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 PLATON

MINOS

texte grec

Oeuvres de Platon

Victor Cousin

Epinomis tome XIII Clitophon

 

 

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MINOS.

Interlocuteurs : SOCRATE, UN AMI DE SOCRATE (01).

[313a] SOCR. Qu'est-ce que la loi?

L'AMI DE SOCRATE. De quelle loi veux-tu parler?

SOCR. Comment! Les lois diffèrent-elles entre elles en tant que lois? Fais attention à ma question. C'est comme si je te demandais : qu'est-ce que l'or, et que tu voulusses savoir de quel or j'entends parler: je crois que tu aurais tort. Il n'y a pas de différence entre l'or et l'or [313b] en tant qu'or, entre la pierre et la pierre en tant que pierre ; telle loi ne diffère pas davantage de telle autre loi; elles sont toutes la même chose; chacune d'elles est loi comme les autres, ni plus ni moins. Ce que je te demande, c'est en général qu'est-ce que la loi? Si tu le sais, réponds-moi.

L'AMI. La loi peut-elle être autre cho&e, Socrate, que ce qui est légitime?

SOCR. La parole, à ton avis, est-elle donc ce qu'on dit, la vue ce qu'on voit, l'ouïe ce qu'on entend, ou la parole [313c] et ce qu'on dit, la vue et ce que l'on voit, l'ouïe et ce qu'on entend, la loi et ce qui est réglé par la loi sont-ils des choses différentes? Quelle est ton opinion?

L'AMI. C'est tout autre chose, je le vois maintenant.

SOCR. La loi n'est donc pas ce qui est légitime ?

L'AMI. Non, à ce qu'il me semble. 


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SOCR. Qu'est-ce donc que la loi ? Voici comment nous pouvons examiner cette question. Si, à l'occasion de ce que nous avons dit, quelqu'un nous tenait ce langage : Vous prétendez que c'est la vue [314a] qui fait voir ce qu'on voit, qu'est-ce donc que la vue? Nous répondrions que c'est un sens qui, au moyeu des yeux, nous enseigne ce que c'est que les couleurs. S'il continuait ainsi : C'est par l'ouïe qu'on entend tout ce qui s'entend; qu'est-ce donc que l'ouïe? Nous répondrions que c'est un sens qui, au moyen des oreilles, nous enseigne ce que c'est que les sons. Enfin, si le même interlocuteur nous disait : C'est la loi qui règle ce qui est légitime, qu'est-ce que la loi? [314b] Est-ce un sens ou un enseignement, comme une science qui nous enseigne ce que nous apprenons; ou n'est-ce pas une sorte de découverte comme toutes celles que nous faisons, comme la médecine qui nous découvre ce qui est salutaire et ce qui est nuisible, comme la divination qui, selon les devins, nous découvre les pensées des dieux? Car l'art n'est jamais qu'une découverte; n'est-il pas vrai?

L'AMI. Sans aucun doute.

SOCR. Laquelle de ces idées choisirons-nous pour définir la loi ?

L'AMI. Il me semble que la loi, c'est ce qui est institué, ce qui est décrété. En effet, que peut-elle être autre chose? Je croirais donc qu'on peut répondre [314c] à ta question, qu'en général la loi est ce qui est institué par
l'État.

SOCR. Il paraît que tu t'arrêtes à cette idée : ainsi la loi est une institution de l'État.

L'AMI. C'est mon sentiment.

SOCR. Peut-être as-tu raison., Mais voici qui nous éclairera mieux encore. Il y a des hommes que tu appelles sages ?


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L'AMI. Certainement.

SOCR. Or, les sages sont sages par la sagesse.

L'AMI. Oui.

SOCR. Et les justes sont justes par la justice?

L'AMI. Sans aucun doute.

SOCR. Ce qui fait qu'on agit légalement, c'est la légalité.

L'AMI. Oui.

SOCR. Et ce qui fait [314d] qu'on agit illégalement, n'est-ce pas l'illégalité?

L'AMI. Oui.

SOCR. Ceux qui agissent légalement sont-ils justes?

L'AMI. Oui.

SOCR. Au contraire, ceux qui agissent illégalement sont injustes.

L'AMI. Oui, injustes.

SOCR. Mais ce sont des choses belles par excellence que la justice et la loi.

L'AMI. Certainement.

SOCR. Et des choses tout à fait laides que l'injustice et l'illégalité.

L'AMI. Oui.

SOCR. Les unes ne sont-elles pas le salut des États et de tout ce qui existe, les autres leur perte et leur ruine?

L'AMI. Oui.

SOCR. De sorte qu'il faut regarder la loi comme une belle chose et la chercher comme un bien.

L'AMI. Je ne puis le nier.

SOCR. Or, nous avons défini la loi une institution de l'état.

[314e] L'AMI. C'est ainsi que nous l'avons définie.

SOCR. Et quoi ! N'y a-t-il pas de bonnes et de mauvaises institutions?

L'AMI. Il y en a certainement.

SOCR. Et la loi n'est pas une mauvaise institution.


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L'AMI. Non.

SOCR. Il n'est donc pas exact de dire simplement que la loi est une institution de l'État.

L'AMI. Je ne le crois pas.

SOCR. On ne concevrait pas que la loi fût une mauvaise institution.

L'AMI. Non, certes.

SOCR. Mais, moi aussi, je crois que la loi est une institution ; et si ce n'en est pas une mauvaise, ne faut-il pas de toute nécessité que c'en soit une bonne, puisque c'est une institution ?

L'AMI. Oui.

SOCR. Mais qu'est-ce qu'une bonne institution ? N'est-ce pas celle qui est fondée sur la vérité ?

[315a] L'AMI. Oui.

SOCR. Or, une institution fondée sur la vérité, c'est une découverte de la vérité.

L'AMI. Oui.

SOCR. La loi est donc la découverte de la vérité ?

L'AMI. Mais si la loi est la découverte de la vérité, pourquoi donc, Socrate, n'avons-nous pas toujours les mêmes lois dans les mêmes circonstances, quand nous avons découvert la vérité ?

SOCR. La loi n'en est pas moins la découverte de la vérité. S'il est vrai, comme il semble, que les hommes n'ont pas toujours les mêmes lois [315b] dans les mêmes circonstances, c'est qu'ils ne peuvent pas toujours découvrir cette vérité que demande la loi. Mais ce point établi, examinons si nous pouvons reconnaître pour constant que nous n'avons jamais eu que les mêmes lois, ou si, au contraire, nos lois ont varié à différentes époques : recherchons encore si tous les peuples ont les mêmes lois, ou si chacun d'eux en a de particulières.

L'AMI. Quant à cela, Socrate, il est aisé de reconnaître


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que le même peuple ne conserve pas toujours la même législation, et que les différents peuples ont aussi des lois différentes. Ainsi, parmi nous il n'y a pas de loi qui prescrive les sacrifices humains : que dis-je? Ce serait une impiété ! Mais chez les Carthaginois, ces sacrifices, loin d'être désavoués par les lois, [315c] passent pour des actes agréables aux dieux, à ce point que quelques-uns d'entre eux immolent leurs propres enfants à Saturne, comme on te l'a raconté (02). Et ce n'est pas seulement chez des Barbares qu'on trouve des lois si différentes des nôtres : à Lycée (03), quels sacrifices ne font pas les successeurs d'Athamas! et cependant ce sont des Grecs. Sans sortir de notre patrie, ne sais-tu pas quelles lois on observait naguère aux funérailles ? On égorgeait les victimes et on faisait venir les femmes chargées de recueillir les ossements avant même que le cadavre ne fût enlevé. [315d] A une époque encore plus reculée, on enterrait les morts dans leurs propres maisons (04) : tous ces usages sont abolis; et il y aurait mille exemples semblables à rapporter, car le champ est vaste et les preuves abondent quand il s'agit de montrer que ni les individus ni les sociétés ne sont pas très constants dans leurs opinions.

SOCR. Il n'y aurait rien de surprenant, mon excellent ami, que tu eusses parfaitement raison; pour moi, je n'en sais rien. Mais si tu te complais à développer tes idées dans de longues dissertations, et que de mon côté j'imite ton exemple, [315e] il n'y a pas d'apparence que nous tombions jamais d'accord. Si, au contraire, nous 


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réunissons nos efforts sur le même point, nous nous entendrons plus aisément. Veux-tu donc poursuivre notre recherche en m'interrogeant, ou préfères-tu me répondre ?

L'AMI. Je le veux bien, Socrate, et je te répondrai sur ce que tu voudras.

SOCR. Eh bien donc! penses-tu que le juste est injuste et que l'injuste est juste, ou bien que le juste est juste, et l'injuste injuste?

L'AMI. Je crois que le juste est juste et l'injuste [316a] injuste.

SOCR. Et tout le monde croit cela comme nous?

L'AMI. Oui.

SOCR. Même chez les Perses ?

L'AMI. Même chez les Perses.

SOCR. Et toujours?

L'AMI. Toujours.

SOCR. Pense-t-on parmi nous que ce qui pèse plus est plus lourd, et ce qui pèse moins plus léger? Ou bien croit-on le contraire ?

L'AMI. Non, vraiment. Ce qui pèse plus est plus lourd, et ce qui pèse moins plus léger.

SOCR. Même à Carthage et à Lycée ?

L'AMI. C'est la même chose.

SOCR. Partout on convient [316b] que le beau est beau et le laid laid; nulle part que le laid est beau, et le beau laid.

L'AMI. Assurément.

SOCR. Ne pense-t-on pas enfin dans tous les pays, comme ici, que ce qui est est ce qu'il est et non ce qu'il n'est pas ?

L'AMI. Je le crois.

SOCR. Celui qui ne connaît pas ce qui est ne connaît donc pas ce qui est légitime.

L'AMI. Ainsi, Socrate, d'après ce que tu dis, ce qui est


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légitime l'est toujours, l'est pour nous et pour les autres. Mais quand je vois [316c] qu'incessamment nous édifions et renversons des lois, je ne saurais en être persuadé.

SOCR. C'est peut-être parce que tu ne réfléchis pas qu'à travers toutes ces transformations la loi reste la même. Mais suis avec attention mon raisonnement: as-tu jamais vu quelque ouvrage sur la guérison des malades ?

L'AMI. Oui.

SOCR. Sais-tu à quel art rapporter un tel écrit?

L'AMI. A la médecine, je pense.

SOCR. Et tu donnes le nom de médecins: à ceux qui sont habiles dans cet art.

L'AMI. Oui.

SOCR. [316d] Or, les hommes habiles ont-ils les mêmes règles sur les mêmes choses, ou bien ont-ils des règles différentes ?

L'AMI. Ils ont les mêmes règles, à ce que je pense.

SOCR. N'y a-t-il que les Grecs qui s'accordent avec les Grecs sur les choses qu'ils savent, ou bien les Barbares sont-ils là-dessus d'accord et avec eux-mêmes et  avec les Grecs?

L'AMI. Il est  de toute nécessité que Grecs et Barbares soient tous du même avis sur les choses qu'ils savent.

SOCR. C'est bien répondu. Et en est-il toujours ainsi ?

L'AMI. Oui, toujours.

SOCR. Or, n'est-il pas vrai que les médecins écrivent sur la manière de guérir ce [316e] qu'ils croient la vérité ?

L'AMI. Oui.

SOCR. Ces écrits:des médecins sont donc véritablement les lois de la médecine ?

L'AMI. Oui.

SOCR. Les écrits sur l'agriculture sont-ils aussi les lois de l'agriculture?


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L'AMI. Assurément!

SOCR. Qui sont ceux qui donnent les préceptes et les règles du jardinage?

L'AMI. Les jardiniers.

SOCR. Ces règles sont donc les lois du jardinage?

L'AMI. Oui.

SOCR. Ces lois sont tracées par ceux qui savent diriger la culture des jardins.

L'AMI. Sans doute.

SOCR. Mais ce sont les jardiniers qui le savent ?

L'AMI. Oui.

SOCR. Qui fait les écrits et les règles sur l'art de préparer les mets ?

L'AMI. Les cuisiniers.

SOCR. Ce sont donc là les lois de la cuisine?

L'AMI. Oui, les lois de la cuisine.

SOCR. Elles émanent probablement [317a] de ceux qui savent faire la cuisine ?

L'AMI. Oui.

SOCR. Les cuisiniers, dit-on, le savent?

L'AMI. Certainement, ils le savent.

SOCR. Mais qui fait les écrits et les règles sur l'administration de l'État? Ceux qui savent gouverner l'État, sans doute?

L'AMI. Je le pense.

SOCR. Mais qui le sait, sinon ceux qui traitent les affaires publiques et les rois ?

L'AMI. Aucun autre.

SOCR. Ces écrits politiques qu'on appelle lois sont donc des écrits de rois et de gens [317b] de bien.

L'AMI. C'est vrai.

SOCR. Ceux qui savent n'ont pas deux manières d'écrire sur les mêmes choses.

L'AMI. Non.


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SOCR. Et ils n'établiront pas dans les mêmes circonstances, tantôt une règle, tantôt une autre?

L'AMI. Non, certes.

SOCR. Et si nous voyons que quelques-uns agissent avec cette inconséquence, dirons-nous qu'ils sont habiles ou qu'ils sont ignorants?

L'AMI. Ignorants.

SOCR. Nous dirons donc que tout ce qui est bien est légitime en toutes choses, médecine, cuisine, jardinage.

[317c] L'AMI. Oui.

SOCR. Nous dirons que tout ce qui est mal est illégitime.

L'AMI. Il le faut.

SOCR.  Ainsi dans les écrits sur le juste et l'injuste, et en général, sur l'organisation et le gouvernement de l'État, le bien est une loi vraiment royale, mais jamais le mal; le mal peut paraître une loi aux ignorants, mais il ne l'est pas s'il est toujours illégitime.

L'AMI. Oui.

[317d] SOCR. Nous convenons donc avec raison que la loi est la découverte de la vérité.

L'AMI. Il me semble.

SOCR. Poursuivons nos recherches : qui est-ce qui sait ensemencer la terre ?

L'AMI. L'agriculteur.

SOCR. Il sait donc distribuer à chaque sol la semence qui lui convient.?

L'AMI. Oui.

SOCR. L'agriculteur est donc un bon législateur pour les semences; ses lois et ses règles sont bonnes?

L'AMI. Oui.

SOCR. Oui est-ce qui sait régler les sons pour la mélodie, et mettre ensemble ceux qui se conviennent ? De qui viennent enfin les vraies lois en ce genre ? 


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L'AMI. Des [317e]  joueurs de flûte et des joueurs de lyre.

SOCR. Le meilleur législateur, c'est donc ici le meilleur joueur de flûte?

L'AMI. Oui.

SOCR. Qui est-ce qui règle le mieux la nourriture des hommes? N'est-ce pas celui qui sait le mieux, ce qui leur convient?

L'AMI. Oui.

SOCR. Les règles et les lois qu'il trace sont donc les meilleures; et celui qui sait le mieux régler ces matières en est le meilleur législateur.

L'AMI. Nécessairement.

SOCR. Qui est-ce?

[318a] L'AMI. Celui qui préside aux exercices du corps.

SOCR. Pour ce qui regarde le corps, c'est donc lui qui sait le mieux gouverner le grand troupeau humain?

L'AMI. Oui.

SOCR. Et qui est le plus habile à diriger un troupeau de brebis? Comment l'appelle-t-on?

L'AMI. Le berger.

SOCR. C'est donc le berger qui fait les meilleures lois pour les brebis ?

L'AMI. Oui.

SOCR. Et le conducteur de boeufs pour les bœufs ?

L'AMI. Oui.

SOCR. Mais de qui seront donc les meilleures lois pour les âmes humaines? Ne sera-ce pas du roi? Qu'en dis-tu ?

L'AMI. Je suis de ton avis.

[318b] SOCR. Tu as raison. Saurais-tu me dire quel est le joueur de flûte qui, parmi les anciens, s'est montré le plus habile à tracer les règles de son art? Peut-être l'ignores-tu : si tu veux, je te le rappellerai.

L'AMI. Bien volontiers.


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SOCR. N'est-ce pas, à ce qu'on dit, Marsyas et son élève chéri Olympos de Phrygie?

L'AMI. Tu as raison.

SOCR. Leurs compositions sont divines. Ce sont les seules qui touchent le coeur et nous révèlent le besoin que nous avons du secours des dieux; les seules enfin [318c] qui subsistent encore aujourd'hui comme étant dignes des dieux.

L'AMI. C'est vrai.

SOCR. Et parmi les anciens rois, quel est celui qu'on regarde comme le plus habile législateur, celui dont on u conservé les institutions comme divines?

L'AMI. Je ne sais.

SOCR. Ne sais-tu pas quel est le peuple grec qui a les plus anciennes lois ?

L'AMI. Tu veux parler des Lacédémoniens et de Lycurgue, leur législateur?

SOCR. Ces lois n'ont guère plus de trois cents et quelques années d'existence; mais sais-tu [318d] d'où viennent les meilleures de ces lois ?

L'AMI. On dit qu'elles viennent de Crète.

SOCR. C'est donc la Crète qui possède les plus anciennes lois de toute la Grèce?

L'AMI. Oui.

SOCR. Et connais-tu quels furent les meilleurs de leurs rois? Minos et Rhadamante, fils de Jupiter et d'Europe, auteurs des lois dont nous parlons?

L'AMI. Je sais bien, Socrate, que Rhadamante passe pour avoir été juste; mais pour Minos, on assure que c'était un homme farouche, cruel et injuste.

SOCR. Tu me contes-là, mon cher, une des fables et des tragédies d'Athènes.

[318e] L'AMI. Comment! N'est-ce pas ce qu'on a dit de Minos?

SOCR. Ni Homère ni Hésiode au moins! Et certes ils


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méritent plus de confiance que tous les poètes tragiques sur la foi desquels tu parles.

L'AMI. Mais que disent-ils donc de Minos?

SOCR. Je veux te l'apprendre pour que tu ne commettes plus d'impiété, comme tant d'autres.  Car, après les offenses directes envers les dieux en actions ou en paroles, il n'y a rien de plus impie, rien qu'on doive éviter avec plus de soin que d'offenser les hommes divins. En général, quand on veut [319a] blâmer ou louer un homme, il faut bien prendre garde de ne se pas tromper. Aussi faut-il s'étudier à distinguer les bons et les méchants; car Dieu s'offense quanti on blâme ceux qui lui ressemblent, ou quand on loue ceux qui ne lui ressemblent point; et c'est l'homme de bien qui lui ressemble. Ne va pas croire que des pierres, du bois, des oiseaux, des serpents, puissent être saints; cette gloire n'est réservée qu'à l'homme; et de tous les hommes, le plus saint, c'est le bon, et le plus impie, c'est le méchant. Maintenant, quant à Minos, je veux t'apprendre comment Homère et Hésiode [319b] l'ont célébré, afin qu'étant homme et fils d'homme tu n'offenses plus en paroles un héros, fils de Jupiter. Homère, en parlant de la Crète, vante ses nombreux habitants et ses quatre-vingt-dix villes :

« Entre elles (dit-il) est Cnosse, la grande viile, où Minos
Régna neuf ans dans le commerce du grand Jupiter (05). »

[319c] Voilà quel éloge Homère fait en peu de mots de Minos; et cet éloge est tel que jamais ce poète n'en a donné de pareil à aucun de ses héros. Dans cet endroit, comme dans beaucoup d'autres, Homère nous montre en Jupiter un véritable maître dans l'art d'en-


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seigner la sagesse, et nous fait admirer cet art. Car il assure que pendant neuf ans Minos entendit Jupiter, et alla s'instruire auprès de lui comme chez un sophiste. Et Homère n'ayant attribué cette fortune d'être instruit par Jupiter lui-même à aucun autre héros qu'à Minos, [319d] c'est un éloge bien digne d'exciter notre attention. Et dans la descente aux enfers de l'Odyssée, ce n'est pas Rhadamante, c'est Minos qu'il représente (06) jugeant un sceptre d'or à la main; et non seulement il ne fait pas de Rhadamante un juge des enfers, mais nulle part il ne l'admet à l'entretien de Jupiter. Toutes ces raisons me font dire que Minos est, de tous les héros d'Homère, celui qu'il a le plus célébré. En effet, être fils de Jupiter, et le seul que ce dieu ait instruit lui-même, n'est-ce pas le comble de l'éloge? En effet ce vers :

« Il régna neuf ans dans le commerce du grand Jupiter »

[319e] signifie que Minos reçut des leçons de Jupiter; car; un commerce, c'est un entretien, et commercer avec quelqu'un, :o'est l'entendre. Minos fréquenta donc pendant neuf ans l'antre de Jupiter, pour s'instruire et enseigner ensuite aux autres ce que le Dieu lui avait appris. Il y en a qui, par ces mots « Le commerce de Jupiter », veulent entendre une société de table et de jeux. Mais la meilleure preuve qu'ils se trompent, [320a] c'est que, Grecs et Barbares, tous les peuples se livrent aux plaisirs de la table et à tous ces divertissements où le vin tient tant de place, tous, excepté les Crétois et les Lacédémoniens, disciples des Crétois. En Crète, une loi défend de s'exercer à boire jusqu'à l'ivresse; et il est certain que Minos n'imposait à ses concitoyens comme une loi que ce qu'il regardait comme bien, [320b] car il n'était pas de ces


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hommes sans pudeur qui prescrivent aux autres autre chose que ce qu'ils font. Cette familiarité avec Jupiter consistait, comme je l'ai dit, dans des entretiens dont le but était l'enseignement de la sagesse. Minos donna donc à ses concitoyens ces lois qui firent dans tous les temps le bonheur de la Crète et qui font celui de Lacédémone depuis qu'elle les observe comme des préceptes divins. Quant à Rhadamante, c'était un homme vertueux, puisque ce fut un disciple [320c] de Minos. Il apprit de lui non pas l'art royal, tout entier, mais la partie inférieure de cet art qui sert de ministre à l'autre, et qui consiste à siéger dans les tribunaux. C'est ce qui l'a fait nommer L'excellent juge. Minos l'établit comme gardien des lois dans l'intérieur de la ville, et il confia la même charge à Talos pour les autres parties de la Crète. Celui-ci, en effet, parcourait trois fois par an les bourgs de la Crète pour y surveiller l'exécution des lois. Il les portait partout avec lui gravées sur des tables d'airain, ce qui l'a fait surnommer d'Airain (07). Hésiode raconte à peu près [320d] les mêmes choses de Minos ; en le nommant, il dit que c'est le plus véritablement roi qui ait paru entré les rois mortels.

« Il régna sur un grand nombre de peuples,

«Le sceptre de Jupiter à la main; avec ce sceptre il gouvernait les États (08). »

Par le sceptre de Jupiter le poète n'entend pas autre chose que l'art que Minos apprit de Jupiter, et à l'aide duquel il gouverna la Crète.

L'AMI. D'où vient donc, Socrate, cette tradition si généralement répandue [320e] que Minos était un homme farouche et cruel ?


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SOCR. Cela vient, mon cher ami, de ce que, si tu es sage, tu dois bien prendre garde, toi et tous ceux qui ont quelque soin de leur gloire, d'avoir un poète quel qu'il soit pour ennemi. Car les poètes ont une grande influence sur l'opinion, quand ils distribuent aux hommes le blâme ou l'éloge : et Minos a commis une faute grave en faisant la guerre à une ville comme la nôtre, remplie de gens habiles dans tous les arts et surtout de poètes [321a] et d'auteurs tragiques. L'origine de la tragédie, chez nous, remonte très haut, non seulement, comme on le croit généralement, à Thespis et Phrynichus (09); mais, si tu veux y faire attention, tu en trouveras des traces dans des temps bien plus reculés. La tragédie est de tous les poèmes celui qui plaît le plus au peuple et touche le mieux les cœurs. En produisant Minos sur notre scène, nous nous sommes vengés de ces tributs qu'il nous forçait de lui payer. Minos a donc fait une faute en s'attirant notre haine, et voilà, pour te répondre, d'où vient [321b] sa mauvaise réputation. Mais une preuve évidente qu'il était réellement vertueux, juste, et, comme nous l'avons déjà dit, excellent législateur, c'est que ses lois sont restées inébranlables, parce qu'il avait découvert les véritables principes du gouvernement des États.

L'AMI. Je me rends à tes raisons, Socrate.

SOCR. Si ce que j'ai dit est vrai, ne crois-tu pas que les Crétois, concitoyens de Minos et de Rhadamante, sont les peuples qui ont les plus anciennes lois?

L'AMI. Je le crois.

SOCR. Ce sont donc là parmi les anciens de bons législateurs, des guides, [321c] des pasteurs d'hommes, comme Homère appelle le bon chef d'armée.


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L'AMI. Oui.

SOCR. Voyons; réponds-moi au nom de Jupiter qui préside à l'amitié : si on demandait quels moyens un bon législateur du corps emploierait pour le régler, nous pourrions en peu de mots lui répondre avec raison qu'il prescrirait des aliments et de l'exercice, les uns pour nourrir le corps, l'autre pour le fortifier.

L'AMI. Oui.

[321d] SOCR. Si l'on nous demandait maintenant quelles sont les meilleures règles que prescrirait un bon législateur de l'âme pour la perfectionner, pourrions-nous faire une réponse qui ne nous forçât point à rougir de nous et de notre âge ?

L'AMI. Je ne saurais le dire.

SOCR. Mais c'est une honte pour nos âmes qu'elles ignorent en quoi consiste leur bien et leur mal, tandis qu'elles le distinguent si bien quand il s'agit du corps et de toute autre chose.


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 Additi sunt incerti auctoris dialogi Eryxias et Axiochus. Graeca recensuit et praefationem criticam praemisit Augustus Boeckhius ; Heidelbergae, 1810.

J'avoue qu'après Schleiermacher et Boeckh je n'ai pu trouver le moindre épi à glaner dans cet humble champ, d'ailleurs assez stérile. J'ai suivi partout ces deux guides si sûrs, qui sont eux-mêmes .toujours d'accord. Toutes mes notes se réduisent à un aveu. Dans le texte, les mots νόμος, νομὶζω, νέμω, διανέμω, νομεύς, νόμιμος, ἄνομος, νομοθέτης, νομικός, διανομή, etc., se reproduisent à chaque instant ; et, marquant dans leur rapport celui des idées, donnent à la discussion une liaison qu'il m'a été impossible de faire passer dans la traduction, parce qu'en français les mots correspondants à ceux-là ne dérivent pas, comme en grec, d'une racine commune.

C'est la première fois, je crois, que ce dialogue a été traduit en français.

CLITOPHON.

J'ai eu sous les yeux l'édition générale de Bekker, part, II, vol. 3, la traduction latine de Ficin, et la traduction allemande de Schleiermacher. C'est la première fois que ce petit dialogue est traduit en français. Je ne diffère de Schleiermacher que sur un point très insignifiant. Dans cette phrase, BEKKER, p. 470 : τῆς δὴ δικαιοσύνης ὡσαύτως τὸ μὲν δικαίους ἔστω ποιεῖν, καθάπερ ἐκεῖ τοὺς τεχνέτας ἑκάστους, ἐκεῖ se rapporte aux arts dont il a été question précédemment, et cette locution est à la fois claire et élégante : tous les manuscrits et toutes les éditions la donnent. Schleiermacher propose καθάπερ ἐκείνων τεχνίτας ἑκάστους. Cette correc-


(01) L'interlocuteur de Socrate est anonyme; son nom ne se trouve nulle part dans ce petit dialogue, qui paraît avoir été appelé Minos assez mal à propos et seulement parce que l'éloge de cet ancien roi de Crète y occupe une grande place.

(02) Diod de Sic., XX, 14. Plutarq., De Superstit.. Plin., Hist. XXX, 1. Justin, XVIII, 7.

(03) République, VIII, il est question de sacrifices humains dans le temple de Jupiter Lycéen en Arcadie. Voyez aussi Pausanias, VIII, 2.

(04) Cet usage subsista jusqu'à Solon, qui défendit d'enterrer les morts dans l'intérieur de la ville.

(05) Odyssée, XIX, 178-179.

(06) Odyssée, XI, 508.

(07)  Apollodore, I, 26.

(08) Ces deux vers ne sont pas dans les Fragments d'Hésiode, pas même dans l'édit. de Gaisford, Poet. gr. minor., t. I. Voyez Boeckh, p. 63.

(09) Compatriote et disciple de Thespis.