CALLIMAQUE
OEUVRES
DE CALLIMAQUE
TRADUITES
PAR LAPORTE-DUTHEIL
DISCOURS
PRÉLIMINAIRE
Parmi
les différentes productions de l'Antiquité, qui paraissent avoir été jusqu'à
présent aussi négligées par les lecteurs superficiels qu'estimées des véritables
amateurs de la langue grecque, on distingue surtout les Hymnes
de Callimaque. Tandis que les travaux multipliés d'une foule de commentateurs
qui se sont attachés à éclaircir le texte de cet auteur, et le grand nombre
d'éditions qu'ils en ont données successivement, semblent annoncer le cas
qu'on doit faire de ces Hymnes, la
plupart de nos littérateurs les regardent comme de simples généalogies des
dieux du paganisme, comme des espèces de litanies mythologiques, qui ne peuvent
intéresser que les Grecs.
J'avoue qu'en général on ne voit dans ces petits poèmes ni la richesse des
compositions d'Homère ni le feu des odes de Pindare ou des chœurs des
tragiques, mais j'ose dire aussi que Callimaque, dont le principal mérite ne
consiste, si l'on veut, que dans une élégance continue et dans la variété
des détails qu'il sait placer à propos, montre quelquefois assez d'élévation
et de force pour que le jugement d'Ovide, qui lui refusait entièrement le génie
et ne lui accordait que l'art, paraisse au moins trop sévère.
D'ailleurs la lecture de ses Hymnes,
qui, comme pièces de poésie, ont droit de nous intéresser, doit nous attacher
encore plus par l'utilité dont elle est pour la parfaite intelligence de la
fable et de l'histoire ancienne. Les notes de plusieurs savants hommes et
surtout le vaste commentaire de Spanheim en ont fait sortir une foule de traits
variés, qui peuvent servir à l'éclaircissement de plusieurs points de
mythologie et d'histoire, principalement par rapport aux pratiques religieuses
de plusieurs fêtes célèbres dans la Grèce. C'est en suivant les traces de
ces laborieux écrivains, en réunissant tous ces différents traits épars dans
leurs écrits et en recueillant ceux qui pouvaient leur être échappés, que je
suis parvenu à donner dans plusieurs dissertations, lues à l'Académie des
Belles-Lettres, une idée plus juste que celle qu'on s'était formée jusqu'à
présent des solennités pour lesquelles la plupart de ces Hymnes ont été composées, telles que les fêtes carnéennes, les
Thesmophories, la cérémonie des bains de Pallas et les fêtes de Délos.
Si les détails nécessaires à ce genre d'ouvrage, détails traités souvent de
minutieux ou d'inutiles par ceux que les études sérieuses n'ont point préparés
à en connaître le prix et l'usage, ont pu ne pas déplaire dans un lieu où
rien de ce qui concerne l'Antiquité n'est étranger, j'ai toujours été bien
éloigné de penser à les mettre jamais séparément sous les yeux du public.
Je comptais même que la traduction des Hymnes
ne paraîtrait qu'à la suite de ces différentes dissertations, supposé qu'un
jour l'Académie dont j'ai l'honneur d'être membre, les jugeât dignes d'être
insérées dans le recueil de ses Mémoires.
Mais ayant appris par la lecture des écrits périodiques qu'un homme de
lettres, qui ne se nommait point, se disposait à faire imprimer une imitation
française des Hymnes de Callimaque,
j'ai cru pouvoir, sans injustice, me hâter de profiter d'un travail déjà fait
et me procurer le faible avantage de contribuer le premier à faire mieux connaître
un auteur injustement relégué jusqu'ici dans la bibliothèque des seuls érudits.
Tel est le motif qui me détermine à donner aujourd'hui cette traduction ; amis
avant tout, on me saura gré peut-être, de rassembler ici tout ce qu'on peut
savoir touchant la personne de Callimaque, et ses nombreux ouvrages, dont nous
ne possédons aujourd'hui que la moindre partie.
Callimaque, fils de Battus et de Mésatma, était né à Cyrène en Libye. Le
nom de son père a fait présumer qu'il était de la race du fameux Battus,
autrement nommé Aristote, fondateur de cette capitale de l'Afrique, et le rang
distingué que sa famille tenait dans sa patrie semble autoriser cette
conjecture. Lui-même, dans une épitaphe qu'il avait faite pour orner le
tombeau de son père, et où pour le dire en passant, il se vante assez naïvement
d'être au-dessus de l'envie, nous apprend que son grand-père, qui se nommait
comme lui Callimaque, avait commandé les armées de sa nation. L'usage était,
chez les Grecs, que les enfants portassent le nom de leur grand-père plutôt
que celui de leur père, ce qui dans une succession généalogique produisait
une suite alternative des mêmes noms, comme on le voit par la généalogie des
Callias, célèbre famille athénienne dont parle Aristophane.
II serait difficile de savoir précisément l'année où naquit Callimaque. Si
les vers insérés sous son nom au troisième livre de l'Anthologie (épigr. 10, p. 313) étaient effectivement de lui et que
ce fût de lui-même qu'il eût voulu parler, on en pourrait conclure que sa
naissance précéda de peu ou suivit de près la mort d'Alexandre. Le poète ou
le personnage qu'il introduit dans cette épigramme, s'y exprime en homme fort
âgé, et Callimaque, comme on le sait d'ailleurs, ne mourut que dans les premières
années du règne de Ptolémée Evergète, plus de quatre-vingts ans après la
mort du roi de Macédoine. Mais outre qu'il est fort incertain que Callimaque
soit réellement l'auteur de l'épigramme dont il s'agit, il paraît clair que
le poète, quel qu'il soit, n'y a point prétendu parler en son nom, et l'on
peut s'en convaincre par la lecture de la pièce même.
Quoi qu'il en soit, Callimaque florissait vers cette époque où la Grèce
fatiguée, pour ainsi dire, par les miracles de tout genre qu'elle avait enfantés
pendant près de deux siècles, et comme épuisée surtout par le dernier effort
qui lui avait fait
produire le vainqueur des nations, vit le génie des lettres et des arts
s'envoler de son sein, s'arrêter quelque temps à la cour des Lagides et se
fixer ensuite chez le peuple conquérant dont elle devait bientôt devenir la
tributaire et l'esclave. Parmi le grand nombre de poètes que la magnificence et
la libéralité des Ptolémées attira pour lors en Egypte, on en distingua
surtout sept, connus
sous le nom de Pléiade, et dont le
plus célèbre fut, sans contredit, Callimaque.
Instruit dans sa jeunesse par Hermocrate, grammairien célèbre alors, mais dont
on ne connaît aujourd'hui que le nom, il se vit bientôt en état de former à
son tour des disciples et de faire oublier la réputation de son maître. En
effet il s'établit dans un des faubourgs d'Alexandrie et y fonda une école où
le fameux Eratosthène, ainsi qu'Apollonius de Rhodes, Aristophane de Byzance et
Philostephanus acquirent les connaissances et les biens qui les firent briller
dans la suite. On peut à ces noms connus dans l'Antiquité littéraire, joindre
celui de son neveu Callimaque, fils de sa sœur Mégatime et de Stazénor. Le goût
que ce jeune homme prit pour les lettres, et la réputation qu'il s'acquit par
divers ouvrages, furent vraisemblablement le fruit des leçons de son oncle,
dont l'exemple influait sur tous ceux qui l'approchaient et les animait à l'étude.
L'un de ses esclaves, nommé Ister, qui lui servait de secrétaire, profita si
bien du commerce de son maître qu'il composa plusieurs livres, lesquels n'étaient
point sans mérite, puisque plus de quatre siècles après sa mort saint Jérôme
ne dédaigna point d'en faire une traduction que L. Gyraldi prétendait avoir
vue manuscrite dans une bibliothèque de Rome.
Ce métier qu'exerça d'abord Callimaque, peu convenable, ce semble à un
descendant des premiers rois de Cyrène, pourrait jeter des doutes sur la
noblesse de son extraction, si l'on ne savait qu'il était peu favorisé des
biens de la fortune et si l'on ne faisait réflexion que la protection éclatante
dont les Lagides honorèrent les gens de lettres dut naturellement ennoblir une
profession destinée à être bientôt méprisée, mais qui était à leur cour
le chemin le plus sûr pour arriver à la faveur du prince.
Bientôt après notre poète fut admis dans ce fameux musée où Ptolémée
Philadelphe, par une magnificence vraiment royale, se plut à rassembler tout ce
qu'il parut de savants hommes et d'artistes célèbre durant son règne, de
quelques pays qu'ils fussent. Là, profitant du loisir et des facilités que la
libéralité de ce prince y procurait à tous ceux qu'il y avait reçus, il
composa ce grand nombre d'ouvrages de tout genre qui lui valurent pendant sa vie
l'estime du souverain et lui assurèrent après sa mort un rang distingué parmi
les littérateurs. S'il n'est pas certain qu'il ait été chargé en chef du
soin de la bibliothèque d'Alexandrie, comme plusieurs écrivains modernes l'ont
avancé sans preuves, on sait du moins très positivement que Philadelphe, ainsi
que son successeur Evergète, lui témoignait la plus grande considération.
Sa reconnaissance fut au moins égale aux bienfaits. On voit dans ses Hymnes
qu'il ne laissait échapper aucune occasion de louer ceux dont il avait reçu
tant de marques de bonté. Tantôt il les met au-dessus de tous les autres rois,
tantôt il les égale aux dieux même. II est vrai que les grandes qualités de
ces princes et l'éclat de leur règne semblaient autoriser les poètes qui
d'ailleurs se voyaient particulièrement l'objet de leurs faveurs, à leur
prodiguer les louanges. Mais on ne peut leur pardonner d'avoir encensé des
faiblesses : car, quoique les mariages incestueux fussent tolérés par les lois
de la Grèce et de l'Egypte il sera toujours difficile d'excuser dans le fils et
le petit-fils de Lagos la passion effrénée qu'ils conçurent, et à laquelle
ils cédèrent l'un et l'autre en épousant leurs propres sœurs. Callimaque ne
craignit point, ce semble, de mériter ce reproche, dont malheureusement les
gens de lettres ne sont pas toujours exempts ; il n'en rougissait pas même
encore dans sa vieillesse, à cet âge où l'on devrait naturellement être
moins empressé de flatter les grands dont la faveur devient moins précieuse à
mesure que l'avenir se ferme devant nous. Ce fut à la fin de sa vie qu'il
composa ce poème sur la chevelure de Bérénice dont Catulle fit dans la suite
une traduction latine qui nous est parvenue, tandis que l'original s'est perdu.
On a peine d'abord à concilier cette conduite avec le désintéressement dont
il faisait parade, car il se vantait quelquefois de n'avoir jamais vendu sa
plume, comme avaient fait souvent bien d'autres poètes, tels que Simonide.
Peut-être était-il plus jaloux d'avoir du crédit que d'acquérir des
richesses ; peut-être le commerce des rois fut-il en effet plus utile à sa réputation
qu'à sa fortune. Une épigramme qui paraît lui être attribuée avec bien plus
de fondement que celle dont nous avons déjà parlé, semble prouver qu'il vécut
dans la pauvreté. Cependant il est difficile de penser que Philadelphe et son
successeur eussent laissé dans l'indigence un homme dont ils aimaient la société.
L'enjouement de son caractère et son goût pour le plaisir, autant qu'on peut
en juger aujourd'hui, contribuèrent ainsi que ses talents à le faire admettre
dans la familiarité de ces princes. Un distique fait pour être inscrit sur son
tombeau nous apprend qu'il était aussi aimable convive qu'agréable
versificateur, et qu'il savait placer à propos un bon mot. Soit que cette épitaphe
eût été composée d'avance par lui-même, comme on le croit communément,
soit qu'elle fût l'ouvrage d'un de ses contemporains, il est probable que la
louange qu'il y reçoit ne lui était point disputée (1).
Cependant la vie sérieuse et appliquée lui plut toujours davantage. Il nous
reste un fragment d'une pièce philosophique, dans laquelle il regrettait le
temps perdu pour l'instruction, et ne se rappelait avec satisfaction que les
veilles qu'il avait consacrées à l'étude. L'amour avait dû l'en distraire
plusieurs fois. Nous savons qu'il était marié, et comme la femme qu'il avait
épousée était étrangère (2), il y a lieu de
croire que l'inclination seule avait décidé de cet établissement. De plus,
Ovide nous apprend que Callimaque avait été longtemps épris d'une maîtresse
dont il célébrait souvent les charmes dans ses écrits. De pareilles
faiblesses, que les hommes en général se pardonnent aisément, deviennent
quelquefois un avantage pour les poètes, surtout lorsqu'on voit la sensibilité
de leur âme passer dans leurs écrits, et que le feu de leur génie (s'il est
permis de parler un moment leur langage) s'allume au flambeau de l'amour. Tel
fut apparemment l'effet de cette passion sur Callimaque, et ce fut sans doute à
l'expression touchante de ses sentiments qu'il dut ses succès dans un genre de
poésie dont le mérite consiste communément à peindre les mouvements du cœur,
les plaisirs et plus souvent encore les peines des amants. Je veux parler des élégies.
Callimaque en avait composé un grand nombre, dont aucune n'est parvenue jusqu'à
nous. La plupart des auteurs anciens qui ont pu les connaître, ceux même qui
passent encore avec raison pour des oracles en matière de goût, lui
accordaient la supériorité sur presque tous les poètes qui avaient laissé
des pièces de ce genre. Horace ne mettait au-dessus de lui que Mimnerme, et
Quintilien le plaçait au premier rang.
D'après toutes ces particularités, l'on pourrait penser que sa conduite se
rapprochait beaucoup de la philosophie d'Épicure ; on a cru même pouvoir inférer
de quelques-unes de ses épigrammes qu'il ne croyait point à l'immortalité de
l'âme. Cependant il est plus probable que ses principes, au fond, étaient les
mêmes que ceux des Pythagoriciens. D'ailleurs la nature de ses principaux
ouvrages semble attester son attachement à la religion de son pays ; la plupart
roulaient sur la fable, qui tenait tout entière au système théologique des
Anciens, et ses Hymnes surtout
annoncent un cœur pénétré de respect pour les dieux, dont il y célèbre la
puissance. Rarement un auteur traite avec dignité les sujets qu'il méprise, et
Racine incrédule n'eût jamais fait Athalie.
Une tache réelle que son propre témoignage imprime à sa mémoire, c'est un
penchant visible à ce libertinage criminel que des exemples fameux faisaient
excuser chez les Grecs et dont il paraît se vanter lui-même dans plusieurs épigrammes.
Disons pour le disculper ce que Martial a dit depuis pour sa propre défense,
que sa vie peut-être était plus chaste que ses vers, et que ses attachements
ne passaient point les bornes prescrites à l'amitié. Il faut même ajouter
qu'il en eut certainement de cette espèce dont la vertu la plus austère ne put
jamais rougir. Il conserva toute sa vie les sentiments d'estime qu'il avait conçus
pour Héraclite d'Halicarnasse, poète élégiaque, qui l'avait reçu avec
affection dans ses voyages. Quoiqu'ils eussent vécu dans la suite éloignés
l'un de l'autre, quoique la rivalité de gloire eût pu naturellement affaiblir
sa reconnaissance, il n'en fut pas moins sensible à la perte de cet ami, et
nous avons encore une petite élégie qu'il composa sur la mort de son hôte.
Cette pièce, trop courte pour nous mettre à portée de juger par nous-mêmes
du talent de Callimaque en ce genre, porte néanmoins un caractère de
sensibilité qui lui fait honneur.
Il faut convenir qu'il en agit bien différemment avec le célèbre auteur du poème
des Argonautes, Apollonius, qui, de son disciple et de son ami, devint son
ennemi déclaré, fin trop ordinaire des liaisons des gens de lettres. Il se
peut que Callimaque, sûr de ses forces et dédaignant une fausse modestie
lorsqu'il parlait de lui-même, ne ménageait point assez l'amour-propre de ses
rivaux dans une carrière où l'émulation dégénère quelquefois en haine
implacable. On voit par quelques fragments de ses oeuvres qu'il connaissait bien
son propre mérite. Souvent il se vantait, comme nous l'avons déjà vu, d'avoir
triomphé de l'envie ; d'autres fois il s'annonçait pour n'aimer et ne chercher
que la gloire. Cependant, comme un pareil langage est pardonnable aux poètes,
surtout quand une fois l'estime publique les a couronnés, et que dans d'autres
moments il savait, à ce qu'il semble, apprécier sa juste valeur, on peut
croire que dans cette rupture le tort fut tout entier du côté d'Apollonius. Le
caractère qu'on donne à ce dernier doit nous le persuader aisément. La
jalousie, selon le témoignage des Anciens, fut son défaut dominant. Il ne
serait donc pas étonnant que cette passion eût banni de son cœur la
reconnaissance. Blessé de l'éclat d'une réputation que la sienne ne pouvait
éclipser, plus envieux peut-être encore de la faveur des rois, qui ne le
considérèrent jamais autant que son maître, il chercha bassement toutes les
occasions de lui nuire. Comme l'agrément et l'élégance des ouvrages de
Callimaque laissaient peu de prise à la censure, il l'attaqua du côté de
l'invention et du génie. Callimaque, en homme de goût, était persuadé qu'il
est difficile d'intéresser longtemps des lecteurs ; il pensait, comme l'a si
heureusement exprimé quelque part le plus grand poète de nos jours, que :
Le secret d'ennuyer est celui de tout dire
;
et souvent il avait à la bouche ce mot qui depuis est passé en proverbe : qu'un
grand livre est un grand mal. En conséquence, parmi ses nombreux écrits il
s'en trouvait peu qui fussent d'une certaine étendue. Son détracteur attribua
leur brièveté à la stérilité de l'imagination de l'écrivain, affectant de
débiter partout qu'il serait incapable de composer des ouvrages de plus longue
haleine. Callimaque ne se vengea d'abord que de la manière la plus noble, et,
pour confondre un injuste critique, il publia son poème d'Hécale (3),
auquel il donna plus d'étendue qu'à tout ce qu'il avait fait jusqu'alors. Le témoignage
des Anciens, qui citent fréquemment cet ouvrage, doit nous être un garant non
suspect du succès qu'il eut dans sa nouveauté ; mais ce triomphe, qui dut
venger son amour-propre, ne put apparemment suffire pour calmer son cœur irrité
par l'ingratitude d'un disciple qu'il s'était plu longtemps à former. Bientôt
parut l'Ibis, pièce satirique, où, désignant
Apollonius sous le nom de cet oiseau dégoûtant qui se nourrit d'animaux
venimeux, il le dévouait à tous les supplices de l'Enfer. Ovide imita depuis
cet exemple à l'égard d'un ingrat dont il eut à se plaindre au temps de sa
disgrâce, et son Ibis n'est qu'une
imitation de la satire que Callimaque avait composée sous ce titre. L'histoire
n'a point daigné nous apprendre si l'on vit enfin ces deux rivaux réconciliés,
mais elle nous a transmis comme un fait singulier qu'Apollonius, après sa mort,
fut mis dans le même tombeau que le poète dont il s'était tant efforcé de détruire
la réputation. Ainsi furent réunis deux hommes qui n'avaient pu s'accorder
pendant leur vie ; ainsi leurs violents débats aboutirent à mêler leurs
cendres dans le sein de la terre. L'équitable postérité n'entre point
aujourd'hui dans leur querelle et leur départ à chacun la portion de gloire
qui leur est due : tant il est vrai que les satires personnelles influent peu
sur le jugement des siècles postérieurs. Réflexion qu'aura faite plus d'une
fois sans doute quiconque étudia l'histoire ou vécut avec les hommes, mais sur
laquelle on ne peut trop, ce semble, insister dans le siècle où nous vivons.
Plût à Dieu qu'elle servît enfin à calmer les animosités et la haine qui
troublent si souvent l'empire des lettres ! et puissent les écrivains se
persuader un jour que le véritable moyen d'obscurcir la gloire d'un rival est
de surpasser réellement son mérite, non de décrier injustement ses ouvrages !
Tels sont, parmi les traits qu'on peut recueillir aujourd'hui concernant
Callimaque, ceux qui regardent sa personne et sa vie ; il me reste à faire
connaître plus particulièrement la nature de ses productions et à exposer les
jugements divers qu'en ont portés les Anciens, afin de mettre les lecteurs en
état de mieux apprécier ses talents.
Egalement versé dans tous les genres de science et de littérature, il y avait
peu de matières sur lesquelles il n'eût laissé quelques écrits, soit en
prose, soit en vers. Un savant moderne porte le nombre des livres qu'il avait
composes jusqu'à huit mille ; un autre plus modéré le réduit à huit cents.
Il semble qu'ils aient voulu, l'un après l'autre, enchérir précisément d'un
zéro sur le véritable nombre des ouvrages de Callimaque, car Suidas, auteur
digne de foi à cet égard, le fixe à quatre-vingts. On n'en trouve que
quarante et un de cités dans les anciens auteurs, encore y en a-t-il plusieurs
qui semblent n'avoir dû former qu'un seul et même ouvrage, quoique cités sous
des titres différents. De ces quarante et un ouvrages, vingt-deux étaient écrits
en prose ; les uns étaient historiques ou géographiques, d'autres concernaient
la physique, d'autres enfin paraissent n'avoir contenu que des recherches
purement littéraires. Parmi les ouvrages de poésie, il y avait des tragédies,
des comédies et des drames satiriques, des fables, des mélanges, l'Hécale
et la chevelure de Bérénice, l'Ibis, dont nous avons déjà parlé,
les élégies enfin les Hymnes et
beaucoup d'épigrammes (4).
Je ne dissimulerai point que la manière dont quelques écrivains assez célèbres
ont parlé de la plupart de ces ouvrages paraîtrait plus propre à nous
consoler de les avoir perdus qu'à nous les faire regretter. Properce semblait
quelquefois trouver Callimaque au-dessous de son sujet dans les poèmes héroïques.
Ovide, comme on l'a dit plus haut, lui refusait l'invention et ne lui accordait
que de l'art. Plusieurs critiques anciens prétendaient que le soin scrupuleux
avec lequel il s'occupait de l'emploi des mots dégénérait en un défaut
insupportable qu'ils nommaient leptologie,
sorte d'exactitude minutieuse à marquer des nuances qui affaiblissent les
grands traits et à exprimer des détails que le goût rejette ou que le génie
néglige ; c'est ce que lui reprochait formellement Lucien. Un autre personnage,
singulier dans son genre, et qui par ses talents et ses lumières mérita de
jouer un rôle considérable dans un siècle postérieur à celui de Lucien,
pensait encore plus désavantageusement que cet écrivain du mérite de
Callimaque ; je veux parler de Sévérien de Damas, qui, au rapport de Suidas,
n'avait pu supporter la lecture des ouvrages de notre poète : dès la première
fois qu'il avait voulu les connaître, il les avait trouvés si ennuyeux qu'il
avait jeté le livre à terre en crachant dessus ; et c'est probablement d'après
tous ces jugements défavorables que feu M. l'abbé Fourmont n'a pas craint de
parler avec mépris de Callimaque dans un de ses Mémoires.
J'avoue encore que le genre des citations tirées de ses écrits que l'on trouve
dans les Lexiques donne lieu de penser que son style n'était pas sans défaut,
et surtout qu'il était sujet à l'obscurité. Quand les scholiastes ou les
lexicographes l'appellent en témoignage, c'est presque toujours pour autoriser
ou un terme nouveau, ou l'acception détournée d'un mot ordinaire, ou une
expression hardie, ou une épithète trop forte, ou une métaphore inusitée.
Mais cette conjecture, qui n'est peut-être pas fondée, non plus que l'arrêt
de quelques grammairiens ou de quelques poètes intéressés à rabaisser un
rival, ne saurait balancer le grand nombre de témoignages avantageux qui
doivent nous faire déplorer la perte des ouvrages de Callimaque.
Properce lui-même a reconnu vingt fois la supériorité de Callimaque dans tous
les genres, et l'ingénieux Ovide, n'a pu s'empêcher de témoigner souvent sa
reconnaissance pour l'auteur auquel il devait quelques-unes des principales
beautés dont brillaient ses productions. On n'imite guère ce qu'on estime peu,
et nous savons qu'indépendamment de l'Ibis,
qui n'est absolument qu'une imitation du poème de Callimaque, la plupart des
traits saillants qui se trouvent dans la fable de Philémon et Baucis sont empruntés de l'Hécale, sans parler d'un assez grand nombre de vers de l'Art
d'aimer et des Tristes, qu'on reconnaît encore pour avoir été tirés des écrits
du poète grec. Au reste, les Latins pouvaient se permettre de transporter dans
leur langue ce qu'ils admiraient dans ses ouvrages, puisque plusieurs écrivains
de sa nation ne rougirent point de l'imiter dans la langue même dont il s'était
servi. Le poème d'Apollonius est rempli de vers que le maître de ce disciple
ingrat aurait pu revendiquer. Le livre de Denys Périégète, ainsi que les
lettres d'Aristaenète, ne sont pour ainsi dire que des centons de Callimaque.
Plusieurs de ses vers qui étaient passés en proverbe prouvent qu'il avait
autant de philosophie dans l'esprit que de justesse dans l'expression. L'Anthologie
nous a conservé diverses épigrammes composées dans des siècles différents
qui montrent qu'aussi longtemps que ses ouvrages subsistèrent, il fut toujours
regardé comme un poète excellent et comme un des meilleurs littérateurs qui
eussent paru depuis la mort d'Alexandre ; et plus de huit cents ans après, nous
voyons que les plus doctes grammairiens, les critiques les plus estimés,
faisaient encore leur principale occupation de l'étudier et de le bien
entendre. Marius entre autres, qui vivait sous l'empereur Anastase, avait fait
une métaphrase en vers iambiques de l'Hécale,
des hymnes, de l'ouvrage intitulé les
Causes et des Epigrammes. On eût
dit que ce littérateur illustre, pressentant le sort que devaient éprouver
bientôt les productions d'un auteur qu'il aimait, s'efforçait de les conserver
à la postérité. En effet, peu de temps après, la barbarie des Arabes détruisit
dans Alexandrie le fameux monument que les Ptolémées y avaient élevé à la
gloire des lettres et des sciences. Les oeuvres de Callimaque périrent avec la
superbe bibliothèque dont elles avaient été pendant plusieurs siècles un des
plus riches ornements. Il échappa de ce naufrage quelques épigrammes
recueillies dans l'Anthologie et les
hymnes dont je présente aujourd'hui la traduction au public. De tous ses autres
écrits nous n'avons que des fragments épars qui ne peuvent servir tout au plus
qu'à donner une idée du sujet que l'auteur traitait dans chaque ouvrage, comme
on le voit par la notice qu'en a donnée le célèbre Bentlei.
Les savants modernes, à la renaissance des lettres, recueillirent avidement ces
précieux restes d'un auteur autrefois si vanté, et la seule production de ce
beau génie que le sort eût laissé parvenir jusqu'à eux ne leur parut point démentir
les éloges dont les siècles passés l'avaient jugé digne. Les éditions différentes
qu'on en donna successivement dans le quinzième et le seizième siècle, et
qu'on dut aux soins des Lascaris, des Alde, des Froben, des Vascosan, des
Estienne et des Frischlin, prouvèrent le cas qu'en faisaient les premiers
restaurateurs de l'Antiquité. Leur exemple fut suivi dans la suite par Mme
Dacier, par Vulcanius, par Graevius et par le laborieux Spanheim, qui consacra
sa jeunesse à travailler sur ce poète, pour lequel il avait une estime
particulière. Les deux éditions qu'on en a faites de nos jours en Angleterre
semblent annoncer qu'il est plus connu chez les étrangers que parmi nous, et récemment
encore M. Ernesti, l'un des principaux ornements de la république des lettres
en Allemagne, vient de le faire réimprimer avec un soin dont lui seul peut être
était capable, en y joignant des notes qui ne laissent plus rien à désirer
pour la parfaite intelligence de cet auteur. C'est en profitant avec
reconnaissance de ses heureux travaux que je donne aujourd'hui celle nouvelle édition,
où le texte grec paraît pour la première fois avec une version française,
accompagnée de notes et de quelques additions dont je vais rendre compte en peu
de mots, car il est temps de finir ce discours préliminaire qui n'est peut-être
déjà que trop long.
(1)
Voici le sens de ce distique :
Sous ce marbre funèbre où s'adressent tes pas,
Du neveu de Battus la cendre en paix sommeille ;
Jadis par ses beaux vers il charmait notre oreille
Et par ses mots plaisants égayait nos repas.
(2)
C'était la fille d'un Syracusain, nommé Euphratès.
(3)
Sujet tiré de la vie de Thésée, Voyez Plutarque, Vie
de Thésée.
(4)
Voici le titre et la notice de ces quarante et un ouvrages, conformément à
celle qu'en a donnée le savant Bentlei et qui se trouve insérée dans l'édition
de M. Ernesti, p. 418.
1° Des concours ou jeux publics.
2° Les Causes. - Il paraît, d'après
les fragments qui nous restent de cet ouvrage, que Callimaque y avait rassemblé
toutes les traditions les moins connues sur l'histoire mythologique des dieux et
des héros. La manière dont il en est parlé dans l'Anthologie (lib. III) et dans une épigramme de Martial (lib. X, epigr.
4) doit nous consoler de l'avoir perdu. Il était si obscur que Clément
d'Alexandrie (Strom., lib. V) le compare, ainsi que l'Ibis, au poème de Lycophron, livre fait, ajoute-t-il, pour exercer
la sagacité des littérateurs. L'ouvrage était divisé en quatre livres
et écrit en vers hexamètres. L'auteur, dans le début, feignait qu'il
avait été transporté en songe sur le mont Parnasse et que c'étaient les
Muses elles-mêmes qui lui avaient révélé tout ce qu'il devait dire dans le
cours de son poème.
3° Sur les colonies des Argiens. -
Callimaque aimait beaucoup les Argiens : peut-être avait-il voyagé dans la Grèce
et s'était-il fait naturaliser à Argos. L'hymne qu'il a composée pour la fête
des bains de Pallas qu'on célébrait dans cette ville semble favoriser cette
opinion et prouve au moins son arrachement à la métropole d'où les premiers
fondateurs de Cyrène tiraient leur origine.
4° Sur l'Arcadie.
5° Traité des Vents.
6°
Branchus. - C'était un hymne en vers
choriambiques, composé en l'honneur de Branchus, ce berger milésien si célèbre
dans la fable pour avoir été chéri d'Apollon, qui lui donna le don des
oracles à Milet.
7° Galatée. - Poème en vers hexamètres.
8° Glaucus.
9° Des noms particuliers aux différentes
nations. - On voit, par un fragment de cet ouvrage, qui se trouve dans Athénée
(lib. VII, p. 329), que Callimaque y traitait des manières différentes dont
les diverses nations grecques appelaient certains pays et certains animaux.
10° Hécale. - Poème en vers hexamètres
; le sujet en est connu, d'après Plutarque dans la vie
de Thésée : "Pour ce qui est du conte que l'on fait d'Hécale et de
la réception qu'elle fit à Thésée dans sa maison, il ne paraît pas entièrement
éloigné de la vérité, car anciennement tous les bourgs des environs
s'assemblaient toutes les années pour faire à Jupiter Hécalien un sacrifice
appelé hécalésien et dans lequel
ils honoraient particulièrement cette Hécale, qu'ils appelaient par un
diminutif Hécalène, en mémoire de
ce qu'ayant reçu chez elle Thésée encore jeune, elle le salua et le caressa,
en le nommant toujours par des diminutifs, selon la coutume des vieilles gens.
Cette bonne femme avait fait vœu que si Thésée revenait heureusement d'une
expédition qu'il allait entreprendre, elle ferait un sacrifice solennel à
Jupiter, mais elle mourut avant cette expédition, et Thésée étant de retour
ordonna qu'on ferait ce sacrifice et qu'on y rendrait à Hécale toutes sortes
d'honneurs en reconnaissance du bon accueil qu'elle lui avait fait et de
l'affection qu'elle lui avait témoignée." (Morceau tiré de la traduction
de M. Dacier.)
11° Des Élégies.
12° L'espérance.
13° Poème sur la victoire de Sosibe.
14° Épigrammes. - M. Ernesti, dans
sa belle édition, en a rassemblé soixante-treize qui sont attribuées à
Callimaque, mais dont il y en a plusieurs qui paraissent n'avoir pu être composées
véritablement par ce poète.
15° Des merveilles naturelles. - Tout
ce qui se trouve dans le livre d'Antigonus Carystius, qui porte le même titre,
depuis le chap.144 jusqu'à la fin, était tiré de cet ouvrage de Callimaque.
16° Des Poèmes Iambiques et
choliambiques. - II s'y trouvait des fables écrites dans le style des
fables d'Ésope.
17° L'Ibis.
18° Sur l'arrivée d'Io.
19° Sur les différents noms donnés aux
poissons.
20° Sur l'origine des îles et des villes
et les différents noms qu'elles ont portés.
21° Cydippe, - Poème élégiaque.
22° Des Comédies.
23° Des Poèmes lyriques.
24° Des noms des mois chez les différentes
nations.
25° Le Musée. - Poème
26° Traité des usages singuliers des
Barbares.
27° Des Oiseaux.
28° Tables des gens célèbres en différents
genres de sciences et des livres qu'ils ont écrits, divisées en cent vingt
livres.
29° Tables et notice chronologique des
auteurs dramatiques depuis la naissance de l'art.
30° Tables de livres de tous genres.
31° Tables et notice des rhéteurs. -
Denys d'Halicarnasse accusait Callimaque de n'avoir pas été exact dans cet
ouvrage, surtout dans ce qu'il disait de Démosthène.
32° Tables de lois.
33° Tables des écrits de Démocrite et
des mots inusités qui s'y rencontrent.
34° Des Fleuves de la terre.
35° Des Fleuves de l'Europe.
36° Des Fleuves de l'Asie.
37° Lettres à Praxiphanes.
38° Drames satiriques.
39° Sémélé. - Poème.
40° Les Hymnes.
41° Mémoires historiques.