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MAXIME DE TYR
DISSERTATIONS
DISSERTATION XIV. Qu'est-ce que l'Esprit familier de Socrate (1) ? Vous vous étonnez que Socrate eût un Esprit familier qui l'aimait, qui lui faisait prévoir l'avenir, qui l'accompagnait partout, qui était comme de moitié avec lui dans toutes ses pensées; Socrate, cet homme si distingué par la propreté de son corps, par les bonnes qualités de son âme, par l'austérité de sa manière de vivre, par la sagacité de son intelligence, par le charme harmonieux de ses discours, par sa piété envers les Dieux, par son respect pour ses semblables (2). Eh ! pourquoi vous en étonnez-vous, tandis que d'un autre côté vous ne vous étonnez point qu'à Delphes, une femme du peuple, la première venue; à Dodone, un Thesprotien; dans le Temple de Jupiter Ammon, un Lybien ; à Claros (3), un Ionien; à Xanthe (4) un Lycien ; à Ismenès, un Béotien (5) ; soient chaque jour dans le commerce le plus intime avec les Dieux, et qu'ils sachent parfaitement non seulement ce qu'ils doivent eux-mêmes, ou faire, ou ne pas faire; mais encore qu'ils rendent des oracles, soit en public, soit en particulier, sur la conduite que doivent tenir ceux pour l'intérêt desquels ils sont consultés? Est-ce parce que la Pythonisse, assise sur un trépied (6), remplie du souffle des Dieux, répond, avec cet appareil, aux questions qui lui sont faites? Est-ce parce que dans l'Ionie l'interprète des Dieux puise de l'eau dans une fontaine, la boit, et prononce ensuite son oracle? Est - ce parce qu'à Dodone, s'il faut en croire les Thesprotiens, on doit avoir passé la nuit sur la dure, ne pas s'être lavé les pieds, rendre un culte religieux à un chêne, pour apprendre de lui à lire dans l'avenir ? II. Dans l'antre de Trophonius (7), (car le demi-Dieu de ce nom avait aussi son oracle, dans la Béotie, auprès de la ville de Lébadie) dans cet antre, celui qui avait besoin de consulter le Dieu était revêtu d'une espèce de grande robe de pourpre, qui lui descendait jusqu'aux pieds. Il prenait des gâteaux dans ses deux mains : il était introduit, ventre à terre, au travers d'une fort étroite ouverture : après qu'il avait vu certains objets, et qu'il avait entendu certaines paroles, on le retirait de l'antre ; et il était lui-même son propre oracle. Dans cette contrée de l'Italie, qu'on appelait la Grande-Grèce, auprès d'un lac nommé Aorne (8), était un antre fatidique; et les prêtres de cet antre empruntaient de leurs fonctions le nom d'évocateurs des âmes, sous lequel ils étaient connus. Là, aussitôt que celui qui venait consulter l'oracle était arrivé, il se mettait en oraison, il égorgeait des victimes, il faisait des libations, et évoquait l'âme quelconque d'un de ses parents ou de ses amis. Alors paraissait dans l'obscurité un spectre, difficile à distinguer, mais ayant le don de la parole et celui de prédire l'avenir. Aussitôt qu'il avait répandu à la question qui lui était adressée, il disparaissait. Homère semble avoir connu cet antre, et y avoir con-duit Ulysse (9), mais, par une licence poétique, il a transporté le lieu de la scène loin de la mer qui nous environne. III. Si tout ce que nous venons de dire de ces divers oracles est vrai, comme cela l'est réellement, (car certains d'entr'eux sont encore aujourd'hui ce qu'ils étaient autrefois ; et des autres, il nous en reste des monuments non équivoques, qui attestent la réputation et la vogue dont ils (10) jouissaient); il est étonnant que personne n'ait songé à regarder ce qu'on en raconte, comme des absurdités et des inepties, qu'on n'ait point élevé le moindre doute à cet égard; que fidèle, au contraire, à l'opinion reçue de son temps, chacun soit venu consulter les oracles ; qu'après avoir entendu leur réponse; on y ait ajouté foi; qu'après y avoir ajouté foi, on ait exécuté ce qu'ils prescrivaient; qu'après avoir exécuté ce qu'ils prescrivaient, on leur ait donné des témoignages de vénération : et que, s'il s'agit d'un homme doué du plus heureux naturel, dont la conduite ait été dirigée par la moralité la mieux ordonnée, par la philosophie la plus vraie, par une âme parfaitement organisée (11), et que les Dieux aient jugée digne d'être en commerce avec un Esprit familier, on regarde cela comme un prodige, et l'on refuse de croire que cet Esprit familier ait servi d'oracle à cet homme dans tout ce qui pouvait l'intéresser personnellement; tandis qu'on ne voit point qu'un Esprit familier du même genre (12) ait été l'oracle, ni des Athéniens délibérants sur les affaires générales de la Grèce, ni des Lacédémoniens impatients de connaître le sort d'une expédition militaire; ni des Athlètes allant combattre aux Jeux Olympiques, curieux de savoir qui remporterait la victoire ; ni des Plaideurs en instance devant les tribunaux, empressés d'être instruits s'ils gagneraient leur procès; ni des Spéculateurs avides de s'enrichir, et d'être informés d'avance du succès de leurs spéculations; ni de tous ceux qui se livrent à toutes sortes d'entreprises, sans nul motif raisonnable de confiance, et qui, chaque jour, viennent là-dessus fatiguer les Dieux. Peut-être, aussi, l'Esprit familier de Socrate, était-il capable de répondre à tant de questions, s'il avait le don de lire dans l'avenir. Car le plus habile médecin est, sans doute, celui qui n'est pas moins propre à traiter les maladies des autres, qu'à traiter les siennes. Il en est de même des constructeurs de bâtiments, des faiseurs de boucliers, et de tous ceux qui exercent les autres arts ou professions. Mais l'avantage de Socrate consistait en ce qu'associé par son intelligence aux pensées des Dieux, et ayant placé, par une conséquence de ses relations de son commerce avec eux, ce qui le regardait personnellement dans la sphère du Beau moral, il ne montrait aux autres hommes aucun sentiment de jalousie, et leur prêtait son secours, lorsqu'il leur était nécessaire. IV. Eh bien, dira-t-on, nous accordons que cela soit ainsi, que Socrate, par sa vertu, par ses moeurs, par le mérite supérieur de ses qualités, ait été jugé digne d'être en commerce avec un Esprit familier. Mais nous désirerions savoir quel était cet Esprit-là. Vous le saurez : mais auparavant répondez-moi. Pensez-vous qu'il existe dans la Nature des êtres de ce genre, comme il existe des Dieux, des hommes, et des brutes; ou non? Car il serait ridicule de demander ce que c'était que l'Esprit familier de Socrate, si vous n'admettiez point l'existence des êtres de cette nature. Ce serait comme si un insulaire, qui n'aurait jamais vu de cheval, et qui ignorerait entièrement ce que c'est que ce quadrupède, entendant dire que le Roi de Macédoine avait Bucéphale, qu'il le montait sans qu'il remuât, tandis qu'il ne se laissait monter par nul autre (13), demandait ce que c'était que ce Bucéphale. Celui à qui une semblable question serait adressée, ne saurait comment s'y prendre, pour peindre l'image d'un cheval aux yeux de quelqu'un qui n'en aurait jamais vu. V. Eh quoi ! ceux qui ne savent que penser de l'Esprit familier de Socrate, n'ont donc jamais entendu Homère dire les mêmes choses que, Socrate disait de lui-même ; dire d'Achille, que discourant dans un Conseil de guerre, il s'emporta contre Agamemnon, il tira son glaive pour le frapper, et que son bras fut retenu par une puissance divine. Or, par cette puissance divine, il entend Minerve. « Elle accourut », dit-il, « au secours du fils de Pélée, lorsqu'elle le vit en colère; elle se mit derrière lui, et le prit par sa blonde chevelure (14) ». C'est également de Minerve qu'il parle, lorsqu'il dit de Diomède « J'ai fait disparaître le nuage qui t'offusquait auparavant les yeux, afin que tu puisses facilement distinguer un homme d'un Dieu (15) ». Ailleurs, lorsque Télémaque est sur le point de se présenter chez un Roi beaucoup plus âgé que lui, dont l'aspect va lui en imposer, et auquel il ne saura quel discours tenir, son compagnon lui dit : « Télémaque, votre esprit vous offrira une partie de ce que vous devrez dire, et un Dieu vous suggérera le reste (16) » ; et il ajoute la raison pourquoi Télémaque doit compter sur cette auguste assistance ;« car je ne pense point que vous soyez venu au monde, ni que vous vous soyez conservé jusqu'à ce moment, sans l'intervention des Dieux (17) ». Ailleurs il dit, en parlant d'Achille : « La Déesse Junon fit naître ce projet dans son esprit (18) » : ailleurs il dit, au sujet de Diomède : « Minerve donna de la force et de l'intrépidité à Diomède, fils de Tydée (19) » : et dans un autre endroit, il dit du même Héros : « Minerve donna de l'agilité à ses membres, à ses pieds, et à ses mains (20) ». Vous voyez combien de personnes ont été en contact immédiat avec les Dieux. VI. Voulez-vous que nous laissions Socrate de côté, et que nous demandions à Homère, le plus illustre des poètes, que veut dire tout cela ? L'Esprit familier de Socrate était unique, ingénu, propre à un seul individu, il ne se communiquait point à tout le monde (21). Tantôt il dissuadait de passer un fleuve (22) ; tantôt il proposait des délais, lorsqu'il s'agissait de l'amour d'Alcibiade (23) ; tantôt il déconseillait une défense que l'on voulait entreprendre; tantôt il ne s'opposait pas à une mort décidée (24). Chez Homère, au contraire, le Dieu n'y est point borné à un seul individu, à une seule conjoncture, il n'y est point unique, il n'y intervient point pour des bagatelles. Il est attaché à plusieurs personnages, il se montre en diverses circonstances, il y porte différents noms, il s’y présente sous des apparences très variées, il y parle tantôt un langage, tantôt un autre. Admettrez-vous donc quelqu'un de ces Dieux, et croirez-vous que Minerve, que Junon, qu'Apollon, que la Discorde, et tous les autres Dieux d'Homère sont quelque chose? Ne pensez pas que je vous demande si vous croyez que cette Minerve ressemble à celle qui est la fille du ciseau de Phidias, et qui ne le cède point à celle qu'Homère décrit dans ses vers, et qu'il nous peint, comme une jeune personne d'une grande beauté, ayant les yeux bleus, d'une haute taille, ceinte de son Égide, coiffée d'un casque, tenant une lance, armée d'un bouclier : ni si vous croyez que Junon ressemble à celle qui sortit du ciseau de l'Argien Polyclète, ayant les cuisses blanches, les bras d'ivoire, de très beaux yeux, des vêtements magnifiques, une prestance de reine, et pour siège un trône d'or : ni si vous croyez qu'Apollon soit comme le représentent les peintres et les statuaires, un très beau garçon, ne portant point de chlamyde, armé d'un arc, et les pieds séparés l'un de l'autre, comme s'il marchait (25). Je ne fais point de questions de cette nature. Je ne vous présume pas assez peu de sagacité pour ne pas apercevoir la vérité, et pour ne pas réduire à sa mesure ce que l'énigme enveloppe. Mais je vous demande si vous pensez réellement que tous ces emblèmes, toute cette nomenclature de Dieux, ne signifient que l'intervention de la puissance des Dieux qui prêtent, nuit et jour, leur assistance à des hommes privilégiés. Car, si vous n'admettez aucune intervention de ce genre, c'est déclarer la guerre à Homère, c'est renverser les oracles, c'est n'avoir aucune foi aux présages, c'est rejeter le pronostic des songes, c'est abandonner Socrate à lui-même. Mais, si, sans regarder tout cela comme incroyable, comme impossible, - vous n'en êtes pas plus éclairé sur ce qui concerne Socrate, je changerai de question, et je vous demanderai, si vous ne regardez pas Socrate comme digne d'avoir un Esprit familier, ou si vous regardez comme impossible ici ce qui vous paraît possible ailleurs. Mais, dès que vous avez admis cette possibilité, vous admettrez les droits de Socrate, et vous ne leur ôterez rien. Si donc la chose est possible, et que Socrate y ait des droits, il ne nous reste plus, une fois fixés sur ce qui concerne Socrate, qu'à rechercher, en général, en quoi consiste la nature de son Esprit familier. VII. Je dirai ci-après tout ce que je pense là-dessus (26). Quant à présent, rentrons en nous-mêmes, et approfondissons ce point-ci, afin de mieux saisir ce qui fera la matière de la Dissertation suivante, savoir, que les Dieux ont distribué aux hommes le vice et la vertu, comme à des athlètes dans l'arène, l'un pour être le salaire des penchants pervers, et des âmes adonnées à la méchanceté, l'autre pour être la récompense des âmes honnêtes, des inclinations saines, lorsqu'elles se distinguent par les bonnes moeurs et la probité (27). C'est aux hommes de cette dernière classe que les Dieux veulent prêter leur assistance. C'est avec eux qu'ils veulent vivre dans une sorte de communauté, étendant sur eux leur main protectrice et leur vigilance. Ils conservent l'un par des présages, l'autre par des augures, celui-ci par des songes, celui-là par des vaticinations (28), cet autre par des sacrifices. Car il est impossible à l'âme humaine de tout soumettre au creuset de la raison, enveloppée, comme elle est, dans cette seconde vie (29), de nombreux, d'épais nuages, plongée dans l'abîme, dans le gouffre des maux d'ici-bas, par lesquels elle est incessamment tourmentée. Quel est le coureur assez leste et assez sûr de ses pieds, pour ne pas tomber, en courant, dans une excavation masquée, dans une fosse cachée, dans une tranchée, dans un précipice ? Quel est le pilote assez habile, assez confiant dans son art, pour faire une traversée sans éprouver ni tourmente, ni tempête, ni bourrasque, ni coup de vent? Où est le médecin assez profond dans la médecine, pour rassurer contre des maladies inapparentes et inattendues, lorsqu'en naissant l'une de l'autre, comme elles le font quelquefois, elles déconcertent toutes les combinaisons, tous les raisonnements de l'art? Où est l'homme assez vertueux, pour faire, sans nul faux pas, sans nulle chute, le trajet de la vie, sujette à mille accidents, comme le corps, livrée à mille incertitudes, comme la navigation., encombrée d'obstacles, comme les chemins, sans avoir besoin, au milieu de tout cela, ni de médecin, ni de pilote, ni d'un Dieu qui lui serve de guide? La vertu est sans doute une fort belle chose, très facile à acquérir (30), d'une très grande efficace. Mais elle se mélange avec un élément mauvais en soi, vague d'ailleurs, et dénué de consistance; élément auquel les hommes donnent le nom de fortune, chose également aveugle et fugitive (31), qui rivalise avec la vertu, qui entre en concurrence avec elle, qui est son antagoniste, et qui souvent même l'agite et la tourmente. De même que dans les airs un nuage, qui se place au-dessous des rayons du soleil, nous en dérobe la lumière, et que tout invisible qu'est alors le soleil à nos yeux ; il ne laisse pas de conserver son éclat ; de même la vertu, lorsqu'elle est traversée par les coups de la fortune, conserve bien d'ailleurs toute sa beauté, mais le nuage ténébreux qui se répand autour d'elle l'obscurcit et la masque. C'est alors qu'elle a besoin qu'un Dieu vienne à son secours, combatte pour elle, et se constitue son champion et son auxiliaire. VIII.. Or, DIEU, celui qui est proprement ainsi (32) nommé, et qui est vraiment tel, ne change jamais de place. Il gouverne les Cieux et tout ce qui en compose l'ordonnance (33). Il existe une seconde espèce de substances immortelles, auxquelles il a donné l'être, qu'on appelle Dieux du second ordre, et qui sont placés dans l'intervalle qui sépare la terre des cieux :substances, inférieures à DIEU, mais. supérieures à l'homme; ministres des volontés de DIEU, mais qui commandent aux volontés de l'homme; placées très proche de DIEU, mais veillant sur l'homme avec le plus grand soin. Car l'être mortel aurait été éloigné de la contemplation et du commerce des choses célestes, de tout l'intervalle qui le sépare de l'être immortel, si ces substances du second ordre, comme un intermédiaire harmonique, ne s'interposaient par des rapports qui les attachent à l'un et à l'autre, et ne servaient comme de point de contact des deux côtés, pour faire arriver la faiblesse humaine jusqu'au Beau divin. Il en est, je pense, comme des Barbares, qui sont séparés des Grecs, par le non-usage de la langue. Mais les interprètes, en apprenant la langue des uns et des autres, leur servent tour-à-tour à se faire entendre, et établissent entr'eux les plus familières communications. De même les Dieux du second ordre s'interposent entre Dieu et l'homme, et sont entendus de l'un et de l'autre. Tels sont les Dieux qui se présentent à l'homme, qui conversent avec lui, qui ne se séparent point de lui, au milieu des vicissitudes de sa carrière mortelle, et qui lui administrent des Secours, selon qu'il est nécessaire qu'ils interviennent dans les affaires humaines. Au reste, ces Dieux sont en très grand nombre. « Il est sur la terre un nombre infini d'immortels ministres de Jupiter (34) ». Les uns servent à la guérison des malades, les autres à fixer l'incertitude de ceux qui sont en perplexité, ceux-ci font connaître les choses cachées, ceux-là aident les hommes dans leurs travaux, ou les accompagnent dans leurs voyages. Il en est pour les Cités, il en est pour les campagnes. Il en est pour la, mer, il en est pour le continent. Ceux-ci sont logés, l'un dans un corps, l'autre dans un autre corps; celui-ci chez Socrate, celui-là chez Platon; Celui-ci chez Pythagore, celui-là chez Zénon, et ce dernier chez Diogène. L'un est pusillanime, l'autre est philanthrope, l'un est politique, l'autre est militaire. Telles sont les inclinations naturelles des hommes, telles sont celles de ces Dieux : « Semblables à des étrangers tantôt sous un extérieur, tantôt sous un autre, ils parcourent les Cités, pour inspecter les bonnes et les mauvaises actions des hommes (35). Mais quand on a une âme où habitent le vice et la méchanceté, aucun de ces Dieux n'y vient établir son domicile pour la diriger (36). DISSERTATION XV. Qu'est-ce que l'Esprit familier de Socrate (37) ? VOYONS; demandons à cet Esprit familier, (car il a de la philanthropie, et il est accoutumé à répondre par l'intermédiaire du corps humain, comme le fait Isménias (38) par l'intermédiaire des flûtes) demandons-lui, ainsi qu'Ulysse chez Homère (39), « Êtes-vous un Dieu ou un homme ? Si vous êtes quelqu'un des Dieux qui habitent l'immense Olympe, nous n'avons pas besoin de vous en demander davantage. Nous savons à quoi nous en tenir. Mais, si vous êtes quelqu'un des mortels qui habitent sur la terre (40), êtes-vous un être susceptible d'éprouver les mêmes impressions que nous, de parler la même langue que nous, de naître comme nous, et de ne vivre qu'autant que nous; ou bien, attaché à la terre pour y faire uniquement votre séjour, êtes-vous d'ailleurs, sous le rapport de l'essence, supérieur aux êtres qui la peuplent? Car la substance des Dieux subalternes n'est point composée de chair, (il faut répondre (41) pour eux, ils l'ordonnent ainsi) ni d'os (42), ni de sang, ni d'aucun autre de ces éléments capables d'être séparés, dissous, fondus, et par cela même de s'évanouir. En quoi consiste-t-elle donc? Commençons par considérer la nécessité de l'existence de ces Dieux du second ordre. Ce qui est passible est contraire à ce qui est impassible : ce qui est mortel est contraire à ce qui est immortel : ce qui est dénué de raison est contraire à ce qui est raisonnable : ce qui est insensible est contraire à ce qui a du sentiment : ce qui est sans âme est contraire à ce qui en a une. Tout ce qui a une âme réunit donc deux de ces qualités; ou ce qui est immortel est impassible; ou ce qui est passible est immortel; ou ce qui est mortel est passible; ou ce qui est sensible est dénué de raison ; ou ce qui a une âme est impassible : telle est la marche de la nature. Elle descend insensiblement, et par gradation, de ce qui est supérieur et plus recommandable à ce qui l'est moins. Retrancher quelqu'un de ces intermédiaires, ce serait saper la nature dans ses fondements. De même, dans la série harmonique des sons, c'est des consonances intermédiaires que dépend celle des deux extrémités du diapason (43) ; en descendant des sons les. plus aigus aux sons les plus graves; c'est en appuyant ce passage sur les sons intermédiaires, qu'on le rend mélodieux pour l'oreille et les instruments. II. Pensez donc qu'il en est de l'ordre de la nature, comme de celui de la plus parfaite harmonie; et placez DIEU dans la classe de la substance impassible et immortelle, les Dieux subalternes dans la classe de la substance immortelle et passible, l'homme dans la classe de la substance passible et mortelle, la brute dans la classe de la substance dénuée de raison et sensible, la plante dans la classe de la substance qui a une âme, et qui est impassible. Pour le moment, nous laisserons à l'écart tout le reste; et nous ne nous occuperons que des Dieux du second ordre, que nous disons tenir le milieu entre DIEU et l'homme. Voyons, s'il est un moyen de les retrancher de l'échelle des êtres, sans détruire les extrémités. DIEU est-il immortel d'un côté, et passible de l'autre ? Nullement. Mais il est immortel et impassible à la fois (44). Et l'homme est-il mortel d'un côté, et impassible de l'autre? Nullement. Il est bien mortel, mais il n'est pas impassible. Que deviendra donc la substance qui est en même temps immortelle et passible? Car il doit nécessairement exister une substance qui tienne de DIEU et de l'homme, supérieure à l'homme, inférieure à DIEU, s'il doit exister une analogie entre ces deux extrêmes. Deux choses, en effet, étant distinctes et séparées par leur nature, elles ne pourront jamais se rapprocher l'une de l'autre, à moins qu'un intermédiaire commun ne vienne les mettre réciproquement en contact. III. C'est comme si je disais : il existe une substance que nous appelons feu, et qui est à la fois chaude et sèche. Le froid est le contraire du chaud. L'humide est le contraire du sec. II est donc impossible de changer du feu en eau, ou de l'eau en feu. Il ne serait pas plus aisé de changer le froid en chaud, ni l'humide en sec (45). Telle est la contrariété que la Nature a établie elle-même entre ces choses. Mais elle leur a donné l'air, comme pour servir entr'elles de conciliateur. Il emprunte du feu la chaleur, de l'eau l'humidité; par-là s'opère le rapprochement et la communication : par-là s'effectue la transition, le passage, du feu à l'air par la chaleur, et de l'air à l'eau par l'humidité. D'un autre côté, l'air est chaud et humide, et la terre est froide et sèche. Or la sécheresse est le contraire de l'humidité, comme la froideur est le contraire de la chaleur (46). L'air ne se changerait donc jamais en terre, si la nature n'eût placé, entre l'un et l'autre, l'eau qui leur sert comme d'arbitre, qui les concilie, qui les unit, en- recevant, de la part de l'air, l'humidité, de la part de la terre la froideur. Voici le succinct abrégé de tous les rapports du même genre. Chacune de ces choses étant composée de deux éléments contraires, on prend toujours de l'un une de ses parties, et l'on l'ajoute ensuite à l'autre: l'on sépare l'un de l'autre à moitié, et l'on rapproche l'un de l'autre dans la même proportion. C'est ainsi que les choses contraires entr'elles, et inalliables, se rapprochent néanmoins, se combinent ensemble, comme le feu avec l'air sous le rapport de la chaleur, comme l'air avec l'eau sous le rapport de l'humidité, comme l'eau avec la terre sous le rapport de la froideur, comme la terre avec le feu sous le rapport de la sécheresse. De même ici DIEU est en contact avec les Dieux du second ordre, sous le rapport de l'immortalité; les Dieux du second ordre sont en contact avec l'homme, parce qu'ils sont passibles, comme lui. L'homme est en contact avec la brute, parce que la brute est sensible comme l'homme; la brute est en contact avec la plante, parce que la plante a une âme, comme la brute (47). IV. Portons nos regards, si l'on veut, sur l'économie du corps humain, nous verrons là encore que la nature n'a rien de brusque dans sa marche; et qu'elle a besoin du secours de quelques intermédiaires, pour opérer ses combinaisons et ses résultats. Le cheveu et l'ongle, par exemple, sont plus tendres que l'os, plus ténus que les nerfs, plus secs que le sang, plus rudes que les chairs. En un mot, en toutes choses, où il existe de l'ordre et de l'harmonie, il faut des intermédiaires. Il en faut dans la musique vocale, dans les humeurs du corps humain, dans les couleurs (48), dans le rythme poétique, dans les décorations, dans les passions, dans les discours. À la bonne heure: Cela étant donc ainsi réglé, si DIEU est impassible et immortel, et que l'homme soit mortel et passible, il faut de toute nécessité qu'entre DIEU et l'homme, existe une substance ou impassible et mortelle, ou immortelle et passible. Or la première de ces deux choses est impossible. Car il ne pourrait jamais se faire que ce qui est impassible coexistât avec ce qui est mortel. Il faut donc qu'il existe des Dieux subalternes, substances à la fois passibles et immortelles, en contact avec DIEU, du côté de l'immortalité, en contact avec l'homme, du côté de la passibilité. V. Voici le moment de dire comment les Dieux du second ordre sont passibles et immortels à la fois. Commençons par l'immortalité. Tout ce qui périt, est ou dissous, ou fondu, ou coupé, on rompu, ou transformé : ou dissous, comme le limon par l'eau; ou rompu, comme les champs par la charrue ; ou fondu, comme la cire par le soleil ; ou coupé, comme une plante par un fer tranchant ; ou transformé, comme l'eau en air et l'air en feu. Or, il faut que la substance des Dieux du second ordre, si'elle doit être immortelle, ne puisse être ni dissoute, ni fondue, ni coupée, ni rompue, ni transformée. Car si elle éprouvait quelqu'un de ces accidents, adieu son immortalité : or, comment les éprouverait-elle, si la substance d'un Dieu de ce genre n'est autre chose qu'une âme dépouillée de corps? Car, si le corps, périssable de sa nature, ne périt point tant qu'elle reste avec lui, il s'en faut beaucoup qu'elle soit susceptible de périr elle-même. Pendant que leur union dure, c'est le corps qui est soutenu, et c'est l'âme qui soutient. Car, si l'âme soutenait autre chose, et qu'elle ne se soutint pas elle-même, que serait la chose qui la soutiendrait, et comment concevoir que l'âme eût une âme? Pendant que l'un est conservé par l'autre, tant qu'il en est soutenu, il faut, de toute nécessité, que cette action de soutenir cesse, lorsqu'elle est arrivée à une chose qui en soutient une autre, et qui se soutient elle-même. Sinon, où s'arrêterait le raisonnement dans une progression qui irait à l'infini ? C'est tout comme si l'on conçoit un vaisseau lancé au milieu des flots, de manière qu'il soit néanmoins attaché à quelque roche, à l'aide de plusieurs cordages, dont l'un tient à l'autre, jusqu'à la roche, point fixe et solide, où se termine leur connexion. VI. C'est ainsi que l'âme soutient le corps, le fait surnager au milieu de la tourmente, des flots irritée qui l'agitent, et qui le ballottent. C'est elle qui le maintient là comme dans un port, et qui le conserve. Mais lorsque les nerfs sont fatigués, ainsi que le souffle vital, et les autres choses qui lui servaient comme de cordages, à l'aide desquels il avait jusqu'alors été soutenu par l'âme, il périt, il descend dans les abîmes; tandis que l'âme se sauve comme à la nage, parce qu'elle se soutient et se conserve elle-même. Dès-lors l'âme prend le nom de Dieu du second ordre, substance habitante de l'éther; où elle est transplantée en quittant la terre, comme si elle se transplantait de chez les Barbares, chez les Grecs (49), d'une Cité livrée à l'anarchie, à la tyrannie, à la sédition, dans une autre Cité, où régneraient la paix, l'ordre et un gouvernement sage. Il me paraît qu'il en est à peu près comme de cet emblème d'Homère, lorsqu'il dit que Vulcain a fabriqué un bouclier d'or, sur lequel il a représenté deux Cités, dans l'une desquelles ce ne sont que « noces, que festins (50), » que danses, que chants, que fêtes; et dans l'autre on ne voit que guerres, que querelles, que ravages, que combats, que tableaux de douleur, de gémissements, et de désespoir. Tel est le contraste entre la terre et l'éther (51). Celui-ci est un lieu de paix, qui ne retentit que des cantiques des Dieux du second ordre, et du bruit de leurs danses. La terre, au contraire, est un chaos plein de tumulte, de fracas, et de dissensions. Lorsque l'âme a été transplantée de celle-ci dans l'autre, qu'elle a été délivrée du corps, qu'elle l'a abandonné à la terre, pour le dévorer, à l'époque qui lui a été assignée, et conformément à la loi qui l'avait réglé, elle prend sa place parmi les Dieux du second ordre, après avoir quitté celle qu'elle avait dans un corps humain (52); elle contemple, dans toute la pureté de ses yeux, le spectacle qui lui est approprié, sans être offusquée par nulle enveloppe corporelle, sans être éblouie par les couleurs (53), sans être distraite par la variété des formes, sans qu'aucun épais nuage vienne intercepter ses regards ; elle contemple le beau proprement dit, de ses propres yeux; et nage dans la joie de cette contemplation. La vie d'où elle y sort lui fait pitié à elle-même. Elle s'applaudit du bonheur de la vie où elle entre. Elle éprouve le sentiment de la commisération pour les âmes de même nature qu'elle (54), qui sont encore plongées dans le tourbillon sur la terre ;.et ce sentiment de philanthropie lui fait désirer de se réunir à elles, et de leur servir comme de guide et de sauvegarde. D'ailleurs DIEU lui-même lui ordonne de se rendre sur la terre, de s'y incorporer en quelque sorte avec les hommes, quelles que soient leurs inclinations, leur condition, leurs opinions, et leur profession ; d'y être l'auxiliaire des gens de bien; d'y venger les opprimés ; d'y punir les méchants (55). VII. Ce n'est pas que chacun des Dieux du second ordre soit propre à tout. Chacun d'eux a, ici-bas, des attributions distinctes, des fonctions particulières. Et voilà, sans doute, cette passibilité, sous le rapport de laquelle ces Dieux sont inférieurs au DIEU suprême. Ils ne veulent point changer les inclinations et les habitudes qu'ils eurent pendant qu'ils étaient sur la terre (56). Esculape professe encore la médecine. Hercule est encore la terreur des monstres et des brigands. Bacchus célèbre encore ses bacchanales. Amphilochus prédit encore l'avenir. Castor et Pollux continuent de naviguer; Minos de rendre la justice; Achille de combattre. Dans le Pont-Euxin, à l'embouchure du Danube, est une île où Achille habite (57). Là, Achille a un temple; là, Achille a des autels. On ne va à cette île que pour y offrir des sacrifices. Quand les sacrifices sont achevés, on entre dans le temple (58). Des matelots y ont vu plusieurs fois un homme qui ressemblait à un Dieu, qui avait la chevelure blonde, qui avait une allure militaire, qui était couvert de ses armes, lesquelles armes étaient d'or. D'autres ne l'ont vu en aucune manière, mais ils l'ont entendu, chantant des hymnes guerrières. D'autres l'ont vu et entendu en même temps. S'il arrive à quelqu'un de s'endormir volontairement dans l'île, Achille l'éveille, il le conduit dans sa tente, et il lui donne une fête. Patrocle verse le vin, Achille joue de sa lyre. On dit même que Thétis y assiste, ainsi que beaucoup d'autres Dieux de cet ordre. Les Troyens prétendent également qu'on voit Hector habituellement à l'entour de Troie, se promener militairement dans la campagne, revêtu de brillantes armes. Quant à moi, je n'ai vu ni Achille, ni Hector, mais j'ai vu Castor et Pollux, au-dessus d'un vaisseau, astres brillants, qui le dirigeaient au milieu de la tempête (59). J'ai vu aussi Esculape, niais non pas en songe. J'ai vu aussi Hercule, et j'étais éveillé (60).
(1) J'ai
traduit, comme Dacier, l'Esprit familier. Formey a mieux aimé traduire,
qu'est-ce quelle Démon de Socrate.
NOTES
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