CHANT I (vers 1-767) - NOTES DU CHANT I (SCOLIES)
ARGONAUTIQUES
CHANT I
SOMMAIRE
Invocation à Phoibos (1-4). — Causes de l'expédition ; construction du navire
(5-22). — Catalogne des Argonautes : Orphée (13-34). — Astérion (35-39). —
Polyphéraos (40-44). — Iphiclos (45-48). — Adméte (49-50). — Érytos, Échion et
Atthalidés (51-56). — Coronos (57-64). — Mopsos (65-66). — Eurydamas (67-68). —
Ménoitios (69-70). — Eurytion, Erybotès, Oileos (71-76) Canthos (77-85). —
Clytios ou Iphitos (86-89). — Télamon et Pélée (90-94). — Boutés et Phaléros
(95-100). — Absence de Thésée (101-104). — Tiphys (105-114). — Phlias (115-117).
— Talaos, Aréios, Léodocos (118-121). — Héraclès et Hylas (122-131). — Nauplios
(133-138) — Idmon (139-145). — Castor et Pollux (146-150). — Lyncée et Idas
(151-155). — Périclyménos (156-160). — Amphidamas, Céphéus et Ancaios (161-171).
— Augéiés (172-175). — Astérios et Amphion (176-178). — Euphémos (179-184). —
Erginos et Ancaios (185-189). — Méléagros, Laocoon et Iphiclos (190-201). —
Palaimonios (201-206). — Iphitos (207-210). — Zétés et Calais (211-223). —
Acastos et Argos (224-227). — Pourquoi on désigne les Argonautes sous le nom de
Minyens (228- 233). — Marche des héros vers le port. Réflexions de la foule,
émotion des femmes. Adieux d'Alcimédé et de Jason. Plaintes de la mère et
réponse du fils (234-305). — Marche de Jason vers le navire (306-316). — Arrivée
d'Acastos et d'Argos (317-330). — Discours de Jason (331-340). — Jason élu chef
(341-362). — Préparatifs de départ (363-401). — Autel et prière à Apollon
(401-424). — Sacrifice et prédiction d'Idmon (425-447). — Le festin ; insolences
d'Idas (448-495). — Chant d'Orphée (496-518). — Le départ (519-558). — Le navire
double le cap Tisée (559-579). — Voyage jusqu'à Lemnos : le promontoire Sépias.
Sciathos, Peirésies et Magnésa, le tombeau de Dolops, le fleuve Amyros, le mont
Athos (580-6o8). — Retour sur l'histoire des femmes de Lemnos; arrivée des
Argonautes à Lemnos (609-639). — Aithalidés est député à Hypsipylé ; elle réunit
les femmes au conseil (640-656). — Discours d'Hypsipylé (657-666). — Discours de
Polyxo (667-696). — Iphinoé envoyée en ambassade aux Argonautes (697-720). —
Départ de Jason pour la ville; description de son manteau (711-729). — Les
Cyclopes (730-734). — La fondation de Thébes par Amphion et Zéthos (735-741). —
Cythéréia tenant le bouclier d'Arès (742-746). — Les Téléboens et les fils
d'Electryon (747-750- — Lutte de Pélops et d'Oinomaos (752-758). -- — Apollon
châtiant Tityos (759-762). — Phrixos et le bélier (769-767). — Marche de Jason
vers la ville; son entrée au palais d'Hypsipylé (768.792). — Discours mensonger
d'Hypsipylé (793-833). — Les Argonautes, excepté Héradés et quelques héros,
s'installent dans la ville d'Hypsipylé (834-860). — Héraclès, par ses reproches,
décide les Argonautes à quitter l'île (861-874). — Douleur des femmes de Lemnos
(875-885). — Adieux de Jason et d'Hypsipylé (886-909). — Départ de Lemnos;
arrivée à Samothrace (910-921). — Navigation de Samothrace à la Propontide
(922-935). — Arrivée chez les Dolions (936-960). — Réception amicale des
Argonautes par Cyzicos (961-988). — Combat contre les géants (989-1011). —
Départ des Argonautes. La tempête les force de revenir chez les Délions. Lutte
pendant la nuit; mon de Cyzicos et honneurs qui lui sont rendus (1012-1077). —
Tempête; présage de calme interprété par Mopsos (1078-1102). — Sacrifice à Rhéa
sur le Dindymos et départ de Cyzique (1103-1152). — Après une rapide traversée
où Héraclès brise sa rame, les héros arrivent vers le soir chez les Mysiens ;
préparatifs pour la nuit (1153--1186). — Héraclès va dans les bois se faire une
rame (1187-1206). — Enlèvement d'Hylas par les Nymphes (1207-1239). — Polyphémos
annonce à Héraclès la disparition d'Hylas (1240-1260). — Héraclès, désespéré,
part a sa recherche (1261-1272). — Tiphys lève l'ancre ; une fois en mer, les
héros s'aperçoivent de l'absence d'Héraclès et de Polyphémos; reproches de
Télamon à Jason (1273-1295). — Opposition faite à Télamon par les fils de Borée
(1296-1309). — Prédiction du dieu marin Glaucos (1310-1328). — Excuses de
Télamon à Jason et réponse de l'Aisonide (1329-1344). — Renseignements donnés
par le poète sur le sort de Polyphémos et d'Héraclès (1345-1357). — Le navire
aborde au rivage des Bébryces (1358-1362).
Τοῖ' ἄρα δῶρα θεᾶς
Τριτωνίδος ἦεν Ἀθήνης.
Βῆ δ' ἴμεναι προτὶ
ἄστυ, φαεινῷ ἀστέρι ἶσος,
Καί ῥ' ὅτε δὴ
πυλέων τε καὶ ἄστεος ἐντὸς ἔβησαν,
« Ξεῖνε, τίη
μίμνοντες ἐπὶ χρόνον ἔκτοθι πύργων |
768-792. Tel était le don de la déesse Tritonide Athéné. Jason prit ensuite dans sa main droite sa lance qui frappait au loin, présent d'hospitalité qu'Atalante lui avait donné, après lui avoir fait un accueil ami sur le mont Ménale. Elle avait un vif désir de suivre l'expédition : mais, quant à lui, il s'occupa de détourner la jeune fille de son projet, dans la crainte des discordes pénibles qui auraient pu s'élever par amour pour elle. Il se mit donc en marche pour aller vers la ville, semblable à un astre brillant que les jeunes filles, enfermées dans une demeure nouvellement bâtie, regardent s'élever au-dessus des maisons; leurs yeux sont charmés en voyant son éclat rouge, si beau au milieu du ciel obscur; elle se réjouit, la vierge qui attend avec impatience le jeune homme en voyage parmi les peuples étrangers, celui à qui ses parents l'ont fiancée, et pour qui ils la gardent. Semblable à cet astre, le héros s'avançait sur la route qui mène à la ville. Quand Jason et ses compagnons eurent franchi les portes et furent entrés dans la ville, les femmes du peuple s'agitaient derrière eux, heureuses d'un tel hôte. Mais lui, les yeux fixés à terre, il s'avança sans se laisser distraire, jusqu'au moment où il eut pénétré dans le palais splendide d'Hypsipylé. A sa vue, les servantes ouvrirent les portes à deux battants, adaptées à des montants artistement travaillés. Alors Iphinoé s'empressa de le conduire à travers une belle salle, et le fit asseoir sur un siège brillant en face de sa maîtresse. Celle-ci baissa les yeux, et ses joues virginales rougirent; cependant, toute confuse, elle lui adressa ces paroles pleines d'une flatteuse habileté : V. 793-833. « Etranger, quelle est votre idée de rester si longtemps établis ainsi, en dehors de nos murs? En effet, notre ville n'est point habitée par des hommes : ils sont allés, en étrangers, cultiver les champs fertiles de la Thrace, sur le continent. Toute leur méchanceté, je vais la dire sincèrement pour que vous la connaissiez à fond, vous aussi. Lorsque Thoas, mon père, était roi des habitants de Lemnos, alors nos guerriers, quittant leur pays, allaient faire des incursions sur la terre des Thraces, qui habitent en face de nous; ils s'élançaient hors de leurs navires, dévastaient les étables, et ramenaient ici, au milieu d'un immense butin, des jeunes filles. Ainsi s'accomplissait le dessein de la fatale déesse Cypris, qui leur avait mis dans l'âme une passion criminelle, ruine de leur raison. Car ils prenaient en haine leurs femmes légitimes, et, obéissant à leur folie, ils les chassaient de leurs demeures; et, cependant, ils dormaient auprès de ces femmes qu'ils avaient amenées captives, conquises à la pointe de la lance : les malheureux! Nous avons longtemps tout supporté: peut-être un jour leur cœur changerait-il. Mais il doublait, il s'accroissait sans cesse, leur mal terrible. Les enfants nés légitimement dans la maison étaient méprisés, et une race de bâtards commençait à grandir. Les choses en étaient arrivées à ce point que les jeunes filles vierges et, avec elles, les mères, comme des veuves, erraient par la ville, négligées de tous. Le père ne s'inquiétait pas le moins du monde de sa fille, la vît-il, sous ses yeux, mise en pièces par les mains d'une indigne marâtre. Les fils ne pensaient pas, comme auparavant, à garantir leurs mères des injures outrageantes; la sœur n'était plus à cœur à son frère. C'est de ces filles captives que l'on s'occupait uniquement, dans la maison, aux chœurs de danse, sur la place publique, dans les festins. Cela fut ainsi jusqu'au jour où un dieu mit dans nos cœurs une audace qu'aucune force n'aurait pu arrêter : une fois qu'ils revenaient de chez les Thraces, nous refusâmes de les recevoir dans l'enceinte des tours ; ils pouvaient ou rentrer dans des sentiments légitimes, ou aller avec leurs captives s'établir quelque part ailleurs. Mais alors, demandant leurs fils, tout ce qui restait en ville du sexe mâle, ils repartirent pour le pays où ils sont encore maintenant, habitants des champs neigeux de la Thrace. Ainsi donc, demeurez au milieu de nous : faites partie de notre peuple. Pour toi, si tu veux habiter ici, si cela te plaît, certes les honneurs de mon père Thoas te seront réservés. Tu ne pourras, je crois, rien reprocher à cette terre : elle est plus fertile que les autres îles, si nombreuses que l'on en trouve d'habitées dans la mer Égée. Va donc maintenant, fais route vers ton navire, répète nos paroles à tes compagnons, et ne demeure pas plus longtemps hors de la ville ! »
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Ἴσκεν, ἀμαλδύνουσα
φόνου τέλος, οἷον ἐτύχθη
« Ὑψιπύλη, μάλα
κεν θυμηδέος ἀντιάσαιμεν
Ἦ καὶ δεξιτερῆς
χειρὸς θίγεν· αἶψα δ' ὀπίσσω
Ἀμβολίη δ' εἰς
ἦμαρ ἀεὶ ἐξ ἤματος ἦεν
865 « Δαιμόνιοι,
πάτρης ἐμφύλιον αἷμ' ἀποέργει
875 Ὧς νείκεσσεν
ὅμιλον· ἐναντία δ' οὔ νύ τις ἔτλη |
V. 834-860. Elle parla ainsi, dissimulant le meurtre qui avait été commis sur les hommes. Jason, à son tour, lui adressa la parole avec adresse : « Hypsipylé, c'est bien volontiers que nous accepterions l'aimable secours que tu nous offres, alors que nous avons besoin de toi. Je vais revenir en ville, quand j'aurai exposé, comme il convient, toutes tes offres à mes compagnons. Mais que l'autorité royale, que l'île de Lemnos restent tiennes. Pour moi, ce n'est pas dédain si je refuse, mais de terribles combats me réclament en bâte. » II dit, et lui toucha la main droite; aussitôt, il se mit en route pour revenir. Autour de lui, de tous côtés, pleines de joie, des jeunes filles sans nombre s'empressaient jusqu'au moment où il sortit des portes. Bientôt après, sur des chariots rapides, elles descendaient vers le rivage, portant de nombreux dons d'hospitalité. Déjà, le héros avait répété avec soin à ses compagnons le discours qu'Hypsipylé avait tenu pour les appeler dans la ville. Elles les décidèrent sans peine à venir en hôtes dans leurs maisons. Car Cypris leur avait mis dans l'âme un doux désir, par égard pour Héphaistos, le dieu plein de sagesse, afin que, désormais, grâce à l'arrivée de ces hommes, la population de Lemnos fût complète. L'Aisonide partit pour la demeure royale d'Hypsipylé. Les autres allèrent un peu partout, chacun où le hasard le conduisait. Excepté Héraclès: il resta auprès du navire, de son plein gré, et, avec lui, quelques compagnons choisis. Aussitôt, la ville s'égaie de chœurs de danse et de festins; elle est pleine d'une fumée odorante : au-dessus de tous les autres dieux immortels, c'est le fils illustre d'Héra, et Cypris elle-même que l'on se conciliait par le chant et les sacrifices. On différait de jour en jour le départ sur la mer. Ils seraient restés longtemps à s'oublier dans leur séjour, si Héraclès, convoquant ses compagnons loin des femmes, ne leur eût adressé ces paroles pleines de blâme : v, 861-874. « Malheureux ! un meurtre commis sur des concitoyens nous tient-il éloignés de la patrie? Est-ce par besoin de nousmarier que nous sommes venus de notre pays ici, dédaigneuxdes femmes de chez nous? Est-ce notre plaisir d'habiter ici, pour labourer les fécondes campagnes de Lemnos? Certes, ce n'est pas ainsi que nous conquerrons de la gloire àcohabiter si longtemps avec des femmes étrangères! Et la toison, ce n'est pas quelque dieu qui ira l'arracher pour nous la donner, proie qui s'offrirait d'elle-même à nos prières. Rentrons donc, chacun chez soi; quant à lui, laissez-le s'éterniser dans le lit d'Hypsipylé, jusqu'à ce qu'il ait peuplé Lemnos de ses enfants, et qu'une grande gloire lui soit arrivée ainsi ! » V. 875-885. C'est en ces termes qu'il gourmanda l'assemblée : en face de lui, personne n'osa lever les yeux, ni prendre la parole. Loin de là, aussitôt après la réunion, ils allèrent préparer leur départ en hâte. Mais les femmes coururent vers eux dès qu'elles se furent rendu compte de leur projet. Telles, autour de lis splendides, bourdonnent des abeilles, qui se répandent hors du rocher creux qui leur sert de ruche; au loin s'étend une riante prairie baignée de rosée, et, dans leur vol d'une fleur à l'autre, elles expriment les sucs les plus doux : telles, ces femmes, en larmes, se répandaient autour des hommes; elles ne les quittaient pas; par leurs gestes et leurs paroles, elles montraient leur empressement auprès de chacun d'eux, priant les dieux immortels de leur accorder un retour exempt de toute peine. |
Ὧς δὲ καὶ Ὑψιπύλη
ἠρήσατο χεῖρας ἑλοῦσα
« Νίσσεο, καὶ σὲ
θεοὶ σὺν ἀπηρέσιν αὖτις ἑταίροις Τὴν δ' αὖτ' Αἴσονος υἱὸς ἀγαιόμενος προσέειπεν·
[1,900] « Ὑψιπύλη,
τὰ μὲν οὕτω ἐναίσιμα πάντα γένοιτο
910 Ἦ καὶ ἔβαιν'
ἐπὶ νῆα παροίτατος· ὧς δὲ καὶ ἄλλοι
Κεῖθεν δ' εἰρεσίῃ
Μέλανος διὰ βένθεα πόντου
Ἔστι δέ τις αἰπεῖα
Προποντίδος ἔνδοθι νῆσος
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V. 886-909. Ce fut aussi la prière d'Hypsipylé: elle prit les mains de l'Aisonide, et le regret de celui qui partait faisait couler ses larmes: « Va, et que les dieux te ramènent avec tes compagnons sains et saufs, portant au roi la toison d'or; que tout se passe suivant tes vœux, comme tu le désires. Cette île et le sceptre de mon père seront toujours pour toi, si jamais, à ton retour, tu veux revenir ici. Facilement tu pourrais y amener d'autres villes un peuple immense. Mais cette pensée tu ne l'auras pas, et moi-même je ne pressens pas que ces choses s'accomplissent : toutefois, et pendant ton voyage, et quand tu seras rentré dans ta patrie, souviens-toi d'Hypsipylé. Laisse-moi tes instructions, que j'exécuterai avec bonheur, si les dieux me permettent de devenir mère. » Le fils d'Aison répondit ainsi, plein d'égards pour elle: « Hypsipylé, puissent les événements tourner aussi bien, les dieux le voulant. Mais toi, prends de moi une meilleure opinion : tout ce que je demande, c'est de pouvoir habiter ma patrie, avec le consentement de Pélias, pourvu que les dieux me laissent sortir des combats! Mais si la destinée ne veut pas que de mon lointain voyage je revienne sur la terre d'Hellade, et si tu as mis au monde un enfant mâle, envoie-le, quand il sera parvenu à la puberté, dans lolcos Pélasgienne, à mon père et à ma mère, pour qu'il console leur deuil, si toutefois ils sont encore vivants. Et, loin du roi Pélias, dans leur palais, ils se rélèveront à leur foyer. » V. 910-921. II dit, et il monta sur le navire le premier : et les autres héros y montèrent. Ils prenaient les rames dans leurs mains, après s'être assis à leur place. Argos leur détacha le câble de la roche marine où il était fixé; et déjà, à grands efforts, ils fendaient l'eau de leurs longues rames. Vers le soir, sur les conseils d'Orphée, ils abordèrent à l'île de l'Atlantide Électra, pour apprendre, dans les saintes cérémonies de l'initiation, ces arrêts des dieux qu'on ne peut répéter, et pour continuer ensuite, avec plus de sûreté, leur voyage sur la mer effrayante. Mais je ne parlerai pas davantage de ces initiations. Salut à cette île, salut à ces dieux indigènes, maîtres de mystères qu'il ne m'est pas permis de chanter! V. 922-935. Partis de là, ils parcoururent à la rame la vaste étendue du golfe Mêlas, ayant d'un côté la terre des Thraces, de l'autre et au nord, l'île d'Imbros. Puis, peu de temps après le coucher du soleil, ils arrivèrent à la pointe de la Chersonèse. Là, un rapide vent du midi vint souffler à leur aide; ayant disposé la voile pour prendre la brise, ils se lancèrent dans les difficiles courants de la fille d'Athamas. Ils avaient laissé au nord l'autre mer dès le matin, et, à la nuit, ils arpentaient les flots limités par le rivage Rhœtéien, ayant à leur droite la terre Idéenne. Laissant de côté Dardanie, ils abordaient à Abydos; ensuite, ils dépassaient Percoté, la côte sablonneuse d'Abarnis, et la divine Pityéia; et, cette nuit même, aprèsque le navire eut couru tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, ils arrivèrent au terme de l'Hellespont, rembruni par les tourbillons qui l'agitent. V. 936-960. Il est, dans la Propontide, une presqu'île élevée, non loin du continent phrygien, riche en blés. Autant, d'un côté, elle s'incline vers la mer, aussi loin, d'autre part, entouré de flots mugissants, un isthme descend vers la terre ferme. Ses rivages, accessibles des deux côtés, sont situés au-dessus du fleuve Aisépos. Les peuples qui demeurent aux environs appellent cet endroit la montagne des Ours: mais il a des habitants sauvages et féroces, enfants de Gaia, étranges prodiges aux yeux de leurs voisins. Car ils font mouvoir chacun six bras d'une force extrême : deux, fixés à leurs robustes épaules, et les quatre autres, plus bas, adaptés à leurs flancs monstrueux. L'isthme et la plaine, située en face, étaient habités par des hommes Dolions. Celui qui leur commandait était un héros, fils d'Aineus, Cyzicos, que la fille du divin Eusoros, Ainété, avait mis au monde. Quoique bien terribles, les enfants de Gaia n'attaquaient jamais ce peuple, car Poséidon le protégeait; de lui, en effet, les Dolions étaient issus à l'origine. C'est en ce pays qu'Argo aborda, poussée par les vents de Thrace; le port Calos l'accueillit dans sa course. C'est là aussi que, sur les conseils de Tiphys, ils détachèrent la pierre de fond, qui était petite, et la laissèrent auprès d'une source, de la source d'Artacié. Ils en prirent une autre qui convenait bien, une très pesante. Mais celle qu'ils avaient laissée fut plus tard, suivant l'arrêt du dieu qui lance au loin les traits, placée, pierre consacrée, par les Ioniens, compagnons de Nélée, dans le sanctuaire d'Athéné, protectrice de Jason. |
Τοὺς δ' ἄμυδις
φιλότητι Δολίονες ἠδὲ καὶ αὐτὸς
Γηγενέες δ'
ἑτέρωθεν ἀπ' οὔρεος ἀίξαντες
Δὴ γάρ που κἀκεῖνα
θεὰ τρέφεν αἰνὰ πέλωρα
Ὡς δ' ὅτε δούρατα
μακρὰ νέον πελέκεσσι τυπέντα |
V. 961-988. Pleins de dispositions amicales, tous les Dolions et Cyzicos lui-même vinrent à la rencontre des Argonautes, dès qu'ils eurent appris quelle expédition ils avaient entreprise, quelle était leur race, qui ils étaient. Ils les reçurent avec hospitalité et leur persuadèrent de pénétrer plus avant, à force de rames, pour fixer dans le port de la ville les amarres du navire. Ils élevèrent alors à Apollon, qui préside aux débarquements, un autel établi sur le rivage, et ils s'occupèrent des sacrifices. Le roi lui-même leur donna le vin exquis dont ils avaient grand besoin, et aussi des moutons. Car un oracle lui avait dit que lorsqu'il viendrait une divine expédition de héros, il faudrait aussitôt la recevoir avec bienveillance, loin d'avoir contre elle des desseins hostiles. Semblable à Jason, le premier duvet de la jeunesse croissait sur son visage, et il ne pouvait pas encore se glorifier d'être père. Il avait, dans sa demeure, une épouse qui ne connaissait pas encore les travaux de l'enfantement, la fille du Percosien Mérops, Cleité à la belle chevelure, qu'il avait récemment emmenée, grâce à de splendides présents de noces, hors de la maison de son père, située de l'autre côté de la mer. Mais il laissa la chambre et le lit nuptial de sa jeune femme, pour venir partager leur repas; toute crainte était bannie loin de lui. Ils s'interrogeaient mutuellement les uns les autres; lui, il leur demandait quel était le but de leur voyage, quels étaient les ordres de Pélias; eux, de leur côté, ils s'informaient des villes avoisinantes et de toutes les sinuosités de la vaste Propontide : malgré tout leur désir de savoir, il ne pouvait les renseigner au delà. Aussi, à l'aurore, ils gravissaient le grand mont Dindymos, pour se rendre compte par eux-mêmes des routes de cette mer. Et cependant, quelques-uns d'entre eux faisaient avancer le navire de son premier mouillage au port Chytos. Le chemin par lequel ils allèrent a gardé le nom de route de Jason. v. 989-1011. Mais, arrivant de l'autre côté, les enfants de Gaia se précipitaient de la montagne; ils obstruèrent, en lançant des rochers au fond, l'issue du vaste port Chytos qui va vers la mer. Tels des chasseurs, disposant un piège pour y enfermer une bête sauvage. Mais, avec les plus jeunes hommes, Héraclès était resté au port, et aussitôt, bandant son arc dont il ramenait la corde en arrière, il en renversa bon nombre à terre, les uns sur les autres. Eux, de leur côté, ils brandissaient des pierres abruptes qu'ils lançaient. C'est qu'une déesse suscitait ces monstres terribles, Héra, femme de Zeus ; car cette lutte était un des travaux réservés à Héraclès. Se joignant à leurs compagnons, les autres héros qui revenaient de la montagne, avant d'être arrivés à l'endroit d'où ils voulaient observer la mer, les héros vaillants commencèrent à mettre à mort les enfants de Gaia, soit à coups de flèches, soit en les accueillant avec leurs lances; et le combat dura, jusqu'au moment où tous ces assaillants furieux eurent été mis en pièces. Ainsi, lorsque les bûcherons jettent en longue file sur la pente abrupte d'un rivage les grands troncs d'arbres qu'ils viennent d'abattre à coups de hache, afin que ces arbres, une fois humectés par les flots, se laissent pénétrer par les coins solides; ainsi, à la suite les uns des autres, les vaincusgisaient étendus, à l'endroit où se rétrécissait le port aux vagues blanches d'écume; les uns, masse serrée, avaient la tête et la poitrine plongées dans l'eau salée; le reste du corps, plus élevé, s'étendait sur la terre ferme. D'autres, au contraire, avaient la tête sur le sable du rivage, et leurs pieds s'enfonçaient dans la mer. Les uns et les autres devaient être la proie des oiseaux et des poissons. |
1015 Ἡ δ' ἔθεεν
λαίφεσσι πανήμερος· οὐ μὲν ἰούσης
Οἱ δ' ἄλλοι
εἴξαντες ὑπέτρεσαν, ἠύτε κίρκους
Οὐδὲ μὲν οὐδ'
ἄλοχος Κλείτη φθιμένοιο λέλειπτο
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V. 1013-1077. Les héros, après avoir achevé sans crainte cette lutte, détachaient au souffle du vent les amarres du navire, et poursuivaient leur route plus avant au travers des vagues gonflées de la mer. Argo avait couru toute la journée à la voile; mais, à l'arrivée de la nuit, le souffle du vent ne restait pas ce qu'il avait été. La tempête contraire saisissait le navire, le ramenait en arrière, en sorte qu'ils abordèrent de nouveau chez les Dolions hospitaliers. Les héros débarquèrent cette même nuit : encore aujourd'hui on nomme « Pierre Sacrée » la pierre autour de laquelle ils jetèrent les amarres du navire, s'étant avancés jusque-là. Aucun d'eux ne fut assez avisé pour reconnaître que c'était la même presqu'île qu'ils avaient naguère quittée. Eux, non plus, les Dolions ne s'aperçurent pas, dans la nuit, que c'étaient réellement les héros qui revenaient; mais ils pensèrent que l'armée Pélasgienne des Macriens venait d'aborder. Aussi, revêtant leurs armes, ils engagèrent la bataille avec eux. Ils manœuvrèrent les uns contre les autres de la lance et du bouclier : telle la rapide violence du feu fait rage, quand elle s'est abattue sur des buissons desséchés. C'est ainsi qu'une attaque terrible et violente s'abattit sur le peuple des Dolions. Et, de cette bataille, leur roi lui-même ne devait pas, violant l'ordre des destins, revenir chez lui, dans sa chambre, à son lit nuptial. Le voyant qui se tournait droit contre lui, l'Aisonide se précipita et le frappa en pleine poitrine, et, tout autour, les os furent fracassés par le coup de lance. Et le roi, renversé sur le sable, accomplit sa destinée. Car il n'est jamais permis aux mortels de l'éviter : c'est une dure barrière qui, de tous côtés, s'étend autour d'eux. Cyzicos se croyait bien à l'abri de tout malheur fâcheux de la part des héros; et, cette nuit même, le destin l'enchaîna, alors qu'il combattait contre eux. Beaucoup d'autres qui l'aidaient dans la lutte furent tués. Héraclès tua Téléclès et Mégabrontès; Acastos dépouilla Sphodris; Pelée se rendit maître de Zélys et de Géphyros, agile dans les combats; Télamon, habile à manier la lance, mit à mort Basileus ; Idas tua Promeus; Clytios, Hyacinthos; et les deux Tyndarides, Mégalossakès et Phlogios. En outre de ceux-ci, le fils d'Oineus tua l'audacieux Itymoneus et Artakès, qui combattait au premier rang; tous guerriers, que les habitants du pays honorent encore du culte qu'on rend aux héros. Le reste lâcha pied et s'enfuit de frayeur, comme, devant les éperviers rapides, s'échappe en tremblant la foule des colombes. Ils se précipitèrent vers les portes, troupe en désordre; aussitôt, cette retraite d'une lutte lamentable remplit la ville de cris. A l'aurore, on reconnut de part et d'autre la terrible, l'irréparable erreur. Une douleur cruelle s'empara des héros Minyens, quand ils virent le fils d'Aineus, Cyzicos, étendu devant eux dans la poussière et le sang. Trois jours entiers, ils gémirent, ils arrachèrent leurs cheveux, eux et le peuple des Dolions. Ensuite, avec leurs armes d'airain, ils rirent trois fois le tour du tombeau, accomplirent les justes cérémonies funèbres, et instituèrent, comme il est convenable, des jeux dans la plaine herbeuse où, encore aujourd'hui, le tertre du tombeau s'élève à la vue de la postérité. Mais Cleité, femme de Cyzicos, ne survécut pas plus longtemps à la mort de son époux : à ce malheur, elle en ajouta un autre plus affreux, car elle s'attacha une corde au cou. Sa mort fut pleurée par les Nymphes des bois elles-mêmes. Toutes les larmes qui de leurs yeux coulèrent vers la terre, les déesses en rirent une source appelée Cleité, nom illustre de la malheureuse jeune femme. Ce fut un jour bien funèbre, par la volonté de Zeus, pour les femmes des Dolions et pour les hommes. Personne, parmi le peuple, ne put goûter à la moindre nourriture; et, longtemps, leur douleur les empêcha de broyer le grain sous la meule; mais ils soutenaient leur existence en se nourrissant seulement de grains crus. De là vient qu'à présent encore, au jour anniversaire où les Ioniens, habitants de Cyzique, répandent des libations, c'est sous la meule publique que le grain est broyé pour le gâteau des sacrifices. |
Ἐκ δὲ τόθεν
τρηχεῖαι ἀνηέρθησαν ἄελλαι
« Αἰσονίδη, χρειώ
σε τόδ' ἱερὸν εἰσανιόντα
Ὧς φάτο· τῷ δ'
ἀσπαστὸν ἔπος γένετ' εἰσαΐοντι.
Τοῖσι δὲ Μακριάδες
σκοπιαὶ καὶ πᾶσα περαίη
Ἔσκε δέ τι
στιβαρὸν στύπος ἀμπέλου ἔντροφον ὕλῃ,
Πολλὰ δὲ τήνγε
λιτῇσιν ἀποστρέψαι ἐριώλας
1140 Ἡ δέ που
εὐαγέεσσιν ἐπὶ φρένα θῆκε θυηλαῖς |
V. 1078-1102. Après cela, s'élevèrent de rudes tempêtes, qui, pendant douze jours et douze nuits, empêchèrent les héros de prendre la mer. Au bout de ce temps, la nuit étant venue, déjà domptés par le sommeil, ils dormaient tous, étendus. C'était la dernière partie de la nuit. Acastos et Mopsos Ampycide veillaient sur leur profond sommeil. C'est alors qu'au-dessus de la tête blonde de l'Aisonide, un alcyon vola, prédisant par son chant clair la fin de la tourmente soulevée. Mopsos le comprit, quand il eut entendu les accents de bon augure de l'oiseau qui aime les rivages. Bientôt, suivant l'ordre de la divinité qui l'envoyait, l'oiseau se détourna et vint se poser en haut de la poupe, perché à l'endroit le plus élevé. Jason était couché sur les molles toisons des brebis : Mopsos alla le secouer, le réveilla aussitôt, et lui adressa ces paroles : « Aisonide, il faut que tu ailles au temple du Dyndimos escarpé, apaiser la mère de tous les dieux, qui y réside, assise sur un beau trône; alors cesseront les tempêtes véhémentes. Voilà ce que m'a appris le chant d'un alcyon marin que je viens d'entendre; il a volé tout autour de toi et au-dessus de ta tête, pendant que tu dormais. Certes, les vents et la mer, aussi bien que toute la terre en bas et en haut le siège neigeux de l'Olympos, tout dépend de la déesse. Aussi, lorsque, venant des montagnes, elle entre dans le ciel immense, le Cronide Zeus lui-même recule devant elle. Et, de la même manière, tous les autres dieux immortels entourent d'honneur la terrible déesse. » V. 1103-1152. II parla ainsi, et ses paroles furent agréables à celui qui les entendait; Jason s'élança de sa couche, et, plein de joie, il fit lever ses compagnons, les excitant tous à se hâter. Quand ils furent éveillés, il leur exposa le présage divin, interprété par l'Ampycide Mopsos. Aussitôt, les plus jeunes gens firent sortir des bœufs des étables, et les amenèrent jusqu'au plus haut sommet de la montagne. D'autres, ayant détaché les amarres de la Pierre Sacrée, conduisirent à la rame le navire dans le port thrace. Puis, ils se mirent en marche eux-mêmes, ne laissant à bord qu'un petit nombre de leurs compagnons. Déjà les roches Macriades et, de l'autre côté de la mer, tout le pays de Thrace, qui semblait sous leurs mains, se découvraient à leur vue. Dans la brume, apparaissait l'embouchure du Bosphore, et, plus loin, les montagnes de Mysie; et, d'autre part, le courant du fleuve Aisépos et la ville et la plaine Népéienne d'Adrestéia. Là, s'élevait un solide cep de vigne, né dans la forêt, que l'âge avait séché jusqu'aux racines. Ils le coupèrent, pour en faire un simulacre sacré de la déesse de la montagne. Argos tailla ce bois avec art, et ils l'établirent sur le sommet escarpé, à l'abri des chênes élevés, les plus hauts de tous ceux qui sont enracinés dans la terre. Puis ils construisirent un autel en cailloutage, et, tout autour, couronnés de feuilles de chêne, ils s'occupèrent de la cérémonie sacrée, invoquant la mère du Dindymos, déesse qui habite la Phrygie, vénérable entre toutes; et, en même temps, Titias et Cyllénos, les seuls de tous que l'on nomme les conducteurs des destins et les associés des travaux de la mère du mont Ida, les seuls de tous ces Dactyles Cretois de l'Ida, nés de la nymphe Anchialé, qui jadis les mit au monde, dans une caverne du mont Dicté, saisissant à deux mains la terre Oiaxienne. L'Aisonide suppliait à genoux, en versant des libations sur les victimes enflammées; en même temps, d'après les conseils d'Orphée, les jeunes gens bondissaient en mesure, dansant la danse armée; ils heurtaient leurs boucliers de leurs épées, afin d'égarer dans l'air les lamentations de mauvais augure que les peuples poussaient encore pour les funérailles du roi. De là vient que les Phrygiens, encore aujourd'hui, se rendent Rhéa propice par le son du rhombe et du tympan. Cependant, accessible aux prières, la déesse prêta son attention à ces cérémonies pures; les signes convenables au caractère de la déesse se manifestaient. Les arbres produisaient des fruits en abondance, et la terre faisait naître d'elle-même, aux pieds des héros, les rieurs du gazon délicat. Les bêtes féroces, quittant les bois épais et leurs tanières, arrivèrent en remuant la queue d'un air caressant. La déesse fit éclater aussi un autre présage : jusque alors aucune source n'arrosait le Dindymos, et voici que, pour les Argonautes, l'eau se mit à couler du sommet aride, sans s'arrêter. Et dans la suite, les hommes qui habitaient auprès de cette fontaine d'eau bonne à boire l'appelèrent « source de Jason ». Mais, en ce moment, les héros préparèrent sur les monts des Ours, en l'honneur de la déesse, un festin où ils célébrèrent Rhéa très auguste. Vers l'aurore, les vents s'étant apaisés, ils quittèrent la presqu'île à la rame.
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Ἔνθ' ἔρις ἄνδρα
ἕκαστον ἀριστήων ὀρόθυνεν,
Ἠμος δ' ἀγρόθεν
εἶσι φυτοσκάφος ἤ τις ἀροτρεὺς
Αὐτὰρ ὁ δαίνυσθαι
ἑτάροις οἷς εὖ ἐπιτείλας |
V. 1153-1186. Une émulation excitait chacun des héros: qui d'entre eux serait le dernier à cesser de ramer? Autour d'eux, l'air n'étant plus agité, avait calmé le tournoiement des eaux et endormi la mer. Les rameurs, encouragés par la tranquillité des flots, poussaient toujours à grands efforts le navire en avant. Argo bondissait si bien sur la mer, que les chevaux de Poséidon, aux pieds agiles comme les tempêtes, n'auraient pu l'atteindre. Cependant, les vagues s'étaient excitées sous l'action des fortes brises qui, sur le soir, venaient de s'élever des fleuves; épuisés enfin, ils s'arrêtaient. Alors, ces hommes qui peinaient de toutes leurs forces, c'est Héraclès qui, seul, les entraînait par la vigueur de ses bras; à lui seul, il mettait en mouvement l'assemblage des bois du navire. Dans leur course rapide vers le rivage des Mysiens, les héros côtoyaient l'embouchure du Rhyndacos et le grand tombeau d'Aigaiôn.qui était en vue, un peu au-dessous de la Phrygie; mais, alors, Héraclès brisa sa rame au milieu, en soulevant les sillons de la mer gonflée. Tenant à deux mains l'un des morceaux, il tomba de côté; l'autre morceau fut englouti par le reflux des vagues. Le héros dut s'asseoir, oisif; il restait silencieux, tournant de tous côtés des yeux étonnés : car ses mains n'avaient pas coutume de rester en repos. Or, c'était le moment où, de la pleine campagne, le terrassier, qui creuse le sol autour des arbres, et le laboureur reviennent avec joie à leur cabane, avides du souper. Arrivé à sa porte, le malheureux se repose; ses genoux sont brisés, la poussière le dessèche; il considère ses mains broyées par le travail, et maudit longuement son estomac qui a besoin de nourriture. C'est à ce moment de la journée que les héros arrivèrent aux habitations de la terre Cianide, près du mont Arganthonéios et de l'embouchure du Cios. Ils venaient en amis; les Mysiens, habitants du pays, les reçurent avec hospitalité et leur fournirent les provisions de route dont ils avaient besoin: des moutons et du vin en abondance. Ensuite, parmi les héros, les uns apportent du bois sec, les autres une quantité de feuilles et d'herbes des prairies, amassées pour faire des lits. D'autres faisaient tourner des morceaux de bois l'un dans l'autre, pour les allumer par le frottement; ou bien ils mélangeaient le vin dans les cratères et préparaient le festin. Au crépuscule un sacrifice était fait en l'honneur d'Apollon, qui préside aux débarquements. v. 1187-1205. Le fils de Zeus recommanda bien à ses compagnons de préparer le repas, et il partit pour la forêt; il avait hâte de se fabriquer, avant tout, une rame qui fût commode à sa main. Après avoir erré quelque peu, il trouva un sapin qui n'était pas chargé de beaucoup de branches, ni recouvert de feuilles, et qui ressemblait à la tige d'un long peuplier noir; il paraissait en effet de même hauteur et de même épaisseur. Aussitôt Héraclès posa à terre son carquois plein de flèches, avec son arc, et il se dépouilla de sa peau de lion. De sa massue consolidée d'un cercle d'airain, il ébranla le tronc jusqu'à la racine, et l'entoura par en bas de ses deux mains, confiant dans sa force. Solide sur ses jambes écartées, il appliqua avec vigueur contre l'arbre sa large épaule; dans son effort, il l'arracha du sol, quoiqu'il eût de profondes racines, et, avec lui, les mottes qui le retenaient dans la terre. Aussi vite le mât d'un navire, au moment des tempêtes excitées par le déclin du funeste Orion, est, d'un seul coup, enlevé avec ses coins eux-mêmes des câbles qui le maintiennent, car le rapide ouragan se précipite d'en haut : aussi vite il arracha l'arbre. Puis, reprenant son arc, ses flèches, la peau qui le couvrait et sa massue, il se mit en route pour revenir. |
Τόφρα δ' Ὕλας
χαλκέῃ σὺν κάλπιδι νόσφιν ὁμίλου
Αἶψα δ' ὅγε κρήνην
μετεκίαθεν, ἣν καλέουσιν
1240 Τοῦ δ' ἥρως
ἰάχοντος ἐπέκλυεν οἶος ἑταίρων
[1,1250] Αἶψα δ'
ἐρυσσάμενος μέγα φάσγανον ὦρτο δίεσθαι,
« Δαιμόνιε,
στυγερόν τοι ἄχος πάμπρωτος ἐνίψω.
Ὧς φάτο· τῷ δ'
ἀίοντι κατὰ κροτάφων ἅλις ἱδρὼς |
V. 1207-1239. Cependant Hylas, muni d'un vase d'airain, s'était écarté de l'assemblée des héros, à la recherche du jaillissement sacré d'une source, pour prévenir le retour d'Héraclès en puisant l'eau nécessaire à son repas, et en s'occupant avec hâte et avec soin de tous les préparatifs. Car, depuis sa petite enfance, il était nourri par Héraclès dans ces habitudes, depuis que celui-ci l'avait enlevé de la maison de son père, le divin Théiodamas, tué misérablement au pays des Dryopes par le héros, alors qu'il contestait avec lui au sujet d'un bœuf de labour. En effet, victime de la fatalité, Théiodamas fendait avec sa charrue le sol d'une jachère. Héraclès lui ordonna de livrer ce bœuf laboureur, et Théiodamas n'y consentit pas. C'est que Héraclès cherchait quelque prétexte déplorable pour porter la guerre chez les Dryopes, parce que ces hommes vivaient sans se soucier en rien de la justice. Mais tout cela m'égarerait bien loin de ce poème. Or, Hylas arriva bien vite à une fontaine que les habitants qui en sont voisins appellent les Sources. Par hasard, en ce moment, des chœurs de Nymphes y étaient installés; car toutes, tant qu'elles étaient, habitantes de ce riant promontoire, elles avaient soin, chaque nuit, de célébrer Artémis par leurs chants. Toutes celles à qui le sort avait assigné les hauteurs ou les grottes des montagnes, celles aussi qui habitent les forêts arrivaient de loin : et, de la source aux belles ondes, venait de s'élever la Nymphe de la fontaine. Elle aperçut Hylas près d'elle, brillant de beauté et de grâces séduisantes; car, du haut du ciel, la lune dans son plein le faisait resplendir sous ses rayons éclatants. Cypris frappa le cœur de la Nymphe : dans sa stupeur, elle eut peine à rassembler ses esprits. Mais, dès qu'il eut plongé son vase dans le courant, en se penchant de côté, dès que l'eau en abondance commença à s'engloutir avec bruit dans l'airain sonore, aussitôt la Nymphe lui mit sur le cou son bras gauche, pleine du désir de baiser sa bouche délicate; de sa main droite, le saisissant au coude, elle l'entraînait au milieu du tournant d'eau. V. 1240-1260. Il criait : seul, parmi tous ses compagnons, le héros Polyphémos Eilatide l'entendit, lui qui avait fait route plus avant, car il attendait le retour du grand Héraclès. Il s'avança en hâte vers les Sources, comme un animal des forêts à qui le bêlement des moutons est arrivé de loin : la faim le rend ardent, il se précipite, et pourtant il ne s'est pas emparé des troupeaux; car auparavant les bergers les ont rentrés dans leurs étables. Mais lui, haletant, pousse d'affreux hurlements, jusqu'à en être épuisé. Tel l'Eilatide gémissait profondément; il allait et venait, en criant, dans tous les endroits d'alentour, mais c'est en vain que sa voix retentissait. Tout à coup, dégainant sa grande épée, il se mit à la recherche d'Hylas; il craignait que l'enfant devînt la proie des bêtes sauvages, ou que, étant seul, il tombât dans quelque embuscade des habitants, et fût emmené par eux, facile butin. Il allait ainsi, brandissant son épée nue dans sa main, quand il se rencontra sur sa route avec Héraclès lui-même. Il reconnut facilement le héros, qui se hâtait vers le navire, au milieu des ténèbres. Aussitôt, il lui annonça le malheur déplorable qui venait d'arriver; sa respiration était pénible, car la douleur l'oppressait : « Malheureux! je vais, le premier de tous, te dire une nouvelle bien triste : Hylas, qui était allé à la source, ne revient pas sain et sauf. Mais des brigands l'ont saisi et l'entraînent de force, ou des bêtes le dévorent. Quant à moi, je l'ai entendu crier. » V. 1361-1272. Il dit: Héraclès écoutait, et une abondante sueur coulait de ses tempes, et un sang noir bouillonnait dans son cœur. Hors de lui, il jeta à terre le sapin qu'il avait en main, et se mit en route, courant devant lui, où ses pieds l'emportaient. Tel, piqué par un taon, un taureau se précipite: il abandonne les prairies et les marais; il ne pense plus aux bergers, ni aux troupeaux, mais il poursuit sa course. Tantôt il va sans repos, tantôt il s'arrête, et, élevant sa large tête, pousse un mugissement; car le taon mauvais le torture. Ainsi Héraclès, dans les mouvements impétueux de son âme, tantôt agite ses rapides genoux, longtemps, sans s'arrêter; tantôt, il interrompt sa course pénible, et sa grande voix pénètre au loin.
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Αὐτίκα δ'
ἀκροτάτας ὑπερέσχεθεν ἄκριας ἀστὴρ
Ἐν δέ σφιν
κρατερὸν νεῖκος πέσεν, ἐν δὲ κολῳὸς
1290 « Ἧσ' αὔτως
εὔκηλος, ἐπεί̣̣ύ τοι ἄρμενον ἦεν
Ἠ, καὶ ἐς Ἁγνιάδην
Τῖφυν θόρε· τὼ δέ οἱ ὄσσε
1315 « Τίπτε παρὲκ
μεγάλοιο Διὸς μενεαίνετε βουλὴν
Ἠ, καὶ κῦμ'
ἀλίαστον ἐφέσσατο νειόθι δύψας· |
v. 1273-1295. Mais, au moment où l'étoile du matin commençait à briller au-dessus des plus hautes cimes, les brises revinrent. Aussitôt Tiphys ordonna de monter en navire pour profiter du vent. Ils s'embarquèrent sans tarder, pleins d'entrain; ayant tiré à eux sur le navire les pierres de fond, ils halèrent les câbles sur l'arrière. Le milieu de la voile se gonfla sous le vent, et, loin du rivage, ils étaient entraînés, joyeux, le long du cap Posidéios. Mais, quand l'aurore sereine resplendit, dans le ciel, au matin, s'élevant de l'extrémité de l'horizon, alors que les sentiers paraissent blancs au milieu de la campagne, et que les plaines humides de rosée brillent d'un éclat transparent, alors ils s'aperçurent que, sans y prendre garde, ils avaient laissé leurs compagnons. Une violente querelle s'éleva entre eux, un tumulte affreux; car ils s'en allaient, ayant oublié en arrière le meilleur d'eux tous. Effrayé, incapable de prendre un parti, l'Aisonide ne parlait ni dans un sens ni dans l'autre. Il restait assis, profondément accablé d'un lourd chagrin, et se rongeant le cœur. Mais Télamon, saisi de colère, parla ainsi : « Si tu restes tranquille comme tu l'es, c'est que tu avais tout arrangé pour abandonner Héraclès. C'est de toi que ce dessein est parti; car tu craignais que sa gloire par toute l'Hellade n'obscurcît la tienne, si toutefois les dieux nous accordent de rentrer chez. nous. Mais, à quoi bon les paroles? Car, je vais me séparer de tes compagnons qui ont préparé avec toi cette perfidie! » V. 1296-1309. II dit, et se précipita sur l'Agniade Tiphys, et ses yeux brillaient comme les flammes qui s'élèvent en spirales du milieu d'un feu ardent. Et, certes, ils seraient revenus en arrière, vers la terre des Mysiens, à force de lutter contre la mer et le vent qui continuait à souffler en sens contraire, si les deux fils du Thrace Borée n'avaient interpellé l'Aiacide par de dures paroles: infortunés! Une terrible vengeance leur était réservée dans l'avenir, de la main d'Héraclès, pour avoir empêché qu'on n'allât à sa recherche. Car, au retour des combats célébrés aux funérailles de Pélias, ils furent tués par Héraclès dans Ténos que la mer entoure; il entassa de la terre autour de leurs cadavres, et éleva au-dessus deux colonnes, dont l'une, miracle surprenant aux yeux des hommes, se meut au souffle du retentissant Borée. Et ces choses devaient s'accomplir ainsi, dans la suite des temps. II éleva à la surface de l'eau sa tête couverte de cheveux, et le haut du corps, depuis la ceinture; et, saisissant d'une main robuste les flancs du navire, il leur parla ainsi au milieu de leur impétueuse discussion : « Pourquoi voulez-vous, contrairement au dessein du grand Zeus, amener le courageux Héraclès dans la ville d'Aiétès? Le destin l'appelle à Argos, pour accomplir les douze travaux jusqu'au bout, à force de peine, et suivant les ordres de l'injuste Eurysthée; puis, il doit habiter au foyer des immortels, quand il aura fini le petit nombre de travaux qu'il lui reste encore à exécuter. Qu'il n'y ait donc pas de regret au sujet de lui. Quant à Polyphémos, l'ordre fatal est qu'après avoir fondé une ville illustre chez les Mysiens, à l'embouchure du Cios, il achève son destin dans le pays immense des Chalvbes. Pour Hylas, une nymphe divine en a fait son époux par amour; c'est à cause de leurs courses errantes à sa recherche que les deux héros ont été abandonnés. » II dit, et, ayant plongé, se précipita au fond de la mer agitée; autour de lui, bouleversée par les tourbillons, l'eau écumait, éclatante de blancheur, et rejaillissait sur le navire aux flancs creux. |
Γήθησαν δ' ἥρωες·
ὁ δ' ἐσσυμένως ἐβεβήκει
« Αἰσονίδη, μή μοί
τι χολώσεαι, ἀφραδίῃσιν Τὸν δ' αὖτ' Αἴσονος υἱὸς ἐπιφραδέως προσέειπεν·
« Ὠ πέπον, ἦ μάλα
δή με κακῷ ἐκυδάσσαο μύθῳ, Ἠ ῥα, καὶ ἀρθμηθέντες, ὅπῃ πάρος, ἑδριόωντο.
1345 Τὼ δὲ Διὸς βουλῇσιν,
ὁ μὲν Μυσοῖσι βαλέσθαι
Νηῦν δὲ πανημερίην
ἄνεμος φέρε νυκτί τε πάσῃ |
V. 1329-1344. Les héros furent remplis de joie; l'Aiacide Télamon s'empressa de marcher vers Jason, et, lui ayant pris l'extrémité de la main dans la sienne, il l'embrassa et parla ainsi : « Aisonide, ne sois point irrité contre moi, si, dans mon fol emportement, je t'ai blessé. Car la douleur m'a fait tenir un discours insolent et insupportable. Que les vents emportent cet égarement, et soyons, comme par le passé, bienveillants l'un pour l'autre. » Le fils d'Aison lui répondit alors avec sagesse : « Ami, tu m'as sans doute injurié par de mauvaises paroles, quand tu as dit, devant tous nos compagnons, que je me conduisais mal à l'égard d'un homme excellent. Mais je ne nourris pas un courroux amer, quoique, sur le moment, j'aie été très peiné. Car, enfin, ce n'est pas à cause de troupeaux de brebis ou de richesses que tu t'es emporté contre moi, mais au sujet d'un de nos compagnons. Et j'espère que, si l'occasion s'en présente, tu soutiendras de même ma querelle contre quelque autre. » II dit, et, réconciliés, ils reprirent leurs places primitives. V. 1345-1357. Quant aux deux héros laissés en arrière, la volonté de Zeus était que l'un, l'Eilatide Polyphémos, fondât chez les Mysiens une ville du même nom que le fleuve qui la baigne, et que l'autre partît pour continuer de se fatiguer aux travaux imposés par Eurysthée. Mais il menaça de bouleverser, avant de partir, le pays des Mysiens, si on ne découvrait ce qu'était devenu Hylas, qu'il fût mort ou vif. Les Mysiens donnèrent en otage à Héraclès des enfants choisis parmi les plus nobles du peuple, et ils s'engagèrent par serment à ne jamais cesser leur travail de recherches. Voilà pourquoi les Cianiens recherchent encore maintenant Hylas, fils de Théiodamas, et s'intéressent à Trachine, la ville bien construite. Car c'est là qu'Héraclès installa les enfants que les Mysiens lui donnèrent à emmener de chez eux en otages. V. 1358-1362. Pendant tout le jour, le navire fut entraîné par le vent, et pendant toute la nuit; car le souffle était impétueux. Mais il n'y avait plus la moindre brise quand l'aurore se leva. Or, ayant aperçu un rivage qui s'élevait autour d'une baie, et qui semblait très vaste, ils y abordèrent à la rame, au moment ou le soleil commençait à briller. (01). Polydeucès est connu sous le nom latinisé de Pollux, que l'usage nous force de conserver.
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