MAXIME DE TYR

 

DISSERTATIONS

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

MAXIME DE TYR

DISSERTATION XXII.

La vie contemplative l'emporte sur la vie active (01).

Si nous étions accusés devant un Tribunal, nous trouverions mauvais que les Magistrats ne donnassent pas à chaque partie une égale faculté de se défendre, et qu'ils ressemblassent plutôt à des tyrans qu'à des juges. Les règles et les chances des jugements, dans les dicastères (02) de la justice civile, sont hors de la méthode et des principes de la philosophie. Cependant lorsque la raison combat contre la raison, un ami contre son ami, dans l'intérêt de la recherche de la vérité, cette sorte de lutte ressemble à ce qui se passe dans les Tribunaux. Donnons donc la parole aujourd'hui à l'autre partie, au champion de la vie contemplative; qu'il se présente tout bonnement devant ses juges, et qu'il combatte son acte d'accusation. Cet acte peut être rédigé, à peu près, ainsi : « On accuse Anaxagoras, citoyen de Clazomène, lequel participe à la religion, et à tous les avantages (03) politiques, aux lois, aux approvisionnements de tout genre, dans la Cité, ainsi que tout le reste de ses concitoyens, de fuir ces derniers comme s'ils étaient des bêtes sauvages, de ne se montrer jamais dans leurs assemblées, ni aux cérémonies de leurs fêtes, ni dans leurs dicastères (04), ni ailleurs que ce puisse être ; tandis que, d'un autre côté, il laisse ses terres en friche (05), sa maison déserte, et qu'il se concentre, tout entier, dans l'étude, et l'investigation de la sagesse ».

II. Voilà l'acte d'accusation ; voici la défense d'Anaxagoras: « Citoyens de Clazomène, il s'en faut beaucoup que je commette envers vous aucune injustice; j'en suis très certain. Car vous n'avez point souffert de mes prévarications, dans le maniement de vos finances. Je n'ai personnellement rien fait pour diminuer votre réputation, et celle de votre Cité, parmi les peuples de la Grèce. Dans mes relations avec chacun de vous, je me suis montré, je pense, également affable et modeste. Du côté des lois que vous avez établies, et de la forme de Gouvernement sous laquelle notre État fleurit, vous avez encore moins à me reprocher. Reste donc, si je ne vous fais aucun tort par ma manière de vivre, ni par ma conduite journalière, et qu'il y ait néanmoins quelque chose à dire à mes opinions, reste, dis-je, que vous m'acquittiez de l'accusation qu'on m'intente de délinquer contre la République ; et que j'obtienne des précepteurs qui m'instruisent de ce qui m'intéresse personnellement, au lieu d'être en butte à des accusateurs. Au surplus, je vous dirai, quant à moi, tout ce qui en est, sans vous rien celer, dussiez-vous éclater de rire, en apprenant à quoi je passe mon temps (06). Sans doute, je n'ignore pas que c'est une belle chose que d'avoir de l'autorité dans la République, d'être répandu dans la société, de se mettre en évidence, de jouer un rôle dans les affaires. Ces avantages, je le sais, sont d'un très grand poids lorsque l'amour de la probité et le zèle de la vertu les accompagnent, ils font un bien infini à celui qui les possède. Ils plongent, au contraire, celui qui ne les possède pas dans la bassesse, l'avilissement, et l'abjection ; et ne laissent pas aux médians, lors même qu'ils en sont revêtus, le moyen de n'être pas reconnus pour tels. Les Magistratures illustrent les hommes; mais, plus un Magistrat s'écarte de son devoir, plus il est accusé par sa place. S'il pense bien, et que sa conduite puisse, avec sécurité, soutenir le grand jour, sa dignité relève l'éclat de sa personne. Si, au contraire, il manque de prudence et d'habileté, et qu'il se charge de fonctions publiques auxquelles ces deux qualités sont nécessaires, il faut, de toute nécessité (07), que son impéritie et son défaut de moyens lui fassent commettre bien des fautes. En réfléchissant là-dessus, je pensai que je devais être plus circonspect qu'un autre; de peur que, si, malgré mon incapacité, je me jetais dans les affaires publiques, je ne manquasse d'apercevoir mes écarts, de prévoir mes chutes. Car, si vous m'aviez ordonné de faire ma partie dans un concert, ce n'eût point été commettre aucune injustice, envers vous, que de refuser de prendre ma place dans le chœur, avant que d'avoir appris à chanter. De là vient que, prenant peu de soin de la culture et du produit de mes terres, je me suis adonné à ce genre de vie, qui, nourrissant l'âme d'instruction et de savoir, comme les yeux se nourrissent de lumière, lui assure le moyen de parcourir le reste de sa course avec toute sécurité. Or, ce genre de lumière, (l'instruction et le savoir) ne peut point être acquis par les hommes que nous nommons Panathénaïques (08). Il ne se compose ni de bagatelles, ni de futilités, ni de soins agricoles, ni d'occupations judiciaires, ni d'intérêts publics et politiques. Ses éléments sont l'amour de la vérité, la contemplation de la Nature, et le désir ardent d'arriver à la science de l'une et de l'autre. Dans l'idée que c'était à ce but qu'il fallait viser, j’ai pris la raison pour guide; et je me suis efforcé de reconnaître les vestiges de la route qui y conduit.

III. Voilà pour ce qui me concerne. Je vais montrer maintenant, que cette conduite de ma part est ce que je pouvais faire de mieux, par rapport à vous. Le salut des Cités ne consiste pas à avoir de bonnes murailles, d'excellents ports, des vaisseaux bons voiliers (09), des édifices publics, des lieux sacrés, des gymnases, des temples, et un riche attirail pour les cérémonies. Car, quand bien même toutes ces choses ne seraient détruites, ni par la guerre, ni par le feu, ni par aucune autre calamité de ce genre, elles deviendraient un jour la proie du temps. Ce qui maintient les Cités, c'est l'harmonie, c'est la symétrique organisation du Gouvernement. Or, c'est à une saine législation à produire ce résultât. C'est à la vertu des Citoyens à garantir une saine législation. C'est à l'instruction à produire la vertu. C'est à l'étude à engendrer l'instruction. C'est à la vérité à présider à l'étude. C'est à la contemplation de la vérité à la propager, et à la rendre féconde. Car, il n'existe point, non, il n'existe point d'autre moyen pour faire de la vertu un bien effectif et de possession, que l'étude et la science de la vérité. Elles aiguisent l'âme, elles la ravissent; lorsqu'elle est dans l'ignorance, elles l'instruisent ; lorsqu'elle est instruite, elle conserve ses lumières. En les conservant, elle en fait usage ; et lorsqu'elle en fait usage, elle ne tombe pas dans l'erreur. Telles sont les vues finales de la contemplation, la recherche de la vérité, l'art de régler ses mœurs, l'art du raisonnement, la manière d'ordonner l'âme au bien, et l'exercice de la probité. Dire que cette marche ne conduit pas au beau moral ; ou bien en convenir, et prétendre qu'elle n'est point susceptible d'être soumise à des règles, et d'être enseignée, mais qu'elle tient au hasard et aux conjonctures; c'est se moquer des gens (10), ou plutôt, c'est professer une erreur digne de provoquer la vindicte publique. Mais, si personne n'est assez insensé pour mettre en avant un semblable paradoxe, il est donc impossible de connaître la vérité, d'acquérir une logique saine, de, devenir vertueux par la science des lois et de la justice, autrement qu'en étudiant, en cultivant, et en pratiquant toutes ces choses : de même qu'il est impossible de devenir armurier, si l'on ne s'adonne à la fabrication des armes; taillandier, si l'on ne travaille chaque jour à faire rougir le fer et à le forger; pilote, si l'on n'apprend la navigation, et si l'on ne hante les mers. En se livrant donc à ces occupations, on ne cause aucun dommage quelconque. Au lieu que, si l'on s'en abstenait, et qu'on laissât son âme inculte et en friche, ce serait alors que l'on serait coupable, et que l'on mériterait d'être traduit devant les Tribunaux. Citoyens de Clazomène, je viens de me justifier, devant vous, touchant ce que je regarde, à la fois, comme la justice et la vérité. Je pense donc que vous ne précipiterez point votre jugement, et que vous y surseoirez, quant à présent, jusqu'à ce que vous ayez été vous-mêmes les spectateurs et les témoins des résultats de ma manière de vivre. Si ces résultats sont utiles, vous m'acquitterez de l'accusation qu'on m'a intentée. Dans le cas contraire, vous me condamnerez à la peine que vous jugerez convenable ; et alors je serai mieux en état de prendre un parti éclairé là-dessus.

IV. Un tel discours, une pareille apologie exciterait, sans doute, les éclats de rire du peuple de Clazomène. Car Anaxagoras ne paraîtrait pas plus digne de foi que ses accusateurs. Mais, fût-il condamné à ce Tribunal, il n'en serait pas moins sûr qu'il aurait dit la vérité (11). Supposons, au contraire, des Juges dignes de ce titre, non de ceux qui sont élus par le sort des fèves (12), mais de ceux qui doivent leurs dignités à leurs lumières (ce qui seul, en effet, donne des droits à l'élection), sans doute, ce ne serait point devant des Juges pareils que seraient traduits comme accusés, et qu'auraient à se défendre, Anaxagoras à Clazomène, Héraclite à Ephèse, Pythagore à Samos, Démocrite à Abdère, Xénophane à Colophon, Parménide à Élée, Diogène à Apollonie (13), ou quelque autre de ces hommes divins : ou, s'ils comparaissaient devant eux, comme devant leurs pairs, ils auraient beau. jeu avec des hommes intelligents, religieux, susceptibles de persuasion, à parler des choses qui regardent les Dieux, la Raison, et l'entendement humain : à développer, par exemple, cette vérité, que Jupiter a donné à l'âme de l'homme trois facultés, trois sièges., trois natures (14), à l'instar de l'organisation politique d'une Cité qu'il a placé, comme dans la citadelle (15), la faculté dominante, celle qui a la prépondérance dans les décisions ; qu'il l'y a fixée, en ne lui assignant d'autre fonction que celle du raisonnement; qu'il a attaché et subordonné à cette première faculté, pour exécuter ses ordres, la seconde, qui a reçu en partage la vigueur, la force, et l'activité nécessaire, pour effectuer ce qui a été déterminé par la volonté de la première; et qu'il a mis à la troisième place cette multitude d'affections dé paresse, d'intempérance, de sordidité, cette foule de désirs, de passions, de goûts déréglés, d'appétits de toute espèce, qui ressemblent à une sorte de populace oisive, tumultueuse, susceptible de divers genres d'impressions, et dans un état de démence. Telle étant la distribution de l'âme humaine, par rapport à son économie intérieure, la sédition doit y naître des mêmes causes que dans les Corps politiques. Le plus heureux, parmi ces derniers, est celui qui est gouverné par un Monarque, celui où toutes les parties de l'Etat sont soumises, selon la loi de Dieu, à celui qui est né avec les talents et la capacité nécessaires pour commander. Celui qui vient ensuite dans l'échelle du bonheur, est celui qui a un Gouvernement aristocratique ; c'est-à-dire, un Gouvernement qui est dans la main des Grands (16): ce Gouvernement tient le milieu entre la monarchie, et la démocratie; il a de la force, du mouvement. Telle est la constitution de la Laconie (17), de la Crète, de Mantinée, de Pellène, de Thessalie (18). Mais la carrière y est grandement ouverte à l'ambition, aux dissensions, à l'esprit de parti, à l'intrigue, à l'effronterie, à l'audace (19). La troisième espèce de Gouvernement, qui porte le nom spécieux de démocratie, n'est en effet qu'une ochlocratie (20). Tel est celui d'Athènes, de Syracuse, et de Milet; gouvernement éternellement livré au tumulte, à la licence, aux révolutions.

V. Il est aisé d'apercevoir, dans l'âme de l'homme, des analogies entre ses diverses manières de vivre, et ces trois sortes de Gouvernement. (21) Celui où une seule tête délibère, veut, et commande, sans se livrer à nulle espèce d'action, est l'emblème de la vie contemplative. Celui qui tient le second rang, et qui n'a que le second degré de mérite, est le type de la vie active. Quant à la démocratie, il n'est pas difficile de la reconnaître dans l'âme de l'homme. Il n'est aucune de ses parties qui ne porte l'emblème de cette forme de Gouvernement. Mais laissons ces analogies, et disons notre avis sur le genre de vie qui est le meilleur à embrasser. Puisqu'il résulte du parallèle de la vie contemplative avec la vie active, que l'une et l'autre ont leur prix, la première sous le rapport des connaissances, la seconde sous le rapport de la vertu, laquelle des deux doit donc l'emporter? La Raison répond, qu'à considérer l'usage et l'utilité, il faut donner la préférence à la vie active ; et qu'à considérer la cause efficiente et génératrice du bien et du bon, il faut la donner à la vie contemplative. Stipulons donc une trêve entre ces deux rivales, et distribuons aux hommes l'exercice des diverses facultés humaines, et les divers genres de vie, soit selon les caractères, soit selon les âges, soit selon les circonstances. Car les hommes diffèrent naturellement tous les uns des autres (22); l'un faible, débile, incapable d'agir, a, du côté de l'âme, toutes les facilités nécessaires pour se livrer à la contemplation. L'autre, sans talents pour la contemplation, a les forces requises pour la vie active. L'âge établit encore une différence entre les hommes. L'action est propre à la jeunesse. Homère dit, et je suis de son avis, « Que tout sied, à cet âge-là (23) ». Que le philosophe, dans sa jeunesse (24), se livre donc à la vie active ; qu'il parle dans les assemblées publiques ; qu'il administre ; qu'il porte les armes ; qu'il remplisse les Magistratures. Platon était à la fleur de son âge, lorsque, plein de dévouement pour Dion, il entreprit plusieurs voyages et plusieurs négociations, en Sicile. Mais, sur ses vieux ans, voulant passer le reste de sa carrière dans l'étude des sciences, et dans la recherche de la vérité, il se ménagea, dans le sein de l'Académie, de profonds (25) loisirs, d'agréables entretiens, et d'innocentes contemplations. J'aime à voir Xénophon consacrer sa jeunesse à l'activité, à des expéditions militaires, et sa vieillesse, à la culture des Lettres. Il est d'autres différences qui sont l'ouvrage des conjonctures. Tantôt elles condamnent les hommes à l'exercice du pouvoir, et à une activité nécessaire ; tantôt elles leur assurent les loisirs les plus doux, et le repos le plus agréable. Je loue l'un de la bonne grâce avec laquelle il fait de nécessité vertu; mais je loue l'autre, et je préconise son bonheur. Je le trouve heureux, en ce qu'il peut donner son temps à l'étude. Je le loue de ce qu'il l'employé à acquérir des connaissances.

VI. Nous regardons comme heureux le voyageur qui navigue d'Europe en Asie, pour voir l'Egypte, pour en contempler les merveilles, les cataractes du Nil, la magnificence des Pyramides, les oiseaux, les bœufs, et les boucs. Nous admirons celui qui voyage le long du Danube, et celui qui parcourt les rives du Gange, et celui qui voit de ses propres yeux les ruines de Babylone, le fleuve de Sardes (26), les sépulcres de Troie, les bords de l'Hellespont. Ne voyons-vous pas des nuées d'Asiatiques passer en Grèce pour apprendre les beaux-arts à Athènes, ou pour s'instruire de l'histoire fabuleuse de Thèbes (27), ou pour contempler les diverses contrées de l'Argolide (28). Ulysse était un sage, aux yeux d'Homère, parce qu'il avait longtemps erré sur les mers, parce « qu'il avait vu plusieurs nations et étudié leurs » mœurs (29) ».Or, Ulysse avait parcouru la Thrace, le pays des féroces Kicons, celui des Cimmériens qui ne voient jamais le soleil (30), et celui des Cyclopes qui mangeaient leurs hôtes ; il avait passé quelque temps auprès de Circé l'enchanteresse ; il était descendu aux Enfers, il avait entendu les hurlements de Scylla et de Charybde ; il avait vu les jardins d'Alcinoüs et l'étable d'Eumée : spectacle fugitif, contemplation éphémère, vaine et frivole illusion ! Mais à quoi comparerons-nous les contemplations du philosophe? A un songe resplendissant, qui remplit l'Univers de sa lumière. Son corps ne bouge point, et son âme embrasse tout, depuis les cieux jusqu'à la terre, parcourant tous les parages maritimes, toutes les régions continentales, et aériennes, satellite du soleil, satellite de la lune, attaché au magnifique cortège des astres (31), et presque gouvernant, ordonnant, réglant tout avec Jupiter. O l'heureux assemblage de spectacles sublimes, et de songes pleins de vérité !

 

NOTES.

 

(01) Philon nous a laissé un Traité sur la Vie contemplative, qui mérite d'être consulté par les curieux. Nous remarquerons, en passant, qu'il a écrit, comme Maxime de Tyr, sur la Vie active, et que dans cet opuscule, il fait le tableau des mœurs des Esséens, ou Esséniens. Ce tableau se trouve dans le Traité de cet Auteur qui précède immédiatement celui que nous venons de citer, et qui a pour titre, que celui qui se consacre à l'étude de la vertu, est un homme libre.

(02) C'est un mot purement grec. Il exprime étymologiquement ce que nous entendons par Tribunal.

(03) Le grec porte « deux choses très différentes », ainsi que l'explique Ammonius, dans son Recueil des mots grecs qui ont une diversité d'acception. Le premier se disait exclusivement des choses qui appartiennent aux Dieux, et qui composaient l'apanage des Prêtres. Le second se disait des choses auxquelles les simples citoyens pouvaient prendre part. Il m'a paru évident que, dans ce passage de notre Auteur, ce mot devait s'entendre de tous les bienfaits de l'organisation sociale. Heinsius s'est donc trompé, lorsqu'il l'a pris pour ceremoniis. Harpocration, et Suidas après lui, citent des passages d'Hypéride, d'Isocrate et de Démosthène, où ces deux mots sont mis en opposition, pour désigner, le premier, les choses sacrées, ou qui appartiennent aux Dieux, et le second, les choses profanes, ou qui appartiennent à la République. Voyez la note d’Henri de Valois, sur le passage de Démosthène, cité par Harpocration.

(04) Voyez la note seconde.

(05) Il paraît, en effet, par le témoignage de Diogène Laërce et de beaucoup d'écrivains qui l'avaient précédé, qu'Anaxagoras abandonna à ses plus proches parents son riche patrimoine, et qu'il se délivra du souci, du soin de toutes affaires domestiques, pour se livrer arec plus d'indépendance et plus de fruit, en même temps, à la recherche de la vérité. Platon est le premier, que je sache, qui nous ait transmis ce fait vraiment admirable, et si peu imité, « A merveille ! Hippias », s'écrie le philosophe, dans son Phèdre ; « à merveille, vous me donnez une grande marque de la supériorité de votre sagesse et de celle de nos contemporains, sur la sagesse de nos Anciens ! A vous entendre, ce fut donc une insigne folie, que ce qu'on raconte d'Anaxagoras, car on dit qu'il fit l'inverse de ce que vous faites ; qu'ayant succédé à de grands biens, il commença par les négliger, et finit par en abdiquer la propriété entière ». Plutarque rapporte ce même trait d'Anaxagoras, dans la Vie de Périclès. Philon en parle aussi dans son Traité sur la Vie contemplative. On peut consulter encore Cicéron, Tusculanes, liv. I, et Valère-Maxime, liv. VIII, chap. 7.

(06) Il le passait, selon Diogène Laërce, dans la contemplation, sans prendre aucune part aux affaires publiques. Cicéron dit, à ce sujet, dans son second livre de l'Orateur, eidem autem alii prudentia, sed consilio ad vitœ studio dispari, quietem atque otium secuti, ut Pythagoras, Democritus, Anaxagoras, a regendis civïbus totos se ad cognitionem rerum transtulerunt : quœ vitœ propter tranquillitatem, et propter ipsius scientiœ suavitatem, qua nihil est hominibus jucundius, plures, quam utile fuit rebus publicis, delectavit.

(07) Les annotateurs anglais ont senti que le texte avait, ici, besoin de correction. J'ai préféré celle de Markland, comme la plus naturelle, la plus voisine de la leçon vulgaire, et la plus conforme au style ordinaire de Platon, ainsi que ce docte critique l'a justifié par deux passages, l'un du livre VI, l'autre du livre IX du Traité de la République.

(08) Voyez ce que nous avons dit plus haut, Dissert. III, sur les Panathénées. Il est probable que le vulgaire d'Athènes avait beaucoup de goût pour ces jeux-là, et que l'on en prit occasion de faire du mot Panathénaïque une épithète de mépris, qu'on appliqua à ces êtres enfoncés dans la matière, qui sont incapables de se livrer à aucune des opérations de l'esprit.

(09). Heinsius a laissé de côté ces mots du texte, probablement parce qu'il ne leur a trouvé aucun sens dans les éditions vulgaires, et qu'il n'a pas voulu se donner la peine de réparer l'altération. Markland a très judicieusement aperçu ce qu'il fallait lire et parfaitement justifié sa correction par des passages de Lysias et de Polyaene. Il remarque en passant, que cette espèce de vaisseaux légers étaient principalement employés dans les batailles navales des Anciens.

(10) Reiske, a pris ce mot, dans le même sens que Markland, et l'a rendu en ces termes : Res est scena digna, id est risu et cavillationibus histrionibus, ut Aristophanes Socratem in Nubilus exagitavit. Le même critique a joint à l'incise suivante, une négation, que je n'ai pas cru devoir admettre.

(11) Heinsius et Formey ont omis, je ne sais pourquoi ni comment, cette phrase. Pacci a été plus exact : Nec propterea Anaxagoras ipse minus vera loquutus fuerit, tametsi eorum sententiis condemnetur.

(12) On connaît le fameux précepte de Pythagore, qui ordonnait à ses disciples de s'abstenir de fèves. Quelques érudits ont pensé que c'était une leçon allégorique relative à l'abnégation des fonctions publiques. Ce passage de notre Auteur peut aider à cette opinion, ou, pour mieux dire, il n'est pas permis d'en avoir une autre, d'après l'autorité de Plutarque, que nous avons rapportée ci-dessus, Dissertation IX, note 7.

(13) Heinsius a raison, d'inviter à prendre garde de confondre le Diogène d'Apollonie, dont il s'agit ici, et qui était surnommé le Physicien, ou le Naturaliste, avec Diogène le Cynique. Ce dernier était de Synope, ville de Paphlagonie, dans l'Asie mineure.

(14) Voyez ce que nous avons dit plus haut, de la manière des Platoniciens d'envisager l'âme dans le corps de l'homme, Dissert. XII, note 12.

(15) C'est-à-dire, dans la tête. Voyez Alcinoüs, chap. 24, p. 116 et 117.

(16) C'est, en effet, ainsi qu'on entend ce mot, quoique dans le sens de l'exactitude étymologique, on dût entendre, le Gouvernement des plus gens de bien ; chose un peu différente. Car on serait peut-être embarrassé de dire, quel est le peuple de la terre chez lequel grand et homme de bien ont jamais été synonymes ; à moins que ce ne fût un grand qui répondit à cette question. Voy. ci-dessus, Dissert. XX, note 8.

(17) Lacédémone a eu néanmoins ses Rois, proprement ainsi nommés ; le trône y était même occupé par deux à la fois. Dans les idées politiques des Anciens, ce n'était donc pas le mot de Roi qui faisait la monarchie. Ils avoient raison. La Monarchie est, non pas dans la dénomination du chef de l'État, mais dans la mesure du pouvoir.

(18) C'est dommage que l'Histoire ne nous ait pas transmis des détails bien circonstanciés sur la nature de ces divers Gouvernements.

(19) Tout cela convient encore mieux à la démocratie qu'au Gouvernement aristocratique.

(20) Maxime de Tyr a l'air de confondre ici deux choses, qui sont aussi aisées qu'importantes à distinguer; savoir, l'une, les parties intégrantes, les éléments organiques, d'un corps politique, d'une Cité ; l'autre, les diverses formes, les diverses espèces de combinaisons, dont ces éléments, ces parties intégrantes sont respectivement susceptibles. Selon Alcinoüs, dans son Introduction à la philosophie de Platon, chap. 38, la division que fait Platon, en trois parties, de ce qui doit composer le corps politique, ressemble à la division des facultés de l'âme ; selon lui, les parties intégrantes du corps politique sont les Magistrats, les Agents de la force publique, qui les secondent, et les Citoyens exerçant une profession quelconque. Voilà pour les éléments organiques. Quant à la diversité de combinaison de ces éléments organiques, et aux formes de Gouvernement qui résultent de cette combinaison, le même Auteur dit expressément, que Platon en admettait cinq. Il ne faut donc pas confondre les polities de Platon, avec leurs parties intégrantes, qui diffèrent, comme on voit, par le nombre, aussi bien que par l'essence.

(21) C'est-à-dire, un Gouvernement populacier, où tout se règle au gré des caprices et des fureurs d'une populace en état de sédition permanente. Les historiens nous apprennent, que les Perses eurent, pendant quelque temps, un singulier moyen de faire sentir la nécessité d'un Gouvernement vigoureux. A la mort de leur Roi, toutes les lois étaient suspendues. Alors éclataient les vengeances, les proscriptions, les déprédations, les brigandages politiques, tous les crimes, impunément. C'était faire ouvrir école à l'anarchie, pour donner des leçons d'ordre social. Mais les historiens ne nous disent pas quelle était la durée de l'épouvantable cours de cet étrange professeur. François ! ce redoutable professeur a tenu, naguère, école ouverte au milieu de vous. Fassent les Dieux et votre sagesse, que vous n'ayez pas besoin, une seconde fois, de ses leçons !

(22) Voilà bien, quoi qu'en ait pu penser Helvétius, une vérité rigoureuse et de fait, au moral comme au physique. Qu'on vienne nous dire ensuite que les hommes sont égaux, sans nous expliquer dans quel sens cette égalité doit être entendue. Oh ! combien la confusion, et même la perversité des principes, sont liées à l'abus des mots !

(23) Voyez l’Iliade, 17e chant, 71e vers.

(24) Le philosophe dans sa jeunesse ! Maxime de Tyr, prenez-y garde ; vous restreignez, sans doute, ici, le mot philosophe à son acception étymologique. Cette explication est indispensable. Car le vulgaire confond, dans ce mot, la profession de la sagesse, avec l'amour de la sagesse, et il y a loin d'un philosophe dans ce dernier sens, à un philosophe dans l'autre.

(25) Le grec porte littéralement, de profonds loisirs. Les puristes trouvent cette épithète hardie, je répondrai que, l'ayant rencontrée dans le texte, j'ai cru devoir la conserver, à cause de l'image qu'elle fait ici.

(26) Le Pactole, fameux par les paillettes d'or que l'on trouve dans ses sables. Il y a dans le grec, les fleuves.

(27) Davies pense qu'il est possible qu'il n'y ait, ici, nulle altération du texte, et que Maxime de Tyr ait fait allusion à des monuments qui pouvaient exister à Thèbes, relatifs à ce qu'on racontait de l'implacable haine d'Étéocle et de Polynice, qui montra, comme on sait, de la persévérance, même après leur trépas. Mais le judicieux Markland n'adopte point ce commentaire, « Quel est, en effet, dit-il, le lecteur assez pénétrant, pour que ce seul mot puisse lui rappeler l'inimitié posthume des mânes de ces deux Princes Thébains ».

(28) Markland conjecture, ici, qu'il faut lire statues, ou tableaux, (car Hésychius, dans son Lexique, donne cette acception à ce mot), au lieu de lieux, mot qui ne dit rien ; je pense aussi que Maxime de Tyr a eu en vue, entre autres beaux monuments des Arts qui décoraient la ville d'Argos, la célèbre statue de Junon, surnommée) l’Argienne, ouvrage de Polyclète.

(29) Voyez l’Odyssée, premier chant, 3e vers.

(30) S'agit-il ici d'une fiction poétique, ou bien faut-il prendre au pied de la lettre que les Cimmériens ne voyaient point le soleil? Dans ce dernier cas, qu'on juge combien peu de chemin avaient fait, chez les Anciens, l'astronomie et la science de l'observation. On n'a sûrement pas besoin de télescope pour voir le soleil, dans les régions du globe les plus voisines des pôles.

(31) Citons ici- une des belles Réflexions morales de Marc-Antonin, liv. VII, chap. 49, qui donnera quelque jour à la pensée de Maxime de Tyr : « Il faut contempler le cours des astres, comme si nous marchions avec eux, et considérer souvent les fréquents changements de toutes choses ; car ces sortes de pensées purgent cette vie terrestre, et en emportent les ordures ». Comme il est fécond, en effet, en grands résultats, cet aperçu de contemplation, qui, comparant l'état non interrompu de versatilité et de vicissitude des choses humaines, à l'imperturbable stabilité de l'ordre qui règne dans le firmament, ne peut manquer de faire sentir à l'homme le plus arrogant et le plus superbe sa petitesse et son néant ! Que sont devenus les hommes qui ont fait, de leur vivant, le plus de bruit dans le monde, tandis que les corps célestes roulent aujourd'hui dans le même ordre et avec la même régularité, que le premier moment de leur impulsion? De combien d'hommes, plus célèbres que Cyrus, plus renommés qu'Alexandre, plus fameux que César, un éternel oubli a-t-il dévoré les noms? Oh ! comme il est propre ce point de vue, à éloigner l'homme du chemin du crime, et à le faire marcher dans le sentier de la vertu ! Dacier, avait raison de s'écrier sur le passage que je viens d'emprunter de sa traduction : « Cela est admirable. Cet endroit est parfaitement beau; et s'il n'est pas de Platon, il est de son caractère et de son style ».

A Montauban, le        an II.