédité, la victoire est aussi, selon Pindare, un présent des dieux. 

 

 

 La religion chez Pindare

 

 

 À une époque marquée par la montée en puissance d'un certain esprit rationnel (la Sophistique), ce poète se caractérise par un attachement renouvelé aux vieux rites, ce qui ne nous étonne pas, de la part d'un homme qui fut un anachronisme vivant dans son époque. On discerne chez lui le  souci de redonner force à l'ancienne religion, non sans manifester une puissante nostalgie. Mais, paradoxalement,  l'image qu'il se fait  des dieux nous paraît bien éloignée de celle des époques antérieures : il les idéalise, leur dénie toute faiblesse, et il sont dotés d'une noblesse d'âme sans pareille. Il n'a de cesse que d'embellir les mythes et de rejeter ceux qui ont tendance à rendre dieux et héros trop humains par leurs défauts. Ainsi, dans sa Ière Olympique, il refuse avec violence le mythe de Déméter dévorant (bien qu'à son insu) un des membres de Pélops que lui offre Tantale. Pindare ne met jamais en avant la brutalité divine contrairement à Homère, préférant présenter les dieux sous un aspect convenable et dotés de solides vertus morales. Ce n'est pas par hasard si son dieu de prédilection est l'Apollon Pythien, dieu à la lyre, mais aussi protecteur des cités doriennes, celui qui incarne selon lui à merveille la beauté physique et morale. De même, Pindare avait une dévotion profonde pour Héraclès, héros béotien comme lui, symbole à nul autre pareil des qualités vantées dans ses Odes triomphales à savoir, la force, la grandeur d'âme et le courage.

 

De plus, on sait qu'il vénérait des divinités étrangères comme l'Ammon libyen ou Théia, Mère du Soleil, qu'il célébra dans Vème Isthmique. Tout cela fait qu'en fin de compte les idées et les croyances religieuses de Pindare n'ont plus grand chose à voir avec celles de ses prédécesseurs, tributaires encore des images homériques et archaïques. En un sens, cet homme revendiquant un retour à la tradition religieuse – mais jamais de manière intégriste – a donné en son temps des dieux une vision très nouvelle ce qui n'est pas la moindre de ses contradictions.

 

 

 L'humanité sous le regard des dieux

 

 

Concernant l'humanité, Pindare ne la glorifie jamais mieux que lorsqu'elle se plie docilement aux exigences divines. Car l'homme, selon lui, ne trouve la sagesse que par une pieuse obéissance aux lois qui le dépassent. À cet effet, il prêche la modération dans les désirs et l'acceptation de la condition faite aux mortels. Il condamne l'hybris, folie qui mène les hommes à leur perte. Les vertus qui trouvent grâce à ses yeux sont la tranquillité, « fille de la Justice », la mesure en toutes choses, et surtout la bravoure, qualité permettant à l'homme de rivaliser avec les personnages mythiques qui abondent dans ses odes. Pour consacrer ses mérites, Pindare, lui-même inspiré par les dieux, se charge de chanter ses exploits, afin de les révéler dans le présent comme à la postérité. Car, c'est par l'intermédiaire du poète, véritable mage investi d'un rôle éblouissant, que le héros accède finalement à l'immortalité, douce conséquence de la gloire.

 

Notons en passant que Pindare, non sans orgueil, se fait une très haute idée de son art, seul garant à ses yeux de l'immortalité contre « l'ombre épaisse qui ensevelit les valeurs quand les hymnes font défaut« . En dehors de cette morale humaine, liée à l'observance des lois divines, le poète croit cependant au bonheur humain, bonheur tout matériel : les plus belles choses au monde sont, pour lui, la richesse, la beauté physique, la jeunesse, le vin, les jouissances diverses, du moment que ces plaisirs bien terrestres ne tombent dans l'excès : « Épuisons le champ du possible », nous affirme-t-il plaisamment... Car le poète ne se veut jamais larmoyant : il n'y a pas chez lui de ces descriptions morbides qui caractérisent, par exemple, les poèmes de son contemporain Simonide, maître de l'épigramme funéraire, ni même l'amplitude sombre d'Eschyle. La souffrance n'est pas pour lui un moyen d'accéder à la vérité : ce n'est pas lui qui s'est chargé de déplorer la mort des valeureux héros des Thermopyles. Non, car le maître mot de Pindare, c'est la joie, une joie issue de la volonté et du courage. La joie ne rend-elle pas l'homme « égal des rois », comme il le proclame orgueilleusement dans sa IVème Néméenne ? L'esprit tragique est éloigné de sa mentalité profonde. Il pense que l'homme peut tout à fait se connaître lui-même, sans avoir subir les désagréments de l'infortune. C'est pourquoi on a pu parler de l'optimisme pindarien, une caractéristique qui contraste fondamentalement avec le doute et les questionnements eschyliens.

 

On pourra objecter que, par rapport aux Tragiques, bien plus en phase avec leur époque, le poète a encore de l'humanité les traces une conception archaïque, celle qu'on retrouve chez Théognis ou Anacréon. Mais si son discours témoigne d'une pieuse résignation, s'agissant de la destinée humaine et de sa fragilité, on notera que, dans certaines odes, il lui arrive d'évoquer la possibilité de la survie de l'âme, à la condition que l'homme se surpasse par ses exploits ; preuve s'il en est qu'il avait eu connaissance, au point de les adopter (mais en partie seulement) des théories pythagoriciennes, très en vogue en Sicile, où notre poète fit de fréquents séjours. Ainsi la IIème Olympique évoque avec lyrisme le mythe du Séjour des Bienheureux, thème orphico-pythagoricien, où les héros récompensés de leur bravoure et de leur vertu sont admis aux festins des dieux. Quant à la Xème Pythique, elle décrit le voyage de Persée au pays des Hyperboréens, où les hommes ne vieillissent, ni ne meurent, thème également pythagoricien. De plus les fragments de Thrènes (chants de deuil) que nous avons retrouvés attestent qu'il s'initia peut-être aux Mystères éleusiniens. Malgré tout, il n'est jamais question pour lui de renier les mythes et les dieux dont nous avons dit qu'il avait contribué à embellir la représentation. Dans ses vers, on ne trouve nulle part le balbutiement d'une quelconque rationalité, comme chez Héraclite ou Empédocle, qui cherchent fiévreusement à comprendre et à clarifier les mécanismes de l'univers. Non, pour Pindare, tout est clair, et les dieux omnipotents et leurs sujets humains cohabitent harmonieusement dans une sorte de « meilleur des mondes ». Le poète, dont l'optimisme contraste singulièrement avec les doutes et les espoirs des philosophies pré-socratiques, se considère comme le glorificateur de ce monde parfait, où l'homme a une place éclatante grâce à l'exploit, qui permet d'accéder au niveau des grandes figures héroïques. Et pour ne pas oublier ces moments intenses où l'athlète s'est arraché du destin commun, il faut lui dédier des hymnes splendides, parfaits, rutilants, comme cet or dont Pindare ne cesse de vanter les mérites. Ces hymnes sont polis comme des bijoux afin qu'ils laissent transparaître la haute idée que le poète se fait des hommes en tant que dispensateurs de prodiges.

 

Finalement, c'est dans l'épinicie où, à travers une vision totalisante et avec une abondance de symboles suggestifs, il célèbre à la fois les dieux, les héros et les hommes, rappelle les mythes en les revivifiant, et donne des conseils moraux, que Pindare s'est senti le plus à l'aise pour condenser ses théories philosophiques. La grandeur de la mission dont il s'était investi n'a pas échappé aux Anciens qui ont toujours lu ses Odes avec la plus grande vénération.

 

 

 Un style désarmant

 

 

Quant à son style, lui aussi, il est d'une nouveauté incontestable : vigoureux, majestueux, d'une grandeur jamais artificielle, emphatique aussi, il est comparable par moment aux accents bibliques. Mais on en a critiqué l'obscurité, le poète ne construisant pas son poème de manière linéaire. Outre la structure même de l'ode, construite avec des schémas métriques propres au genre, et qui a fait et fait toujours frémir les poètes (le mètre dactylo-épititrique étant le plus couramment utilisé par le poète), Pindare ajoute à la complexité technique fait d'interrogations fréquentes et d'apostrophes, une tendance à passer d'un récit à un autre sans se soucier de transition. Le poème n'en est que plus déroutant, plein de surprises, puisque dès les premiers vers, on ne connaît pas les voies secrètes que le poète a décidé de nous faire emprunter. On y voyage dans le temps et dans l'espace, on y évoque des mythes, on jette des formules belles et hardies, avant de revenir à la gloire de l'athlète et de sa patrie, non sans que Pindare, entre temps, s'excuse avec une délicieuse ingénuité, de s'être ainsi égaré en chemin !

 

Bref tout cela donne à l'ode une singulière impression d'improvisation, de confusion, voire de désordre. Comme si l'auteur semblait écrire du premier jet, sans oser se corriger de ce qu'il avait écrit auparavant. Aurait-il été le premier poète à faire de la poésie automatique ? À cela il faut évidemment répondre par la négative, car on sait que Pindare, plus que tout autre poète de son temps travaillait avec acharnement poème et partition. En réalité, la spontanéité de son verbe est totalement feinte.

 

De plus, les nombreuses métaphores, qui donnent à son style une richesse et un chatoiement incomparable, paraissent et paraissaient déjà en son temps très sibyllins. Sans jamais tomber pour autant tomber dans la préciosité, le poète n'aimait pas décrire les choses nommément : ainsi, au lieu de dire les « nuages dorés », il préférait plus mystérieusement évoquer les « cheveux d'or de l'air ». En un sens, on peut déjà voir en Pindare un poète symboliste avant la lettre. Aussi, l'esprit classique du XVIIe siècle, tout de clarté et de raison, lui reprocha-t-il avec virulence le « galimatias » des Odes triomphales, et cela contre l'avis surprenant d'un Boileau, pourtant artiste « raisonnable », mais qui trouvait néanmoins quelque charme dans ce qu'il qualifiait de « beau désordre ». Voltaire, quant à lui, estimait l'écriture pindarique « inintelligible et boursouflée ». Déjà, dans l'Antiquité, Denys d'Halicarnasse s'était dit étonné par ses « juxtapositions raboteuses et heurtées » et Horace, qui admirait Pindare, déconseillait vigoureusement aux poètes de l'imiter sous peine de se fourvoyer.

 

Mais de cette fantaisie verbale, Pindare se faisait gloire : il la revendiquait, au point de se comparer à une abeille et de faire voler « ses hymnes de louange d'un sujet à un autre ». Mais soulignons que le lyrisme choral s'accommodait fort bien de cette fantaisie, le but étant de varier toujours plus les rythmes et d'égrener des idées de toutes sortes. L'unité de l'œuvre est plutôt musicale que logique. En effet, nous ne pouvons lire le texte du poème sans penser à son accompagnement musical, dont dépendait tout l'ensemble de la composition. Il est vrai que, chez Pindare, plus que chez tout autre représentant du lyrisme choral, la confusion semble de mise, ce qui explique que la traduction fidèle de ses odes soit aussi aléatoire. Mais cette complexité syntaxique est heureusement tempérée par l'art et le génie du poète, dont la liberté d'inspiration ne peut se mouvoir que dans une trame poétique lâche.

 

En fin de compte, le principal titre de gloire du poète, à l'inverse d'un Homère par exemple, c'est d'avoir su inventer une langue intemporelle, brillante (« les mots du soleil » comme le dit avec justesse Jean-Paul Savignac) et en usant à la fois d'archaïsmes et de figures de style indéniablement nouvelles pour leur temps. C'est cette langue éminemment classique, dans le meilleur sens du terme, qui a garanti son éternelle incorruptibilité.

 

 

 La postérité

 

 

Après tant de sommets, le lyrisme grec ne pouvait que décliner. S'agissant de l'ode triomphale, on sait, d'après nos sources, que la dernière en date aurait été celle que composa Euripide pour célébrer les victoires olympiques d'Alcibiade. À l'époque hellénistique, les compétitions perdent de leur prestige, et n'ont plus cette aura religieuse exaltée qui les caractérisait à l'époque de Pindare. Quant au lyrisme choral, l'équilibre qui existait entre le texte et la musique se rompt dès la mort du poète, et c'est la poésie qui en fit les frais au seul profit de la musique. On en a pour preuve les péans que l'on a retrouvés sur des papyrus hellénistiques, souvent d'auteurs inconnus et d'une bien médiocre facture.

 

Quant à la destinée post-mortem de Pindare, elle fut brillante. Considéré comme un classique dès le Ve siècle, Hérodote ou Platon ne manquèrent pas de le citer. Quintilien le célébra comme le plus grand des lyriques grecs, celui qui avait su donner à la poésie une richesse, ainsi qu'une volupté doublée d'une majesté incomparable.

 

Redécouvert à la Renaissance grâce à l'édition que fit de son œuvre Alde Manuce à Venise en 1513, il influença Ronsard qui reprit dans ses odes certaines des formules du poète grec. Réhabilité par les Romantiques français et allemands (notamment Hölderlin) après les sarcasmes des poètes classiques, traduit au XXe siècle par Saint-John Perse, Pindare, dont l'extrême subtilité des images se double d'un style d'une étrangeté étincelante, apparaît aujourd'hui comme la plus géniale incarnation de la poésie grecque.

 

Philippe Renault

Tours, février 2003

 

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Éditions du texte de Pindare

Boeck et Dissen, Leipzig, 1811-1821.

Puech, Paris, les Belles Lettres, 1922 (texte grec et traduction)

Schoeder, O., Leipzig, 1900.

Turyn, A., Oxford, 1948.

 

Traductions

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Liberman G. : Pythiques de Pindare, Calepinus, 2004.

Savignac J. P. : Œuvres complètes de Pindare, la Différence, 1990, réédition, 2004.

 

Études

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