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 PLATON

EPINOMIS

texte grec

Oeuvres de Platon

Victor Cousin

  tome XIII Minos

 

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Mêmes interlocuteurs que dans les Lois .

L'ATHÉNIEN, CLINIAS LE CRETOIS, ET MÉGILLE LE LACÉDÉMONIEN.

[973a] CLINIAS. Nous voici rassemblés tous trois, comme nous en sommes convenus, toi, MégilIe et moi, pour examiner de quelle manière nous traiterons de cette partie de la prudence qui, selon nous, préparerait parfaitement l'homme qui l'aurait comprise à acquérir toute la sagesse dont la nature humaine est capable. Car pour tout [973b] ce qui se rapporte d'ailleurs à la législation, nous en ayons traité suffisamment, à ce qu'il nous semble. Mais cette question, la plus importante qu'on puisse agiter et résoudre, je veux dire quelles sciences peuvent faire un sage d'un homme mortel, nous ne l'avons ni agitée ni résolue. Abordons-la aujourd'hui; autrement nous laisserions imparfait un ouvrage que nous avons tous entrepris avec la résolution de nous expliquer avec clarté depuis le commencement jusqu'à la fin.

L'ATHÉN. C'est bien dit, mon cher Clinias; cependant tu vas entendre un discours qui te paraîtra étrange, quoiqu'à certains égards il ne le soit pas. [973c] La plupart de


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ceux qui ont l'expérience de la vie s'accordent à dire  que le genre humain ne saurait parvenir au vrai bonheur. Écoute-moi, et vois si sur ce point je ne pense pas aussi bien qu'eux. Je conviens qu'il est impossible aux hommes d'être véritablement heureux, à l'exception d'un très petit nombre; mais la vérité de cette proposition me semble bornée à la vie présente, et je soutiens que tout homme a une espérance légitime de jouir après sa mort des biens en vue desquels il s'est efforcé de mener sur la terre une vie vertueuse, et de faire une fin [973d] pareille à sa vie. Je n'avance rien de bien profond et dont nous n'ayons quelque connaissance, Grecs et Barbares, lorsque je dis que pour tout être animé la vie est un état de souffrance, et cela dès le commencement'. Car, soit qu'on considère cet être lorsqu'il est encore dans le sein de sa mère, puis à sa naissance, ou dans ses premiers accroissements, et dans son éducation, nous convenons tous que tout cela est accompagné de peines infinies. [974a] Vient ensuite un temps très court, non seulement en comparaison de la durée de nos maux,  mais à le prendre en lui-même, où l'homme semble respirer pour quelques moments ; c'est le milieu de lai vie. Mais la vieillesse qui s'avance à grands pas fait souhaiter à quiconque  n'est pas rempli de préjugés puérils de ne pas recommencer une nouvelle carrière, lorsqu'il jette les yeux sur celle qu'il vient de parcourir. L'objet même dont la recherche nous occupe est une preuve de la vérité de ce que je dis. [974b] Nous cherchons les moyens de parvenir à la sagesse, comme s'il était en notre pouvoir d'y arriver. Mais la sagesse s'éloigne de nous à mesure que nous nous approchons de ce qu'on appelle arts, connaissances et de toutes les autres sciences semblables, que nous prenons faussement pour des sciences ; car aucune des connaissances qui ont pour objet les choses humaines ne


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mérite de porter ce nom. D'un autre côté l'âme pleine de confiance en elle-même se flatte, sur de vaines conjectures, que la possession de la sagesse lui est [974c] en quelque sorte naturelle ; tandis qu'elle ne peut dire ni en quoi elle consiste ni quand et comment elle l'a acquise. Ne reconnaissons-nous point la peinture de cet état dans la recherche que nous faisons de la sagesse, et dans le désespoir de la rencontrer, désespoir qui surpasse l'espérance d'y atteindre, dans ceux d'entre nous
qui sont capables d'examiner d'une manière réfléchie et suivie, par toutes sortes de discours et en tout temps, ce qui se passe en eux-mêmes et dans les autres ? Accorderons-nous ou non que la chose est ainsi ?

CLINIAS. Nous l'accorderons, Étranger, [974d] mais en conservant l'espérance de parvenir peut-être un jour avec ton secours à connaître la vérité sur l'objet dont il s'agit.

L'ATHÉN. Il nous faut donc parcourir d'abord toutes les sciences appelées vulgairement de ce nom, quoiqu'elles ne communiquent point la sagesse à celui qui les étudie ou qui les possède, afin qu'après les avoir mises à l'écart, nous essayions d'exposer celles qui servent à notre dessein, et d'en faire notre étude. Et pour commencer par les arts relatifs aux premiers besoins du genre humain, considérons [974e] que ce sont les plus nécessaires et à dire vrai les premiers de tous les arts; que celui qui les possède a bien pu dans les commencements passer pour sage; mais qu'aujourd'hui, loin d'être un titre de sagesse, cette prétendue science [975a] lui serait plutôt un sujet de reproches injurieux. Nous allons faire le dénombrement de ces arts, et montrer que quiconque aspire à obtenir le prix de la vertu évite de s'y appliquer, pour se consacrer à la recherche de la prudence et de l'instruction. Le premier art est celui qui, si on en croit la tradition, détourna les premiers hommes de se nou-


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rir de la chair les uns des autres, et leur apprit à faire de la chair des animaux un usage légitime. J'en demande pardon aux hommes de ces siècles reculés; mais ceux [975b] dont nous venons de parler ne sont point les sages que nous cherchons. Le procédé pour réduire en farine le blé ou l'orge et en faire un aliment, quoique beau et utile en lui-même, ne fera jamais de son inventeur un sage accompli; le mot même de procédé n'exprime autre chose que la difficulté de ce qui s'est fait. Il en faut dire à peu près autant de toute espèce d'agriculture. Car ce n'est point par art, mais naturellement et par inspiration divine qu'il semble que les hommes se soient portés à cultiver la terre. La construction des maisons et toute l'architecture, l'art de travailler toutes sortes de [975c] meubles, en airain, en bois, en argile, par forme de tissu, et encore de fabriquer des outils de toute espèce; ces divers procédés sont sans douté utiles à la société, mais ne se rapportent pas à la vertu. Pareillement l'art de la chasse, qui embrasse tant d'objets et suppose tant d'industrie, ne donne ni la grandeur d'âme ni la sagesse, non plus que l'art des devins et des interprètes; ils conçoivent uniquement le sens de leurs paroles, mais ils en ignorent la vérité. Nous avons vu jusqu'ici l'art opérer l'acquisition de [975d] ce qui est nécessaire à la vie, sans que dans aucun cas il rende sage celui qui l'exerce : il nous reste à considérer les arts de pur agrément, dont la plupart sont imitatifs, et n'ont rien de sérieux. Ils imitent au moyen d'une foule d'instruments, ils donnent au corps différentes attitudes qui ne sont pas tout à fait décentes. Ceux-ci emploient la prose ou toute espèce de vers; ceux-là sont enfants du dessin et expriment une infinité de figures différentes avec des matières sèches ou molles. Aucun de ces arts d'imitation n'a fait naître la sagesse dans l'âme de ceux qui les ont cultivés avec


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le plus de soin. [975e] Après tous ces arts, nous en avons encore d'autres, dont l'objet est d'être utile à l'homme en une infinité de rencontres. Le plus important et le plus étendu est l'art de la guerre. L'exercice en est très honorable; il demande beaucoup de bonheur; mais le succès y est naturellement attaché au courage plutôt qu'à [976a] la sagesse. Sans doute l'art qui porte le nom de médecine est d'un assez grand secours contre les ravages que font parmi les êtres animés les saisons par des froidures ou des chaleurs à contre-temps et d'autres accidents semblables; mais ni l'un ni l'autre ne contribue à la vraie sagesse; car sans règle fixe, ils ne s'appuient guère que sur des conjectures incertaines. Nous avouerons aussi que les pilotes et les matelots sont de quelque secours aux hommes; mais que personne ne cherche à nous abuser en nous annonçant un sage parmi tous ces hommes, puisque pas un d'eux ne connaît la cause qui irrite ou qui apaise [976b] les vents, connaissance essentielle à la navigation. Il en est de même de ceux qui se portent pour défendre le droit d'autrui devant les tribunaux par le talent de la parole. Tout leur fait consiste en mémoire et en une certaine routine, habiles à discerner ce qui passe pour juste dans l'opinion des hommes, mais bien éloignés de connaître la vérité touchant la justice en elle-même.

Il y a encore une faculté de l'âme assez, singulière qui contribue à donner la réputation de sage; mais il est plus ordinaire de l'appeler un don de la nature qu'un fruit de la sagesse. Elle consiste à apprendre avec facilité, à posséder une mémoire vaste et sûre, [976c] à se rappeler à propos ce qu'il convient de faire en chaque circonstance, et cela avec beaucoup de promptitude. Plusieurs donnent à cette faculté le nom de talent naturel, d'autres de sagesse, d'autres de pénétration d'esprit; mais


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un homme vraiment prudent ne consentira jamais à appeler sagesse l'habileté de ces sortes de personnes. Cependant il faut que nous découvrions quelque science qui donne à celui qui la possède une sagesse réelle et non une sagesse apparente. Voyons. La recherche où nous allons entrera [976d] quelque chose de bien difficile, puisqu'il s'agit de trouver hors de tout ce que nous avons passé en revue Une science qui mérite véritablement et à juste titre le nom de sagesse, une science enfin qui tire de la classe des artisans et des gens du commun quiconque l'a acquise, et en fasse un homme sage et vertueux, un citoyen juste et réglé dans toute sa conduite, soit qu'il commande, soit qu'il obéisse. Et d'abord voyons quelle est de toutes les sciences celle qui, si elle venait à manquer à l'homme, ou s'il ne l'avait jamais connue, en ferait le plus stupide et le plus insensé des animaux. Elle n'est pas [976e] très difficile à trouver; car si on les compare une à une, aucune ne produirait plus sûrement cet effet que celle qui donne au genre humain la connaissance du nombre; et je crois qu'un Dieu plutôt que le hasard nous a fait don de cette science pour notre conservation. Mais il faut vous expliquer de quel Dieu j'entends parler, étrange en un sens, et en un autre sens pas du tout étrange. Comment, en effet, [977a] ne pas regarder comme l'auteur du plus grand de tous les biens, de la sagesse, celui de qui nous tenons tous les autres? Mais quel est, Mégille et Clinias, ce Dieu dont je parle avec tant d'éloges? C'est le ciel : c'est à lui qu'il est souverainement juste d'adresser particulièrement nos hommages et nos prières, comme le font tous les autres dieux et les génies. De l'aveu de tout le monde, nous sommes redevables à sa libéralité de tous les autres biens; et, selon notre pensée, c'est lui qui a découvert aux hommes la science du nombre, et la découvrira en-


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core [977b] à quiconque voudra écouter ses leçons. Qu'on l'appelle monde, olympe ou ciel, peu importe quel nom il plaise de lui donner, pourvu que, s'élevant à la vraie contemplation de ce Dieu, on observe comme il se présente sous mille formes variées, imprime le mouvement aux astres qu'il contient, fait naître les révolutions, les saisons, la vie, les diverses connaissances avec celle du nombre, et tous les autres biens, dont le plus grand est sans contredit cette science du nombre, lorsqu'on sait s'en servir pour expliquer tout l'ordre céleste.

Mais, revenons un moment sur nos pas pour nous rappeler avec [977c] combien de vérité nous avons pensé que si on était le nombre à l'humanité, on lui rendrait impossible toute prudence. En effet, l'âme de l'animal qui serait destitué de raison serait incapable de réunir jamais toutes les vertus. Ignorant ce que c'est que deux et trois, le pair et l'impair, en un mot n'ayant aucune idée du nombre, il ne sera jamais en état de rendre raison d'aucune chose, ne la connaissant que par les sens et la mémoire. Rien n'empêche [977d] qu'il n'ait les autres vertus, comme la force et la tempérance; mais, privé de la véritable raison, jamais il ne deviendra sage, et quiconque n'a pas la sagesse, qui est la partie principale de toute vertu, ne pouvant devenir parfaitement bon, ne peut conséquemment parvenir au bonheur. Il est donc de toute nécessité que le nombre serve de fondement à tout le reste. Pour l'expliquer, il faudrait entrer dans des développements plus étendus que tout ce qui a été dit jusqu'ici; mais ce qu'on peut dire de mieux pour le moment, c'est que de tous les arts dont nous avons fait le dénombrement, en voulant bien leur accorder le nom [977e] d'arts, il n'en est aucun qui puisse subsister, aucun qui ne périsse entièrement, si on ôte la science du nombre. A ne jeter les yeux que sur les arts, on pourrait croire


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avec quelque raison que cette science n'est nécessaire au genre humain que pour des objets de peu d'importance; cependant c'est déjà beaucoup. Mais si on porte ses regards sur ce qu'il y a de divin et de mortel dans la généralisation, où l'on reconnaîtra le principe de la piété envers les dieux et le nombre [978a] par essence, on verra alors qu'il n'est pas donné à tout le monde de comprendre toute la vertu et l'efficacité de la science des nombres. Il est évident, par exemple, que la musique en entier ne peut se passer de mouvements et de sons mesurés par le nombre. Et, ce qu'il y a de plus admirable, cette science, en même temps qu'elle est la source de tous les biens, n'est la source d'aucun mal, ce dont il est aisé de se convaincre. Le nombre n'entre pour rien dans toute espèce de mouvement où il ne règne ni raison, ni ordre, ni figure, ni mesure, ni harmonie, en un mot dans tout ce qui participe à quelque mal. [978b] Voilà de quoi doit être persuadé tout homme qui veut être heureux jusqu'à la fin de ses jours, et encore qu'à l'égard du juste, du bon, du beau et des autres choses semblables, quiconque ne les connaît point et ne les a pas saisies par une opinion vraie, n'en saura jamais rendre compte d'une manière satisfaisante pour lui-même ou pour autrui.

Allons plus loin et observons comment nous avons appris à compter. Dites-moi d'où nous vient la connaissance de l'unité et du nombre deux, [978c] à nous les seuls de tout l'univers doués naturellement de la capacité de réfléchir? Car la nature n'a pas donné aux autres animaux les facultés nécessaires pour apprendre du père à compter. Mais Dieu a premièrement mis en nous l'intelligence requise, pour concevoir ce qui nous est montré ; ensuite il a montré et il nous montre encore divers objets, parmi lesquels il n'en est point de plus beau que


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le spectacle du jour. De l'aspect du jour l'homme passe à celui de la nuit, qui lui offre un tableau [978d] tout différents; et, ne cessant de ramener la révolution successive des jours et des nuits, le ciel ne cesse point d'enseigner aux hommes ce que c'est qu'un et deux, jusqu'à ce que le plus stupide ait suffisamment appris à compter; car cette même suite de jours et de nuits apprend aussi à chacun de nous ce que c'est que trois, quatre et plusieurs. De plus, entre les corps célestes, Dieu en a fait un, c'est la lune, qui, dans sa course, paraissant tantôt plus grande, tantôt plus petite, nous montre sans cesse [978e] une nouvelle espèce de jour, pendant l'espace de quinze jours et de quinze nuits ; telle est la mesure de sa révolution, si on veut en ajouter ensemble toutes les parties pour en faire un cercle : de sorte que le plus stupide de tous les animaux que Dieu a doués de la faculté d'apprendre conçoit enfin ce que c'est que le nombre. Jusque-là, et tant qu'il ne sera question que de considérer chaque nombre séparément, tout animal qui a l'intelligence nécessaire deviendra habile dans cette science. [979a] Mais il faut, ce me semble, un plus grand effort d'esprit pour combiner ensemble divers nombres : c'est pourquoi Dieu ayant fait, comme je l'ai dit, la lune sujette à croître et à décroître, nous montra par là le rapport des mois aux années (01), et nous mit heureusement sur la voie de comparer un nombre avec un autre. De là aussi nous sont venus les fruits et la fécondité de la terre, qui donne à tous les animaux leur nourriture, à l'aide des vents et des pluies distribués à propos et avec mesure. Si quelquefois [979b] cet ordre est changé et altéré, ce n'est point Dieu qu'il faut accuser,


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mais l'homme qui ne vit point conformément aux règles de la justice.

Dans nos recherches sur les lois nous avons jugé qu'en tout le reste il était facile de connaître et de procurer aux hommes leur plus grand bien, et qu'il n'est personne qui ne puisse comprendre et mettre en pratique ce que nous avons dit, pourvu qu'il sache distinguer l'utile du nuisible : nous avons jugé, dis-je, [979c] et nous jugeons encore que tout ce qui concerne les autres devoirs n'a pas beaucoup de difficulté ; mais d'apprendre comment on devient homme de bien est chose difficile. En effet ce que nous avons prescrit pour l'acquisition des autres biens est possible et même aisé. On sait assez quelles sont dans les richesses les bornes du nécessaire et du superflu, comment il faut que le corps soit ou ne soit point affecté. Quant à l'âme, tout le monde est d'accord qu'elle doit être bonne : on convient aussi que pour être bonne il faut qu'elle soit juste, tempérante, forte; chacun dit encore qu'elle doit être sage. Mais de quelle sagesse ? C'est sur quoi, [979d] comme nous l'avons vu tout à l'heure, les sentiments sont si partagés qu'à peine trouve-t-on deux personnes qui soient de même avis. Maintenant outre les autres espèces de sagesse dont on a parlé, nous venons d'en découvrir une qui n'est pas moins propre que toutes les autres à donner l'apparence d'un homme sage à celui qui posséderait la science que nous avons exposée. Mais serait-il véritablement sage et vertueux ? C'est ce qu'il nous faut examiner.

CLINIAS. Étranger, tu as eu bien raison de dire que tu allais nous entretenir de grandes choses d'une manière proportionnée au sujet.

[979e] L'ATHÉN. Oui, mon cher Clinias, ce sont de grandes


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choses, et, qui plus est, des choses entièrement et absolument  vaies.

CLINIAS. J'en suis persuadé, Étranger; mais ne te lasse pas de nous expliquer ta pensée.

L'ATHÉN. Je continuerai; ne vous lassez pas vous-mêmes de m'écouter.

CLINIAS. Je te réponds pour Mégille et pour moi de toute notre attention.

[980a] L'ATHÉN. Fort bien. Il me paraît nécessaire de remonter jusqu'au principe, surtout pourvoir si nous pourrons comprendre sous un seul nom ce que nous entendons par sagesse, et si cela passe nos forces, pour voir en second lieu quelles sont les sciences dont la connaissance rend l'homme sage de cette sagesse que nous concevons, et combien il y en a.

CLINIAS. Fais comme il te plaira.

L'ATHÉN. Et, après cela, on ne trouvera pas mauvais que le législateur qui a sur les dieux des idées plus élevées et plus justes que ceux qui en ont parlé avant lui, les exprime d'une manière conforme à la belle science qu'il a acquise, et passe le reste de sa vie à honorer [980d] les dieux et à célébrer par des hymnes leur suprême félicité.

CLINIAS. Tu as raison, Étranger ; et puisse le plan de ta législation aboutir pour toi à vivre dans un commerce familier avec les dieux et à couronner la vie la plus pure par la plus belle et la plus heureuse fin !

L'ATHÉN. Que dirons-nous, Clinias? Crois-tu que la plus excellente manière d'honorer les dieux dans nos hymnes soit de les prier de nous suggérer, en parlant d'eux, les pensées les plus belles et les plus sublimes? Est-ce là ton sentiment du non ?

[980c] CLINIAS. A merveille ; c'est bien là mon sentiment. Adresse-leur donc, mon cher, une prière, dans la ferme


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confiance qu'ils l'écouteront, et fais-nous part des belles inspirations qui te viendront sur les dieux et les déesses.

L'ATHÉN. C'est ce que je vais faire, pourvu que Dieu lui-même me serve de guide ; joins seulement tes prières aux miennes.

CLINIAS. Parle maintenant.

L'ATHÉN. Ceux qui nous ont précédés ayant mal expliqué l'origine des dieux et des animaux, je dois commencer par réformer leurs erreurs à ce sujet, en reprenant ce qui a été prouvé dans l'entretien précédent [980d] contre les impies (02), savoir, qu'il y a des dieux, que leur providence s'étend à tout, aux petites choses comme aux grandes, et qu'ils sont inflexibles à l'injustice. Vous vous en ressouvenez sans doute, Clinias, car vous avez écrit notre entretien, et vous le devez d'autant plus que nous n'avons rien dit qui ne fût exactement vrai. Or, le point fondamental de cette discussion était que l'âme a préexisté au corps. Vous le rappeliez-vous ? La chose n'est-elle pas ainsi ? Car il est selon la raison que ce qui est d'une nature plus excellente, soit aussi plus ancien et plus divin [980e] que ce qui tient d'une nature inférieure, et doit être par conséquent plus jeune et moins honoré, comme ce qui gouverne existe avant ce qui est gouverné, et ce qui imprime le mouvement avant ce qui le reçoit. Reconnaissons donc que l'existence de l'âme est antérieure à celle du corps. [981a] Mais s'il en est ainsi, il est encore plus selon la raison que le principe de l'existence soit antérieur à tout être existant. Établissons donc comme une chose plus conforme à l'ordre qu'il y a un principe de principe, et que nous prenons la route la plus droite pour nous élever à ce qu'il y a de plus sublime dans la sagesse, c'est-à-dire l'origine des dieux. 


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CLINIAS. Tenons cela pour certain, autant que nous pouvons le comprendre.

L'ATHÉN. Dis-moi : n'est-ce pas dire une chose très vraie et très naturelle que d'appeler du nom d'animal ce qui résulte de l'assemblage et de l'union d'une âme et d'un corps sous une même forme?

CLINIAS. Oui.

[981b] L'ATHÉN. C'est donc là la vraie définition de l'animal?

CLINIAS. Sans doute.

L'ATHÉN. Ajoutons qu'il y a, selon toute vraisemblance, cinq éléments solides, dont la combinaison peut former les corps les plus beaux et les plus parfaits. Pour les êtres d'une nature différente, ils ont tous la même forme. Il n'est pas possible qu'une substance qui n'a rien de corporel, rien de visible, ne soit pas comprise sous le genre vraiment divin de l'âme. Or, il n'appartient qu'à une telle substance de former et de produire; [981c] comme c'est le propre du corps d'être formé, d'être produit et de tomber sous les sens., au lieu, disons-le de nouveau, car ce n'est pas assez de le dire une fois, au lieu que la nature de l'autre substance est d'être invisible, de connaître et d'être connu, de se ressouvenir et de raisonner, suivant diverses combinaisons de nombres pairs et impairs (03). Il y a donc cinq corps élémentaires, savoir: le feu et l'eau,le troisième, l'air, le quatrième, la terre, et le cinquième l'éther ; et selon que l'un ou l'autre de ces éléments domine, il se forme une multitude d'animaux différents. Pour le mieux comprendre, considérons chaque espèce dans son unité. Prenons [981d] pour première unité l'espèce terrestre, qui comprend tous les hommes, tous les animaux à plusieurs pieds et sans


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pieds, tous ceux qui se meuvent en avant, et ceux qui sont immobiles et attachés par des racines. Il faut entendre ici par unité d'espèce qu'il y a de toutes les espèces dans celle-là, mais que l'élément dominant est la terre et le solide. Dans la seconde espèce, il faut placer d'autres animaux, dont la nature est tout à la fois d'être produits et de tomber sous le sens de la vue. Ceux-ci tiennent principalement du feu; mais il y entre aussi de petites parcelles de terre, d'air [981e] et des autres éléments. De ce mélange il résulte une infinité d'animaux différents entre eux, et tous visibles. Il faut croire queues animaux sont ceux que nous voyons dans la voûte céleste, et dont la réunion forme l'espèce divine des astres, qui sont doués du corps le plus beau et de l'âme la plus heureuse et la plus parfaite. Quant à leur destinée, on ne peut leur refuser ou une existence incorruptible, immortelle [982a] et tout à fait divine, ou une vie si longue et tellement suffisante à chacun d'eux qu'ils n'aient point à souhaiter de vivre plus longtemps.

Mais d'abord concevons bien la nature de ces deux espèces d'animaux. Pour le dire donc une seconde fois, l'une et l'autre est visible; celle-ci, à n'en juger que sur les apparences, est toute de feu; celle-là toute de terre. L'espèce terrestre se meut sans aucune règle; l'espèce ignée, au contraire, a ses mouvements réglés avec un ordre admirable. Mais tout ce qui se meut sans aucun ordre doit être regardé comme dépourvu de raison ; et tels sont, en effet, [982b] presque tous les animaux terrestres; au lieu que l'ordre qui règne dans la marche des animaux célestes est une grande preuve qu'ils ont la raison en partage. Car, comme ils suivent toujours la même direction avec la même vitesse, qu'ils font et souffrent toujours les mêmes choses, c'est un motif suffisant pour conclure que leur vie est dirigée par la raison. La né-


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cessité qui domine une âme intelligente est la plus forte de toutes les nécessités, puisque c'est par ses lois et non par celles d'autrui qu'une telle âme gouverne; et lorsque, prenant conseil d'une intelligence excellente, elle se détermine à ce qu'il y a de meilleur, [982c] alors ce qu'elle a voulu s'exécute irrévocablement selon les décisions de son intelligence : le diamant même n'a pas plus de solidité ni de consistance, et l'on peut dire avec vérité que les trois Parques maintiennent et garantissent l'exécution parlaite de ce que chacun des dieux a résolu après la plus sage délibération. D'où il sait que les hommes devaient considérer comme un signe de l'intelligence qui anime les astres et préside à toutes les révolutions célestes la constance avec laquelle s'exécutent leurs mouvements, parce que d'antiques décrets les ont déterminés depuis un temps [982d] presque infini, et ne leur permet tout le moindre changement ni dans la direction ni dans l'ordre de leur marche. Tout au contraire, quelques hommes, en voyant les astres faire toujours les mêmes choses et de la même manière, ont cru par cela même que les astres n'avaient point d'âme. La multitude a suivi ces insensés, en sorte qu'elle a attaché la raison et la vie à ce qui est humain parce qu'il se meut comme il lui plaît, et qu'elle a privé d'intelligence ce qui est divin parce qu'il persévère toujours dans le même mouvement. Il était permis à l'homme de s'élever à une conception [982e] plus belle, plus juste et plus agréable aux dieux, et de comprendre que ce qu'il faut reconnaître comme doué d'intelligence, c'est précisément ce qui fait toujours les mêmes choses, suivant les mêmes règles, de la même manière. Tels sont les astres si beaux avoir, et dont la marche et les mouvements harmonieux surpassent tous les chœurs en majesté et magnificence, tandis qu'ils satisfont en même temps aux besoins de


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tous les animaux. [983a] Que nous ayons raison, au reste, de soutenir que ce sont des corps animés, c'est de quoi nous pouvons nous convaincre en faisant attention à leur grandeur. Car il n'est pas vrai qu'ils soient en effet aussi petits qu'ils nous paraissent : bien au contraire, leur masse est d'une grosseur prodigieuse. On ne peut refuser de le croire, parce quecela est appuyé sur des démonstrations suffisantes. Ainsi, on ne se trompera point en se représentant le corps du soleil plus grand que celui de la terre ; les autres corps célestes ont aussi une grandeur qui surpasse l'imagination. Or, quelle nature, je vous prie, pourrait imprimer à des masses énormes un mouvement circulaire qui dure constamment depuis tant de siècles, tel qu'il est aujourd'hui? [983b] Je soutiens que Dieu seul est la cause d'un pareil effet, et que la chose n'est pas possible autrement. Car comme nous l'ayons démontré, un corps ne peut devenir animé par une autre puissance que celle de Dieu ; et puisque cela est possible à Dieu, rien ne lui a été plus facile que d'animer un corps, une masse quelconque, et de lui prescrire ensuite tel mouvement qu'il a jugé le plus convenable. En un mot, pour dire à ce sujet toute la vérité, il est impossible que la terre, [983c] le ciel, toutes les constellations et les masses qui les composent, se meuvent avec tant de justesse suivant les années, les mois, les jours, et soient pour nous tous la source de tous les biens, à moins que chacun de ces corps n'ait près de lui ou en lui une âme qui le dirige. Et plus l'homme est méprisable en comparaison de ces grands corps, plus il convient qu'il ne débite point de rêveries à cet égard, et ne dise rien que d'intelligible. Or, c'est ne rien dire d'intelligible que d'attribuer la cause de ces mouvements à je ne sais quelle force inhérente aux corps, à de certaines propriétés, ou à quelque chose de semblable.


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Revenons sur ce qui a été déjà dit, [983d] pour considérer d'abord si c'est avec raison ou contre toute raison que nous avons établi deux substances, l'une spirituelle, l'autre corporelle, et dans chacune une foule d'êtres qui diffèrent les uns des autres, comme elles diffèrent l'une de l'autre, et nulle troisième substance qui se retrouve dans les deux premières. Quant à la différence de l'âme et du corps, nous la ferons consister en ce que l'âme a l'intelligence et que le corps en est privé, en ce que l'âme commande et le corps obéit, en ce que l'âme est la cause de tout ce qui existe et que le corps ne produit rien. [983e] Ainsi, prétendre que les phénomènes célestes sont l'effet de quelque autre cause, et ne sont point produits par le concours de l'âme et du corps, c'est une folie, une absurdité. Si donc le système que nous proposons doit l'emporter sur tous les autres, et si on peut affirmer que tous ces effets sont divins, il faut dire de deux choses l'une : ou que les astres sont des dieux, et les honorer comme tels, ou qu'ils en sont des images, et les regarder comme des statues [984a] animées des dieux, sorties de la main des dieux mêmes ; car ce ne sont pas des ouvriers mal habiles et à dédaigner. On ne peut, comme j'ai dit, refuser aux astres l'un ou l'autre de ces titres ; et si on admet seulement que ce soient des statues des dieux, elles réclament des hommages particuliers; d'autant qu'il n'en est point de plus belles, de plus communes à tous les hommes, ni d'exposées en des lieux plus remarquables, ni enfin qui leur soient comparables pour la pureté, pour la majesté, pour la vie : en sorte qu'on peut assurer que la chose est telle que je dis. Maintenant, pour avancer dans la connaissance des dieux, après avoir considéré deux espèces d'animaux visibles par rapport à nous, dont l'une est immortelle


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selon nous, l'autre terrestre et mortelle, tâchons de parler de la manière la plus claire et la plus vraisemblable des trois espèces d'êtres qui tiennent le milieu dans la réunion des cinq espèces et servent à lier ces deux-ci. Après le feu mettons l'éther, et disons que l'âme en forme une espèce qui, [984c] semblable en ce point aux autres espèces, tient principalement de l'élément dont elle est formée, les autres éléments y entrant pour peu de chose, autant qu'il est besoin pour en lier ensemble toutes les parties. Après l'éther vient l'air, dont l'âme forme pareillement une autre espèce d'animaux. Enfin la troisième espèce est formée de l'eau. Il est vraisemblable que l'âme, après avoir donné l'être et la forme à ces animaux divers, en a rempli tout l'univers, destinant chacun aux usages qui lui sont propres, et leur ayant communiqué la vie à tous; qu'ayant commencé par la formation des dieux visibles, elle a passé aux animaux de la seconde, de la troisième, de la quatrième et de la cinquième espèce, [984d] et qu'elle a fini par l'espèce humaine. Pour les dieux connus sous les noms de Jupiter et de Junon et pour tous les autres, qu'on les place dans quel rang on voudra, en suivant l'ordre que nous venons d'assigner, et qu'on tienne ce discours pour ferme et assuré. Ainsi, il faut dire que les astres et tous les autres êtres que nous jugeons par les sens avoir été formés avec eux sont, entre les dieux visibles, les premiers, les plus grands, les plus honorables et ceux dont la vue est la plus perçante. Après eux et immédiatement au-dessous sont [984e] les démons, espèce aérienne, qui occupent la troisième place, celle du milieu, et servent d'interprètes aux hommes : nous devons les honorer par des prières pour en obtenir d'heureux messages. Ces deux espèces d'êtres animés, les uns de nature éthérée, les autres de nature aé-


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rienne, ne sont point visibles pour nous, et quoiqu'ils soient près de nous, nous ne les apercevons pas. Disons qu'appartenant à une espèce douée de pénétration et de mémoire, ils ont [985a] une intelligence prodigieuse, qu'ils lisent au fond de notre pensée, et que leur inclination pour les bons est aussi forte que leur aversion pour les méchants, étant par leur nature susceptibles de chagrin. Dieu seul, qui réunit en soi toute la perfection de la divinité, est exempt de tout sentiment de joie ou de tristesse; son partage est la sagesse et l'intelligence suprêmes. [985b] Tout l'univers étant ainsi rempli d'animaux, les dieux placés aux extrémités les plus reculées communiquent entre eux par ces animaux intermédiaires qui se portent, avec la plus grande agilité, tantôt vers la terre, tantôt vers le plus haut du ciel. L'eau est l'élément de la cinquième espèce d'animaux qui peuvent être mis avec raison au rang des demi-dieux. Quelquefois ils se montrent à nous, d'autres fois ils se cachent; nous ne les connaissons qu'à peine, et la vue [985c] obscure que nous en avons est toujours accompagnée de surprise.

L'existence de ces cinq espèces d'animaux étant certaine, de quelque manière qu'ils se soient fait connaître à nous, soit en songe durant le sommeil, soit par des voix et des prédictions entendues en état de santé ou de maladie, soit par des apparitions au moment de la mort, et que cette croyance soit fondée sur des opinions générales ou particulières, qui ont donné naissance à un grand nombre destitutions religieuses en divers lieux, et en feront naître encore dans la suite, il est du devoir d'un législateur, pour peu qu'il ait de prudence, de ne jamais entreprendre d'innover en cette matière et d'introduire dans l'état aucun culte qui n'aurait pas de fondement certain. [985d] Il ne doit pas non plus détourner ses


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concitoyens des sacrifices établis par la loi du pays, parce qu'il est ignorant en ces sortes de choses, toute nature mortelle étant incapable d'y rien connaître.

Par rapport aux dieux que nous voyons à découvert, la même raison ne nous apprend-elle pas que ceux-là sont très méchants qui n'osent ni nous en parler ni les faire connaître, souffrant qu'on les laisse sans sacrifices et privés des honneurs qui leur sont dus ? Or, c'est ce qui arrive [985e] aujourd'hui; c'est comme si quelqu'un ayant vu le soleil ou la lune se lever et nous éclairer tous, n'en disait rien aux autres, quoiqu'il pût, à quelques égards, leur en donner connaissance, et, voyant qu'on ne leur rend aucun honneur, ne s'efforçait point, autant qu'il est en lui, de les mettre en une place honorable, à la vue de tout le monde, de faire instituer pour eux des fêtes et des sacrifices, et de se servir pour la distribution des saisons du temps qu'ils mettent à parcourir, le soleil une année plus longue, [986a] la lune une année plus petite (04). Ne dirait-on pas avec raison de cet homme que, par sa méchanceté, il se nuit à lui-même et à quiconque a comme lui la faculté de connaître?

CLINIAS. Sans contredit; ce serait un très méchant homme.

L'ATHÉN. Eh bien, mon cher Cl!nias, c'est là précisément le cas où je me trouve.

CLINIAS. Que dis-tu là ?

L'ATHÉN. Sachez que dans toute l''étendue du ciel il y a huit puissances, toutes sœurs l'une de l'autre. Je les ai aperçues, et ce n'est pas une grande découverte: [986d] elle est aisée pour tout autre. De ces huit puissances,


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une est dans le soleil, une autre dans la lune, une troisième dans tous les astres dont nous faisions mention tout à l'heure : les cinq autres n'ont rien de commun avec celles-ci. Toutes ces puissances avec les corps célestes qu'elles animent, soit qu'ils marchent d'eux-mêmes, ou qu'ils soient portés sur des chars, font leur route dans le ciel. Que personne de nous ne s'imagine que quelques-uns de ces astres sont des dieux et que les autres ne le sont pas; que les uns sont légitimes et les autres ce que nous ne pourrions dire sans crime; mais disons et assurons tous [986c] qu'ils sont tous frères et que leur destinée est la même. Rendons-leur à tous des honneurs, sans consacrer à celui-ci l'année, à celui-là le mois, sans assigner aux autres aucun partage, aucun temps marqué, dans lequel ils achèvent leur révolution et contribuent à la perfection de cet ordre visible, établi par la raison suprême. A la vue de cet ordre, l'homme charmé a d'abord été frappé d'admiration ; ensuite il a conçu le vif désir d'en apprendre tout ce qu'il est possible à une nature mortelle d'en connaître, persuadé que c'est le moyen de mener la vie la plus innocente et la plus heureuse, et d'aller après sa mort dans les lieux convenables au séjour de la vertu; et, après s'être initié d'une manière véritable et réelle, possédant seul la sagesse unique, il passe le reste de ses jours dans la contemplation du plus ravissant de tous les spectacles. Il me reste à vous apprendre quels sont ces dieux, et combien ils sont. Je ne crains point [986e] de passer ici pour menteur; c'est de quoi je puis vous assurer. Je dis donc encore une fois que ces puissances sont au nombre de huit : nous avons déjà parlé de trois ; disons quelque chose des cinq autres. La quatrième et la cinquième ont dans leur révolution un mouvement à peu près égal en vitesse à celui du soleil, ni plus lent ni plus rapide : de


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sorte que ces trois puissances semblent toujours être gouvernées par la même intelligence supérieure. Ces puissances sont celle du soleil et celle de l'étoile du matin: pour le nom du troisième astre, je ne vous le dirai point, parce qu'il n'est pas connu. La raison en est que le premier qui fit ces découvertes était un Barbare. Car c'est une ancienne [987a] contrée (05) qui produisit les premiers qui s'adonnèrent à cette étude, favorisés par la beauté de la saison d'été, telle qu'elle est en Égypte et en Syrie, et contemplant toujours, pour ainsi dire, tous les astres à découvert, parce qu'ils habitaient toujours une région du monde bien loin des pluies et des nuages. Leurs observations, vérifiées pendant une suite presque infinie d'années, ont été répandues en tous lieux et eu particulier dans la Grèce. C'est pourquoi nous pouvons les prendre avec confiance pour autant de lois. Prétendre en effet que ce qui est divin ne mérite pas notre vénération, ou que les astres ne sont pas divins, c'est une extravagance manifeste. S'ils n'ont pas [987b] de nom, je viens d'en indiquer la cause. Quelques-uns cependant ont emprunté les noms des dieux : ainsi, l'étoile du matin, qui est aussi celle du soir, paraît s'appeler Vénus (06), nom qui a paru au Syrien qui l'a donné convenir le plus à cet astre. L'autre astre, qui marche d'un même pas avec le soleil et Vénus, se nomme Mercure. Il y a encore trois puissances qui ont leur mouvement de gauche à droite, comme la lune et le soleil. Pour la huitième, elle doit être comprise sous un seul nom, 


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et on ne peut mieux l'appeler que le monde supérieur, qui suit un mouvement opposé à celui des autres étoiles, en les entraînant dans sa sphère d'action, autant du moins que nous en pouvons juger selon nos lumières, qui sont fort bornées sur ce point. Mais c'est une nécessité [987c] de dire tout ce qu'on sait, et c'est ce que je fais, car c'est par là que la véritable sagesse se découvre en quelque manière à quiconque aune faible parcelle de l'intelligence droite et divine. Nous avons donc à parler de trois astres, dont le plus lent dans sa marche est appelé par quelques-uns Cronus; ils nomment Jupiter le second pour la lenteur, et le troisième Mars, celui de tous dont la couleur est la plus rouge. Il n'est pas difficile de découvrir ces astres, [987d] lorsque quelqu'un nous les fait remarquer; mais quand on les connaît une fois, il faut s'en faire l'idée que nous avons dite.

Il faut aussi que tout Grec sache que le climat de la Grèce est peut-être le plus favorable Son principal avantage consiste en ce que la température y tient le milieu entre la froidure de l'hiver et la chaleur de l'été. Cependant comme notre été n'est pas aussi serein que celui du pays dont on vient de parler, il nous a procuré plus tard la connaissance de l'ordre de tous ces dieux. Mais remarquons que les Grecs ont perfectionné [987e] tout ce qu'ils ont reçu des Barbares; et quant au sujet que nous traitons, nous devons nous persuader que, s'il a été difficile de découvrir tout cela avec certitude, [988a] il y a tout lieu d'espérer que les Grecs, vu leur éducation, le secours qu'ils peuvent tirer de l'oracle de Delphes, et leur fidélité à observer les lois, rendront à tous ces dieux un culte réellement plus excellent et plus raisonnable que le culte et les traditions venus des Barbares. Il ne faut pas non plus qu'aucun Grec soit arrêté par la crainte qu'il ne convient point


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à des hommes mortels de faire des recherches sur les choses divines : nous devons même entrer dans des sentiments contraires; car Dieu n'étant point dépourvu de raison, et n'ignorant [988b] pas la portée de l'intelligence humaine, sait très bien qu'elle est capable, lorsque c'est lui qui enseigne, de suivre ses leçons et d'apprendre ce qui lui est enseigné. Et sans doute il sait aussi que c'est lui qui nous enseigne les nombres et l'art de compter, et que nous l'apprenons de lui. S'il méconnaissait cela, il serait le plus insensé de tous les êtres; car en ce cas il se méconnaîtrait lui-même, comme on dit, s'offensant de ce que l'homme apprenne ce qu'il peut apprendre, au lieu de se réjouir avec lui sans envie de ce qu'il travaille à se perfectionner, avec le secours de Dieu.

Ce serait la matière d'un long [988c] et beau discours, de montrer que les premières idées que les hommes exposèrent sur l'origine des dieux, leur nature et la qualité de leurs actions, ne furent ni raisonnables ni dignes du sujet; non plus que les systèmes de ceux qui vinrent après, et prétendirent que le feu, l'eau et les autres éléments ont existé avant tout le reste, et que la merveille de l'âme est d'un temps postérieur ; que le principal et le plus excellent des mouvements est celui que les corps ont reçu en partage et par lequel ils se meuvent eux-mêmes, se communiquant le chaud, le froid et les autres qualités semblables; au lieu de dire que l'âme est le principe de son mouvement et de celui des corps. [988d] Mais aujourd'hui, lorsque nous soutenons que l'âme étant dans un corps, il n'est point étonnant qu'elle le meuve et le transporte avec elle,notre esprit ne trouve aucune difficulté à le croire, comme si elle n'avait pas la force de transporter un fardeau. C'est pourquoi, dans notre sentiment, l'âme étant la cause première de cet univers, et tous les biens étant d'une certaine nature, et


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tous les maux d'une nature différente, il n'y a rien de surprenant que l'âme soit le principe de toute [988e] tendance, de tout mouvement, que la tendance et le mouvement vers le bien viennent de la bonne âme, et le mouvement vers le mal de la mauvaise, et qu'il faille que le bien l'ait toujours emporté et l'emporte sur le mal. Nous ne disons rien en cela que n'approuve la justice qui doit tirer vengeance des impies. Il ne nous est pas permis non plus de révoquer en doute ce principe, que l'homme de bien mérite le titre de sage. [989a] Mais voyons si cette sagesse qui fait depuis si longtemps l'objet de nos recherches est attachée à une science ou à un art que nous ne puissions ignorer, sans ignorer aussi ce que c'est que la justice. Je crois qu'il en est ainsi, et là-dessus voici ma pensée : après de longues et pénibles recherches, la sagesse s'est montrée à moi, et je vais essayer de vous la faire voir telle que je l'ai vue. Par tout ce qui vient d'être dit, [989b] je crois avoir fait entendre que la cause de notre ignorance est que nous pratiquons mal ce qui fait comme l'essence de la vertu (je parle de la piété envers les dieux), et gardons-nous bien de croire qu'il y ait une partie plus essentielle de la vertu que les mortels doivent lui préférer. Il faut expliquer comment par la plus grossière ignorance elle ne s'est pas trouvée dans les plus excellents naturels. J'appelle excellents naturels ceux qui se forment très difficilement, mais dont on peut se promettre les plus grands biens, lorsqu'ils sont formés. En effet, il faut un certain tempérament de lenteur et de vivacité, afin qu'une âme soit douce et en même temps qu'elle aime le courage, et soit docile aux leçons de la tempérance. Ce qui est aussi très important, [989c] c'est qu'elle joigne à ces qualités de la disposition pour les sciences et une mémoire aisée qui lui fassent trouver du plaisir à l'étude, afin qu'elle s'y porte avec ardeur. Au-


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 tant ces naturels sont rares, autant, lorsqu'ils existent, et qu'ils ont reçu la culture et l'éducation nécessaires, ils sont propres à maintenir dans le devoir la foule des caractères moins distingués, parce qu'en toute circonstance ils pensent, ils font et ils disent à l'égard des dieux ce qu'il y a de mieux, éloignés de toute ostentation de piété dans les sacrifices et les expiations qui ont pour objet les dieux ou les hommes, et rendant un hommage sincère à [989d] la vertu, ce qui est le plus grand de tous les avantages pour l'État. Je dis donc que ces naturels ont les meilleures dispositions à apprendre parfaitement, pourvu que quelqu'un leur serve de maître. Mais nul ne peut enseigner que sous la direction de Dieu; de manière que si celui qui veut enseigner ne s'y prenait pas comme il faut, il vaudrait mieux ne rien apprendre de lui. Cependant, suivant ce que nous disons, c'est une nécessité pour ces heureux naturels d'apprendre la sagesse comme pour moi de l'enseigner. [989e] Tâchons donc d'expliquer, selon mes lumières et selon la portée de ceux pour qui je parle, [990a] quelle est cette science propre à inspirer la piété envers les dieux, et comment ou doit l'apprendre.

On sera peut-être surpris en entendant le nom de cette science : je vais le dire, car personne ne le soupçonnerait, à cause du peu de connaissance qu'on a de la chose : c'est l'astronomie. Ignorez-vous qu'il est nécessaire que le véritable astronome soit aussi très sage? Non pas celui qui observe les astres suivant la méthode d'Hésiode et de tous les auteurs semblables, se bornant à en étudier le lever et le coucher; mais celui qui des huit révolutions a observé principalement celle des sept planètes, dont chacune décrit son cercle [990b] d'une manière qu'il n'est pas donné à tout le monde de bien connaître, à moins qu'on ne soit doué d'un naturel


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excellent, connue nous l'avons dit, et comme nous le dirons en expliquant par quelle voie et comment il faut l'apprendre. Et disons d'abord que la lune achève très rapidement sa révolution, qu'elle nous donne le mois, et le partage en deux lorsqu'elle est pleine. Il faut ensuite considérer le soleil qui dans la totalité de sa révolution nous amène le changement des saisons, et les deux planètes qui marchent d'une égale vitesse avec lui. Et pour ne pas répéter plusieurs fois [990c] les mêmes choses, il faut observer la route que tiennent les autres planètes dont nous avons parlé; ce qui n'est point aisé. Pour acquérir les qualités qui nous rendent ces observations possibles, il faut apprendre d'avance bien des choses, et s'accoutumer au travail dans l'enfance et la jeunesse. Ainsi on ne peut se dispenser d'apprendre les mathématiques, dont la première et principale partie est la science des nombres; je ne dis pas des nombres concrets, mais des nombres abstraits; de la génération du pair et de l'impair, et de l'influence qu'ils ont sur la nature des choses.

[990d] Après cette science, il s'en présentera une autre qu'on a appelée fort ridiculement géométrie, et qui est proprement la science de rendre commensurables, en les rapportant à des surfaces, des nombres qui sans cela n'auraient pas de mesure commune : ce qui paraîtra une merveille, non humaine, mais vraiment divine, à quiconque pourra la concevoir. Vient ensuite la science qui, par une méthode toute semblable, en multipliant trois nombres les uns par les autres, s'élève au solide ou redescend du solide au nombre linéaire; ceux qui la possèdent lui ont aussi donné le nom [990e] de géométrie. Mais ce qu'il y a de divin et d'admirable, pour ceux qui savent le comprendre, c'est que la loi qui fait se développer, suivant la raison deux, la progression ascendante


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ou descendante des nombres, est aussi celle que suit la nature dans la production des genres et des espèces pour [991a] chaque classe d'êtres (07). Le premier rapport de la proportion qui a pour raison deux, est le rapport de l'unité au nombre deux, dont le double est sa seconde puissance. Si on passe au solide et au tangible en doublant encore cette seconde puissance, on s'est élevé d'un à huit; la seconde puissance du nombre deux est un milieu entre ces deux termes, car elle l'emporte autant sur le plus petit que le plus grand l'emporte sur elle ; elle surpasse un extrême et est surpassée par l'autre d'une quantité égale. Parmi les nombres compris entre six et [991b] douze se trouvent deux nombres formés par l'addition du tiers et de la moitié de six à lui-même. Le chœur des muses a fait présent aux hommes de ces deux raisons qui, se trouvant au milieu, ont le même rapport aux deux extrêmes, pour être le fondement de l'accord et de la symétrie, pour les diriger dans la mesure et l'harmonie de leurs danses et de leurs chants.

Telles sont les sciences auxquelles on doit s'attacher, sans en négliger la moindre partie. Mais pour les achever, il faut s'élever à la contemplation de la génération des dieux et de la nature souverainement belle et divine des êtres visibles, autant que Dieu a donné aux hommes de pouvoir la pénétrer. Jamais personne ne se flattera d'atteindre sans effort à cette contemplation, sans [991c] le secours des sciences dont on vient de parler. Il faut de plus que dans tous ses entretiens, soit en interrogeant, soit en réfutant ce qui paraît mal dit, on ramène toujours les espèces aux genres. De


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toutes les méthodes employées par les hommes dans l'examen du vrai, celle-ci est la première et la plus belle ; toute autre malgré ses promesses ne produit que les plus vains résultats. Il faut connaître aussi la mesure exacte des temps, et la précision avec laquelle se font toutes les [991d] révolutions célestes, afin que, persuadé de cette vérité que l'âme est d'une nature plus ancienne et plus divine que le corps, on regarde aussi comme une vérité également belle et solide que tout est plein de dieux, et que jamais ces êtres meilleurs ne nous abandonnent par oubli ou par négligence. Une observation générale à faire aussi sur ces sciences, c'est qu'elles sont très utiles, lorsqu'on les étudie comme il faut; mais que si on s'y prend mal, il vaut mieux invoquer Dieu sans cesse. Quant à la manière de les étudier, la voici, [991e] car je ne puis m'empêcher d'en dire un mot. Il faut que toute espèce de figure, toute combinaison de nombres, tout ensemble musical et astronomique, manifeste son unité à celui qui apprendra selon la vraie méthode; or, cette unité lui apparaîtra si, comme nous le disons, il l'a toujours en vue dans ses études. Car la réflexion lui découvrira qu'un seul lien [992a] unit naturellement toutes choses; mais s'il suit une autre route, il ne lui reste, comme nous avons dit, qu'à invoquer la fortune; parce que sans cette connaissance il est impossible qu'il y ait dans aucun état un homme vraiment heureux; mais telle est la voie, telle est l'éducation, telles sont les sciences faciles ou non à apprendre, qui peuvent conduire à cette fia. En même temps, il n'est pas permis de négliger les dieux, lorsqu'on a conçu clairement et sous son vrai jour l'heureuse [992b] doctrine qui les concerne. Je dis encore que celui-là est très sage dans la plus exacte vérité, qui possède toutes ces connaissances de la


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manière que j'ai expliquée; et je soutiens moitié en badinant moitié sérieusement que, quand la mort aura fermé la carrière d'un de ces sages, si même on peut presque dire qu'il meurt, il n'aura point alors plusieurs sens comme aujourd'hui, mais n'ayant plus qu'une seule destinée à remplir, et devenu un de multiple qu'il était, il se verra au comble de la sagesse et de la félicité. En quelque lieu qu'habite cet heureux [992c] mortel, dans un continent ou dans une île, tel est le sort qui l'attend à jamais, qu'il ait mené une vie privée ou publique, s'il a fait son étude de ces objets, il recevra des dieux la même récompense.

On voit à présent la vérité de ce que nous disions au commencement, qu'il est impossible aux hommes, à un petit nombre près, de parvenir à un parfait bonheur, à une entière félicité. En effet, il reste démontré que ceux qui ont reçu à la fois en partage un naturel divin, de la prudence et les autres vertus, et de plus ont acquis toutes les connaissances qui conduisent à cette heureuse science (nous avons dit quelles sont ces connaissances ), ceux-là seuls ont acquis et possèdent complètement tous les éléments du vrai bonheur. Nous disons donc ici à titre privé, et nous établissons par une loi à titre public que les premières charges de l'État seront données à ceux qui auront cultivé ces sciences, quand ils seront parvenus à un âge avancé ; et que tous les autres citoyens marchant sur leurs traces s'occuperont des louanges des dieux et des déesses. Pour nous, après avoir suffisamment étudié et éprouvé les membres du conseil qui se tiendra avant le jour, nous ne pourrons mieux faire [992a] que de les exhorter tous à l'acquisition de cette sagesse.


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NOTES


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ÉPINOMIS.

J'ai eu sous les yeux l'édition générale de Bekker et l'édition spéciale d'Ast (Platonis Leges et Epinomis; 2 vol., 1814 ), la traduction latine de Ficin, et la traduction française de Grou que j'ai reproduite en la modifiant sur quelques points.

PAGE 3-4. — Le premier art est celui qui, si on en croit la tradition, détourna les premiers hommes de se nourrir de la chair les uns des autres, et leur apprit à faire de la chair des animaux un usage légitime.  BEKKER, part, in, vol. 3, p. 342, 1. II : ἔστω δὴ πρῶτον μὲν ἡ τῆς ἀλληλοφαγίας τῶν ζώων ἡμᾶς τῶν μὲν, ὡς ὁ μῦθός ἔστι, τὸ παράπαν ἀποστήσασα, τῶν δὲ τὴν νόμιμον ἐδωδὴν καταστήσασα.

Ficin traduit cette phrase fort à son aise : Prima vero sit quae ab humanarum carnium esu, qui ferarum ritu quondam inter homines inoleverat, ut fabulae ferunt, abstinere jussit, et ad victum modestiorem nos revocavit. Ces mots ferarum ritu ont-ils la prétention de traduire τῶν ζώων, comme s'il y avait ὡς ἐγγίγνεται ἐπὶ τῶν ζώων ? Mais si contournée que soit la diction de ce dialogue, il est impossible d'y supposer une telle ellipse ; il vaut donc mieux prendre, avec Ast, τῶν ζώων dans le sens le plus général, qui est aussi le plus vrai, tous les êtres animés, et par conséquent les hommes aussi bien que les animaux. D'ailleurs, dans le sens de Ficin, il faudrait θηρίων, et non pas ζώων. L'opposition τῶν μὲν, τῶν δὲ, marque celle de l'anthropophagie et de l'habitude de manger la chair des animaux. Mais il faut convenir que ce style est aussi obscur que prétentieux.

PAGE 4. J'en demande pardon aux hommes de ces


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siècles reculés ; mais ceux dont nous venons de parler ne sont point les sages que nous cherchons. BEKKER, p. 342 : Ἵλεω δ῀' ἡμῖν οἱ πρόσθεν εἴησάν τε καὶ εἰσίν· οἵ τινες μὲν γὰρ οὖν ἐλέγομεν, πρῶτοι χαιρέσωσαν.

Ficin a fait ici un contre-sens ridicule : in quo sane prisci homines, quamvis mansuete et humaniter nobis consuluerint. Ast croit le texte altéré, et propose de lire, à la place de ο)ῦν ἐλέγομεν, ὧν ἐλέγομεν, et de sous-entendre αἰτιρι. Changement pour changement, je préfère οὓς ἐλέγομεν. Οὖν vient ici de I'οὖν de la phrase suivante : ἡ δ'οὖν ἀλφ...

PAGE 8. — A l'égard du juste, du bon, du beau, et des autres choses semblables, quiconque ne les connaît point et ne les a pas saisis par une opinion vraie, n'en saura jamais rendre compte d'une manière satisfaisante pour lui-même et pour autrui. BEKKER, p. 348 : καὶ τό γε δὴ δίκαιόν τε καὶ ἀγαθὸν καὶ καλὸν καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα οὐδείς ποτε μὴ γιγνώσκων, ἀληθοῦς δόξης ἐπιλαβόμενος, διαριθμήσεται πρὸς τὸ ἑαυτόν τε καὶ ἕτερον πεῖσαι τὸ παράπαν.

 Grou traduit διαριθμήσεται  par n'en fera jamais l'énumération ; c'est plutôt n'en saura jamais rendre compte. Ce sens de διαριθμεῖσθαι est donné par le Scoliaste de Runkhen et par Hesychius; διαριθμεῖσθαι est alors pour διαλογίζεσθαι. Il ne faut pas traduire, avec Ast : numquam ita RES dijudicare et sane quid de HIS statuere. Le régime de διαριθμήσεται est τὸ δίκαιον καὶ ἀγαθόν κ. τ. λ.., celui de γιγνώσκων, et non pas un régime sous-entendu. Dans tous les exemples cités par Ast, et tirés de Platon, il y a toujours un régime positif.

PAGE 8. — Allons plus loin, et observons comment nous avons appris à compter. Dites-moi d'où nous vient la connaissance de l'unité et du nombre deux, à nous les seuls de tout l'univers doués naturellement de la capa-


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cité de réfléchir ? Car la nature n'a pas donné aux autres animaux les facultés nécessaires pour apprendre du père à compter. BEKKER, p. 348 :  ἴωμεν δὴ... φύσιν ταύτην ἴσχουσιν ἐκ τοῦ παντὸς... δυνατοῖς εἶναι παρὰ τοῦ πατρὸς ἀριθμεῖν.

J'ai suivi Bekker et tous les manuscrits, qui donnent ἐκ τοῦ πατρός et παρὰ τοῦ πατρός. Cornarius et Ast veulent lire partout  παντός. Ils ont tort : πατρὸς est indispensable pour amener ὁ θεός de la phrase suivante. D'ans le Timée, dont ce passage est une imitation évidente, c'est Dieu, ὁ πατήρ, qui est dit avoir enseigné le nombre par le spectacle des cieux. — Je ne vois pas non plus pourquoi, dans la phrase suivante (BEKKER, p. 349, l. 1), Ast veut lire μῶν τί, au lieu de ὧν τί, que donnent tous les manuscrits. .

PAGE 11. — Et après cela, on ne trouvera pas mauvais que le législateur qui a sur les dieux des idées plus élevées et plus justes que ceux qui en ont parlé avant lui, les exprime d'une manière conforme à la belle science qu'il a acquise, etc., etc. BEKKER, p. 351-352 : Τὸ δὴ μετὰ τοῦτο... τῶν πρότερον εἴρημένων...οἵον παιδείᾳ καλῇ χρωμένῳ.

J'ai lu contre Bekker, avec plusieurs manuscrits, Ficin, Henri Etienne, Grou et Ast, εἰρηκότων au lieu de εἰρημένων, et contre Henri Etienne et Grou, avec plusieurs manuscrits, Ast et Bekker, παιδείᾳ au lieu de παιδίᾳ.

PAGE 13. — Et qu'ils sont inflexibles à l'injustice. BEKKER, p. 353 : καὶ σχεδὸν ἀπαραμύθητοι τῶν περὶ τὰ δίκαιά εἰσι πράγματα.

Avec Ast, je lis ἄδικα, au lieu de δίκαια ; car il doit être ici question des hommes injustes, de l'injustice, que la Providence n'admet sous aucun prétexte. Dans toute hypothèse, la diction est ici bien inutilement tourmentée.


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PAGE 19. — Soit par des voix et des prédictions entendues en état de santé ou de maladie. BEKKER, p. 361 : ....... ἢ κατὰ φήμας τὲ καὶ μαντείας λεχθέν τισι ἐν ἀκοαῖς ὑφιαίνουσιν ἢ καὶ κάμνουσιν.

Λεχθέν, il est. vrai, dans tous les manuscrits, et il est pris ici absolument, sans se rapporter à quoi que ce soit, par suite de l'affectation qui caractérise le .style de ce dialogue. Cornarius et Etienne proposent λεχθεῖσιν, au lieu de λεχθέν, et cette correction a été adoptée par Grou et par Ast. La meilleure de ces deux leçons est encore bien mauvaise.

PAGE 20. — Comme si quelqu'un ayant vu le soleil ou la lune se lever et nous éclairer tous, n'en disait rien aux autres, quoiqu'il pût, à quelques égards, leur en donner connaissance. REKKER, p. 362 : Κατ' μὴ ἔφραζεν ἀδύνατοσ ὤν πῃ φράζειν.

Avec Grou et Ast, je lis δύνατος, au lieu de ἀδύνατος, que le sens repousse, mais que donnent Bekker et tous les manuscrits. ;

PAGE 21. — Une troisième dans tous les astres dont nous faisions mention tout à l'heure. BEKKEB, p. 363 :  μία δὲ τῶν πλανητῶν ἄστρων ὧν ἐμνήσθημεν.

Par ces astres errants, faut-il entendre ces démons, ces êtres aériens, dont il a été fait mention tout à l'heure, et qui se portent, avec la plus grande agilité, tantôt vers la terre, tantôt vers le plus haut du ciel ? Mais ce ne sont pas des astres. En effet, l'auteur de l'Epinomis, après avoir parlé des astres et des autres êtres que nous jugeons par les sens avoir été formés avec eux., dit:  « Après eux, et immédiatement au-dessous, sont les démons. » D'ailleurs, les démons sont de nature aérienne, et les astres sont de feu. Il faudrait donc rapporter πλανητῶν à des astres errants dont il aurait été fait mention


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peu auparavant. Or, dans toutes les pages qui précèdent, il n'est question que d'un mouvement circulaire qui dure constamment depuis tant d'années tel qu'il est aujourd'hui ; et les mouvements de l'espèce ignée, réglés avec un ordre admirable, sont opposés aux mouvements déréglés de l'espèce terrestre. Πλανητῶνv ne me paraît donc pouvoir être justifié. Vossius l'avait probablement senti, puisque son manuscrit donne ἀπλανητων, d'où Ast a tiré ἀπλανῶν ; et je crois pouvoir suivre la leçon πάντων, donnée par toutes les vieilles éditions, et qu'Henri Etiennne et Grou ont adoptée.

PAGE 24. — Ce serait la matière d'un long et beau discours, de montrer que les premières idées que les hommes exposèrent sur l'origine des dieux, leur nature et la qualité de leurs actions, ne furent ni raisonnables, ni dignes du sujet, non plus que les systèmes de ceux qui vinrent après, et prétendirent que le feu, l'eau et tous les autres éléments ont existé avant le reste, etc. BEKKER, p. 367 : λόγον δὴ καὶ πολὺν καὶ καλὸν ἔχει, τότε μέν, ὅτε περὶ θεῶν ἦν ἀνθρώποις διανοήματα πρῶτα, ὥς τε ἐγένοντο οἷοί τε ἐγίγνοντο καὶ ὁ μὲν καὶ οἵας μετεχειρίζοντο πράξεις, μὴ κατὰ νοῦν τοῖς σώφροσιν λέγεσθαι μηδὲ φίλως, μηδ' ὡς οἱ δεύτεροι, ἐν οἷς ...

Ast fait sur ce passage, d'un style fort contourné, le plus étrange contre-sens. Par exemple, il suppose que οἱ δεύτεροι se rapporte aux dieux, et que ce membre de phrase veut dire que les premiers hommes n'ont pas même donné aux dieux le second rang dans l'ordre céleste : homines insipientia, et diis ipsis haud accepta de diis statuisse ut qui eos ne pro secundis  quidem numinibus habuerint. Grou seul, sauf quelques erreurs de détail, a saisi le sens de ce morceau. Οἱ δεύτεροι est opposé à διανοήματα πρῶτα περὶ θεῶν. Les premiers qui parlèrent sur les dieux ne dirent rien qui pût satisfaire les sages ; ce sont les poètes, les faiseurs de mythes, etc. ; les seconds sont les philosophes, non pas encore les philosophes qui atteignirent à la


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vérité, mais des philosophes qui, appartenant au premier âge de la philosophie, ne produisirent que des systèmes imparfaits, mirent les corps à l'origine des choses, et firent venir après l'âme et l'intelligence. — Ast ne se trompe guère moins sur φορὰ τιμιωτέρα, et dans les prétendues lacunes qu'il imagine à plaisir et qu'il comble à l'aide de restitutions arbitraires.

PAGE 25. —  Ce qui est aussi très important, c'est qu'elle joigne à ces qualités de la disposition pour les sciences et une mémoire aisée qui lui fasse trouver du plaisir à l'étude, afin qu'elle s'y porte avec ardeur. BEKKER, p. 369: καὶ πρὸς τὸ σωφρονεῖν εὐπειθής, καὶ τόγε μέγιστον, ἐν ταύταις ταῖς φύσεσιν δυναμένη μανθάνειν καὶ μνήμων οὖσα εὖ μάλα χαίρειν τούτοις αὐτοῖς δύναιτ' ἂν φιλομαθὴς ὥστ' εἶναι.

Ast propose ici de retrancher δύναιτ' ἂν, qui est dans tous les manuscrits, et de faire dépendre χαίρειν de δυναμένη. Inutile, arbitraire et faux. — Τούτοις αὐτοῖς, c'est l'étude, toutes les choses qu'on apprend.

MINOS.

Pour ce dialogue, j'ai eu sous les yeux l'édition générale de Bekker, part, t, vol. 2, la traduction latine de Ficin, la traduction allemande de Schleiermacher, et les excellentes notes de Boeckh (in Platonis qui vulgo fertur Minoem, etc., commentabatur Aug. Bœckhius ; Halis Saxonum, 1806), ainsi que les notes que ce grand critique a jointes à son édition spéciale de plusieurs dialogues socratiques : Simonis socratici, ut videtur, dialogi quatuor de Lege, de lucri cupidine, de justo ac de virtute.


(01) Il s'agit des mois lunaires, les premiers dont on ait fait usage. En grec le mot mois, μήν, vient de μήνη, lune.

(02) Voyez le livre X des Lois.

(03) Platon, après Pythagore, représente l'âme sous l'idée d'un nombre résultant de combinaisons paires et impaires. Voyez le Timée.

(04) Il ne s'agit point ici de l'année lunaire, telle que nous l'entendons, mais du temps que met la lune à faire sa révolution périodique, et à revenir au point d'où elle est partie : c'est ce que signifie ἐνιαυτός.

(05) La Chaldée. Cicéron, De divinatione, I, 1 : Principio Assyrii, ut ab uitimis auctoritatem repetam, propter planitiem magnitudinemque regionum quas incolebant, quum caelum ex omni parte patent atque apertum intuentur, trajectiones motusque stellarum observitaverunt... Eamdem artem etiam Aegyptii longinquitate temporum innumerabilibus paene saeculis consecuii putantur.

(06) Vénus fut connue et honorée des peuples orientant sous différents noms, Astartes, Mylittae, Alittae, Dercète, Atergatis. Voyez Hérodote, I, 105. Lucien, De dea syria, c, 22.

(07) C'est une opinion commune aux pythagoriciens et aux platoniciens que l'unité correspond au point, le nombre deux à la ligne et le nombre quatre à la surface, le nombre huit au solide.