CHANT IV (1 - 832) - CHANT IV SCOLIES
ARGONAUTIQUES
CHANT IV
SOMMAIRE
Invocation à la Muse (1-5) — Projets d'Aiétès et angoisses de Médée (6-33). — Elle s'enfuit du palais pendant la nuit (34-65). — Elle va rejoindre les Argonautes (66-91). — Les héros conduisent le navire à la rive où se trouve la toison (92-108). — Avec l'aide de Médée, Jason s'empare de la toison d'or (109-183). — Départ des Argonautes (183-211). — Aiétés donne l'ordre de poursuivre les héros. (212-235). — Poursuivis par les Colchiens, les Argonautes débarquent en Paphlagonie (236-252). —Argos leur indique la route à suivre (253-293). — Les Argonautes pénètrent dans l'Ister (291-302). — Les Colchiens leur ferment le passage vers la mer (303 - 337). — Convention des Argonautes avec les Colchiens (338-349). — Reproches de Médée à Jason; le héros l'apaise et ils décident tous deux de tuer Apsyrtos par trahison (350-444). — Imprécation du poète contre Eros. (445- 451). — Apsyrtos est tué par Jason (452-481). — Les Argonautes s'embarquent, sur le conseil de Pélée, et les Colchiens renoncent à les poursuivre (482-521). — Les héros abordent chez les Hylléens (522-551). — Zeus ordonne à Jason et à Médée de se faire purifier par Circé du meurtre d'Apsyrtos (552-591). — Le navire Argo entre dans l'Eridan. (592-626). — II passe de ce fleuve dans le Rhodanos d'où il sort, en face des îles Stoichades (627-658). — Il arrive à l'île de Circé (659-684). — Jason et Médée se font purifier par Circé (685-717). — Circé, ayant appris qui est Médée, la chasse de sa demeure (718-752). — Héra ordonne à Thétis de secourir le navire Argo dans les difficiles parages de Charybde et de Scylla (753-832), — Thétis va annoncer à Pelée le secours que ses sœurs et elle porteront aux Argonautes d'après les ordres d'Héra (833-884). — Le navire Argo passe en vue de l'île des Sirènes ; les Néréides le sauvent des Roches-Errantes (885-981). — Arrivée des héros chez les Phaiaciens. Les Colchiens viennent réclamer Médée; supplications adressées par la jeune fille à la reine Arête et aux héros (982-1067). — Arête obtient d'Alcinoos que, si Médée est déjà la femme de Jason, il ne la rendra pas aux Colchiens (1068-1109). — Arêté prévient Jason de la décision d'Alcinoos; les héros se hâtent de célébrer le mariage (1110-1169). — Alcinoos rend son arrêt ; départ des Argonautes (1170-1227). — La tempête jette Argo dans la Syrte de Libye; désespoir des héros (1228-1304). — Les déesses tutélaires de la Libye apparaissent à Jason; prodige qu'elles montrent aux Argonautes (1305-1379). — Les héros portent le navire sur les épaules jusqu'au lac Triton; grâce aux Hespéridce, ils trouvent une source (1380-1460). Quelques héros vont à la recherche d'Héraclès (1461-1501). — Mort de Mopsos (1502-1536). —Le dieu Triton conduit le navire hors du lac et le fait pénétrer dans la mer (1537-1637). —Épisode du géant Talos (1638-1693). —Arrivée des héros à l'île Anaphé (1694-1730). — Le songe d'Euphémos ; Jason l'interprète (1731-1764). — Arrivée à l'île Aiginé (1765-1772), — Conclusion du poème (1773-1781).
Ὧς φάτο· τὴν δὲ Θέτις τοίῳ προσελέξατο
μύθῳ·
Ἠ, καὶ ἀναΐξασα κατ' αἰθέρος ἔμπεσε
δίναις
Ἠ, καὶ ἔπειτ' ἀίδηλος ἐδύσατο βένθεα
πόντου·
865 |
V. 833-884. Elle parla ainsi, et Thétis lui répondit en ces termes : « Si la force du feu impétueux, si les violentes tempêtes doivent réellement s'apaiser, certes, je peux affirmer avec confiance que, malgré les flots contraires, le navire sera sauvé grâce à la douce agitation du Zéphyre; mais il est temps d'entreprendre une longue, une immense route, pour aller rejoindre mes sœurs qui seront mes aides, et pour me 165 rendre à l'endroit où sont fixées les amarres du navire, afin que, dès le point du jour, les héros se souviennent de reprendre leur voyage. » Elle dit et, s'étant lancée du haut des airs, elle plongea dans les tourbillons de la mer azurée; elle appelait à son aide les autres Néréides, ses sœurs, et celles-ci, l'ayant entendue, arrivaient, se rencontrant mutuellement. Thétis leur exposait les instructions d'Héra, et, aussitôt après, elle les envoyait toutes vers la mer Ausonienne. Pour elle, plus prompte que la lumière, ou que les traits du soleil quand il se lève, apparaissant au-dessus des terres les plus lointaines, elle se mit en mouvement, rapide, au milieu des eaux jusqu'à ce qu'elle fût parvenue au rivage d'Aia, dans le pays Tyrrhénien. Elle trouva les héros auprès de leur navire, en train de s'amuser au disque et au jet des flèches; elle s'approcha davantage de l'Aiacide Pelée, et le toucha de l'extrémité de la main: car il était son époux; personne ne put la voir d'une manière certaine; à lui seul, elle lui apparut devant les yeux, et elle parla ainsi : « Ne vous attardez pas plus longtemps sur les rivages Tyrrhéniens; mais, au point du jour, déliez les amarres de votre vaisseau rapide, dociles à Héra qui vous aide. Car, suivant son ordre, toutes ensemble, les jeunes Néréides vont se réunir pour tirer le navire hors des roches qu'on nomme les Roches- Errantes; là se trouve, en effet, la route où vous devez passer. Quant à toi, ne me montre à personne, lorsque tu me verras m'avancer avec mes sœurs; garde mes paroles dans ton esprit, pour ne pas m'irriter encore plus que tu ne l'as fait autrefois, quand tu as agi avec moi sans nul ménagement. » Elle dit, et se plongea invisible dans les abîmes de la mer. Une cruelle douleur blessa Pelée; en effet, il ne l'avait plus revue venir vers lui depuis qu'elle avait quitté sa chambre et sa couche, pleine de colère à cause de l'illustre Achille, qui était encore un tout petit enfant. Car elle avait coutume de brûler ses chairs mortelles, au milieu de la nuit, 166 à la flamme du feu; pendant le jour, d'autre part, elle oignait d'ambroisie son tendre corps, pour qu'il devint immortel, pour que sa chair fût garantie de l'odieuse vieillesse. Mais Pelée, ayant sauté de sa couche, vit son fils se débattre au milieu des flammes; à cette vue, il poussa un cri affreux: grande était son imprudence! Car, en l'entendant, Thétis arracha son fils aux flammes, le lança à terre, gémissant; elle-même, son corps devint semblable au vent, et, comme un songe, elle s'élança, rapide, hors de sa demeure et se précipita dans les flots, indignée. Et, depuis, elle ne revint plus. — Aussi, une angoisse serra le cœur de Pelée: cependant, il communiqua à ses compagnons toutes les instructions de Thétis. Ceux-ci s'arrêtèrent aussitôt, cessant sur-le-champ leurs exercices; et ils s'occupaient de préparer leur repas et de disposer sur le sol leurs couches, où, après avoir mangé, ils dormirent la nuit, comme ils l'avaient fait auparavant. |
Ἠμος δ' ἄκρον ἔβαλλε φαεσφόρος οὐρανὸν
Ἠώς, 885
Ἀλλὰ καὶ ὧς
Τελέοντος ἐὺς πάις, οἶος ἑταίρων
Οἱ δ' ἄχει
σχόμενοι τὰς μὲν λίπον, ἄλλα δ' ὄπαζον
920
Ὅσση δ'
εἰαρινοῦ μηκύνεται ἤματος αἶσα, |
V. 885-981. Au moment où Èos, qui porte la lumière, atteignait le haut du ciel, alors, en même temps que descendait un doux Zéphyre, ils quittèrent la terre pour aller à leurs bancs; du fond de l'eau, ils tiraient les ancres, joyeux, et paraient tous les agrès, comme il convenait. Ils dressèrent la voile, l'ayant tendue sur les câbles de la vergue. Une brise modérée poussait le navire. Bientôt, une île charmante fut en vue, l'île Anthémoessa, où les harmonieuses Sirènes Achéloïdes causaient par le charme de leurs suaves accents la perte de tous ceux qui jetaient l'amarre sur leur rivage. Unie à Achéloos, la belle Terpsichore, une des Muses, les enfanta. Autrefois, elles servaient l'irréprochable fille, vierge encore.de Déméter, chantant avec elle ; mais alors, elles apparaissaient semblables en partie à des oiseaux, en partie à des jeunes filles. Toujours en observation sur un lieu élevé qui domine un bon port, elles avaient déjà privé d'un doux retour bien des hommes, en les faisant périr peu à peu de langueur. Aussi, c'est avec empressement que leurs bouches envoyèrent aux Argonautes des chants délicieux; et déjà les héros étaient au moment de 167 lancer les amarres du navire au rivage, si le fils d'Oiagros, le Thrace Orphée, n'avait tendu dans ses mains sa phorminx de Bistonie et fait entendre la rapide mélodie d'un chant léger : et voici que, entendant les accents du musicien, les oreilles de tous les héros frémissent : le chant des vierges a été vaincu par la phorminx. Le navire était entraîné, à la fois, par le Zéphyre et par le flot sonore qui le poussait, venant du côté de la poupe; le chant des Sirènes n'arrivait plus que d'une manière indistincte. Cependant, seul des compagnons, le noble fils de Téléon, Boutés, plus ardent que les autres, s'élança du banc bien poli dans la mer, le cœur séduit par la voix harmonieuse des Sirènes. Il nageait au milieu de l'éclat des vagues gonflées, dans l'espoir d'aborder, le malheureux! Certes, elles lui auraient enlevé tout espoir de retour, si, prise de pitié pour lui, la déesse qui règne sur l'Éryx, Cypris, ne l'avait enlevé, alors qu'il était encore dans les flots tourbillonnants, et sauvé en venant vers lui, bienveillante, pour l'établir sur le cap Lilybéen. Les héros, en proie à l'angoisse, s'éloignèrent des Sirènes, mais ils s'engageaient entre les écueils dans des passes de la mer plus funestes encore aux navires. Car, d'un côté, apparaissait le rocher abrupt de Scylla; de l'autre, mugissait sans trêve le gouffre bouillonnant de Charybde. Ailleurs encore, frémissaient sous les flots immenses les Roches- Errantes qui, naguère, exhalaient de la cime de leurs pics, par-dessus les rocs brûlants, une flamme ardente. La fumée obscurcissait l'air : on ne pouvait apercevoir l'éclat du soleil. Héphaistos avait bien cessé alors ses travaux, mais la mer continuait de lancer une chaude vapeur. Dans ces parages, les jeunes Néréides se réunissaient, venant de divers côtés; la divine Thétis toucha par derrière l'extrémité amincie du gouvernail, pour le diriger au milieu des Roches-Errantes. — Tels des dauphins, heureux à la surface de la mer, se groupent en troupeau autour d'un navire qui se hâte; tantôt on les voit à l'avant, tantôt à l'arrière, tantôt 168 sur les côtés, et leur présence réjouit les matelots : de même les Néréides, s'élançant en troupe serrée, se groupaient autour du navire Argo dont Thétis dirigeait la course. — Au moment où les héros allaient se heurter contre les Roches-Errantes, ayant relevé la bordure de leurs robes jusqu'à leurs blancs genoux et s'étant placées en haut des écueils eux-mêmes et aux endroits où les vagues se brisent, elles s'empressaient dé-ci et dé-là, à quelque distance les unes des autres. Le navire s'élevait, frappé par le flot, et, autour de lui, les vagues violemment lancées se brisaient avec bruit sur les roches, qui tantôt s'élevaient dans les airs, semblables à des pics escarpés, tantôt, plongées au plus profond des abîmes de la mer, se fixaient dans les endroits où les tourbillons les plus furieux font rage. Mais les Néréides, — telles auprès d'une grève sablonneuse des vierges, ayant retroussé des deux côtés leur vêtement jusqu'aux hanches, jouent avec une balle qu'elles se lancent à la ronde; elles la reçoivent l'une de l'autre, l'envoient dans les airs : elle monte très haut, mais ne touche jamais le sol; — ainsi, tour à tour, elles se renvoyaient l'une à l'autre le navire qui volait élevé au-dessus des flots, toujours loin des roches; et l'eau, autour d'elles, bouillonnait et s'élançait. Debout sur la cime d'un rocher uni, le roi Héphaistos, sa lourde épaule appuyée sur le manche d'un marteau, les considérait; elle les regardait aussi, se tenant en haut du ciel éclatant, l'épouse de Zeus; elle entourait Athéné de ses bras : telle était sa frayeur de ce qu'elle voyait. Aussi longue s'étend la durée d'une journée de printemps, aussi long fut le travail des Néréides, occupées à faire avancer le navire au travers des roches au bruit retentissant. Mais les héros, profitant de nouveau du vent, s'avançaient toujours davantage; bientôt ils dépassaient le pré de Trinacrie qui nourrit les génisses d'Hélios. C'est alors que, semblables à des plongeons, les déesses s'enfoncèrent dans les abîmes de la mer, après avoir accompli les ordres de l'épouse de Zeus. Mais le bêlement des troupeaux 169 parvenait aux héros à travers l'espace, en même temps que le mugissement des génisses frappait leurs oreilles. Phaéthousa, la plus jeune des filles d'Hélios, faisait paître ces troupeaux dans les prairies couvertes de rosée, tenant en main une houlette d'argent; et Lampétia suivait les génisses en brandissant une barre recourbée de cuivre étin- celant. Les héros voyaient ces bêtes qui paissaient auprès des eaux du fleuve, dans la plaine et dans la prairie marécageuse. Aucune d'elles n'avait un corps de couleur sombre; toutes, semblables au lait, étaient parées de cornes d'or. Ils dépassèrent, pendant le jour, l'endroit ou elles paissaient; et, la nuit venant, ils pénétraient, joyeux, dans les abîmes de la haute mer; ils y firent route jusqu'au moment où Èos, qui naît le matin, leur envoya sa lumière. |
Ἔστι δέ τις πορθμοῖο παροιτέρη Ἰονίοιο
Τοῖα μὲν Ἀρήτην γουνάζετο δάκρυ
χέουσα·
Ὧς φάτο λισσομένη· τῶν δ' ὅντινα
γουνάζοιτο, |
v. 982-1067. Avant le détroit Ionien, il est, dans la mer de Céraunie, une île riche et d'un abord facile, où, dit la tradition, se trouve la faux (Muses, pardonnez-moi; ce n'est pas de mon plein gré que je rapporte la parole des anciens), la faux dont Cronos se servit pour trancher cruellement les parties sexuelles de son père. — D'autres prétendent que c'est la faucille que Déméter, déesse de la terre, employait pour couper le blé. Car Déméter a autrefois habité ce pays, et, par amour pour Macris, elle a enseigné aux Titans à moissonner les épis nourrissants; c'est pourquoi cette terre, nourrice sacrée des Phaiaciens, a reçu le nom de Drépané : les Phaiaciens eux-mêmes sont, par leur origine, du sang d'Ouranos. — C'est vers ce peuple qu'Argo, après avoir été soumise à de nombreuses épreuves, arriva, venant de la mer de Trinacrie sous l'action des vents. Alcinoos et son peuple reçurent les arrivants avec amitié, en célébrant des sacrifices agréables aux dieux. En leur honneur, la ville entière faisait éclater sa joie : on aurait dit que les Phaiaciens se réjouissaient du retour de leurs propres enfants. Les héros eux-mêmes marchaient parmi la foule aussi heureux que s'ils se fussent avancés au milieu de l'Haimonie. Mais ils devaient bientôt s'armer pour la 170 guerre : car, tout auprès de l'île, apparut une expédition immense de Côlchiens; sortis du Pont par le détroit qui y donne accès, et au milieu des roches Cyanées, ils avaient traversé les mers, à la recherche des héros. Ils déclaraient bien haut qu'ils désiraient reprendre Médée aux héros, et la ramener chez son père; si elle ne leur était pas livrée, ils menaçaient avec une rigueur cruelle d'engager sur-le-champ une lutte lamentable, une lutte qui recommencerait avec l'arrivée d'Aiétès. Ils étaient impatients de combattre : mais le roi Alcinoos les arrêta, car il désirait apaiser des deux parts, sans qu'il fût besoin de bataille, une aussi violente querelle. La jeune fille, en proie à une terreur affreuse, essayait de se concilier par ses nombreuses supplications les compagnons de l'Aisonide; bien souvent, elle touchait de ses mains les genoux d'Arête, femme d'Alcinoos : «Je suis à tes genoux, 6 reine; mais toi, sois-moi propice; ne me livre pas aux Côlchiens qui m'emmèneraient chez mon père, si toutefois tu es toi-même une des filles de cette race humaine qu'un esprit trop prompt aux vaines erreurs entraîne vers les fautes d'où naît l'infortune. C'est ainsi que toute la prudence de mon esprit s'est évanouie; ce n'est pas une passion mauvaise qui m'a séduite : j'en atteste la lumière sacrée d'Hélios et les mystères de la vierge, fille de Perses, qui erre pendant la nuit. Non, je ne suis point partie volontairement de là-bas avec ces hommes étrangers: rnais une crainte odieuse m'a persuadée de me résoudre à cette fuite, alors que j'avais déjà commis une faute; c'est le Seul motif qui m'a fait partir. Ma ceinture reste encore intacte, comme elle l'était dans la maison de mon père : elle n'a été ni profanée ni souillée. Prends-moi en pitié, ô femme vénérable; concilie-moi ton mari; et que les dieux immortels t'accordent une longue vie, tous les bonheurs, des enfants et la gloire d'une ville invincible. » C'est ainsi qu'elle supplia Arête à genoux, en versant des larmes; mais voici comment elle s'adressait à chacun des héros l'un après l'autre : « C'est à cause de vous, ô hommes 171 très illustres, à cause de vos travaux, auxquels je me suis fatiguée, que je suis maintenant pleine de terreur. Grâce à moi, vous avez mis les taureaux sous le joug et vous avez taillé cette funeste moisson d'hommes nés de la terre; grâce à moi, vous retournerez en Haimonie, portant la toison d'or. Moi, qui ai perdu ma patrie et mes parents, qui ai abandonné ma maison et tous les plaisirs de la vie, j'ai réussi à vous faire revenir, vous, dans votre patrie et dans vos demeures; et vous reverrez vos parents, leur vue sera douce à vos yeux. Moi, une divinité, qui appesantit sa colère, m'a enlevé mon honneur: j'erre, odieuse, en compagnie d'étrangers. Mais respectez les conventions et les serments; respectez l'Érinys qui protège les suppliants, et la vengeance des dieux : craignez de me remettre aux mains d'Aiétès et de me laisser périr dans des supplices affreux. Je ne cherche ni des temples, ni une forteresse qui me protège, ni aucun autre moyen de salut: c'est vers vous seuls que je me réfugie... Misérables au cœur dur, hommes insensibles à la pitié, n'êtes-vous pas honteux, au fond du cœur, de me voir, dans mon angoisse, tendre les mains vers les genoux d'une reine étrangère! Certes, quand vous désiriez enlever la toison, le fer en main, vous auriez engagé la lutte avec tous les Colchiens, avec le superbe Aiétès lui-même. Maintenant, vous avez oublié votre courage, alors qu'ils sont seulement quelques-uns, séparés du reste du peuple! » Telles étaient ses prières instantes, et chacun de ceux qu'elle suppliait à genoux l'encourageait, calmait ses angoisses. Ils brandissaient dans leurs mains les lances à la pointe acérée, et tiraient les épées du fourreau : ils ne manqueraient pas de la secourir, affirmaient-ils, s'ils se trouvaient en présence d'un jugement inique. Pendant que leur assemblée s'agitait ainsi, survint la nuit, qui fait reposer les hommes de leurs travaux; elle étendit le calme sur toute la terre à la fois. Mais elle, le sommeil ne put lui donner un instant de repos : au contraire, son cœur angoissé s'agitait dans sa poitrine. — Telle une femme, qui 172 doit supporter patiemment le travail, fait tourner son fuseau pendant la nuit; auprès d'elle gémissent ses enfants orphelins; elle pleure elle-même la perte de son mari, et, comme elle se souvient, les larmes coulent sur ses joues, si .misérable est la destinée qui l'accable. De même, les joues de Médéc étaient humides, et son cœur se serrait, transpercé d'une pénétrante douleur. |
Τὼ δ' ἔντοσθε δόμοιο κατὰ πτόλιν, ὡς
τὸ πάροιθεν,
Ὧς ἔφατ' ἀντομένη· τοῦ δὲ φρένες
ἰαίνοντυ |
V. 1068-1109. Or, dans la ville, à l'intérieur de leur maison, comme de coutume, le roi Alcinoos et la très vénérable épouse d'Alcinoos, Arête, réfléchissaient au sujet de la jeune fille; c'était la nuit, et ils étaient couchés. En femme qui s'adresse à son légitime époux, Arête parlait sans crainte: «Certes, mon ami, si tu veux m'écouter, allons ! délivre des Colchiens cette jeune fille que les soucis tourmentent, et rends-toi agréable aux Minyens. Car Argos et le pays des hommes Haimoniens sont proches de notre île. Aiétès, au contraire, ne demeure pas dans notre voisinage; Aiétès nous est tout à fait inconnu : nous entendons seulement parler de lui. Cette jeune fille, qui a souffert des maux si cruels, m'a déchiré le cœur, quand elle est venue vers moi. O roi, ne permets pas aux Colchiens de la reconduire chez son père : elle a commis une faute, au début, quand elle a donné à Jason les substances qui devaient charmer les taureaux. Et bientôt, voulant (comme cela nous arrive souvent dans notre égarement) remédier à un mal par un autre mal, elle s'est dérobée par la fuite à la pesante colère de son père, homme immodéré dans la vengeance. Mais Jason, je le sais, est engagé envers elle par de grands serments qu'il lui a faits; il lui a promis de l'établir dans sa maison à titre de femme légitime. Aussi, mon ami, ne va pas être cause de ton plein gré que l'Aisonide se parjure; évite que, par ta faute, cette jeune fille, livrée au cœur irrite de son père, ne soit cruellement châtiée. Car les pères ne sont que trop souvent animés d'une haine funeste à l'égard de leurs filles : témoin les maux que Nycteus a préparés à la belle Antiopé; témoin les châtiments que Danaé a subis en mer, victime 173 de la folle méchanceté de son père. Récemment encore, et non loin d'ici, l'injuste Échétos a enfoncé des pointes d'airain dans les yeux de sa fille. Elle se consume, sort déplorable! à tourner la meule pour broyer de l'airain, au fond d'une cabane sans jour! » Telle fut sa prière, et le cœur d'Alcinoos s'amollissait aux paroles de sa femme; il lui répondit en ces termes : « Arête, mes armes chasseraient bien les Colchiens, et je rendrais ce service aux héros à cause de la jeune fille. Mais je crains de traiter sans respect l'impartiale justice de Zeus. D'autre part, mépriser Aiétès, comme tu me le conseilles, ce serait mauvais: car il n'est pas de roi plus puissant que lui; s'il le voulait, il pourrait, de son lointain pays, porter la guerre jusqu'en Hellade. Aussi, il me semble juste de rendre un arrêt qui sera regardé comme le meilleur par tous les hommes; cet arrêt, je ne le tiendrai pas secret pour toi. Si elle est vierge, je la fais reconduire à son père; si elle a déjà partagé le lit de cet homme, je ne la séparerai pas de son mari ; et son enfant, si elle en porte un dans ses entrailles, je ne le livrerai pas à ses ennemis. » |
Ὧς ἄρ' ἔφη· καὶ τὸν μέν ἐπισχεδὸν
εὔνασεν ὕπνος.
Ὧς ἄρ' ἔφη· τὸν δ' αἶψα πόδες φέρον ἐκ
μεγάροιο,
Αὐτίκα δὲ κρητῆρα κερασσάμενοι
μακάρεσσιν, |
v. 1110-1169. II parla ainsi, et aussitôt après le sommeil l'accabla, Mais, gravant dans son esprit les sages paroles de son mari, Arête se leva aussitôt de son lit, et passa dans une autre chambre de la demeure. Or, les femmes, ses servantes, l'entourèrent, s'empressant auprès de leur maîtresse. Ayant fait mander sans bruit son héraut, elle lui exposa son message: elle exhortait, dans sa prudence, l'Aisonide à s'unir à la jeune fille et à ne pas adresser de prières au roi Alcinoos; car son mari, disait-elle, allait rendre cet arrêt aux Colchiens: si Médée était vierge, il la livrerait pour qu'on la conduisît aux demeures de son père; mais, si elle avait partagé le lit de Jason, il ne l'arracherait pas à sa tendresse conjugale. Elle parla ainsi, mais les pieds du héraut le portaient en hâte loin du palais; il s'empressait de transmettre à Jason le message favorable d'Arête et la décision du pieux Alcinoos. 174 II trouva les Argonautes auprès de leur navire, veillant en armes dans le port d'Hyllos, près de la ville. Il exposa tout le message dont il était chargé, et chacun d'eux se réjouit dans son cœur, car le héraut leur disait des paroles bien agréables pour eux. Aussitôt, ayant fait dans un cratère le mélange d'eau et de vin en l'honneur des dieux, comme il convient, ils entraînèrent, suivant les rites sacrés, les brebis qu'ils devaient sacrifier à l'autel, et dans cette nuit même ils préparèrent à la jeune fille la couche nuptiale, au fond d'une caverne divine où habitait autrefois Macris, fille d'Aristée, celui qui s'occupait du miel, celui qui découvrit aux hommes l'œuvre des abeilles et le liquide onctueux qu'on fait sortir, à force de travail, des olives. C'est elle qui reçut dans ses bras le fils Nyséien de Zeus, dès sa naissance, c'est elle qui humecta de miel les lèvres sèches de l'enfant, qu'Hermès venait d'arracher au feu et lui apportait. Elle habitait alors l'Eubce Abantide : mais Héra la vit, et, pleine de colère, elle la chassa de toute l'île. C'est alors qu'elle vint habiter, bien loin de l'Eubée, dans la caverne sacrée des Phaiaciens; et elle procura aux habitants une inexprimable félicité. C'est donc dans cette caverne qu'on prépara un vaste lit; on étendit par-dessus l'éclatante toison d'or, afin d'entourer d'honneur ces noces, dignes d'être chantées. Et les Nymphes avaient cueilli pour les époux des fleurs de diverses couleurs qu'elles portaient serrées contre leurs blanches poitrines. Toutes, elles étaient entourées d'un éclat semblable à celui du feu, si vive était la splendeur que lançaient les flocons d'or. La toison allumait dans leurs yeux un désir qui les séduisait; mais, vaincues par leur réserve, elles s'abstinrent toutes d'y porter les mains, malgré l'envie qu'elles en avaient. Parmi elles, on nommait les unes les filles du fleuve Aigaios; les autres habitaient les sommets du mont Mélitéien; d'autres encore, les Nymphes des bois, demeuraient dans la plaine. Car Héra elle-même, l'épouse de Zeus, les avait fait venir pour 175 honorer Jason. Cette caverne s'appelle maintenant encore la caverne sacrée de Médée, nom qu'elle a reçu depuis le jour où les Nymphes y unirent les deux époux, après avoir étendu des voiles parfumés. Les héros, brandissant dans leurs mains leurs lances de guerre — car ils craignaient d'être prévenus par la troupe des ennemis se ruant inopinément au combat — la tête couronnée de branches feuillues, chantaient en mesure l'hyménée à l'entrée de la chambre nuptiale, au son de l'harmonieuse phorminx d'Orphée. Certes, ce n'est pas dans le pays d'Alcinoos que le héros Aisonide aurait souhaité de célébrer ses noces, mais dans le palais de son père, une fois de retour à lolcos; Médée elle-même pensait comme lui : c'est la nécessité qui les forçait de s'unir en ce pays. Mais, race misérable des hommes que nous sommes, nous avons beau courir au plaisir de toute la force de nos pieds, toujours quelque peine amère marche à côté de nos joies. C'est ainsi qu'au milieu des voluptés de leur douce passion, une crainte les possédait: la décision d'Alcinoos serait-elle exécutée? |
Ἠὼς δ' ἀμβροσίοισιν ἀνερχομένη
φαέεσσιν |
V. 1170-1227. Mais Éos s'élevant, avec ses divines lueurs, dissipa la nuit noire dans l'air; tout dans la nature était souriant: et les rivages de l'île, et, au loin, par les plaines, les sentiers couverts de rosée; une rumeur s'élevait déjà dans les rues; les habitants commençaient à s'agiter dans la ville, comme au loin les Colchiens à l'extrémité de l'île de Macris. Alors Alcinoos s'avança, fidèle à ses conventions, pour prononcer son arrêt au sujet de la jeune fille. Il avait dans sa main le sceptre d'or dont il se servait pour rendre la justice, le sceptre grâce auquel il soumettait dans la ville ses peuples à des jugements équitables. A la suite du roi, recouverts de leurs armes de guerre, les plus nobles des Phaiaciens s'avançaient en foule. Pour voir les héros, les femmes sortaient nombreuses hors des murs; les hommes de la campagne arrivaient, eux aussi, ayant appris ce qui se passait, car Héra avait déjà répandu des bruits exacts. Ils conduisaient, celui-ci, un bélier de choix, mis à part du 176 reste du troupeau; celui-là, une génisse qui n'avait pas encore travaillé la terre. D'autres placèrent, aux environs, des amphores de vin, pour faire les mélanges consacrés : et, au loin, s'élevait la fumée des sacrifices. Les femmes, comme il leur convient, portaient des voiles, objet d'un long travail, des joyaux d'or, et, en outre, tous les divers ornements dont se parent les jeunes mariées. Elles furent saisies de stupeur à la vue des illustres héros, de leur aspect et de leur visage, à la vue du fils d'Oiagros qui, se tenant au milieu d'eux, accompagnait les accents de sa phorminx sonore en frappant le sol à coups pressés de sa sandale splendide. Et les Nymphes, toutes ensemble, chaque fois qu'il faisait mention des noces, entonnaient un voluptueux hyménée; et, par moment, elles chantaient, chacune à part, en dansant en rond, ô Héra, grâce à toi : car c'est toi qui as inspiré à l'esprit d'Arête de révéler le sage dessein d'Alcinoos. Mais, à peine celui-ci avait-il prononcé les termes de sa juste décision, déjà l'accomplissement du mariage était proclamé. Il resta ferme dans ses résolutions, sans se laisser ébranler par la crainte funeste, ni par le terrible ressentiment d'Aiétès; car il était lié par d'inviolables serments. Aussi, quand les Colchiens eurent compris que leur opposition serait inutile, et qu'Alcinoos leur eut ordonné ou de respecter ses arrêts, ou d'éloigner leurs navires des ports et des rivages de l'île, alors, redoutant l'effet des menaces de leur roi, ils le supplièrent de les recevoir en alliés. Depuis lors, ils habitèrent très longtemps dans l'île, avec les Phaiaciens, jusqu'au jour où, bien des années plus tard, les Bacchiades, qui sont des hommes originaires d'Éphyra, vinrent s'installer dans le pays. Ils passèrent alors dans une île plus lointaine; de là, ils devaient encore se rendre aux monts Cérauniens des Abantes, et chez les Nestaiens, et dans la ville d'Oricos : mais le temps avait marché longuement, quand ces événements eurent lieu. Dans l'ile des Phaiaciens, aujourd'hui encore, des victimes sont immolées, chaque année, en 177 l'honneur des Moires et des Nymphes, au temple d'Apollon Nomios, sur les autels que Médée a élevés. Cependant, Alcinoos donna de nombreux présents d'hospitalité aux Minyensqui partaient. Arête leur en donna aussi beaucoup; de plus, elle fit cadeau à Médée de douze Phaiaciennes, esclaves du palais, pour qu'elles fussent ses suivantes. Le septième jour après leur arrivée, ils quittèrent Drépané; il vint au matin une brise favorable, envoyée par Zeus, et poussés par le souffle du vent ils avançaient rapidement. Mais le destin ne permettait pas encore aux héros de débarquer en Achaïe : ils devaient, auparavant, supporter de nouvelles épreuves sur les frontières de la Libye. |
Ἤδη μέν ποθι κόλπον ἐπώνυμον
Λμβρακιήων,
Ὧς ἄρ' ἔφη· μετὰ δ' αὐτὸς ἀμηχανίῃ
κακότητος
Ὧς φάτο δακρυόεις· σὺν δ' ἔννεπον
ἀσχαλόωντι |
v. 1228-1304. Déjà, depuis longtemps, ils avaient laissé derrière eux, naviguant la voile déployée, le golfe qui doit son nom aux Ambraciens, et le pays des Courètes, et les îles qui le suivent, entre autres les étroites Échinades; et la terre de Pélops commençait à être en vue : alors, violemment, une funeste tempête, excitée par Borée, les emporta, pendant neuf nuits entières et pendant autant de jours, au milieu de la mer de Libye, jusqu'au moment où ils furent arrivés tout à fait au fond de la Syrte, golfe d'où les navires qui ont été forcés d'y entrer ne peuvent plus sortir. Car c'est partout un marais, partout de profonds abîmes recouverts d'algues : à leur surface, l'écume afflue sans bruit; à la suite des marais s'étend une plaine aussi vaste que les plaines de l'air. Aucun des animaux qui se meuvent sur la terre ou qui volent ne s'y hasarde. C'est là que le flux de la mer (car souvent le flot s'éloigne du continent et se rue ensuite sur les rivages où il est violemment lancé), c'est là que le flux les emporta rapidement, pour les jeter sur le rivage au fond du golfe; une faible partie de la quille était restée au milieu des eaux. Les héros sautèrent hors du navire, et l'angoisse les saisit, car ils ne voyaient que les plaines de l'air et la surface de la terre immense qui s'étendait au loin, sans interruption, aussi vaste que l'air même. Aucun abreuvoir, aucun sentier battu; ils n'apercevaient au loin 178 aucune étable de berger; partout régnait un calme silence. Dans leur inquiétude, ils s'interrogeaient l'un l'autre : « Quel nom donner avec certitude à cette terre? Oti les tempêtes nous ont-elles jetés? Plût au ciel que nous eussions osé, dédaigneux de la crainte funeste, nous lancer et traverser d'un bout à l'autre cette route au milieu des rochers, par où nous avons déjà passé! Partis contre la volonté de Zeus, il nous aurait mieux valu périr en méditant quelque grand dessein. Maintenant qu'allons-nous faire, si les vents nous retiennent ici, quelque peu de temps que ce soit? Si déserte est la plaine qui s'étend au loin sur ce continen ! » Ils s'entretenaient ainsi; mais alors, poussé lui-même au désespoir par l'impuissance où le mettait leur situation pénible, le pilote Ancaios leur dit : « Nous périssons, vaincus par la destinée la plus funeste; il n'est aucun moyen d'échapper à la fatalité. Il nous faut subir les plus affreuses épreuves, puisque nous avons été jetés dans ce désert. C'est en vain que les vents souffleraient de terre. Car, aussi loin que je puisse voir, je n'aperçois partout qu'une mer marécageuse : les masses d'eau roulent pour se briser sur des sables blancs d'écume. Certes, il y a longtemps que notre navire sacré aurait été fracassé misérablement, même loin du rivage, si, depuis la haute mer, le flux lui-même ne l'avait lancé au-dessus des flots. Mais maintenant les vagues ont reflué vers la mer; l'eau salée ne fait que rouler le vaisseau qu'elle ne peut mettre à flot, tant elle s'élève peu au-dessus du fond. Aussi, je dis que tout espoir nous est enlevé de prendre la mer et de nous en retourner. Qu'un autre fasse montre de son habileté. Libre à qui désirera guider notre retour de s'asseoir au gouvernail. Mais assurément Zeus ne veut pas mettre le jour du retour comme terme à nos épreuves! » II parla ainsi en pleurant; tous ceux qui étaient habiles dans la conduite des navires s'associaient par leurs paroles à son désespoir. Tous, ils sentirent leur cœur se glacer d'effroi, et la pâleur se répandait sur leurs joues. — Tels, 179 semblables à des fantômes sans vie, des hommes errent dans leur ville, soit qu'ils attendent la fin d'une guerre ou d'une peste, soit qu'ils voient tomber, infinie, la pluie d'orage qui submerge tous les innombrables travaux des bœufs, soit que des statues des dieux découle spontanément une sueur de sang ou qu'on croie entendre des mugissements retentir dans les temples, soit qu'au milieu du jour le soleil amène du ciel la nuit, et que les astres brillants paraissent dans l'air : tels les héros, le long de la plage immense, se traînaient, en proie à la tristesse. — Cependant, vint le soir obscur. Après de tristes embrassements, ils se faisaient leurs adieux en pleurant, pour aller ensuite, chacun de son côté, s'abattre et mourir sur le sable. Ils s'avançaient, l'un plus loin que l'autre, pour choisir un lieu oti s'étendre; la tête enveloppée de leurs manteaux, ils restèrent couchés toute la nuit et toute la journée qui suivit, sans boire ni manger, attendant la plus triste des morts. D'autre part gémissaient les jeunes esclaves, réunies autour de la fille d'Aiétès. — Tels abandonnés, tombés de la cavité du roc où est leur nid, des petits oiseaux qui ne peuvent encore voler poussent des cris perçants; tels encore, sur les bords escarpés du Pactole au cours magnifique, les cygnes font entendre leur chant; au loin, résonnent les prairies couvertes de rosée et le gracieux courant du fleuve. De même ces jeunes filles, ayant souillé de poussière leurs blondes chevelures, se lamentaient toute la nuit en exhalant les plaintes d'un chant de deuil. |
Καί νύ κεν
αὐτοῦ πάντες ἀπὸ ζωῆς ἐλίασθεν
1305
Ὧς ἄρ' ἔφαν, καὶ ἄφαντοι ἵν' ἔσταθεν,
ἔνθ' ἄρα ταίγε
Ἠ, καὶ ἀναΐξας ἑτάρους ἐπὶ μακρὸν
ἀύτει,
Ὧς ἔφαθ'· οἱ δ' ἄρα πάντες ἐθάμβεον
εἰσαΐοντες. |
V. 1305-1379. Certes, ils auraient tous péri en ce lieu, sans gloire, inconnus des hommes, ces héros illustres entre tous; ils auraient péri sans avoir accompli leur tâche : mais, alors que le malheur les épuisait, elles eurent pitié d'eux, les héroïnes tutélaires de la Libye, elles qui, autrefois, lorsqu'Athéné s'élançait, dans tout son éclat, de la tête de son père, allèrent la chercher pour la baigner dans les eaux du lac Triton. C'était le milieu du jour, et, de toutes parts, les rayons les plus ardents du soleil brûlaient la Libye. A 180 ce moment, les déesses vinrent se placer auprès de l'Aiso- nide, et, de leurs mains, enlevèrent doucement le manteau qui couvrait sa tête. Alors le héros détourna les yeux d'un autre côté, par respect pour les déesses. Mais, comme il était seul, et frappé de terreur, elles lui adressèrent de douces paroles : « Malheureux, pourquoi t'être ainsi laissé atteindre par un désespoir qui te rend incapable de décision? Nous savons que vous êtes allés à la recherche de la toison d'or; nous connaissons chacune de vos épreuves, chacun des travaux au-dessus de la force humaine que vous avez accomplis sur la terre, sur la plaine humide, errant au milieu des mers. Nous sommes les déesses solitaires, indigènes, douées de la parole humaine, héroïnes tutélaires et filles de la Libye. Mais lève-toi : ne continue pas davantage de pleurer et de te lamenter. Fais lever tes compagnons; et, aussitôt qu'Amphitrite aura dételé le char aux belles roues de Poséidon, alors empressez-vous de rendre la pareille, pour ses peines, à votre mère, elle qui s'est fatiguée si longtemps à vous porter dans son ventre. C'est ainsi que vous pourrez revenir dans la divine Achaïe. » Elles parlèrent ainsi, et devinrent invisibles, à l'endroit même où elles venaient de se tenir auprès du héros, et de lui faire entendre leur voix. Alors Jason, après avoir regardé de tous côtés, s'assit à terre et parla en ces termes : « Soyez-nous propices, ô vénérables déesses qui habitez les déserts. Je suis loin de pénétrer complètement le sens de votre parole au sujet de notre retour. Mais je vais rassembler tous mes compagnons et leur rapporter ce que vous m'avez dit, dans l'espoir d'y trouver quelque signe qui guide notre retour : car la sagesse de plusieurs vaut mieux que celle d'un seul. » II dit, et, bondissant de sa place, il appela longuement ses compagnons; sale de poussière, il était comme un lion qui, à travers la forêt, rugit à la recherche de sa compagne : sa voix puissante ébranle au loin les halliers des montagnes; une profonde terreur fait frissonner les bœufs qui 181 paissent dans les campagnes, et les bouviers qui conduisent les bœufs. Mais elle n'avait rien d'effrayant pour les héros, la voix d'un compagnon appelant ses amis; ils se rassemblaient autour de lui, les yeux baissés. Ayant fait asseoir, auprès de l'endroit où le navire était mouillé, ses tristes compagnons, ainsi que les femmes, il prit la parole pour leur exposer toutes choses : « Ecoutez, mes amis! Au milieu de mes angoisses, trois déesses ceintes de peaux de chèvres qui, du haut de la nuque, leur retombaient sur le dos et les hanches, trois déesses, semblables à des jeunes filles, se sont dressées auprès de moi, au-dessus de ma tête. Elles ont écarté de leur main légère et retiré le manteau qui me couvrait, et m'ont ordonné de me lever moi-même et d'aller vers vous pour vous faire lever et vous dire de rendre la pareille, comme il est juste, à votre mère, pour ses travaux, elle qui s'est si longtemps fatiguée à nous porter dans son ventre. Il faudra le faire aussitôt qu'Amphitrite aura dételé le char aux belles roues de Poséidon. Quant à moi, je ne peux comprendre d'une manière précise cette prédiction divine. Elles m'ont dit qu'elles étaient les héroïnes tutélaires et filles de la Libye; et tout ce que nous avons supporté jusqu'à présent sur terre et sur mer, elles affirmaient le savoir en détail. Puis, je ne les ai plus aperçues, à l'endroit où elles se tenaient : mais une nuée ou une obscurité subite est intervenue qui m'a caché leur apparition. » II parla ainsi, et tous l'écoutaient avec stupeur: alors un très grand prodige eut lieu pour les Minyens. Car, sortant de la mer, un cheval d'une taille merveilleuse bondit sur le rivage; une crinière dorée retombait des deux côtés de son cou qu'il portait très haut. A peine eut-il secoué l'eau salée qui découlait de ses membres, il commença à courir; et ses pieds étaient aussi rapides que le vent. Aussitôt Pelée, plein de joie, dit à ses compagnons réunis : « Certes, je puis affirmer que maintenant le char de Poséidon a été dételé par les mains de sa chère épouse. Quant à notre mère, je reconnais qu'elle n'est autre qu'Argo elle-même; car, nous 182 portant continuellement dans son ventre, elle gémit accablée par de pénibles travaux. Mais, que notre vigueur ne fléchisse pas : élevons le navire sur nos épaules infatigables et portons-le à l'intérieur de cette région sablonneuse, dans la direction où se sont lancés les pieds rapides de ce cheval. Il n'ira pas, en effet, vers la terre ferme : mais j'espère que ses traces nous indiqueront quelque golfe qui domine la mer. » |
Ὧς ηὔδα· πάντεσσι δ' ἐπήβολος ἥνδανε
μῆτις· 1380
Ὧς φάτο λισσόμενος ἀδινῇ ὀπί· ταὶ δ'
ἐλέαιρον
Ὧς φάτο· τοὶ δ' ἀσπαστὸν ἵνα σφίσι
πέφραδεν Αἴγλη
1450 |
1380-1460. Il parla ainsi, et son heureuse conjecture fut approuvée de tous. C'est ici la tradition des Muses; pour moi, c'est en écoutant les Piérides que je chante, et j'ai entendu leur voix d'une manière très certaine; oui, ô vous fes plus illustres entre tous les fils des rois, grâce à votre force et à votre courage, par les dunes solitaires de la Libye, vous avez porté, pendant douze jours entiers et pendant autant de nuits, le navire que vous aviez élevé sur vos épaules et, avec lui, tout ce qu'il contenait à l'intérieur. Les souffrances, la misère des héros, qui pourrait les dire? Que de travaux pénibles ils ont accomplis! Certes, ils étaient du sang des dieux, eux qui ont supporté une telle entreprise, forcés par la nécessité. Après une très longue marche, c'est avec grande joie que, aussitôt entrés dans les eaux du lac Triton, ils y déposèrent le fardeau de leurs robustes épaules. Puis, semblables à des chiens furieux, ils se précipitaient à la recherche d'une source; car ils étaient accablés d'une soif desséchante, par suite de leurs efforts et de leurs souffrances. Leur course errante ne fut pas inutile; car ils arrivèrent à la plaine sacrée où, la veille encore, le serpent Ladon, né de la terre, gardait les pommes d'or dans le champ d'Atlas. Autour de lui, les Nymphes Hcspérides s'empressaient, chantant avec des accents charmants. Or, il avait été mis en pièces ce jour-là même par Héraclès, et il gisait auprès du tronc du pommier; seule, l'extrémité de sa queue s'agitait encore : de la tête jusqu'à l'extrémité de la noire échine du dos, tout le reste du corps était étendu sans vie. Comme les flèches avaient laissé dans le sang du monstre le 183 funeste venin de l'hydre de Lerne, les mouches mouraient au milieu de la putréfaction des blessures. Près du serpent, les Hespérides, tenant leurs blondes têtes dans leurs mains blanches, poussaient d'harmonieux gémissements. Soudain, les héros s'approchèrent tous ensemble : mais à peine étaient-ils arrivés que les Nymphes se changèrent aussitôt, à la place où elles étaient, en terre et en poussière. Orphée reconnut un prodige divin, et leur adressa ces prières pour les concilier aux héros : « Belles et bienveillantes divinités, soyez-nous propices; ô reines, soit que l'on vous compte au nombre des déesses du ciel ou de la terre, soit que vous portiez le nom de Nymphes habitantes des déserts : allez, ô Nymphes, postérité sacrée d'Océanos, apparaissez devant nous qui souhaitons votre présence, et montrez-nous soit quelque cours d'eau qui découle des rochers, soit quelque source sacrée qui jaillisse de la terre, que nous puissions, ô déesses, apaiser la soif qui nous brûle furieusement. Si notre navigation nous ramène un jour au sol de l'Achaïe, alors, parmi les premières des déesses, vous recevrez de notre reconnaissance dix mille dons, des libations et des festins qui suivent les sacrifices. » Telle fut la prière qu'il prononça d'une voix plaintive; elles prirent en pitié ceux qui s'affligeaient auprès d'elles. Elles firent sortir du sol d'abord de l'herbe; puis, du milieu de cette herbe, naquirent et grandirent de vastes arbustes, et ensuite de jeunes arbres verdoyants croissaient et se dressaient bien au-dessus de la terre. Hespéré devenait un peuplier noir, Erythéis, un ormeau, et Aigle, le tronc sacré d'un saule : et, du milieu de ces arbres, elles apparaissaient encore telles exactement qu'elles étaient autrefois, prodige merveilleux! Aigle, d'une voix douce, leur répondit suivant leur désir: «Certes, c'est tout à fait pour porter une aide puissante à vos épreuves, que cet homme, le plus effronté de tous, est venu ici, lui qui, après avoir privé de la vie le serpent, leur gardien, est parti en enlevant les pommes d'or des déesses; et il nous en reste une horrible douleur. Oui, 184 hier, un homme est venu, aussi dangereux par sa violence que par sa stature; sous un front farouche, ses yeux étin- celaient; il avait l'air impitoyable; la peau d'un lion prodigieux l'entourait, crue, sans préparation; il tenait une solide et noueuse branche d'olivier, et des flèches qui, lancées contre le monstre, l'ont tué. Cet homme est donc venu, et comme il parcourait la terre à pied, la soif le desséchait : il fouillait des yeux cet endroit dans tous les sens, cherchant l'eau qu'il ne devait rencontrer nulle part. Mais voici ce rocher, près du lac Triton : soit qu'il y eût pensé de lui-même, soit qu'il obéît à un avis envoyé par les dieux, il en frappa la base à coup de pieds, et l'eau coula en abondance. Alors, ayant appuyé sur le soi ses deux mains et sa poitrine, il s'abreuva abondamment à la crevasse du rocher, jusqu'au moment où, toujours courbé en avant comme une génisse, il eut fini de remplir ses vastes entrailles. » Ainsi parla l'Hespéride: dès qu'Aigle leur eut indiqué la source souhaitée, aussitôt, pleins de joie, ils y coururent et ne s'arrêtèrent pas avant d'y être arrivés. — Telles, autour de l'ouverture étroite d'un trou, vont et viennent en foule les fourmis qui fouillent la terre, ou telles des mouches qui, autour d'une petite goutte de miel délicieux, se pressent, masse serrée, pleines d'une ardente convoitise : tels les Minyens nombreux s'empressaient autour de la source du rocher. — Et l'un d'eux, ranimé après avoir abreuvé ses lèvres, s'écria alors : « Par les dieux! Il est certain que, même loin de ses compagnons, Héraclès les a sauvés alors qu'ils étaient accablés de soif. Plût au ciel qu'en nous avançant nous puissions le rencontrer, faisant route à travers le continent! » |
Ἠ, καὶ ἀμειβομένων, οἵ τ' ἄρμενοι ἐς τόδε ἔργον, |
v. 1461-1501. Il dit : on répondit à ses paroles, et ceux qui étaient propres à une telle entreprise se séparèrent des autres héros, partant, chacun de son côté, à la recherche d'Héraclès. Car ses traces avaient été effacées par les vents qui, pendant la nuit, avaient agité le sable. Les deux fils de Borée se précipitèrent, confiants dans leurs ailes, et Euphémos, qui 185 comptait sur ses pieds légers, et Lyncée, dont les yeux perçants pénétraient au loin; le cinquième, qui partit en même temps qu'eux, était Canthos. La volonté des dieux et sa valeur le poussaient à entreprendre cette course, dans l'espoir d'apprendre sûrement d'Héraclès où il avait laissé l'Eilatide Polyphémos : car il avait à cœur de s'enquérir de tout ce qui concernait son compagnon. — Mais celui-ci, après avoir fondé chez les Mysiens une ville illustre, était allé, soucieux du retour dans sa patrie, au loin sur le continent, à la recherche d'Argo. Cependant, il arriva au pays des Chalybes voisins de la mer, et c'est là que la Moire le dompta. Au pied d'un haut peuplier blanc, un tombeau lui a été élevé en face et non loin de la mer. — Or, à ce moment, Héraclès, seul, apparaissait à Lyncée, au loin dans la plaine sans bornes; il lut semblait le voir, comme au premier jour du mois on aperçoit la lune, ou on croit l'apercevoir cachée par un nuage. Il retourna vers ses compagnons et leur dit que nul parmi ceux qui le cherchaient ne pourrait l'atteindre en marchant à sa suite. Ils revinrent de leur côté, Euphémos aux pieds rapides, et les deux fils du Thrace Borée, qui avaient fait des efforts inutiles. Mais toi, Canthos, les Kères funestes t'ont pris en Libye. Tu avais rencontré des troupeaux qui paissaient; le berger qui les suivait, défendant ses brebis que tu voulais mener à tes compagnons qui en avaient grand besoin, te tua d'un coup de pierre. — Ce n'était pas un adversaire à dédaigner, ce berger, Caphauros, petit-fils de Phoibos Lycoréios et de la vénérable Acacallis, fille de Minos, qu'autrefois son père avait fait partir pour la Libye, alors que, dans son sein appesanti, elle portait l'enfant d'un dieu. Elle donna à Phoibos un fils illustre qu'on nomme Amphithémis ou Garamas. Amphithémis s'unit plus tard à la nymphe Tritonis, qui lui enfanta Nasamon et le robuste Caphauros, celui qui, à cause de ses brebis, tua alors Canthos. — Mais il ne put échapper aux bras terribles des héros quand ils 186 eurent appris ce qu'il avait fait. Les Minyens cherchèrent ensuite le cadavre de leur compagnon, le prirent et l'ensevelirent dans la terre : et c'est en pleurant qu'ils emmenèrent avec eux ces troupeaux. |
Ἔνθα καὶ Ἀμπυκίδην αὐτῷ ἐνὶ ἤματι
Μόψον |
V. 1502-1536. C'est là aussi, et le même jour, que l'Ampycide Mopsos fut enlevé par un sort impitoyable; et il ne put éviter l'amère destinée, malgré son art de la divination : car il n'y a pas de moyen de détourner la mort. Dans le sable, évitant la chaleur du milieu du jour, se tenait couché un affreux serpent : peu disposé à blesser de lui-même le passant inofTensif, il ne se serait pas non plus élancé sur celui qui, à sa vue, aurait pris la fuite. Mais, à peine aurait-il jeté son venin noirâtre sur un quelconque des êtres vivants, aussi nombreux sont-ils ceux qui vivent nourris par la terre fertile, que la route qui conduit vers Adès serait devenue pour cet être plus courte qu'une coudée; Paièon lui-même, s'il m'est permis de tout dire ouvertement, eût-il donné des remèdes à celui sur lequel se seraient seulement appliquées les dents du monstre. En effet, lorsque au-dessus de la Libye volait le héros égal aux dieux, Persée-Eurymêdon (c'est de ce dernier nom que sa mère l'appelait), portant au roi la tête de la Gorgone qu'il venait de couper, aussi nombreuses tombèrent sur le sol les gouttes de sang noir, aussi nombreux grandirent les serpents nés de chacune d'elle. C'est sur l'extrémité de l'épine du dos d'un de ces reptiles que Mopsos en marchant appuya la plante du pied gauche : au même instant, s'étant roulé par suite de la douleur, le serpent, mordant la chair, entailla le gras de la jambe et le péroné. Aussitôt, Médée et les autres femmes, ses suivantes, tremblèrent d'effroi. Mais Mopsos porta à sa sanglante blessure une main intrépide, car il n'y éprouvait pas de douleur excessive, le malheureux ! Et déjà son corps était pénétré d'une langueur qui lui engourdissait les membres; un nuage épais se répandait sur ses yeux. Bientôt, il laissa tomber sur le sol ses membres appesantis, qui se refroidirent, vaincus par un mal sans remède : ses 187 compagnons, et avec eux le héros Jason, se rassemblaient autour de lui, stupéfaits de cet affreux malheur. Mais le mort ne pouvait rester un instant de plus exposé au soleil ; car, à l'intérieur du corps, le venin décomposait les chairs instantanément, et les poils tombaient en pourriture de la peau. Ils se hâtèrent de creuser aussitôt avec leurs pioches d'airain une tombe profonde; ils s'arrachèrent, ainsi que les jeunes filles, une partie de leur chevelure, en pleurant le mort qui avait été victime d'un sort misérable. Trois fois, les héros, revêtus de leurs armes, tournèrent autour du cadavre, lui rendant les honneurs funèbres, comme il convenait : ensuite, ils amoncelèrent la terre pour élever le tombeau. |
Ἀλλ' ὅτε δή ῥ' ἐπὶ νηὸς ἔβαν,
πρήσοντος ἀήτεω
Ὧς ηὔδα· πρόφρων δ' ὑπερέσχεθε βώλακι
χεῖρας
Ὧς ἄρ' ἔφη· ὁ δὲ χεῖρα τανύσσατο,
δεῖξε δ' ἄπωθεν
Ἴσκεν ἐυφρονέων· οἱ δ' αἶψ' ἐπὶ νηὸς
ἔβησαν
Ἠ ῥ', ἅμα δ' εὐχωλῇσιν ἐς ὕδατα
λαιμοτομήσας |
V. 1537-1637. Mais, alors qu'ils se furent embarqués, le vent du sudsoufflait sur la mer; ils cherchèrent par conjecture les passages par où il fût possible de sortir du lac Triton; mais, pendant longtemps, ils n'eurent aucun dessein arrêté : toute la journée, ils se laissaient porter cà et là, au hasard. —Tel un serpent va son chemin, rampant en biais, quand l'éclat éblouissant du soleil le brûle; il tourne, en sifflant, la tête de côté et d'autre, et les yeux de l'animal furieux brillent, semblables aux étincelles du feu, jusqu'à ce qu'il ait pénétré dans son trou par quelque crevasse : telle Argo, cherchant une passe du lac qui fût accessible aux navires, alla longtemps, dans diverses directions. — Mais, tout à coup, Orphée ordonna que l'on tirât du navire le grand trépied d'Apollon pour l'exposer comme offrande aux dieux indigènes, afin d'obtenir un retour favorable. Aussi, ils descendirent à terre et y établirent le don de Phoibos : semblable à un jeune homme, le très puissant Triton se présenta à eux; élevant dans ses mains une motte de terre, il l'offrit aux héros comme présent d'hospitalité et il leur dit : « Recevez-la, mes amis : car je n'ai ici pour le moment aucun magnifique présent d'hospitalité à donner à ceux qui viennent. Mais, si vous souhaitez de connaître les passes de cette mer, comme c'est souvent le désir ardent des hommes qui voyagent 188 dans des régions étrangères, je vous les indiquerai : car, en vérité, mon père Poséidon m'a instruit de tout ce qui concerne cette mer. Je règne, en effet, sur cette contrée maritime : peut-être, alors que vous étiez loin d'ici, avez-vous entendu parler d'Eurypylos, né dans la Libye, nourricière des bêtes féroces. » II parla ainsi; aussitôt, Euphémos s'empressa de tendre la main vers la motte de terre, et il répondit à son tour en ces termes : « Si l'Apide, si la mer de Minos, ô héros, te sont par hasard connues, réponds, sans nous tromper, à nos questions. Car ce n'est pas volontairement que nous sommes arrivés ici. Jetés par les tempêtes qui nous accablaient sur les rivages de ce pays, nous avons élevé sur nos épaules, et, fatigués sous le poids, nous avons porté notre navire à travers le continent jusqu'aux flots de ce lac. Et nous ne savons de quel côté entreprendre notre navigation pour aller à la terre de Pélops. » Telles furent ses paroles; le dieu étendit la main et désigna, en les indiquant par ses paroles, la mer au loin, et la passe profonde qui conduisait hors du lac : « C'est par ici qu'on pénètre dans la mer, à l'endroit où l'abîme est le plus immobile et le plus sombre. Des deux côtés, de blanches falaises se hérissent, éclatantes à la vue ; et, entre ces falaises, est une route étroite pour sortir du lac. La mer que vous apercevez dans le brouillard s'étend jusqu'à la divine terre de Pélops, au delà de la Crète; une fois sortis du lac et jetés au milieu des vagues de la mer, dirigez votre course à main droite et serrez de près la côte jusqu'à un endroit où vous la verrez s'avancer vers la mer : en ce lieu où elle se recourbe de part et d'autre et se développe dans une autre direction, une route droite et sans danger s'étend devant vous sur la mer, pourvu que vous vous éloigniez de l'angle de terre qui fait saillie. Allez donc, joyeux, et que vos efforts n'amènent aucune fatigue capable de lasser vos membres ornés des dons de la jeunesse. » C'est ainsi que le dieu leur donnait des avis bienveillants; 189 aussitôt ils s'embarquèrent, désireux de sortir du lac à la rame. Ils avançaient pleins d'ardeur; cependant ils voyaient Triton, qui tenait le grand trépied, entrer dans le lac; mais bientôt aucun d'eux ne le vit plus, car il disparut tout à coup ainsi que le trépied. Leur cœur se réjouit : ils comprenaient qu'un dieu s'était présenté à eux pour leur donner un bon présage. Alors ils demandèrent à l'Aisonide de choisir entre toutes la plus belle des brebis et de l'immoler en disant des paroles pieuses, qui plaisent aux -dieux, quand il la tiendrait dans ses mains. Aussitôt, le héros se hâta de choisir une brebis; il l'éleva dans ses bras et l'immola à la poupe, en même temps qu'il prononçait ces prières : « O dieu, quel que tu sois, toi qui nous es apparu aux limites de ce lac, — que l'on te nomme Triton, le monstre marin, ou Phorcys, ou que tes filles, habitantes de la mer, te donnent le nom de Nérée, — sois-nous propice et accorde-nous l'accomplissement souhaité du retour ! » Pendant qu'il priait ainsi, il égorgeait la brebis, et, du haut do la poupe, la précipitait dans les flots; mais, du milieu de l'abîme, le dieu leur apparut tel qu'il devait être vu sous sa forme véritable. Ainsi, quand un homme lance un cheval rapide dans la vaste enceinte de la carrière, il tient par son épaisse crinière l'animal docile et l'entraîne à la course; et le cheval, superbe, la tête haute, le suit; des deux côtés de sa bouche on entend craquer le frein blanc d'écume qu'il mord. C'est ainsi que, s'attachant à la quille d'Argo, le navire aux flancs creux, Triton le conduisait plus avant dans la mer. A partir du haut de la tête jusqu'au ventre, dans la région du dos et au-dessus des hanches, son corps était d'une conformation admirablement pareille à celle du corps des dieux bienheureux; mais, au-dessous de ses flancs, de part et d'autre, s'allongeaient les deux extrémités d'une queue traînante de baleine. Il fendait la surface de la mer, au moyen des arêtes de cette queue dont les extrémités courbées se partageaient, semblables au croissant 190 de la lune. Le dieu conduisit le navire jusqu'à ce qu'il l'eût fait entrer dans la mer où il devait s'avancer : aussitôt après, il plongea au fond des vastes abîmes, et les héros poussèrent de grands cris, à la vue de ce monstre terrible -qui s'était montré à leurs yeux. En cet endroit se trouvent des souvenirs du passage du navire, un port nommé Àrgoos et des autels élevés à Poséidon ainsi qu'à Triton. Car ils durent s'arrêter tout le jour : mais à l'aurore suivante ils s'avançaient, la voile déployée au souffle du Zéphyre, ayant a leur droite une côte déserte. Le lendemain matin, ils virent à la fois l'angle de la côte et la partie la plus reculée de la mer, s'étendant au delà de ce coude qui fait saillie sur les flots. Aussitôt le Zéphyre s'apaisa, et le souffle du Notos, qui amasse au ciel des nuages blancs, s'éleva : et la force de ce vent réjouissait leurs cœurs. Au coucher du soleil, quand parut l'étoile du soir, qui ramène les troupeaux à la bergerie et qui fait cesser le travail des laboureurs misérables, alors, dans la nuit noire, le vent les abandonna; ils détachèrent la voile, couchèrent le long mât, et restèrent courbés sur leurs rames bien polies toute la nuit, tout le jour suivant, et encore la nuit qui vint après ce jour. Au loin, la rocailleuse Carpathos les accueillit : de là, ils devaient passer dans l'île de Crète, qui surpasse par sa grandeur toutes les îles de la mer. |
Τοὺς δὲ Τάλως χάλκειος, ἀπὸ στιβαροῦ
σκοπέλοιο
Ὧς ἄρ' ἔφη· καὶ τοὶ μὲν ὑπὲκ βελέων
ἐρύσαντο
Ζεῦ πάτερ, ἦ μέγα δή μοι ἐνὶ φρεσὶ
θάμβος ἄηται, |
V. 1638-1693. Mais un géant d'airain, Talos, qui arrachait pour les leur lancer les fragments d'un dur rocher, les empêcha de fixer les amarres au rivage et de trouver une station sûre dans le port de Dicté. — C'était, parmi les héros demi-dieux, un survivant de cette race d'hommes d'airain, nés des frênes; le Cronide l'avait donné à Europe pour qu'il fût le gardien de l'île de Crète dont ses pieds d'airain faisaient le tour trois fois chaque jour. Son corps entier, tous ses membres étaient d'airain indestructible; mais, sous le muscle du cou, il avait une veine pleine de sang, qui descendait jusqu'à la cheville du pied. Dans cette mince enveloppe résidait la 191 condition essentielle de la vie ou de la mort. — Domptés par le malheur qui les menaçait, les héros, pleins d'effroi, entraînaient à force de rames le navire loin de la terre. C'est d'une manière affligeante qu'ils auraient été écartés de la Crète, accablés qu'ils étaient à la fois de soif et de fatigues, si Médée ne leur eût parlé ainsi, alors qu'ils s'enfuyaient : « Écoutez-moi : car je pense que seule je peux vous tuer cet homme, quel qu'il soit, quoique son corps soit tout d'airain; en effet, il n'est pas doué d'une vie éternelle. Mais veuillez bien tenir le navire hors de portée de ses rochers jusqu'à ce que, dompté, il m'ait cédé. » Elle parla ainsi; les rames des héros tinrent le navire à l'abri des pierres qui leur étaient lancées; ils attendaient l'exécution du projet inattendu de Médée. Mais elle, ayant relevé et fixé de part et d'autre de ses joues les plis de son voile de pourpre, elle monta sur le tillac : lui ayant pris la main dans la sienne, l'Aisonide la conduisait pendant qu'elle s'avançait à travers les bancs des rameurs. Une fois parvenue au tillac, elle charma par ses chants et invoqua les Kères, qui rongent le cœur des humains, chiennes rapides d'Adès, qui, du milieu des brouillards où elles tourbillonnent, se lancent sur les vivants. Les adorant à genoux, elle les invoqua trois fois en chantant, et trois fois en leur adressant des prières. Pénétrée de leur esprit funeste, elle fascina de ses yeux ennemis les yeux de Talos, le géant d'airain, elle l'étreignit d'une rage pernicieuse et fit passer devant ses yeux d'affreuses apparitions : car sa colère contre lui était violente. O père Zeus, un grand ctonnement trouble mon âme: ce n'est donc pas seulement par des maladies ou des blessures que la mort vient vers nous; un ennemi peut aussi nous atteindre de loinl C'est ainsi que ce géant, quoique son corps fût d'airain, se laissa dompter par la colère de Médée, savante dans les poisons. Alors qu'il soulevait avec peine de lourdes pierres, pour empêcher les héros d'aborder au port, il s'écorcha à la cheville sur la pointe d'un rocher : 192 de la blessure coulait une humeur semblable à du plomb fondu; il ne put pas rester longtemps debout sur le cap formé par la falaise. Mais, tel un pin immense, qui se dressait sur la montagne laissé à moitié fendu par les haches bien affilées des bûcherons qui se sont retirés de la forêt, est d'abord ébranlé pendant la nuit par le choc des vents, et enfin, déraciné complètement, s'écroule : ainsi, ce géant, après s'être tenu droit quelque temps sur ses pieds infatigables, tomba enfin sans force avec un bruit immense. Aussi les héros purent-ils passer la nuit en Crète; et quand Èos apparut ensuite, ils construisirent un temple à Athéné Minoïde, puis ils firent de l'eau, et s'embarquèrent pour doubler à la rame au plus vite le cap Salmonide. |
Λὐτίκα δὲ Κρηταῖον ὑπὲρ μέγα λαῖτμα
θέοντας
Λητοΐδη, τύνη δὲ κατ' οὐρανοῦ ἵκεο
πέτρας |
v. 1694-1730. Mais, dès qu'ils furent en route sur la vaste merde Crète, la nuit les effraya, celle qu'on appelle « la nuit pleine de dangers affreux » ; cette nuit funeste n'était traversée ni par les astres, ni par les rayons de la lune. Du ciel tombait une profonde obscurité, et il s'élevait d'épaisses ténèbres qui se dégageaient du fond des abîmes. Les héros ne pouvaient même plus se rendre compte s'ils étaient emportés au milieu des régions d'Adès ou sur les flots. Ils abandonnèrent à la mer le soin de leur retour, incapables de savoir où elle les menait. Alors Jason éleva les mains et invoqua Phoibos à grands cris, en le suppliant de les sauver; et, dans son angoisse, ses larmes coulaient : il promit de porter en grand nombre des présents magnifiques à Pytho, à Amyclées, à Ortygie. Certes, tu l'entendis, ô Létoïde, et, du haut du ciel, tu vins en hâte vers les rochers Mélantiens, qui sont assis dans la mer; te plaçant sur l'un de ces deux rochers, tu tins élevé ton arc d'or dans ta main droite : et l'arc projeta de toutes parts un éclat splendide. En même temps, au-dessus des eaux apparut aux yeux des héros une des Sporades, une île peu étendue située en face de la petite île Hippouris; ils y jetèrent les pierres de fond et y abordèrent, et déjà Èos, 193 à son lever, brillait. Alors, au milieu d'un bois ombreux, ils tracèrent pour Apollon une magnifique enceinte sacrée, et ils élevèrent un autel que l'ombre des arbres couvrait; ils donnèrent à Phoibos le surnom d'Aiglétès, à cause de l'éclatante lumière qui leur avait permis d'y voir, et ils appelèrent Anaphé cette île plate, parce que le dieu la leur avait découverte au milieu de leurs inquiétudes. Ils préparèrent ensuite toutes les cérémonies sacrées que des hommes peuvent préparer sur un rivage désert. Aussi, en les voyant jeter, comme libations, de l'eau sur des charbons ardents, les suivantes Phaiaciennes de Médée ne purent plus retenir leur rire dans leur poitrine, car elles avaient toujours vu chez Alcinoos les sacrifices consister dans l'immolation de bœufs nombreux. Les héros ripostaient par de libres paroles de raillerie, et s'amusaient de leurs moqueries. Un agréable échange de plaisanteries, une lutte de mots piquants s'engageait entre elles et eux. C'est en souvenir de ce jeu des héros que les femmes de cette île font assaut de railleries avec les hommes, chaque fois qu'on institue des cérémonies sacrées en l'honneur d'Apollon Aiglétès, protecteur d'Anaphé. |
Ἀλλ' ὅτε δὴ κἀκεῖθεν ὑπεύδια πείσματ'
ἔλυσαν,
Τῷ δ' ἄρ' ἐπὶ μνῆστιν κραδίη βάλεν, ἔκ
τ' ὀνόμηνεν
Ὧς ἔφατ'· οὐδ' ἁλίωσεν ὑπόκρισιν
Αἰσονίδαο
1755 |
V. 1731-1764. Alors que, confiants dans la sérénité de l'air, ils avaient déjà détaché les amarres, Euphémos se souvint d'un songe qu'il avait eu pendant la nuit : il vénéra le fils illustre de Maia. Car il lui avait semblé qu'il tenait serrée dans ses bras, contre son sein, une divine motte de terre qui s'abreuvait de blanches gouttes de lait; de cette motte de terre, quoiqu'elle fût fort petite, sortait une femme qui paraissait être une vierge; il s'unit à elle dans les embrassements de l'amour, possédé par une irrésistible passion : et il déplorait de s'être uni avec une femme qu'il croyait vierge et qu'il avait nourrie de son propre lait, quand elle lui adressa ces paroles douces comme le miel : « Fille de Triton, ô mon ami, et nourrice de tes enfants, je ne suis pas une vierge mortelle, car Triton et Libye sont mes parents. Mais confie-moi aux vierges, filles de Nérée, pour que j'habite la 194 mer aux environs d'Anaphé; et j'apparaitrai plus lard à la lumière du soleil, prête à recevoir tes descendants. » Son esprit se rappela ces choses : il les raconta à l'Aisonide. Celui-ci, après avoir médité dans son cœur les prédictions du dieu qui lance au loin les traits, les comprit et s'écria : « O mon ami, certes, une grande, une brillante gloire t'est réservée. Car, lorsque tu auras lancé dans la mer cette motte de terre, les dieux en feront naître une ile où demeureront, jusqu'aux derniers, les fils de tes fils, puisque Triton t'a offert comme présent d'hospitalité cette motte de la terre Libyenne. Ce n'est pas un autre des immortels, c'est bien lui qui, s'étant présenté à nous, t'a fait ce don. » II parla ainsi, et la réponse de l'Aisonide ne resta pas vaine pour Euphémos, car, heureux de cette prédiction, il lança au milieu des flots la motte de terre, d'où s'éleva l'île Callisté, nourrice sacrée des fils d'Euphémos. — Ceux-ci, après avoir habité d'abord pendant quelque temps la Sintéide Lemnos, chassés de Lemnos par les hommes Tyrrhéniens, vinrent à Sparte pour y établir leur foyer. Mais Théras, fils illustre d'Autésion, leur fit quitter Sparte et les conduisit dans l'île Callisté; il lui fit changer de nom, et, de son propre nom de Théras, il la nomma Théra. — Mais ces événements arrivèrent bien après le temps d'Euphémos. |
Κεῖθεν δ' ἀπτερέως διὰ μυρίον οἶδμα
λιπόντες 1765 |
V. 1765-1772. Partis de là sans retard, après avoir laissé derrière eux les vagues innombrables de la mer, les Argonautes abordèrent sur les côtes d'Aiginé. Aussitôt, descendus pour faire de l'eau, ils engagèrent une lutte sans aigreur à qui se procurerait de l'eau le premier et reviendrait au navire avant les autres : car ils avaient deux motifs pour se hâter : le besoin d'eau et la force du vent. — De là vient qu'aujourd'hui encore, portant sur leurs épaules des amphores pleines, les fils des Myrmidons se hâtent dans la carrière de toute la vitesse de leurs pieds légers et se disputent la victoire. |
Ἵλατ' ἀριστήων μακάρων γένος· αἵδε δ'
ἀοιδαὶ |
v. 1773-1781. Soyez-moi propices, ô fils des héros bienheureux; et que, d'année en année, ces chants semblent aux hommes plus 195 doux à chanter. Car j'arrive déjà au terme glorieux de vos travaux. Vous n'avez plus eu aucune lutte à affronter depuis que vous avez pris le large, après avoir quitté Aiginé; aucun ouragan ne s'est opposé à votre route : mais c'est au milieu du calme que vous avez arpenté la mer le long de la terre de Cécrops et devant Aulis, entre la côte du continent et l'Eubée, et qu'ayant dépassé les villes Opountiennes des Locriens, vous avez abordé avec joie sur les rivages de Pagases. |