Platon : La République

PLATON

LΑ REPUBLIQUE : LIVRE IX

 

Traduction française · Robert BACCOU.

Traduction COUSIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PLATON


 

OEUVRES COMPLÈTES


 

LA RÉPUBLIOUE - LIVRE IX 

 

 

Πολιτεία  Θ

 

571a - 592b

 

texte grec

 

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p, 571

Il nous reste donc à examiner l'homme tyrannique, [571a] comment il naît de l'homme démocratique, ce qu'il est une fois formé, et quelle est sa vie, malheureuse ou heureuse.

Oui, dit-il, cet homme-là reste à examiner.

Or sais-tu, demandai-je, ce qui pour moi laisse encore à désirer?

Quoi?

En ce qui concerne les désirs, leur nature et leurs espèces, il me semble que nous avons donné des définitions insuffisantes; et tant que ce point sera défectueux, l'enquête [571b] que nous poursuivons manquera de clarté.

Mais n'est-il pas encore temps d'y revenir?

Si, certainement. Examine ce que je veux voir en eux. Le voici. Parmi les plaisirs et les désirs non nécessaires, certains me semblent illégitimes (609) ; ils sont probablement innés en chacun de nous, mais réprimés par les lois et les désirs meilleurs, avec l'aide de la raison, ils peuvent, chez quelques-uns, être totalement extirpés ou ne rester qu'en petit nombre et affaiblis, tandis que chez les autres ils subsistent plus forts et plus nombreux. [571c]

Mais de quels désirs parles-tu?

De ceux, répondis-je, qui s'éveillent pendant le sommeil, lorsque repose cette partie de l'âme qui est raisonnable, douce, et faite pour commander à l'autre, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée de nourriture ou de vin, tressaille, et après avoir secoué le sommeil, part en quête de satisfactions à donner à ses appétits. Tu sais qu'en pareil cas elle ose tout, comme si elle était délivrée et affranchie de toute honte et de toute prudence. Elle ne [571d] craint point d'essayer, en imagination, de s'unir à sa mère (610), où à qui que ce soit, homme, dieu ou bête, de se souiller de n'importe quel meurtre, et de ne s'abstenir d'aucune sorte de nourriture (611); en un mot, il n'est point de folie, point d'impudence dont elle ne soit capable.

Tu dis très vrai.

Mais lorsqu'un homme, sain de corps et tempérant, se livre au sommeil après avoir éveillé l'élément raisonnable de son âme, et l'avoir nourri de belles pensées et de nobles spéculations en méditant sur lui-même; [571e] lorsqu'il a évité d'affamer aussi bien que de rassasier l'élément concupiscible, afin qu'il se tienne en repos et n'apporte point de trouble, par ses joies ou par ses [572a] tristesses, au principe meilleur, mais le laisse, seul avec soi-même et dégagé, examiner et s'efforcer de percevoir ce qu'il ignore du passé, du présent et de l'avenir; lorsque cet homme a pareillement adouci l'élément irascible, et qu'il ne s'endort point le cœur agité de colère contre quelqu'un; lorsqu'il a donc calmé ces deux éléments de l'âme et stimulé le troisième, en qui réside la sagesse, et qu'enfin il repose, alors, tu le sais, il prend contact [572b] avec la vérité mieux que jamais, et les visions de ses songes ne sont nullement déréglées (612).

J'en suis tout à fait persuadé, dit-il.

Mais nous nous sommes trop étendus sur ce point; ce que nous voulions constater c'est qu'il y a en chacun de nous, même chez ceux qui paraissent tout à fait réglés, une espèce de désirs terribles, sauvages, sans lois, et que cela est mis en évidence par les songes. Regarde si ce que je dis te semble vrai, et si tu en conviens avec moi.

Mais j'en conviens.

Rappelle-toi maintenant l'homme démocratique tel [572c] que nous l'avons représenté (613) : il est formé dès l'enfance par un père parcimonieux, honorant les seuls désirs intéressés, et méprisant les désirs superflus, qui n'ont pour objet que l'amusement et le luxe. N'est-ce pas (614)?

Oui.

Mais ayant fréquenté des hommes plus raffinés, et pleins de ces désirs que nous décrivions tout à l'heure, il se livre à tous les déportements et adopte la conduite de ces hommes-là, par aversion pour la parcimonie de son père; cependant, comme il est d'un naturel meilleur que ses corrupteurs, tiraillé en deux sens opposés, il [572d] finit par prendre le milieu entre ces deux genres d'existence, et demandant à chacun des jouissances qu'il juge modérées, il mène une vie exempte d'étroitesse et de dérèglement; ainsi d'oligarchique il est devenu démocratique.

C'était bien, dit-il, et c'est encore l'idée que nous avons d'un tel homme.

Suppose maintenant que, devenu vieux à son tour, il ait un jeune fils élevé dans des habitudes semblables.

Je le suppose.

Suppose en outre qu'il lui arrive la même chose qu'à son père, qu'il soit entraîné dans un dérèglement complet, [572e] nommé par ceux qui l'entraînent liberté complète, que son père et ses proches portent secours aux désirs intermédiaires, et les autres à la faction opposée; quand ces habiles magiciens et faiseurs de tyrans désespèrent de retenir le jeune homme par tout autre moyen, ils s'ingénient à faire naître en lui un amour qui préside (615) aux désirs oisifs et prodigues : quelque frelon ailé et de grande [573a] taille. Ou bien crois-tu que l'amour soit autre chose chez de tels hommes?

Non, dit-il, ce n'est rien d'autre.

Lors donc que les autres désirs, bourdonnant autour de ce frelon, dans une profusion d'encens, de parfums, de couronnes, de vins, et de toutes les jouissances qu'on trouve en de pareilles compagnies, le nourrissent, le font croître jusqu'au dernier terme, et lui implantent l'aiguillon de l'envie (616), alors ce chef de l'âme, escorté par la démence, [573b] est pris de transports furieux, et s'il met la main sur des opinions ou des désirs tenus pour sages et gardant encore quelque pudeur, il les tue ou les boute hors de chez lui, jusqu'à ce qu'il en ait purgé (617) son âme et l'ait emplie de folie étrangère.

Tu décris là de façon parfaite l'origine de l'homme tyrannique.

Aussi bien, poursuivis-je, n'est-ce pas pour cette raison que depuis longtemps l'amour est appelé un tyran?

Il le semble, répondit-il. [573c]

Et l'homme ivre, mon ami, n'a-t-il pas des sentiments tyranniques?

Si fait.

Et l'homme furieux et dont l'esprit est dérangé, ne veut-il pas commander non seulement aux hommes, mais encore aux dieux, s'imaginant qu'il en est capable?

Si, certes.

Ainsi donc, merveilleux ami, rien ne manque à un homme pour être tyrannique, quand la nature, ses pratiques, ou les deux ensemble, l'ont fait ivrogne, amoureux et fou.

Non, rien vraiment.

Voilà, ce semble, comment se forme l'homme tyrannique; mais comment vit-il?

[573d] Je te répondrai comme on fait en plaisantant c'est toi qui me le diras (618).

Je vais donc te le dire. J'imagine que désormais ce ne sont que fêtes, festins, courtisanes et réjouissances de toutes sortes chez celui qui a laissé le tyran Éros s'installer dans son âme et en gouverner tous les mouvements.

Nécessairement.

Or, de nombreux et terribles désirs, dont les exigences seront multiples, ne pousseront-ils pas, chaque jour et chaque nuit, à côté de cette passion?

Si, ils pousseront nombreux.

Donc, les revenus, s'il y en a, seront vite dépensés.

Comment non? [573e] Et après cela viendront les emprunts et les prélèvements sur le capital.

Certes.

Et quand il ne restera plus rien, n'est-il pas inévitable que la foule ardente des désirs, qui nichent dans l'âme de cet homme, se mette à pousser des cris, et que lui-même, piqué par ces désirs, et surtout par l'amour, que les autres escortent comme un chef, soit pris de transports furieux, et cherche quelque proie dont il puisse s'emparer par fraude ou par violence? [574a]

Certainement, dit-il.

Ainsi, ce sera pour lui une nécessité de piller de tous côtés, ou d'endurer de grandes souffrances et de grandes peines (619).

Oui, une nécessité.

Et comme les nouvelles passions survenues dans son âme l'ont emporté sur les anciennes et les ont dépouillées, de même ne prétendra-t-il pas, lui qui est plus jeune, l'emporter sur son père et sa mère, les dépouiller, quand il aura dissipé sa part, et s'attribuer les biens paternels?

Sans contredit.

Et si ses parents ne lui cèdent point, n'essaiera-t-il [574b] pas d'abord de les voler et de les tromper?

Certainement.

Mais s'il n'y réussit point, il leur arrachera leurs biens de force.

Je le crois, dit-il.

Maintenant, admirable ami, si le vieux père et la vieille mère résistent et soutiennent la lutte, prendra-t-il garde et s'abstiendra-t-il de commettre quelque action tyrannique?

Je ne suis pas du tout rassuré pour les parents de cet homme.

Mais par Zeus ! Adimante, pour une courtisane aimée d'hier et qui n'est pour lui qu'un caprice, s'oubliera-t-il à l'égard de cette amie ancienne et nécessaire qu'est sa mère (620), ou pour un jeune homme en sa fleur qu'il chérit [574c] depuis la veille, et qui n'est aussi pour lui qu'un caprice, à l'égard de son père dont la jeunesse est passée, mais qui est le plus nécessaire et le plus ancien de ses amis? s'oubliera-t-il, dis, à leur égard au point de les frapper et de les asservir à ces créatures, s'il introduit celles-ci dans sa maison?

Oui, par Zeus ! répondit-il.

C'est apparemment un très grand bonheur, m'écriai-je, que d'avoir donné le jour à un fils de caractère tyrannique !

Oui, un très grand ! [574d]

Mais quoi ! lorsqu'il aura épuisé les biens de ses père et mère, et que les passions se seront rassemblées en essaim nombreux dans son âme, n'en viendra-t-il pas à toucher (621) à la muraille de quelque maison ou au manteau de quelque voyageur attardé dans la nuit, puis à faire place nette dans les temples? Et en toutes ces conjonctures les vieilles opinions, tenues pour justes (622), qu'il avait depuis l'enfance sur l'honnête et le malhonnête, céderont le pas aux opinions nouvellement affranchies qui servent d'escorte à l'amour, et triompheront avec lui; auparavant ces dernières ne se donnaient libre course qu'en rêve [574e], pendant le sommeil, car il était alors soumis aux lois et à son père et la démocratie régnait dans son âme; mais maintenant, tyrannisé par l'amour, il sera sans cesse à l'état de veille l'homme qu'il devenait quelquefois en songe; il ne s'abstiendra d'aucun meurtre, [575a] d'aucune nourriture défendue, d'aucun forfait. Éros, qui vit en lui tyranniquement dans un désordre et un dérèglement complets, parce qu'il est le seul maître, poussera le malheureux dont il occupe l'âme, comme un tyran la cité, à tout oser pour le nourrir, lui et la cohue des désirs qui l'entourent : ceux qui sont venus du dehors par les mauvaises compagnies, et ceux qui, nés à l'intérieur (623), de dispositions pareilles aux siennes, ont rompu leurs liens et se sont affranchis. N'est-ce pas la vie que mène un tel homme?

Si, dit-il.

Or, repris-je, si dans un État les hommes de ce genre [575b] sont en petit nombre, et que le reste du peuple soit sain, ils partent pour aller servir de satellites à quelque tyran, ou se louer comme mercenaires, s'il y a guerre quelque part; mais si la paix et la tranquillité règnent partout, ils restent dans la cité et y commettent un grand nombre de petits délits.

Quels délits veux-tu dire?

Par exemple ils volent, percent les murailles, coupent les bourses, détroussent les passants, font capture et trafic d'esclaves, et parfois, quand ils savent parler, ils sont sycophantes, faux témoins et prévaricateurs.

Voilà donc ce que tu appelles de petits délits tant [575c] que ces hommes sont en petit nombre !

Oui, répondis-je, car les petites choses ne sont petites que par comparaison avec les grandes, et tous ces méfaits, pour ce qui est de leur influence sur la misère et le malheur de la cité, n'approchent même pas (624), comme on dit, de la tyrannie. En effet, lorsque de tels hommes et ceux qui les suivent sont nombreux dans un État, et qu'ils se rendent compte de leur nombre, ce sont eux qui, aidés par la sottise populaire, engendrent le tyran, en la personne de celui qui a dans son âme le tyran le plus grand [575d] et le plus achevé.

C'est naturel, dit-il, car il sera le plus tyrannique.

Et alors il peut arriver que la cité se soumette volontairement; mais si elle résiste, de même qu'il maltraitait naguère son père et sa mère, il châtiera sa patrie, s'il en a le pouvoir; il y introduira de nouveaux compagnons, et, leur asservissant celle qui lui fut autrefois chère, sa matrie (625), comme disent les Crétois, et sa patrie, il la nourrira dans l'esclavage. Et c'est là qu'aboutira la passion du tyran.

Parfaitement, dit-il. [575e]

Maintenant, dans la vie privée, et avant d'arriver au pouvoir, ces hommes-là ne se conduisent-ils pas de la sorte? D'abord ils vivent avec des gens qui sont pour eux des flatteurs prêts à leur obéir en tout, ou, s'ils ont besoin de quelqu'un, ils font des bassesses, osent jouer [576a] tous les rôles pour lui montrer leur attachement, quitte à ne plus le vouloir connaître quand ils seront parvenus à leurs fins.

C'est très vrai.

Leur vie durant, ils ne sont donc les amis de personne (626), toujours despotes ou esclaves; quant à la liberté et à l'amitié véritables, un naturel tyrannique ne les goûte jamais.

Assurément.

N'est-ce donc pas à bon droit que nous les appellerions des hommes sans foi?

Comment non?

Et injustes au dernier point, si ce dont nous sommes [576b] convenus plus haut, touchant la nature de la justice, est exact.

Mais certes, dit-il, c'est exact.

Résumons-nous donc quant au parfait scélérat : C'est celui qui, à l'état de veille, est tel que l'homme en état de songe que nous avons décrit.

Parfaitement.

Or devient tel celui qui, doué de la nature la plus tyrannique, est parvenu à gouverner seul, et il le devient d'autant plus qu'il a vécu plus longtemps dans l'exercice de la tyrannie.

C'est inévitable, dit Glaucon prenant à son tour la parole (627).

Mais, repris-je, celui qui est apparu comme le plus [576c] méchant, se révélera-t-il aussi le plus malheureux? Et celui qui aura exercé la tyrannie la plus longue et la plus absolue, n'aura-t-il pas été malheureux à l'extrême et pendant le plus longtemps, en vérité? - bien que la multitude ait là-dessus des opinions multiples (628).
Il n'en saurait être autrement.

Or n'est-il pas vrai que l'homme tyrannique est fait à la ressemblance de la cité tyrannique, comme l'homme démocratique à celle de la démocratie, et ainsi des autres?

Sans doute.

Et ce qu'est une cité à une autre cité, pour la vert et le bonheur, un homme ne l'est-il pas à un autre homme? [576d]

Comment non?

Quel est donc, pour la vertu, le rapport de la cité tyrannique à la cité royale telle que nous l'avons décrite d'abord?

Elles sont exactement contraires, répondit-il; l'une est la meilleure, l'autre la pire.

Je ne te demanderai pas laquelle des deux est la meilleure ou la pire - cela est évident. Mais relativement au bonheur et au malheur, en juges-tu de même ou autrement? Et ici ne nous laissons pas éblouir par la vue du tyran seul et des quelques favoris qui l'entourent : nous devons pénétrer dans la cité pour la considérer dans son ensemble, nous glisser partout et tout voir, [576e] avant de nous faire une opinion.

Ce que tu demandes est juste, dit-il - et il est évident pour tout le monde qu'il n'y a point de cité plus malheureuse que la cité tyrannique, ni de plus heureuse que la cité royale.

Aurai-je tort de demander les mêmes précautions [577a] pour l'examen des individus, et de n'accorder le droit de les juger qu'à celui qui peut, par la pensée, entrer dans le caractère d'un homme et voir clair en lui, qui ne se laisse point éblouir par les apparences - la pompe que le tyran déploie pour les profanes (629) - mais sait discerner le fond des choses? Si donc je prétendais que nous devons tous écouter celui qui, d'abord, serait capable de juger, qui, de plus, aurait vécu sous le même toit que le tyran, témoin des actes de sa vie domestique et des rapports qu'il entretient avec ses familiers - c'est surtout parmi [577b] eux qu'on peut le voir dépouillé de son appareil de théâtre - et aussi de sa conduite dans les dangers publics (630), si j'engageais celui qui a vu tout cela à prononcer sur le bonheur ou le malheur du tyran relativement aux autres hommes...

Ici encore, dit-il, tu ne demanderais rien que de très juste.

Veux-tu donc, repris-je, que nous nous supposions du nombre de ceux qui sont capables de juger, et qui se sont rencontrés avec des tyrans, afin d'avoir quelqu'un qui puisse répondre à nos questions?

Certainement.

[577c] Or çà ! dis-je, suis-moi dans cet examen. Rappelle-toi la ressemblance de l'État et de l'individu, et, les considérant point par point, chacun à son tour, dis-moi ce qui arrive à l'un et à l'autre.

Que leur arrive-t-il?

Pour commencer par la cité, diras-tu de celle qui est gouvernée par un tyran qu'elle est libre ou esclave?

Elle est esclave autant qu'on peut l'être, répondit-il.

Et cependant tu y vois des maîtres et des hommes libres.

J'en vois, mais en petit nombre; presque tous les citoyens, et les plus honnêtes, y sont réduits à une indigne et misérable servitude. [577d]

Si donc l'individu ressemble à la cité, n'est-il pas inévitable qu'on retrouve en lui le même état de choses, que son âme soit remplie de servitude et de bassesse, que les parties les plus honnêtes de cette âme soient réduites en esclavage, et qu'une minorité, formée de la partie la plus méchante et la plus furieuse, y soit maîtresse?

C'est inévitable.

Mais quoi? diras-tu d'une âme en cet état qu'elle est esclave ou qu'elle est libre?

Je dirai, certes, qu'elle est esclave.

Or, la cité esclave et dominée par un tyran ne fait pas le moins du monde ce qu'elle veut.

Non, assurément. [577e]

Par conséquent l'âme tyrannisée ne fera pas du tout ce qu'elle veut - je parle de ce que veut l'âme tout entière; sans cesse et violemment entraînée par un désir furieux, elle sera pleine de trouble et de remords.

Comment non?

Mais la cité gouvernée par un tyran est-elle nécessairement riche ou pauvre?

Pauvre.

[578a] Il est donc nécessaire aussi que l'âme tyrannique soit toujours pauvre et irrassasiée (631).

Oui, dit-il.

Mais quoi? n'est-ce pas encore une nécessité qu une pareille cité et un pareil homme soient emplis de crainte?

Si fait.

Crois-tu pouvoir trouver dans quelque autre État plus de lamentations, de gémissements, de plaintes et de douleurs?

Nullement.

Et dans tout autre individu plus que dans cet homme tyrannique, que l'amour et les autres désirs rendent furieux?

Je ne le crois pas.

Or, c'est en jetant les yeux sur tous ces maux et sur [578b] d'autres semblables que tu as jugé que cette cité était la plus malheureuse de toutes.

N'ai-je pas eu raison? demanda-t-il.

Si fait, répondis-je; mais pour ce qui est de l'individu tyrannique, que dis-tu en voyant en lui les mêmes maux?

Qu'il est de beaucoup le plus malheureux de tous les hommes.

Sur ce point tu n'as plus raison.

Comment?

Selon moi, il n'est pas encore aussi malheureux qu'on peut l'être.

Qui le sera donc?

Celui-ci te paraîtra peut-être encore plus malheureux.

Lequel?

Celui qui, né tyrannique, ne passe point sa vie dans [578c] une condition privée, mais est assez malchanceux pour qu'un hasard funeste le fasse tyran d'une cité (632).

Je conjecture, d'après nos précédents propos, que tu dis vrai.

Oui, seulement il ne faut pas se contenter de conjectures en pareille matière, mais bien examiner, à la lumière de la raison, les deux individus qui nous occupent l'enquête en effet porte sur le sujet le plus important qui soit : le bonheur et le malheur de la vie.

C'est très exact, dit-il.

Examine par conséquent si j'ai raison. à mon avis [578d] il faut se faire une idée de la situation du tyran d'après ceci.

D'après quoi?

D'après la situation d'un de ces riches particuliers qui, dans certaines cités, possèdent beaucoup d'esclaves; ils ont ce point de ressemblance avec les tyrans qu'ils commandent à beaucoup de monde; la différence n'est que dans le nombre.

C'est vrai.

Tu sais donc que ces particuliers vivent en sécurité et qu'ils ne craignent point leurs serviteurs.

Qu'en auraient-ils à craindre?

Rien. Mais en vois-tu la raison?

Oui, c'est que la cité tout entière prête assistance à chacun de ces particuliers. [578e]

Bien dit. Mais quoi ! si quelque dieu, enlevant de la cité un de ces hommes qui ont cinquante esclaves et davantage (634), le transportait, avec sa femme, ses enfants, ses biens et ses serviteurs, dans un désert, où il n'aurait de secours à attendre d'aucun homme libre, ne crois-tu pas qu'il vivrait dans une extrême et continuelle appréhension de périr de la main de ses esclaves, lui, ses enfants et sa femme?

Oui, son appréhension serait extrême. [579a]

Ne serait-il pas réduit à faire sa cour à certains d'entre eux, à les gagner par des promesses, à les affranchir sans nécessité, enfin à devenir le flatteur de ses esclaves?

Il serait bien forcé d'en passer par là, dit-il, ou de périr.

Que serait-ce donc si le dieu établissait autour de sa demeure des voisins en grand nombre (635), décidés à ne pas souffrir qu'un homme prétende commander en maître à un autre, et à punir du dernier supplice ceux qu'ils surprendraient en pareil cas?

[579b] Je crois que sa triste situation s'aggraverait encore, s'il était ainsi environné et surveillé par des gens qui seraient tous ses ennemis.

Or, avec ce naturel que nous avons décrit, plein de craintes et de désirs de toute espèce, n'est-ce pas dans une prison semblable qu'est enchaîné le tyran (636)? Bien que son âme soit gourmande, il est le seul dans la cité qui ne puisse voyager nulle part, ni aller voir ce qui excite la curiosité des hommes libres (637). Il vit la plupart du temps enfermé dans sa maison comme une femme, enviant les citoyens qui voyagent au dehors et vont voir [579c] quelque belle chose (638).

Oui vraiment.

Ainsi donc, il récolte en surplus de tels maux, l'homme mal gouverné en lui-même, celui que tantôt tu jugeais le plus malheureux de tous, le tyrannique, lorsqu'il ne passe point sa vie dans une condition privée, mais se trouve contraint par quelque coup du sort d'exercer une tyrannie, et que, tout impuissant qu'il est à se maîtriser lui-même, il entreprend de commander aux autres : semblable à un malade n'ayant point la maîtrise de son corps qui, au lieu de mener une existence retirée, serait [579d] forcé de passer sa vie à se mesurer avec les autres et à lutter dans les concours publics.

Ta comparaison est d'une exactitude frappante, Socrate.

Or donc, mon cher Glaucon, n'est-ce pas là le comble du malheur? et celui qui exerce une tyrannie ne mène-t-il pas une vie plus pénible encore que celui qui, à ton jugement, menait la vie la plus pénible?

Si, certainement.

Ainsi, en vérité, et quoi qu'en pensent certaines gens, le véritable tyran est un véritable esclave, condamné à une bassesse et à une servitude extrêmes, et le flatteur [579e] des hommes les plus pervers; ne pouvant, d'aucune façon, satisfaire ses désirs, il apparaît dépourvu d'une foule de choses, et pauvre (639), en vérité, à celui qui sait voir le fond de son âme; il passe sa vie dans une frayeur continuelle, en proie à des convulsions et à des douleurs (640), s'il est vrai que sa condition ressemble à celle de la cité qu'il gouverne. Mais elle y ressemble, n'est-ce pas?

Et beaucoup, dit-il.

[580a] Mais, outre ces maux, ne faut-il pas attribuer encore à cet homme ceux dont nous avons parlé précédemment (641), à savoir que c'est pour lui une nécessité d'être, et par l'exercice du pouvoir de devenir bien plus qu'auparavant, envieux, perfide, injuste, sans amis, impie, hôte et nourricier de tous les vices : tout ce par quoi il est le plus malheureux des hommes et rend semblables à lui ceux qui l'approchent?

Nul homme de bon sens ne te contredira.

Or çà donc, repris-je, le moment est venu; comme [580b] l'arbitre de l'épreuve finale (642) prononce son arrêt, déclare, toi aussi, quel est à ton avis le premier sous le rapport du bonheur, quel le second, et range-les par ordre tous les cinq, le royal, le timocratique, l'oligarchique, le démocratique, le tyrannique.
Le jugement est aisé, répondit-il. C'est dans leur ordre d'entrée en scène, comme les chœurs, que je les range, par rapport à la vertu et au vice, au bonheur et à son contraire.

Maintenant, prendrons-nous un héraut à gages, ou proclamerai-je moi-même que le fils d'Ariston a jugée [580c] que le meilleur (643) et le plus juste est aussi le plus heureux, et que c'est l'homme le plus royal et qui se gouverne lui-même en roi, tandis que le plus méchant et le plus injuste est aussi le plus malheureux, et qu'il se trouve que c'est homme qui, étant le plus tyrannique, exerce sur lui-même et sur la cité la tyrannie la plus absolue?

Proclame toi-même, dit-il.

Ajouterai-je ceci : qu'il n'importe nullement qu'ils passent ou ne passent point pour tels aux yeux des hommes et des dieux?

Ajoute-le.

[580d] Soit. Voilà une première démonstration; regarde maintenant si cette deuxième te paraît avoir quelque valeur.

Laquelle?

Si, de même que la cité est divisée en trois corps, l'âme de chaque individu l'est en trois éléments, notre thèse admet, ce me semble, une autre démonstration.

Quelle est-elle?

La voici. Puisqu'il y a trois éléments, il me paraît qu'il y a aussi trois espèces de plaisirs propres à chacun d'eux, et pareillement trois ordres de désirs et de commandements.

Comment l'entends-tu? demanda-t-il.

Le premier élément, disons-nous, est celui par lequel l'homme connaît, et le second celui par lequel il s'irrite; quant au troisième, comme il a nombre de formes différentes, nous n'avons pu lui trouver de dénomination [580e] unique et appropriée, et nous l'avons désigné par ce qu'il y a de plus important et de prédominant en lui; nous l'avons appelé concupiscible (644), à cause de la violence des désirs relatifs au manger, au boire, à l'amour et aux autres plaisirs semblables; nous l'avons nommé également ami de l'argent, parce que c'est surtout au moyen de l'argent que l'on satisfait ces sortes de désirs.

[581a] Et nous avons eu raison.

Or, si nous ajoutions que son plaisir et son amour se trouvent dans le gain, ne serions-nous pas à même, autant que possible, de nous appuyer dans la discussion sur une notion unique qui le résume, en sorte que, chaque fois que nous parlerions de cet élément de l'âme, nous verrions clairement ce qu'il est? Ainsi, en l'appelant ami du gain et du profit (645), nous lui donnerions le nom qui lui convient, n'est-ce pas?

Il me le semble.

Mais quoi? ne disons-nous pas que l'élément irascible ne cesse d'aspirer tout entier à la domination, à la victoire et à la renommée?

Si fait.  [581b]

Si donc, nous l'appelions ami de la victoire et de l'honneur, la dénomination serait-elle appropriée?

Tout à fait appropriée.

Quant à l'élément par lequel nous connaissons, n'est-il pas évident aux yeux de tous qu'il tend sans cesse et tout entier à connaître la vérité telle qu'elle est, et que c'est celui qui se soucie le moins des richesses et de la gloire?

Certes.

En l'appelant ami du savoir et de la sagesse nous lui donnerons donc le nom qui lui convient.

Sans doute.

[581c] Et n'est-il pas vrai, demandai-je, que dans les âmes c'est, ou bien cet élément qui gouverne, ou bien l'un des deux autres selon les cas?

Si, répondit-il.

C'est pour cela que nous disions qu'il y a trois principales classes d'hommes, le philosophe, l'ambitieux, l'intéressé (646).

Certainement.

Et trois espèces de plaisirs analogues à chacun de ces caractères.

En effet.

Maintenant, tu sais bien que si tu demandais à tour de rôle à chacun de ces trois hommes quelle est la vie la plus agréable, chacun vanterait surtout la sienne (647).

[581d] L'homme intéressé dira qu'en comparaison du gain le plaisir des honneurs et de la science n'est rien, à moins qu'on n'en fasse de l'argent.

C'est vrai.

Et l'ambitieux? Ne tient-il pas le plaisir d'amasser pour vulgaire, et celui de connaître, quand il ne rapporte point d'honneur, pour simple fumée et frivolité?

Il en est ainsi, dit-il.

Quant au philosophe, quel cas fait-il, selon nous, des autres plaisirs en comparaison de celui qui consiste à [581e] connaître la vérité telle qu'elle est, et du plaisir semblable dont il jouit toujours en apprenant? Ne pense-t-il pas qu'ils en sont fort éloignés (648), et s'il les appelle réellement nécessaires, n'est-ce pas en raison de la nécessité où il se trouve d'en user, puisque aussi bien il s'en passerait s'il le pouvait?

Nous devons en être sûrs, dit-il.

Maintenant, repris-je, puisque nous discutons des plaisirs et de la vie même de chacun de ces trois hommes, non pour savoir quelle est la plus honnête ou la plus malhonnête, la pire ou la meilleure, mais bien la plus agréable et la plus exempte de peine, [582a] comment reconnaître quel est celui d'entre eux qui dit le plus vrai?

Je ne puis répondre.

Eh bien ! examine la chose de la manière que voici. Quelles sont les qualités requises pour bien juger? N'est-ce pas l'expérience, la sagesse et le raisonnement? Existe-t-il de meilleurs critères (649) que ceux-là?

Comment serait-ce possible?

Examine donc. Lequel de ces trois hommes a le plus d'expérience de tous les plaisirs dont nous venons de parler? Crois-tu que l'homme intéressé, s'il s'appliquait à connaître ce qu'est la vérité en soi, aurait plus d'expérience du plaisir de la science que le philosophe du plaisir [582b] du gain?

Il s'en faut de beaucoup, répondit-il; car enfin c'est une nécessité pour le philosophe de goûter dès l'enfance les autres plaisirs (650), au lieu que pour l'homme intéressé, s'il s'applique à connaître la nature des essences, ce n'est pas une nécessité qu'il goûte toute la douceur de ce plaisir et qu'il en acquière l'expérience; bien plus, prît-il la chose à cœur, ce ne lui serait point aisé.

Ainsi, le philosophe l'emporte de beaucoup sur l'homme intéressé par l'expérience qu'il a de ces deux sortes de plaisirs.

De beaucoup.

[582c] Et que dire de l'ambitieux? Le philosophe a-t-il moins l'expérience du plaisir attaché aux honneurs que l'ambitieux du plaisir qui accompagne la sagesse?

L'honneur, répondit-il, revient à chacun d'eux s'il atteint le but qu'il se propose - car le riche, le brave et le sage sont honorés par la multitude -, de sorte qu'ils connaissent tous par expérience la nature du plaisir attaché aux honneurs. Mais le plaisir que procure la contemplation de l'être, aucun autre que le philosophe ne le peut goûter.

[582d] Par conséquent, repris-je, sous le rapport de l'expérience, c'est lui qui juge le mieux des trois.

De beaucoup.

Et il est le seul chez qui l'expérience s'accompagne de sagesse.

Assurément.

Mais l'instrument qui est nécessaire pour juger n'appartient point à l'homme intéressé, ni à l'ambitieux, mais bien au philosophe.

Quel instrument?

Nous avons dit qu'il fallait se servir du raisonnement pour juger, n'est-ce pas?

Oui.

Or, le raisonnement est le principal instrument du philosophe.

Sans doute.

Mais si la richesse et le gain étaient la meilleure règle pour juger des choses, les louanges et les blâmes de [582e] l'homme intéressé seraient nécessairement les plus conformes à la vérité.

Nécessairement.

Et si c'étaient les honneurs, la victoire et le courage, il faudrait s'en rapporter aux décisions de l'homme ambitieux et ami de la victoire?

Évidemment.

Mais puisque c'est l'expérience, la sagesse et le raisonnement?...

Il est nécessaire, dit-il, que les louanges du philosophe et de l'ami de la raison soient les plus vraies. [583a] Ainsi, des trois plaisirs en question, celui de cet élément de l'âme par lequel nous connaissons est le plus agréable, et l'homme en qui cet élément commande a la vie la plus douce (651).

Comment pourrait-il en être autrement? La louange du sage est décisive; et il loue sa propre vie.

Quelle vie et quel plaisir notre juge mettra-t-il au second rang?

Il est évident que ce sera le plaisir du guerrier et de l'ambitieux, car il se rapproche plus du sien que celui de l'homme intéressé.

Le dernier rang reviendra donc au plaisir de l'homme intéressé, ce semble.

Sans doute, répondit-il.

Voilà donc deux démonstrations qui se succèdent, [583b] deux victoires que le juste remporte sur l'injuste. Pour la troisième, disputée à la manière olympique en l'honneur de Zeus sauveur et olympien (652), considère qu'à part celui du sage le plaisir des autres n'est ni bien réel ni pur, qu'il n'est qu'une sorte d'esquisse ombrée (653) du plaisir, comme je crois l'avoir entendu dire à un sage; et vraiment, ce pourrait bien être là pour l'homme injuste la plus grave et la plus décisive des défaites.

De beaucoup. Mais comment le prouves-tu?

De la façon que voici, pourvu que tu me répondes pendant que je cherche avec toi. [583c] Interroge donc.

Dis-moi, demandai-je, n'affirmons-nous pas que la douleur est le contraire du plaisir?

Si fait.

Et n'y a-t-il pas un état où l'on ne ressent ni joie ni peine?

Si.

État intermédiaire également éloigné de ces deux sentiments, qui consiste dans un repos où l'âme se trouve à l'égard de l'un et de l'autre (654). N'est-ce pas ainsi que tu l'entends?

Si, dit-il.

Or, te rappelles-tu les discours que tiennent les malades quand ils souffrent?

Quels discours?

Qu'il n'y a rien de plus agréable que de se bien porter, mais qu'avant d'être malades ils n'avaient point remarqué [583d] que c'était la chose la plus agréable.

Je m'en souviens.

Et n'entends-tu pas dire à ceux qui éprouvent quelque violente douleur qu'il n'est rien de plus doux que de cesser de souffrir?

Je l'entends dire.

Et dans beaucoup d'autres circonstances semblables tu as remarqué, je pense, que les hommes qui souffrent vantent comme la chose la plus agréable, non pas la jouissance, mais la cessation de la douleur et le sentiment du repos.

C'est qu'alors, peut-être, le repos devient doux et aimable.

[583e] Et lorsqu'un homme cesse d'éprouver une jouissance, le repos à l'égard du plaisir lui est pénible.

Peut-être, dit-il.

Ainsi cet état, dont nous disions tout à l'heure qu'il était intermédiaire entre les deux autres, le repos, sera parfois l'un ou l'autre, plaisir ou douleur?

Il le semble.

Mais est-il possible que ce qui n'est ni l'un ni l'autre devienne l'un et l'autre?

Il ne me le semble pas.Et le plaisir et la douleur, quand ils se produisent dans l'âme, sont une espèce de mouvement (655a), n'est-ce pas?Oui. [584a]

Or, ne venons-nous pas de reconnaître que l'état où l'on ne ressent ni plaisir ni douleur est un état de repos, qui se situe entre ces deux sentiments?

Nous l'avons reconnu.

Comment donc peut-on croire raisonnablement que l'absence de douleur soit un plaisir, et l'absence de plaisir une douleur?

On ne le peut d'aucune façon.

Donc, cet état de repos n'est pas, mais apparaît, soit un plaisir par opposition à la douleur, soit une douleur par opposition au plaisir; et il n'y a rien de sain dans ces visions quant à la réalité du plaisir : c'est une sorte de prestige.

Oui, dit-il, le raisonnement le démontre. [584b]

Considère maintenant les plaisirs qui ne viennent point à la suite de douleurs, afin de ne pas être induit à croire, dans le cas présent, que, par nature, le plaisir n'est que la cessation de la douleur, et la douleur la cessation du plaisir.

De quel cas et de quels plaisirs veux-tu parler?

Il y en a beaucoup, répondis-je; mais veuille bien considérer surtout les plaisirs de l'odorat. Ils se produisent en effet soudainement, avec une intensité extraordinaire, sans avoir été précédés d'aucune peine, et quand ils cessent, ils ne laissent après eux aucune douleur (656).

C'est très vrai, dit-il.

Ne nous laissons donc point persuader que le plaisir [584c] pur soit la cessation de la douleur, ou la douleur la cessation du plaisir.

Non.

Et pourtant, les prétendus plaisirs qui passent dans l'âme par le corps - et qui sont peut-être les plus nombreux et les plus vifs - appartiennent à cette classe : ce sont des cessations de douleurs.

En effet.

N'en est-il pas de même de ces plaisirs et de ces douleurs anticipés que cause l'attente (657)?

Il en est de même.

Or donc, sais-tu ce que sont ces plaisirs, et à quoi ils [584d] ressemblent le plus?

À quoi? demanda-t-il.

 

Penses-tu qu'il y ait dans la nature un haut, un bas et un milieu (658)?Certes !

Or, à ton avis, un homme transporté du bas au milieu pourrait-il s'empêcher de penser qu'il a été transporté en haut? Et quand il se trouverait au milieu, et regarderait l'endroit qu'il a quitté, se croirait-il ailleurs qu'en haut s'il n'avait pas vu le haut véritable?

Par Zeus ! Il ne pourrait, à mon avis, faire une autre supposition.

Mais s'il était ensuite transporté en sens inverse, ne [584e] croirait-il pas revenir en bas, ce en quoi il ne se tromperait point?

Sans doute. 

Et il se figurerait tout cela parce qu'il ne connaît pas par expérience le haut, le milieu et le bas véritables.

Évidemment.

T'étonneras-tu donc que les hommes qui n'ont point l'expérience de la vérité se forment de maints objets une opinion fausse, et qu'à l'égard du plaisir, de la douleur et de leur intermédiaire ils se trouvent disposés de telle sorte que, lorsqu'ils passent à la douleur le sentiment [585a] qu'ils éprouvent est juste, car ils souffrent réellement, tandis que, lorsqu'ils passent de la douleur à l'état intermédiaire, et croient fermement qu'ils ont atteint la plénitude du plaisir, ils se trompent, car, semblables à des gens qui opposeraient le gris au noir, faute de connaître le blanc, ils opposent l'absence de douleur à la douleur, faute de connaître le plaisir?

Par Zeus ! je ne m'en étonnerai pas, mais bien plutôt qu'il en fût autrement.

Maintenant, repris-je, conçois la chose de la manière que voici. La faim, la soif et les autres besoins semblables, [585b] ne sont-ils pas des sortes de vides dans l'état du corps?

Sans doute.

Et l'ignorance et la déraison ne sont-elles pas un vide dans l'état de l'âme (659)?

Si.

Mais ne peut-on pas remplir ces vides en prenant de la nourriture ou en acquérant de l'intelligence?

Comment non?

Or, la plénitude la plus réelle vient-elle de ce qui a plus ou de ce qui a moins de réalité?

Évidemment de ce qui a plus de réalité.

Donc, à ton avis, de ces deux genres de choses, lequel participe le plus de la pure existence : celui qui comprend, par exemple, le pain, la boisson, la viande et la nourriture en général, ou celui de l'opinion vraie, de la science, de [585c] l'intelligence et, en un mot, de toutes les vertus? Juges-en de la façon que voici. Ce qui se rattache à l'immuable, à l'immortel et à la vérité, qui est de semblable nature et se produit dans un sujet semblable, te paraît-il avoir plus de réalité que ce qui se rattache au muable et au mortel, qui est soi-même de semblable nature et se produit dans un sujet semblable?

Ce qui se rattache à l'immuable, répondit-il, a beaucoup plus de réalité.

Mais l'être de ce qui change toujours participe-t-il plus de l'essence que de la science (660) ?

Non.

Et que de la vérité?

Non plus.

Or, s'il participe moins de la vérité, ne participe-t-il pas moins de l'essence?

Nécessairement.

Donc, en général, les choses qui servent à l'entretien [585d] du corps participent moins de la vérité et de l'essence que celles qui servent à l'entretien de l'âme.

Beaucoup moins.

Et le corps lui-même, comparé à l'âme, n'est-il pas dans ce cas?

Si.

Ainsi, ce qui se remplit de choses plus réelles, et qui est lui-même plus réel, est plus réellement rempli que ce qui l'est de choses moins réelles et qui est lui-même moins réel.

Comment non?

Par conséquent, s'il est agréable de se remplir de choses conformes à sa nature, ce qui se remplit plus réellement, et de choses plus réelles, jouira plus réellement et plus [585e] véritablement du vrai plaisir, et ce qui reçoit des choses moins réelles sera rempli d'une manière moins vraie et moins solide, et goûtera un plaisir moins sûr et moins vrai.

La conséquence est tout à fait nécessaire, dit-il.

Ainsi, ceux qui n'ont point l'expérience de la sagesse et de la vertu, qui sont toujours dans les festins et les [586a] plaisirs semblables, sont portés, ce semble, dans la basse région, puis de nouveau dans la moyenne, et errent de la sorte toute leur vie durant; ils ne montent point plus haut; jamais ils n'ont vu les hauteurs véritables (661), jamais ils n'y ont été portés, jamais ils n'ont été réellement remplis de l'être et n'ont goûté de plaisir solide et pur. À la façon des bêtes, les yeux toujours tournés vers le bas, la tête penchée vers la terre et vers la table, ils paissent à l'engrais et s'accouplent; et, pour avoir la [586b] plus grosse portion de ces jouissances, ils ruent, se battent à coups de cornes et de sabots de fer, et s'entre-tuent dans la fureur de leur appétit insatiable, parce qu'ils n'ont point rempli de choses réelles la partie réelle et étanche (662) d'eux-mêmes.

C'est en parfait oracle, Socrate, que tu dépeins la vie de la plupart des hommes (663).

N'est-ce donc pas une nécessité pour eux de vivre au sein de plaisirs mêlés de peines, ombres et esquisses du vrai plaisir, qui ne prennent couleur que de leur [586c] rapprochement, mais qui paraissent alors si vives qu'elles font naître des amours furieux chez les insensés, qui se battent pour les posséder, comme on se battit à Troie pour l'ombre d'Hélène, au dire de Stésichore, faute de connaître la vérité (664).

Il y a grande nécessité qu'il en soit ainsi.

Mais quoi? n'est-il pas inévitable que la même chose se produise à propos de l'élément irascible, lorsqu'un homme fait jusqu'au bout ce que veut ce dernier, se livrant à l'envie par ambition, à la violence par désir de vaincre, à la colère par humeur farouche, et poursuivant la satisfaction [586d] de l'honneur, de la victoire et de la colère sans discernement ni raison?

Oui, dit-il, la même chose doit inévitablement se produire.

Mais alors, repris-je, n'oserons-nous pas avancer que les désirs relatifs à l'intérêt et à l'ambition, quand ils suivent la science et la raison, et recherchent avec elles les plaisirs que la sagesse leur indique, atteignent les plaisirs les plus vrais qu'il leur soit possible de goûter, parce que la vérité les guide, et les plaisirs qui leur sont propres, s'il est vrai que ce qu'il y a de meilleur pour chaque chose soit aussi ce qui lui est le plus propre (665)?

Mais c'est bien ce qui lui est le plus propre.

Lors donc que l'âme tout entière suit l'élément philosophe, et qu'il ne s'élève en elle aucune sédition, chacune de ses parties se tient dans les limites de ses fonctions, pratique la justice, et, de plus, récolte les plaisirs qui lui [587a] sont propres, les meilleurs et les plus vrais dont elle puisse jouir (666).

Certainement.

Mais quand c'est l'un des deux autres éléments qui domine, il en résulte d'abord que cet élément ne trouve pas le plaisir qui lui est propre, ensuite, qu'il oblige les deux autres à poursuivre un plaisir étranger et faux.

Il en est ainsi.

Mais n'est-ce pas surtout ce qui s'éloigne le plus de la philosophie et de la raison qui produira de tels effets?

Assurément.

Or, ce qui s'éloigne le plus de la raison, n'est-ce pas précisément ce qui s'éloigne le plus de la loi et de l'ordre?

Évidemment.

Mais ne nous est-il pas apparu que les désirs amoureux [587b] et tyranniques s'en éloignent le plus?

Si.

Et, le moins, les désirs monarchiques et modérés?

Si.

Par conséquent, le plus éloigné du plaisir véritable et propre à l'homme sera, je pense, le tyran, et le moins éloigné, le roi.

Nécessairement.

Ainsi la vie la moins agréable sera celle du tyran, et la plus agréable celle du roi.

C'est incontestable.

Mais sais-tu de combien la vie du tyran est moins agréable que celle du roi?

Si tu me le dis.

Il y a, ce semble, trois plaisirs (667), un légitime et deux bâtards; or le tyran, en fuyant la raison et la loi, franchit [587c] la limite des plaisirs bâtards, et vit au milieu d'une escorte de plaisirs serviles; dire dans quelle mesure il est inférieur à l'autre n'est pas du tout facile, sauf, peut-être, de la manière que voici.

Comment?

À partir de l'homme oligarchique, le tyran est au troisième degré, car entre eux se trouve l'homme démocratique.

Oui.

Or donc, ne cohabite-t-il pas avec une ombre de plaisir qui sera la troisième à partir de celle de l'oligarque, si ce que nous avons dit précédemment est vrai?

Si fait.

[587d] Mais l'oligarque est également le troisième à partir du roi, si nous comptons pour un seul l'homme royal et l'homme aristocratique (668).

Le troisième, en effet.

Par conséquent, c'est de trois fois trois degrés que le tyran est éloigné du vrai plaisir.

Apparemment.

Donc, l'ombre de plaisir du tyran, à la considérer selon sa longueur, peut être exprimée par un nombre plan.

Oui.

Et, en élevant ce nombre au carré, puis au cube, on voit clairement quelle distance le sépare du roi (669).

Oui, cela est clair pour un calculateur.

Et si réciproquement on veut exprimer la distance [587e] qui sépare le roi du tyran, quant à la réalité du plaisir, on trouvera, la multiplication faite, que le roi est sept cent vingt-neuf (670) fois plus heureux que le tyran, et que celui-ci est plus malheureux dans la même proportion.

Quel extraordinaire calcul nous fais-tu là (671) de la [588a] différence de ces deux hommes, le juste et l'injuste, sous le rapport du plaisir et de la douleur !

Et cependant le chiffre est exact et s'applique à leur vie, si l'on tient compte des jours, des nuits, des mois et des années (672).

Mais on en tient compte.

Or donc, si l'homme bon et juste l'emporte tellement en plaisir sur l'homme méchant et injuste, ne l'emportera-t-il pas infiniment plus en décence, en beauté et en vertu?

Infiniment plus, par Zeus ! dit-il.

Bien. Maintenant, puisque nous sommes parvenus à [588b] ce point de la discussion, reprenons ce qui a été dit au début (673) et qui nous a menés jusqu'ici. On disait, ce me semble, que l'injustice était avantageuse au parfait scélérat pourvu qu'il passât pour juste. N'est-ce pas ainsi qu'on s'est exprimé?

Si, certes.

Engageons donc la conversation avec l'homme qui a parlé de la sorte (674), puisque nous sommes d'accord sur les effets d'une conduite injuste et d'une conduite juste.

Comment? demanda-t-il.

Formons par la pensée une image de l'âme (675) pour que l'auteur de cette assertion en connaisse la portée.

Quelle image?

[588c] Une image à la ressemblance de ces créatures antiques dont parle la fable - la Chimère, Scylla, Cerbère (676) et une foule d'autres - qui, dit-on, réunissaient des formes multiples en un seul corps (677).

On le dit, en effet.

Façonne donc une espèce de bête multiforme et polycéphale, ayant, disposées en cercle, des têtes d'animaux dociles et d'animaux féroces, et capable de changer et de tirer d'elle-même tout cela.

Un pareil ouvrage, observa-t-il, demande un habile modeleur; mais comme la pensée est plus facile à modeler [588d] que la cire ou toute autre matière semblable, voilà qui est fait.

Façonne maintenant deux autres figures, l'une d'un lion, l'autre d'un homme; mais que la première soit de beaucoup la plus grande des trois, et que la seconde ait, en grandeur, le second rang.

Ceci est plus aisé, dit-il; la chose est déjà faite.

Joins ces trois formes en une seule, de telle sorte que, les unes avec les autres, elles ne fassent qu'un tout.

Elles sont jointes.

Enfin, recouvre-les extérieurement de la forme d'un seul être, la forme humaine, de manière qu'aux yeux de [588e] celui qui ne pourrait voir l'intérieur et n'apercevrait que l'enveloppe, l'ensemble paraisse un seul être, un homme.

C'est recouvert.

Disons maintenant à celui qui prétend qu'il est avantageux à cet homme d'être injuste, et qu'il ne lui sert de rien de pratiquer la justice, que cela revient à prétendre qu'il lui est avantageux de nourrir avec soin, d'une part, la bête multiforme, le lion et sa suite, et de les fortifier, [589a] et d'autre part d'affamer et d'affaiblir l'homme, en sorte que les deux autres le puissent traîner partout où ils voudront; et, au lieu de les accoutumer à vivre ensemble en bon accord, de les laisser se battre, se mordre et se dévorer les uns les autres.

Il soutient en effet tout cela, le panégyriste de l'injustice.

Et, réciproquement, affirmer qu'il est utile d'être juste n'est-ce pas soutenir qu'il faut faire et dire ce qui donnera à l'homme intérieur la plus grande autorité possible sur [589b] l'homme tout entier, et lui permettra de veiller sur le nourrisson polycéphale à la manière du laboureur, qui nourrit et apprivoise les espèces pacifiques et empêche les sauvages de croître; de l'élever ainsi avec l'aide du lion (678) et, en partageant ses soins entre tous, de les maintenir en bonne intelligence entre eux et avec lui-même?

Voilà bien ce que soutient le partisan de la justice.

Ainsi, de toute façon, celui qui fait l'éloge de la justice [589c] a raison, et celui qui loue l'injustice a tort. En effet, qu'on ait égard au plaisir, à la bonne renommée ou à l'utilité, celui qui loue la justice dit vrai, et celui qui la blâme ne dit rien de sain, et ne sait même pas ce qu'il blâme.

Il ne le sait nullement, dit-il, à ce qu'il me semble.

Tâchons donc de le détromper doucement - car son erreur est involontaire - et demandons-lui : Bienheureux homme, ne pouvons-nous pas dire que la distinction ordinaire de l'honnête et du malhonnête tire son origine de ceci : l'honnête, d'une part, est ce qui soumet à [589d] l'homme, ou plutôt, peut-être, ce qui soumet à l'élément divin (679) l'élément bestial de notre nature, et le malhonnête, d'autre part, ce qui asservit l'élément paisible à l'élément sauvage. En conviendra-t-il? Sinon, que répondra-t-il?

Il en conviendra, s'il veut m'en croire.

Or donc, poursuivis-je, d'après cette explication est-il profitable à quelqu'un de prendre de l'or injustement, s'il ne le peut sans asservir en même temps la meilleure partie de lui-même à la plus vile? S'il recevait de l'or [589e] pour livrer comme esclaves son fils ou sa fille, et les livrer à des maîtres sauvages et méchants, il n'en tirerait aucun avantage, reçût-il pour cela des sommes énormes; mais s'il asservit l'élément le plus divin de lui-même à l'élément le plus impie et le plus impur, sans ressentir aucune pitié, ne sera-t-il pas un malheureux, et ne touchera-t-il pas son or pour prix d'une mort plus horrible [590a] encore que celle dont se rendit coupable Eriphyle (680), en livrant pour un collier la vie de son époux?

Oui, certes, dit Glaucon; car je réponds pour ton interlocuteur.

Or, ne penses-tu pas que si l'on a de tout temps blâmé le libertinage, c'est parce qu'il lâche la bride à cette créature terrible, énorme et multiforme, plus qu'il ne faudrait?

C'est évident, dit-il.

Et si l'on blâme l'arrogance et l'humeur irritable, n'est-ce pas parce qu'elles développent et fortifient outre [590b] mesure l'élément à forme de lion et de serpent?

Sans doute.

Et le luxe et la mollesse, ce qui les fait blâmer, n'est-ce pas le relâchement, la détente de cet élément, qui y engendre la lâcheté?

Si, certes.

Et si l'on blâme encore la flatterie et la bassesse, n'est-ce pas parce qu'elles asservissent cet élément irascible à la bête turbulente, et que celle-ci l'avilit par son insatiable amour des richesses, et dès l'enfance le change de lion en singe?

[590c] C'est bien cela.

Et l'état d'artisan et de manœuvre, d'où vient, à ton avis, qu'il emporte une sorte d'injure (681)? N'est-ce pas parce que chez l'artisan l'élément le meilleur se trouve si faible par nature qu'il ne peut commander à ces bêtes intérieures, mais les flatte, et ne peut apprendre qu'à les satisfaire?

Il le semble, dit-il.

Or, n'est-ce pas pour qu'un tel homme soit gouverné par une autorité semblable à celle qui gouverne le meilleur [590d] que nous disons qu'il doit être l'esclave du meilleur, en qui commande l'élément divin, non pas que nous pensions que cet esclavage doive tourner à son préjudice, comme le croyait Thrasymaque à propos des gouvernés (682), mais parce qu'il n'y a rien de plus avantageux pour chacun que d'être gouverné par un maître divin et sage, soit qu'il habite au dedans de nous-mêmes, ce qui serait le mieux (683), soit au moins qu'il nous gouverne du dehors, afin que, soumis au même régime, nous devenions tous, autant que possible, semblables les uns aux autres et amis.

Très bien. [590e]

Et la loi ne montre-t-elle pas précisément cette même intention, elle qui prête son concours à tous les membres de la cité? Et n'est-ce pas là notre but dans le gouvernement des enfants? Nous les tenons dans notre dépendance jusqu'à ce que nous ayons établi une constitution dans leur âme, comme dans un État, jusqu'au moment [591a] où, après avoir cultivé par ce qu'il y a de meilleur en nous ce qu'il y a de meilleur en eux, nous mettons cet élément à notre place, pour qu'il y soit un gardien et un chef semblable à nous; après quoi nous les laissons libres.

C'est évident, dit-il.

En quoi donc, Glaucon, et sous quel rapport dirons-nous qu'il soit avantageux de commettre une action injuste, licencieuse ou honteuse, dût-on, en devenant plus méchant, acquérir de nouvelles richesses ou quelque autre puissance?

Sous aucun rapport.

Enfin, comment prétendre qu'il soit avantageux à l'injuste d'échapper aux regards et à la punition? Le méchant qui n'est point découvert ne devient-il pas plus [591b] méchant encore, tandis que, chez celui qui est découvert et puni, l'élément bestial se calme et s'adoucit, l'élément paisible se trouve libéré, et l'âme tout entière, placée dans des conditions excellentes, s'élève, en acquérant la tempérance et la justice avec la sagesse, à un état dont la valeur est supérieure à celle du corps qui acquiert la force et la beauté avec la santé de toute la supériorité de l'âme sur le corps !

Certainement, dit-il.

Donc, l'homme sensé ne vivra-t-il pas toutes ses forces [591c] tendues vers ce but, honorant d'abord les sciences capables d'élever son âme à cet état et méprisant les autres?

C'est évident.

Ensuite, repris-je, pour ce qui est du bon état et de la nourriture de son corps, il ne s'en remettra pas au plaisir bestial et déraisonnable, et ne vivra pas tourné de ce côté; il n'aura pas égard non plus à la santé, ni à ce qui peut le rendre fort, sain et beau, s'il ne doit par là devenir tempérant (684); mais on le verra toujours régler [591d] l'harmonie du corps pour maintenir l'accord parfait de l'âme.

C'est ce qu'il fera, dit-il s'il veut être vraiment musicien.

Mais n'observera-t-il pas le même ordre et le même parfait accord dans l'acquisition des richesses? Il ne sera pas ébloui par l'opinion de la multitude sur le bonheur, et n'augmentera pas la masse de ses biens à l'infini, pour avoir des maux infinis.

Je ne le pense pas.

Mais, portant ses regards sur le gouvernement de son [591e] âme, il prendra garde d'y rien ébranler par excès ou manque de fortune, et suivant cette règle, il ajoutera à cette fortune ou dépensera selon ses moyens.

Parfaitement, dit-il.

[592a] Et pour ce qui est des honneurs, il aura en vue le même but : il acceptera, goûtera volontiers ceux qu'il croira à même de le rendre meilleur, mais ceux qui pourraient détruire en lui l'ordre établi, il les fuira dans la vie privée comme dans la vie publique.

Mais alors, dit-il, il ne consentira pas à s'occuper des affaires publiques, s'il a souci de cela.

Non, par le Chien ! répondis-je; il s'en occupera dans son propre État, mais non pas, peut-être, dans sa patrie, à moins que quelque divine chance ne le lui permette (685).

Je comprends; tu parles de la cité dont nous avons tracé le plan, et qui n'est fondée que dans nos discours, [592b] puisque, aussi bien, je ne sache pas qu'elle existe en aucun endroit de la terre.

Mais, répondis-je, il y en a peut-être un modèle dans le ciel (686) pour celui qui veut le contempler, et d'après lui régler le gouvernement de son âme. Au reste, il n'importe nullement que cette cité existe ou doive exister un jour : c'est aux lois de celle-là seule, et de nulle autre, que le sage conformera sa conduite (687).

FIN DU LIVRE IX

609. Ces désirs illégitimes sont les désirs contre-nature. Voy. infra 571 c. et note 611.

610. Cf. Sophocle, Oedipe-Roi, v. 981-82:

πολλοὶ γὰρ ἤδη κἀν ὀνείρασιν βροτῶν
μητρὶ ξυνηυνάσθησαν.

« Bien des gens déjà dans leurs rêves ont partagé la couche maternelle. » (Trad. Masqueray).

611. Aristote (Eth. Nicom. II, 6. 1148 b) donne quelques exemples saisissants des plaisirs que recherche cet élément bestial. Il est intéressant de les rapprocher de ce passage, parce qu'ils montrent que Platon se souvient probablement ici des pratiques de certaines peuplades barbares :λέγω δὲ τὰς θηριώδεις οἷον τὴν ἄνθρωπον ν λέγουσι τὰς κυούσας ἀνασχίζουσαν τὰ παιδία κατεσθίειν ἢ οἵοις χαίρειν φασὶν ἐνίους τῶν ἀπηγριωμένων περὶ τὸν Πόντον τοὺς μὲν ὠμοῖς τοὺς δὲ ἀνθρώπων κρέασιν τοὺς δὲ τὰ παιδία δανείζειν ἀλλήλοις εἰς εὐωχίαν ἢ τὸ περὶ Φάλαριν λεγόμενον .

612. Cicéron (De Divination, I, 29) a traduit ce passage de la façon suivante : " Cum dormientibus ea pars animi, quae mentis et rationis sit particeps, sopita langueat; illa autem in qua feritas quaedam sit, atque agrestis immanitas, cum sit immoderato obstupefacta potu atque pastu, exsultare eam in somno immoderateque jactari. Itaque huic omnia visa objiciuntur, a mente et ratione vacua : ut aut cum matre corpus miscere videatur, aut cum quovis alio vel homine, vel deo, saepe bellua; atque etiam trucidare aliquem, et impie cruentari, multaque facere impure atque tetre, cum temeritate et impudentia. At qui salubri et moderato cultu atque victu quieti se tradiderit, ea parte animi, quae mentis et consilii est, agitata et erecta, saturataque bonarum cogitationum epulis; eaque parte animi, quae voluptate alitur, nec inopia enecta, nec satietate affluenti (quorum utrumque praestringere aciem mentis solet, sive deest naturae quippiam, sive abundat atque affluit); illa etiam tertia parte animi, in qua irarum exsistit ardor, sedata atque restincta : tum eveniet, duabus animi temerariis partibus compressis, ut illa tertia pars rationis et mentis eluceat, et se vegetam ad somniandum, acremque praebeat; tum et visa quietis occurrent tranquilla atque veracia.» - On voit que la traduction est assez libre, et surtout très personnelle.

613.Voy. liv. VIII, 561 a - 562 a.

614. Platon est ici moins sévère qu'au livre VIII, 559 d sqq. Et aussi bien, comparés à ceux de l'homme tyrannique, les désirs du jeune homme démocratique font presque figure de vertus.

615. Conformément à la méthode adoptée dès le début de l'entretien, Socrate décrit la genèse du tyran dans l'individu en suivant, trait pour trait, celle du tyran dans la cité. Cf. VIII, 564 d sqq.

616. πόθου κέντρον

617. Rappel du livre VIII, 567 c.

618. Expression proverbiale, d'après le Scoliaste : «Lorsqu'on est interrogé par une personne qui sait te qu'elle demande, et qu'on l'ignore soi-même, on répond ainsi : c'est toi qui me le diras : παροιμία ἡνίκα τις ἐρωτηθείς τι ὑπὸ γιγνώσκοντος τὸ ἐρωτηθέν, αὐτὸς ἀγνοῶν οὕτως ἀποκρίνηται · σὺ καὶ ἐμοὶ ἐρεῖς. »

619. Cf. liv. VIII, 568 d sqq.

620. Platon, dans ce passage, joue sur les deux sens du mot ἀναγκαῖος qui signifie nécessaire ou attaché par les liens du sang (en latin necessarius).

621.ἐφάψεται et plus loin νεωκορήσει sont des euphémismes pleins d'ironie. Socrate ne dit pas : « il percera les murailles, dépouillera les voyageurs et pillera les temples » parce qu'il s'agit encore d'un apprenti criminel que le mot effraie peut-être plus que la chose.

622. τὰς δικαίας ποιουμένας- Les mss. FDM portent δίκας, que Stallbaum explique ainsi: ποιεῖσθαι δίκας : nota periphrasi dicitur prodik‹zein ». Mais l'expression est indéfendable. Il vaut donc mieux adopter la correction du Parisinus A.

623. Cf. VIII, 567 d, e.

624.  οὐδ' ἴκταρ βάλλει

625. μητρίδα

626. Cf. Xénophon, Hiéron, 3: « ...Parmi les tyrans, ici le père tue son fils, là le fils arrache la vie à son père; plus loin, des frères s'entre-tuent pour un trône; ailleurs, leurs femmes, leurs favoris les égorgent. Si donc ceux que la nature et les lois obligent le plus fortement à aimer les tyrans les haïssent à ce point, quelle apparence que d'autres les chérissent »

627. Aristote (Polit., E, 12. 1316 a) blâme Platon de ne pas dire quel est le gouvernement qui succédera à la tyrannie. Il semble pourtant que ce sera le gouvernement aristocratique, si le cycle recommence. L'un des fils du tyran pourra s'éprendre de la vraie philosophie et restaurer l'ordre dans la cité, car, pour reprendre les paroles de J. Adam, « les plus profondes ténèbres enferment une promesse d'aube ».

628. En effet la vérité est une et l'erreur multiple, comme le souligne le Scoliaste :τὸ γὰρ ψεῦδος πολυχοῦν, ἁπλοῦς δ' ὁ μῦθος τῆς ἀληθείας ἔφυ.

629.ἣν πρὸς τοὺς ἔξω σχηματίζονται - πρὸς τοὺς ἔξω

630. C'était le cas de Platon lui-même qui, à l'époque où il écrivit la République, avait déjà séjourné à la cour de Denys ler, tyran de Syracuse.

631. Sur la véritable richesse de l'âme, voy. livre III in fine. 

632.Socrate donne ici une réfutation décisive de la thèse soutenue par Thrasymaque au début de l'entretien. Voy. liv. I, 344 a ·πάντων δὲ ῥᾳστα μαθήσῃ (σψ. ὅσῳ μᾶλλον συμφέρει ... ἄδικον εἶναι ἢ τὸ δίκαιον)ἐὰν ἐπὶ τὴν τελεωτάτην ἀδικίαν ἔλθῃς τὸν μὲν ἀδικήσαντα εὐδαιμονέστατον ποιεῖ...

633. Nous adoptons la correction de J. Adam et nous lisons: 634. Rares étaient les particuliers qui possédaient tant d'esclaves. Au Ve siècle les esclaves formaient environ le quart de la population totale de l'Attique. Au IVe siècle, à Athènes, la population servile n'était guère plus nombreuse que la population libre (citoyens et métèques). Voy. Beloch, Bevôlkerung der griechisch­romischen Welt (Leipzig, 1886).

635. Ces voisins libres figurent les États démocratiques, que l'esprit de prosélytisme pousse à semer la révolte et la révolution dans les pays qui possèdent un gouvernement autoritaire.

636.  Platon songe sans doute à Denys Ier, voué par l'unanime réprobation du monde hellénique à un isolement presque complet.

637.Les Jeux Olympiques par exemple, où Denys se faisait simplement représenter par un délégué.638. Cf. Xénophon, Hiéron, I, II.

638. Cf. Gorgias, 524 e sqq.

639. Tacite (Annales, lib. VI, 6) a fait une remarquable imitation de ce passage en l'appliquant à Tibère : « Insigne visum est earum Caesaris litterarum initium; nam his verbis exorsus est : «Quid scribam vobis, patres conscripti, aut quomodo scribam, aut quid omnino non scribam hoc tempore, di me deaeque pejus perdant quam perire me quotidie sentio, si scio ». Adeo facinora atque flagitia sua ipsi quoque in supplicium verterant. Neque frustra praestantissimus sapientiae (il s'agi de Socrate) firmare solitus est, si recludantur tyrannorum mentes, posse adspici laniatus et ictus, quando, ut corpora verberibus, ita saevitia, libidine, malis consultis animus dilaceretur. Quippe Tiberium non fortuna, non solitudines protegebant, quin tormenta pectoris suasque ipse poenas fateretur. »

640.Le texte porte : ὁ διὰ πάντων κριτής 641. Voy. livre VIII, 567 sqq.

642. Le texte porte : ὁ διὰ πάντων κριτής . - Cet arbitre devait être celui de l'épreuve finale (ὁ διὰ πάντων ἀγών) dans les concours musicaux et dramatiques. Noter que l'expression rappelle les termesδιὰ πέντε, διὰ τεσσάρων, διὰ πασῶν - intervalles de quinte, de quarte, d'octave, etc. - ce qui est très naturel dans le vocabulaire des concours de ce genre.

643. τὸν ἄριστον

644. Au livre IV, 439 d. Cet élément de l'âme avait été déjà nommé φιλοχρήματον µ

645. Au vrai, cet élément poursuit des fins trop diverses pour qu'on puisse le nommer exactement d'après ces fins elles-mêmes. Il est plus commode de le caractériser par le moyen unique qui lui permet d'atteindre ces fins. C'est pourquoi Socrate ne l'appellera plus queφιλοκερδές ou φιλοχρήματον.

646.  Cf. Aristote, Ethic. Nicom., A, 3. 1095 b : « tτρεῖς γάρ εἰσι μάλιστα οἱ προύχοντες, ὅ τε νῦν εἰρημένος καὶ ὁ πολιτικὸς καὶ τρίτος ὁ θεωρητικός Il y a trois principales sortes de vies : celle dont nous venons de parler (la vie de plaisir sensuel), la vie politique, et, en troisième lieu, la vie théorétique. - On voit qu'à la première de ces vies correspond, chez Platon, celle de l'ami du gain, à la seconde celle de l'ami des honneurs, et à la troisième celle du philosophe.

647. Cf. Pindare, Frgt 213, Bergk :ἄλλο δ' ἄλλοισι νόμισμα σφετέραν δ'αἰνεῖ δίκαν ἕκαστος, et cf. Gorgias 484 e sqq. (Note d'Adam, II, p. 344).

648. Nous suivons ici le texte d'Adam : τὸν δὲ φιλόσοφον ... τί οἰώμεθα τάς ἄλλας ἡδονὰς νομίζειν πρὸς τὴν τοῦ εἰδέναι τἀληθὲς ὅπῃ ἔχει καὶ ἐν τοιούτῳ τινί ἀεὶ εἶναι μαθάνοντα τῆς ἡδονῆς ; οὐ πάνυ πόρρω. - Certains éditeurs lisent, avec L. Campbell :< ἀληθινῆς > ἡδονῆς. Mais cette addition, qui ne s'appuie sur l'autorité d'aucun manuscrit, ne nous semble pas absolument indispensable au sens. Pour ce qui est de l'expressionἐν τοιούτῳ τινί τῆς ἡδονῆς, cf. Xénophon, Anab., I, 7, 5 : ἐν τοιούτῳ εἶναι τοῦ κινδύνου προσιόντος.

649. Il faut entendre ce mot au sens étymologique : « ce qu permet de juger »

650. « Glauco simul utrisque philosophum praefert experientia, quoniam Socrates quis omnium experientissimus esset voluptatum rogaverat. » (Schneider.)

651. Cf. Philèbe, 65 sqq.

652. On retrouve cette image dans le Charmide, 167 a, b, dans le Philèbe 46 d, et en divers autres endroits des Dialogues.

653. ἐσκιαγραφημένη - « Une image ombrée », c'est-à-dire qui donne l'illusion du relief, de la réalité, mais qui n'est pourtant qu'une représentation vaine. Dans le Phédon, 69 b, Platon définit de même le plaisir physique : σκιαγραφία τις... καὶ οὐδὲν ὑγιὲς οὐδ' ἀληθὲς ἔχουσα; et plus loin (81 b), il ajoute que l'âme est fascinée et trompée par les désirs et les plaisirs du corps :γεγοητευμένη ὑπ' αὐτοῦ (σψ τοῦ σώματος) ὑπό τε τῶν ἐπιθυμιῶν καὶ ἡδονῶν . Cf. aussi le Philèbe 44 c. :αὐτὸ τοῦτο αὐτῆς (τῆς ἡδονῆς) ἐπαγωγὸν γοήτευμα, ἀλλ' οὐχ ἡδονὴν εἶναι.

654. Sur cet état, voy. J. Souilhé, La Notion platonicienne d'intermédiaire, p. 130 sqq., et infra note 663.

655. Aristote, au Xe livre de l'Ethique à Nicomaque (ch. 3-5), réfute cette théorie. Un mouvement, dit-il en substance, s'accomplit toujours dans un temps donné et pour une fin déterminée. On ne peut donc le considérer comme un tout parfait, même si l'on a égard à sa durée totale, car il est décomposable, et différent dans chacune de ses phases successives. Or le plaisir est quelque chose d'entier et de complet, indépendant de la condition du temps, car dans aucun moment on ne saurait ressentir un plaisir qui, prolongé plus longtemps, devînt complet dans son espèce: κατ' οὐδένα χρόνον λάβοι τις ἄν ἡδονὴν ἧς ἐπὶ πλείω χρόνον γινομένης τελειωθήσεται τὸ εἶδος (1174 a 17-19). Le plaisir appartient, donc au genre des choses entières et parfaites : τῶν ὅλων τι καὶ τελείων ἡ ἡδονή 1174 a 7), et l'on a tort de dire qu'il est mouvement ou génération, car cela ne peut se dire de toutes les choses, mais seulement de celles qui sont divisibles et ne forment point un tout; ainsi on ne peut pas dire de la vision qu'elle soit mouvement ou génération, non plus que d'un point ou d'une monade, et, pareillement, on ne peut pas le dire du plaisir, car il est un tout complet : δῆλονκαὶ ὅτι οὐ καλῶς λέγουσι κίνησιν ἢ γένεσιν εἶναι τὴν ἡδονήν. οὐ γὰρ πάντων ταῦτα λέγεται, ἀλλὰ τῶν μεριστῶν καὶ μὴ ὅλων · οὐδὲ γὰρ ὁράσεώς ἐστι γένεσις οὐδὲ στιγμῆς οὐδὲ μονάδος, οὐδὲ τούτων οὐθὲν κίνησις οὐδὲ γένεσις· οὐδὲ δὴ ἡδονῆς ὅλον γάρ τι.(1174 b 9 sqq.). Aristote soutient ensuite que le plaisir est le complément de l'acte, auquel il s'ajoute «comme à la jeunesse sa fleur ». Il suit de là que la qualité des plaisirs dépend de la qualité des actes (1175 a 21 sqq.).

656. Dans le Philèbe, 51 b sqq., Platon cite d'autres exemples de plaisirs purs, notamment ceux que procurent les couleurs, les formes, les sons, et en général tous ceux dont la privation n'est point sensible et dont la jouissance s'accompagne d'une sensation agréable, exempte de toute peine :

657. Cf. Philèbe, 32 c sqq.

658.  Platon adopte ici pour les besoins de la discussion une conception populaire qu'il critiquera plus tard dans le Timée (62 b): «Qu'il existe naturellement dans l'univers deux régions distinctes, opposées, entre lesquelles il est partagé : le bas vers lequel tombe tout ce qui a une certaine masse corporelle; le haut où rien ne s'élève que par force, c'est ce qu'on ne saurait admettre avec vérité. En effet, puisque le ciel entier est sphérique, toutes les parties qui, placées à égale distance du centre, en sont les extrémités, sont pareillement et au même titre ses extrémités; et le centre, placé à égale distance des extrémités, est nécessairement dans la même situation par rapport à toutes. Le monde étant ainsi fait, laquelle des régions qui viennent d'être citées pourrait être appelée le haut, laquelle le bas, sans recevoir un nom qui ne lui convient nullement? »

659.  L'ignorance est un « vide » de l'âme comme la faim est un « vide » du corps. Mais ce dernier « vide » est pénible, tandis que le premier ne l'est pas. C'est pourquoi le plaisir de la connaissance, bien qu'il soit lui aussi une pl®rvsiw, est un plaisir pur, que nulle douleur ne précède. Voy. à ce sujet le Philèbe, 52 a, b.

660.  Tous les mss. portent : ῾Η οὖν ἀεὶ ὁμοίου οὐσία οὐσίας τι μᾶλλον ἢ ἡ ἐπιστήμης μετέχει. Il est difficile de donner de ce texte une interprétation acceptable. Aussi adoptons-nous la correction d'Adam, qui propose de lire : ῾Η οὖν ἀεὶ ἀνομοίου οὐσία οὐσίας τι μᾶλλον ἢ ἡ ἐπιστήμης μετέχει.

661. Il faut entendre le mot « hauteurs » au sens figuré que lui prête habituellement Platon. Voy. liv. VII, 529 b.

662. Le texte porte tò st¡gon, litt. « la partie qui retient... ». Platon pense peut-être ici à la fable des Danaïdes.

663.  « L'impression qui se dégage de cette longue démonstration, c'est que l'état μεταξύ

664. Voy. Bergk, Poet. lyr. Graec., p. 214. Le Scoliaste de Lycophron (Alexandra, v, 113) rapporte une vieille tradition d'après laquelle Hélène, débarquée en Égypte avec Pâris, aurait été enlevée par Protée, roi d'Égypte. Ce ne serait pas elle-même qui serait allée à Troie, mais seulement son fantôme. Il est probable que Stésichore est l'auteur de cette tradition, et que c'est à lui qu'Euripide a emprunté le sujet de son Hélène. En effet, Hérodote (II, 112-18), qui raconte le séjour d'Hélène en Égypte d'après le témoignage des prêtres de ce pays, ne parle point du fantôme. - Sur Stésichore voy. Phèdre, 243 a.

665. Pareille remarque se trouve déjà dans le Lysis, 222 c: πότερον οὖν καὶ τἀγαθὸν οἰκεῖον θήσομεν παντί, τὸ δὲ κακὸν ἀλλότριον εἶναι ;Cf. également Aristote, Eth. Nicom. K, 7. 1178 a :τὸ γὰρ οἰκεῖον ἑκάστῳ τῇ φύσει κράτιστον καὶ ἥδιστόν ἐστιν ἑκάστῳ· : Ce qui est naturellement propre à chacun est ce qu'il y a de meilleur et de plus agréable pour chacun. A J. Adam observe que dans tout ce chapitre de l'Ethique à Nicomaque la pensée d'Aristote se rapproche singulièrement de celle de Platon, qu'elle atteint même les fondements de la philosophie platonicienne, «car si ce qui est le meilleur pour chaque chose est aussi ce qu'elle a de plus propre - ce qui tient le plus à sa nature et qui est une partie de son être même - il s'ensuit que chaque chose existe vraiment dans la mesure même où elle est bonne. En d'autres termes, la cause de toute existence est le Bien. Voy. VI, 505 d, 509 b. » (Adam, II, p. 358.)

666. Les éléments inférieurs de l'âme sont les premiers à profiter du gouvernement de la raison, comme les citoyens de l'État juste du gouvernement des philosophes.

667. Ces trois plaisirs sont respectivement ceux du roi, du timocrate et de l'oligarque. Les deux derniers sont dits bâtards parce qu'ils ne sont que deux formes dégénérées du plaisir royal.

668.  Voy. livre IV, 445 d-e.

669.  Dans l'ordre naturel de succession le tyran devrait être au cinquième rang. Si Platon détermine sa place par la multiplication 3 x 3, c'est sans doute pour introduire, entre l'oligarque et le démocrate d'une part, le démocrate et le tyran d'autre part, des degrés intermédiaires de dégradation. Et s'il élève ensuite le nombre 9 à la troisième puissance, ce n'est pas précisément pour obtenir un nombre solide (στερεὸς ἀριθμός), comme le croyait Aristide Quintilien (De Musica, III, éd. Jahn p. 89), mais plutôt, semble-t-il, pour montrer qu'en s'éloignant, degré par degré, de la constitution royale de l'âme, on s'éloigne de la réalité du plaisir par intervalles croissants, et non par intervalles égaux. Ainsi le plaisir du timocrate, qui vient au deuxième rang après le roi, a huit fois moins de réalité que le plaisir de ce dernier, et celui de l'oligarque, qui se trouve au troisième rang, en a vingt-sept fois moins. On voit qu en un certain sens Platon est le lointain précurseur des philosophes modernes qui ont mis en honneur le calcul hédonistique.

670. Ce nombre a une signification symbolique. Il exprime en effet le total des jours et des nuits de l'année comptée de 364 j.1/2), et la durée de la Grande Année des Pythagoriciens (729 mois d après Philolaos).

671.  Le texte porte καταπεφόρηκας, litt. : « as-tu déversé ».

672εἰπερ αὐτοῖς ποσήκουσιν ἡμέραι καὶ νύτες καὶ μῆνες καὶ ἐνιαυτοί

673. Voy. livre II, 361 a sqq.

674. Socrate s'adresse ici à Thrasymaque, qui semble convaincu puisqu'il ne reprendra plus la parole.

675. Comparer l'image de l'âme du Phèdre 246 a, 253 d sqq.

676. On sait que d'après la fable la Chimère possédait la tête d'un lion, la queue d'un dragon et le corps d'une chèvre. Scylla, dont la tête et la poitrine étaient d'une femme, avait sur les flancs six têtes de chiens. Enfin Cerbère, chien à trois têtes et à queue de dragon, portait sur le dos des têtes de serpents de toutes sortes.

677. Tels étaient les Hippocentaures, les Gorgones, Pégase, etc...

678. Cf. liv. IV, 440 b : ὥσπερ δυοῖν στασιαζόντοιν σύμμαχον τῷ λόγῳ γιγνόμενον τὸν θυμὸν τοῦ τοιούτου.

679. Pour Platon comme pour Aristote, ce qui caractérise la nature humaine c'est la présence en elle d'un élément divin ἄνθρωπος οὐράνιον φύτον, οὐκ ἔγγειον. - Timée, 90 a; cf. Aristote, Eth. Nicom. K, 7. 1177 b : εἰ δὴ θεῖον ὁ νοῦς πρὸς τὸν ἄνθρωπον, καὶ ὁ κατὰ τοῦτον βίος θεῖος πρὸς τὸν ἀνθρώπινον βίον.....)

680. Eriphyle était la femme du célèbre devin Amphiaraos qui partagea le trône d'Argos avec Adraste. Lorsque ce dernier, sur les conseils de son gendre Polynice, déclara la guerre à Thèbes, Amphiaraos fut instruit par les dieux qu'il périrait s'il prenait part à cette expédition. Comme il s'était caché, Eriphyle, séduite par le don d'un collier d'or, découvrit sa retraite à Polynice, le livrant ainsi à la mort qu'il avait prévue. Cf. Odyssée, X, v. 326-27.

681. Cf. livre VI, 495 d.

682. Voy. le discours de Thrasymaque au livre I, 343 a sqq.

683. Cf. Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 293-95 :« οὗτος μὲν πανάριστος, ὃς αὐτὸς πάντα νοήσῃ
φρασσάμενος, τὰ κ' ἔπειτα καὶ ἐς τέλος ᾖσιν ἀμείνω
ἐσθλὸν δ' αὖ κἀκεῖνος , ὃς εὖ εἰπόντι πίθηται·

Celui-là est l'homme complet qui, toujours, de lui-même, après réflexion, voit ce que plus tard, et jusqu'au bout, sera le mieux. Celui-là a son prix encore qui se rend aux bons avis. » (Tr. Paul Mazon.)

684.  En d'autres termes le sage ne fera cas des biens corporels que dans la mesure où ils permettent d'atteindre à une plus haute perfection morale.

685. Ce n'est qu'aidés par une faveur divine que les philosophes peuvent arriver au pouvoir, ou convertir à la vraie philosophie les fils des princes et des souverains.

686. On croit entendre comme un écho de ces paroles dans l'Epître de saint Paul aux Philippiens : «ἡμῶν γὰρ τὸ πολίτευμα ἐν οὐρανοῖς ὑπάρχει (III, 30). »

687. Platon ne s'illusionne nullement sur la possibilité de réaliser ici-bas la Cité idéale. Du moins restera-t-elle comme une pure et vivante image de la justice proposée en exemple aux hommes de bonne volonté.

 

 





 

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