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 PLATON

LE SECOND HIPPIAS

texte grec

Oeuvres de Platon

Victor Cousin

Ion tome IV Euthydème

 

 

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LE SECOND HIPPIAS


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ARGUMENT PHILOSOPHIQUE.

LE second Hippias peut se réduire à deux propositions :

1° Au fond il n'y a pas de différence entre le menteur et l'homme sincère, celui qui sait la vérité sans la dire ne la sachant pas moins que celui qui la sait et la dit;

2° Le menteur, celui qui trompe sciemment et volontairement ses semblables, vaut mieux que celui qui les trompe involontairement et en se trompant lui-même; car ce dernier est inférieur au premier en science et en volonté. D'où il suit que l'homme volontairement injuste, qui, connaissant le bien, prémédite le mal et l'accomplit, est meilleur que l'homme involon-


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tairement injuste, qui, faute de lumières, prend le mal pour le bien et fait l'un pour l'autre.

Le crime avec la science et la force préféré à l'erreur et à la faiblesse, voilà, certes, une morale fort extraordinaire. Le sérieux apparent avec lequel elle est ici présentée est-il un badinage, et ces altiers paradoxes renferment-ils moins une théorie qu'un persifïlage indirect des lieux communs et des maximes étroites et absolues dont se compose la morale vulgaire, au profit de la libre culture de la volonté et de l'intelligence dans laquelle réside la vraie morale? Nous le croyons, et c'est bien ainsi, selon nous, qu'il faut entendre le second Hippias. Mais il faut convenir aussi que, si telle a été la pensée de l'auteur, il aurait bien dû la laisser percer un peu davantage, et la développer autrement. En effet, si on voulait montrer le vice et renverser la tyrannie


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de ce prétendu principe absolu, qu'il ne faut jamais tromper, on pouvait, en suivant la méthode dialectique de Platon, le soumettre, à l'épreuve de tout principe absolu, examiner s'il suffit à tous les cas, et prouver qu'il n'y suffît point, qu'applicable à telle circonstance, il ne s'applique pas à telle autre; qu'il y a des tromperies innocentes, qu'il y en a même d'utiles, qu'il y en a même d'obligatoires, et que par conséquent il ne faut admettre le principe de ne jamais tromper que sous la réserve de la raison, plus compréhensive et plus morale que toutes les formules particulières, et qui ne les accepte toutes qu'à la condition d'en rester indépendante, de les juger, et de déterminer quand, jusqu'où et comment il convient de les appliquer. De même on pouvait faire voir que si l'homme est un être intelligent et libre, consentir en soi aux ténèbres de l'esprit et à la faiblesse de la


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volonté, c'est déjà se rendre coupable du plus grand délit que l'on puisse commettre, c'est manquer à sa nature, et ôter d'abord en son âme toute place à la vertu ; car la vertu n'est que la vérité morale, le bien aperçu et discerné par une raison saine au milieu des prestiges de l'erreur, et réalisé dans la vie par une volonté forte, en dépit des séductions et de l'entraînement de la passion. On pouvait même aller jusqu'à dire, en forçant un peu les conséquences pour faire mieux ressortir le principe, que celui dont la raison supérieure conçoit le bien, mais conçoit aussi le mal, et, le sachant mal, l'accepte comme tel, et l'accomplit sciemment et volontairement, avec préméditation, vigueur et constance, celui-là est moins méprisable, et possède plus d'éléments et de ressources de moralité que l'homme ignorant et faible qui, dépourvu également d'intelligence et d'énergie, ne sachant à la


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rigueur ni ce qu'il pense, ni ce qu'il veut, ni ce qu'il fait, tout en voulant le bien, fait le mal sans s'en douter, par aveuglement et légèreté : car, après tout, le premier n'est qu'un homme criminel, le second n'est plus même un homme. Confiez à Platon le développement de ces idées, et vous verrez ce qu'elles deviendront entre les mains de l'admirable dialectique que nous avons essayé de faire connaître dans l'argument du Lysis. Tirées successivement des différentes épreuves auxquelles auraient été soumis et auraient tour à tour succombé les lieux communs et les maximes exclusives de la morale conventionnelle, entourées de toutes les lumières d'une démonstration progressive, séparées scrupuleusement de tous les écarts auxquels elles pourraient conduire; revêtues au contraire et décorées avec art de tous les caractères de la moralité la plus sublime, elles produiront infailliblement une


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composition aussi solide et aussi forte de raisonnement qu'ingénieuse et brillante dans la forme et les détails. Le second Hippias n'est assurément pas cette composition. Selon nous, tout y est faux ou présenté à faux. Chaque proposition, au lieu de sortir naturellement de la réfutation d'une maxime exclusive, et d'être présentée avec les sages tempéraments qu'exige une matière aussi délicate, est tout d'abord et dogmatiquement professée, sauf à être ensuite misérablement défendue par des arguments sophistiques fondés sur les analogies les plus ridicules, qui choquent le sens commun, en même temps que l'âme est partout révoltée du ton d'indifférence morale qui règne d'un bout à l'autre de cette bizarre production. Il nous répugne de prêter à Platon une telle absence de méthode et de délicatesse ; et ce n'est pas ainsi que ce grand maître a traité un sujet analogue dans le Protagoras et


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dans le Menon. Là aussi la véritable vertu est dégagée des classifications de l'école et des lieux communs de la morale du monde, séparée même de toutes ses applications particulières, et présentée dans son rapport direct avec la science, mais avec quelle méthode, quel art, quelle précaution, quel sentiment intime et quel frappant caractère de moralité dans l'ensemble et dans les détails! Le Protagoras est l'ouvrage d'un jeune homme qui cherche à s'entendre avec lui-même, et dans lequel une idée juste, grande et profonde n'est pas encore arrivée à cette parfaite lucidité philosophique que trouble la chaleur même du plus noble sentiment, et qui ne peut être que le fruit du temps, de la réflexion et d'une longue contradiction à la fin vaincue et surmontée. Ce n'est pas encore ici le temps de la dialectique, c'est celui du sentiment, de l'enthousiasme et de la poésie : aussi le Protagoras


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est surtout remarquable par la beauté des formes; et si une méthode sévère n'a point présidé à l'ordonnance de l'ensemble, un mouvement dramatique, vif et brillant comme la jeunesse, et une verve aimable et piquante anime tous les détails; et, à défaut de conclusions précises, cette composition charmante vous laisse au moins les inspirations les plus pures. Un jour l'homme mûr reviendra sur la pensée du jeune homme, la dégagera des brillants nuages dont le sentiment et l'enthousiasme l'enveloppaient, et la mettant aux prises avec toutes les grandes opinions contraires, la faisant passer impitoyablement par le fer et par le feu de la contradiction et de la dialectique, la tirera de cette épreuve plus forte et plus claire, et, maître alors et d'elle et de lui-même, l'exposera dans un nouvel ouvrage tout différent du premier, où la méthode régnera presque seule, où la lu-


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mière remplacera la chaleur, un ensemble austère des parties brillantes, et le mouvement un peu roide et monotone de la dialectique l'allure aisée et variée du drame.

Le Menon est ce nouveau travail de la même pensée, ce monument de la seconde manière de Platon. Maintenant, où placer le second Hippias dans la carrière de ce grand homme, avec le Protagoras et le Menon? Le second Hippias ayant un certain caractère dialectique, on ne pourrait le placer avant le Protagoras, car il répugne que Platon eût reproduit sous le demi-jour de la poésie un sujet qu'il aurait déjà traité didactiquement. Platon, comme l'esprit humain, a été de la poésie à la dialectique, non de la dialectique à la poésie. D'un autre côté, dans le genre dialectique, assurément le second Hippias n'a pas été composé après le Menon, un aperçu maigre et sophistique après une conception saine et vigoureuse. Si donc


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on veut absolument que le second Hippias appartienne à Platon, il faudrait le placer entre le Protagoras et le Menon, comme un des premiers essais dialectiques de Platon, essai malheureux, où n'étant pas encore sûr de son instrument et de sa subtile analyse, celui qui devait être un jour un dialecticien si habile aura gâté sa pensée en voulant la décomposer et l'éclaircir. Mais cette supposition même est à peine admissible; car le Lysis, que des témoignages historiques irrécusables placent au début de la carrière dialectique de Platon, est, malgré les défauts qui trahissent le grand dialecticien novice encore, à une telle distance du second Hippias, sous tous les rapports, qu'il nous est absolument impossible de reconnaître dans ce dernier dialogue un monument du même temps et de la même main que le premier.

Voilà pour le fond et l'ensemble; quant


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aux détails, ils ne nous semblent pas plus dignes de Platon. Déjà on avait trouvé que l'Hippias du premier dialogue de ce nom a moins bonne figure que celui du Protagoras ; mais ici le pauvre Hippias est entièrement sacrifié. Tout à l'heure il n'était pas fort spirituel, maintenant c'est vraiment un niais que Socrate promène à son gré à travers tous les sophismes et fait tomber dans tous les pièges. On se demande ce qu'a fait le fameux Hippias de son métier de sophiste, pour ne pas voir Ies vices grossiers des raisonnements de Socrate. Les rôles sont totalement changés. Hippias est un bon homme qui ne commence par dire non que pour dire oui un moment après, et finir par avouer qu'il perd la tête et par se mettre à genoux devant le génie de Socrate. Celui-ci est le vrai sophiste, tranchant et superficiel, s'appuyant effrontément des plus pitoyables analogies pour


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arriver à des conclusions détestables, et ayant habituellement l'air et le ton d'un maître qui interroge un écolier. Déjà ce dernier défaut se faisait sentir dans l'lon, ici il est bien autrement choquant, et fait un contraste ridicule avec les protestations d'ignorance que Socrate croit devoir placer de loin en loin, et dont l'humilité maniérée se détachant du ton général le rend plus frappant et plus intolérable. Il y a encore, il est vrai, de loin en loin dans le dialogue quelques traits heureux ; mais ce sont des imitations visibles du premier Hippias. Il ne faut pas oublier non plus les longues citations d'Homère, qui rappellent celles de l'lon, mais qui cette fois ne servent pas à grand'chose. Cependant Socher se montre satisfait de tout, et du fond et de la forme, et il ne fait aucune difficulté d'attribuer à Platon ce dialogue. Schleiermacher, aussi indulgent sur le fond, mais plus sévère sur


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la forme, croit y reconnaître, sur la foi de quelques analogies, la main de l'auteur de l'lon. Pour nous, nous ne plaçons pas même à ce rang le second Hippias ; il nous semble qu'il ne reproduit de l'lon que ses défauts, en les outrant ; et s'il faut dire toute notre pensée, c'est à un médiocre écolier de Platon que nous attribuerions cette mauvaise ébauche dialectique.

On trouve dans Xénophon une anecdote (Memorabilia, IV) qui probablement aura suggéré l'idée et fourni le texte du second Hippias. Xénophon rapporte que le jeune Euthydème avait rassemblé une grande quantité d'ouvrages de poètes et de philosophes, et que, tout rempli de son savoir, il le renfermait en lui-même, et ne communiquait avec personne, de peur qu'on ne lui ravît ses secrets. Xénophon nous montre comment s'y prit Socrate pour le faire sortir de son silence, lui faire étaler peu à peu


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toute sa provision de science, et lui en montrer le néant. Entre autres questions, Euthydème et Socrate discutent celle du mensonge. Socrate lui prouve d'abord fort bien que tout mensonge n'est pas injuste, et qu'on peut tromper à bonne intention; puis, pour l'embarrasser davantage, il va jusqu'à lui soutenir qu'après tout, mentir et mal faire volontairement supposent au moins qu'on sait ce qui est vrai et ce qui est bien, quoiqu'on ne le dise et qu'on ne le fasse pas : or, savoir une chose vaut mieux que de ne la savoir pas ; par exemple, celui qui connaît les lettres est plus lettré que celui qui les ignore : donc celui qui connaît la justice est plus juste que celui qui ne la connaît pas. Le second Hippias reproduit avec très peu de changements cette petite discussion, l'induction ridicule qui sert de base à la conclusion, et la conclusion où la connaissance de la justice est


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égalée à la justice elle - même. Or, comment supposer que Platon, qui a déjà introduit Hippias dans le Protagoras, qui plus tard lui a consacré tout un dialogue important, ait eu l'idée de le ramener de nouveau sur la scène pour lui faire jouer un aussi triste rôle, et un rôle qu'une tradition récente et toute vivante attribuait à Euthydème? sans doute Platon idéalise les personnages réels qu'il emprunte à l'histoire, mais il ne dénature pas leur caractère; il n'impose point à l'un ce qui appartient notoirement à l'autre. Indépendamment des contre-sens philosophiques qu'aurait entraînés une méthode aussi arbitraire, elle eût aussi gâté tout l'effet dramatique qu'il recherchait si curieusement, et il est impossible de l'attribuer à l'habile imitateur de Sophron et d'Aristophane. Nous irons plus loin, et les connaisseurs de l'art antique et de la vraie manière de Platon ne


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nous désavoueront pas peut-être, si nous soutenons que précisément parce que Xénophon ou la tradition conservait la mémoire d'un entretien réel très détaillé entre Socrate et Euthydème, il ne serait jamais venu à l'esprit de Platon de choisir un pareil sujet. Platon emprunte bien à la réalité et à la tradition quelques indications, quelques motifs, pour ainsi dire ; mais il lui faut une libre carrière ; des données trop précises et trop complètes ne seraient plus des inspirations, mais des chaînes. L'artiste veut créer, non imiter; et reproduire une conversation toute faite, sauf à y ajouter quelques détails, et, pour toute ressource d'originalité, mettre un nom à la place d'un autre, Hippias pour Euthydème, en vérité, c'est une entreprise servile et mesquine qu'il est impossible de prêter à Platon. Même dans les premiers essais du jeune homme, Socrate se plaignait déjà de ne


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pouvoir se reconnaître, et de dire mille choses auxquelles il n'avait jamais pensé. Il le fallait bien ; autrement Platon n'eût été qu'un bon et loyal écolier de Socrate, et non un penseur et un artiste original; il eût été Xénophon peut-être, mais non pas Platon.

Cependant toutes ces raisons spécieuses, tirées du second Hippias, considéré en lui-même et dans ses rapports avec les autres ouvrages analogues de Platon, semblent toutes échouer contre une seule raison extérieure, mais décisive, l'autorité d'Aristote, qui dans sa Métaphysique ( liv. lV, à la fin, p. 120 de l'édition de Brandis ) cite précisément les deux propositions fondamentales dans lesquelles nous avons résumé ce dialogue, et les rapporte à l'Hippias. Dire avec Ast que l'autorité d'Aristote ne prouve rien en faveur de l'authenticité d'un


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et un moyen expéditif de se tirer d'affaire que nous sommes très peu tentés de nous permettre. Si, comme on l'a dit, Aristote avait en effet jamais pensé à rabaisser Platon au point de lui prêter des opinions absurdes pour mieux les réfuter, on pourrait concevoir qu'il eût feint ici de croire à l'authenticité du second Hippias, pour se donner le facile avantage de démontrer le vice de l'analogie sur laquelle repose la conclusion. Mais on n'a pas la moindre raison de supposer une pareille bassesse dans un aussi grand homme, et, sans parler de l'excellence de sa critique, la longue familiarité dans laquelle il avait vécu avec Platon avait dû lui donner la connaissance parfaite de tout ce qu'avait fait ou n'avait pas fait son maître. Schleiermacher essaie d'affaiblir l'argument tiré du passage de la Métaphysique, en faisant remarquer qu'Aristote cite l'Hippias sans en nommer l'auteur. Mais


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d'abord on peut répondre qu'Aristote ne cite guère autrement les dialogues les plus authentiques de Platon ; et ensuite le vieux commentaire d'Alexandre d'Aphrodise est là, qui rapporte sans hésiter à Platon l'Hippias cité par Aristote. Sans donc nous égarer en vaines hypothèses, nous aimons mieux constater loyalement la difficulté que d'en proposer des solutions conjecturales. Nous avouons que l'autorité du passage d'Aristote subsiste pour nous dans toute sa force; mais d'un autre côté, celle des arguments négatifs que nous avons exposés ne subsiste pas moins à nos yeux, et nous abandonnons la décision définitive du problème à une critique plus habile ou plus hardie que la nôtre.


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LE

SECOND HIPPIAS,

OU

DU MENSONGE.

EUDICUS, SOCRATE, HIPPIAS.

[363a] EUDICUS.

ET toi, Socrate, pourquoi gardes-tu le silence, après qu'Hippias nous a étalé tant de belles choses? Que n'applaudis-tu comme les autres? ou que ne proposes-tu des critiques, s'il est quelque point dont tu ne sois pas content? d'autant plus que tous tant que nous sommes restés, nous pouvons nous flatter d'être versés autant que personne dans l'étude de la philosophie.

SOCRATE.

Il est vrai, Eudicus, que j'interrogerais vo-


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lontiers Hippias [363b] sur quelques unes des choses qu'il a dites an sujet d'Homère. J'ai ouï dire à ton père Apémante que l'Iliade d'Homère était un plus beau poème que son Odyssée ; et d'autant plus beau, qu'Achille est supérieur à Ulysse; car il prétendait que ces deux poèmes sont faits, l'un à la louange d'Ulysse, l'autre à la louange d'Achille. Je serais donc bien aise d'apprendre d'Hippias, s'il le trouvait bon, ce qu'il pense de ces deux héros, et lequel [363c] il juge supérieur à l'autre, puisqu'il nous a déjà exposé tant de choses et de toute espèce sur différents poètes, et en particulier sur Homère.

EUDICUS.

Il est certain qu'Hippias, si tu lui proposes quelque question, ne se fera nulle peine d'y satisfaire. N'est-il pas vrai, Hippias, que tu répondras à Socrate, s'il t'interroge? Ou bien quel parti prendras-tu?

HIPPIAS.

J'aurais grand tort assurément, Eudicus, si moi qui me rends toujours d'Élide, ma patrie, à Olympie [363d] au milieu de l'assemblée générale des Grecs, lorsqu'on y célèbre les jeux, et qui m'offre dans le temple à porter la parole sur quel sujet on voudra de ceux sur lesquels je me suis préparé à faire montre de mon savoir, ou bien


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à répondre à tout ce qu'il plaira à chacun de me proposer, je me refusais aujourd'hui aux questions de Socrate.

[364a] SOCRATE.

Tu es heureux, Hippias, si à chaque olympiade tu te présentes au temple avec une âme pleine d'une telle confiance en sa sagesse : et je serais bien surpris qu'aucun athlète se rendît à Olympie pour combattre, avec la même assurance, et comptant sur les forces de son corps, comme tu comptes, dis-tu, sur celles de ton esprit.

HIPPIAS.

Si j'ai si bonne opinion de moi-même, ce n'est pas sans fondement, Socrate ; car, depuis que j'ai commencé à concourir aux jeux olympiques, je n'ai encore rencontré aucun adversaire qui ait eu l'avantage sur moi.

[364b] SOCRATE.

Certes, Hippias, ta renommée est un monument éclatant de sagesse pour tes concitoyens d'Élide, et pour ceux de qui tu tiens le jour. Mais que dis-tu d'Achille et d'Ulysse ? lequel des deux, à ton avis, est préférable à l'autre, et en quoi? Lorsque nous étions en grand nombre dans cette salle, et que tu faisais montre de ton savoir, j'ai perdu une partie des choses que tu as


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dites : car je n'osais t'interroger à cause de la foule qui était présente, et d'ailleurs je craignais par mes questions de t'interrompre dans ton exposition. A présent que nous sommes en plus petit nombre, et qu'Eudicus me presse de t'interroger, parle, et explique-nous clairement [364c] ce que tu disais de ces deux hommes, et quelle différence tu mettais entre eux.

HIPPIAS.

Je veux, Socrate, t'exposer avec plus de précision encore que je n'ai fait alors, ce que je pense d'eux et des autres. Je dis donc qu'Homère a fait Achille le plus vaillant de tous ceux qui sont venus devant Troie, Nestor le plus sage, et Ulysse le plus rusé.

SOCRATE.

Au nom des dieux, Hippias, voudrais-tu bien m'accorder une grâce ? c'est de ne pas te moquer de moi, si je comprends avec peine ce qu'on me dit, et [364d] si j'interroge souvent ; tâche plutôt de me répondre avec douceur et complaisance.

HIPPIAS.

Il serait honteux pour moi, Socrate, tandis que j'instruis les autres à faire ce que tu dis, et que je prends de l'argent à ce titre, si lorsque tu m'interroges moi-même, je n'avais point d'in-


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dulgence pour toi, et je ne te répondais avec douceur.

SOCRATE.

On ne saurait mieux parler. J'ai cru comprendre ta pensée, quand tu as dit qu'Homère a fait Achille le plus vaillant des Grecs,[364e]  et Nestor le plus sage : mais lorsque tu as ajouté que le poète a fait Ulysse le plus rusé, je t'avoue, puisqu'il faut te dire la vérité, que je ne t'ai pas du tout compris. Peut-être concevrai-je mieux la chose de cette manière. Dis-moi, est-ce qu'Achille n'est point aussi représenté comme rusé dans Homère?

HIPPIAS.

Nullement, Socrate; mais comme le caractère le plus sincère. En effet, lorsque le poète nous les met sous les yeux s'entretenant ensemble dans les Prières (01), Achille parle à Ulysse en ces termes :

Noble fils de Laërte, adroit Ulysse,
Il faut que je te dise sans détour
Ce que je pense et ce que je veux faire;
Car je hais à l'égal des portes de l'enfer
Celui qui cache une chose dans son cœur et en dit une autre.
Je te dirai donc ce que je veux faire.


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[365b] Homère peint dans ces vers le caractère de l'un et de l'autre. On y voit qu'Achille est vrai et sincère, et Ulysse rusé et menteur : car c'est Ulysse qu'Achille a en vue dans ces vers qu'Homère lui met à la bouche.

SOCRATE.

Présentement, Hippias, je crois comprendre ce que tu dis. Par rusé tu entends menteur, ce me semble.

[365c] HIPPIAS.

Oui, Socrate ; et c'est précisément le caractère qu'Homère a donné à Ulysse en je ne sais combien d'endroits de l'Iliade et de l'Odyssée.

SOCRATE.

Homère jugeait donc que l'homme vrai et le monteur sont deux hommes, et non le même homme.

HIPPIAS.

Comment ne l'aurait-il pas jugé, Socrate ?

SOCRATE.

Est-ce que tu penses de même, Hippias?

HIPPIAS.

Assurément : il serait bien singulier que je fusse d'un autre sentiment.

SOCRATE.

Laissons donc là Homère; aussi bien [365d] est-il impossible de lui demander ce qu'il avait dans l'es-


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prit en faisant ces vers. Mais puisque tu prends fait et cause pour lui, et que le sentiment que tu attribues à Homère est aussi le tien, réponds-moi pour lui et pour toi.

HIPPIAS.

Je le veux bien: propose en peu de mots ce que tu souhaites.

SOCRATE.

Entends-tu par les menteurs des hommes incapables de rien faire, comme sont les malades ? ou les regardes-tu comme des hommes capables de faire quelque chose ?

HIPPIAS.

Je les tiens pour très capables de faire bien des choses, et surtout de tromper les hommes.

[365e] SOCRATE.

Selon ce que tu dis, les rusés sont aussi des gens capables, à ce qu'il paraît ? N'est-ce pas?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Les rusés et les trompeurs sont-ils tels par bêtise et défaut d'esprit, ou par malice et par une certaine intelligence ?

HIPPIAS.

Par malice certainement, et par intelligence.


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SOCRATE.

Ils sont donc intelligents, suivant toute apparence ?

HIPPIAS.

Oui, je te jure, et grandement.

SOCRATE.

Étant intelligents, ne savent-ils pas ce qu'ils font, ou le savent-ils ?

HIPPIAS.

Ils le savent parfaitement bien ; et c'est pour cela même qu'ils font du mal.

SOCRATE.

Sachant donc ce qu'ils savent, sont-ils ignorants ou instruits ?

HIPPIAS.

Ils sont instruits en cela, [366a] c'est-à-dire à tromper.

SOCRATE.

Arrête un moment : rappelons-nous ce que tu viens de dire. Les menteurs, selon toi, sont capables, intelligents, savants et habiles dans les choses où ils sont menteurs ?

HIPPIAS.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Et les hommes sincères sont différents des menteurs, et ont même des qualités très opposées?


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HIPPIAS.

C'est ce que je dis.

SOCRATE.

Les menteurs, à en juger par tes discours, sont donc du nombre des gens capables et instruits?

HIPPIAS.

Sans contredit.

SOCRATE.

Lorsque [366b] tu dis que les menteurs sont capables et instruits en fait de tromperie, entends-tu par là qu'ils ont la capacité de mentir quand ils veulent, ou non ?

HIPPIAS.

J'entends qu'ils ont cette capacité.

SOCRATE.

Ainsi, pour le dire en somme, les menteurs sont instruits et capables en fait de mensonge ?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Par conséquent l'homme incapable et ignorant en ce genre n'est pas menteur?

HIPPIAS.

Non.

SOCRATE.

Ne tient-on point pour capable de faire


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une chose celui qui la fait quand il veut la faire; je veux dire, qui n'en est empêché [366c] ni par la maladie, ni par aucun autre obstacle semblable, et qui est dans le cas où tu es par rapport à mon nom, que tu peux écrire quand il te plaît? Je te demande donc si tu appelles capable quiconque a le même pouvoir.

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Dis-moi, Hippias, n'es-tu point expert dans les calculs et dans l'art de supputer ?

HIPPIAS.

Plus que personne, Socrate.

SOCRATE.

Si on te demandait combien font trois fois sept cents, ne dirais-tu pas, si tu voulais, plus promptement et [366d] plus sûrement qu'aucun autre, la vérité sur ce point?

HIPPIAS.

Assurément.

SOCRATE.

N'est-ce point parce que tu es très capable et très instruit en cette matière ?

HIPPIAS.

Oui.


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SOCRATE.

Es-tu seulement très instruit et très capable en l'art de compter? et n'es-tu pas aussi très bon en ce même art, où tu es très capable et très instruit ?

HIPPIAS.

Très bon aussi, Socrate.

SOCRATE.

Tu dirais donc au mieux la vérité [366e] sur ces objets, n'est-ce pas?

HIPPIAS.

Je m'en flatte.

SOCRATE.

Mais quoi! ne dirais-tu pas également le faux sur les mêmes objets? Réponds-moi, comme tu as fait jusqu'ici, Hippias, généreusement et noblement. Si on te demandait combien font trois fois sept cents, ne mentirais-tu pas mieux que personne, et ne dirais-tu pas toujours faux sur cet objet, s'il te prenait envie de mentir, et de ne jamais répondre la vérité? [367a] L'ignorant en fait de calcul pourrait-il mentir plutôt que toi, si tu le voulais? Ou n'est-il pas vrai que l'ignorant, lors même qu'il voudrait mentir, dira souvent la vérité contre son intention et par hasard, par la raison qu'il est ignorant? au lieu que toi qui es savant, tu mentirais constamment 


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sur le même objet, s'il te plaisait de mentir?

HIPPIAS.

Oui : la chose est comme tu dis.

SOCRATE.

Le menteur est-il menteur en d'autres choses, et nullement dans les nombres ? et ne saurait-il mentir en comptant?

HIPPIAS.

Assurément il peut mentir aussi dans les nombres.

SOCRATE.

Ainsi posons pour certain, Hippias, qu'il y a [367b] des menteurs en fait de nombre et de calcul.

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Mais quel sera le menteur de cette espèce? Afin qu'il soit tel, ne faut-il pas, comme tu l'avouais tout à l'heure, qu'il ait la capacité de mentir? car tu disais, s'il t'en souvient, que quiconque est dans l'incapacité de mentir ne sera jamais menteur.

HIPPIAS.

Je m'en souviens, et je l'ai dit en effet.

SOCRATE.

Or ne venons-nous pas de voir que tu es très capable de mentir en fait de calcul?


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HIPPIAS.

Oui ; c'est ce qui a été dit aussi.

[367c] SOCRATE.

N'es-tu point aussi très capable de dire la vérité sur le même objet ?

HIPPIAS.

Sans contredit.

SOCRATE.

Le même homme est donc très capable de mentir et de dire la vérité en fait de calcul : et cet homme, c'est celui qui est bon en ce genre, c'est le calculateur.

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Quel autre par conséquent que le bon peut être menteur en fait de calcul, Hippias, puisque c'est le même qui en a la capacité, le même qui peut dire la vérité ?

HIPPIAS.

Cela est évident.

SOCRATE.

Ainsi tu vois que c'est le même homme qui ment et dit la vérité sur ce point; [367d] et que celui qui dit vrai n'est meilleur en rien que le menteur; puisque c'est la même personne, et qu'il n'y a pas entre eux une opposition absolue,


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comme tu le pensais il n'y a qu'un moment.

HIPPIAS.

Il est vrai que par rapport au calcul il ne paraît pas que ce soient deux hommes.

SOCRATE.

Veux-tu que nous examinions la chose relativement à un autre objet?

HIPPIAS.

Si tu le juges à propos, à la bonne heure.

SOCRATE.

N'es-tu point versé aussi dans la géométrie?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Hé bien, n'en est-il pas de même pour la géométrie ? Le même homme, c'est-à- dire le géomètre, n'est-il point très capable de mentir et de dire la vérité sur les figures?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Est-il quelque autre [367e] que lui qui soit bon en cette science ?
 

HIPPIAS.

Nul autre.

SOCRATE.

Le bon et l'habile géomètre est donc très ca-


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pable de faire l'un et l'autre ; et s'il est quelqu'un qui puisse mentir sur les figures, c'est le bon géomètre, puisque c'est lui qui en a la capacité. Au lieu que l'homme mauvais en ce genre est dans l'incapacité de mentir ; ainsi, ne pouvant mentir, il ne saurait devenir menteur, comme nous en sommes convenus.

HIPPIAS.

Cela est vrai.

SOCRATE.

En troisième lieu, considérons l'astronome, dans la science duquel tu crois être encore [368a] plus versé que dans les précédentes; n'est-ce pas, Hippias ?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

La même chose n'a-t-elle point lieu à l'égard de l'astronomie ?

HIPPIAS.

Selon toute apparence, Socrate.

SOCRATE.

Ainsi, dans l'astronomie, si quelqu'un est menteur, ce sera le bon astronome, le même qui est capable de mentir; et non celui qui en est incapable à cause de son ignorance,


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HIPPIAS.

C'est ce qu'il me semble.

SOCRATE.

Le même homme sera donc véridique et menteur en fait d'astronomie.

HIPPIAS.

Probablement.

SOCRATE.

Courage, Hippias. Jette un coup d'œil général [368b] sur toutes les sciences, pour voir s'il en est une où la chose soit autrement que je viens de dire. Tu es sans comparaison le plus instruit de tous les hommes dans la plupart des arts, comme je t'ai entendu une fois t'en vanter, lorsque tu faisais au milieu de la place publique, dans les comptoirs des banquiers, le dénombrement de tes connaissances tout-à-fait dignes d'envie. Tu disais qu'un jour tu vins à Olympie, n'ayant rien sur toute ta personne que tu n'eusses travaillé toi-même; et d'abord que l'anneau que tu portais (car tu commenças par là) était [368c] ton ouvrage, et que tu savais graver des anneaux ; qu'un autre cachet que tu avais, aussi bien qu'un frottoir pour le bain, et un vase pour mettre de l'huile, étaient de ta façon. Tu ajoutas que tu avais fait toi-même la chaussure que tu avais aux pieds, et tissu ton habit et ta tunique. Mais ce qui parut plus mer-


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veilleux à tous les assistants, et une preuve de la plus grande habileté, ce fut lorsque tu dis que la ceinture de ta tunique était travaillée dans le goût des plus riches ceintures de Perse, et que tu l'avais tissue toi-même. En outre, tu racontais que tu avais apporté avec toi des poèmes, vers héroïques, tragédies, [368d] dithyrambes, et je ne sais combien d'écrits en prose sur toutes sortes de sujets ; et que de tous ceux qui se trouvaient à Olympie, tu étais à tous égards le plus habile dans les arts dont je viens de parler, et encore dans la science de la mesure, de l'harmonie, et de la grammaire, sans compter beaucoup d'autres connaissances, autant que je puis me rappeler. Cependant j'ai pensé oublier ta mémoire artificielle, la chose du monde qui te fait le plus d'honneur, à ce que tu crois; et je pense [368e] avoir encore omis bien d'autres choses. Quoi qu'il en soit, pour en revenir à ce que je disais, jette les yeux sur les arts que tu possèdes (ils sont en assez grand nombre), et sur les autres; ensuite dis-moi si tu en trouves un seul où, suivant ce dont nous sommes convenus toi et moi, le véridique et le menteur soient deux hommes différents, et non le même homme. Examine cela en tel genre qu'il te plaira d'instruction, de savoir-faire, [369a] comme tu voudras l'appeler, tu n'en trouveras pas un, mon cher


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ami; et, en effet, il n'y en a point. Sinon, nomme-le.

HIPPIAS.

Je ne saurais en trouver, Socrate, dans le moment.

SOCRATE.

Tu ne le pourras pas davantage dans la suite, autant que je puis croire. Mais si ce que je dis est vrai, te rappelles-tu ce qui résulte de ce discours, Hippias?

HIPPIAS.

Je ne vois pas trop, Socrate, où tu en veux venir.

SOCRATE.

C'est probablement parce que tu ne fais point usage en ce moment de ta mémoire artificielle, et tu ne crois pas sans doute devoir t'en servir ici. Je vais donc te remettre sur la voie. Te souviens-tu d'avoir dit qu'Achille était vrai, et Ulysse [369b] menteur et rusé?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Vois-tu maintenant que le vrai et le menteur nous ont paru avec évidence être le même homme? D'où il suit que si Ulysse est menteur, il est en même temps vrai, et que si Achille est vrai, il est aussi menteur ; qu'ainsi ce ne sont


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pas deux hommes différons, ni opposés entre eux, mais semblables.

HIPPIAS.

Socrate, tu as toujours le talent d'embarrasser ainsi la dispute. Tu saisis dans un discours ce qu'il y a de plus épineux, et tu t'y [369c] attaches et l'examines ainsi en petit; et quelque sujet que l'on traite, jamais tu ne l'envisages en son entier dans tes attaques. Et de fait, je te montrerai à l'instant, si tu veux, par je ne sais combien de témoignages et de preuves décisives, qu'Homère a fait Achille meilleur qu'Ulysse, et plein de franchise, et celui-ci trompeur, menteur en mille rencontres, et inférieur à Achille. Après quoi, si tu le juges à propos, oppose discours à discours pour me prouver qu'Ulysse vaut mieux. De cette manière les assistants seront plus à portée de décider qui de nous deux a raison.

[369d] SOCRATE.

Je suis bien éloigné, Hippias, de contester que tu sois plus instruit que moi ; mais j'ai toujours coutume, lorsque quelqu'un parle, d'être fort attentif, surtout si j'ai lieu de juger que celui qui parle est un habile homme. Et comme j'ai grande envie de comprendre ce qu'il dit, je le questionne, j'examine, je rapproche ses pa-


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rôles les unes des autres, afin de mieux comprendre. Au contraire, s'il me paraît que c'est un esprit vulgaire, je ne l'interroge point, et ne me mets nullement en peine de ses discours. Tu reconnaîtras à cette marque qui sont ceux que je tiens pour habiles ; tu trouveras que je me livre tout entier [369e] à ce qu'ils disent, et que je leur fais des questions, pour apprendre d'eux quelque chose et devenir meilleur. Par exemple, j'ai fait une attention particulière à ce que tu as dit, lorsque tu as insinué que, dans les vers que tu viens de citer, Achille désigne Ulysse comme un donneur de belles paroles; et je suis bien étonné si tu dis vrai en ce point : d'autant qu'on ne voit pas que ce rusé d'Ulysse [370a] ait fait aucun mensonge en cet endroit, et qu'au contraire c'est Achille qui paraît un rusé, selon ta définition; car il ment. En effet, après avoir débuté par les vers que tu as rapportés,

Je hais à l'égal des portes de l'enfer
Celui qui cache une chose dans son cœur et en dit une autre,

[370b] il ajoute un peu plus bas qu'Ulysse ni Agamemnon ne le fléchiront jamais, et qu'il ne restera point absolument devant Troie : mais


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Demain, après avoir fait un sacrifice à Jupiter et à tous les dieux,
Je chargerai mes vaisseaux, et les mettrai à la mer;
Et tu verras, si tu le veux et si cela t'intéresse,
Ma flotte voguer de grand matin sur l'Hellespont,
[370c] Et mes gens ramer à l'envi.
Et si Neptune nous accorde une heureuse navigation,
J'aborderai au troisième jour à la fertile Phtie (02).

Longtemps auparavant, dans sa querelle avec Agamemnon, il lui avait dit :

Je pars dès ce moment pour Phtie : car il me vaut bien mieux
Retourner chez moi avec mes vaisseaux noirs ; et je ne pense pas
[370d] Qu'Achille étant ici sans honneur, tu accroisses ta puissance et tes richesses (03).

Après avoir parlé de la sorte, tantôt en présence de l'armée entière, tantôt vis-à-vis de ses amis, il ne paraît nulle part qu'il ait fait les apprêts de son voyage, ni qu'il ait mis ses vaisseaux en mer, pour retourner dans sa patrie; on voit au contraire qu'il se met fort peu en peine de dire la vérité. Je t'ai donc interrogé au commencement, Hippias, parce que je doutais 


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qui des deux était représenté comme meilleur [370e] par le poète, que je les croyais tous deux très grands hommes, et qu'il me paraissait difficile de prononcer lequel avait l'avantage sur l'autre, tant à l'égard du mensonge que de la véracité et des autres vertus; d'autant plus que, dans le point dont il s'agit, ils se ressemblent fort.

HIPPIAS.

C'est que tu n'examines pas la chose comme il faut, Socrate. Dans les circonstances où Achille ment, ce n'est pas de dessein formé qu'il le fait, mais malgré lui ; la déroute de l'armée l'ayant contraint de rester, et d'aller à son secours. Pour Ulysse, il ment toujours volontairement et insidieusement.

SOCRATE.

Tu me trompes, mon cher Hippias, et tu imites Ulysse.

[371a] HIPPIAS.

Point du tout, Socrate : en quoi donc, et que veux-tu dire ?

SOCRATE.

En ce que tu avances qu'Achille ne ment pas insidieusement, lui qui est si charlatan, si insidieux, outre la fausseté de ses paroles, si on s'en rapporte à Homère, et qui en sait tellement plus qu'Ulysse dans l'art de tromper sans qu'on s'en


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aperçoive, à l'aide de ses fausses paroles, qu'il ose, même en présence d'Ulysse, dire le pour et le contre, sans que celui-ci y ait pris garde; du moins Ulysse ne lui dit-il rien qui donne à connaître qu'il se soit aperçu [371b] qu'Achille mentait.

HIPPIAS.

De quel endroit parles-tu, Socrate?

SOCRATE.

Ne sais-tu point qu'après avoir dit un peu avant à Ulysse qu'il se mettra en mer le lendemain au lever de l'aurore, il ne dit point ensuite à Ajax qu'il partira, mais toute autre chose ?

 HIPPIAS.

Où donc cela?

SOCRATE.

Dans les vers suivants :

Je ne prendrai,

dit-il,

aucune part aux sanglants combats,
[371c] Que je ne voie le fils du sage Priam, le divin Hector,
Parvenu jusqu'aux tentes et aux vaisseaux des Myrmidons,
Après avoir massacré les Argiens, et brûlé leur flotte.
Mais lorsque Hector sera près de ma tente et de mon vaisseau noir,


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Je saurai bien l'arrêter, malgré son ardeur. (04)

Crois-tu, Hippias, [371d] que le fils de Thétis, l'élève du très sage Chiron, eût si peu de mémoire, qu'après avoir fait les plus sanglants reproches aux hommes dont les paroles sont fausses, il ait dit à Ulysse qu'il allait partir sur l'heure, et à Ajax qu'il resterait? N'est-il pas plus vraisemblable qu'il tendait des pièges à Ulysse, et que, le regardant comme un homme peu fin, il espérait le surpasser dans l'art de ruser et de mentir?

HIPPIAS.

Je ne le pense pas, Socrate. Mais la raison [371e] pour laquelle Achille tient à Ajax un autre langage qu'à Ulysse, c'est que la bonté de son caractère l'avait déjà fait changer de résolution. Pour Ulysse, soit qu'il dise vrai, soit qu'il mente, il ne parle jamais qu'insidieusement.

SOCRATE.

Si cela est, Ulysse est donc meilleur qu'Achille.

HIPPIAS.

Nullement, Socrate.

SOCRATE.

Quoi ! n'avons-nous pas vu tout à l'heure que


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ceux qui mentent volontairement sont meilleurs que ceux qui mentent malgré eux?

HIPPIAS.

Et comment, Socrate, ceux qui commettent une injustice, tendent des pièges, [372a] et font du mal de dessein prémédité, seraient-ils meilleurs que ceux à qui ces fautes échappent malgré eux, tandis que l'on juge tout-à-fait digne de pardon quiconque, sans le savoir, commet une action injuste, ment, ou fait quelque autre mal; et que les lois sont beaucoup plus sévères contre les méchants et les menteurs volontaires, que contre les involontaires?

SOCRATE.

Tu vois, Hippias, avec combien de vérité j'ai dit que [372b] je ne me lasse point d'interroger les habiles gens. C'est, je crois, la seule bonne qualité que j'aie, tout le reste étant d'ailleurs chez moi tort au-dessous du médiocre ; car je me trompe sur la nature des choses, et ne connais pas en quoi elle consiste. J'ai de cela une preuve bien convaincante, en ce que toutes les fois que je converse avec quelqu'un de vous autres, qui êtes si renommés pour la sagesse, et à qui tous les Grecs rendent ce témoignage, je montre que je ne sais rien: en effet, je ne suis presque en aucun point de même [372c] avis que vous ; et quelle


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preuve plus décisive d'ignorance, que de ne pas penser comme les sages ? Mais j'ai une qualité admirable qui me sauve : c'est que je ne rougis point d'apprendre, et que je questionne et interroge sans cesse : je témoigne d'ailleurs toute sorte de reconnaissance à celui qui me répond, et n'ai jamais privé personne de ce que je lui devais en ce genre; car il ne m'est jamais arrivé de nier que j'eusse appris ce que j'ai appris réellement, ni de donner pour une découverte de ma façon ce que je tenais d'autrui : au contraire, je fais l'éloge de celui qui m'a enseigné, comme d'un habile homme, et j'expose ce que j'ai appris de lui. Mais dans le cas présent, [372d] je ne t'accorde point ce que tu dis; je suis même d'un sentiment entièrement opposé ; je sais bien que la faute est toute de mon côté, parce que je suis tel que je suis, pour ne rien dire de plus à mon désavantage. Il me semble en effet, tout au contraire de ce que tu avances, Hippias, que ceux qui nuisent à autrui, qui font des actions injustes, mentent, trompent, et pèchent involontairement, sont meilleurs que les autres qui font tout cela sans dessein. Il est vrai que quelquefois je passe à l'avis opposé, et que je n'ai rien de fixe sur ces objets, sans doute parce [372e] que je suis un ignorant. Actuellement je me trouve dans


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un de ces accès périodiques; et il me paraît que ceux qui pèchent en quoi que ce soit volontairement sont meilleurs que ceux qui pèchent sans le vouloir. Je soupçonne que ma manière actuelle de penser vient des discours précédents, et que ce sont eux qui me font paraître en ce moment ceux qui agissent de la sorte sans le vouloir plus mauvais que ceux qui agissent volontairement. Fais moi, je te prie, la grâce de ne point refuser de guérir mon âme. Tu me rendras [373a] un plus grand service en la délivrant de l'ignorance, que si tu délivrais mon corps d'une maladie. Si tu vas entamer un long discours, je te déclare d'avance que tu ne me guériras point, parce que je ne pourrai pas te suivre. Mais si tu veux me répondre comme tu l'as fait jusqu'ici, tu me feras beaucoup de bien, et il ne t'en arrivera, je pense, aucun mal. J'ai droit de t'appeler ici à mon secours, fils d'Apémante, puisque c'est toi qui m'as engagé dans cette conversation avec Hippias ; si donc Hippias refuse de me répondre, fais-moi le plaisir de l'en prier pour moi.

EUDICUS.

Je ne pense pas, Socrate, qu'Hippias [373b] attende que je l'en prie : ce n'est point là du tout ce qu'il a promis au commencement; au contraire, il a déclaré qu'il n'évitait les interrogations de per-


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 sonne. N'est-il pas vrai, Hippias,que tu as dit cela?

HIPPIAS.

Il est vrai, Eudicus. Mais Socrate brouille tout dans la dispute, et il a l'air de ne chercher qu'à embarrasser.

SOCRATE.

Mon cher Hippias, si je le fais, ce n'est pas à dessein, car alors je serais, selon toi, instruit et habile; mais sans le vouloir. Excuse-moi donc, toi qui dis qu'il faut user d'indulgence à l'égard de ceux qui font mal involontairement.

[373c] EUDICUS.

Je te conjure, Hippias, de ne pas prendre d'autre parti. Réponds aux questions de Socrate par complaisance pour nous, et pour remplir la parole que tu as donnée d'abord.

HIPPIAS.

Je répondrai, puisque tu m'en pries. Interroge-moi donc sur ce qui te plaira.

SOCRATE.

Je désire fort, Hippias, d'examiner ce qu'on vient de dire, savoir quel est le meilleur de celui qui pèche de propos délibéré, ou de celui qui pèche sans dessein : et je pense que la vraie manière de procéder en cet examen, est celle-ci. Réponds-moi. N'appelles-tu pas un tel homme bon coureur?


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[373d] HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Et tel autre, mauvais ?

HIPPIAS.

Sans doute.

SOCRATE.

Le bon coureur n'est-ce pas celui qui court bien, et le mauvais celui qui court mal ?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Et celui-là ne court-il pas mal, qui court lentement ; et bien, qui court vite ?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Ainsi, par rapport à la course et à l'action de courir, la vitesse est un bien, et la lenteur un mal ?

HIPPIAS.

Sans contredit.

SOCRATE.

De deux hommes qui courent lentement, l'un exprès, l'autre malgré lui, quel est le meilleur coureur ?

HIPPIAS.

Celui qui court lentement exprès.


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SOCRATE.

Courir, n'est-ce pas agir ?

HIPPIAS.

Assurément.

SOCRATE.

Si c'est agir, n'est-ce pas faire [373e] quelque chose?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Donc celui qui court mal, fait une chose mauvaise et laide en fait de course ?

HIPPIAS.

Oui : qui en doute?

SOCRATE.

Celui qui court lentement ne court-il pas mal ?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Le bon coureur ne fait-il point cette chose mauvaise et laide, parce qu'il le veut bien; et le mauvais, malgré lui?

HIPPIAS.

Selon toute apparence.

SOCRATE.

Dans la course, par conséquent, celui qui fait mal malgré soi, [374a] est plus mauvais que celui qui fait mal de plein gré ?


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HIPPIAS.

Oui, dans la course.

SOCRATE.

Et dans la lutte? De deux lutteurs dont l'un tombe volontairement, et l'autre malgré lui, quel est le meilleur ?

HIPPIAS.

Le premier sans doute.

SOCRATE.

En fait de lutte, n'est-il pas plus mauvais et plus laid d'être renversé que de renverser?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Dans la lutte donc, celui qui fait exprès une chose mauvaise et laide est meilleur lutteur qu'un autre qui la fait malgré lui ?

HIPPIAS.

Il paraît qu'oui.

SOCRATE.

Et dans tous les autres exercices du corps, celui dont le corps est bien disposé ne peut-il pas faire également les actions fortes et les [374b] faibles, les laides et les belles; en sorte que dans ce qui se fait de mauvais par rapport au corps, celui dont le corps est en meilleur état le fait volontairement, et celui dont le corps est mal affecté, malgré lui?


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HIPPIAS.

Cela paraît vrai en ce qui regarde la force.

SOCRATE.

Et en ce qui regarde la grâce, Hippias, n'appartient-il pas au corps le mieux fait d'exécuter volontairement les figures laides et mauvaises, et au corps le plus mal fait d'exécuter les mêmes figures involontairement ? Que t'en semble ?

HIPPIAS.

J'en conviens.

SOCRATE.

Le défaut de grâce, s'il est volontaire, [374c] suppose donc les bonnes qualités du corps, et les mauvaises s'il est involontaire.

HIPPIAS.

Il y a apparence.

SOCRATE.

Et que penses-tu de la voix ? quelle est, à ton avis, la meilleure, de celle qui détonne volontairement, ou de celle qui détonne involontairement?

HIPPIAS.

C'est la première.

SOCRATE.

La seconde est donc la plus mauvaise?

HIPPIAS.

Oui.


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SOCRATE.

Qu'aimerais-tu mieux avoir, des biens ou des maux ?

HIPPIAS.

Les biens.

SOCRATE.

Que préférerais-tu, des pieds qui boiteraient volontairement, ou de ceux qui boiteraient involontairement ?

[374d] HIPPIAS.

Je préférerais les premiers.

SOCRATE.

Le boitement dans les pieds n'est-il pas un vice et une difformité ?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Eh quoi! la vue basse n'est-elle pas un vice des yeux?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Quels yeux aimerais-tu mieux avoir, et desquels voudrais-tu plutôt te servir, de ceux avec lesquels on ne voit goutte ou l'on voit de travers volontairement, ou de ceux en qui ces défauts sont involontaires?


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HIPPIAS.

J'aimerais mieux les premiers.

SOCRATE.

Tu regardes donc les parties de toi-même qui font mal volontairement, comme meilleures que celles qui font mal involontairement ?

HIPPIAS.

Oui, celles que tu viens de nommer.

SOCRATE.

Ainsi pour toutes les autres parties, par exemple, pour les oreilles, le nez, la bouche, et les autres sens, il y a un même principe, savoir, que les sens qui s'acquittent [374e] mal involontairement de leurs fonctions, ne sont nullement désirables, parce qu'ils sont mauvais; au lieu que ceux qui s'en acquittent mal volontairement, sont désirables, parce qu'ils sont bons.

HIPPIAS.

Cela semble évident.

SOCRATE.

Et par rapport aux instruments, qui sont ceux dont il vaut mieux se servir, ceux avec lesquels on fait mal involontairement, ou ceux avec qui on fait mal volontairement? Par exemple, le gouvernai] avec lequel on gouverne mal malgré soi est-il meilleur que celui avec lequel on gouverne mal volontairement?


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HIPPIAS.

Non, c'est le dernier.

SOCRATE.

N'en doit-on pas dire autant de l'arc, de la lyre, des flûtes et des autres instruments?

[375a] HIPPIAS.

Tu as raison.

SOCRATE.

Quoi encore! s'il s'agit de l'âme d'un cheval, laquelle vaut-il mieux avoir, de celle avec qui on chevauchera mal volontairement, ou de l'autre ?

HIPPIAS.

La première.

SOCRATE.

Elle est donc meilleure?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Ainsi, avec la meilleure âme de cheval on fera mal volontairement les actions qui dépendent de cette âme, et avec la mauvaise on les fera involontairement ?

HIPPIAS.

Sans doute.

SOCRATE.

N'en est-il pas de même à l'égard du chien et des autres animaux ?


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HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Mais quoi ! quelle est l'âme d'archer qu'il vaut mieux posséder, celle qui manque volontairement [375b]le but, ou celle qui le manque malgré elle ?

HIPPIAS.

C'est la première.

SOCRATE.

Elle est donc la meilleure en ce qui concerne l'adresse à tirer de l'arc ?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

L'âme qui manque involontairement est donc plus mauvaise que l'autre ?

HIPPIAS.

Oui, quand il est question de tirer une flèche.

SOCRATE.

Et quand il s'agit de médecine, l'âme qui fait volontairement mal dans le traitement du corps n'est-elle pas la plus habile en fait de médecine ?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Elle est donc meilleure relativement à cet art que celle qui ne sait pas traiter les maladies?


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HIPPIAS.

Je l'avoue.

SOCRATE.

Et par rapport à l'art de jouer du luth et de la flûte, par rapport à tous les autres arts [375c] et sciences, la meilleure âme, n'est-ce pas celle qui fait à dessein ce qu'elle fait de mal et de laid, et qui manque volontairement; et la plus mauvaise, celle qui manque malgré elle?

HIPPIAS.

Il y a apparence.

SOCRATE.

Certainement, en fait d'âmes d'esclaves, nous aimerions mieux avoir en notre possession celles qui manquent et font mal volontairement, que celles qui manquent involontairement, les premières étant meilleures que les dernières par rapport aux mêmes objets.

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Mais quoi ! ne voudrions-nous pas que notre âme fût aussi excellente qu'elle peut l'être?

[375d] HIPPIAS.

Assurément.

SOCRATE.

Ne sera-t-elle donc pas meilleure si elle fait


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mal et pèche volontairement, que de l'autre manière ?

HIPPIAS.

Il serait bien étrange, Socrate, que l'homme volontairement injuste fût meilleur que celui qui est tel involontairement.

SOCRATE.

C'est pourtant ce qui paraît résulter de ce qu'on vient de dire.

HIPPIAS.

Non pas à moi, certes.

SOCRATE.

Je croyais, Hippias, que tu en jugeais de même. Réponds-moi donc de nouveau. La justice n'est-elle pas ou une force, ou une science, ou l'une et l'autre ? N'est-il pas nécessaire qu'elle soit [375e] une de ces trois choses ?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Si la justice est une force de l'âme, l'âme qui aura le plus de force sera la plus juste ; car nous avons vu, mon cher, que c'était la meilleure.

HIPPIAS.

Nous l'avons vu en effet.

SOCRATE.

Si c'est une science, l'âme la plus instruite ne


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sera-t-elle pas la plus juste; et la plus ignorante, la plus injuste? Et si c'est l'une et l'autre, n'est-il pas clair que l'âme qui aura en partage la science et la force sera la plus juste, et que la plus ignorante et la moins forte sera la plus injuste ? N'est-ce pas une nécessité que cela soit ainsi?

HIPPIAS.

Suivant toute apparence.

SOCRATE.

N'avons-nous pas vu que l'âme la plus forte et la plus instruite est aussi la meilleure, la plus en état de faire l'un et l'autre, [376a] tant le bien que le mal, en tout genre d'action?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Lors donc qu'elle fait des actions honteuses, elle les fait volontairement, à cause de sa force et de sa science, qui, prises toutes deux ensemble ou séparément, sont la justice.

HIPPIAS.

Probablement.

SOCRATE.

Commettre une injustice, n'est-ce pas faire mal? n'en pas commettre, n'est-ce pas faire bien?

HIPPIAS.

Oui.


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SOCRATE.

Par conséquent l'âme la plus forte et la meilleure agira volontairement, lorsqu'elle se rendra coupable d'injustice, et la mauvaise agira involontairement.

HIPPIAS.

Il paraît qu'oui.

[376b] SOCRATE.

L'homme de bien, n'est-ce pas celui dont l'âme est bonne; et le méchant, celui dont l'âme est mauvaise ?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

Ainsi c'est le propre de l'homme de bien de commettre l'injustice volontairement; et du méchant de la commettre involontairement, s'il est vrai que l'âme de l'homme de bien soit bonne ?

HIPPIAS.

Elle l'est sans contredit.

SOCRATE.

Celui donc qui pèche et fait volontairement des actions honteuses et injustes, mon cher Hippias, s'il est vrai qu'il y ait des hommes de ce caractère, ne peut être autre que l'homme de bien.


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HIPPIAS.

Je ne saurais t'accorder cela, Socrate.

SOCRATE.

Ni moi me l'accorder à moi-même, Hippias. Mais cette conclusion suit nécessairement [376c] du discours précédent. Pour moi, comme je te l'ai dit plus haut, je ne fais qu'errer continuellement en tous sens sur ces objets, et je ne suis jamais constamment du même avis. Mes doutes après tout n'ont rien qui doive surprendre, non plus que ceux de tout autre ignorant. Mais si vous n'avez aucun point fixe, vous autres savants, il est bien triste pour nous de ne pouvoir être délivrés de notre erreur, même en recourant à vous.


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NOTES SUR LE SECOND HIPPIAS.

J'AI eu sous les yeux l'édition générale de Bekker, Ficin et Schleiermacher. J'ai reproduit la traduction française de Grou avec les corrections nécessaires.

PAGE 307. — Et cet homme, c'est celui qui est bon en ce genre.

Bekker ( pag. 208 ) met entre parenthèse cette phrase οὑτος δ'ἐστιν λογιστικός. En effet on pourrait aisément se passer de ce membre de phrase, mais on peut aussi le garder, et l'unanimité des manuscrits en fait un devoir.

PAGE 308. — Veux-tu que nous examinions la


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chose relativement à un autre objet? — A la bonne heure, si tu le juges à propos.

Βούλει οὖν σκεψώμεθα καὶ ἄλλοτι; — Εἰ ἄλλως γε σὺ βούλει. BEKKER, p. 208.

On ne voit pas non plus pour quelle raison Bekker met encore entre parenthèse et rejette ἄλλως, quand tous les manuscrits le donnent.


PAGE 332. — La justice n'est-elle pas ou une force ou une science?

Δύναμις ἢ ἐπιστήμη. BEKKER, p. 226.

Ici nous avons traduit δύναμις par force et  δυνατός et δυνατώτερος qui suivent, par fort et plus fort; ce qui va bien avec la conclusion générale, que l'injustice avec la science et la force est préférable à l'erreur et à la faiblesse. Mais précédemment (pag. 303-304) il a été impossible de traduire δυνατός et δυνατώτερος par fort et plus fort, les mots grecs étant liés à d'autres mots, par exemple à ποιεῖν τι et autres infinitifs de ce genre, tandis qu'en français les mots fort et plus fort ne peuvent être employés qu'absolument. Nous avons donc traduit dans ce cas par capable, plus capable, ou incapable de faire, etc. Il faut bien se rappeler qu'en grec l'identité de la


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phraséologie, à la fin de la discussion et au commencement, maintient l'unité du sujet, et nous regrettons d'avoir été forcé d'employer en français pour la même idée des expressions différentes dans cet endroit et dans plusieurs autres dialogues, comme nous l'avons toujours soigneusement indiqué.


(01) C'était chez les anciens le titre du neuvième livre de l'Iliade. Voyez liv. IX, v. 308-311, avec les variantes que fournit cette citation.

(02) Iliade, liv. IX., v. 360.

(03) Iliade, liv. I, v. 169-171.

(04) Iliade, liv. IX, v. 646-661, avec quelques légères variantes.




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