Platon : La République

PLATON

LΑ REPUBLIQUE : LIVRE X

LIVRE IX

Traduction française · Robert BACCOU.

Traduction COUSIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PLATON


 

OEUVRES COMPLÈTES


 

LA RÉPUBLIOUE - LIVRE X 

 

 

Πολιτεία  I

 

595 - 621d

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

p. 595

Et certes, repris-je, si j'ai bien d'autres raisons de a croire que notre cité a été fondée de la façon la plus correcte qui fût possible, c'est surtout en songeant à notre règlement sur la poésie (688) que je l'affirme.

Quel règlement ? demanda-t-il.

Celui de n'admettre en aucun cas la poésie imitative. Qu'il faille absolument refuser de l'admettre, c'est, je crois, ce qui apparaît avec plus d'évidence, maintenant 595b que nous avons établi une distinction nette entre les divers éléments de l'âme.

Comment l'entends-tu ?

Pour le dire entre nous - car vous n'irez pas me dénoncer aux poètes tragiques et aux autres imitateurs toutes les oeuvres de ce genre ruinent, ce semble, l'esprit de ceux qui les écoutent, lorsqu'ils n'ont point l'antidote (689), c'est-à-dire la connaissance de ce qu'elles sont réellement.

Quelle raison t'engage à parler de la sorte ?

Il faut le dire, répondis-je, quoiqu'une certaine tendresse et un certain respect que j'ai depuis l'enfance pour Homère me retiennent de parler; car il semble bien 595c avoir été le maître et le chef de tous ces beaux poètes tragiques (690). Mais il ne faut pas témoigner à un homme plus d'égards qu'à la vérité (691), et, comme je viens de le dire, c'est un devoir de parler.

Certainement.

Écoute donc, ou plutôt réponds-moi.

Interroge.

Pourrais-tu me dire ce qu'est, en général, l'imitation ? car je ne conçois pas bien moi-même ce qu'elle se propose.

Alors comment, moi, le concevrai-je ?

Il n'y aurait là rien d'étonnant. Souvent ceux qui ont 596 la vue faible aperçoivent les objets avant ceux qui l'ont perçante.

Cela arrive. Mais, en ta présence, je n'oserai jamais dire ce qui pourrait me paraître évident. Vois donc toi-même.

Eh bien ! veux-tu que nous partions de ce point-ci dans notre enquête, selon notre méthode accoutumée ? Nous avons, en effet, l'habitude de poser une certaine Forme, et une seule, pour chaque groupe d'objets multiples auxquels nous donnons le même nom. Ne comprends-tu pas ?

Je comprends.

Prenons donc celui que tu voudras de ces groupes d'objets multiples. Par exemple, il y a une multitude 596b de lits et de tables.

Sans doute.

Mais pour ces deux meubles, il n'y a que deux Formes, l'une de lit, l'autre de table.

Oui.

N'avons-nous pas aussi coutume de dire que le fabricant de chacun de ces deux meubles porte ses regards sur la Forme, pour faire l'un les lits, l'autre les tables dont nous nous servons, et ainsi des autres objets ? car la 596c Forme elle-même, aucun ouvrier ne la façonne, n'est-ce pas ?

Non, certes.

Mais vois maintenant quel nom tu donneras à cet ouvrier-ci.

Lequel ?

Celui qui fait tout ce que font les divers ouvriers, chacun dans son genre.

Tu parles là d'un homme habile et merveilleux !

Attends, et tu le diras bientôt avec plus de raison. Cet artisan dont je parle n'est pas seulement capable de faire toutes sortes de meubles, mais il produit encore tout ce qui pousse de la terre, il façonne tous les vivants, y compris lui-même, et outre cela il fabrique la terre, le ciel, les dieux, et tout ce qu'il y a dans le ciel, et tout ce qu'il y a sous la terre, dans l'Hadès.

Voilà un sophiste (692) tout à fait merveilleux !

596d Tu ne me crois pas ? Mais dis-moi : penses-tu qu'il n'existe absolument pas d'ouvrier semblable ? ou que, d'une certaine manière on puisse créer tout cela, et que, d'une autre, on ne le puisse pas ? Mais tu ne remarques pas que tu pourrais le créer toi-même, d'une certaine façon.

Et quelle est cette façon ? demanda-t-il.

Elle n'est pas compliquée, répondis-je; elle se pratique souvent et rapidement, très rapidement même, si tu veux prendre un miroir et le présenter de tous côtés; tu feras vite le soleil et les astres du ciel, la terre, toi-même 596e, et les autres êtres vivants, et les meubles, et les plantes, et tout ce dont nous parlions à l'instant.

Oui, mais ce seront des apparences, et non pas des réalités.

Bien, dis-je; tu en viens au point voulu par le discours; car, parmi les artisans de ce genre, j'imagine qu'il faut compter le peintre (693), n'est-ce pas ?

Comment non ?

Mais tu me diras, je pense, que ce qu'il fait n'a point de réalité; et pourtant, d'une certaine manière, le peintre lui aussi fait un lit. Ou bien non ?

Si, répondit-il, du moins un lit apparent.

Et le menuisier ? N'as-tu pas dit tout à l'heure qu'il 597 ne faisait point la Forme, ou, d'après nous, ce qui est le lit (694), mais un lit particulier ?

Je l'ai dit en effet.

Or donc, s'il ne fait point ce qui est, il ne fait point l'objet réel, mais un objet qui ressemble à ce dernier, sans en avoir la réalité; et si quelqu'un disait que l'ouvrage du menuisier ou de quelque autre artisan est parfaitement réel, il y aurait chance qu'il dise faux, n'est-ce pas ?

Ce serait du moins le sentiment de ceux qui s'occupent de semblables question.

Par conséquent, ne nous étonnons pas que cet ouvrage soit quelque chose d'obscur, comparé à la vérité,

597b Non.

Veux-tu maintenant que, nous appuyant sur ces exemples, nous recherchions ce que peut être l'imitateur ?

Si tu veux, dit-il.

Ainsi, il y a trois sortes de lits; l'une qui existe dans la nature des choses, et dont nous pouvons dire, je pense, que Dieu est l'auteur - autrement qui serait-ce ?...

Personne d'autre, à mon avis.

Une seconde est celle du menuisier.

Oui.

Et une troisième, celle du peintre, n'est-ce pas ?

Soit.µ

Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces de lits.

Oui, trois.

597c Et Dieu, soit qu'il n'ait pas voulu agir autrement, soit que quelque nécessité l'ait obligé à ne faire qu'un lit dans la nature, a fait celui-là seul qui est réellement le lit (695); mais deux lits de ce genre, ou plusieurs, Dieu ne les a jamais produits et ne les produira point.

Pourquoi donc ? demanda-t-il.

Parce que s'il en faisait seulement deux, il s'en manifesterait un troisième dont ces deux-là reproduiraient la Forme, et c'est ce lit qui serait le lit réel, non les deux autres.

Tu as raison.

597d Dieu sachant cela, je pense, et voulant être réellement le créateur d'un lit réel, et non le fabricant particulier d'un lit particulier, a créé ce lit unique par nature.

Il le semble.

Veux-tu donc que nous donnions à Dieu le nom de créateur naturel de cet objet, ou quelque autre nom semblable ?

Ce sera juste, dit-il, puisqu'il a créé la nature de cet objet et de toutes les autres choses.

Et le menuisier ? Nous l'appellerons l'ouvrier du lit n'est-ce pas ?

Oui.

Et le peintre, le nommerons-nous l'ouvrier et le créateur de cet objet ?

Nullement.

Qu'est-il donc, dis-moi, par rapport au lit ?

Il me semble que le nom qui lui conviendrait le mieux 597e est celui d'imitateur de ce dont les deux autres sont les ouvriers.

Soit. Tu appelles donc imitateur l'auteur d'une production éloignée de la nature de trois degrés (696).

Parfaitement, dit-il.

Donc, le faiseur de tragédies, s'il est un imitateur, sera par nature éloigné de trois degrés du roi et de la vérité (697), comme, aussi, tous les autres imitateurs.

Il y a chance.

Nous voilà donc d'accord sur l'imitateur. Mais, à propos du peintre, réponds encore à ceci : essaie-t-il, d'après toi, 598 d'imiter chacune des Choses mêmes qui sont dans la nature ou bien les ouvrages des artisans ?

Les ouvrages des artisans, répondit-il.

Tels qu'ils sont, ou tels qu'ils paraissent; fais encore cette distinction.

Que veux-tu dire ?

Ceci : un lit, que tu le regardes de biais, de face, ou de toute autre manière, est-il différent de lui-même, ou, sans différer, parait-il différent ? et en est-il de même des autres choses ?
Oui, dit-il, l'objet parait différent mais ne diffère en rien.

Maintenant, considère ce point; lequel de ces deux buts 598b se propose la peinture relativement à chaque objet est-ce de représenter ce qui est tel qu'il est, ou ce qui parait, tel qu'il parait ? Est-elle l'imitation de l'apparence ou de la réalité ?

De l'apparence.

L'imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c'est, semble-t-il, parce qu'elle ne touche qu'à une petite partie de chacun, laquelle n'est d'ailleurs qu'une ombre. Le peintre, dirons-nous par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier ou toute autre artisan 598c sans avoir aucune connaissance de leur métier; et cependant, s'il est bon peintre, ayant représenté un charpentier et le montrant de loin, il trompera les enfants et les hommes privés de raison, parce qu'il aura donné à sa peinture l'apparence d'un charpentier véritable (698).

Certainement.

Eh bien ! ami, voici, à mon avis, ce qu'il faut penser de tout cela. Lorsque quelqu'un vient nous annoncer qu'il a trouvé un homme instruit de tous les métiers, qui connaît tout ce que chacun connaît dans sa partie, 598d et avec plus de précision que quiconque, il faut lui répondre qu'il est un naïf, et qu'apparemment il a rencontré un charlatan et un imitateur, qui lui en a imposé au point de lui paraître omniscient, parce que lui-même n'était pas capable de distinguer la science, l'ignorance et l'imitation.

Rien de plus vrai, dit-il.

Nous avons donc à considérer maintenant la tragédie et Homère qui en est le père (699), puisque nous entendons certaines personnes dire que les poètes tragiques sont 598e versés dans tous les arts, dans toutes les choses humaines relatives à la vertu et au vice, et même dans les choses divines; il est en effet nécessaire, disent-elles, que le bon poète, s'il veut créer une belle oeuvre, connaisse les sujets qu'il traite, qu'autrement il ne serait pas capable de créer. Il faut donc examiner si ces personnes, étant tombées sur des imitateurs de ce genre, n'ont pas été 599 trompées par la vue de leurs ouvrages, ne se rendant pas compte qu'ils sont éloignés au troisième degré du réel, et que, sans connaître la vérité, il est facile de les réussir (700) (car les poètes créent des fantômes et non des réalités), ou si leur assertion a quelque sens, et si les bons poètes savent vraiment ce dont, au jugement de la multitude, ils parlent si bien.

Parfaitement, dit-il, c'est ce qu'il faut examiner.

Or, crois-tu que si un homme était capable de faire indifféremment et l'objet à imiter et l'image, il choisirait de consacrer son activité à la fabrication des images, et mettrait cette occupation au premier plan de sa vie, comme s'il n'y avait pour lui rien de meilleur ?

599b Non, certes.

Mais s'il était réellement versé dans la connaissance des choses qu'il imite, j'imagine qu'il s'appliquerait beaucoup plus à créer qu'à imiter, qu'il tâcherait de laisser après lui un grand nombre de beaux ouvrages, comme autant de monuments, et qu'il tiendrait bien plus à être loué qu'à louer les autres (701).

Je le crois, répondit-il, car il n'y a point, dans ces deux rôles, égal honneur et profit.

Donc, pour quantité de choses, n'exigeons pas de comptes d'Homère ni d'aucun autre poète; ne leur 599c demandons pas si tel d'entre eux a été médecin, et non pas seulement imitateur du langage des médecins, quelles guérisons on attribue à un poète quelconque, ancien ou moderne, comme à Asclépios, ou quels disciples savants en médecine il a laissés après lui, comme Asclépios a laissé ses descendants. De même, à propos des autres arts, ne les interrogeons pas, laissons-les en paix. Mais sur les sujets les plus importants et les plus beaux qu'Homère entreprend de traiter, sur les guerres, le commandement des armées, l'administration des cités, l'éducation de l'homme, il est peut-être juste de l'interroger 599d et de lui dire : « Cher Homère, s'il est vrai qu'en ce qui concerne la vertu tu ne sois pas éloigné au troisième degré de la vérité - ouvrier de l'image, comme nous avons défini l'imitateur - si tu te trouves au second degré (702), et si tu fus jamais capable de connaître quelles pratiques rendent les hommes meilleurs ou pires, dans la vie privée et dans la vie publique, dis-nous laquelle, parmi les cités, grâce à toi s'est mieux gouvernée, comme 599e grâce à Lycurgue, Lacédémone, et grâce à beaucoup d'autres, nombre de cités grandes et petites ? Quel État reconnaît que tu as été pour lui un bon législateur et un bienfaiteur (703) ? L'Italie et la Sicile ont eu Charondas (704), et nous Solon, mais toi, quel État peut te citer ? Pourrait-il en nommer un seul ?
Je ne le crois pas, répondit Glaucon; les Homérides eux-mêmes n'en disent rien.
600 Mais quelle guerre mentionne-t-on, à l'époque d'Homère, qui ait été bien conduite par lui, ou par ses conseils ?

Aucune.

Cite-t-on alors de lui, comme d'un homme habile dans la pratique, plusieurs inventions ingénieuses concernant les arts ou les autres formes de l'activité, ainsi qu'on le fait de Thalès de Milet et d'Anacharsis le Scythe (705) ?

Non, on ne cite rien de tel.

Mais si Homère n'a pas rendu de services publics dit-on au moins qu'il ait, de son vivant, présidé à l'éducation de quelques particuliers, qui l'aient aimé au point de s'attacher à sa personne, et qui aient transmis à la 600b postérité un plan de vie homérique, comme ce fut le cas de Pythagore, qui inspira un profond attachement de ce genre (706), et dont les sectateurs nomment encore aujourd'hui pythagorique le mode d'existence par lequel ils semblent se distinguer des autres hommes ?

Non, là encore, on ne rapporte rien de pareil; car Créophyle (707), le compagnon d'Homère, encourut peut-être plus de ridicule pour son éducation que pour son nom, si ce qu'on raconte d'Homère est vrai. On dit, en effet, que 600c ce dernier fut étrangement négligé de son vivant par ce personnage.

On Le dit, en effet. Mais penses-tu, Glaucon, que si Homère eût été réellement en état d'instruire les hommes et de les rendre meilleurs - possédant le pouvoir de connaître et non celui d'imiter - penses-tu qu'il ne se serait pas fait de nombreux disciples qui l'auraient honoré et chéri ? Quoi ! Protagoras d'Abdère, Prodicos de Céos et une foule d'autres arrivent à persuader leurs contemporains, en des entretiens privés (708), qu'ils ne pourront 600d administrer ni leur maison ni leur cité, si eux-mêmes ne président à leur éducation, et pour cette sagesse se font si vivement aimer que leurs disciples les porteraient presque en triomphe sur leurs épaules (709) - et les contemporains d'Homère, si ce poète avait été capable d'aider les hommes à être vertueux, l'auraient laissé, lui ou Hésiode, errer de ville en ville en récitant ses vers ! ils ne se seraient pas attachés à eux plus qu'à tout l'or du monde ! ils ne les auraient pas forcés de rester auprès d'eux, dans leur pays, ou, s'ils n'avaient pu les persuader, ils ne les auraient 600e pas suivis partout où ils allaient, jusqu'à ce qu'ils en eussent reçu une éducation suffisante ?

Ce que tu dis là, Socrate, me paraît tout à fait vrai.

Or donc, poserons-nous en principe que tous les poètes (710), à commencer par Homère, sont de simples imitateurs des apparences de la vertu et des autres sujets qu'ils traitent, mais que, pour la vérité, ils n'y atteignent pas : semblables en cela au peintre dont nous parlions tout à l'heure, qui dessinera une apparence de cordonnier, 601 sans rien entendre à la cordonnerie, pour des gens qui, n'y entendant pas plus que lui, jugent des choses d'après la couleur et le dessin ?

Parfaitement.

Nous dirons de même, je pense, que le poète applique à chaque art des couleurs convenables, avec ses mots et ses phrases, de telle sorte que, sans s'entendre lui-même à rien d'autre qu'à imiter, auprès de ceux qui, comme lui, ne voient les choses que d'après les mots, il passe - quand il parle, en observant la mesure, le rythme et l'harmonie, soit de cordonnerie, soit d'art militaire, soit 601b de tout autre objet - il passe, dis-je, pour parler fort bien, tant naturellement et par eux-mêmes ces ornements ont de charme ! Car, dépouillées de leur coloris artistique, et citées pour le sens qu'elles enferment, tu sais, je pense, quelle figure font les oeuvres des poètes (711), puisque aussi bien tu en as eu le spectacle (712).

Oui, dit-il.

Ne ressemblent-elles pas aux visages de ces gens qui n'ont d'autre beauté que la fleur de la jeunesse, lorsque cette fleur est passée ?

C'est tout à fait exact.

Or çà ! donc, considère ceci : le créateur d'images, l'imitateur, disons-nous, n'entend rien à la réalité, il ne 601c connaît que l'apparence, n'est-ce pas ?

Oui.

Eh bien! ne laissons pas la question à demi traitée, voyons-la comme il convient.

Parle, dit-il.

Le peintre, disons-nous, peindra des rênes et un mors.

Oui.

Mais c'est le sellier et le forgeron qui les fabriqueront.

Certainement.

Or, est-ce le peintre qui sait comment doivent être faits les rênes et le mors ? est-ce même celui qui les fabrique, forgeron ou sellier ? n'est-ce pas plutôt celui qui a appris à s'en servir, le seul cavalier ?

C'est très vrai.

Ne dirons-nous pas qu'il en est de même à l'égard de toutes les choses ?

Comment cela ? 

601d Il y a trois arts qui répondent à chaque objet : ceux de l'usage, de la fabrication et de l'imitation.

Oui.

Mais à quoi tendent la qualité, la beauté, la perfection d'un meuble, d'un animal, d'une action, sinon à l'usage en vue duquel chaque chose est faite, soit par la nature, soit par l'homme ?

À rien d'autre.

Par conséquent, il est de toute nécessité que l'usager d'une chose soit le plus expérimenté, et qu'il informe le fabricant des qualités et des défauts de son ouvrage, par rapport à l'usage qu'il en fait. Par exemple, le joueur de flûte renseignera le fabricant sur les flûtes qui pourront lui servir à jouer; il lui dira comment il doit les faire, et 601e celui-ci obéira.

Sans doute.

Donc, celui qui sait prononcera sur les flûtes bonnes et mauvaises, et l'autre travaillera sur la foi du premier.

Oui.

Ainsi, à l'égard du même instrument, le fabricant aura, sur sa perfection ou son imperfection, une foi qui sera juste (713), parce qu'il se trouve en rapport avec celui qui sait, et qu'il est obligé d'écouter ses avis, mais c'est 602 l'usager qui aura la science.

Parfaitement.

Mais l'imitateur, tiendra-t-il de l'usage la science des choses qu'il représente, saura-t-il si elles sont belles et correctes ou non - ou s'en fera-t-il une opinion droite parce qu'il sera obligé de se mettre en rapport avec celui qui sait, et de recevoir ses instructions, quant à la manière de les représenter ?

Ni l'un, ni l'autre.

L'imitateur n'a donc ni science ni opinion droite (714) touchant la beauté ou les défauts des choses qu'il imite.

Non, semble-t-il.

Il sera donc charmant l'imitateur en poésie, par son intelligence des sujets traités !

Pas tant que ça !

Cependant il ne se fera pas faute d'imiter, sans savoir 602b par quoi chaque chose est bonne ou mauvaise; mais, probablement, imitera-t-il ce qui paraît beau à la multitude et aux ignorants.

Et que pourrait-il faire d'autre ?

Voilà donc, ce semble, deux points sur lesquels nous sommes bien d'accord : tout d'abord l'imitateur n'a aucune connaissance valable de ce qu'il imite, et l'imitation n'est qu'une espèce de jeu d'enfant, dénué de sérieux; ensuite, ceux qui s'appliquent à la poésie tragique, qu'ils composent en vers ïambiques ou en vers épiques, sont des imitateurs au suprême degré.

Certainement.

602c Mais par Zeus ! m'écriai-je, cette imitation n'est-elle pas éloignée au troisième degré de la vérité ?

Si.

D'autre part, sur quel élément (715) de l'homme exerce-t-elle le pouvoir qu'elle a ?

De quoi veux-tu parler ?

De ceci : la même grandeur, regardée de près ou de loin ne paraît pas égale.

Non, certes.

Et les mêmes objets paraissent brisés ou droits selon qu'on les regarde dans l'eau ou hors de l'eau, ou concaves et convexes du fait de l'illusion visuelle produite par les 602d couleurs; et il est évident que tout cela jette le trouble dans notre âme. Or, s'adressant à cette disposition de notre nature, la peinture ombrée ne laisse inemployé aucun procédé de magie, comme c'est aussi le cas de l'art du charlatan et de maintes autres inventions de ce genre.

C'est vrai.

Or, n'a-t-on pas découvert dans la mesure, le calcul et la pesée (716) d'excellents préservatifs contre ces illusions, de telle sorte que ce qui prévaut en nous ce n'est pas l'apparence de grandeur ou de petitesse, de quantité ou de poids, mais bien le jugement de ce qui a compté, mesuré, pesé ?

Sans doute.

602e Et ces opérations sont l'affaire de l'élément raisonnable de notre âme.

De cet élément, en effet.

Mais ne lui arrive-t-il pas souvent, quand il a mesuré et qu'il signale que tels objets sont, par rapport à tels autres, plus grands, plus petits ou égaux, de recevoir simultanément l'impression contraire (717) à propos des mêmes objets ?

Si.

Or, n'avons-nous pas déclaré qu'il était impossible que le même élément ait, sur les mêmes choses, et simultanément, deux opinions contraires ?

Et nous l'avons déclaré avec raison.

Par conséquent, ce qui, dans l'âme, opine contrairement 603 à la mesure ne forme pas, avec ce qui opine conformément à la mesure, un seul et même élément.

Non, en effet.

Mais certes, l'élément qui se fie à la mesure et au calcul est le meilleur élément de l'âme.

Sans doute.

Donc, celui qui est lui opposé sera un élément inférieur de nous-mêmes. 

Nécessairement.

C'est à cet aveu que je voulais vous conduire quand je disais que la peinture, et en général toute espèce d'imitation, accomplit son oeuvre loin de la vérité, qu'elle a commerce avec un élément de nous-mêmes éloigné de la 603b sagesse, et ne se propose, dans cette liaison et cette amitié, rien de sain ni de vrai.

C'est très exact, dit-il.

Ainsi, chose médiocre accouplée à un élément médiocre, l'imitation n'engendrera que des fruits médiocres (718).

Il le semble.

Mais s'agit-il seulement, demandai je, de l'imitation qui s'adresse à la vue, ou aussi de celle qui s'adresse à l'oreille, et que nous appelons poésie ?

Vraisemblablement, il s'agit aussi de cette dernière.

Toutefois, ne nous en rapportons pas uniquement à cette ressemblance de la poésie avec la peinture; allons jusqu'à cet élément de l'esprit avec lequel l'imitation 603c poétique a commerce, et voyons s'il est vil ou précieux.

Il le faut, en effet.

Posons la question de la manière que voici. L'imitation, disons-nous, représente les hommes agissant volontairement ou par contrainte, pensant, selon les cas, qu'ils ont bien ou mal agi, et dans toutes ces conjonctures se livrant soit à la douleur soit à la joie (719). Y a-t-il rien de plus dans ce qu'elle fait ?

Rien.

Or donc, en toutes ces situations l'homme est-il d'accord 603d avec lui-même ? ou bien, comme il était en désaccord au sujet de la vue, ayant simultanément deux opinions contraires des mêmes objets, est-il pareillement, au sujet de sa conduite, en contradiction et en lutte avec lui-même ? Mais il me revient à l'esprit que nous n'avons pas à nous mettre d'accord sur ce point. En effet, dans nos précédents propos (720), nous sommes suffisamment convenus de tout cela, et que notre âme est pleine de contradictions de ce genre, qui s'y manifestent simultanément.

Et nous avons eu raison, dit-il.

En effet, nous avons eu raison. Mais il me semble nécessaire 603e d'examiner maintenant ce que nous avons omis alors.

Quoi ? demanda-t-il.

Nous disions alors (721) qu'un homme de caractère modéré, à qui il arrive quelque malheur, comme la perte d'un fils ou de quelque autre objet très cher, supporte cette perte plus aisément qu'un autre.

Certainement.

Maintenant examinons ceci : ne sera-t-il nullement accablé, ou bien, pareille indifférence étant impossible, se montrera-t-il modéré, en quelque sorte, dans sa douleur ?

La seconde alternative, dit-il, est la vraie.

604 Mais dis-moi encore : quand crois-tu qu'il luttera contre sa douleur et lui résistera ? lorsqu'il sera observé par ses semblables, ou lorsqu'il sera seul, à l'écart, en face de lui-même ?

Il se surmontera bien plus, répondit-il, quand il sera observé.

Mais quand il sera seul, il osera, j'imagine, proférer bien des paroles qu'il aurait honte qu'on entendît, et il fera bien des choses qu'il ne souffrirait pas qu'on le vît faire.

C'est vrai.

Or, ce qui lui commande de se raidir, n'est-ce pas la 604b raison et la loi, et ce qui le porte à s'affliger, n'est-ce pas la souffrance même ?

C'est vrai.

Mais quand deux impulsions contraires se produisent simultanément dans l'homme, à propos des mêmes objets, nous disons qu'il y a nécessairement en lui deux éléments.

Comment non ?

Et l'un de ces éléments est disposé à obéir à la loi en tout ce qu'elle prescrit.

Comment ?

La loi dit qu'il n'y a rien de plus beau que de garder le calme, autant qu'il se peut, dans le malheur, et de ne point s'en affliger, parce qu'on ne voit pas clairement le bien ou le mal qu'il comporte, qu'on ne gagne rien, par la suite, à s'indigner, qu'aucune des choses humaines ne mérite d'être prise avec grand sérieux (722), et que ce qui 604c devrait, dans ces conjonctures, venir nous assister le plus vite possible, en est empêché par le chagrin.

De quoi parles-tu ? demanda-t-il.

De la réflexion sur ce qui nous est arrivé, répondis-je. Comme dans un coup de dés, nous devons, selon le lot qui nous échoit, rétablir nos affaires par les moyens que la raison nous prescrit comme les meilleurs, et, lorsque nous nous sommes heurtés quelque part, ne pas agir comme les enfants qui, tenant la partie meurtrie, perdent le temps à crier, mais au contraire accoutumer sans cesse notre âme à aller aussi vite que possible soigner ce qui 604d est blessé, relever ce qui est tombé, et faire taire les plaintes par l'application du remède.
Voilà, certes, ce que nous avons de mieux à faire dans les accidents qui nous arrivent.

Or, c'est, disons-nous, le meilleur élément de nous-mêmes qui veut suivre la raison.

Évidemment.

Et celui qui nous porte à la ressouvenance du malheur et aux plaintes, dont il ne peut se rassasier, ne dirons-nous pas que c'est un élément déraisonnable, paresseux, et ami de la lâcheté ?

Nous le dirons, assurément.

Or, le caractère irritable se prête à des imitations nombreuses 604e et variées (723), tandis que le caractère sage et tranquille, toujours égal à lui-même, n'est pas facile à imiter, ni, une fois rendu, facile à comprendre, surtout dans une assemblée en fête, et pour les hommes de toute sorte qui se trouvent réunis dans les théâtres; car l'imitation qu'on leur offrirait ainsi serait celle de sentiments qui leur sont étrangers.

605 Certainement.

Dès lors, il est évident que le poète imitateur n'est point porté par nature vers un pareil caractère de l'âme, et que son talent ne s'attache point à lui plaire, puisqu'il veut s'illustrer parmi la multitude (724); au contraire, il est porté vers le caractère irritable et divers, parce que celui-ci est facile à imiter.

C'est évident.

Nous pouvons donc à bon droit le censurer et le regarder comme le pendant du peintre; il lui ressemble en ce qu'il ne produit que des ouvrages sans valeur, au point de vue de la vérité, et il lui ressemble encore du fait qu'il a 605b commerce avec l'élément inférieur de l'âme, et non avec le meilleur. Ainsi, nous voilà bien fondés à ne pas le recevoir dans un État qui doit être régi par des lois sages, puisqu'il réveille, nourrit et fortifie le mauvais élément de l'âme, et ruine, de la sorte, l'élément raisonnable, comme cela a lieu dans une cité qu'on livre aux méchants en les laissant devenir forts, et en faisant périr les hommes les plus estimables; de même, du poète imitateur, nous dirons qu'il introduit un mauvais gouvernement dans l'âme de chaque individu, en flattant ce qu'il y a en elle 605c de déraisonnable, ce qui est incapable de distinguer le plus grand du plus petit, qui au contraire regarde les mêmes objets tantôt comme grands, tantôt comme petits, qui ne produit que des fantômes et se trouve à une distance infinie du vrai.

Certainement.

Et cependant nous n'avons pas encore accusé la poésie du plus grave de ses méfaits. Qu'elle soit en effet capable de corrompre même les honnêtes gens, à l'exception d'un petit nombre, voilà sans doute ce qui est tout à fait redoutable.

Assurément, si elle produit cet effet.

Écoute, et considère le cas des meilleurs d'entre nous. Quand nous entendons Homère ou quelque autre poète tragique imiter un héros dans la douleur, qui, au milieu 605d de ses lamentations, s'étend en une longue tirade, ou chante, ou se frappe la poitrine, nous ressentons, tu le sais, du plaisir, nous nous laissons aller à l'accompagner de notre sympathie, et dans notre enthousiasme nous louons comme un bon poète celui qui, au plus haut degré possible, a provoqué en nous de telles dispositions.

Je le sais; comment pourrais-je l'ignorer.

Mais lorsqu'un malheur domestique nous frappe, tu as pu remarquer que nous mettons notre point d'honneur à garder l'attitude contraire, à savoir rester calmes et courageux, parce que c'est là le fait d'un homme, et que 605e la conduite que nous applaudissions tout à l'heure ne convient qu'aux femmes (725).

Je l'ai remarqué.

Or, est-il beau d'applaudir quand on voit un homme auquel on ne voudrait pas ressembler - on en rougirait même - et, au lieu d'éprouver du dégoût, de prendre plaisir à ce spectacle et de le louer ?

Non, par Zeus ! cela ne me semble pas raisonnable.

Sans doute, surtout si tu examines la chose de ce 606 point de vue.

Comment ?

Si tu considères que cet élément de l'âme que, dans nos propres malheurs, nous contenons par force, qui a soif de larmes et voudrait se rassasier largement de lamentations - choses qu'il est dans sa nature de désirer - est précisément celui que les poètes s'appliquent à satisfaire et à réjouir; et que, d'autre part, l'élément le meilleur de nous-mêmes, n'étant pas suffisamment formé par la raison et l'habitude, se relâche de son rôle de gardien vis-à-vis de cet élément porté aux lamentations, sous prétexte qu'il est simple spectateur des malheurs d'autrui, que pour lui il n'y a point de honte, 606b si un autre qui se dit homme de bien verse des larmes mal à propos, à le louer et à le plaindre, qu'il estime que son plaisir est un gain dont il ne souffrirait pas de se priver en méprisant tout l'ouvrage. Car il est donné à peu de personnes, j'imagine, de faire réflexion que ce qu'on a éprouvé à propos des malheurs d'autrui, on l'éprouve à propos des siens propres (726); aussi bien après avoir nourri notre sensibilité dans ces malheurs-là n'est-il pas facile de la contenir dans les nôtres (727).
606c
Rien de plus vrai.

Or, le même argument ne s'applique-t-il pas au rire ? Si, tout en ayant toi-même honte de faire rire, tu prends un vif plaisir à la représentation d'une comédie, ou, dans le privé, à une conversation bouffonne, et que tu ne haïsses pas ces choses comme basses, ne te comportes-tu pas de même que dans les émotions pathétiques ? Car cette volonté de faire rire que tu contenais par la raison, craignant de t'attirer une réputation de bouffonnerie, tu la détends alors, et quand tu lui as donné de la vigueur il t'échappe souvent que, parmi tes familiers, tu t'abandonnes au point de devenir auteur comique (728).

C'est vrai, dit-il.

606d Et à l'égard de l'amour, de la colère et de toutes les autres passions de l'âme, qui, disons-nous, accompagnent chacune de nos actions, l'imitation poétique ne produit-elle pas sur nous de semblables effets ? Elle les nourrit en les arrosant, alors qu'il faudrait les dessécher, elle les fait régner sur nous, alors que nous devrions régner sur elles pour devenir meilleurs et plus heureux, au lieu d'être plus vicieux et plus misérables.

Je ne puis que dire comme toi.

606e Ainsi donc, Glaucon, quand tu rencontreras des panégyristes d'Homère, disant que ce poète a fait l'éducation de la Grèce, et que pour administrer les affaires humaines ou en enseigner le maniement il est juste de le prendre en main, de l'étudier, et de vivre en réglant d'après lui 607 toute son existence, tu dois certes les saluer et les accueillir amicalement, comme des hommes qui sont aussi vertueux que possible, et leur accorder qu'Homère est le prince de la poésie et le premier des poètes tragiques, mais savoir aussi qu'en fait de poésie il ne faut admettre dans la cité que les hymnes en l'honneur des dieux et les éloges des gens de bien (729). Si, au contraire, tu admets la Muse voluptueuse, le plaisir et la douleur seront les rois de ta cité, à la place de la loi et de ce principe que, d'un commun accord, on a toujours regardé comme le meilleur, la raison.

C'est très vrai.

Que cela donc soit dit pour nous justifier, puisque nous 607b en sommes venus à reparler de la poésie, d'avoir banni de notre État un art de cette nature : la raison nous le prescrivait. Et disons-lui encore, afin qu'elle ne nous accuse point de dureté et de rusticité, que la dissidence est ancienne entre la philosophie et la poésie. Témoins les traits que voici : « la chienne hargneuse qui aboie contre son maître (730) », « celui qui passe pour un grand homme dans les vains bavardages des fous », « la troupe des têtes trop sages (731) », « les gens qui se tourmentent à 607c subtiliser parce qu'ils sont dans la misère (732) et mille autres qui marquent leur vieille opposition. Déclarons néanmoins que si la poésie imitative peut nous prouver par de bonnes raisons qu'elle a sa place dans une cité bien policée, nous l'y recevrons avec joie, car nous avons conscience du charme qu'elle exerce sur nous - mais il serait impie de trahir ce qu'on regarde comme la vérité. Autrement, mon ami, ne te charme-t-elle pas toi aussi, surtout quand tu la vois à travers Homère ?

607d Beaucoup.

Il est donc juste qu'elle puisse rentrer à cette condition : après qu'elle se sera justifiée, soit dans une ode, soit en des vers de tout autre mètre.

Sans doute.

Nous permettrons même à ses défenseurs qui ne sont point poètes, mais qui aiment la poésie, de parler pour elle en prose, et de nous montrer qu'elle n'est pas seulement agréable, mais encore utile au gouvernement des États et à la vie humaine; et nous les écouterons avec 607e bienveillance, car ce sera profit pour nous si elle se révèle aussi utile qu'agréable.

Certainement, dit-il, nous y gagnerons.

Mais si, mon cher camarade, elle ne nous apparaît point sous ce jour, nous ferons comme ceux qui se sont aimés, mais qui, ayant reconnu que leur amour n'était point profitable, s'en détachent - par force certes, mais s'en détachent pourtant. Nous aussi, par un effet de l'amour qu'a fait naître en nous pour une telle poésie l'éducation de nos belles républiques (733), nous serons tout 608 disposés à voir se manifester son excellence et sa très haute vérité; mais, tant qu'elle ne pourra point se justifier, nous l'écouterons en nous répétant, comme une incantation qui nous prémunisse contre elle, ces raisons que nous venons d'énoncer, craignant de retomber dans cet amour d'enfance qui est encore celui de la plupart des hommes. Nous nous répéterons (734) donc qu'il ne faut point prendre au sérieux une telle poésie, comme si, sérieuse elle-même, elle touchait à la vérité, mais qu'il 608b faut, en l'écoutant, se tenir sur ses gardes, si l'on craint pour le gouvernement de son âme, et enfin observer comme loi tout ce que nous avons dit sur la poésie.

Je suis parfaitement d'accord avec toi.

Car c'est un grand combat, ami Glaucon, oui, plus grand qu'on ne pense, que celui où il s'agit de devenir bon ou méchant; aussi, ni la gloire, ni la richesse, ni les dignités, ni même la poésie ne méritent que nous nous laissions porter à négliger la justice et les autres vertus.

J'en conviens après ce qui a été dit, et je crois que n'importe qui en conviendrait également.

608c Cependant, repris-je, nous n'avons pas encore parlé des plus grandes récompenses et des prix réservés à la vertu.

Ils doivent être extraordinairement grands s'ils sur-passent ceux que nous avons énumérés !

Mais quelle est la grande chose qui peut trouver place dans un court espace de temps ? Tout ce temps, en effet, qui sépare l'enfance de la vieillesse est bien court par rapport à l'éternité.

Ce n'est même rien, ajouta-t-il.

Mais quoi ! penses-tu qu'un être immortel doive s'inquiéter d'une période aussi courte que celle-là, et non de l'éternité (735).

608d Non, certes; mais à quoi tend ce discours ?

N'as-tu point observé, répondis-je, que notre âme est immortelle et qu'elle ne périt jamais ?

À ces mots, il me regarda d'un air surpris, puis me dit :

Par Zeus ! non; mais toi, pourrais-tu le prouver (736) ?

Oui, si je ne me trompe; je crois même que tu pourrais en faire autant, car ce n'est point difficile.

Si, ce l'est pour moi; mais j'aurais plaisir à t'entendre démontrer cette chose facile.

Écoute, dis-je.

Parle, seulement.

Reconnais-tu, demandai-je, qu'il y a un bien et un mal ?

Oui.

Mais les conçois-tu comme moi ?

608e  Comment ?

Ce qui détruit et corrompt les choses est le mal; ce qui les conserve et leur profite est le bien.

Oui.

Mais quoi ? ne dis-tu pas qu'il y a un bien et un mal pour chaque chose, comme, par exemple, pour les yeux l'ophtalmie, pour le corps tout entier la maladie, pour le 609 blé la nielle, pour le bois la pourriture, pour l'airain et le fer la rouille, et, comme je l'ai dit, pour presque toutes les choses un mal et une maladie qui tiennent à la nature de chacune ?

Si.

Or, quand l'un de ces maux s'attache à une chose ne la gâte-t-il pas, et ne finit-il pas par la dissoudre et la ruiner totalement ?

Comment non ?

C'est donc le mal et le vice propres par nature à chaque chose qui détruisent cette chose, et si ce mal ne la détruit 609b point, il n'est rien d'autre qui la puisse décomposer; car le bien ne détruira jamais quoi que ce soit, non plus que ce qui n'est ni un bien ni un mal.

Comment, en effet, serait-ce possible ?

Si donc nous trouvons dans la nature un être que son mal rende vicieux, sans pouvoir pourtant le dissoudre et le perdre, ne saurons-nous pas déjà que pour un être ainsi constitué il n'y a point de destruction possible ?

Si, apparemment.

Mais quoi ? demandai-je, n'est-il rien qui rende l'âme mauvaise ?

Si fait, répondit-il, il y a tous les vices que nous avons 609c énumérés : l'injustice, l'intempérance, la lâcheté, l'ignorance.

Or, est-ce que l'un de ces vices la dissout et la perd ?

Prends garde que nous ne nous abusions en croyant que l'homme injuste et insensé, pris en flagrant délit de crime, est perdu par l'injustice, celle-ci étant le mal de l'âme. Envisage plutôt la question de cette manière. La maladie, qui est le vice du corps, le mine, le détruit, et le réduit à n'être plus un corps; et toutes les choses dont nous parlions il n'y a qu'un instant, du fait de leur 609d vice propre, qui s'établit à demeure en elles et les détruit, aboutissent à l'anéantissement, n'est-ce pas ?

Oui.

Eh bien! considère l'âme de la même manière. Est-il vrai que l'injustice ou quelque autre vice, en s'établissant en elle à demeure, la corrompe et la flétrisse jusqu'à la conduire à la mort, et à la séparer du corps (737) ?

Nullement.

D'un autre côté, il serait absurde de prétendre qu'un mal étranger détruit une chose que son propre mal ne peut détruire.

Oui, absurde.

609e Fais attention, Glaucon, que la mauvaise qualité des aliments, qui est leur vice propre - soit manque de fraîcheur, soit pourriture, soit toute autre avarie - n'est pas, selon nous, ce qui doit détruire le corps; si la mauvaise qualité des aliments engendre dans le corps le mal qui est propre à ce dernier, nous dirons qu'à l'occasion de la nourriture le corps a péri par la maladie, qui est proprement son mal; mais qu'il ait été détruit par le vice des aliments, qui sont une chose alors qu'il en est une 610 autre, c'est-à-dire par un mal étranger qui n'aurait pas engendré le mal attaché à sa nature, voilà ce que nous ne croirons jamais.

Très bien, dit-il.

Par la même raison, poursuivis-je, si la maladie du corps n'engendre pas dans l'âme la maladie de l'âme, ne croyons jamais que l'âme soit détruite par un mal étranger, sans l'intervention du mal qui lui est propre - comme si une chose pouvait être détruite par le mal d'une autre.

Ton raisonnement est juste.

Ainsi, réfutons ces preuves comme fausses, ou bien, tant qu'elles ne seront pas réfutées, gardons-nous de 610b dire que la fièvre, ou quelque autre maladie, ou le fer - le corps tout entier fût-il haché en menus morceaux - puisse contribuer à la ruine de l'âme; à moins qu'on ne nous démontre que l'effet de ces accidents du corps est de rendre l'âme plus injuste et plus impie; mais quand un mal étranger apparaît dans une chose, sans que s'y joigne le mal particulier - s'agît-il de l'âme ou de quoi que ce 610c soit - ne laissons pas dire que cette chose en puisse périr.

Assurément, observa-t-il, personne ne nous prouvera jamais que les âmes des mourants deviennent plus injustes par l'effet de la mort.

Et si quelqu'un, repris-je, osait combattre notre raisonnement et prétendre, afin de ne pas être forcé de reconnaître l'immortalité de l'âme, que le mourant devient plus méchant et plus injuste, nous conclurions que s'il dit vrai l'injustice est mortelle, comme la maladie, pour l'homme qui la porte en lui, et que c'est de ce mal, 610d meurtrier par nature, que meurent ceux qui le reçoivent, les plus injustes plus tôt, les moins injustes plus tard, alors qu'en fait la cause de la mort des méchants est le châtiment qu'on leur inflige pour leur injustice.
Par Zeus! s'écria-t-il, l'injustice n'apparaîtrait pas comme une chose si terrible, si elle était mortelle pour celui qui la reçoit en lui - car ce serait une délivrance du mal; je crois plutôt qu'on trouvera tout au contraire qu'elle tue les autres, autant qu'il est en son pouvoir, mais
610e dote de beaucoup de vitalité et de vigilance l'homme qui la porte en lui (738), tant elle est éloignée d'être une cause de mort.

Tu dis bien; car si la perversité propre de l'âme, si son propre mal ne la peut tuer ni détruire, un mal destiné à la destruction d'une chose différente mettra beau temps à détruire l'âme, ou tout autre objet que celui auquel il est attaché !

Oui, il mettra beau temps, ce semble !

611 Mais quand il n'est pas un seul mal, propre ou étranger, qui puisse détruire une chose, il est évident que cette chose doit exister toujours; et si elle existe toujours, elle est immortelle (739).

Nécessairement, dit-il.

Tenons donc cela pour acquis; mais s'il en est ainsi, tu conçois que ce sont toujours les mêmes âmes qui existent, car leur nombre ne saurait ni diminuer, puisque aucune ne périt, ni, d'autre part, augmenter; en effet, si le nombre des êtres immortels venait à s'accroître, tu sais qu'il s'accroîtrait de ce qui est mortel, et à la fin tout serait immortel.

Tu dis vrai.

Mais, repris-je, nous ne croirons pas cela - la raison 611b ne nous le permet point - ni, par ailleurs, que dans sa nature essentielle l'âme soit pleine de diversité, de dissemblance et de différence avec elle-même.

Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

Il est difficile que soit éternel - comme l'âme vient de nous apparaître - un composé de plusieurs parties, si ces parties ne forment point un assemblage parfait (740).
En effet, cela n'est pas vraisemblable.

L'argument que je viens de donner, et d'autres, nous obligent donc à conclure que l'âme est immortelle. Mais pour bien connaître sa véritable nature nous ne devons pas la considérer, comme nous faisons; dans l'état de dégradation où la mettent son union avec le corps et 611c d'autres misères; il faut la contempler attentivement avec les yeux de l'esprit telle qu'elle est quand elle est pure (741). Alors on la verra infiniment plus belle et l'on discernera plus clairement la justice et l'injustice, et toutes les choses dont nous Venons de parler. e que nous avons dit de l'âme est vrai par rapport à son état présent. Aussi bien l'avons-nous vue dans l'état on l'on pourrait voir Glaucos le marin (742): on aurait beaucoup de peine 611d à reconnaître sa nature primitive, parce que les anciennes parties de son corps ont été les unes brisées, les autres usées et totalement défigurées par les flots, et qu'il s'en est formé de nouvelles, composées de coquillages, d'algues et de cailloux. Ainsi l'âme se montre à nous défigurée par mille maux. Mais voici, Glaucon, ce qu'il faut envisager en elle.

Quoi ? demanda-t-il.

Son amour de la vérité. Il faut considérer quels objets 611e elle atteint, quelles compagnies elle recherche, en vertu de sa parenté avec le divin, l'immortel et l'éternel; ce qu'elle deviendrait si elle se livrait tout entière à cette poursuite, si, soulevée par un noble élan, elle surgissait de la mer où maintenant elle se trouve, et secouait les pierres et les coquillages qui la couvrent â présents parce qu'elle se repaît de terre - croûte épaisse 612 et rude de sable et de rocaille qui s'est développée à sa surface dans les festins que l'on dît bienheureux (743). C'est alors qu'on pourrait voir sa vraie nature, si elle est multiforme ou uniforme, et comment elle est constituée. Quant à présent nous avons assez bien décrit, ce me semble, les affections qu'elle éprouve et les formes qu'elle prend au cours de son existence humaine.

Très certainement, dit-il.

Or, repris-je, n'avons-nous pas écarté de la discussion toute considération étrangère (744), évitant de louer la 612b justice pour les récompenses ou la réputation qu'elle procure, comme ont fait, disiez-vous, Hésiode et Homère ? Et n'avons-nous pas découvert qu'elle est le bien suprême de l'âme considérée en elle-même, et que celle-ci doit accomplir ce qui est juste, qu'elle possède ou non l'anneau de Gygès, et, en plus d'un pareil anneau, le casque d'Hadès (745) ?

C'est très vrai, répondit-il.

Maintenant, Glaucon, pouvons-nous, sans qu'on nous en fasse reproche, restituer à la justice et aux autres vertus, indépendamment des avantages qui leur sont 612c propres (746), les récompenses de toute nature que l'âme en retire, de la part des hommes et des dieux, pendant la vie et après la mort ?

Très certainement, dit-il.

Alors me rendrez-vous ce que je vous ai prêté dans la discussion ?

Quoi, précisément ?

Je vous ai accordé que le juste pouvait passer pour méchant, et le méchant pour juste; vous demandiez (747) en effet que, quand bien même il serait impossible de tromper en cela les dieux et les hommes, en vous l'accordât cependant, afin que la pure justice fût jugée par 612d rapport à la pure injustice. Ne t'en souviens-tu pas ?
J'aurais tort, certes, de ne pas m'en souvenir.

Eh bien ! puisqu'elles ont été jugées, je demande de nouveau, au nom de la justice, que la réputation dont elle jouit auprès des dieux et des hommes lui soit reconnue par nous, afin qu'elle remporte aussi les prix qu'elle tient de l'apparence et qu'elle donne à ses partisans; car nous avons montré qu'elle dispense les biens qui viennent de la réalité, et qu'elle ne trompe point ceux qui la reçoivent réellement dans leur âme.

612e Tu ne demandes rien que de juste.

Vous allez donc, en premier lieu, me rendre ce point, que les dieux du moins ne se méprennent pas sur ce que sont le juste et l'injuste.

Nous te le rendrons, dit-il.

Et s'ils ne se méprennent point, le premier leur est cher, le second odieux, comme nous en sommes convenus au début (748).

C'est exact.

Mais ne reconnaîtrons-nous pas que tout ce qui vient des dieux sera, pour celui qu'ils chérissent, aussi excellent 613 que possible, à moins qu'il ne se soit attiré, par une faute antérieure (749), quelque mal inévitable ?

Si, certainement.

Il faut donc admettre, quand un homme juste se trouve en butte à la pauvreté, à la maladie, ou à quelque autre de ces prétendus maux, que cela finira par tourner à son avantage, de son vivant ou après sa mort; car les dieux ne sauraient négliger quiconque s'efforce de devenir juste et de se rendre, par la pratique de la vertu, aussi semblable à la divinité qu'il est possible à l'homme (750).

613b Certes, dit-il, il est naturel qu'un tel homme ne soit pas négligé par son semblable.

Mais à l'égard de l'injuste ne faut-il pas penser le contraire ?

Si fait.

Tels sont donc les prix qui, du côté des dieux, reviennent au juste.

Du moins c'est mon sentiment.

Et du côté des hommes ? demandai-je. N'est-ce pas ainsi que les choses se passent, s'il faut dire la vérité ? Les adroits coquins ne font-ils pas comme ces athlètes qui courent bien en remontant le stade, mais non pas en le redescendant (751) ? Ils s'élancent d'abord avec rapidité, mais sur la fin on rit d'eux, quand on les voit, l'oreille 613c basse, se retirer précipitamment sans être couronnés; au lieu que les véritables coureurs arrivent au but, remportent le prix et reçoivent la couronne. Or n'en est-il pas de même, d'ordinaire, à l'égard des justes ? Au terme de toute entreprise, de tout commerce qu'ils ont avec les autres, et de leur vie, n'acquièrent-ils pas un bon renom, et n'emportent-ils pas les prix que donnent les hommes ?

Si, certes !

Tu souffriras donc que j'applique aux justes ce que tu as dit toi-même des méchants. Je prétends en effet 613d que les justes, arrivés à l'âge mûr, obtiennent dans leur cité les magistratures qu'ils veulent obtenir, qu'ils choisissent leur femme où ils veulent, et donnent leurs enfants en mariage à qui ils veulent; et tout ce que tu as. dit de ceux-là, je le dis maintenant de ceux-ci. Et je dirai aussi des méchants que la plupart d'entre eux - quand bien même ils cacheraient ce qu'ils sont pendant leur jeunesse - se laissent prendre à la fin de leur carrière, et deviennent un objet de dérision; parvenus à la vieillesse, ils sont insultés dans leur misère par les étrangers et par les citoyens, ils sont fouettés et soumis à ces châtiments 613e que tu qualifiais avec raison d'atroces - ensuite « on les torturera, on les brûlera avec des fers chauds (752)... »; en un mot, suppose que tu m'as entendu énumérer tous les supplices qu'ils endurent, et vois si tu peux me permettre de parler ainsi.

Certainement, répondit-il, car tu dis juste.

Tels sont donc les prix, les récompenses et les présents 614 que le juste reçoit des dieux et des hommes pendant sa vie, outre ces biens que lui procure la justice elle-même.
Ce sont assurément de belles et solides récompenses.

Pourtant, repris-je, elles ne sont rien, ni pour le nombre ni pour la grandeur, en comparaison de ce qui attend, après la mort, le juste et l'injuste. C'est là ce qu'il faut entendre, afin que l'un et l'autre reçoivent jusqu'au bout ce qui leur est dû par la discussion.

614b Parle; il y a bien peu de choses que j'écouterais avec plus de plaisir.

Ce n'est point, dis-je, le récit d'Alkinoos que je vais te faire, mais celui d'un homme vaillant (753), Er, fils d'Arménios, originaire de Pamphylie (754). Il était mort dans une bataille; dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà putréfiés, le sien fut retrouvé intact. On le porta chez lui pour l'ensevelir, mais le douzième jour, alors qu'il était étendu sur le bûcher, il revint à la vie; quand il eut repris ses sens il raconta ce qu'il avait vu là-bas. Aussitôt, dit-il, que son âme était sortie de son corps, elle avait cheminé avec beaucoup d'autres, et elles étaient arrivées en un lieu divin (755) où se voyaient 614c dans la terre deux ouvertures situées côte à côte, et dans le ciel, en haut, deux autres qui leur faisaient face. Au milieu étaient assis des juges qui, après avoir rendu leur sentence, ordonnaient aux justes de prendre à droite la route qui montait à travers le ciel, après leur avoir attaché par devant un écriteau contenant leur jugement; et aux méchants de prendre à gauche la route descendante, portant eux aussi, mais par derrière, un écriteau où 614d étaient marquées toutes leurs actions. Comme il s'approchait à son tour, les juges lui dirent qu'il devait être pour les hommes le messager de l'au-delà, et ils lui recommandèrent d'écouter et d'observer tout ce qui se passait en ce lieu. Il y vit donc les âmes qui s'en allaient, une fois jugées, par les deux ouvertures correspondantes (756) du ciel et de la terre; par les deux autres des âmes entraient, qui d'un côté montaient des profondeurs de la terre, couvertes d'ordure et de poussière, et de l'autre descendaient, pures, du ciel; et toutes ces âmes qui sans cesse 614e arrivaient semblaient avoir fait mi long voyage; elles gagnaient avec joie la prairie et y campaient comme dans une assemblée de fête. Celles qui se connaissaient se souhaitaient mutuellement la bienvenue et s'enquéraient, les unes qui venaient du sein de la terre, de ce qui se pas-sait au ciel, et les autres qui venaient du ciel, de ce qui se passait sous terre. Celles-là racontaient leurs aventures en gémissant et en pleurant, au souvenir des maux sans 615 nombre et de toutes sortes qu'elle avaient soufferts ou vu souffrir, au cours de leur voyage souterrain - voyage dont la durée est de mille ans (757) -, tandis que celles-ci, qui venaient du ciel, parlaient de plaisirs délicieux et de visions d'une extraordinaire splendeur. Elles disaient beaucoup de choses, Glaucon, qui demanderaient beaucoup de temps à être rapportées. Mais en voici, d'après Er, le résumé. Pour tel nombre d'injustices qu'elle avait commises au détriment d'une personne, et pour tel nombre de personnes au détriment de qui elle avait commis l'injustice, chaque âme recevait, pour chaque faute à tour de rôle, dix fois sa punition, et chaque 615b punition durait cent ans - c'est-à-dire la durée de la vie humaine - afin que la rançon fût le décuple du crime. Par exemple ceux qui avaient causé la mort de beaucoup de personnes - soit en trahissant des cités ou des armées, soit en réduisant des hommes en esclavage, soit en prêtant la main à quelque autre scélératesse - étaient tourmentés au décuple pour chacun de ces crimes. Ceux qui au contraire avaient fait du bien autour d'eux, qui avaient été justes et pieux, en obtenaient dans la même proportion 615c la récompense méritée. Au sujet des enfants morts dès leur naissance, ou n'ayant vécu que peu de jours, Er donnait d'autres détails (758) qui ne valent pas d'être rapportés. Pour l'impiété et la piété à l'égard des dieux et des parents, et pour l'homicide (759), il y avait, d'après lui, des salaires encore plus grands. Il était en effet présent, disait-il, quand une âme demanda à une autre où se trouvait Ardiée le Grand (760). Cet Ardiée avait été tyran d'une cité de Pamphylie mille ans avant ce temps-là; il avait tué son vieux père, 615d son frère aîné, et commis, disait-on, beaucoup d'autres actions sacrilèges. Or donc l'âme interrogée répondit : « Il n'est point venu, il ne viendra jamais en ce lieu. Car, entre autres spectacles horribles, nous avons vu celui-ci. Comme nous étions près de l'ouverture et sur le point de remonter, après avoir subi nos peines, nous aperçûmes soudain cet Ardiée avec d'autres - la plupart étaient des tyrans comme lui, mais il y avait aussi des particuliers qui s'étaient rendus coupables de grands crimes; ils 615c croyaient pouvoir remonter, mais l'ouverture leur refusa le passage, et elle mugissait chaque fois que tentait de sortir l'un de ces hommes qui s'étaient irrémédiablement voués au mal, ou qui n'avaient point suffisamment expié. Alors, disait-il, des êtres sauvages, au corps tout embrasé (761), qui se tenaient près de là, en entendant le mugissement saisirent les uns et les emmenèrent; quant à Ardiée et aux autres, après leur avoir lié les mains, les 616 pieds et la tête, ils les renversèrent, les écorchèrent, puis les traînèrent au bord du chemin et les firent plier sur des genêts épineux, déclarant à tous les passants pourquoi ils les traitaient ainsi, et qu'ils allaient les précipiter dans le Tartare (762). » En cet endroit, ajoutait-il, ils avaient ressenti bien des terreurs de toute sorte, mais celle-ci les surpassait toutes : chacun craignait que le mugissement ne se fît entendre au moment où il remonterait, et ce fut pour eux une vive joie de remonter sans qu'il rompît le silence. Tels étaient à peu près les peines et les châtiments, ainsi que les récompenses correspondantes. 616b Chaque groupe passait sept jours dans la prairie; puis, le huitième, il devait lever le camp et se mettre en route pour arriver, quatre jours après, en un lieu d'où l'on découvre, s'étendant depuis le haut à travers tout le ciel et toute la terre, une lumière droite comme une colonne (763), fort semblable à l'arc-en-ciel, mais plus brillante et plus pure. Ils y arrivèrent après un jour de marche; et là, au milieu de la lumière, ils virent les extrémités des attaches 616c du ciel (764) - car cette lumière est le lien du ciel : comme ces armatures qui ceignent les flancs des trières, elle maintient l'assemblage de tout ce qu'il entraîne dans sa révolution; - à ces extrémités est suspendu le fuseau de la Nécessité qui fait tourner toutes les sphères; la tige et le crochet sont d'acier, et le peson un mélange d'acier et d'autres matières. Voici quelle est la nature 616d du peson : pour la forme il ressemble à ceux d'ici-bas; mais, d'après ce que disait Er, il faut se le représenter comme un grand peson complètement évidé à l'intérieur dans lequel s'ajuste un autre peson semblable, mais plus petit - à la manière de ces boîtes qui s'ajustent les unes dans les autres - et, pareillement, un troisième, un quatrième et quatre autres. Car il y a en tout huit pesons insérés les uns dans les autres, laissant voir dans le haut 616e leurs bords circulaires (765), et formant la surface continue d'un seul peson autour de la tige, qui passe par le milieu du huitième. Le bord circulaire du premier peson, le peson extérieur, est le plus large, puis viennent, sous ce rapport : au deuxième rang celui du sixième, au troisième rang celui du quatrième, au quatrième rang celui du huitième, au cinquième celui du septième, au sixième celui du cinquième, au septième celui du troisième et au huitième celui du second (766), Le premier cercle, le cercle du plus grand, est pailleté, le septième brille du plus vif éclat, le 617 huitième se colore de la lumière qu'il reçoit du septième, le deuxième et le cinquième, qui ont à peu près la même nuance, sont plus jaunes que les précédents, le troisième est le plus blanc de tous, le quatrième est rougeâtre, et le sixième a le second rang pour la blancheur (767). Le fuseau tout entier tourne d'un même mouvement circulaire, mais, dans l'ensemble entraîné par ce mouvement, les sept cercles intérieurs accomplissent lentement des révolutions de sens contraire à celui du tout (768); de ces cercles, 617b le huitième est le plus rapide, puis viennent le septième, le sixième et le cinquième qui sont au même rang pour la vitesse; sous ce même rapport le quatrième leur parut avoir le troisième rang dans cette rotation inverse, le troisième le quatrième rang, et le deuxième le cinquième (769), Le fuseau lui-même tourne sur les genoux de la Nécessité. Sur le haut de chaque cercle se tient une Sirène qui tourne avec lui en faisant entendre un seul son, une seule note; et ces huit notes composent ensemble une seule harmonie. Trois autres femmes, assises à l'entour à intervalles 617e égaux, chacune sur un trône, les filles de la Nécessité, les Moires, vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes, Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent, accompagnant l'harmonie des Sirènes, Lachésis le passé, Clôthô le présent, Atropos l'avenir. Et Clôthô touche de temps en temps de sa main droite le cercle extérieur du fuseau pour le faire tourner, tandis qu'Atropos, de sa main gauche, touche pareillement les cercles intérieurs. 617d Quant à Lachésis, elle touche tour à tour le premier et les autres de l'une et de l'autre main. Donc, lorsqu'ils arrivèrent, il leur fallut aussitôt se présenter à Lachésis. Et d'abord un hiérophante les rangea en ordre; puis, prenant sur les genoux de Lachésis des sorts et des modèles de vie, il monta sur une estrade élevée et parla ainsi :« Déclaration de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité. Âmes éphémères (770) vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n'est point un génie qui vous tirera au sort, c'est 617e vous-mêmes qui choisirez votre génie. Que le premier désigné par le sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. La vertu n'a point de maître : chacun de vous, selon qu'il l'honore ou la dédaigne, en aura plus ou moins. La responsabilité appartient à celui qui choisit, Dieu n'est point responsable (771). » À ces mots, il jeta les sorts et chacun ramassa celui qui était tombé près de lui, sauf Er, à qui on ne le permit pas. Chacun connut alors quel rang lui était échu pour choisir. Après cela, l'hiérophante étala devant eux des 618 modèles de vie en nombre supérieur de beaucoup à celui des âmes présentes. Il y en avait de toutes sortes toutes les vies des animaux et toutes les vies humaines; on y trouvait des tyrannies, les unes qui duraient jusqu'à la mort, les autres interrompues au milieu, qui finissaient dans la pauvreté, l'exil et la mendicité. Il y avait aussi des vies d'hommes renommés soit pour leur aspect physique, leur beauté, leur force ou leur aptitude à la lutte, soit pour leur noblesse et les grandes qualités 618b de leurs ancêtres; on en trouvait également d'obscures sous tous ces rapports, et pour les femmes il en était de même. Mais ces vies n'impliquaient aucun caractère déterminé de l'âme (772), parce que celle-ci devait nécessairement changer suivant le choix qu'elle faisait. Tous les autres éléments de l'existence étaient mêlés ensemble, et avec la richesse, la pauvreté, la maladie et la santé; entre ces extrêmes il existait des partages moyens. C'est là, ce semble, ami Glaucon, qu'est pour l'homme le risque capital; voilà pourquoi chacun de nous, laissant 618c de côté toute autre étude, doit surtout se préoccuper de rechercher et de cultiver celle-là, de voir s'il est à même de connaître et de découvrir l'homme qui lui donnera la capacité et la science de discerner les bonnes et les mauvaises conditions, et de choisir toujours et partout la meilleure, dans la mesure du possible. En calculant quel est l'effet des éléments dont nous venons de parler, pris ensemble puis séparément, sur la vertu d'une vie, il saura le bien et le mal que procure une certaine beauté, 618d unie soit à la pauvreté soit à la richesse, et accompagnée de telle ou telle disposition de l'âme; quelles sont les conséquences d'une naissance illustre ou obscure, d'une condition privée ou publique, de la force ou de la faiblesse, de la facilité ou de la difficulté à apprendre, et de toutes les qualités semblables de l'âme, naturelles ou acquises, quand elles sont mêlées les unes aux autres; de sorte qu'en rapprochant toutes ces considérations, et en ne perdant pas de vue la nature de l'âme, il pourra choisir entre 618e une vie mauvaise et une vie bonne, appelant mauvaise celle qui aboutirait à rendre l'âme plus injuste, et bonne celle qui la rendrait plus juste, sans avoir égard à tout le reste; car nous avons vu que, pendant cette vie et après la mort, c'est le meilleur choix qu'on puisse faire. Et il faut garder cette opinion avec une inflexibilité adamantine 619 en descendant chez Hadès, afin de ne pas se laisser éblouir, là non plus, par les richesses et les misérables objets de cette nature; de ne pas s'exposer, en se jetant sur des tyrannies ou des conditions semblables, à causer des maux sans nombre et sans remède, et à en souffrir soi-même de plus grands encore; afin de savoir, au contraire, choisir toujours une condition moyenne et fuir les excès dans les deux sens, en cette vie autant qu'il est possible, et en toute vie à venir; car c'est à cela 619b qu'est attaché le plus grand bonheur humain. Or donc, selon le rapport du messager de l'au-delà, l'hiérophante avait dit en jetant les sorts : « Même pour le dernier venu, s'il fait un choix sensé et persévère avec ardeur dans l'existence choisie, il est une condition aimable et point mauvaise. Que celui qui choisira le premier ne se montre point négligent, et que le dernier ne perde point courage. » Comme il venait de prononcer ces paroles, dit Er, celui à qui le premier sort était échu vint tout droit choisir la plus grande tyrannie et, emporté par la folie et l'avidité, il la prit sans examiner suffisamment ce qu'il faisait; il ne vit point qu'il y était impliqué 619c par le destin que son possesseur mangerait ses enfants et commettrait d'autres horreurs; mais quand il l'eut examinée à loisir, il se frappa la poitrine et déplora son choix, oubliant les avertissements de l'hiérophante; car au lieu de s'accuser de ses maux, il s'en prenait à la fortune, aux démons, à tout plutôt qu'à lui-même. C'était un de ceux qui venaient du ciel : il avait passé sa vie précédente dans une cité bien policée, et appris la vertu par l'habitude et sans philosophie (773). Et l'on peut dire 619d que parmi les âmes ainsi surprises, celles qui venaient du ciel n'étaient pas les moins nombreuses, parce qu'elles n'avaient pas été éprouvées par les souffrances; au contraire, la plupart de celles qui arrivaient de la terre, ayant elles-mêmes souffert et vu souffrir les autres, ne faisaient point leur choix à la hâte. De là venait, ainsi que des hasards du tirage au sort, que la plupart des âmes échangeaient une bonne destinée pour une mauvaise ou inversement. Et aussi bien, si chaque fois qu'un homme naît à la vie terrestre il s'appliquait sainement à la philosophie, et que le sort ne l'appelât point à choisir 619e parmi les derniers, il semble, d'après ce qu'on rapporte de l'au-delà, que non seulement il serait heureux ici-bas, mais que son voyage de ce monde en l'autre et son retour se feraient, non par l'âpre sentier souterrain, mais par la voie unie du ciel (774). Le spectacle des âmes choisissant leur condition, ajoutait Er, valait la peine d'être vu, car il était pitoyable, 620 ridicule et étrange. En effet, c'était d'après les habitudes de la vie précédente que, la plupart du temps, elles faisaient leur choix. Il avait vu, disait-il, l'âme qui fut un jour celle d'Orphée choisir la vie d'un cygne, parce que, en haine du sexe qui lui avait donné la mort, elle ne voulait point naître d'une femme; il avait vu l'âme de Thamyras choisir la vie d'Un rossignol, un cygne échanger sa condition contre celle de l'homme, et d'autres animaux 620b chanteurs faire de même: L'âme appelée la vingtième à choisit prit la vie d'un lion : c'était celle d'Ajax, fils de Télamon, qui ne voulait plus renaître à l'état d'homme, n'ayant pas oublié le jugement des armes. La suivante était l'âme d'Agamemnon; ayant elle aussi en aversion le genre humain, à cause de ses malheurs passés, elle troqua sa condition contre celle d'un aigle. Appelée parmi celles qui avaient obtenu un rang moyen, l'âme d'Atalante, considérant les grands honneurs rendus aux 620c athlètes, ne put passer outre; et les choisit. Ensuite il vit l'âme d'Epéos, fils de Panopée, passer à la condition de femme industrieuse, et loin, dans les derniers rangs, celle du bouffon Thersite revêtir la forme d'un singe (775). Enfin l'âme d'Ulysse, à qui le sort avait fixé le dernier rang, s'avança pour choisir; dépouillée de son ambition par le souvenir de ses fatigues passées, elle tourna longtemps à la recherche de la condition tranquille d'un homme privé; avec peine elle en trouva une qui gisait dans un coin, dédaignée par les antres; et quand elle 620d l'aperçut, elle dit qu'elle n'eût point agi autrement si le sort l'avait appelée la première, et, joyeuse, elle la choisit. Les animaux, pareillement, passaient à la condition humaine ou à celle d'autres animaux, les injustes dans les espèces féroces, les justes dans les espèces apprivoisées; il se faisait ainsi des mélanges de toutes sortes. Lors donc que toutes les âmes eurent choisi leur vie, elles s'avancèrent vers Lachésis dans l'ordre qui leur avait été fixé par le sort. Celle-ci donna à chacune le génie 620e qu'elle avait préféré, pour lui servir de gardien pendant l'existence et accomplir sa destinée. Le génie la conduisait d'abord à Clôthô et, la faisant passer sous la main de cette dernière et sous le tourbillon du fuseau en mouvement, il ratifiait le destin qu'elle avait élu. Après avoir touché le fuseau, il la menait ensuite vers la trame d'Atropos, pour rendre irrévocable ce qui avait été filé par Clôthô; alors, sans se retourner, l'âme passait sous le trône de la Nécessité; et quand toutes furent de l'autre 621 côté, elles se rendirent dans la plaine du Léthé, par une chaleur terrible qui brûlait et qui suffoquait : car cette plaine est dénuée d'arbres et de tout ce qui pousse de la terre. Le soir venu, elles campèrent au bord du fleuve Amélès, dont aucun vase ne peut contenir l'eau. Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de cette eau, mais celles que ne retient point la prudence en boivent plus qu'il ne faudrait. En buvant on perd le souvenir de 621b tout (776). Or, quand on se fut endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de tonnerre éclata, accompagné d'un tremblement de terre, et les âmes, chacune par une voie différente, soudain lancées dans les espaces supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des étoiles. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché de boire de l'eau; cependant il ne savait point par où ni comment son âme avait rejoint son corps; ouvrant tout à coup les yeux, à l'aurore, il s'était vu étendu sur le bûcher. Et c'est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l'oubli et ne s'est point perdu; et il peut nous sauver 621c nous-mêmes si nous y ajoutons foi; alors nous traverserons heureusement le fleuve du Léthé et nous ne souillerons point notre âme. Si donc vous m'en croyez, persuadés que l'âme est immortelle et capable de supporter tous les maux, comme aussi tous les biens, nous nous tiendrons toujours sur la route ascendante, et, de toute manière, nous pratiquerons la justice et la sagesse. Ainsi nous serons d'accord avec nous-mêmes et avec les dieux, tant que nous resterons ici-bas, et lorsque nous aurons remporté 621d les prix de la justice, comme les vainqueurs aux jeux qui passent dans l'assemblée pour recueillir ses présents. Et nous serons heureux ici-bas et au cours de ce voyage de mille ans que nous venons de raconter (777).

FIN DE LA RÉPUBLIQUE

688Voy. livre II, 337 b, et livre III, 403 c.

689 La poésie a été exclue de la cité pour des raisons pratiques. Comme ces raisons peuvent paraître insuffisantes aux yeux de certains, il importe maintenant de justifier sur le plan théorique la condamnation prononcée au IIIe livre. La connaissance du vice profond de la poésie sera d'ailleurs le meilleur antidote (f‹rmakon) contre les prestiges de cette maîtresse d'illusions.

690. La qualification est légèrement ironique, car si Platon ressent une tendresse toute filiale pour Homère, malgré la sévérité dont il fait preuve à son égard, il a beaucoup moins de sympathie pour les poètes tragiques.

691. Aristote critiquant Platon se souvient de ce passage et invoque la même excuse : « ἀμφοῖν γὰρ ὄντοιν φίλον ὅσιον προτιμᾶν τήν ἀλήθειαν : Puisque nous sommes l'un et l'autre amis, il est juste d'honorer avant tout la vérité. » (Eth. Nic., I, 6, 1.)

692. Sophiste, i. e. « homme d'une habileté extraordinaire » . Platon emploie ici ce mot pour suggérer un rapprochement entre l'artiste adroit, le poète, et le sophiste qui pratiquent tous des arts foncièrement trompeurs.

693. Dans la discussion qui va suivre Socrate regardera le peintre comme un simple imitateur. Pourtant, il avait dit au Ve livre, 472 d : οἴει ἂν οὖν ἧττόν τι ἀγαθὸν ζωγράφον εἶναι ὃς ἂν γράψας παράδειγμα οἷον ἂν εἴη ὁ κάλλιστος ἄνθρωπος καὶ πάντα εἰς τὸ γράμμα ἱκανῶς ἀποδοὺς μὴ ἔχῃ ἀποδεῖξαι ὡς καὶ δυνατὸν γενέσθαι τοιοῦτον ἄνδρα;- Cf. sur ce point Aristote, Poétique, 26, 6.

694. Il faut entendre «le lit en lui-même ». Le texte porte ὃ ἔστιν κλίνη. Ce n'est pas rendre la nuance exacte que de traduire par «l'essence du lit ».

695.μίαν φύσει αὐτὴν ἔφυσεν. - Le lit réel (ὃ ἔστιν κλίνη) est tel par nature qu'il ne peut en exister qu'un seul.

696. Dans tout ce passage, il ne faut point, selon Proclus, entendre le mot Forme (ou Idée) au sens métaphysique que lui donne habituellement Platon. Ce que Socrate appelle Forme du lit, c'est la notion de lit que possède le menuisier - notion dont Dieu est l'auteur : « τὸν ἐν τῇ διανοίᾳ τοῦ τεχνίτου λόγον ἰδέαν ἐκάλεσε, καὶ τοῦτον ἔφατο τὸν λόγον εἶναι θεοῦ γέννημα διότι καὶ αὐτὸ τὸ τεχνικὸν τοῦτο θεόθεν οἴεται δεδόσθαι ταῖς ψυχαῖς. » (Comm. in Parm., 57.). Aussi bien Platon n'admet point l'existence d'Idées des objets fabriqués. On en a la preuve, ajoute Proclus, dans le fait qu'il place le poète au troisième rang à partir de la vérité. Or, s'il existait des Formes d'objets fabriqués, le poète - ou l'imitateur en général - ne viendrait qu’au quatrième rang; car l'ouvrier, créant l'objet matériel non d'après la Forme elle-même, mais d'après une image de cette Forme qu'il a dans son esprit- « une notion dans le devenir » - se trouverait au troi­sième rang : « τεκμήριον δὲ τὸν γὰρ ποιητὴν τρίτον ἀπὸ τῆς ἀλήθειας προσείρηκε... καίτοι, εἴ γε ἄλλο μέν ἐστι τὸ θεῖον εἶδος, ἄλλο δὲ ὁ ἐν τῷ γιγνομένῳ λόγος (δημιουργὁν γὰρ λέγει τοῦ τεχνητοῦ εἶδους τὸν θεόν, ὡς τὸν τεχνίτου τοῦ μηρικοῦ ποιητήν) τέταρτος ἂν εἴη οὐ τρίτος. » Cf. ibid. § 58 et 59. - L'interprétation est subtile, mais il n'est guère possible d'admettre qu'elle exprime exactement la pensée de Platon. En effet, dans plusieurs passages des Dialogues, et notamment dans le Cratgle, 389 a - 390 a, il est question de Formes des objets fabriqués. Voy. pour plus amples détails: Beckmann, Num Plato artefactorum ideas statuent (Bonn, 1889).

697 Comp. Dante, Enfer, II, 105: «Si che vostr'arte a Dio quasi è nipote. »

698.Cf. Sophiste, 234 d: «Ainsi l'homme qui se donne comme capable, par un art unique, de tout produire, nous savons, en somme, qu'il ne fabriquera que des imitations et des homonymes de la réalité. Fort de sa technique de peintre, il pourra, exhibant de loin ses dessins aux plus innocents parmi les jeunes garçons, leur donner l'illusion que, tout ce qu'il veut faire, il est parfaite-ment à même d'en créer la réalité vraie. » (Trad. A. Diès, p. 331.)

699. Cf. Ion, 538 sqq.

700. Dans le Banquet (296 d-c) Agathon soutient qu'un homme peut devenir poète, sans aucun mérite personnel, dès que l'Amour l'a touché : « Pour honorer mon art comme Eryximaque a honoré le sien, l'Amour, dirai-je, est un poète si habile qu'il peut rendre aussi poète n'importe qui; en effet, tout homme devient poète dès que l'Amour l'a touché. »

701. En d'autres termes tout homme sensé préférerait être Achille qu'Homère. Etait-ce bien l'opinion des concitoyens de Platon ? Il est permis de supposer qu'ils croyaient plutôt, avec Pindare, que seule la poésie est capable d'assurer l'immortalité aux héros les plus illustres : «La parole, dit le poète Thébain, vit plus longtemps que les actions, quand, par la faveur des Grâces, la langue la tire des profondeurs de l'esprit (Néméennes, IV, 6). » Et ailleurs : « Il convient pour de nobles héros d'être célébrés souvent avec l'éclat de la poésie, car c'est le seul moyen d'atteindre aux honneurs des immortels; un bel exploit périt s'il reste enseveli dans le silence (Frgt 86). » Ou encore : « On le répète assez parmi les hommes, si nous connaissons Nestor et le Lycien Sarpédon, c'est grâce aux vers sonores, comme savent en disposer harmonieusement les artistes habiles; la valeur a besoin des chants illustres pour arriver à l'immortalité (Pythiques, III, 112). (Passages cités par G. Colin dans son excellente étude Platon et la Poésie in Revue des Etudes Grecques, janvier-mars 1928, p. 21.)

702. De ce passage on peut inférer que le législateur est éloigné au second degré de la vérité.

703. Platon est ici plus sévère que dans le Banquet, 209 d, où il associe les noms d'Hésiode et d'Homère à ceux de Lycurgue, de Solon, et de « ces hommes qui ont accompli de grandes et belles oeuvres, et donné naissance à toutes les formes de la vertu ».

704. Charondas de Catane fut le législateur des colonies de Chalcis en Italie et en Sicile. Il vécut probablement au vie siècle av. J.-C. Voy. l'article de Niese dans la Real-Encyclopddie de Pauly-Wissowa.

705. Sur les inventions de Thalès voy. Zeller, Phil. der Griech., I, p. 183, n. 2. Certains auteurs attribuent à Anacharsis l'invention de l'ancre et de la roue de potier. - Note d'Adam.

706. E. Rôhde fait justement remarquer que si Pythagore parvint à imposer une règle de vie à de nombreux disciples, qui formèrent, comme on sait, une sorte de confrérie, il le dut moins au prestige de sa philosophie - la mystique des nombres - qui n'était pas absolument nouvelle, qu'à son vigoureux ascendant personnel : « Il fut pour les siens un modèle, un exemple, un guide qui les força à le suivre et à se faire ses émules. Personnalité cen­trale autour de laquelle toute une communauté se rassembla comme par une intime nécessité. De bonne heure ce fondateur de religion apparut comme un surhomme, unique, incomparable... Et dans le souvenir de ses adhérents, Pythagore devint un saint, un dieu à figure humaine, de qui la légende racontait des miracles. » (Psyché, trad. A. Reymond, p. 395). Voy. également les pp. 394-403 de cette même traduction (pp. 430-464 de l'éd. allemande de 1894).

707. Certains auteurs, dit le Scoliaste de la République, rapportent que Créophyle était le gendre d'Homère. Son nom, dont Glaucon souligne ici le ridicule, signifie fils de la viande.

708. En 410 av. J.-C., date à laquelle est censé avoir eu lieu l'entretien, Protagoras d'Abdère était déjà mort, mais Prodicos, qui de devait mourir qu'en 399, enseignait encore.

709. En grec:ἐπὶ ταῖς κεφαλαῖς: «sur leurs têtes ».

710. Le texte porte  τοὺς ποιητικούς au lieu de τοὺς ποιητάς, ce qui, comme le remarque G. Colin (op. cit. p. 20 n.), implique une nuance de dédain.

711. Cf. Apologie 22 b-c, et Isocrate, Evagoras 11 : « Si des poèmes célèbres on garde les mots et les pensées, mais en rompant la mesure, on découvre qu'ils sont bien inférieurs à l'opinion que nous en avons. »

712. Au cours même de l'entretien. Voy. notamment livre III, 393 b sqq.

713 πίστιν ὀρθήν. - La πίστισ ὀρθή, qui s'attache à l'ὀρθὴ δόξα, vient, dans l'échelle de la connaissance, immédiatement après la baisote. Voy. liv. VI in fine.

714. L'imitation, et, d'une façon générale, l'art en tant qu'il est imitatif, relèvent donc de cette puissance de l'âme que Platon a appelée εἰκασία.

715 Dans la discussion qui va suivre, Platon substitue à la division tripartite de l'âme établie au livre IV (436 sqq.), une division bipartite, pour opposer plus nettement au λογιστικόν, sous la dénomination commune d' ἀλόγιστον, les deux éléments inférieurs yumoeid¡w et ἐπιθυμητικόν.716. Cf. Euthyphron 7 b-c, Protagoras 356 b, et Philèbe 55 e

717. Cette impression est produite par l'apparence des objets sur 1 élément inférieur de l'âme. - On pourrait traduire plus littéralement : «de se voir présenter l'apparence contraire ».

718.  Cf. livre VI, 496a : ποῖ' ἄττα οὖν εἰκὸς γεννᾶν τοὺς τοιούτους; οὐ νόθα καὶ φαῦλα;

719 Cf. la définition de la tragédie dans la Poétique d'Aristote (6, 1449 b).

720. Au livre IV, 439 c sqq.

721. Au livre III, 387 d-c.

722. Cette idée est développée dans les Lois, liv. VII, 803 b sqq.

723.  Les tragédies d'Euripide illustrent remarquablement cette vérité.

724. Pour plaire à la multitude il faut se rabaisser à son niveau. Il est donc chimérique de compter sur l'art pour élever la mentalité du peuple. Cf. livre VI, 493 d : ὡς δὲ καὶ ἀγαθὰ καὶ καλὰ ταῦτα τῇ ἀληθείᾳ, ἤδη πώποτέ του ἤδουσας αὐτῶν λόγον διδόντος οὐ καταγέλαστον; ; - Aux yeux de Platon nombre et qualité sont, en effet, choses incompatibles. Il est foncièrement aristocrate, non par préjugé de naissance, comme certains ont prétendu, mais par raison.

725. Le modèle de vie que l'honnête homme doit imiter n'a rien de commun avec les modèles que la tragédie nous propose. Aussi l'Athénien des Lois dira-t-il, s'adressant aux poètes tragiques qui voudraient être admis dans la cité : « Etrangers excellents, nous sommes nous-mêmes les auteurs d'une tragédie que nous voulons, dans la mesure de nos forces, la plus belle et la meilleure possible. Toute notre constitution est combinée comme une imi­tation du genre de vie le plus beau et le meilleur; et c'est cela, disons-nous, qui est réellement la tragédie la plus vraie. Vous êtes donc poètes... mais nous aussi nous le sommes... nous sommes vos rivaux dans ce concours pour produire la pièce la plus belle; or, seule la loi vraie est destinée, par nature, à atteindre ce but.» (Livre VII, 817 b).

726. Cf. livre III, 395 c sqq.

727.  Aristote soutient, comme on sait, l'opinion contraire. Il estime que la tragédie, par les sentiments de pitié et de terreur qu'elle inspire, opère dans l'âme une sorte de purgation : δι' ἐλέου καὶ φόβου περαίνουσα (ἡ τραγτῳδία) τὴν τῶν τοιούτων παθημάτων κάθαρσιν. » (Poét. 6, 1449 b).

728.ᾇκωμῳδοποιός. - Il nous semble inutile de forcer le sens de ce mot, comme ont fait certains traducteurs, en le rendant par « farceur de profession » ou toute autre expression semblable. Le κωμῳδοποιός est simplement l'auteur comique, et pour Platon cette qualification emporte un mépris tel qu'il est superflu d'y rien ajouter.

729. L'Athénien des Lois admet les mêmes exceptions (liv. VII, 801 c). Mais, plus précis sur ce point que le Socrate de la République, il indique comment doit se faire le choix des poètes : « Il faudra, en premier lieu, qu'ils n'aient pas moins de cinquante ans; ensuite, ils auront beau posséder excellemment le génie poétique et les dons des Muses, on ne les prendra pas s'ils n'ont jamais accompli une belle action d'éclat... Le choix appartiendra au magistrat préposé à l'éducation de la jeunesse et aux gardiens des lois; ils accorderont aux auteurs ainsi désignés le privilège mérité de cultiver les Muses, et à eux seuls... Personne n'osera faire entendre un chant des Muses sans examen préalable, sans l'approbation des gardiens des lois, quand même il aurait plus de charme que les hymnes de Thamyras et d'Orphée. » (Lois, liv. VIII, 829 c-d).

730. Cf. Lois, liv. XII, 967 c-d.

731. Nous adoptons la conjecture d'Adam et nous lisons : ὁ τῶν λίαν σοφῶν ὄχλος κράτων. Cette expression rappelle certains vers d'Euripide (Médée 305, Hippolyte 518, Électre 296).

732.  « La première partie de la phrase fait songer aux expressions d'Aristophane dans les Nuées (merimnosofistaÛ, leptolñgoi)dyoc, etc.). La seconde rappelle plutôt un genre de plaisanteries courant dans la comédie moyenne; cf. par exemple Aristophon dans les Poet. corn. gr. fragm., Didot, p. 508 (fr. 3 du Πυθαγοριστής) : « Par les dieux, nous pensions que les vieux Pythagoriciens d'autrefois étaient sales par plaisir, et aimaient à porter des vêtements misé­rables. Il n'en est rien, je crois : c'était par nécessité. N'ayant rien, ils ont imaginé un beau prétexté à la simplicité de leur vie, et posé solidement des principes commodes pour les pauvres... » (Note de G. Colin, op. cit. pp. 27-28).

733. Platon est ici mi-ironique, mi-sincère. Il n'oublie pas que les Muses d'Hésiode et d'Homère ont, les premières, éveillé sa jeune intelligence. Et tout en condamnant une éducation et des institutions dont il a montré les défauts, il tient à leur rendre l'hommage qu'un fils bien né ne saurait refuser aux protectrices de son enfance.

734. La conjecture de Madv ᾳσόμεθα (au lieu de αἰσθόμεθα, mss. AFDM) nous paraît la plus satisfaisante, nonobstant les observations d'Adam (II, p. 419 n.) et de L. Campbell (III p. 459).

735. 735. Cf. Phédon 107 C : εἴπερ ἡ ψυχὴ ἀθάνατος, ἐπιμελείας δὴ δεῖται οὐχ ὑπὲρ τοῦ χρόνου τούτου μόνον ἐν ᾧ καλοῦμεν τὸ ζῆν, ἀλλ' ὑπὲρ τοῦ παντός.

736. L'étonnement de Glaucon, on observé les commentateurs, est assez difficile à expliquer. Mais peut-être Platon veut-il simplement, par cet étonnement feint, relever l'intérêt de la discussion et faire attendre avec plus d'impatience et de curiosité la démonstration qui va suivre. À vrai dire, ce n'est point l'interlocuteur de Socrate, mais bien le lecteur de la République qui est censé ignorer que l'âme est immortelle.

737. Pour bien comprendre cette argumentation il faut se souvenir que, d'après Platon, l'âme est essentiellement principe de vie (voy. infra note 739, 3e preuve du Phédon). Son vice propre ne peut donc la détruire, ni, à plus forte raison, un vice étranger.

738. La remarque est assez superficielle (Voy. liv. I, 352 c). Aussi Platon ne la place-t-il pas dans la bouche de Socrate.

739. Quand il écrivit la République, Platon avait déjà affirmé sa foi en l'immortalité de l'âme dans le mythe du Ménon (81 a-b); plus tard, il avait, dans le Phédon, donné les trois preuves suivantes de cette immortalité :1° Si chaque chose naît de son contraire - comme le plus du moins, la possession de la privation - la vie naît de la mort. Il faut donc qu'après la mort les âmes séjournent dans un lieu d'où, après un certain temps, elles reviennent à la vie :ἀναγκαῖον τὰς τῶν τεθνεώτων ψυχὰς εἶναί που, ὅθεν δὴ πάλιν γίγνεσθαι. (71 e - 72 a); 2° Les choses composées se dissolvent selon le mode même qui a présidé à l'agrégation de leurs parties. Or l'âme, étant simple, échappe à la décomposition. Elle est donc impérissable. (Dans cette démonstration Socrate invoque d'autres qualités ou puis­sances de l'âme : v. g. elle commande, elle ne change point, elle est apparentée au divin, etc. - 78 b-c, 80 a - 81 a); 3° Toute chose existe par sa participation à une Idée. Elle ne peut exister et participer en même temps à deux Idées contraires. Nulle chose n'admet donc en elle la réunion simultanée de deux contraires. Or l'âme est le principe de la vie du corps. En tant que principe de vie, elle ne saurait participer à l'Idée de la mort; elleest immortelle, et par conséquent incorruptible : περὶ τοῦ ἀθανάτου, εἰ μὲν ὁμολογεῖται καὶ ἀνώλεθρον εἶναι, ψυχὴ ἂν εἴη , πρὸς τῷ ἀθανάτος εἶναι καὶ ἀνώλεθρος. (100 b sqq. et not. 105 b et 106 d). Cette conclusion est la réciproque de la preuve du Xe livre de la République. Sans discuter la valeur de ces preuves, nous ferons remarquer que Platon était convaincu de l'immortalité de l'âme avant de les avoir découvertes. « C'est une conviction arrêtée et profonde chez lui, écrit E. Rôhde (op. cit. tr. Reymond, p. 493), que l'âme est une substance indépendante qui, de l'au-delà du monde sensible, où l'espace n'existe pas, entre dans l'espace et dans le temps; qui n'a pas, avec le corps, une relation organique, mais ne lui est liée qu'extérieurement; qui se maintient comme essence immatérielle ou spirituelle au milieu de l'écoulement et de la ruine des choses sensibles, non sans éprouver, dans cette union, une altération et un obscurcissement de sa pure lumière, mais qui peut et qui doit travailler à s'en dégager... L'essentiel de ces notions fondamentales, il l'emprunte aux théologiens; mais il le met en relation étroite avec sa propre philosophie... »

740. Il faut, semble-t-il, construire: οὐ ῥᾴδιον, ἦν δ' ἐγώ, ἀίδιον εἶναι σύνθετόν τε ἐκ πολλῶν καὶ μὴ τῇ καλλίστῃ κεχρημένον συνθέσει, ὡς νῦν ἡμῖν ἐφάνη ἡ ψυχή... L'âme, en effet, vient de nous apparaître immortelle (ou éternelle); mais nous avons vu au cours de l'entretien (et notamment au IXe livre, 588 b sqq.) que ses parties ne forment point ensemble un assemblage parfait μὴ τῇ καλλίστῃ κεχρημένον συνθέσει ). Or, l'immortalité n'appartient qu'aux substances simples. Il s'agit donc d'expliquer comment un pareil assemblage peut être immortel. C'est ce que Socrate va tenter dans le passage qui suit. Certains commentateurs font rapporterὡς νῦν ἐφάνη ἡ ψυχή ἴ μὴ τῇ καλλίστῃ ). On traduit alors : « Il est difficile que soit éternel un être formé de plusieurs parties, à moins que l'assemblage n'en soit parfait, comme vient de nous paraître celui de l'âme. » Mais cette interprétation se heurte à deux objections: 1° Il n'a pas été démontré que l'âme fût un assemblage parfait; 2° Si cela avait été démontré, on ne s'expliquerait guère que Socrate, un peu plus loin, compare l'âme telle qu'elle est dans la vie présente, et telle qu'il l'a étudiée, au dieu marin Glaucos, mutilé et défiguré par les flots.

741. Il semble bien que Platon identifie l'âme pure avec le logistikñn. Seul l'élément raisonnable de l'âme serait donc immortel. On observera cependant que cette immortalité est personnelle, en quoi elle diffère de celle qu'Aristote accorde au νοῦς ποιητικός. (Voy. Mét., XII, 3, 10).

742. Glaucos, pêcheur d'Anthédon en Béotie, se jeta dans la mer après avoir mangé d'une herbe merveilleuse; il fut changé en dieu marin et reçut le don de prophétie.

743. Littéralement : « par l'effet des festins que l'on dit bienheureux ».

744. « Toute considération étrangère » s. e. «au but que nous nous proposions ». On sait que ce but était de montrer que la justice en elle-même est le plus grand bien de l'âme.

745. Sur l'anneau de Gygès, voy. livre II, 359 e; sur le casque d'Hadès : Homère, Iliade V, 844-45, et Hésiode, Bouclier, 227.

746. Le texte porte simplement πρὸς ἐκείνοις. Il faut sous-entendre; τοῖς ἀγαθοῖς οἷς αὐτὴ παρείχετο ἡ δικαιοσύνη. Voy. 614 a.

747. Nous lisons avec Burnet : ὑμεῖς γὰρ ῄτεῖσθε (Par. A et Stobée) au lieu de ἡγεῖσθε (mss. FD).

748. Au livre I, 352 b.

749. C'est-à-dire d'une faute commise au cours d'une vie antérieure.

750. Sur l'ὁμοίωσις τῷ θεῷ, but de l'homme vertueux, cf. supra II, 383 c, VI, 500 c-d, et le Théétéle, 176 b-177 a.

751. Comparaison empruntée au δίαυλος, ou double course, qui consistait à parcourir le stade jusqu'à la borne (καμπτήρ), et, après l'avoir tournée, à revenir au point de départ. Le premier trajet était appelé ἀπὸ τῶν κάτω, et le second ἀπὸ τῶν ἄνω. Dans la pensée de Platon la borne symbolise le milieu de la vie. Jusque-là, le méchant paraît triompher, car l'apprentissage de la vertu n'est point facile, comme celui du vice; mais quand cet apprentissage est terminé - dans l'âge mûr - l'homme de bien prend vite de l'avance sur le méchant, sort vainqueur de la course, et reçoit les justes récompenses de sa vertu.

752. Le changement de temps dans le texte est assez difficile à expliquer; aussi certains éditeurs, avec Ast et J. Adam, suppriment-ils eäta streblÅsontai kaÜ ¤kkaæyhsontai. Mais on peut, ce semble, considérer cette partie de la phrase comme une citation incomplète et faite de mémoire des paroles de Glaucon au début du dialogue, liv. II, 361 e : στρεβλώσεται, δεδήσεται, ἐκκαυθήσεται τὠφθαλμώ.

753. Il y a dans le texte un jeu de mots entre ᾿Αλκίνου, Alkinoos, et ἀλκίμου ou, homme vaillant.

754. Le mythe d'Er le Pamphylien n'est pas une pure invention de Platon. Le philosophe en emprunte les principaux éléments aux traditions orphiques et pythagoriciennes; mais, suivant sa coutume il les met en oeuvre de façon très libre. Voy. Proclus, Comm. in Remp. II, 110, éd. Kroll.

755. La chevelure de la Paphienne toute moite de la mer maternelle... La Paphienne désigne Vénus, qui avait à Paphos, dans l'île de Chypre, un temple célèbre bâti par Cinyras, et le poète fait ici allusion à une peinture ou à une statue célèbre de Vénus Anadyomène (c.-à-d. "surgie des flots", - Vénus étant née de l'écume de l'onde marine formée autour des débris d'Ouranos mutilé par Kronos). Ce vers de l'Etna semble avoir été littéralement traduit par Ronsard :

les cheveux...
Encore tout moiteux de la mer maternelle.

L'Anadyomène avait été représentée à Cos par Apelle, dans un tableau célèbre, où l'on voyait la déesse sortie de l'onde et tordant sa chevelure mouillée. C'est ce tableau, auquel font allusion tant d'auteurs, notamment Pline, N. H., XXXV, 79, 87, 91 ; Ovide, Pont., IV I, 29 ; Arsam., III, 401 ; Trist., II, 527-528 ; Ausone, Epigr., 106, qui inspira par la suite les sculpteurs, notamment Praxitèle, dont la Vénus Anadyomène décorait un temple de Cnide et attirait de nombreux touristes. "Aucun vêtement ne l'enveloppe, dit Lucien. Elle est nue et découvre ses charmes. D'une main seulement elle cache furtivement sa pudeur."

Il est impossible de dire si le chef-d'oeuvre que désigne ici l'auteur de l'Etna est la toile d'Apelle, qu'Auguste acheta aux habitants de Cos et fit transporter à Rome dans le temple de Vénus Génitrix, ou la statue de Praxitèle, qui se trouvait encore à Cnide au temps de Pline (cf. H. N., XXXV 36, 24 et 28 ; XXXVI, 4 9), et qui, transportée à Constantinople, fut détruite dans un incendie.

756. C'est-à-dire par l'ouverture droite du ciel et l'ouverture gauche de la terre. Sur le sens symbolique de ce passage cf. Aristote, Frgt 195 (1513 a 24 sqq.) : « Ils (les Pythagoriciens) appelaient bon ce qui est à droite, en haut, en avant, et mauvais ce qui est à gauche, en bas, en arrière. » Une inscription trouvée dans une tombe, près de Thurium, se termine par ces mots : χαῖρε, χαῖρε, δεξιὰν ὁδοιπορῶν λειμῶντάς τε ἱεροὺς καὶ ἄλσεα Φερσεφονείας (Ins. gr. Sic, et It., 642). « On retrouve ici, écrit E. Röhde (op. cit., p. 444, n. 4), à une époque relativement ancienne, la légende des deux routes à l'entrée du monde souterrain, l'une conduisant à droite dans le χῶρος εὐσεβῶν, l'autre à gauche au lieu où sont punis les dikoi. Il se peut qu'elle ait pour origine les fantaisies des sectes mystiques de l'Italie méridionale : δεξιόν ετ ἀριστερόν signifient, dans la table pythagoricienne des oppositions - comme d'ailleurs depuis longtemps dans l'art de la divination par les oiseaux - la même chose qu'ἀγαθόν et κακόν. »

757. Cf. Virgile, Enéide VI, 748-49 :

«Has omnes ubi mille rotam volvere per annos
Lethaeum ad fluvium deus evocat agmine magno
. »

758. Allusion aux limbes qui sont probablement une invention des Orphiques. Voy. Dieterich, Nekyla, p. 158 (Leipzig, 1893). Cf. également Virgile, En. VI, 426, et, pour la transposition chrétienne de cette croyance, Dante, Enfer, IV, 30.

759. Le texte porte αὐτόχειρος φόνου. L'expression αὐτόχειρ φόνος signifie « meurtre que l'on commet de ses propres mains », et non «suicide », comme l'ont entendu certains traducteurs.

760. Selon J. Adam, il s'agit d'un personnage purement fictif.

761. Ces êtres au corps tout embrasé sont les prototypes des kol‹zontew ggeloi de la littérature apocalyptique. Voy. l'Apoc. de Pierre, v. 21, 23, et cf. Eusèbe, Praep. Evang. XIII, 13, 5. - Note d'Adam.

762. Cf. Phédon, 113 e.

763. Certains commentateurs anciens ont identifié cette colonne de lumière avec la Voie lactée (γαλαξίας κύκλος). Voy. Proclus, Comm. in Remp. 130, 4, 194, 19 sqq., et Cicéron, De Rep. VI, 9 (Songe de Scipion).

764. Littéralement : « Ils virent, s'étendant depuis le ciel, les extrémités de ses attaches. »

765. Les bords circulaires des huit pesons - ou plus exactement les circonférences extérieures de ces bords - symbolisent le cercle des étoiles fixes et les orbites des sept planètes, rangées, à partir de ce cercle, dans l'ordre suivant : 2. Saturne ( Φαίνων); 3. Jupiter (Φαέθων); 4. Mars (Πυρόεις); 5. Mercure (Στίλβων); 6. Vénus (Φωσφόρος); 7. Soleil (῞Ηλιος); 8. Lune (Σελήνη). Voy. Timée 38 c-d.

766. Il semble que les largeurs des bords circulaires représentent les distances qui séparent les circonférences concentriques parcourues par les sept planètes. Si l'on admet cette hypothèse la plus grande distance est celle qui sépare Saturne du cercle des étoiles fixes; puis viennent, par ordre de grandeur décroissante, les distances suivantes : 2. Soleil-Lune; 3. Mercure-Vénus; 4. Mars-Mercure; 5. Lune-Terre (la Terre est considérée comme le centre du système planétaire); 6. Vénus-Soleil; 7. Jupiter-Mars; 8. Saturne-Jupiter.

767. Les couleurs des différentes planètes sont ici attribuées à leurs orbites respectives.

768. Cf. Timée, 36 c-cl : « Le mouvement du cercle extérieur il (Dieu) l'appela mouvement de la nature du même t°w taétoè fæsevw), et celui du cercle intérieur mouvement de la nature de l'autre (t°w y‹terou). Le mouvement de la nature du même, il le dirigea suivant le côté d'un parallélogramme, vers la droite, et le mouvement de la nature de l'autre, suivant la diagonale, vers la gauche. Il attribua la puissance au mouvement du même et du semblable en ne le divisant pas; au contraire, il divisa en six parties le mouvement intérieur et fit ainsi sept cercles inégaux... » Dans ce passage vers le droite signifie d'orient en occident, et vers la gauche d'occident en orient.

769. L'ensemble des indications qui précèdent peut se résumer dans le tableau ci-dessous :

Ordre de cercles ou orbites

Rang des distances
(de l'ext. à l'int.)

Rang des couleurs 

 Rang des vitesses  de révolution

1. Étoiles fixes
2. Saturne
3. Jupiter
4. Mars 
5. Mercure
6. Vénus 
7. Soleil 
8. Lune 

1er rang.
8e 
7e 
3e 
6e 
2e
5e
4e

1er rang.
4e
6e
7e 
5e 
8e
2e
3e

1er rang.
6e
5e 
4e 
3e 
3e
3e
2e

 

Platon a emprunté la plupart de ces données aux astronomes de son temps. Mais il les combine, ce semble, de façon très libre pour obtenir certaines relations numériques. Dans une très ingénieuse étude (Classical Review, XVI, pp. 292 sqq.), le Pr. Cook Wilson a montré que l'ordre respectif des distances, des couleurs et des vitesses, est établi de telle sorte que la somme de certains termes symétriques soit toujours égale à 9 .Ecrivons en effet les n° d'ordre des huit pesons, et au-dessous le rang qu'ils occupent sous le rapport de la largeur des bords. En joignant les termes dont la somme est égale à 9, nous aurons la figure symétrique suivante :


Prenons maintenant l'ordre des couleurs; écrivons au-dessous les nos d'ordre des pesons correspondants, et joignons de même les termes dont la somme est 9. Nous aurons deux symétries :


 

 

Prenons maintenant l'ordre des couleurs; écrivons au-dessous les nos d'ordre des pesons correspondants, et joignons de même les termes dont la somme est 9. Nous aurons deux symétries :

Enfin, considérons l’ordre des vitesses; nous aurons les trois figures que voici :

Il est permis de supposer que, par ces combinaisons symétriques, Platon a voulu montrer que dans le système céleste tout est réglé selon un ordre et un équilibre parfaits. Qu'il s'inspire ici des doctrines pythagoriciennes, il est à peine besoin de le signaler. Mais il est pleinement d'accord avec les principes qu'il a posés au VIIe livre, et la méthode a priori qu'il applique est bien celle que doit suivre, d'après lui, le véritable astronome (τῷ ὄντι ἀστρονομικός , 530 b).

770. D'après Proclus (In Remp., 270) ces âmes sont appelées éphémères parce quelles vont renaître à la condition mortelle.

771. L'âme est absolument libre de choisir sa destinée, mais sa décision est irrévocable. Dieu n'est point responsable du mal qu'elle peut faire ou subir, parce qu'il ne veut que le bien. Cf. Timée, 30 a.

772. Seuls les événements et les circonstances de la vie étaient donc indiqués sur les sorts. Et c'est d après cela que les âmes devaient juger les destinées qui leur étaient offertes.

773. C'est une idée sur laquelle Platon revient souvent: la pratique de la vertu, si elle n'est point éclairée par la philosophie, ne suffit pas à assurer notre salut éternel.

774 Dans le Phèdre, 249 a, Platon dit que l'âme ne peut revenir au lieu d'où elle est partie, et reprendre des ailes, qu'après avoir passé dix mille ans d'épreuves en diverses conditions terrestres. Mais les âmes qui ont choisi trois fois de suite la vie philosophique peuvent y revenir au bout de trois mille ans.

775 D'après Proclus (Comm. in Tim. 329 d-e), il faut entendre ce passage dans un sens figuré. Les âmes adoptent la nature et le caractère de certains animaux, mais non pas leurs corps : « εἰ δ'οὖν καὶ ὅτι Πλατωνικός ὁ λόγος ὑπομνῆσαι χρή, παραθετέον ὅτι τε ἐν Πολιτείᾳ τὴν ψυχὴν τοῦ Θερσίτου πίθηκον ἐνδύεσθαι φησιν, ἀλλ' οὐ σῶμα πιθήκειον, καὶ ἐν Φαίδρῳ (249 Β) κατίεναι εἰς βίον θήρειον, ἀλλ' οὐχὶ εἰς σῶμα θήρειον· ὁ γὰρ βίος μετὰ τῆς οἰκείας ἐστὶ ψυχῆς· καὶ ἐν τούτοις μεταβάλλειν εἰς θήρειον φύσιν· ἡ γὰρ θήρειος φύσις οὐκ ἔστι τὸ σῶμα τὸ θήρειον ἀλλ' ἡ ζωὴ τοῦ θηρίου.» Cette interprétation est ingénieuse mais fausse, comme le prouvent les choix d'Orphée, d'Ajax et d'Agamemnon.

776 Cf. Virgile, En. VI, 714:

«... Lethaei ad fluminis undam
Securos latices et longa oblivia potant.

777  Cette magnifique conclusion pourrait être celle de toute l'oeuvre de Platon. Certes, après avoir écrit la République, il n'a cessé de pousser ses recherches en tous sens, et de donner des solutions nouvelles aux problèmes qui lui tenaient à coeur. « Mais le fond de se pensées resta invariablement le même, et il ne rabattit jamais rien, dans son for intérieur, de ce qu'il estimait devoir demander au monde et à l'esprit humain. Et la postérité ne se trompe pas en se faisant de lui l'image d'un sage sacerdotal, montrant d'un geste impératif à l'esprit humain le chemin qui, de cette pauvre terre, conduit en haut, à la Lumière éternelle. » (Röhde, Psyché, tr. cit. p. 505).

FIN DES NOTES

 

 





 

es. Or l'âme, étant simple, échappe à la