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table des matières de l'œuvre dE JULIEN

 

 

LETTRES

relu et corrigé

 

Contre les Galiléens

 FRAGMENTS

 

 

LETTRE I

A UN SOPHISTE

Il félicite un sophiste de ses amis (01) de son retour d'Égypte.

Je te croyais depuis longtemps descendu vers le Nil, et souvent rappelant à mon esprit cette idée familière : Heureux, disais-je, les enfants des Égyptiens, qui ayant, de temps immémorial, le Nil pour tributaire de tous les biens qu'il sait apporter, jouissent en outre aujourd'hui des bienfaits de ta muse, non moins précieux, à mon avis, et plus grands peut-être que ceux du Nil! En effet, il les enrichit en arrosant leur campagne; et toi, en faisant pénétrer tes discours dans l'âme de leurs jeunes gens, tu les conduis vers le trésor de la science avec autant de sûreté que jadis Pythagore en voyage chez eux, et Platon après lui (02). Voilà ce que je me disais à moi-même, pendant que tu étais tout près de moi à mon insu. Aussi, quand est venu celui qui m'a remis ta lettre, surpris tout d'abord, j'ai cru qu'il y avait erreur, et je n'en pouvais croire mes yeux. Mais en lisant ce que tu m'écrivais, et m'assurant que ces grâces n'étaient point d'un autre, quelle fut ma joie, le comprends-tu? J'y trouvai l'espérance plus prochaine de te revoir, et je fus heureux, comme cela devait être, de songer que tu faisais, pour quelque temps du moins, le bonheur de ta patrie. Car tu m'as l'air de plaisanter quand tu l'accuses. Que l'air qui circule au-dessus de la tête soit tel que tu le dis, que l'eau qu'on y boit rappelle celle de la mer et que le pain qu'on nous y donne soit mêlé d'orge, je n'en disconviens pas, et tu n'as rien exagéré de tout cela, par ménagement pour ta ville natale; cependant, mon excellent ami, tu dois lui savoir gré d'avoir formé ton esprit à la philosophie (03), de manière à dédaigner un jour les délices égyptiennes. Le sage Ulysse (04) habitait une île petite et stérile; car Ithaque fut-elle autre chose ? Et pourtant ni Calypso ni l'espoir d'une vie meilleure ne put l'empêcher de donner la préférence à Ithaque. Jamais Spartiate, je le crois, tout en se rappelant le régime sévère de son pays, ne se plaignit de Sparte. Mais je vois ce qui t'a entraîné à cette sortie. Tu aimes les richesses, mon bon ami; et dès que tu manques la moindre occasion, tu pousses des hélas! et tu ne cesses de regretter le Nil et ses trésors. Voilà, comme tu le dis toi-même, ce qui te fait l'hôte de ce pays, et ce qui te donne un corps aussi peu gracieux que celui de Chéréphon (05). Je présume aussi qu'une nymphe t'y retient dans ses bras amoureux, et que tu éprouves avec quelque peine ce que peut le désir. Puisse du moins l'amitié de Vénus ménager tes forces! Porte-toi bien, et fasse le ciel que je te revoie bientôt, et même père de famille!
 

(01) Peut-être Libanius.

(02) Il y a une ironie évidente : Pythagore et Platon allèrent s'instruire chez les Égyptiens plutôt qu'ils ne les instruisirent.

(03) Cf. Lucien, Éloge de la Patrie, 6. T. II, p. 328 de notre traduction.

(04) Voyez pour les détails Homère, Odyssée, I, 55-59, v. 208; IX, 27; X, 417; XIII, 242, et Lucien l. c. II.

(05) Sur Chéréphon, voyez les Nuées d'Aristophane, trad. Artaud ou Poyard. — Cf. Xénophon, Mém. sur Socrate, t. 1, p. 13 de notre traduction.

LETTRE II

A PROHERESIUS (01)

Il l'engage à écrire l'histoire de son retour des Gaules, et il lui promet des documents.

Pourquoi ne m'empresserais-je pas de saluer le beau Prohérésius, l'homme aux discours abondants et rapides comme les fleuves dont le cours se répand dans les campagnes, le rival de Périclès en fait d'éloquence, mais incapable de troubler et de bouleverser la Grèce (02) ? Ne sois pas étonné si j'use avec toi d'une brièveté laconique. Permis à vous autres sages de faire de très longs et de très grands discours (03), à nous il nous suffit de vous adresser quelques mots. Sache donc que je suis dans un cercle d'affaires qui affluent de toutes parts. Cependant les causes de mon retour (04), si tu veux écrire l'histoire, je te les exposerai dans le plus grand détail, et je te donnerai les lettres pour te servir de documents. Mais si tu es décidé à te livrer jusqu'à la vieillesse aux déclamations et aux exercices oratoires, tu ne me reprocheras pas. j'espère, mon silence.

 

(01) Orateur chrétien dont nous avons parlé dans notre Étude. — On peut comparer cette lettre à celle où Cicéron engage Luccéius à écrire l'histoire de son consulat. Voyez Lett. fam., livre V, 12.

(02) Allusion aux vers si connus d'Aristophane dans les Acharniens, v. 535 et suivants.

(03) Légère pointe de persiflage à l'endroit des sophistes.

(04) Julien parle de son retour des Gaules à Constantinople, sur lequel il avait écrit lui-même un Mémoire qui n'est pas parvenu jusqu'à nous.

LETTRE III

A LIBANIUS

Il lui demande un écrit dont il attend l'envoi.

Puisque tu as oublié ta promesse, car voilà trois jours écoulés, et je ne vois pas arriver le philosophe Priscus (01), qui m'a écrit même qu'il tarderait encore, je te la rappelle et te prie d'acquitter une dette, dont tu sais pouvoir te libérer avec autant de facilité que j'aurai de plaisir à en recevoir le payement. Envoie-moi le discours avec ton avis, chose sacrée, mais, au nom de Mercure et des Muses, envoie promptement. Car tu sauras que ces trois jours-ci tu m'as fait sécher, si le poète de Sicile dit vrai, quand il prétend que le désir fait vieillir en un jour (02). A ce compte, mon ami, tu as triplé chez moi la vieillesse. Je dicte cela pour toi, au milieu de mes occupations, étant incapable d'écrire, vu que j'ai la main plus paresseuse encore que la langue : or, ma langue elle-même, par défaut d'exercice, est devenue plus paresseuse et plus bégayante que jamais. Porte-toi bien, frère très désiré et très aimé.

(01) Celui à qui est adressée la lettre LXXIII. Il en est question, du reste, dans la vie de Julien.

(02) Voyez. Théocrite, Idylle XII, v. 2. — On songe aux jolis vers de Béranger dans la Vieille :

Pour moi le temps semble, dans sa vitesse,
Compter cent fois les jours que j'ai perdus.

LETTRE IV

AU PHILOSOPHE ARISTOXÈNE  (01)

Il l'invite à venir le trouver en Cappadoce, et se plaint du peu d'empressement des habitants de ce pays aux autels du paganisme.

Est-il donc nécessaire d'attendre une invitation, et les avances ne doivent-elle, pas être à fonds communs? Garde-toi d'établir entre nous cette étiquette rigoureuse, qui fait exiger des amis les mêmes civilités que de connaissances toutes simples et de pure rencontre. On se demandera peut-être ici comment, sans nous connaître, nous sommes amis. Comment est-on l'ami de gens qui vivaient il y a mille ans, que dis-je? deux mille ans? Parce que c'étaient des gens de bien, des gens vertueux. Or, nous avons le désir d'être comme eux. Il est vrai, pour moi du moins, que nous en sommes à une énorme distance; seulement, notre bonne volonté nous place à peu près sur la même ligne. Mais pourquoi ces vains propos? Si tu dois venir sans invitation, tu ne manqueras pas de venir; si tu attends une invitation, voici la nôtre qui t'arrive. Viens donc avec nous causer de tout cela, au nom de Jupiter, dieu des amis, et fais-nous voir chez les Cappadociens un Grec pur sang. Jusqu'ici je ne vois offrir des sacrifices que par des gens qui n'y mettent pas de bon vouloir, ou qui, s'ils le veulent bien, ne savent pas s'y prendre.

(01) D'autres lisent Aristomène; mais les manuscrits les plus autorisés portent le nom que nous avons adopté.

LETTRE V

A THÉODORA (01)

Il la remercie d'un envoi de livres et de lettres.

Julien à la très respectable Théodora.

Les livres que tu m'as envoyés, je les ai tous reçus avec les lettres fort bienvenues, que m'a remises l'excellent Mygdonius (02). J'ai bien peu de temps à moi (03); les dieux le savent; ne t'offense donc pas si je ne t'écris que ces lignes. Porte-toi bien et écris-moi toujours de pareilles lettres.

(01) On croit que cette Théodora est la même à qui Libanius adresse sa lettre MCCXCIX.

(02) Celui à qui Libanius adresse quelques lettres amicales.

(03) Julien était sans doute alors dans les Gaules.
 

LETTRE VI (01)

A ECDICIUS (02), PRÉFET D'ÉGYPTE

Il lui ordonne de faire exiler Athanase, patriarche d'Alexandrie.

Si tu ne nous as rien écrit des autres affaires, du moins fallait-il écrire au sujet d'Athanase (03), l'ennemi des dieux, d'autant que, depuis bien longtemps, tu dois avoir pleine connaissance de nos édits. Je jure donc par le grand Sarapis (04) que, si avant les calendes de décembre (05) cet Athanase, l'ennemi des dieux, n'est sorti de la ville (06), ou plutôt de toute l'Égypte, je frapperai d'une amende de cent livres d'or la légion que tu commandes. Tu sais bien que, si je suis lent à condamner, je suis plus lent encore à revenir sur une condamnation une fois prononcée.

Ajouté de la main même de l'empereur  (07): C'est un très vif chagrin pour moi que ce mépris pour tous les dieux. Aussi, je ne verrais, je n'apprendrais rien de ce que tu fais qui me soit plus agréable que l'expulsion hors de tous les points de l'Égypte de cet Athanase, de ce misérable, qui a osé, sous mon règne, baptiser des femmes grecques de distinction.

(01) Écrite l'an 362 après J.-C. — Cf. les lettres XXV et LI, qui ont trait à la même circonstance.

(02)' Il y a eu plusieurs personnages de ce nom : celui auquel écrit Julien était le plus connu et le plus respectable.

(03) C'est saint Athanase, patriarche d'Alexandrie, qui, déjà exilé par Constantin et par Constance, protecteur de l'arianisme, était rentré en Égypte, grâce à l'édit général de rappel donné par Julien. — Cf., pour plus amples détails, Baronius, Annal. Ecclésiast., année 362, chap. CCXXXIX. Voyez aussi Villemain, Tableau de l'éloquence chrétienne au quatrième siècle, p. 93 de l'édition Didier, 1849.

(04) Voyez Dict. myth. de Jacobi. — Cf. Tacite, Hist., IV, 84.

(05) Du 1er au 13 décembre.

(06) Alexandrie.

(07) Passage controversé. Nous avons adopté la conjecture de Petau, de La Bleterie et de Heyler, qui croient que les mots καὶ τῇ αὐτοῦ ou αὑτοῦ χειρί sont d'un copiste ou d'un secrétaire même de l'empereur, et indiquent que la fin de la lettre, dictée d'abord, était toute de la main de Julien. Voyez même formule, lettre XLIV.

LETTRE VII (01)

A ARTABIUS (02)

Il dit qu'il n'a pas l'intention de faire égorger les chrétiens.

J'en atteste les dieux, je ne veux ni massacrer les Galiléens (03), ni les maltraiter contrairement à la justice, ni leur faire subir tout autre mauvais traitement : je dis seulement qu'il faut leur préférer des hommes qui respectent les dieux, et cela en toute rencontre. Car la folie (04) de ces Galiléens a pensé tout perdre, tandis que la bienveillance des dieux nous a sauvés tous. Il faut donc honorer les dieux, ainsi que les hommes et les villes qui les respectent.

(01)  Écrite l'an 361 après J.-C.

(02) Personnage inconnu.

(03) Mot par lequel Julien se plaît à désigner les chrétiens.

(04) Ainsi parle L. Racine dans le poème de la Religion, chaut IV.

Les maîtres des pays par le Nil arrosés,
D'une antique sagesse enfin désabusés,
Ont déjà de la croix embrassé la folie.

Seulement, la folie chrétienne dont veut triompher Julien est devenue, selon Racine, la raison de l'univers. — Cf. Béranger, la chanson des Fous.

LETTRE Vlll

A GÉORGIUS (01)

Il le loue de son éloquence. Souvent de petites œuvres ont illustré de grands artistes; de même les lettres de Géorgius attestent son talent oratoire.

 « Tu es venu, Télémaque (02) »,  dit le poète; et moi, je t'ai vu dans tes lettres et j'ai dessiné l'image de ton âme divine, comme sur un cachet étroit l'empreinte d'un grand caractère; car on peut dans un petit espace faire voir bien des choses. Ainsi l'habile Phidias (03) n'est pas connu seulement par sa statue qui est à Olympie ou par celle qui est à Athènes (04), mais pour avoir enfermé dans un petit relief un travail d'un grand art : on en cite comme exemples sa Cigale, son Abeille, ou, si tu veux, sa Mouche (05). Chacune d'elles, quoique faites matériellement en airain, est animée par la main de l'artiste. Toutefois peut-être la petitesse même de ces insectes a-t-elle aidé à produire une œuvre où brille à son gré le talent du sculpteur. Mais regarde, s'il te plaît, un Alexandre chassant à cheval (06), dont la dimension totale n'excède pas celle de l'ongle d'un doigt de la main, mais dont les détails sont merveilleux : Alexandre frappe la bête, effraye le spectateur, que tout son air terrifie, tandis que le cheval, se dressant sur la pointe des pieds pour quitter la place où il pose, fait illusion par la vérité de son attitude que rend mobile un effet de l'art. Voilà, homme admirable, l'impression que tu as produite sur nous. Après avoir été couronné maintes fois déjà dans la lice de Mercure, dieu de l'éloquence, où tu as fourni la longue carrière (07), le peu de lignes que tu écris suffit à montrer la hauteur de ton talent. Tu nous retraces au vif l'Ulysse d'Homère (08), qui n'a besoin que de dire qui il est pour étonner les Phéaciens. Si donc il te faut, pour parler ton langage. un peu de la fumée de notre encens amical, nous n'en serons point avares. On a souvent besoin d'un plus petit que soi, comme le prouve de reste la fable du rat qui sauva le lion en retour de son service  (09).

(01) On croit qu'il avait la charge de procurateur impérial, c'est-à-dire d'intendant de César. — Cf. lettre LIV.

(02) Voyez Homère, Odyssée, XVI, 33; XVII, 41.

(03) Voyez Pline l'ancien, XXIV, 8.

(04) C'était à Olympie la fameuse statue de Jupiter Olympien, et à Athènes celle de Minerve Poliade, dont un habile archéologue et sculpteur de nos jours, Simart, a essayé une imitation réduite faite avec beaucoup de talent.

(05) Voyez Pline à l'endroit cité.

(06) Il est regrettable que Julien n'ait pas nommé l'auteur de ce petit chef-d'œuvre.

(07) Pour fournir la longue carrière, il fallait, après avoir atteint le but et doublé la borne, retourner au point de départ : on exigeait, dans de certains concours, que les athlètes fournissent jusqu'à douze fois la longueur du stade. — Voyez Barthélemy, Voy. Anacharsis, chap. XXXVIII.

(08) Voyez Homère, Odyssée, VIII, 17; IX, 19.

(09) Voyez Babrius, fable CVII, édit. Schneidewin, et La Fontaine, liv. II, fable 11.
 

LETTRE IX (01)

A ECDICIUS, PRÉFET D'ÉGYPTE (02)

Il le prie de faire rechercher les livres de Géorgius.

Les uns aiment les chevaux, les autres les oiseaux, d'autres les bêtes sauvages; moi, dès mon enfance, j'ai eu la passion des livres. Ce serait donc une chose étrange, si je les voyais avec indifférence accaparés par des hommes, dont l'or ne saurait assouvir l'insatiable cupidité, mais qui songent sournoisement à qui nous soustraira le mieux ces richesses. Rends-moi donc le service personnel de faire retrouver tous les livres de Géorgius (03). Il en avait beaucoup sur la philosophie et sur la rhétorique, beaucoup sur la doctrine des impies Galiléens, que je voudrais faire entièrement disparaître. Mais de peur de détruire en même temps ceux qui sont plus précieux, fais une recherche exacte de tous, et prends pour guide dans cette recherche le Notaire (04) même de Géorgius. S'il s'en acquitte avec fidélité, il aura sa liberté pour récompense; mais s'il use de fourberie dans cette affaire, il subira les tourments de la question. Je connais, pour ma part, les livres de Géorgius, sinon tous, du moins en grande partie. Il me les a communiqués, lorsque j'étais en Cappadoce, pour prendre copie de quelques-uns, et il les a repris ensuite.

(01) Écrite l'an 362 après J.-C.

(02) Voir la lettre VI.

(03) Évêque arien d'Alexandrie, opposé à saint Athanase; voyez la lettre suivante.

(04) Scribe, copiste.

LETTRE X (01)

AUX ALEXANDRINS

Il leur reproche avec énergie le massacre de l'évêque arien Géorgius.

L'empereur César Julien Très Grand Auguste au peuple alexandrin.

Si vous ne respectiez pas Alexandre votre fondateur, et par-dessus lui encore le grand dieu très saint Sarapis, comment, du moins, n'avez-vous tenu aucun compte de l'intérêt commun, de l'humanité, du devoir, j'ajouterai et de nous-même, que tous les dieux, et avant tout le grand Sarapis, ont jugé digne de gouverner l'univers, et à qui il appartenait de prendre connaissance de vos griefs? Mais, direz-vous peut-être, vous avez été dupes de l'emportement, de la colère, qui vous a fait commettre, ainsi qu'il arrive, des actes criminels, et qui vous a jetés hors de votre bon sens : c'est elle qui, au moment où, réprimant votre fougue, vous alliez suivre les conseils de la prudence, vous a entraînés au mépris des lois, à ce point que vous, peuple, vous n'avez pas rougi d'oser des forfaits, que vous aviez justement condamnés dans les autres.

Car, dites-le-moi, au nom de Sarapis, pour quels torts vous êtes-vous déchaînés contre Géorgius (02)? Il a irrité contre nous, direz-vous peut-être, le bienheureux Constance : il a fait entrer des troupes dans la ville sainte : le préfet de l'Égypte (03) s'est emparé du temple auguste de la Divinité; il en a enlevé de vive force les images, les offrandes et tous les ornements sacrés. Cédant à une indignation toute naturelle, vous avez été chargés de défendre le dieu ou plutôt les trésors du dieu; mais le chef militaire a osé diriger contre vous ses hoplites au mépris de la justice, des lois, de la religion. C'était, à ce qu'il paraît, plutôt par crainte de Géorgius que de Constance qu'il avait grand soin d'agir à votre égard avec beaucoup plus de modération et de ménagement que d'emportement tyrannique. Et voilà pourquoi, irrités contre Géorgius, l'ennemi des dieux, vous avez souillé de nouveau la ville sainte, quand vous pouviez le déférer aux suffrages des juges. Alors il n'y eût pas eu de meurtre, pas de violation des lois; et la justice, rendue comme elle doit l'être, en vous mettant à l'abri de tout reproche, aurait puni l'auteur du sacrilège, et rendu sages tous ceux qui méprisent les dieux, ne comptent pour rien des cités comme la vôtre et des peuples florissants, et font consister la puissance à exercer contre eux leur cruauté.

Comparez donc ma lettre actuelle avec celles que je vous ai naguère écrites, et voyez la différence! Quels éloges je vous écrivais alors! Et maintenant, au nom des dieux, je voudrais vous louer que je ne le pourrais à cause de votre forfait. Un peuple ose, comme des chiens, mettre un homme en pièces! Et il n'en rougit pas, et il garde dégouttantes de sang les mains qu'il devrait avoir pures, afin de sacrifier aux dieux ! Mais Géorgius méritait le sort qu'il a subi. Oui, dirai-je, et pire encore et plus douloureux. Mais par votre fait, c'est ce que je n'accorde point. Car vous avez des lois qu'il vous fallait, tous ensemble et chacun en particulier, respecter et chérir. Et si quelqu'un, isolément, s'était permis de les enfreindre, le peuple entier du moins devait rester dans l'ordre, obéir aux lois et ne pas violer des institutions établies dés le principe avec tant de sagesse.

Par bonheur pour vous, citoyens d'Alexandrie, c'est sous mon règne que vous avez commis ce crime, sous moi qui par vénération envers le dieu et envers mon oncle, mon homonyme (04), qui commandait en Égypte et dans votre ville même, veux bien vous conserver une bienveillance fraternelle. Autrement, une autorité qui veut être respectée, un gouvernement sévère et juste ne fermerait pas les yeux sur le forfait audacieux d'un peuple, mais guérirait un mal violent par un remède plus violent encore (05). Cependant. par les motifs que je viens de vous dire, je ne vous applique que des conseils bienveillants et des paroles. Mais j'espère que vous y obéirez d'autant mieux que vous êtes, je le sais, d'une vieille origine grecque, et que cette noble provenance a laissé dans votre esprit et dans vos habitudes un caractère respectable et généreux.

Que ceci soit mis sous les yeux de mes citoyens d'Alexandrie.

(01) Écrite l'an 362 après J.-C. — Cf. Fleury, Hist. Eccl., t. VII.

(02) Sur ce meurtre, voyez Ammien Marcellin, XXII, XI, § 10, et La Bleterie, Vie de Julien, p. 291 et suivantes.

(03) Il se nommait Artémius.

(04) C'est ce Julien, frère de Basilina, mère de Julien, auquel est adressée la lettre XIII.

(05) Cf. Cicéron, Des devoirs, I, 24.

LETTRE Xl

AUX BYZANTINS

Il rétablit quelques sénateurs dans leurs fonctions.

Julien aux Byzantins.

Nous vous rendons tous vos sénateurs et vos conseillers patriciens, soit qu'ils aient adopté la secte des Galiléens, soit qu'ils aient pris parti ailleurs afin d'échapper au Sénat (01), à l'exception de ceux qui ont exercé une fonction publique dans la métropole.
 

(01) Les charges de sénateur et de conseiller étant alors très onéreuses, à cause des largesses à faire au peuple ou des frais de réception des princes, beaucoup de riches cherchaient à s'y soustraire.

LETTRE XII

A BASILE (01)

Il engage cet ami à venir à la cour.

Le proverbe dit : « Tu n'annonces point la guerre (02). » Et moi j'ajouterais volontiers le mot de la comédie (03) : « O porteur de nouvelles d'or!  » Viens donc, montre-toi réellement, et accours près de nous : tu viendras ami près d'un ami (04). Une application assidue aux affaires publiques ne me semble onéreuse qu'à ceux qui s'en occupent négligemment; mais ceux qui s'y donnent avec zèle sont des gens prudents et sensés, à mon avis, et tout à fait propres à tout. Je me donne donc du relâche, et je me permets, sans rien négliger, de prendre du repos. Nos rapports réciproques n'ont rien de cette hypocrisie de cour, la seule dont jusqu'ici, je crois, tu aies fait l'épreuve, et selon laquelle ceux qui vous louent vous détestent aussi cordialement que leurs plus grands ennemis. Mais nous, tout en nous reprenant l'un l'autre, quand il le faut, et en nous blâmant avec une honnête franchise, nous ne nous en aimons pas moins que les meilleurs amis. Il nous est donc possible, soit dit sans envie, de travailler en nous délassant, de ne point nous fatiguer de notre travail, et de dormir d'un bon somme, parce que, quand j'ai veillé, c'est moins à moi qu'aux autres que j'ai donné ma veille. Ce verbiage fatigant et ce flux de paroles te paraît sans doute de quelque fou; car je fais moi-même mon éloge comme Astydamus (05); mais c'est afin de te convaincre que la présence d'un homme sage comme toi nous serait plus utile qu'elle ne prendrait sur notre temps, que je t'écris ainsi. Accours donc, comme je te l'ai dit, et sers-toi de la voiture publique (06); puis, quand tu seras resté auprès de nous aussi longtemps qu'il te plaira, nous te ferons conduire où tu voudras avec les honneurs qui te sont dus et tu pourras repartir.

 

(01) On a cru, mais à tort, que cette lettre était adressée à saint Basile, évêque de Césarée.

(02) C'est-à-dire « Tu nous annonces une bonne nouvelle. » On dit en français, d’une manière analogue : « Paroles de paix et de conciliation.»

(03) Voyez Aristophane, Plutus, v. 268.

(04) Expression de Platon dans le Ménexène, et répétée par Julien dans la lettre XLVIII.

(05) « Cet historien, à qui on avait décerné une statue, y plaça une inscription à sa louange et composée par lui-même.  »  TOURLET.

(06) On voit par ce passage et par d'autres de Julien, rapprochés de Suétone, d'Aurélius Victor et d'Ammien Marcellin, qu'il y avait dans l'empire des postes ou stations de chevaux, soit seuls, soit attelés, pour le service des envoyés de l'empereur ou de ses amis. — Cr. Egger. Latini sermonis reliquiae, p. 138, où l'auteur cite un passage de Caton  «  Numquam ego erectionem datavi, etc.,  »  mot que le savant Angelo Maio explique par Diploma, quo usus publici cursus concedebantur. Voyez aussi Xénophon, Éducation de Cyrus, liv. VIII, chap. VI. T. II, p. 420 de notre traduction.

LETTRE XIII (01)

A JULIEN

Il lui donne des nouvelles de sa santé, et cherche à excuser sa marche coutre Constance.

Julien à Julien, son oncle (02).

La troisième heure de la nuit commence, et comme je n'ai pas de secrétaire à mes ordres, parce que tous sont occupés, j'ai beaucoup de peine à t'écrire ce peu de mots. Nous vivons, grâce aux dieux, délivrés de la nécessité ou de souffrir ou de faire des maux irrémédiables. Je prends à témoin le Soleil, celui de tous les dieux que j'ai supplié le premier de me venir en aide, je prends à témoin le roi Jupiter, que je n'ai jamais souhaité la mort de Constance, et que j'aurais plutôt souhaité le contraire. Pourquoi donc suis-je venu? Parce que les dieux me l'ont formellement ordonné, me promettant le salut si j'obéissais; et, si je demeurais, ce que puissent-ils ne jamais faire! Et d'ailleurs, déclaré ennemi public, je ne songeais qu'à faire peur, afin d'amener ensuite les affaires à de plus doux accommodements. Cependant, s'il avait fallu en décider par un combat, confiant mon sort à la Fortune et aux dieux, j'aurais attendu ce qu'il eût plu à leur clémence.

(01) Ecrite l'an 361 après J.-C.

(02) Frère de Basilina, mère de Julien, à qui est adressée la lettre X. Voyez, pour plus amples détails, La Bleterie, Vie de Julien, Table des matières.

LETTRE XIV

A LIBANIUS

Il fait l'éloge d'un discours de ce rhéteur.

Julien à Libanius.

J'ai lu hier avant dîner presque tout ton discours (01) ; et, aussitôt après dîner, j'ai achevé tout d'un trait le reste de ma lecture. Heureux homme de pouvoir parler, et plus encore de pouvoir penser ainsi! Quelle éloquence! Quelles pensées! Quelle finesse! Quelle division! Quelle argumentation! Quel ordre! Quels mouvements ! Quelle diction! Quelle harmonie ! Quel ensemble!

(01) On croit qu'il s'agit ici du discours de Libanius en faveur d'Aristophane de Corinthe, préfet d'Égypte sous Constance, accusé de magie et condamné à une amende pour avoir consulté des astrologues. — Voyez plus loin, lettre LXXVI.

LETTRE XV

A MAXIME

Il l'invite à venir le voir.

Julien à Maxime le philosophe (01).

Alexandre de Macédoine passait, dit-on, la nuit à lire les poèmes d'Homère (02), afin de se pénétrer nuit et jour de ses principes guerriers. Tes lettres sont pour nous des remèdes péoniens (03) qui nous font goûter le sommeil, et nous ne nous lassons point de les relire, comme fraîchement écrites et venues en nos mains. Si donc tu veux que tes écrits nous retracent l'image de ta présence, écris-nous et ne cesse jamais de le faire; ou plutôt viens ici sous les auspices des dieux, convaincu que, pendant ton absence, nous ne croyons vivre que quand il nous est permis d'avoir sous les yeux quelqu'un de tes écrits (04).

(01) Ce Maxime d'Éphèse, dont Eunape a écrit la vie, contribua puissamment à faire abjurer le christianisme à l'empereur Julien. On peut voir dans La Bleterie, Vie de Julien, à la Table des matières, les circonstances les plus importantes de sa biographie.

(02) Voyez Plutarque, Alexandre, 12.

(03) Péan ou Péon désigne dans Homère le médecin des dieux de l'Olympe, auquel recourent Mars et Pluton, blessés en combattant.

(04) Nous savons par Ammien Marcellin, liv. XXV II, chap. VII, 3, que Maxime se rendit à l'invitation de Julien.

LETTRE XVI (01)

AU MÊME

Il le prie de vouloir bien jeter les yens sur un de ses écrits.

La fable raconte que l'aigle (02) voulant éprouver la légitimité de ses aiglons, les enlève sans plumes dans la région de l'éther et les présente aux rayons du Soleil, comme pour savoir par le témoignage de ce dieu s'il est vraiment le père de sa couvée ou d'une race bâtarde et étrangère. C'est ainsi que nous te présentons nos écrits comme à Mercure, le dieu de l'éloquence, afin que, après avoir soutenu ton audition, tu décides s'ils peuvent prendre leur essor vers les autres hommes ou être rejetés comme étrangers aux Muses et plongés dans le fleuve comme des bâtards.

C'est ainsi que le Rhin (03) rend témoignage aux Celtes en entraînant dans ses tourbillons les enfants illégitimes pour venger les outrages faits au lit nuptial, tandis que ceux qu'il reconnaît issus d'un sang pur, il les porte à la surface de ses eaux et les remet aux mains de leur mère tremblante comme un témoignage sincère et irrécusable d'un hymen chaste et saint auquel il accorde en retour le salut de l'enfant.

(01) Écrite l'an 362 après J.-C.

(02) Voyez dans Claudien, Panégyrique sur le troisième consulat d'Honorius, quelques jolis vers sur cette tradition. — Cf. ce que dit Némésien, Cynégétique, v. 406 et suivants, au sujet des chiens de race éprouvés ainsi par leur mère.

(03) Julien cite également ce fait dans le second panégyrique de Constance, 23. — Cf. Claudien, Contre Rufin, liv. II, v. 112; Nonnus, liv. III, et une épigramme de l'anthologie. — Voltaire dit à ce propos :  « L'homme est dans les deux mondes un animal très faible; les enfants périssent partout faute d'un soin convenable; et il ne faut pas croire que, quand les habitants des bords du Rhin, de l'Elbe et de la Vistule, plongeaient dans ces fleuves les enfants nouveau-nés dans la rigueur de l'hiver, les femmes allemandes et Sarmates élevassent alors autant d'enfants qu'elles en élèvent aujourd'hui.  » Essai sur les mœurs, chap. CXLVI.

LETTRE XVII (01)

A ORIBASE

Il le consulte sur un songe où il a vu deux arbres, dont l'un est déraciné et l'autre reste debout. Il se plaint ensuite d'un misérable qui a voulu lui faire signer des arrêts injustes.

Julien à Oribase  (02).

Les songes viennent par deux portes, selon le divin Homère (03), et la confiance ne doit pas être la même aux événements qu'ils prédisent. Mais moi, je pense qu'aujourd'hui plus que jamais tu as vu clairement l'avenir. Car je viens d'avoir moi-même une vision analogue (04). J'ai cru voir planté dans un triclinium un arbre d'une hauteur démesurée, qui penchait vers la terre, et de ses racines partir un autre arbre tout petit, de jeune pousse, mais couvert de fleurs (05). Vivement préoccupé de la crainte que ce petit arbre ne soit arraché avec le grand, je m'approche, et j'aperçois le grand arbre étendu sur le sol, et le petit, au contraire, droit, mais à fleur de terre. A cette vue, toujours inquiet, je m'écrie : « Quel arbre! Mais son rejeton est en danger de périr. »  Alors un homme tout à fait inconnu me dit : « Regarde bien et rassure-toi : la racine demeurant dans la terre, le petit arbre restera intact et s'affermira davantage.  »  Voilà quel est mon songe : Dieu sait ce qu'il en doit arriver.

Quant à ce misérable androgyne (06), je voudrais bien savoir à quelle époque il a tenu ses propos sur moi, si c'est avant ou après notre entrevue. Fais-nous (07) donc savoir ce qu'il en est, si tu le peux. Pour ce qui est de lui, on sait que souvent j'ai, aux dépens de ma dignité, gardé le silence sur ses injustices envers ses administrés; ignorant les unes, excusant les autres, ne voulant pas croire à celles-ci, et imputant celles-là à ses entours. Cependant quand il a voulu me couvrir de tant de honte, en m'envoyant à signer ses infâmes et honteux arrêts, que devais-je faire? Me taire ou riposter? Le premier parti était absurde, servile, impie; le second, juste, viril, indépendant, mais cadrant mal avec les circonstances où nous étions. Qu'ai-je donc fait? En présence d'un grand nombre de gens, que je savais devoir le lui rapporter : « De toute manière, ai-je dit, et certainement un tel rétractera ses arrêts : il y blesse trop la justice. » Notre homme averti fut si loin de revenir à résipiscence, qu'il agit, Dieu m'en est témoin, comme un tyran tant soit peu réservé n'eut osé le faire, et cela quand j'étais à deux pas de lui. Dans cet état de choses, quel parti devait prendre un disciple zélé de Platon et d'Aristote? Laisser sans rien dire des malheureux en proie à des brigands, ou bien les défendre de tout mon pouvoir, ce me semble, au moment où ils allaient chanter le chant du cygne, grâce aux intrigues criminelles de ces pervers? Je tiens pour honteux de condamner (08) des tribuns militaires, qui ont abandonné leur poste, quand ils devaient affronter la mort (09), et de les priver de sépulture, mais honteux aussi d'abandonner le nôtre, lorsqu'il s'agit de malheureux à défendre contre des brigands, et cela, quand Dieu combat pour nous et nous a placé à notre rang. Du reste, si j'en dois souffrir, ce n'est point une médiocre consolation que de m'en retirer avec ma conscience en repos.

Puissent les dieux me rendre le vertueux Salluste (10)! Et si dans l'avenir le ciel m'accorde un successeur, je n'y verrai point de mal. Mieux vaut, en effet, bien agir pendant peu de temps que mal agir durant de longues années (11). Quoi qu'on en dise, les dogmes des péripatéticiens ne sont pas moins virils que ceux des stoïciens. Il n'y a, selon moi, qu'une seule différence entre ces deux sectes : l'une est plus exaltée, moins réfléchie, l'autre donne plus de prudence à ceux qui savent y persister (12).

(01) Écrite probablement l'an 358 après J.- C.

(02) Oribase, médecin de Julien, confident de son ambition et de son apostasie.

(03) Odyssée, XIX, v. 502. — Cf. Vigile, Énéide, VI, v. 893 et suivants.

(04) Voyez sur ces songes précurseurs de la grandeur future de Julien, Ammien Marcellin, XX, v, 10.

(05) Cet arbre est Constance, et le rejeton Julien lui-même, La Bleterie

(06) Les commentateurs ne sont point d'accord sur le nom du misérable auquel Julien fait allusion. S'agit-il de Florentius, préfet des Gaules, ou de l'eunuque Eusèbe? Les avis sont partagés. D'après Heyler, le mot androgyne s'applique plutôt à Eusèbe qu'à Florentius, qui était marié. Voyez plus haut, Épître au Sénat et au peuple d'Athènes, 13.

(07) Le texte, d'ailleurs si correct, de Heyler porte ici ὑμῖν, mais on ne peut douter qu'il ne faille lire ἡμῖν.

(08) Nous savons par Lucien que c'était une condamnation capitale. Voyez Lucien, le Navire ou les Souhaits, 33, t. II, p. 348 de notre traduction.

(09) Passage très obscur; nous avons tâché d'être le plus clair possible.

(10) Celui qui exerçait un emploi en Gaule sous le règne de Constance, et dont il est question dans le Discours III. Il ne faut pas le confondre avec un autre Salluste qui, à la même époque, était préteur de l'Orient.

(11) Maxime des péripatéticiens, exprimée par Cicéron dans les Tusculanes, V, 2, et reproduite souvent par les philosophes modernes.

(12) Le texte de cette dernière phrase paraît altéré : l'antithèse n'est point nettement accusée.

LETTRE XVIII

A EUGÉNIUS

Il se plaint de son éloignement, et lui demande des lettres.

Julien au philosophe Eugénius( 01).

Dédale fit, dit-on, pour Icare des ailes de cire et osa soumettre la nature à l'art. Pour moi, tout en louant son art, je n'approuve point son dessein d'avoir eu seul le courage de confier le salut de son fils à une cire fusible. Et cependant, si je pouvais, comme le lyrique de Téos (02), je souhaiterais de changer ma nature pour celle des oiseaux, non sans doute pour voler vers l'Olympe ou exhaler quelque plainte amoureuse, mais afin de diriger mon essor au-delà de vos montagnes afin d'aller t'embrasser, toi, mon unique souci, suivant l'expression de Sappho (03). Mais puisque la nature, en m'enfermant dans la prison du corps humain, ne veut pas que je m'élève dans les airs, je vole vers toi sur les ailes de la parole qui sont à mon service, je t'écris et je suis, autant qu'il est possible, avec toi. Voilà pourquoi sans doute Homère appelle les paroles ailées (04), parce qu'elles peuvent s'envoler partout, comme les oiseaux les plus légers s'élancent où ils veulent. Écris-moi donc aussi, mon ami; car tu as autant que moi, si ce n'est plus, la facilité de ces ailes, qui te servent à transporter tes amis et à les rendre heureux partout comme en ta présence.

(01) Sophiste distingué, très probablement père de Thémistius.

(02) Anacréon, dans un poème perdu. — Cf. pour la même idée Aristophane, Oiseaux, v. 117; Horace, liv. II, ode XVIII, et Béranger, Si j'étais petit Oiseau.

(03) Dans une pièce perdue.

(04) Dans plusieurs endroits de ses poèmes. Cf. Lucien, Sur un appartement, 20, t. II, p. 346 de notre traduction.

LETTRE XIX

A ÉCÉBOLE

Il lui démontre qu'il faut préférer l'argent à l'or, et il lui demande des lettres.

Julien à Écébole (01).

Pindare (02) veut que les Muses soient d'argent, sans doute pour comparer l'éclat et la splendeur de leur art avec ce qu'il y a de plus brillant dans la matière. Le sage Homère (03) appelle l'argent étincelant et l'eau argentée, parce que les rayons purs du soleil y reflètent l'éclat de leur image. La belle Sappho (04) dit que la lune est argentine, parce qu'elle nous dérobe la vue des autres astres (05). D'où il est permis de conclure que les dieux préfèrent l'argent à l'or. Quant aux hommes, dire que dans les besoins de la vie l'argent est plus précieux que l'or, et qu'il leur sert bien plus que l'or enfoui sous la terre, et se dérobant à leur vue, outre qu'il plaît à l'œil et qu'il est mieux approprié à l'usage, ce n'est pas moi seul, ce sont tous les anciens qui parlent ainsi. Lors donc qu'en retour de la pièce d'or (06) que tu m'as envoyée, et pour t'en payer le prix, je t'en envoie une d'argent, ne crois pas mon présent inférieur au tien et ne t'imagine pas y perdre comme Glaucus échangeant son armure (07). En effet Diomède ne le paya point prix pour prix en lui donnant une armure d'argent pour une armure d'or, vu que la sienne lui était beaucoup plus utile et qu'elle avait, comme le plomb, la force de repousser les traits.

Nous nous permettons cette plaisanterie avec toi parce que ta lettre nous fournit l'occasion de te faire la guerre avec quelque liberté. Mais si tu veux réellement nous envoyer des dons plus précieux que l'or même, écris-nous et ne cesse point de le faire. A mes yeux la moindre lettre de toi vaut mieux que ce qu'on croit le plus beau des biens.

(01) Sophiste sous lequel Julien avait étudié.

(02) Voyez Pythiques, IX, 65, et Isthmiques, II, 13.

(03) On ne trouve point ces épithètes dans ce qui nous reste d'Homère.

(04) Dans une pièce perdue.

(05) Voyez Horace, liv. I, ode. XII, v. 46 et suivants.

(06) Les amis s'envoyaient ainsi des gages de leur affection. Cf. plus loin lettre LXIX, p. note 2.

(07) Voyez Homère, Iliade, VI, v. 234 et suivants.

LETTRE XX

A EUSTOCHIUS

Il l'invite â venir recevoir les honneurs du consulat

Julien à Eustochius (01)

Le sage Hésiode (02) veut que nous fassions venir nos voisins à nos fêtes, pour qu'ils se réjouissent avec nous, parce qu’avec nous aussi ils souffrent et s'affligent quand il nous arrive quelque trouble imprévu. Mais moi je dis qu'il vaut mieux faire venir ses amis que ses voisins : et ma raison, c'est qu'un voisin peut fort bien être un ennemi, tandis qu'un ami ne peut pas plus l'être que le blanc noir et le chaud froid. Or, tu sais que ce n'est pas d'aujourd'hui, mais depuis longtemps que tu es mon ami, et n'aurais-tu d'autre témoignage de cette affection persévérante que notre disposition, notre manière d'être à ton égard, c'en serait déjà, ce me semble, une grande preuve. Viens donc toi-même partager les honneurs du consulat. La poste publique (03) t'y amènera sur son attelage avec un cheval de renfort. S'il faut faire quelque autre vœu, nous avons prié Énodia de t'être favorable, ainsi qu'Enodius (04).

(01) On ne sait rien de bien précis sur ce personnage. On a deux lettres de Libanius à un Eustochius que Suidas dit avoir été un sophiste de Cappadoce, qui florissait sous Constance.

(02) Travaux et jours, v. 342 et suivants.

(03) Voyez plus haut, lettre XII, p. 366, note 2.

(04) Énodia, c'est Hécate qui préside aux routes, Enodius, c'est Mercure, dieu des chemins. Tourlet a donné de ce passage une interprétation qui lui vaut les justes railleries de Heyler.

LETTRE XXI (01)

A CALLIXÉNA

Il l'investit d'un double sacerdoce pour être demeurée fidèle au culte des dieux.

Julien à Callixéna (02).

Le temps seul est l'épreuve de l'homme juste (03): voilà ce que nous apprennent les anciens; quant à moi, j'y joindrais encore l'homme pieux et ami de la Divinité. Mais on cite également, dis-tu, Pénélope (04) pour sa tendresse conjugale; je réponds qu'on ne peut préférer dans une femme la tendresse conjugale à la piété, sans avoir fait un abus de la mandragore (05).

Si donc, ayant égard aux temps, on compare Pénélope louée presque universellement pour sa tendresse conjugale, aux femmes qui naguère ont été mises à l'épreuve pour leur piété, et si l'on observe que, par surcroît de maux, le temps de l'épreuve a été double, pourra-t-on, en bonne conscience, te comparer Pénélope ?

Estime donc à sa valeur ta conduite digne d'éloges, pour laquelle tous les dieux veulent te récompenser et que nous honorerons, nous, d'un double sacerdoce. A celui de la très sainte déesse Cérès, dont tu es déjà investie, nous ajouterons la prêtrise de la Grande Déesse Phrygienne (06), dans la pieuse ville de Pessinonte (07).

(01) Écrite l'an 362 après J.-C. — Cf. le discours Sur la Mère des dieux, page 137 et suivantes.

(02) Prêtresse de la Bonne Déesse à Pessinonte.

(03) Sophocle, OEdipe roi, v. 601.

(04) Julien aime à rappeler le nom de Pénélope, qu'il a comparée plus haut avec l'impératrice Eusébie. Voyez p. 109.

(05) Breuvage stupéfiant tiré d'une plante du genre des belladones.

(06) Voyez sur Cérès et sur la Bonne Déesse le Dict. myth. de Jacobi.

(07) Ville célèbre de Phrygie.

LETTRE XXII

A LÉONTIUS

Il le crée capitaine de sa garde.

Julien à Léontius (01).

L'historien de Thurium (02) dit que les hommes ont les oreilles moins fidèles que les yeux (03); moi j'ai à ton égard une opinion tout à fait contraire : j'en crois plus mes oreilles que mes yeux. Je te verrais même dix fois que je m'en rapporterais moins à mes veux qu'à mes oreilles, une personne incapable de mentir m'ayant affirmé que tu es un homme qui fait tout des pieds et des mains, comme dit Homère (04), pour se montrer supérieur à lui-même. Nous te permettons donc le port d'armes et nous t'envoyons l'armure complète qui convient aux fantassins et qui est plus légère que celle de la cavalerie (05). Nous t'incorporons en même temps dans notre milice domestique. Or, cette milice est recrutée parmi la classe des vétérans qui ont déjà fait quelques campagnes (06).

(01) Préfet de la ville sous Constance. Voyez Ammien Marcellin, XV, VII, 1.

(02) Hérodote, qui, né à Halicarnasse, mourut, dit-on, à Thurium, ville de la Grande Grèce.

(03) Voyez Hérodote, I, VIII. — Cf. Lucien, Sur un appartement, 20, t. II. p. 316 de notre traduction; Comment il faut écrire l'histoire, 29, t. 1, p. 368, et De la danse, 78, t. I, p. 498. — Voyez aussi Horace, Art poét., v. 180 et suivants

(04) Odyssée, VIII, v. 140 et suivants. — Cf. Pindare, Ném., X, v. 90.

(05) Ce dernier membre de phrase paraît être une glose qui s'est introduite dans le texte.

(06) Voyez l'observation précédente.

LETTRE XXIII (01)

A HERMOGÈNE

Il le félicite d'avoir échappé à un grand danger, et il l'invite à venir le voir.

Julien à Hermogène (02), ex-préfet d'Égypte.

Laisse-moi m'écrier avec les poètes(03) : «  Ah! que j'espérais peu me voir sauvé! » Ainsi pour toi : « Ah! que j'espérais peu te voir échapper (04), j'en atteste Jupiter, à l'hydre aux mille têtes! » Ce n'est point Constance que je désigne par là. Il était ce qu'il était; mais j'entends les bêtes féroces qui l'entouraient, ces hommes dont les regards menaçaient tout le monde et qui le rendaient plus cruel, quoiqu'il fût moins doux, à tout prendre, qu'on ne le croyait généralement. Pour lui, que maintenant, puisqu'il est au rang des bienheureux, la terre lui soit légère, comme on dit! Et pour eux, je ne veux point qu'on leur fasse la moindre injustice, j'en prends à témoin Jupiter. Cependant comme il s'élève contre eux de nombreux accusateurs, on leur a donné des juges (05). Quant à toi, mon cher ami, viens vite, fais l'impossible pour arriver ici. J'ai souvent souhaité de te voir, j'en atteste les dieux, mais aujourd'hui que je te sais échappé au danger, mon affection te presse plus vivement d'accourir.

(01) Écrite l'an 361 après J.-C.

(02) Il ne faut las confondre ce correspondant de Julien avec un autre Hermogène surnommé Ponticus, et qui était préfet du prétoire en Orient. Voyez Ammien Marcellin, XIX, XII, 6.

(03) Il ne s'agit las d'un poète en particulier, mais l'auteur fait allusion au langage ordinaire des poètes tragiques.

(04) J'adopte la leçon ὅτι διαπέφευγας au lieu de ὅτι δ' ἀπέφευγον. Heyler fait observer avec raison que cette dernière leçon est en contradiction avec la fin de la lettre.

(05) Voyez sur l'organisation et les actes de ce tribunal, institué par Julien contre ses ennemis et contre ceux de son frère Gallus, Ammien Marcellin, XXIII, III.

LETTRE XXIV (01)

A SARAPION

Il lui envoie cent figues de Damas. Éloge des figues et du nombre cent.

Julien à l'illustrissime Sarapion (02).

On s'envoie divers présents dans les jours solennels, moi je te fais parvenir pour régal un doux assortiment de figues sèches de ce pays, figues à longue queue (03) et au nombre de cent. Comme quantité c'est un petit présent, mais comme beauté peut-être y trouveras-tu un suffisant plaisir.

Aristophane (04) dit que, le miel excepté, il n'y a rien de plus doux que les figues, et même il se reprend pour dire que le miel même ne surpasse point les figues en douceur. Hérodote (05), voulant donner dans son histoire l'idée d'un isolement absolu, dit : « Chez eux il n'y a ni figues ni rien autre de bon.  »  C'est comme s'il disait que, parmi les fruits, il n'y en a pas de meilleur que les figues, et qu'on ne trouve absolument rien de bon où la figue ne se trouve pas. Le sage Homère (06) loue dans chaque fruit la grosseur, la couleur, la beauté : à la figue seule il accorde la douceur. Il se contente d'appeler le miel jaune, afin de ne pas donner mal à propos l'épithète de douce à une substance qui est âcre fort souvent ; mais il n'hésite pas à donner à la figue seule une dénomination commune avec le nectar, parce qu'elle est douce entre tout ce qui est doux. Hippocrate (07) dit que le miel est doux au goût, mais tout à fait amer à digérer, et je suis de son avis. On convient généralement qu'il engendre de la bile et donne aux humeurs une saveur complètement opposée à son goût : fait qui marque bien sa tendance naturelle à l'amertume. Car il ne se changerait point en un liquide amer, s'il n'avait d'avance le principe qui le fait dégénérer de ce qu'il était. Mais la figue n'est pas seulement douce au goût, elle est meilleure encore pour la digestion. De plus, elle est tellement utile aux hommes qu'Aristote (08) la regarde comme un contrepoison à toute substance vénéneuse; et si dans les repas on l'offre au commencement et au dessert, c'est uniquement parce qu'on la préfère à tout autre remède sacré contre les mauvais effets des aliments. Dire que la figue est offerte aux dieux, qu'elle figure sur les autels dans tous les sacrifices (09), et qu'elle exhale un parfum supérieur à toute espèce d'encens, ce n'est pas moi tout seul qui le prétends, mais quiconque en sait les usages n'ignore point que cette observation est d'un sage et d'un hiérophante.

L'illustre Théophraste (10), en exposant dans ses préceptes d'agriculture les essences d'arbres susceptibles de greffe, et toutes celles qui peuvent être entées réciproquement sur des troncs différents, loue, je crois, particulièrement le figuier, comme pouvant recevoir la plus grande variété de greffes étrangères et produire aisément les rejetons de n'importe quel arbre, si l'on en coupe les branches l'une après l'autre, et si à l'incision pratiquée on adapte tel ou tel scion reproducteur : de cette manière souvent un seul figuier présente l'aspect d'un jardin complet; on dirait d'un charmant verger offrant une variété délicieuse de fruits de toute espèce, dont il emprunte son éclat. Les fruits des autres arbres sont de courte durée et se conservent mal : la figue seule vit au-delà d'une année et voit naître le fruit qui va lui succéder. Ainsi, selon Homère (11), dans le jardin d'AIcinoüs les fruits vieillissent en se remplaçant. Pour les autres arbres, cela ressemble à une fiction poétique; pour la figue seule c'est l'expression de l'exacte vérité : il n'y a point de fruit qui soit de plus longue durée. Telle est en général, selon moi, la figue comme fruit, mais les nôtres sont de beaucoup meilleures comme produit; car, de même que le figuier est au-dessus des autres arbres, ainsi notre figuier est au-dessus des autres figuiers, et si l'essence du figuier l'emporte sur les autres essences, il s'abaisse devant celui qui croît chez nous, en sorte que cette comparaison même est tout à l'avantage du figuier, dont la supériorité naturelle ne le cède à un seul que pour triompher de tous. Or, ce n'est pas sans raison que nous jouissons de ce privilège. Il fallait, je le crois, que la vraie ville de Jupiter, l'œil de tout I'Orient, je veux dire la sainte, la vaste Damas, si supérieure en tout, par la beauté des cérémonies, la grandeur de temples, l'heureuse température des saisons, la limpidité des fontaines, le nombre des fleuves, la fertilité de la terre, fût aussi la seule qui possédât un tel arbre pour rehausser l'admiration dont elle est l'objet. Aussi cet arbre ne souffre-t-il aucun déplacement : il ne dépasse point les limites du sol où il est né, et, par une loi commune aux plantes indigènes, il se refuse à produire en colonie.

L'or, je crois, et l'argent sont les mêmes partout : notre contrée seule produit un arbre qui ne peut naître ailleurs. Et de même que les marchandises tirées de l'Inde, les vers à soie de la Perse, les produits si vantés de l'Éthiopie (12) se répandent en divers pays par la voie du commerce, ainsi notre figue, qui ne naît dans aucune autre contrée, est envoyée par nous dans tout l'univers : il n'y a pas de cité, pas d'île où elle ne porte la merveille de sa douceur. Ornement de la table des rois, ravissante parure de tous les festins, point de gâteau feuilleté, rond ou tendre (13), point de friandise bien assaisonnée où la figue n'entre pas. Tant c'est un condiment admirable! tant elle l'emporte sur tous les autres! Les autres figues se mangent à l'automne ou se conservent pour être mangées sèches : les nôtres ont seules ce double emploi : excellentes sur l'arbre, elles sont meilleures encore, quand on les laisse sécher. Si l'on considère le beau coup d'œil  qu'elles offrent encore sur l'arbre, comment elles sont suspendues aux branches par leurs longs pédoncules en forme de calice, ou bien comment l'arbre lui-même est entouré de ses fruits aux mille nuances éclatantes, on dirait qu'il s'est fait un collier de tous ces fruits qui pendent (14).

Cependant l'art de les conserver n'a pas moins de charme que leur consommation n'offre de plaisir. On ne jette point ici les figues toutes ensemble en un seul tas; on ne les fait pas sécher en masse et pêle-mêle au soleil. On commence par les cueillir doucement sur l'arbre avec la main, puis on les suspend aux murs, entourées de branchettes ou de baguettes épineuses, afin qu'elles blanchissent caressées par les rayons purs du soleil et qu'elles bravent les attaques des bêtes et des oiseaux, défendues par les piquants qui leur servent de gardes. Mais c'est assez longtemps que leur naissance, leur douceur, leur beauté, leur préparation et leur emploi font le sujet où notre lettre se joue.

Passons au nombre cent qui est le plus noble de tous et qui renferme en lui la perfection des autres nombres, comme on le voit en raisonnant ainsi (15). Je n'ignore pas que, suivant la doctrine des sages de l'antiquité (16), le nombre impair l'emporte sur le nombre pair (17), en ce que, tout en étant un principe d'accroissement, il ne peut s'apparier par deux, attendu qu'une chose semblable à une autre demeure nécessairement ce qu'est cette dernière, mais où il y a deux, un troisième constitue l'impair. Cependant moi, malgré ce que mon opinion peut avoir de hardi, voici ce que je prétends. Tous les nombres sont soumis à un principe commun, et chacun d'eux peut s'accroître par l'addition d'un autre, mais il est beaucoup plus juste d'attribuer la cause d'accroissement au nombre pair qu'à l'impair. En effet, l'unité ne serait pas un nombre impair, si son imparité n'avait pas un terme de comparaison, tandis que la combinaison engendre une double imparité et fait que deux nombres se prêtent naturellement à l'accroissement d'un troisième; puis, si l'on associe un second binaire au premier, on obtient un quaternaire, de sorte que leur mutuelle réunion, tout en constatant l'imparité primitive de chacun de leurs éléments, se trouve constituée en nombre binaire. Ce point accordé, je crois pouvoir dire, ce me semble, que la première dizaine, multipliée par elle-même, produit la centaine, en sorte que de l'unité naît la dizaine par progression, et de la dizaine multipliée par elle-même le nombre cent. De là, à partir de cent, la somme des autres nombres reprend toute sa force au moyen de l'unité, avec laquelle le binaire combiné engendre constamment l'impair et se reproduit jusqu'à ce que la somme des nombres s'élève à une seconde centaine, puis de cette dernière à une autre par une accumulation successive de centaines jusqu'à l'infini.

C'est pour cela, je crois, qu'Homère (18), dans ses poèmes, n'agit point au hasard et sans but, quand il donne à Jupiter une égide à cent franges, mais il révèle par cette allégorie fine et détournée que le plus parfait des nombres convient au plus parfait des dieux, et que c'est le seul qui puisse mieux que tout autre lui servir de parure, ou bien que l'univers, dont la forme ronde est figurée par la rondeur du bouclier, ne peut pas être mieux exprimé par un autre nombre que par la centaine, assimilée, en raison de son évolution circulaire, à l'être intelligent qui régit cet univers.

La même tradition (19) place Briarée aux cent bras à côté du trône de Jupiter et le fait combattre pour la puissance de son père, afin de donner à entendre que la force parfaite réside dans un nombre parfait. Pindare le Thébain (20), embouchant la trompette pour célébrer dans ses chants épiniciens (21) la défaite de Tvphée, et opposant la vigueur du plus grand des géants au plus grand des dieux, croit ne pas pouvoir mieux renforcer l'hyperbole de son beau langage qu'en disant qu'il suffit à celui-ci d'un coup pour tuer le géant aux cent têtes: ce qui revient à dire que nul autre qu'un géant armé de cent têtes par sa mère (22) n'était capable d'en venir aux mains avec Jupiter, et que nul autre dieu que Jupiter n'était capable de terrasser un tel monstre. Simonide le lyrique (23) n'a besoin que d'un mot pour louer Apollon : il l'appelle le dieu Cent  (24) et cette épithète lui sert de marque sacrée pour désigner le dieu, dont on dit que les cent flèches tuèrent le serpent Python : aussi ce dieu se réjouit-il plus d'être appelé Cent que Pythien, comme si ce premier surnom était pour lui un titre héréditaire. L'île de Crète, berceau de Jupiter, en retour des soins nourriciers qu'elle a donnés à ce dieu, est honorée par le nombre de ses cent villes : Homère ne loue jamais Thèbes qu'en l'appelant la ville aux cent portes (25), parce que ces cent portes font sa merveilleuse beauté. Il ne parle point des hécatombes (26) offertes aux dieux, des temples à cent pieds, des autels à cent bases, des appartements d'hommes qui peuvent recevoir cent personnes, des champs de cent arpents, et de tant d'autres choses divines et humaines dans lesquelles entre la dénomination de ce nombre. C'est encore ce nombre qui distingue nos dignités militaires et civiles et qui répand son éclat sur nos centuries guerrières : c'est lui qui honore les magistratures où figure un nombre de juges égal au nom qui leur est donné (27). J'en aurais à dire bien plus encore, mais les bornes d'une lettre s'y  opposent, et j'ai besoin même que tu m'excuses d'en avoir dit si long sur un pareil sujet. Cependant si ta critique juge que ce bel exercice a une modeste valeur, tu pourras sans scrupule en faire part à d'autres sous le sceau de ton approbation. Mais si, pour atteindre ce but, il a besoin d'une autre main, qui mieux que toi lui donnera le degré de perfection qu'il faut à sa beauté, pour jouir des regards du public?

(01) Écrite sans doute dans l'extrême jeunesse de Julien. C'est un monument curieux de ces exercices de rhéteur, qui tenaient alors une si grande place dans l'éducation de la jeunesse, et dont nous avons traité amplement dans notre thèse De Iudicris apud veteres Iaudationibus. Voyez, pour cette épître de Julien, l'ouvrage que nous citons page 99 et suivantes. On trouvera un éloge de la Figue dans les Rime burlesche di Berni, t. II. Capitol. in lode de' Fichi del Molza.

(02) Personnage inconnu, peut-être un rhéteur d'Alexandrie qui écrivit un traité sur les Défauts des déclamations.

(03) Voyez Pline l'Ancien, liv. XV, XVIII.

(04) On ne trouve rien de pareil dans les pièces qui nous restent de lui.

(05) Liv. I, chap. LXXIII. — Cf. Athénée, liv. III, chap. XV.

(06) Voyez Odyssée, VII. 115; XI, 589; X, 534; XX, 69; Iliade, I, 598.

(07) Dans son traité des Affections internes. — Cf. Galien, liv. III, chap. XXIX.

(08) Aristote a parlé quelquefois des figues, mais le passage cité par Julien ne se retrouve dans aucun de ses écrits.

(09) Elle était spécialement consacrée à Mercure.

(10) Histoire des plantes, liv. II, 1 et 7. — Cf. Des causes, liv. I, 6.

(11) Odyssée, VIII. 120.

(12) Spécialement les dents d'éléphant, le bois d'ébène, les plumes d'autruche. Voyez, du reste, pour le commerce de l'Orient, le curieux chapitre d'Ezéchiel, et Cf. Émeric David, Hist. de la peinture au moyen âge, etc., p. 209. De l'influence de l'art du dessin sur le commerce et la richesse des nations.

(13) On retrouve cette énumération dans Démosthène, De la couronne, t. I, p. 297, édit. Tauchnitz.

(14) Passage corrompu : nous avons essayé de le rendre le plus clairement possible.

(15) On trouvera des éloges de nombres dans Dornaw, Amphith. sapientiae socraticae, joco-seriae, t. I, p..392, édit. 1619. — Cf. le même auteur dans sa préface, où il dit que Démocrite avait écrit un livre sur le nombre quaternaire.

(16) Voyez à cet égard la note intéressante donnée par Tourlet dans sa traduction de Julien, t. III, p. 151.

(17) On connaît le vers de Virgile, Egl. VIII, v. 76 :

Numero deus impare gaudet.

(18) Il n'y a point d'endroit spécial dans Homère où l'on trouve cette épithète. Voyez toutefois Iliade, XIV, 181.

(19) Voyez Homère, Iliade, I, 402. — Cf. Dict myth. de Jacobi, art. EGEON. — Cf. Lucien, Jupiter tragique, 40, t. II, p. 108 de notre traduction.

(20) Olymp. IV, v. 10, et Pyth., I, v. 31 et suivants.

(21) C'est-à-dire après la victoire : c'est un mot commode et que nous serions heureux de voir adopter pour l'ensemble des œuvres qui nous restent de Pindare.

(22) La Terre.

(23) Dans un poème perdu.

(24) Cf. Homère, Hymne à Apollon, v. 1.

(25) Voyez Homère, Iliade, II, 649; IX, 381.

(26) Sacrifice de cent bœufs.

(27) Les centumvirs.

LETTRE XXV (01)

AUX JUIFS

Il leur rappelle ses bienfaits, leur demande de prières à leur dieu, et promet de rebâtir Jérusalem.

Julien à la nation des Juifs.

Plus lourde que le poids de la servitude des temps passés pèse sans doute sur vous la taxe non sanctionnée, qui vous astreint à verser des sommes énormes dans les caisses du trésor. J'ai vu de mes veux une grande partie de cet abus, mais j'en ai connu une partie plus grande encore d'après les rôles dressés et gardés contre vous. Aussi ai-je empêché l'ordonnance d'un nouvel impôt dont on allait vous charger, j'en ai écarté le détestable projet et j'ai mis au feu les rôles déposés contre vous dans mes archives, en sorte qu'on ne pourra plus vous lancer la menace de ces rumeurs odieuses. Du reste, vous avez moins à en accuser mon oncle Constance, d'heureuse mémoire, que les barbares d'esprit et les impies de cœur assis à sa table (02). Je les ai donc fait saisir et jeter dans des fosses où ils sont morts, sans laisser parmi nous trace de leur trépas. Mais afin de vous être plus agréable encore j'ai prié Julius, votre frère et très vénérable patriarche (03) d'abolir ce que vous appelez l'apostolat (04), et de ne pas souffrir que qui que ce soit écrase à l'avenir votre nation d'un semblable tribut : jouissant alors d'une parfaite sécurité sous mon règne, vous pourrez adresser pour moi de plus ardentes prières au Dieu souverain de l'univers, au créateur, dont la main pure a daigné ceindre mon front de la couronne. En effet, ceux qui sont en proie à quelque souci sentent leur pensée enchaînée et n'ont pas la force d'élever leurs mains au ciel pour la prière, tandis qu'un peuple, libre de toute inquiétude, se réjouit d'un cœur unanime, et adresse pour son empereur des vœux suppliants au souverain maître de qui dépend l'heureuse gestion de cet empire, conformément à nos souhaits. C'est ce que vous devez faire, afin que, vainqueur dans ma guerre contre les Perses. je puisse rebâtir par mes soins la ville sainte de Jérusalem, que vous désirez depuis si longtemps voir sortir de ses ruines, y fixer mon séjour et y rendre hommage avec vous au Dieu suprême.

(01) L'authenticité de cette lettre a été mise en doute par quelques savants; mais sans compter Voltaire, qui la cite dans le Dictionnaire philosophique, article APOSTAT, des érudits d'un témoignage très respectable, entre autres Warburton, Gibbon et Heyler, ne doutent point qu'elle n'ait été réellement écrite par Julien vers l'an 362 ou 363.

(02)  On a déjà vu, dans la lettre XXIII, qu'il traite de bêtes féroces les officiers palatins qui exerçaient une si funeste influence sur l'empereur, et qui faisaient curée des places et de l'argent.

(03) « Il semble que les Juifs, depuis la ruine de Jérusalem, aient conservé jusqu'au commencement du cinquième siècle une forme d'État et de monarchie. Ils avaient en Palestine un ethnarque ou chef du leur nation, qui, par la tolérance des Romains, jouissait d'un très grand pouvoir. Il se nommait aussi patriarche. Sa place était héréditaire et passait du père au fils. Toutes les synagogues d'Orient et d'Occident lui payaient tribut, sous prétexte de fournir à l'entretien des rabbins qui s'appliquaient, dans la Judée, à l'étude de la loi; ceux qu'il chargeait de lever cet impôt portaient le nom d'apôtres ou envoyés.»  LA BLETERIE, d'après Tillemont. — Cf. lettre LXXI.

(04) Voyez la note précédente.

LETTRE XXVI (01)

AUX ALEXANDRINS

Il ordonne  à Athanase de quitter Alexandrie.

Édit aux Alexandrins.

II fallait qu'un homme banni par plusieurs édits royaux, par plusieurs ordonnances impériales, attendît au moins un édit royal pour rentrer dans ses foyers, au lieu de pousser l'audace et le délire jusqu'à se moquer des lois comme si elles n'existaient pas. Nous avions permis depuis peu aux Galiléens, chassés par Constance, d'heureuse mémoire, de revenir non pas à leurs églises, mais dans leurs patries. Cependant j'apprends qu'Athanase, cet audacieux, emporté par sa fougue accoutumée, est venu reprendre ce qu'ils appellent le trône épiscopal, au grand déplaisir du peuple religieux (02) d'Alexandrie. Nous lui signifions donc l'ordre de sortir de la ville, à partir du jour même où il aura reçu ces lettres de notre démence, et sur-le-champ. S'il reste à l'intérieur de la ville, nous prononcerons contre lui des peines plus fortes et plus rigoureuses.

(01) Écrite l'an 362 après J.-C. — Voyez la lettre VI.

(02) Julien désigne la partie de la population d'Alexandrie fidèle au culte des dieux.

LETTRE XXVII (01)

A LIBANIUS.

Il lui raconte son voyage chez les Perses.

Julien à Libanius sophisme et questeur (02).

Je suis arrivé à Litarbes (03) ; c'est un bourg de la Chalcide : le hasard m'y a fait rencontrer une route où sont les restes d'un camp d'hiver des Antiochicas (04). Bornée, je crois, d'un côté par un marais, de l'autre par une montagne, elle est âpre partout. Près du marais gisent des pierres, qui sont là comme jetées à dessein, sans qu'une main les ait travaillées, mais à la façon de celles que posent dans les villes les constructeurs des rues, qui au lieu de chaux, lient leurs pierres avec du mortier et les assemblent comme on fait pour un mur. Ce passage franchi avec quelque peine, je suis arrivé à ma première étape. Il était environ neuf heures. Je reçus dans ma maison la visite d'une grande partie de vos sénateurs (05). Peut-être sais-tu déjà quel a été le sujet de notre conversation; en tout cas tu l'apprendras de notre bouche, s'il plaît aux dieux.

De Litarbes, je me suis rendu à Béroé (06). Jupiter nous y a donné tous les signes favorables et témoigné manifestement sa protection. En m'y arrêtant une journée, j'ai visité la citadelle et immolé un taureau blanc à Jupiter, suivant le rite royal. J'ai eu quelques moments d'entretien avec le Sénat sur les affaires de religion. Tous ont applaudi à mes paroles. mais peu ont été convaincus, et c'étaient justement ceux que je savais bien pensants avant mon discours : sous prétexte de franchise, ils se sont laissés aller à dépouiller et à perdre tout respect. Car le grand défaut des hommes, j'en atteste les dieux, c'est de rougir du bien, de la grandeur d'âme, de la piété, et de se glorifier au contraire des choses les plus honteuses, telles que le sacrilège, la mollesse de l'esprit et du corps.

De là j'arrive à Batné (07), séjour auquel je n'ai rien vu de comparable chez vous à l'exception de Daphné (08), qui maintenant ressemble à Batné. Naguère, quand elle avait encore son temple et sa statue (09), je n'aurais pas hésité à comparer, que dis-je? à préférer Daphné à l'Ossa, au Pélion, aux cimes de l'Olympe et aux vallées de Thessalie. Le lieu est consacré à Jupiter Olympien et à Apollon Pythien. Mais tu as composé sur Daphné un éloge (10) tel que pas un mortel, vivant aujourd'hui (11), n'en pourrait faire le semblable, même en y travaillant de tous ses efforts, et je crois que l'on n'en eût pas trouvé beaucoup chez les anciens. Que puis-je donc entreprendre d'écrire sur un sujet que tu as si brillamment traité? Me préserve le ciel d'y songer! Je reviens à Batné : le nom est barbare; mais le pays est grec (12). D'abord les vapeurs de l'encens circulaient autour de la contrée, et partout nous voyions de pompeux sacrifices : cependant ce zèle, tout en me causant un vif plaisir, me parut un peu trop chaud et poussé au-delà des bornes du culte que l'on doit aux dieux. Car toutes ces cérémonies doivent s'accomplir tranquillement, loin de la foule, sans autres témoins que ceux qui apportent aux dieux les offrandes et les objets sacrés. Mais, avant peu sans doute, nos soins remédieront à ces abus. Batné m'a paru située dans une plaine boisée, avec des plants de jeunes cyprès, parmi lesquels pas un arbre vieux ou pourri, mais tous couronnés d'une chevelure verdoyante. La résidence royale n'a rien de somptueux : elle est de terre et de bois, sans aucun ornement; le jardin, plus modeste que celui d'Alcinoüs, est comparable au jardin de Laërte (13). On y voit un tout petit bosquet planté de cyprès : le long de la clôture sont des arbres de la même essence, nombreux, bien rangés, bien alignés : au milieu, des carrés où poussent des légumes et des arbres qui donnent toutes sortes de fruits. Qu'y ai-je donc fait? Un sacrifice le soir, et le lendemain de grand matin, comme j'ai l'habitude de le faire ponctuellement chaque jour. Les victimes propices, nous nous sommes dirigés vers la ville (14), où les citoyens sont venus à notre rencontre. J'ai été reçu chez un hôte que je voyais pour la première fois, mais que j'aimais depuis longtemps. La raison, je sais que tu la connais, mais il m'est doux pourtant de te la redire. Entendre parler ou parler moi-même de ces sujets-là, c'est pour moi du nectar. Élève du divin Jamblique (15), Sopater est, en outre, son gendre. Ne pas aimer de tout cœur de pareils hommes serait à mes yeux la plus vile des injustices. Mais j'ai aussi une raison plus grande encore. Il a reçu chez lui mainte et mainte fois mon cousin et mon frère germain (16) et, pressé souvent par eux, comme cela devait être, de renoncer au culte des dieux, il a su se préserver, chose difficile, de cette maladie.

Voilà ce que j'avais à t'écrire d'Hiérapolis (17) au sujet de mes affaires personnelles. Quant aux faits militaires et politiques, il faudrait, je crois, que tu fusses là pour en juger et t'y intéresser. Or, ce sont des choses, tu le sais bien, trop compliquées pour être mises dans une seule lettre, et difficiles même à faire entrer dans trois lettres, quand on se pique d'exactitude. Je veux cependant t'en parler, et je vais t'en dire quelques mots. J'ai envoyé des députés aux Sarrasins (18), pour les inviter à venir, s'il leur plaît. Première affaire. Autre chose : j'ai fait partir quelques éclaireurs, à I'œil bien ouvert, de peur que quelque espion n'aille d'ici prévenir en secret les ennemis des mouvements que nous dirigeons contre eux. J'ai ensuite jugé un procès militaire avec beaucoup de douceur, je me plais à le croire, et beaucoup d'équité. Je me suis procuré un grand nombre de chevaux et de mulets et j'ai réuni toute mon armée. Mes bateaux de rivière sont pleins de blé, ou plutôt de pains secs et de vinaigre. Comment tout cela s'est fait et que de paroles il a fallu dire pour chacune de ces opérations, quelle longue histoire il faudrait pour le raconter, n'est-ce pas? Et puis toutes les lettres que j'ai écrites, et les mémoires où je consigne tout ce qui nous est de favorable augure, mémoires qui me suivent partout, à quoi bon se donner la peine d'en faire l'énumération (19)?

(01) Écrite d'Hiérapolis, au mois de mars de l'an 363, peu de temps avant la mort de Julien. — Cf. Ammien Marcellin, liv. XXIII, chap. Il, jusqu'à la fin du liv. XXIV, et Zosime, liv. III, du chap. 12 au chap. 28. On fera bien de recourir aussi à l'ouvrage de d'Anville, l'Euphrate et le Tigre, Paris, 1780, in-4°.

(02) A l'époque impériale, les questeurs avaient mission de faire exécuter les ordonnances des empereurs.

(03) Localité située à trois cents stades d'Antioche.

(04) On ignore à quelle époque et dans quelles circonstances avait été construit ce camp d'hiver.

(05) Il s'agit du Sénat d'Antioche, ville natale de Libanius.

(06) Beroé, Berrhoé ou Bérée, ville de la Syrie, bien connue, nommée ensuite Chalybon, est aujourd'hui Alep.

(07) Batné, Batnes ou Batnées, ville de la Syrie, au S. O. d'Hiérapolis. Il ne faut pas confondre cette Batné avec une autre ville du même nom, située en Mésopotamie, et dont il est question dans Ammien Marcellin, liv. XXIII. chap. II, 7.

(08)  Bourgade délicieuse, bâtie à l'est d'Antioche par Séleucos, et dans laquelle mourut Germanicus. Voyez Tacite, Annales, II, 83. Julien en parle également dans le Misopogon, 8. On en peut lire une description détaillée. dans Sozomène, liv. V, chap. 19. — Cf. De Juliani Augusti in Asia rebus gestis, par G. P. Jachme, Budissiae, 1869, p. 25.

(09) Temple et statue d'Apollon Pythien, détruits par un incendie.

(10) Sous le titre de Monodie; voyez les œuvres de Libanius, t. II, p. 185.et suivantes, édit. Claude Morel.

(11) Allusion à Homère, Iliade, V, 304.

(12) Non pas d'origine, mais de religion.

(13) Voyez Homère, Odyssée, VII, 112, et XXIV, 245 et suivante.

(14) Hiérapolis, dont il est question plus bas.

(15) Voyez plus loin, lettre XXXIV. 25

(16) Constance et Gallus.

(17) On trouvera des détails sur cette ville dans Lucien, Sur la déesse syrienne, t. II, p. 442 de notre traduction.

(18) Ils avaient offert leurs services à Julien. Voyez Ammien Marcellin, liv. XXIII, chap. III, 8.

(19) Le texte de cette fin de lettre est fort tourmenté : nous avons essayé de le rendre le plus intelligible que nous avons pu, d'après les indications judicieuses de Heyler.
 

LETTRE XXVIII

A GREGORIUS

Réponse amicale et brève à un ami.

Julien à Grégorius, général (01).

A mon adresse un petit billet de ta main a suffi pour me donner l'occasion d'un grand plaisir. Aussi, en échange de la vive joie que m'a causée ta missive, je te renvoie la pareille, convaincu que ce n'est point par la longueur d'une lettre, mais par l'étendue de l'affection que se payent les retours d'amitié.

(01) La finalité de général, ἡγεμών, s'appliquait alors à un intendant militaire, à un gouverneur de province ou à un administrateur du fisc.

LETTRE XXIX (01)

A ALYPIUS

Invitation a un ami.

Julien à Alypius (02), frère de Césarius  (03).

Syloson (04), nous dit l'historien (05), vint trouver Darius, le fit ressouvenir de la chlamyde (06), et en retour lui demanda Samos. Darius était tout fier de l'échange, croyant pour peu avoir donné beaucoup. Mais Syloson n'en eut qu'un triste gré. Compare nos affaires actuelles avec les leurs. Et d'abord sur un point je crois que l'avantage est de notre côté. Nous n'avons pas attendu que quelqu'un nous fît ressouvenir; mais il y a bien longtemps que nous gardons le souvenir inaltérable de ton amitié, et dès que le ciel nous en a donné l'occasion, nous t'avons appelé non point avec les seconds, mais avec les premiers. Voilà pour un premier fait. Quant à l'avenir, veux-tu me permettre, car je suis prophète, de te faire une prédiction? Je crois que le tien sera de beaucoup meilleur que celui du Samien, si Adrastée m'est favorable (07). Car tu n'as pas besoin d'un roi qui te vienne en aide pour renverser une ville, et moi il me faut beaucoup de monde pour relever ce qui est tristement tombé (08). C'est ainsi que se joue avec toi une Muse gauloise et barbare; pour toi, viens donc ici gaiement escorté par les dieux : tu auras sous la main chevreaux et brebis comme gibier d'hiver (09). Viens vers un ami qui, même avant de pouvoir connaître tout ce que tu vaux, t'aimait déjà de tout son cœur.


 

(01) Écrite l'an 361 ou 362 après J.-C.

(02) Cet Alypius, architecte-géographe et intendant du trésor impérial, fut gouverneur de Bretagne et chargé par Julien de la reconstruction du temple de Jérusalem. — Cf. Ammien Marcellin, liv. XXIII, chap. I, 2.

(03) Césarius ou Césaire, médecin de Constance, était chrétien et frère de saint Grégoire de Nazianze.

(04) « Syloson, frère de Polycrate, tyran de Samos, avait reçu, à titre d'hôte, Darius, alors simple particulier, qui avait paru curieux d'un riche manteau. Le prince étant parvenu à l'empire des Perses, Syloson vint lui offrir ce manteau et reçut pour récompense l'île de Samos, dont il ne jouit pas longtemps, parce que la ville s'émut soulevée, fut saccagée par les Perses. » TOURLET. — Cf. Éloge de l'impératrice Eusébie, 12.

(05) Hérodote, III, chap. 140.

(06) Ou chlamyde, espèce de casaque militaire.

(07) On retrouve cette exclamation dans Lucien, Dialogue des courtisanes, Dialog. VI, 2 et 3, t. II, p. 364 et 365 de notre traduction. — Cf. Ammien Marcellin, liv. XIV, chap. xi, 25 : il entre dans d'assez longs détails sur cette divinité. Voyez aussi, plus loin, lettre XLIX.

(08) Allusion à la restauration du temple de Jérusalem ou du paganisme.

(09) Passage corrompu.

LETTRE XXX (01)

AU MÊME

Il loue un livre de géographie d'Alypius, et le félicite de son administration.

Julien à Alypius.

J'étais déjà remis de mon indisposition, quand tu m'as envoyé ta géographie (02). Je l'ai reçue avec beaucoup de plaisir ainsi que le plan qui l'accompagne. Elle contient de meilleures descriptions que celle qu’on avait déjà, et puis tu lui as donné un certain air poétique, en y ajoutant des iambes, non pas de ceux qui sonnant une charge bupalienne (03), comme le poète cyrénéen (04), mais du genre de ceux que la belle Sappho adapte à ses nomes (05). En un mot, ton présent est de nature à faire autant d'honneur à toi qui l'envoies, que de plaisir à moi qui le reçois.

Quant à ce qui regarde ta gestion des affaires (06), la fermeté unie à la douceur, avec laquelle tu t'appliques à tout exécuter, me cause une vive satisfaction. Car joindre la bonté et la prudence à la sévérité et à l'énergie, de manière à ménager les bons et à corriger résolument les méchants, n'est point, à mon avis, d'une nature ordinaire ni d'une vertu médiocre. Nous souhaitons que, l'œil tourné vers ces deux points, tu t'en fasses un but honnête où tu puisses atteindre. Car telle doit être la fin de toutes les vertus, ainsi que le prétend avec justesse l'autorité des anciens sages (07). Bonne santé, prospérité et longue vie, frère aimable et bien-aimé.

(01) Écrite vers la même époque que la précédente.

(02) Sans doute de la Palestine avec un plan le Jérusalem.

(03) C'est-à-dire contre Bupalus. Ce Bupalus était un statuaire qui s'était moqué d'Hipponax en faisant une caricature hideuse de ce poète, naturellement laid. Hipponax se vengea par des iambes satiriques, si mordants que Bupalus se pendit de désespoir. — Cf. Horace, Épodes, VI, v. 13, édition d'Orelli, et Lucien. le Pseudologiste, 2, t. II, p. 296 de notre traduction.

(04) Callimaque, dans les fragments duquel on trouve les termes mêmes dont se sert Julien.

(05) Les Grecs appelaient nome ou neume tout chant déterminé par des règles qu'il n'était pas permis d'enfreindre. Voyez J. J. Rousseau, Dict. de musique. — Le nome, auquel Sappho a donné son nom, est la strophe sapphique, composée de trois vers sapphiques et d'un adonique. La belle ode de Sappho conservée par Longin, et plusieurs odes d'Horace, sont composées sur ce nome plein d'élégance et d'harmonie.

(06) Probablement en Bretagne.

(07) Socrate, en particulier.

LETTRE XXXI (01)

A AÉTIUS

Il le rappelle de l'exil, et l'invite à venir le voir.

Julien à Actius, évêque (02).

Un décret commun à tous ceux, quels qu'ils soient, qui ont été bannis par le bienheureux Constance pour cause de folie galiléenne, les a relevés de leur exil. Mais pour toi, je ne me borne pas à t'en relever : grâce au souvenir de notre ancienne connaissance et de notre liaison, je t'invite à te rendre auprès de nous. Tu te serviras de la poste publique (03) jusqu'à mon camp, avec un cheval de renfort.

(01) Écrite vers l'an 361 après J.-C.

(02) Aétius, chef de la secte des Eunomiens, qui prétendaient que le Fils et le Saint-Esprit diffèrent essentiellement du Père, fut exilé par Constance après la mort de Gallus, dont il était le confident et le théologien.

(03) Voyez plus haut, lettre XII, p. 366, note 2.

LETTRE XXXII

A LUCIEN

Il lui demande une lettre.

Julien à Lucien, sophiste (01).

J'écris, et je m'attends à la pareille. Si je t'ennuie en t'écrivant continuellement, venge-toi, je t'en prie, en me traitant de la même manière.

(01) Malgré les ingénieuses conjectures de quelques savants, ce Lucien n'avait de commun que le nom avec la famille du spirituel auteur des Dialogues.

LETTRE XXXIII

A DOSITHÉE

Il recommande à son ami l'amour de la vertu, d'après l'exemple de leur père.

Julien à Dosithée.

Je me suis senti ému jusqu'aux larmes, et cependant il fallait un mouvement de bon augure en entendant prononcer ton nom. Car il me rappelait le souvenir d'un homme généreux et admirable en tout, de notre père (01). imite-le, et tu seras heureux, et tu jouiras d'un sort aussi glorieux que le sien. Mais si tu faiblis, tu me désoleras, et ta nullité t'enlèvera ta propre estime.

(01) Dans le sens de maire, de précepteur commun.

LETTRE XXXIV (01)

A JAMBLIQUE

Il renvoie des compliments à ce philosophe, qui lui en avait adressé.

Julien à Jamblique (02), philosophe.

Ulysse (03) voulant détruire l'illusion de son fils à son égard, il lui suffit de dire :

Je suis mortel, pourquoi m'assimiler aux dieux?

Et moi, j'ose à peine me compter au rang des mortels, quand je suis sans Jamblique. Car je déclare t'aimer de tout mon cœur, comme Ulysse aimait Télémaque; et, dût-on m'en déclarer indigne, on ne saura m'empêcher de t'aimer. Or, je vois qu'il y a eu beaucoup de gens qui, en aimant de belles statues (04), n'ont pas fait tort au talent de l'artiste, mais contribué par leur enthousiasme à rendre plus vif le plaisir que l'œuvre faisait éprouver. Pour ce qui est des anciens sages, auxquels tu te plais à nous comparer, je sais bien que je suis aussi loin d'eux que je suis sûr que tu es près de leurs disciples. Car ce n'est pas seulement de Pindare, de Démocrite et de l'antique Orphée, mais de tous les philosophes de la Grèce, cités comme des modèles de la plus haute philosophie, que tu as combiné, ainsi que sur une lyre harmonieuse, les accords variés pour en faire une perfection musicale (05). A l'exemple d'Argus, le gardien d'Io, que les poètes mythologiques représentent surveillant l'objet aimé de Jupiter, à l'aide des yeux constamment ouverts dont ils ont parsemé son corps, ton éloquence éclaire des mille regards de la doctrine ton âme gardienne infatigable de la vertu. L'Égyptien Protée prenait, dit-on, toutes les formes qu'il lui plaisait, comme s'il eût craint de faire connaître malgré lui sa sagesse à ceux qui venaient l'en prier : pou moi, en supposant que ce Protée fût vraiment sage et qu'il eût toutes les connaissances qu'Homère (06) lui attribue, je loue son talent naturel, mais je blâme son procédé, et je dis que ce n'est pas agir en philanthrope, mais en imposteur, que de se cacher de peur d'être utile aux hommes. Mais toi, mortel généreux, qui n'admirerait volontiers que, étant aussi sage que le sage Protée, ou pour mieux dire arrivé au comble de la vertu, loin d'envier aux hommes les trésors que tu possèdes, tu ailles comme le brillant Soleil, répandant sur tout le monde les rayons de ta lumineuse sagesse, non seulement en instruisant ceux qui peuvent t'entendre, mais en éclairant les absents, autant qu'il est possible, par les écrits qui émanent de toi ? En cela tu l'emportes sur le fameux Orphée. Orphée dépensait son génie musical à se faire entendre des bêtes sauvages, et toi, préposé en quelque sorte au salut commun du genre humain, tu l'empêches de tendre partout la main à Esculape, et sur chacun se répand ton souffle (07) prudent et salutaire. Aussi je crois que, si Homère revenait au monde, il t'appliquerait à plus juste titre qu'à personne cet hexamètre (08) :

On ne voit qu'un seul homme en ce vaste univers.

Car, en réalité, s'il y a chez nous, qui sommes de la vieille race, quelque étincelle sacrée de vraie et féconde doctrine, c'est toi seul qui l'as allumée. Ainsi puissent Jupiter Sauveur et Mercure dieu de l'éloquence, conserver durant de longs jours ce beau Jamblique, le trésor commun de toute la terre! Certes, si nos aïeux, en faisant de justes vœux pour Homère, Platon, Socrate, ou pour tout autre grand homme digne de figurer dans ce chœur (09), leur ont porté bonheur et prolongé en quelque manière leur existence, rien ne nous empêche d'honorer un contemporain, qui est leur égal par sa conduite et par son éloquence, et de demander au ciel, par de semblables vœux, de le conduire comblé de tous les biens jusqu'à l'extrême vieillesse.

(01) Suivant Heyler, on a tort de douter de l'authenticité de cette lettre à cause de son tour sophistique. Nous avons vu, en effet, dans la lettre à Sarapion, que ces jeux d'esprit et cette érudition pédantesque étaient fort à la mode chez les anciens, et surtout du temps de Julien.

(02) Il ne faut pas confondre ce Jamblique, philosophe contemporain de Julien, avec celui qui vécut du temps de Constantin, qui fut disciple de Porphyre et qui professa longtemps à Rome avec distinction.

(03) Voyez Homère, Odyssée, XVI, 187, et VII, 209.

(04) Cf. Élien, Histoires diverses, IX, 39.

(05) Les anciens entendaient par musique tous les arts consacrés aux Muses.

(06) Odyssée, IV, 456. — Cf. Virgile, Géorgiques, IV, 387.

(07) Malgré l'autorité d'Heyler, j'aime mieux lire πνεύματι que νεύματι.

(08) Odyssée, IV, 498. — Julien, en mettant κόσμῳ au lieu de πόντῳ, a donné à ce vers une tout autre signification que dans Homère.

(09) Expression qui se retrouve dans Homère, Hésiode, Pindare, Virgile, etc.

LETTRE XXXV (01)

Requête en faveur des Argiens contre les prétentions des Corinthiens dans la répartition des frais pour les jeux de la Grèce.

On aurait bien des choses à dire sur la ville des Argiens, si l'on voulait célébrer leur histoire ancienne ou récente. En effet, c'est à eux que, dans la guerre troyenne, revient la plus belle part de gloire, connue plus tard aux Athéniens et aux Lacédémoniens (02). Car, bien que ces deux expéditions aient été faites en commun par toute la Grèce, il est juste de dire que les chefs argiens ont droit à une plus large part d'éloges proportionnée à leurs soucis et à leurs travaux. Mais ce sont là des faits anciens. Plus récemment, le retour des Héraclides, le trône rendu au plus âgé (03), une colonie envoyée en Macédoine, la conservation de la liberté et de l'indépendance d'Argos contre les Lacédémoniens leurs proches voisins, attestent une valeur au-dessus du vulgaire. C'est encore à cette cité que revient le juste honneur des hauts faits des Macédoniens contre les Perses : car elle fut la patrie des aïeux (04) de Philippe et d'Alexandre, ces deux grands hommes. Plus tard elle obéit aux Romains, moins comme sujette que comme alliée, et elle jouit, ce me semble, comme les autres cités, de l'indépendance et de tous les droits que les empereurs ont accordé, de tout temps aux villes de la Grèce.

Aujourd'hui les Corinthiens, sans égard pour une ville qui ne leur fut adjointe (05), car c'est le terme le plus convenable, que par une délégation de la cité souveraine (06) se sont permis, par une audace criminelle, de lui imposer un tribut (07). Et cette innovation, qu'ils ont introduite il y a, dit-on, sept ans, va jusqu'à ne plus respecter l'immunité accordée aux Delphiens et aux Éléens pour la célébration de leurs jeux sacrés. Quatre jeux solennels et brillants, chacun le sait, se célèbrent en Grèce : les Éléens ont la direction des jeux Olvmpiques; les Delphiens, des Pythiques; les Corinthiens, des Isthmiques ; et les Argiens, des Néméens. Comment serait-il juste que les trois premiers peuples jouissent de l'immunité autrefois accordée, et que ceux qui ont été jadis exemptés des mêmes frais, qui peut-être même n'y ont jamais été soumis, fussent privés aujourd'hui du privilège dont ils avaient été jugés dignes? Il y a plus : les Éléens et les Delphiens ne sont imposés qu'une seule fois, c'est-à-dire lors de la grande assemblée quinquennale (08) tandis que les Argiens ont deux fois les jeux Néméens, comme les Corinthiens les jeux Isthmiques; de sorte que, durant cette période, ces deux derniers jeux étant à la charge des Argiens, ils ont tous les quatre ans quatre jeux à leurs frais. Or, de quel droit les autres peuples en sont-ils quittes pour un seul jeu, lorsque les Argiens, indépendamment de leurs quatre dépenses personnelles, sont forcés de contribuer à des jeux qui ne sont ni aussi anciens ni aussi solennel, dans la Grèce? Les Corinthiens, en effet, n'ont pas besoin de beaucoup d'argent pour les concours gymniques et musicaux; mais, afin de donner souvent dans leurs théâtres des spectacles de chasse, ils achètent des ours et des panthères (09), frais qu'ils peuvent aisément supporter, vu leurs richesses et l'étendue de leurs dépenses; et comme d'ailleurs chaque cité leur fournit sans doute un contingent, ils se trouvent parés du plaisir de leur invention. Pourquoi les Argiens, qui sont beaucoup moins riches, seraient-ils forcés, pour un spectacle qui leur est étranger, de se faire les esclaves des autres? Pourquoi subiraient-ils un traitement injuste, illégal, indigne de leur antique puissance et de leur vieille gloire? Et cela de la part d'un peuple voisin, qui devrait avoir pour eux une affection plus vive, s'il faut s'en rapporter à l'adage (10) :

Jamais bœuf ne se perd sans un méchant voisin.

Or, ce n'est pas simplement pour un bœuf  que les Argiens m'ont l'air de prendre la peine d'accuser les Corinthiens, mais pour d'énormes  dépenses qu'on leur impose contre toute équité.

Du reste, on pourrait bien demander ceci aux Corinthiens : s'ils ont l'intention de rester fidèles aux droits de l'ancienne Grèce, ou bien à ceux qu'ils ont reçus tout récemment de la cité souveraine? En effet, s'ils respectent la majesté des vieilles lois, Corinthe n'a pas plus le droit d'imposer une taxe aux Argiens que les Argiens à Corinthe. Mais si, en se fondant sur l'état présent, ils se figurent que leur ville est privilégiée, depuis qu'ils ont reçu une colonie romaine, nous les prions humblement de ne pas élever leurs prétentions plus haut que ne le faisaient leurs aïeux, de ne pas remplacer par des innovations préjudiciables et funestes à leurs voisins les droits que ces aïeux avaient sagement établis et maintenus en faveur des villes de la Grèce, de ne point s'en fier à un jugement récent, et de ne pas considérer l'incapacité de celui qui s'était chargé de prendre les intérêts de la ville d'Argus, comme une bonne aubaine pour leur avidité. Car, si cette cause avait été évoquée hors de Grèce, les Corinthiens auraient exercé moins d'influence, le bon droit aurait été mis en lumière par des défenseurs plus nombreux et plus hardis, et nul doute que le juge, éclairé par eux et considérant ce que l'on doit à Argos, n'eut jamais rendu cette sentence.

D'ailleurs, pour peu que tu veuilles (11) prêter l'oreille aux orateurs chargés de faire valoir les droits de cette ville et leur permettre de plaider sa cause, tu la connaîtras dès l'origine et tu prononceras définitivement suivant l'équité, après avoir entendu les parties. Quant à la confiance que peut nous inspirer leur députation, nous ajouterons quelques mots d'éclaircissement. Diogène et Lamprias (12) sont des philosophes aussi distingués que pas un de notre époque : ils se sont dérobés aux honneurs et aux emplois lucratifs de l'État; mais ils s'empressent de venir en aide, autant qu'ils le peuvent, à leur patrie, dès que leur ville natale se trouve dans quelque urgent besoin : ils plaident alors, vont en députation, et dépensent généreusement leur avoir, vengeant ainsi par leurs actes la philosophie outragée, et convainquant de mensonge ceux qui prétendent que les philosophes sont inutiles à leur pays. En effet, leur patrie les emploie pour cette mission, et ils essayent de soutenir la cause de la justice par notre entremise, comme nous la soutenons à notre tour par la tienne.

Car il ne reste aux victimes de cette injustice d'autre espoir de salut que de rencontrer un juge qui veuille, qui puisse prononcer justement. S'il lui manque une de ces deux qualités, soit qu'il se trompe, soit qu'il trahisse ses devoirs, c'en est fait nécessairement de toute justice. Mais puisque aujourd'hui nous avons un juge selon nos vœux, et que cependant on refuse la parole à ceux qui jadis n'ont point interjeté appel, nous demandons d'abord que ce droit leur soit accordé, et que l'incapacité de celui qui devait alors parler pour la ville et prendre en main ses intérêts ne devienne pas pour elle la cause d'un dommage éternel (13).

Il ne faut pas croire déraisonnable de réformer un pareil jugement. Il conviendrait peut-être à des particuliers de sacrifier un peu de leurs avantages et de leurs intérêts pour acheter leur tranquillité future. Pour eux la vie est courte, et il est doux de jouir en repos de ces rapides instants, tandis qu'il est affreux d'aller mourir à la face des tribunaux en léguant un procès indécis, et de risquer de n'obtenir que la moitié d'un bien quelconque ou de périr en combattant pour le tout. Mais les villes sont immortelles (14), et si elles se trouvent des juges équitables qui mettent fin à leurs querelles, leurs discordes s'éternisent de toute nécessité, et leur haine ne fait que devenir plus forte et plus vigoureuse avec le temps. J'ai dit, suivant l'expression des rhéteurs (15) : à toi de juger d'après ta conscience.

(01) Écrite l'an 362 après J.-C. Wernsorf et Harles croient que Julien s'adresse à Vettius Agorius Prétextatus, proconsul d'Achaïe.

(02) Dans les guerres médiques.

(03) Téménus, descendant de Persée, un des chefs héraclides qui firent la conquête du Péloponnèse à la tête des Doriens, 1190 ou 1104 avant J.-C., reçut en partage l'Argolide, à l'exclusion de Tisamène, qui descendait de Pélops.

(04) Notamment de Caranus.

(05) Après la prise de Corinthe par Mummius, l'an 146 avant J.-C., la Grèce, réduite en province romaine sous le nom d'Achaïe, fut administrée par un proconsul qui résidait à Corinthe.

(06) Rome.

(07) Sept ans avant que Julien écrivît cette lettre, comme on va le voir un peu plus loin, les Corinthiens avaient imposé aux Argiens un tribut pour acheter des bêtes et donner des spectacles de chasse.

(08) « C'est-à-dire d'une olympiade à l'autre. Car les jeux Olympiques se célébraient chaque quarante-neuvième mois, et on les nommait quinquennaux. Durant cet intervalle, on célébrait quatre fois les jeux triennaux, c'est-à-dire deux fois les Néméens et deux fois les Isthmiques, qui avaient en effet lieu au commencement de la troisième année, c'est-à-dire après deux ans révolus. On voit ici que l'olympiade grecque différait du lustre romain, qui était composé de cinq années pleines et entières.  » TOURLET.

(09) Sur ces sortes d'exhibitions, voyez Horace, ép. I du liv. II, v. 186.

(10) Voyez Hésiode, Travaux et Jours, v. 348; et Cf. Élien, Histoires diverses, liv. IX, chap. 28.

(11) Julien s'adresse au proconsul d'Achaïe. Voyez p. 392, note 3.

(12) On ne sait rien de plus sur ces deux personnages. Nous verrons plus loin une lettre (la lettre LXXII) adressée à Diogène, mais ce Diogène était d'Athènes, tandis que celui dont il s'agit ici était d'Argos.

(13) Nous avons vu plus haut que le syndic de la ville d'Argos n'avait pas rempli convenablement son mandat.

(14) Voyez un mouvement analogue dans le beau discours de Camille s'opposant à ce que les Romains aillent s'établir à Véïes, Tite-Live, liv. VI, chap. 7. — Cf. Tacite, Histoires, liv. I, ch. 83 et 84, et Corneille, Sertorius, acte III, scène Il.

(15) Démosthène, Eschine, Isocrate, et même Euripide.

LETTRE XXXVI (01)

A PORPHYRE

Il fait rechercher avec soin et envoyer à Antioche les livres de Géorgius.

L'empereur Julien à Porphyre (03) salut.

Géorgius (04) avait une belle et grande bibliothèque composée de toutes sortes de philosophes, de toutes sortes d'historiens et puis au milieu de ces recueils une grande quantité de livres de tout genre sur la doctrine des Galiléens. Fais-moi rechercher la collection entière de cette bibliothèque et dirige-Ia soigneusement vers Antioche (05), prévenu que tu seras puni d'une forte peine, si tu ne mets tous tes soins à cette recherche. Les gens, quels qu'ils soient, que tu soupçonnerais de détenir ces livres après les avoir enlevés, use auprès d'eux de tous les moyens, de tous les serments, ne te lasse point de mettre les esclaves à la torture, et, si tu ne parviens à les convaincre, emploie la force pour faire rapporter ces ouvrages. Bonne santé.

(01) Écrite l'an 362 ou 363 après J.-C.

(02) On croit qu'il était surintendant on trésorier général de la maison de l'empereur.

(03) Voyez la lettre IX.

(04) Peut-être pour servir à la composition du Misopogon.

LETTRE XXXVII

A AMERIUS (01)

Consolation à un ami sur la mort prématurée de sa femme : exemple de Darius.

J'ai pleuré en lisant la lettre où tu m'annonces la désolante nouvelle de la mort de ta femme. Car, outre que c'est une chose douloureuse en elle-même de perdre une femme jeune, vertueuse, chère (02) à son époux, mère d'enfants bien élevés, ravie avant le temps, telle qu'un flambeau à la clarté brillante dont la flamme est trop vite éteinte, c'est pour mon cœur un trait plus douloureux encore que ce malheur soit tombé sur toi. Certes l'homme du monde qui méritait le moins cette épreuve du sort, c'est notre bon Amérius, si distingué par son talent et le plus cher de nos amis.

Si j'écrivais à tout autre qu'à lui cette lettre de condoléance, j'userais d'un long discours pour lui montrer que c'est là un accident tout humain, qu'il faut céder à la fatalité, que, dans un deuil aussi pénible, il n'est point de consolation plus grande; tous les remèdes enfin qui me paraîtraient bons à calmer sa douleur, je les emploierais comme avec quelqu'un qui les ignore. Mais je rougirais d'adresser à un homme habile à conseiller les autres des leçons de résignation et de sagesse bonnes pour le vulgaire. Souffre donc que, laissant de côté tout le reste, je te rappelle le conte ou plutôt l'anecdote vraie d'un sage, qui probablement ne t'est pas étrangère, mais que sans doute bien des gens ne connaissent pas : use un peu de ce remède salutaire, et tu y trouveras autant d'allégeance à ton mal que dans la coupe de népenthès (03) offerte, dit-on, à Télémaque, en semblable occurrence, par la fille de Lacédémone (04).

On raconte que Démocrite d'Abdère voyant Darius inconsolable de la perte d'une belle épouse, lui promit, pour le consoler, de la rendre au jour, si le roi consentait à lui fournir les choses nécessaires à cet effet. Darius lui ordonne de ne rien épargner et de se procurer tout ce qu'il lui faut pour tenir sa promesse. Alors Démocrite, après un moment d'hésitation, lui répond qu'il a bien tout ce qui lui est nécessaire pour exécuter son dessein, hormis une seule chose qui lui manque et qu'il ne sait comment se procurer, mais que Darius, souverain de l'Asie entière, trouvera sans doute aisément. Le prince lui demande quelle est cette chose, si difficile, qu'il n'est possible qu'à lui seul roi de connaître. Démocrite lui répond que, s'il peut graver sur le tombeau de sa femme les noms de trois personnes qui n'aient éprouvé aucune affliction, elle reviendra aussitôt à la vie et bravera la loi de la mort (05). Darius embarrassé et ne pouvant trouver personne, Démocrite lui dit en riant à son ordinaire : « pourquoi donc, ô le plus inconséquent des hommes, te désoles-tu sans raison, comme si tu souffrais seul d'un immense malheur, toi qui ne saurais trouver, dans la suite des temps, un seul individu, dont la vie ait été exempte de malheurs domestiques ? » Il fallait cette leçon à Darius, homme barbare et sans instruction, esclave du plaisir ainsi que de la douleur; mais toi, un Grec, un maître vieilli dans la saine doctrine, tu dois trouver en toi de quoi te dominer. Autrement, ce serait une honte pour la raison de ne pouvoir donner ce que le temps procure (06).

(01) Quelques commentateurs croient qu'il était gouverneur de l'Egypte.

(02) Épithète empruntée à Homère. Iliade, IX, 330; Odyssée, XXIII, 232.

(03) Allusion à Homère, Odyssée, IV, v. 220 et suivants. — Cf. Lucien, De la danse, 79, t. 1, p. 498 de notre traduction.

(04) Hélène, fille de Tyndare, roi de Lacédémone.
Voyez une histoire analogue racontée par Lucien, Démonax, 25, t. 1, p. 530 de notre traduction.

(05) Texte tourmenté.  J'ai suivi I'indication judicieuse de Heyler.

(06) Cf. lettre de Servius Sulpicius à Cicéron, Épîtres famil., IV, 5, et lettre de Cicéron à un ami, id., V, 16. — Plutarque, Consolation à Apollonia.

LETTRE XXXVIll (01)

A MAXIME

Il le met au courant de ses affaires personnelles, après une longue absence.

Julien au philosophe Maxime (02).

Mille pensées s'offrent ensemble à mon esprit, et l'une coupe la parole à l'autre en ne voulant point lui céder la place. Est-ce inertie de mon intelligence, est-ce toute autre raison, je te laisse libre d'en décider. Mais suivons l'ordre des temps, et commençons par rendre grâce à la bonté des dieux, qui m'ont accordé jusqu'ici la faculté d'écrire et qui peut-être nous accorderont celle de nous revoir. Devenu empereur malgré moi, les dieux le savent et je le leur ai déclaré du mieux que je l'ai pu faire, je me suis mis en campagne contre les barbares : l'expédition a duré trois mois (03) : de retour en Gaule, j'ai promené mes regards sur les rivages et je me suis informé à tous venants si l'on n'avait point vu débarquer quelque philosophe, quelque homme de lettres, vêtu du manteau ou de la tunique. En approchant de Bisontio (04), petite ville nouvellement réparée, mais grande autrefois, ornée de temples magnifiques, forte de ses murailles et de son site naturel, entourée de la rivière du Doubs, et semblable à une roche au milieu de la mer, inaccessible aux oiseaux mêmes, à l'exception du côté qu'arrose le fleuve où l'on dirait des rivages projetés en avant, à mon approche de cette ville, je fus abordé par un cynique portant manteau et bâton (05). En le voyant de loin, je le pris d'abord pour toi, mais de plus près, je compris qu'il venait simplement de ta part. C'était d'ailleurs un ami, quoique ne répondant pas tout à fait à mon attente. Voilà quel fut mon songe (06). Et puis je me figurai bien que, fort occupé de mes affaires, tu ne pouvais pas te trouver hors de la Grèce. Je prends à témoin Jupiter, le Grand Soleil, la puissante Minerve, tous les dieux et toutes les déesses, combien en descendant de chez les Celtes vers les Illyriens (07), j'ai tremblé pour toi. J'interrogeai les dieux, non par moi-même, je n'en avais pas le courage, et je n'osais ni m'assurer ni m'informer en quel état tu pouvais être, mais je chargeai d'autres de ce soin, et les dieux me firent connaître clairement que l'on te susciterait des traverses, mais qu'il n'en résulterait pour toi rien de fâcheux, rien de favorable à d'injustes desseins. Tu vois que je glisse sur des faits graves et nombreux. Mieux vaut de beaucoup t'apprendre que nous nous sommes souvent aperçu de la bonté des dieux, et comment nous avons échappé à une foule de traîtres, sans en tuer, sans en dépouiller un seul de ses biens, nous bornant à enfermer ceux que nous prenions en flagrant délit. Peut-être fallait-il plutôt te dire que t'écrire ces détails; je crois pourtant que tu les liras avec plaisir. Nous adorons publiquement Ies dieux, et toute l'armée qui me suit est dévouée à leur culte. Nous immolons des bœufs en public, et nous rendons grâces aux dieux par de nombreuses hécatombes (08). Ces dieux m'ordonnent de tout maintenir, autant que possible, en parfaite sainteté : or, je leur obéis, et de bon cœur. Ils disent qu'ils m'accorderont de grands fruits de mes efforts, si je ne mollis point. Evagrius (09) est venu nous rejoindre.

(01) Écrite l'an 361 après J.C., lorsque Julien était en Illyrie, faisant ses préparatifs de guerre contre Constance.

(02) Préceptes de Julien, dont il a été déjà question dans la lettre XV.1

(03) On peut en lire les détails dans Ammien Marcellin, liv. XX, chap. x.

(04) Besançon. — Cf. César, Comment. Guerre des Gaules, liv. I, chap. 38, trad. Lomandre, et le Précis des guerres de César, par Napoléon.

(05) Sur l'extérieur des cyniques, voyez Lucien. Pérégrinus, 15, et le Cynique, au commencement.

(06) Il appelle songe le vain espoir qu'il avait eu de voir Maxime. Nous pensons qu'il y a une légère pointe d'ironie ou de parodie dans la réflexion de Julien, et, pour en rendre l'esprit dans notre traduction, nous avons emprunté presque littéralement un vers au Polyeucte de Corneille.

(07) Voyez Ammien Marcellin. liv. XXI, chap. VII.

(08) Sur ces sacrifices pompeux voyez Ammien Marcellin, liv. XXII, chap. XII, 6, et liv. XXV, chap. IV, 17.

(09) Voyez plus loin, lettre XLVI.

LETTRE XXXIX (01)

AU MÊME

Il renvoie chez lui un hôte malade.

Fêtez l'hôte présent, mais laissez-le partir :

telle est la loi du sage Homère (02); mais nous, l'amitié qui nous unit est plus forte que les liens de l'hospitalité : elle se fonde sur la science que nous pouvons avoir et sur notre piété envers les dieux. Ainsi l'on aurait mauvaise grâce à m'accuser de manquer à la loi d'Homère, lors même que j'aurais l'idée de te retenir plus longtemps auprès de moi. Cependant, quand j'ai su que ton pauvre corps avait besoin de soins plus assidus, je t'ai permis de retourner dans ta patrie (03), et j'ai pourvu à la commodité de ton voyage. Tu pourras faire usage de la poste publique (04). Qu'avec toi voyagent Esculape et tous les autres dieux, et qu'ils te ramènent ensuite près de nous !

(01) Écrite l'an 361 après J.-C.

(02) Homère, Odyssée, XV, 74.

(03) A Éphèse.

(04) Voyez la lettre XII, p. 366, note 2.

LETTRE XL (01)

A JAMBLIQUE (02)

Il dit qu'il n'a point manqué de lui écrire, et que, ne l'eût-il point fait, il est digne de pardon.  Il engage ensuite son ami à lui écrire souvent.

J'apprécie la douceur de tes réprimandes et la manière dont tu sais à la fois m'honorer en m'écrivant, et m'instruire en me grondant. Si donc ma conscience me reprochait quelque chose à ton égard et si j'avais quelque peu failli à mon devoir, je m'efforcerais de mon mieux à trouver une excuse plausible, pour me soustraire à la remontrance, et je n'hésiterais pas à solliciter le pardon de ma faute, sachant combien tu es loin d'être inexorable envers ceux que tu aimes, quand leurs offenses sont involontaires. Mais aujourd'hui, comme il ne convient plus que tu sois laissé de côté, et que nous, nous négligions d'arriver au but que nous avons toujours cherché à atteindre, eh bien, je vais me disculper, comme si j'étais forcé de me défendre, et je te prouverai que je n'ai péché envers toi ni par négligence ni par retard.

Il y a trois ans que je suis revenu de la Pannonie (03), à peine échappé aux dangers et aux fatigues que tu connais. Après avoir traversé le détroit de Chalcédoine, en arrivant à Nicomédie, c'est envers toi le premier, comme envers une divinité tutélaire, que je m'acquittai des vœux faits pour mon salut, et pour gage de mon retour, je t'adressai en manière d'offrande sacrée l'hommage de mon respect. Le porteur de ma lettre était un des gardes impériaux, nommé Julien, fils de Bacchyle, natif d'Apamée, à qui je confiai d'autant plus volontiers ma missive qu'il m'assurait se rendre auprès de vous et te bien connaître. Et de fait, il m'arriva de toi, comme du temple d'Apollon, une lettre où tu me disais que tu avais appris notre retour avec une grande joie. Or, ce fut pour moi un heureux augure, un commencement de bon espoir, que le sage Jamblique et les lettres de Jamblique. Comment t'exprimer mon bonheur? Comment te peindre l'émotion que cette lettre m'a causée? Si tu as reçu les lettres que je t'ai écrites à cette occasion et que je t'ai envoyées par un des hémérodromes (04) qui nous viennent de là-bas, tu sais, par ce que je t'en disais, toute la joie que j'en ai ressentie (05). Plus tard, quand le gouverneur de mes enfants (06) s'en retournait chez lui, je t'ai écrit une autre lettre, pour te remercier tout à la fois des premières que tu m'avais envoyées et pour t'en demander d'autres à la suite, en échange des miennes. C'est alors que le bon Sopater est venu en députation vers nous. Dès que je l'eus reconnu, je m'élançai dans ses bras, pleurant de joie et songeant bien qu'il m'apportait des lettres de ta part. En effet, je les reçus, je les couvris de baisers, j'y attachai, j'y fixai mes regards, comme si, en les lisant, j'avais craint de perdre de vue un seul moment l'image de ta présence. Je te répondis aussitôt, et non pas à toi seul, mais au noble Sopater, fils d'un père illustre, pour lui faire entendre que notre ami commun venu d'Apamée (07), était comme un otage que nous gardions en nantissement de votre absence. Depuis cette dernière lettre, je n'ai plus reçu de toi que celle dans laquelle tu as l'air de m'accuser.

Si tu ne m'adresses de reproches que pour me fournir, sous prétexte d'accusation, l'occasion plus fréquente de t'écrire, j'accepte on ne peut plus volontiers le reproche, et je n'y vois qu'un enjouement dont je m'approprie la faveur. Mais si c'est pour m'imputer un grief réel envers toi, où trouver un homme plus malheureux que moi, qui n'ai pu m'acquitter de mon devoir à cause de l'infidélité ou de la paresse de mes secrétaires? Il y a plus : quand même j'aurais manqué de t'écrire souvent, je n'en mériterais pas moins ton pardon, non pas, dirai-je, à raison des affaires que j'ai sur les bras, car je serais mal venu de préférer aucune affaire, suivant l'expression de Pindare (08), à mes relations avec toi, mais parce que, quand on est mis en présence d'un homme tel que toi, dont la pensée seule inspire du respect, hésiter à lui écrire est une preuve d'une sagesse supérieure à une trop grande audace. En effet, ainsi qu'il arrive à ceux qui osent regarder obstinément le soleil et fixer leurs yeux sur ses rayons comme les aigles de bonne race (09), de ne pouvoir, à moins d'être des dieux, soutenir la vue de ce qu'il leur est défendu de voir, et de prouver d'autant plus leur impuissance qu'il y a plus d'entêtement à leurs efforts; ainsi celui qui ose t'écrire montre d'autant plus nettement tout ce qu'il a à craindre, qu'il veut agir avec plus de hardiesse. Pour toi, noble ami, toi le sauveur, en quelque sorte, de la nationalité grecque, il te convenait mieux de nous écrire fréquemment et de stimuler, autant qu'il était en ton pouvoir, notre paresse. Car de même que le Soleil, pour user encore d'une comparaison, qui de ce dieu nous ramène à toi, de même que le Soleil, quand il brille tout entier de ses purs rayons, s'acquitte de sa fonction sans se préoccuper s'il éclaire un objet digne de sa splendeur, ainsi devais-tu verser incessamment tes bienfaits, comme une rosée lumineuse, sur le monde grec, et n'en pas arrêter le cours, parce que, soit respect, soit crainte, on hésite à te répondre. Esculape ne guérit pas les hommes par espoir de retour, mais l'esprit philanthropique qui l'anime est la science même qui l'aide à répandre partout ses services. Tu devrais l'imiter, en ta qualité de médecin des âmes studieuses, et observer en toute circonstance les préceptes de la vertu, tel qu'un bon archer, qui, lors même qu'il n'a point d'adversaire, s'exerce toujours la main pour le moment où il devra s'en servir. Sans doute notre but n'est pas le même, quand nous recevons tes beaux écrits et quand tu lis les nôtres. Mais nous t'écririons dix mille fois, ce ne seraient toujours que ces jeux d'enfants dont parle Homère (10), qui, sur le rivage, font avec le limon des figures qu'ils abandonnent aux flots de la grève, tandis que la moindre lettre de toi est préférable à un cours d'eau qui porte la fécondité. Aussi, pour ma part, j'aimerais mieux avoir une seule lettre de Jamblique que tout l'or de la Lydie. Si donc tu as quelque souci de ceux que tu aimes, et tu en as souci, je le présume, ne nous néglige pas, nous, vrais poussins qui, dans notre besoin, attendons toujours de toi notre nourriture. Ecris-nous constamment et n'hésite pas à nous repaître de tes dons. Si nous manquons à notre devoir, charge-toi d'acquitter la double dette de l'amitié, en nous donnant et en nous fournissant de quoi te rendre la pareille. Il convient à un disciple comme toi, ou, si tu veux, à un nourrisson de l'éloquent Mercure, de prendre sa baguette (11), non pour endormir, mais pour réveiller et pour émouvoir, et de suivre surtout en cela son exemple.

(01) Écrite l'an 362 après J.-C.

(02) Voyez la lettre XXXIV.

(03) 1 Voyez Ammien Marcellin, liv. XXII, chap. IX, 3.

(04) Courrier partant chaque jour.

(05) Cf. la lettre LX.

(06) Passage qui a beaucoup exercé la sagacité des érudits. On ne connaît dans l'histoire d'autres enfants de Julien que celui qu'il eut d'Hélène, sa femme, et qui périt par le crime d'Eusébie, femme de Constance : quoique Hélène ait eu plusieurs grossesses, elle n'accoucha jamais à terme. La Bleterie ne sait donc comment expliquer la réputation de chasteté que Julien s'était faite, s'il est vrai qu'il ait eu des enfants illégitimes, et Jondot n'hésite pas à l'accuser d'hypocrisie. Tourlet, afin de tout concilier, croit que dans cette lettre Julien parle du père nourricier de ses enfants uniquement parce que sa femme ayant été plusieurs fois enceinte, il a dû retenir plusieurs fois des nourrices à l'avance, ou bien parce qu'il appelait ses enfants des élèves confiés à un instituteur. Le judicieux Heyler, que ces conjectures ne satisfont point, croit que l'on pourrait prendre les mots gouverneur et enfants dans un sens métaphorique : le gouverneur serait alors un écrivain, un copiste, un secrétaire, et les enfants les lettres de Julien. C'est ingénieux, mais cela ne résulte guère du sens formel des mots grecs, et mieux vaut avouer qu'on ne sait pas au juste à quoi s'en tenir sur ce passage controversé. — Cf. plus loin lettre LXVIII.

(07) Ville de Syrie.

(08) Isthmiques, I, au commencement.

(09) Voyez la lettre XVI.

(10) Iliade, XVI, 362 et suivante. — Cf. Lucien, Hermotimus, 33.

(11) Cf. Homère, Odyssée, V, 47; XXIV, 3, et Virgile, Énéide, IV, v. 242.

LETTRE XLI (01)

AU MÊME

Il lui envoie un discours avec beaucoup d'humbles flatteries.

Nous aurions dû, docile à l'oracle de Delphes (02), nous connaître nous-même, et ne pas nous risquer à bruire aux oreilles d'un si grand homme, dont il est difficile de supporter les regards, bien loin de marcher l'égal d'un maître si habile à mettre en mouvement le grand concert de la sagesse. Lorsque Pan fait retentir ses accents mélodieux, tout le monde lui cède, fût-on un Aristée (03), et quand Apollon chante avec sa lyre, chacun se tait, eût-on le talent musical d'Orphée. Le plus faible, par cela même qu'il est le plus faible, doit à juste titre céder au plus fort, s'il tient à ne point méconnaître ses avantages ni ceux d'autrui. Au contraire, quiconque espère mettre en parallèle la musique d'un mortel avec celle d'un dieu, n'a jamais sans doute entendu raconter l'infortune du Phrygien Marsyas (04), ni le fleuve auquel il a donné son nom, et qu'a fait couler le supplice de ce joueur de flûte insensé : il ne sait pas la mort dit  le Thrace Thamyras (05), qui disputa, pour son malheur le prix du citant aux Muses. A quoi bon rappeler les Sirènes, dont ces déesses portent encore l'aile (06) sur leur front en signe de leur victoire? Chacun de ces personnages paye encore, même de nos jours, devant la postérité, la peine légitime de son ignorante audace. Nous devions donc, ainsi que je l'ai dit, nous renfermer dans nos limites naturelles, et, transportés par ta musique, nous tenir en repos, comme ceux qui attendent en silence les oracles émanés du sanctuaire d'Apollon. Mais puisque c'est toi qui nous donnes par tes discours le ton de la mélodie, et qui, la baguette de Mercure à la main (07), nous réveilles et nous tires de notre assoupissement, eh bien, semblables aux gens qui courent à l'abandon vers la danse, dès que Bacchus agite son thyrse, nous répondrons de notre mieux à ton archet, comme on obéit au rythme donné par le chef du chœur. Voici d'abord le discours que nous avons composé dernièrement, par ordre de l'empereur, sur le fameux pont jeté sur le détroit (08). Puisque tu le désires, nous commencerons par là. C'est ton petit présent en retour des grands que tu m'envoies : nous te rendons vraiment du cuivre pour de l'or; mais notre hospitalité traite comme elle peut notre Mercure (09). Thésée ne dédaigna point l'humble table d'Hécalé (10), mais il sut au besoin se contenter du nécessaire. Pan, dieu des pasteurs, ne rougit point d'approcher de ses lèvres la syrinx d'un jeune bouvier (11). Reçois donc ce discours d'une âme bienveillante, et daigne prêter une oreille illustre à un modeste chant. S'il y a du bon, la fortune de l'ouvrage est faite, et l'auteur est heureux du témoignage de Minerve elle-même; mais s'il a encore besoin, pour son entière perfection, d'une main habile, ne dédaigne point d'y ajouter ce qui lui manque. Ainsi jadis, le dieu vint en aide à l'archer qui l'appelait, et dirigea sa flèche (12); ainsi, quand un joueur de cithare s'exerçait sur le mode orthien (13), la corde ayant failli, le dieu Pythien, sous la forme d'une cigale (14), fit entendre la note voulue.

(01) Écrite sans doute dans la première jeunesse de Julien.

(02) On connaît la fameuse inscription gravée en lettres d'or sur le temple de Delphes, γνῶθι σεαυτόν.

(03) Voyez ce mot dans le Dict. myth. de Jacobi, et Cf. Pindare, Pyth. IX.

(04) Voyez Quinte-Curce, liv. III, chap. I, spécialement dans l'édition de Pitiseus, où l'on trouvera d'amples détails et renvois aux sources sur cette légende.

(05) Ou Thamyris. — Voyez Homère, Iliade, II, 595, et Platon, Des lois, liv. VIII, au commencement. Cf. Lucien, Sur un appariement, 18, et Pêcheur, 6.

Et pourtant je n'ai point, comme fit Thamyris,
Des chansons à Phébus voulu ravir le prix.

ANDRÉ CHÉNIER (L'Aveugle.)

(06) Sur les ailes des Sirènes, Voyez Élien, Histoires des animaux, XVIII, 23.

(07) Voyez la lettre précédente.

(08) Passage controversé. Nous croyons avec Petau et Heyler qu'il s'agit ici d'une déclamation donnée à Julien comme exercice oratoire, et ayant pour sujet le pont jeté par Xerxès sur le détroit de l'Hellespont. C'était une des matières les plus souvent traitées dans les écoles des rhéteurs. Voyez notre thèse De ludicris, etc., p. 23. On trouvera un travail analogue dans Lucien, Sur le percement de l'isthme, t. II, p. 518 de notre traduction.

(09) C'est-à-dire Jamblique égalé à Mercure, dieu de l'éloquence.

(10) Voyez Plutarque, Thésée, 14.

(11) On ne sait à quelle légende Julien fait allusion.

(12) Allusion à une fable inconnue : voyez toutefois Homère, Iliade, V, 290.

(13) Mode belliqueux qui excitait au combat.

(14) On trouvera une explication détaillée de cette métamorphose dans les Adages d'Érasme, sous le titre : Acanthia cicada.

LETTRE XLII (01)

Édit de Julien interdisant la lecture publique des auteurs grecs aux professeurs chrétiens.

Nous appelons un bon enseignement, non pas celui qui brille par l'harmonie pompeuse des paroles et du langage, mais par la constitution saine de ses idées et par la justesse de ses opinions sur le bien et le mal, sur les choses honnêtes et honteuses. Ainsi, quiconque pense d'une manière et instruit ses élèves d'une autre, nous semble un homme aussi loin du bon enseignement que de la probité. Et si c'est sur de minces sujets qu'existe la différence entre sa pensée et son langage, il n'en est pas moins malhonnête homme, quoique dans une limite plus restreinte ; mais si c'est dans les choses les plus graves qu'il enseigne le contraire de ce qu'il pense, sa conduite n'est-elle pas d'un marchand sans honneur et sans conscience, lui qui se fait gloire de tenir école de ce qu'il croit essentiellement mauvais, de tromper et d'amorcer par des éloges ceux auxquels il veut communiquer ce que moi je regarde comme détestable? Il faut donc que tous ceux qui font profession d'enseigner quoi que ce soit aient d'abord de bonnes mœurs, et que leur âme ne soit imbue, fût-ce au prix d'un changement, que de doctrines conformes à l'esprit public. Mais je crois essentiel que, avant tous les autres, tels doivent être ceux qui sont chargés d'instruire la jeunesse, et de lui expliquer les anciens: j'entends par là les rhéteurs, les grammairiens et surtout les sophistes. Car ces derniers s'attribuent le privilège de former leurs élèves non seulement à l'éloquence, mais à la morale, et même, à les en croire, à la science politique. Est-ce vrai ou non. laissons cela pour l'instant. Mais, disposé à louer les belles prétentions qu'ils affichent, je les louerais bien davantage s'ils ne mentaient pas et s'ils ne se condamnaient pas eux-mêmes, en enseignant à leurs disciples le contraire de ce qu'ils pensent. Quoi donc? Est-ce qu'Homère, Hésiode, Démosthène, Hérodote, Thucydide, Isocrate et Lysias ne reconnaissaient pas les dieux pour auteurs de toute science? Ne se croyaient-ils pas consacrés les uns à Mercure, les autres aux Muses? Je trouve donc absurde que ceux qui expliquent leurs ouvrages rejettent les dieux qu'ils ont adorés. Je ne dis pas cependant que, malgré cette absurdité, ils doivent changer de sentiment devant leurs élèves. Mais je leur laisse le choix ou de ne pas enseigner ce qu'ils ne croient pas utile, ou, s'ils veulent continuer leurs leçons, de commencer par se convaincre réellement et ensuite d'enseigner à leurs disciples que ni Homère, ni Hésiode, ni aucun des auteurs qu'ils expliquent et qu'ils accusent d'impiété, de folie et d'erreur au sujet des dieux, n'est tel qu'ils le représentent. Autrement, puisqu'ils vivent des écrits de ces auteurs et qu'ils en tirent des honoraires, il faut avouer qu'ils font preuve de la plus sordide avarice, et qu'ils sont prêts à tout endurer pour quelques drachmes.

Jusqu'ici l'on avait beaucoup de raisons pour ne pas fréquenter les temples, et la crainte suspendue de toutes parts sur les têtes faisait excuser ceux qui cachaient les opinions les plus vraies au sujet des dieux. Mais puisque les dieux nous ont rendu la liberté, il me paraît absurde d'enseigner aux hommes ce qu'on ne croit pas bon. Si les maîtres ne croient pas sages les auteurs qu'ils expliquent et dont ils se constituent les interprètes, qu'ils essayent d'abord d'imiter leur piété envers les dieux. S'ils estiment qu'ils se sont trompés à l'égard des dieux les plus vénérés, qu'ils aillent aux églises des Galiléens interpréter Matthieu et Luc (02), qui vous ordonnent, si vous les suivez, de vous abstenir de nos cérémonies sacrées. Je veux, moi, que vos oreilles, comme vous le diriez vous-mêmes, et que votre langue renaissent à une doctrine à laquelle je souhaite de demeurer toujours attaché, moi et tous ceux qui pensent et agissent comme moi (03).

Telle est la loi commune aux maîtres et aux instituteurs. Tout jeune homme qui voudra suivre leurs leçons n'en sera point empêché. Car il ne serait pas plus raisonnable de détourner de la bonne voie des enfants qui ne savent pas encore de quel côté se diriger, que de les forcer par la crainte à suivre les errements de leurs pères. Peut-être serait-il juste de les guérir malgré eux, comme on fait pour les frénétiques, mais nous leur accordons à tous la pleine liberté de rester malades; car il faut, selon moi, instruire, et non pas punir, les gens dépourvus de raison.

(01) C'est moins une lettre qu'un édit rendu par Julien à la date de l'année 362 après J.- C. Cet édit fameux a trouvé de justes et éloquents contradicteurs dans saint Ambroise, Contre Symmaque, I; saint Augustin, Confessions, VIII, 5, et surtout dans saint Grégoire de Naziance, Disc. I contre Julien. — Cf. Ammien Marcellin, liv. XXII, chap. x, 7. — On trouvera d'excellentes réflexions sur cette importante question et sur les questions subsidiaires qu'elle soulève, dans Rollin, Traité des études, liv. III, chap. II, article III, t. II, p. 252 de l'édition Didot, revue par Letronne.

(02)  « Que l'on recueille toutes les vérités de morale qu'on trouve ou qu'on croit trouver éparses çà et là dans les auteurs païens; que l'on mette à contribution, si j'ose m'exprimer ainsi, toute l'antiquité profane, le système qui peut en résulter ne vaudra pas ce que nous apprennent en peu de mots les auteurs dont Julien affecte de parler avec mépris, et ne sera raisonnable qu'autant qu'il approchera de leur doctrine.  »  LA BLETERIE.

(03) Imitation d'Homère, Odyssée, XV, 358.

LETTRE XLIII

A ECEBOLE

Il le rend responsable des excès des chrétiens d'Édesse contre les sectaires valentiniens.

Julien à Écébole (01).

J'ai résolu d'user de douceur et d'humanité envers tous les Galiléens, de manière que jamais personne n'ait à souffrir de violence, à se voir traîné dans un temple ou contraint à toute autre action contraire à sa propre volonté. Cependant ceux de l'Église arienne (02), enflés de leurs richesses, se sont portés contre les valentiniens (03), dans la ville d'Édesse, à des excès tels qu'on n'en saurait voir dans une cité bien policée. Or, voulant, comme cela leur est enjoint par leur loi admirable, leur aplanir la route du royaume des cieux (04), et puis aussi leur venir en aide, nous avons ordonné que tous les biens pris par eux à l'Église d'Édesse leur soient enlevés pour être distribués aux soldats, et que leurs propriétés soient ajoutées à notre domaine privé, afin que la pauvreté les rende sages et qu'ils ne soient pas privés, comme c'est leur espérance, de royaume des cieux. Quant aux habitants d'Édesse, nous leur recommandons de s'abstenir de toute sédition et de toute querelle, parce que, s'ils irritent notre clémence, c'est vous qui payerez la peine du désordre général et qui l'expierez par l'épée, par l'exil et par le feu.

(01) Ce n'est pas, selon toute apparence, le sophiste auquel est écrite la lettre XIX, mais le premier magistrat d'Édesse, capitale de l'Osroène, province entre le Tigre et l'Euphrate.

(02) Les Ariens s'étaient mis en possession de l'Église d'Édesse sous Constance.

(03)  « Les valentiniens tiraient leur nom de l'hérésiarque Valentin, qui vivait dans le second siècle après Jésus-Christ, et qui de mélange de l'Évangile, du platonisme et de la théogonie d'Hésiode, fit un système si composé, si bizarre, que nous ne l'entendons plus, et que peut-être il ne l'entendait pas lui-même. Quelques restes des valentiniens subsistaient encore dans le cinquième siècle.  ». LA BLETERIE.

(04) Plaisanterie particulièrement dirigée contre l'Évangile de saint Matthieu, XIX, 24.

LETTRE XLIV

A LIBANIUS

Il lui accuse réception d'une lettre, et lui exprime le désir de le voir.

Julien à Libanius.

A peine remis d'une grave et soudaine maladie (01), la Providence de celui qui voit tout (02) a fait arriver vos lettres entre mes mains, le jour même où je prenais un bain pour la première fois. Je les lus dans la soirée, et tu ne saurais croire combien m'a redonné de force le sentiment de ta pure et sincère bienveillance. Puissé-je en être digne et ne pas faire rougir ton amitié! J'ai donc lu vos lettres tout de suite, quoique j'eusse encore quelque peine à le faire, et j'ai remis au lendemain celles qu'Antoine écrit à Alexandre (03). Aujourd'hui que je t'écris, c'est le septième jour depuis que la divine Providence m'a rendu la santé. Qu'elle te conserve à ma tendresse, frère désiré et chéri, toi mon unique bien! Ajouté de la main même de l'empereur (04) : J'en atteste ton salut, le mien, et le Dieu qui voit tout. Je t'écris comme je pense. Très cher ami, quand donc pourrai-je te voir et t'embrasser? Maintenant, comme les amants malheureux, je ne fais que répéter ton nom avec amour (05).

(01) Cf. lettres XXX et LX.

(02) Le Soleil. Voyez Homère, Iliade, III, 277.

(03) On retrouve ces deux noms dans les lettres de Libanius. Cet Alexandre est sans doute celui qui fut gouverneur de Syrie. Voyez Ammien Marcellin, liv. XXIII, chap. II, 3.

(04) Voyez la lettre VI.

(05) Cf. Cicéron, Songe de Scipion, chap. I.

LETTRE XLV (01)

A ZÉNON (02)

Il le rappelle de l'exil.

Mille témoignages déposent en ta faveur, entre autres ta haute position dans l'art médical, et puis ton caractère, ta bonté, ta sagesse, qui sont à la hauteur de ton talent; mais le témoignage qui vient aujourd'hui mettre le comble, c'est que, depuis ton départ, la ville d'Alexandrie (03) ne fait que tourner ses regards vers toi : comme l'abeille, tu lui as laissé ton aiguillon (04).  Rien de plus naturel. Homère, selon moi, a dit avec justesse (05) :

Un médecin tout seul vaut un grand nombre d'hommes.

Et tu n'es pas seulement un médecin, mais le maître de ceux qui veulent étudier cet art, en sorte que ce que les médecins sont pour le peuple, toi tu l'es pour eux. Tel est le motif qui te relève de ton exil, et d'une manière brillante. Si c'est contraint par Géorgius que tu as quitté Alexandrie, tu l'as quittée contrairement à la justice, et c'est la plus grande justice qui t'y ramène aujourd'hui. Reviens-y donc avec honneur et rentres-y dans ton ancienne dignité (06). Et pour qu'on nous sache doublement gré, les Alexandrins de leur avoir rendu Zénon, Zénon de lui avoir rendu Alexandrie.

(01) Écrite l'an 362 après J. -C.

(02) C'était un médecin distingué, que plusieurs manuscrits désignent par le titre d'ἀρχίατρος, médecin en chef.

(03) Il y avait dans cette ville une école de médecine très fameuse. Voyez Ammien Marcellin, liv. XXII, chap. XVI, 18.

(04) Imitation d'Eupolis et de Platon, qui se servent de cette image. Voyez pour Eupolis, Pline le Jeune, liv. I, ép. 20; les vers y sont cités tout au long; et Platon, Phédon, chap. xi., à la fin.

(05) Iliade, XI, 314.

(06) Celle d'archiatre ou médecin en chef.

LETTRE XLVI (01)

A ÉVAGRIUS (02)

Il lui fait présent d'une maison de campagne, dont il se plaît à écrire l'éloge.

Il y a en Bithynie une petite propriété de quatre arpents (03) qui m'a été donnée par ma grand'mère (04) ; j'en fais don à ton amitié. C'est un trop mince présent pour que, en le recevant, on ait le droit d'être fier et de se croire riche; mais il n'est pas non plus complètement dépourvu de charmes, quand je t'en aurai fait connaître en détail tous les agréments. Rien ne m'empêche de m'en égayer avec toi, homme d'un esprit gracieux et cultivé. Ce domaine n'est pas à plus de vingt stades de la mer, et cependant ni marchand ni matelot ne vous importune de son bavardage : point de grossier personnage dans cet endroit. Pourtant il n'est nullement privé des faveurs de Nérée. Il a toujours du poisson frais et palpitant, et, en montant sur un tertre voisin de l'habitation, tu découvriras la Propontide, les îles et la ville à laquelle un illustre monarque a donné son nom (05). Tu ne seras pas au milieu des algues ni des mousses, tu n'auras pas à souffrir de tout ce que la mer rejette sur ses rivages, de ces débris désagréables et presque innommés dont se couvre la grève: tu vivras au milieu du smilax, du thym et des herbes odorantes. Plongé dans un calme profond, tu auras les yeux sur ton livre, et, pour récréer ta vue, le charmant spectacle des vaisseaux et de la mer. Lorsque j'étais tout jeune, ce domaine faisait mes délices : il a des fontaines qui ne sont pas à dédaigner, un bain assez joli, un parc, des bois. Homme fait, je souhaitais de revoir ce vieil asile du passé, j'y retournai maintes fois, et l'entrevue fut toujours charmante. Il y a là un petit monument de mes goûts agricoles: c'est un plant de vigne de peu d'étendue, mais qui donne un vin d'un bouquet et d'une saveur délicieuse, et qui n'attend pas du temps cette double qualité. Tu verras là Bacchus et les Grâces. La grappe, encore au cep ou écrasée au pressoir, a le parfum des roses, et le jus, à peine dans les tonneaux, est, sur la foi d'Homère (06) un extrait de nectar. Pourquoi n'y en a-t-il pas plus, pourquoi pas de nombreux plèthres (07) d'une pareille vigne? Peut-être ne suis-je pas un bon vigneron, et puis, comme la coupe de Bacchus trouve en moi un adepte sobre, qui fait plus volontiers la cour aux Nymphes, je n'ai songé à avoir de vin que ce qu'il en faut pour moi et pour mes amis, rare denrée parmi les hommes. Voilà donc le présent que je te fais, tête chérie; c'est peu de chose, mais cela plaît d'ami à ami et cela ne sort pas de la maison, suivant la sage expression du poète Pindare (08). Je t'écris cette lettre en toute hâte, à la lueur d'une lampe. S'il v a quelque faute, ne sois pas trop sévère, et ne juge pas en rhéteur un rhéteur.

(01) Point de date précise à cette lettre charmante, où l'on trouve cependant une légère teinte de pédanterie. Cf. Chateaubriand, Études histor., p. 200.

(02) On ne sait rien de positif sur cet ami intime à qui Julien fait un si gracieux cadeau.

(03) Le mot arpent n'est pas juste : mais le mot champ l'est moins encore. On ne peut douter que le grec ἀφρῶν ne désigne ici une mesure linéaire quelconque, peut-être l'acre. Je n'ai pas voulu écrire quatre acres, à cause de la cacophonie.

(04) On ne sait pas le nom de l'aïeule de Julien. Elle épousa le préfet Anicius Julianus, et de ce mariage naquirent Basilina, mère de Julien, et le fameux comte Julien son oncle.

(05) Constantinople.

(06) Odyssée, IX, 359.

(07) Le plèthre équivalait à un peu plus de neuf ares.

(08) Olympiques, VI, 167; Vll, 6.

LETTRE XLVII

AUX THRACES (01)

Il leur fait remise d'une partie de leurs impôts (02).

A un empereur qui considérerait l'argent, votre demande paraîtrait difficile à accorder, et il ne croirait pas, d'ailleurs, devoir sacrifier l'intérêt commun à celui de quelques particuliers. Mais comme nous avons moins pour but de prélever sur nos sujets de fortes sommes que de faire ce qui peut leur être utile, nous vous libérons pour cette fois de votre dette. Cependant cette remise n'est pas intégrale : nous en faisons deux parts, l'une pour vous et l'autre pour les besoins des soldats: vous en profiterez, du reste, vous-mêmes largement, puisque ce sont eux qui veillent à votre paix et à votre tranquillité. En conséquence, nous vous remettons jusqu'à la troisième indiction (03) le solde de tout l'arriéré dû par vous jusqu'à ce jour : après cela, vous rentrerez dans les charges communes. Pour vous, cette concession doit vous suffire ; et nous, nous ne devons pas négliger l'intérêt général. A cette fin, j'ai donné ordre à mes intendants (04) pour que ma faveur vous fût garantie par le fait. Portez-vous bien, et que les dieux vous aient toujours en leur garde.

(01) Né n Byzance, Julien se considérait comme d'origine thrace, ainsi qu'il le dit dans le Misopogon.

(02) Sur cette preuve de la générosité de Julien, voyez. Ammien Marcellin, liv. XXV, chap. IV, 15.

(03) La troisième indiction avait commencé l'an 359 après J.-C. Ces sortes de remises, d'après le Code Théodosien, liv. XI, chap. 48, s'appelaient indulgences, indulgentiae debitorum,

(04) Cet ordre n'existe plus.

LETTRE XLVIII

A ZÉNON (01)

Il lui donne des nouvelles de sa santé, et lui demande des lettres.

Mille raisons font que mon corps ne va qu'à moitié bien; mais pour l'esprit, il ne va pas mal. Je crois qu'il n'y a pas de meilleur préambule pour une lettre d'ami à ami. Et qu'y a-t-il au fond de ce préambule? Une demande, je crois. Et quelle demande? Celle d'une correspondance. Puissent tes lettres s'accorder avec mes pensées, en m'annonçant que de ta part tout va bien!

(01) Voyez lettre XLV.

LETTRE XLIX (01)

A ARSACIUS

Il lui donne des avis pour relever le culte des dieux.

Julien à Arsacius (02), souverain pontife de Galatie.

L'hellénisme ne fait pas les propres que nous voudrions, par la faute de ceux mêmes qui le professent. Les dieux nous accordent des dons brillants et magnifiques, au-dessus de tous nos vœux, de toutes nos espérances, soit dit sans offenser Adrastée (03)! Car qui donc eût osé se promettre, en si peu de temps un changement si prompt et si merveilleux? Mais croyons-nous que cela suffise? Et ne considérons-nous pas que ce qui a propagé surtout une religion impie, c'est l'humanité envers les étrangers, les soins rendus aux morts, la sainteté apparente de la vie (04)? Je crois qu'il faut que nous mettions réellement en pratique chacune de ces vertus. Et ce n'est pas assez que tu sois seul irréprochable; tous les prêtres de la Galatie doivent l'être comme toi. Menace, persuade, pour les rendre vertueux; ou bien destitue-les de leur ministère sacré, s'ils ne donnent pas, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs serviteurs, l'exemple du respect envers les dieux, et s'ils n'empêchent pas les serviteurs, les enfants et les femmes des Galiléens d'insulter aux dieux en substituant l'impiété au culte qui leur est dû. Ensuite ne permets à aucun prêtre de fréquenter le théâtre, de boire dans une taverne, d'exercer un art, un métier honteux et bas. Ceux qui obéissent, honore-les; ceux qui désobéissent, chasse-les. Établis dans chaque ville de nombreux hospices, afin que les étrangers y jouissent de notre humanité, et non seulement ceux de notre religion, mais tous ceux qui auront besoin de secours. Quant aux fonds nécessaires, j'y ai pourvu. J'ai assigné annuellement pour toute la Galatie trente mille boisseaux de blé à répartir et soixante mille xestes (05) de vin : je vous prie d'en faire toucher le cinquième aux pauvres qui sont de service auprès des prêtres, et de distribuer le reste aux étrangers et aux mendiants. Il serait honteux, quand les Juifs n'ont pas un mendiant, quand les impies Galiléens nourrissent tout ensemble et les leurs et le nôtres, que les nôtres fussent dépourvus des secours que nous leur devons. Apprends aux Hellènes à fournir leur part de ces contributions; apprends aux bourgades helléniques à offrir ces prémices aux dieux : accoutume les Hellènes à ces actes de bienfaisance, et dis-leur que depuis longtemps c'est une œuvre dont je m'occupe. C'est ainsi qu'Homère fait dire à Eumée (06)

Étranger, quand un hôte est venu sur mon seuil,
Fût-il moindre que toi, je lui fais bon accueil :
Je vois sous ses haillons Jupiter qui l'envoie,
Et si peu que ce soit, je le donne avec joie.

Ne laissons donc pas à d'autres le zèle du bien; rougissons de notre indifférence, et marchons les premiers dans la voie de la piété (07). Si j'apprends que tu agis ainsi, je serai rempli de joie. Visite rarement chez eux les gouverneurs, mais écris-leur souvent. Quand ils entrent dans la ville, que pas un prêtre n'aille à leur rencontre, et, quand ils approchent des temples des dieux, qu'on les reçoive dans le vestibule à leur entrée, que pas un soldat ne les accompagne : les suive qui voudra. Du moment qu'on met le pied dans l'enceinte sacrée, on n'est plus que simple particulier. Il n'y a que toi, tu le sais, qui commandes à tout ce qui est dans l'intérieur. La loi divine le veut ainsi. Ceux qui t'obéissent sont vraiment pieux; ceux qui s'y refusent par orgueil, sont des arrogants et des vaniteux.

Je suis disposé à venir en aide à Pessinonte, si l'on se rend propice la Mère des dieux (08). Si au contraire on la méprise, non seulement on sera coupable, mais, chose pénible à dire, on encourra mon ressentiment.

Je ne puis ni servir, ni traiter en amis (09)
Ceux qui des immortels se disent ennemis.

Fais-leur donc comprendre que s'ils désirent de moi quelque faveur, ils doivent tous ensemble s'agenouiller devant la Mère des dieux.

(01) Écrite l'au 362 ou 363 après J.- C. Comme le fait observer judicieusement La Bleterie, il serait difficile de produire en faveur de la religion chrétienne un témoignage plus honorable et moins suspect.

(02) On ne sait rien de plus sur cet Arsacius.

(03) Voyez lettre XXIX, p. 388, note 1.

(04)  « Accuser les gens de bien d'hypocrisie est la ressource ordinaire de la prévention outrée et de la méchanceté. Julien, avec tout son esprit, ne voit pas et ne veut pas voir qu'une société aussi nombreuse qu'étaient alors les chrétiens ne joue point et ne peut même en concevoir le dessein. L'hypocrisie ne sera jamais un vice populaire. La multitude est toujours de bonne foi tout ce qu'elle est. » LA BLETERIE.

(05) Le xeste, ou setier romain, équivalait à peu près à un demi-litre.

(06) Odyssée. XIV, 56.

(07) Voyez les réflexions sensées que ce passage suggère à l'abbé de La Bleterie dans sa traduction des lettres choisies de Julien. J'y lis entre autres choses  « Qui doute que les païens, avant que le nom chrétien eût paru dans le monde, n'aient fait des actions d'humanité, que quelques-uns d'entre eux n'aient pratiqué des vertus morales? Mais... ils ne faisaient en cela que suivre les impulsions de la loi et de la religion naturelle... Les païens avaient une morale, mais le paganisme n'en avait point... A la honte de la philosophie, il sera toujours vrai de dire que le genre humain doit à l'Évangile l'abolition de la coutume barbare d'exposer les enfants. A cet égard, les animaux les plus féroces s'élèvent en jugement, même au tribunal de la raison, contre le Grec, le Romain et le Chinois... Personne ne peut nier que la religion chrétienne n'ait adouci les mœurs, civilisé les peuples barbares qui l'ont embrassée, éclairé sur ses devoirs le paysan le plus grossier, répandu partout quelque délicatesse de conscience, et même parmi ceux qu'elle ne change point une teinture de probité. Un chrétien médiocrement instruit et d'une vertu commune en sait plus en fait de monde, est plus philosophe qu'un philosophe... On l'a déjà dit : Si, par impossible, l'Évangile était faux, il serait de l'intérêt du genre humain qu'on le crût vrai.  »

(08) Voyez la lettre XXI.

(09) Voyez Homère, Odyssée, XI, 73.

LETTRE L (01)

A ECDICIUS

Il lui annonce malicieusement une crue du Nil, dont Ecdicius aurait dû lui donner avis.

Julien à Ecdicius (02), gouverneur d'Égypte.

Tu me racontes mon songe, dit le proverbe, et moi je vais te raconter ta vision réelle (03). La crue du Nil (04) s'est élevée, dit-on, à plusieurs coudées, et il couvre toute l'Égypte. Si tu désires savoir le nombre de coudées, il était de quinze le vingt septembre (05). Cette nouvelle m'est annoncée par Théophile (06), qui commande le camp. Si tu ne la connaissais pas, je te l'apprends pour te faire plaisir.


 

(01) Écrite l'an 362 après J.-C.

(02) Voyez la lettre VI.

(03) Julien joue avec esprit sur les mots grecs ὄναρ, vision en songe, et ὕπαρ, vision réelle, dont la consonance donne plus de relief et de malice à sa pensée.

(04) Sur les crues du Nil, voyez Pline l'Ancien, liv. V, chap. 9, et Ammien Marcellin, liv. XXII, chap. XV, 13.

(05) Ou, dans le style romain, le XII avant les calendes d'octobre.

(06) Ce personnage n'est pas autrement connu.

LETTRE LI (01)

AUX ALEXANDRINS

Il leur reproche de s'être faits chrétiens, et il leur signifie l'ordre de bannir Athanase, leur évêque, non seulement de leur ville, mais de toute l'Égypte.

Julien aux Alexandrins (02).

Lors même que le fondateur de votre cité serait quelqu'un de ces hommes qui, violateurs de leur propre loi (03), ont été punis comme ils le méritaient, pour avoir mené une vie contraire à la justice, sonné la rébellion et introduit une nouvelle doctrine, vous n'en auriez pas plus le droit de redemander Athanase. Mais vous avez pour fondateur Alexandre, pour dieu tutélaire le roi Sarapis avec Isis, sa jeune compagne, reine de toute l'Égypte;... (Lacune) et vous agissez comme la partie la moins saine de la ville, et cette partie malade ose encore se donner le nom de cité!

J'en atteste les dieux! j'ai honte, Alexandrins, de voir qu'un seul habitant d'Alexandrie s'avoue Galiléen. Et de fait, le, pères des Hébreux étaient jadis les esclaves des Égyptiens, et vous, aujourd'hui, vous, Alexandrins, les maîtres de l'Égypte, puisque votre fondateur l'a conquise, vous subissez volontairement, au mépris de vos antiques croyances, la servitude de ceux que vous teniez autrefois enchaînés! Vous oubliez le temps de l'ancienne prospérité, alors que toute l'Égypte était en commerce avec les dieux et dans l'abondance de tous les biens. Mais ceux qui ont apporté chez vous une croyance séditieuse, quel bien ont-ils fait à votre ville, dites-le-moi? Vous avez eu pour fondateur un prince pieux, Alexandre de Macédoine, qui ne ressemblait guère, par Jupiter! à ces gens-là, ni aux Hébreux, qui cependant valaient beaucoup mieux. A son tour, Ptolémée, fils de Lagos(04), leur était bien supérieur. Quant aux Romains, Alexandre aurait eu à les combattre qu'il leur aurait bien tenu tête (05). Après votre fondateur, que vous ont fait les Ptolémées? Ils ont traité votre cité comme une fille chérie, dont ils ont pris soin dès l'enfance. Et ce n'est point avec les paroles de Jésus qu'ils l'ont rendue florissante, et ce n'est pas avec la doctrine de ces odieux Galiléens qu'ils ont organisé le gouvernement qui la fait heureuse aujourd'hui. En troisième lieu, lorsque nous autres Romains nous en sommes devenus les maîtres et que nous l'avons enlevée aux Ptolémées qui l'administraient mal (06), Auguste, en y faisant une visite et en s'adressant à vos concitoyens : « Alexandrins, leur dit-il, je pardonne à votre ville toutes ses fautes, par respect pour le grand dieu Sarapis, et par amour du peuple et de votre grande cité. Un troisième motif de ma bienveillance pour vous c'est mon ami Aréus.  »
En effet, cet Aréus, votre concitoyen, était un philosophe, intime ami de César Auguste.

Telles sont, en bref, les faveurs spéciales que vous avez reçues des dieux olympiens, et j'en passe un grand nombre, pour ne pas trop m'étendre. Quant à celles de chaque jour, qui vous sont communes non pas avec quelques hommes, ni avec une cité, ni avec une nation, mais que la libéralité manifeste des dieux répand sur tout l'univers, pouvez-vous les méconnaître? Seuls, êtes-vous insensibles à la splendeur qui émane du Soleil? Seuls, ignorez-vous qu'il produit l'été et l'hiver? Seuls, ne savez-vous point qu'il donne naissance à tous les animaux et à toutes les plantes? Et la Lune, qu'il éclaire, ne remarquez-vous pas que c'est par lui qu'elle crée et qu'elle prodigue tant de biens à votre cité? Et cependant vous n'avez pas le courage d'adorer aucun de ces dieux, tandis que ce Jésus, que ni vous ni vos pères n'ont vu, vous croyez qu'il est le Dieu-Verbe? Celui, au contraire, que le genre humain voit et honore de toute éternité, et dont le culte fait son bonheur, je veux dire le Grand Soleil, l'image vivante, animée, raisonnable et bienfaisante du père intelligible (07)...  (Lacune.) Si vous voulez en croire mes avis et vous avancer vers la vérité, vous ne vous écarterez point de la bonne voie, en prenant pour guide un homme qui jusqu'à vingt ans a suivi la même route que vous, et qui, heureusement, est entré dans une autre il y a douze années (08).

Si vous consentez à m'obéir, vous me causerez une grande joie; mais si vous voulez absolument persévérer dans la superstition et dans la doctrine de ces fourbes, demeurez unis entre vous et ne réclamez pas Athanase. Il vous restera encore un assez bon nombre de ses disciples, dont les discours plaisent à vos oreilles qui vous démangent et qui veulent se remplir de paroles impies. Plût au ciel que la dangereuse influence de l'école impie d'Athanase se bornât à lui seul! Mais elle s'exerce sur un grand nombre d'hommes distingués parmi vous : chose facile à expliquer, car de tous ceux que vous auriez pu choisir pour interpréter les Écritures, il n'y en a pas de pire que celui que vous réclamez. Si c'est pour ses autres talents que vous regrettez Athanase (car je sais que c'est un habile homme) et que vous me faites de telles instances, apprenez que c'est pour cela même qu'il a été banni de votre ville. Car c'est naturellement une chose dangereuse qu'un intrigant à la tête du peuple, et je ne dis pas seulement un homme de rien, mais quelque personnage prétentieux comme celui-ci, qui tranche de la grandeur et qui prétend qu'on en veut à ses jours. Or, c'est là un signal d'insurrection. A ces causes, et afin qu'il n'arrive rien de semblable chez vous, nous lui avons jadis ordonné de sortir de la ville, et maintenant nous le bannissons de toute l'Égypte.

Soit le présent édit affiché sous les veux de nos citoyens d'Alexandrie.
 

(01) Écrite l'an 362 après J.-C. Julien avait alors trente-deux ans, puisqu'il dit avoir professé le christianisme dans les vingt premières années de sa vie et s'être converti depuis douze ans.

(02)  « Les catholiques, qui étaient sans doute le plus grand nombre, adressèrent au nom de la ville une requête à l'empereur pour lui demander la révocation de l'ordre qu'il avait donné contre saint Athanase. L'empereur ne répond à leur requête par ce nouvel édit.  »  LA BLETERIE.

(03) C'est-à-dire les chrétiens dont la doctrine est en révolte contre celle des Juifs, dont ils sont sortis.

(04) Un des généraux d'Alexandre, fondateur du nouveau royaume d'Égypte après la bataille d'Ipsus, l'an 323 avant J.-C.

(05) Dans les biographies légendaires d'Alexandre le Grand, cette hypothèse devient une réalité, et les Romains sont vaincus par Alexandre. Voyez notre Essai sur la légende d'Alexandre le Grand dans les Romans du douzième siècle.

(06) La maison des Lagides finit avec Cléopâtre, après avoir régné trois cents ans.

(07) Le zèle pieux des premiers chrétiens aura supprimé ici quelques lignes de blasphèmes.

(08) L'an 350 après J.-C.
 

LETTRE LII (01)

AUX BOSTHÉNIENS

Il les engage à se méfier de leur évêque Titus.

Julien aux Bostréniens (02).

Je croyais que les chefs des Galiléens auraient envers moi plus de reconnaissance qu'envers celui qui m'a précédé sur le trône. Sous ce dernier règne, en effet, plusieurs d'entre eux ont été bannis, persécutés, emprisonnés; et l'on a même égorgé des foules entières de ceux qu'on appelle hérétiques; à ce point qu'à Samosate (03), à Cyzique (04), en Paphlagonie, en Bithynie, en Galatie et dans beaucoup d'autres contrées, des bourgades entières ont été ravagées et détruites de fond en comble. Sous mon règne, c'est le contraire : les bannis ont été rappelés, et ceux dont les biens avaient été confisqués, les ont recouvrés intégralement par une loi que nous avons faite (05). Et cependant ils en viennent à un tel excès de fureur et de démence, que faute de pouvoir tyranniser personne et d'exécuter leurs desseins non seulement contre leurs coreligionnaires, mais aussi contre nous qui sommes fidèles aux dieux, la colère les pousse à mettre tout en œuvre, et leur audace soulève la multitude, qu'ils entraînent à la sédition : impies envers les dieux et rebelles à nos édits, qui ne respirent cependant que l'humanité. Car nous ne souffrons pas qu'aucun des Galiléens soit traîné de force à nos autels. Au contraire, nous leur déclarons formellement que, si quelqu'un d'eux désire prendre part à nos lustrations et à nos offrandes, il doit commencer par se purifier et par se rendre les dieux propices. Tant nous sommes éloignés de penser ou de vouloir que de tels profanateurs soient admis à nos cérémonies sacrées, avant d'avoir lavé leur haine par des supplications aux dieux et leur corps par les ablutions légales.

Ainsi, la foule, trompée par ceux qu'on appelle Clercs (06), est en révolte ouverte, depuis qu'on leur a ôté le pouvoir de nuire. Après avoir exercé jusqu'ici leur tyrannie, ce n'est pas assez pour eux de ne point payer la peine de leurs méfaits; jaloux de leur ancienne domination, et regrettant de ne plus pouvoir rendre la justice, écrire des testaments (07), s'approprier les héritages des autres, tirer tout à eux, ils font jouer tous les ressorts du désordre, attisent. comme dit le proverbe, le feu avec le feu, et aggravent insolemment le mal par le mal, en poussant les peuples à la révolte.

Il nous a donc paru bon de faire savoir à tous les peuples, par le présent édit, et de déclarer formellement qu'il est interdit de s'unir aux Clercs en révolte, de se laisser entraîner par eux à lancer des pierres et à désobéir aux magistrats, leur accordant toutefois le droit de se réunir tant qu'ils voudront et de faire leurs prières accoutumées, mais à la condition de ne pas se laisser gagner à la rébellion, de ne point faire cause commune avec elle, s'ils ne veulent être punis.

J'adresse le présent édit spécialement à la ville de Bostres, parce que son évêque Titus et son clergé, dans une requête qu'ils m'ont présentée, ont accusé le peuple soumis à leur autorité : ils l'engageaient à ne point se révolter, et le peuple s'est jeté dans le désordre. Je cite le texte même de la requête qu'ils ont osé m'écrire et je le joins à mon édit : « Quoique les chrétiens (08), disent-ils, fussent en nombre égal à celui des Hellènes, nos exhortations les ont empêchés de commettre le plus léger excès. »  Voilà quelles sont à votre égard les paroles de votre évêque. Vous voyez que ce n'est pas à votre bon vouloir qu'il attribue votre modération, mais c'est en dépit de vous-mêmes, dit-il, que vous avez été contenus par ses exhortations. Chassez-le donc, sans hésiter, de votre ville, comme étant votre accusateur; mais demeurez unis entre vous : point d'opposition, point d'injustice. Que ceux de vous qui sont dans l'erreur ne fassent aucun tort à ceux qui croient agir en toute droiture et en toute justice, en rendant aux dieux un culte consacré de temps immémorial; et que les adorateurs des dieux se gardent de violer l'asile ou de dépouiller les maisons des hommes qui sont dans l'erreur soit par ignorance, soit par conviction. C'est par la raison qu'il faut convaincre et instruire les hommes, non par les coups, les outrages et les supplices corporels. J'engage donc encore et toujours ceux qui ont le zèle de la vraie religion à ne faire aucun tort à la secte des galiléens, à ne se permettre contre eux ni voies de fait ni violence. Il faut avoir plus de pitié que de haine envers des gens assez malheureux pour se tromper dans les choses de la plus haute importance (09). Or, si la piété est le plus grand des biens, le plus grand des maux est l'impiété. Et du reste, ils se punissent assez eux-mêmes en abandonnant les dieux pour se mettre sous la protection des morts et de leurs dépouilles (10). Lorsque des gens sont dans le malheur, nous prenons part à leur peine; mais quand ils sont délivrés et sauvés par les dieux, nous prenons part à leur bonheur.

Donné le jour des calendes d'août. à Antioche.




 

(01) Écrite le 1er août de l'an 362 après J. -C.

(02)  « Il y avait en Idumée une ville citée dans la Genèse, chap. XXXVI, sous le nom de Bosra, et une autre ville des Moabites, au-delà du Jourdain, plus communément désignée sous le nom de Bosor (I Machabées, V ; Deutéron, IV; Jos., XX; I Paralip., VI.) Les géographes signalent aussi plusieurs villes nommées Bostra : une en Phénicie, sur les bords de la mer, près  de Biblos, dont parle Strabon, liv. XV, et une autre en Arabie, mentionnée par Ammien Marcellin, liv. XIV, chap,. VIII. La Bleterie croit qu'il s'agit dans cette lettre de cette dernière ville, qui avait alors pour évêque un homme recommandable par ses lumières et nommé Titus.  »  TOURTLET.

(03) Ville métropole de la Commagène, en Syrie, au confluent de l'Euphrate, patrie de Lucien.

(04) Ville de la  Chersonèse de Thrace.

(05) Voyez lettre XXVI.

(06)  De nos jours nous dirions le Clergé.

(07) Non pour leur propre compte, mais en prêtant leur ministère à d'autres. C'est ce qui ressort d'une note très sensée de Heyler sur ce passage contesté. La Bleterie incline au  même sentiment.

(08) On a remarqué que c'est le seul endroit des œuvres de Julien où il donne aux chrétiens leur véritable nom; partout ailleurs, en effet, il les appelle Galiléens. Mais il faut noter qu'il cite les propres paroles de la requête de Titus.

(09) Voltaire cite cette phrase dans son Dict. philosophique, article APOSTAT.

(10) C'est-à-dire des martyrs, des saints et de leurs reliques.
 

LETTRE LIII (01)

A JAMBLIQUE


Il lui exprime le plaisir que lui ont causé ses lettres, et il se plaint de son absence.

Julien à Jamblique, philosophe.

O Jupiter, comment trouverais-je bien de vivre au milieu de la Thrace et de passer l'hiver dans les cavernes de ce pays, pendant que le beau Jamblique nous envoie, comme d'un printemps oriental, des lettres en guise d'hirondelles ? Et voilà qu'il ne nous est pas permis d'aller vers lui, ni à lui de venir vers tous! Qui donc accepterait cela de bon cœur, à moins d'être un Thrace, un émule de Térée (02)?

Délivre, ô Jupiter, tous les Grecs de la Thrace :
Rends
-nous le jour, et fais rayonner à nos yeux (03)

notre Mercure : permets-nous d'aborder ses temples, d'embrasser ses statues, comme on dit que fit Ulysse (04), quand, après ses courses errantes, il revit son Ithaque. Seulement, il dormait, quand les Phéaciens le débarquèrent comme un ballot de marchandise et se retirèrent (05); mais moi le sommeil m'abandonne, jusqu'à ce que j'aie eu le bonheur de voir le grand trésor de toute la terre (06). Quand tu m'accuses, ainsi que mon ami Sopater, d'avoir transporté tout l'Orient dans la Thrace, tu veux plaisanter. Nous, nous disons, ce qui est vrai, que tant que Jamblique n'est point là, nous sommes dans les ténèbres des Cimmériens (07). Tu nous demandes de deux choses l'une, ou nous d'aller te rejoindre ou toi de venir nous trouver. Le premier parti serait pour nous désirable et utile : nous irions te retrouver et nous jouirions des biens que procure ta présence; mais le second passerait toutes nos espérances. Cependant puisque ce voyage ne t'est pas possible et qu'il te serait désavantageux, reste chez toi, et garde bien la santé et le repos que tu y trouves. Nous, nous supporterons en gens de cœur tout ce que Dieu nous enverra. Ou dit que les cœurs généreux doivent avoir un fond de bonne espérance et faire leur devoir, soumis aux lois que leur impose le destin (08).

(01) Cf. lettre XXXV.

(02)  Voyez Dict. myth. de Jacobi, article TEREE.

(03) Voyez Homère, Iliade, XVII, 645; mais Julien a changé le sens et les vers du poète.

(04) La citation n'est pas précise; voyez pourtant Homère, Odyssée, XIIII, 353.

(05)  Voyez Homère, Odyssée, XIII, 116.

(06) C'est le nom qu'il a déjà donné à ce même Jamblique dans la lettre XXXIV. Si Tourier s'en fût souvenu, il n'aurait pas commis à cet endroit une grosse erreur de traduction.

(07) Voyez Homère, Odyssée, XI, 14.

(08) Cette belle pensée est de Démosthène, Sur la couronne, chap. 28. Lucien en fait remarquer la beauté dans son Éloge de Démosthène, 3; t. II, p. 463 de notre traduction. — Cf. Corneille :

Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.

Horace, act. II, sc. VI.

LETTRE LIV

A GÉORGIUS

Il plaisante sur la légende de la nymphe Écho.

Julien à Géorgius, procurateur impérial (01).

Oui, je le dis avec toi, Écho est une déesse, et une parleuse; si tu veux même, c'est l'épouse de Pan : je ne te contredirai point. Car, bien que la nature m'apprenne qu'Écho n'est que l'image de la voix frappant l'air qui la renvoie, et dont le son réfracté revient à l'oreille (02), cependant, docile à l'opinion des anciens et des modernes aussi bien qu'à la tienne, je suis tout prêt à croire que l'Écho c'est une déité. Toutefois que nous fait cela, à nous qui, pour l'étendue de notre affection envers toi, sommes si loin d'Écho ? Écho ne renvoie pas tout ce qu'elle entend; elle ne fait que répéter les dernières syllabes : c'est une amante un peu prude, qui ne rend que du bout des lèvres les baisers qu'elle reçoit de son amant. Nous, au contraire, nous le prévenons volontiers d'amitié, et si parfois tu nous provoques, nous ne tardons pas à te renvoyer la balle. Ainsi tu ne peux pas te dispenser de nous écrire, et si notre comparaison te condamne, parce que tu nous rends moins que tu n'as reçu, elle nous absout, nous qui nous efforçons de te primer des deux manières. Du reste, soit que tu rendes ou non la mesure égale de ce que tu auras reçu, quoi que nous recevions de toi, nous en serons charmé, et nous l'ajouterons de grand cœur à la masse.

(01)Voyez la lettre VIII.

(02) Il y a dans le grec un rapprochement intraduisible entre les mots ἤχώ, écho, et ἠχή, son dont ἠχώ dérive.

 

 

LETTRE LV (01)

A EUMENIUS ET PHARIANUS

Il recommande à ses anciens condisciples l'étude des lettres et de la philosophie.

Julien à Euménius et à Pharianus (02).

Si quelqu'un vous a persuadé qu'il est pour l'homme un bonheur plus doux et plus solide que de philosopher à son aise et sans trouble, il s'est abusé en vous abusant. Mais si vous avez encore votre ancienne ardeur et si elle ne s'est pas éteinte, comme une flamme trop vive, je vous estime heureux. Quatre ans sont écoulés, et trois mois en plus, depuis que nous sommes séparés. Je verrais avec plaisir quels ont été vos progrès durant cet intervalle. Pour ma part, c'est merveille que je parle grec, tant je me suis barbarisé dans ces contrées. Ne dédaignez point la littérature, ne négligez pas la rhétorique, et occupez-vous de poésie. Cependant étudiez surtout les sciences. Le grand travail, c'est l'étude des dogmes d'Aristote et de Platon : c'est l'œuvre par excellence; c'est la base, le fondement, l'édifice et la toiture. Le reste n'est que hors-d'œuvre. Soignez-le pourtant avec plus d'attention que les autres n'en accordent à l'œuvre réelle. Pour moi, j'en atteste la justice divine, c'est parce que je vous aime comme des frères que je vous donne ces conseils : car vous avez été mes compagnons d'étude, mes vrais amis. Si vous les suivez, je vous en aimerai davantage; si vous ne le suivez pas, je le verrai avec douleur. Or, une douleur continue a d'ordinaire une fin dont j'aime mieux ne point parler, dans l'espoir d'un meilleur augure.

(01) Écrite, suivant Heyler, à l'époque où Julien faisait la guerre en Gaule et en Germanie, à savoir de l'an 336 à 360 après J.-C. Cependant Heyler croit qu'on peut admettre la conjecture de Tourlet, exprimée ainsi dans l'argument qui précède cette lettre : « On voit, par le contexte de cette lettre, que Julien l'écrivait à deux de ses condisciples avec qui il avait fait quatre ans auparavant ses études à Constantinople. Par conséquent il écrivit cette lettre pendant qu'il était encore, avec son frère, confiné au château de Macelle en Cappadoce, au pied du mont Argée, non loin de Césarée. Il resta six ans dans ce château, ainsi qu'il le dit lui-même dans son manifeste au peuple d'Athènes.  »

(02) Il n'est pas question ailleurs de ces deux condisciples de Julien.

LETTRE LVI

A ECDICIUS

Il l'engage à développer le goût de la musique à Alexandrie.

Julien à Ecdicius (01)

Il convient, entre autres soins, de s'occuper de la musique, un art sacré (02). Choisis parmi le peuple d'Alexandrie des jeunes gens bien nés et fais-leur donner à chacun deux artabés (03) par mois, outre l'huile, le froment et le vin : les vêtements leur seront fournis par les intendants du trésor. Qu'ils soient inscrits pour le perfectionnement de la voix. Si cependant il y en a quelques-uns qui puissent arriver au comble de cet art, fais-leur savoir que nous nous proposons d'attacher de très grandes récompenses à leurs efforts. Ils gagneront même, avant nos récompenses, de purifier leurs âmes par la divine musique, comme le prouvent ceux qui se sont expliqués avant nous sur cette matière. Telles sont nos intentions au sujet de ces jeunes gens. Quant aux disciples actuels du musicien Dioscore, engage-les à travailler leur art de tout leur zèle. Nous, nous sommes prêt, quoi qu'ils puissent désirer, à leur venir en aide.

(01) Voyez les lettres VI, IX et L.

(02) Tourlet traduit la musique sacrée de nos temples. C'est trop dire. Julien appelle ici la musique un art sacré, comme plus loin, un art divin.

(03) L'artabé était une mesure de capacité chez les Égyptiens et chez les Perses. On ne sait pas de quoi Julien ordonne de la remplir.

LETTRE LVII

A ELPIDIUS

Il lui demande des lettres, si courtes qu'elles soient.

Julien à Elpidius, philosophe (01).

Il y a dans une lettre, si petite qu'elle soit, un bien grand plaisir pour quiconque mesure l'affection de celui qui l'écrit non pas d'après la petitesse de l'épître, mais d'après la grandeur de l'âme. Si donc tu trouves quelque brièveté au billet amical que je t'envoie, n'y vois pas une marque de la faiblesse de mon attachement; mais, sachant bien jusqu'où s'étend mon affection pour toi, pardonne à la brièveté de mon écrit et ne tarde point à me répondre. Tout ce qui me viendra de toi, si peu que tu m'envoies, me paraîtra toujours l'échantillon d'un grand bien.

(01) Libanius lui a écrit quelques lettres.

LETTRE LVIII (01)

AUX ALEXANDRINS

Il leur demande un obélisque, et leur accorde en retour la permission d'élever une statue d'airain.

Julien aux Alexandrins.

Il ya chez vous, m'a-t-on dit, un obélisque (02) de pierre, qui est d'une belle longueur (03); cependant on le dédaigne, et il gît sur le rivage, comme un vil rebut. Le bienheureux Constance avait frété un navire pour le transporter à Constantinople. ma patrie. Aujourd'hui que, par la volonté des dieux, il a fait le voyage que nous impose à tous le destin, c'est à moi que la ville réclame ce monument, d'autant que c'est ma ville natale et que les liens qui nous unissent sont plus étroits. Constance l'aimait comme une sœur, moi, je l'aime comme une mère : j'y suis né, j'y ai été nourri, je ne puis être ingrat envers elle. Toutefois, comme je ne vous aime pas moins que ma patrie, je vous permets d'élever votre statue d'airain. Car on vous a fait récemment une statue colossale : érigez-la et vous aurez un monument d'airain au lieu d'un monument de pierre, l'image et la ressemblance d'un homme (04) que vous désirez avoir, au lieu d'une pierre triangulaire (05) où sont gravés des caractères égyptiens (06). Et s'il est vrai, comme on le dit, qu'il y a certains thérapeutes (07), qui couchent sur la pointe de cet obélisque, c'est une raison de plus pour moi de le faire enlever à cause de cette superstition. Car en les y voyant dormir au milieu des saletés et des vilenies amassées sans doute en ce lieu, on ne peut guère le croire divin (08), et la superstition des gens qui en font leur séjour est bien faite pour détruire la croyance aux dieux. C'est donc aussi un motif de plus pour vous de me seconder et d'envoyer ce monolithe dans ma patrie, qui vous reçoit si généreusement quand vous naviguez vers le Pont; et de même que vous la nourrissez (09), il faut aussi contribuer à l'embellir. En somme, il ne vous sera point désagréable de voir chez nous quelque chose de votre pays, et d'avoir en débarquant dans notre ville un aussi aimable coup d'œil.
 

(01) Écrite l'an 363 après J. -C.

(02)  « Constance avait fait transporter à Rime un obélisque égyptien, que Sixte-Quint releva depuis, et qu'on voit encore dans la capitale du monde chrétien. Julien voulut faire venir à Constantinople un pareil monument ; et cette lettre prouve qu'il en avait donné l'ordre. Mais la translation ne s'effectua qu'après sa mort.  »  TOURLET.

(03) Sur la hauteur des obélisques, voyez Pline l'Ancien, liv. XXXVI, chap. 9  et 10.

(04) Les commentateurs et les traducteurs sont divisés sur la personne dont cette statue était l'image. La Bleterie croit que c'était la statue de Julien lui-même. Tourlet pense que c'était celle d'Alexandre le Grand, fondateur d'Alexandrie, et Heyler présume que cette statue représentait le médecin Zénon, dont il est question dans la lettre XLV.

(05) On ne connaît point d'obélisques triangulaires. Il y a là quelque faute de texte. Voyez la note de l'abbé de La Bleterie sur ce passage, et Cf. Ammien Marcellin, liv. XVII, chap. IV, 6.

(06) Voyez Ammien Marcellin, loc. cit.

(07 ) Espèces de moines.

(08) Les obélisques étaient consacrés au soleil.

(09) L'Égypte était un des greniers de l'empire romain. Il en est souvent parlé, sous ce rapport dans les auteurs anciens, notamment dans Tacite et dans Pline

LETTRE LIX (01)

A DENYS

Il se moque d'un sycophante ignorant.

Julien à Denys.

Tu faisais mieux de te taire d'abord que d'essayer, comme aujourd'hui, de te justifier. Car enfin tu ne me calomniais pas, quoique déjà peut-être tu en eusses la pensée; mais aujourd'hui tu as enfanté et vomi contre nous des flots d'invectives. Et ne dois-je pas regarder comme une invective ou plutôt comme un blasphème d'être assimilé par toi à deux de tes amis, à chacun desquels tu t'es donné sans leur appel; ou plutôt après t'être donné au premier (02) sans son appel, tu t'es prêté aux volontés du second (03), qui t'avait seulement fait signe qu'il agréerait volontiers tes services. Du reste, ressemblé-je ou non à Constant et à Magnence, le fait même, comme on dit, le prouvera. Mais toi, comme dit le Comique (03) :

Ainsi qu'Astydamas tu te vantes, la femme (04) !

On le voit bien par ce que tu écris. Et « l'intrépidité,» et « la grande audace, » et le : « Ah! si tu savais qui je suis! » et tout le reste du même genre. Dieux! quel vacarme, quelle enflure de paroles! Mais, j'en atteste les Grâces et Vénus, si tu as tant d'audace et de cœur, pourquoi craignais-tu donc tant d'échouer une troisième fois (05)? Ceux qui encourent la haine des puissants, ne tardent guère, chose facile et l'on peut dire agréable pour un homme sage, à changer d'emploi ; et, s'il faut essuyer quelque léger dommage, ils y laissent leur fortune; mais le dernier effet de la colère c'est de faire souffrir des supplices irrémédiables, c'est de condamner à la mort. Toi, tu te moques de tout cela; tu as affecté de ne plus connaître un intime; et quant à l'autre, homme du vulgaire, homme du commun, que nous avons appris trop tard à connaître, pourquoi donc, grands dieux, dis-tu que tu crains d'échouer une troisième fois (06)? Car je ne pourrai pas de bon te rendre méchant, en m'irritant contre toi, pouvoir qui ne serait pourtant pas à dédaigner, puisque, selon Platon (07), l'on serait aussi capable d'opérer le contraire. Mais la vertu étant un acte libre, tu ne devais t'attendre à rien de pareil. Oui, tu regardes comme un haut fait de dire du mal de tout le monde, d'invectiver sans distinction contre tous et de transformer en arsenal le temple de la Paix. Mais penses-tu faire oublier au monde tes premiers attentats et étaler ton courage actuel comme un manteau sur ta couardise passée? Tu connais la fable de Babrius (08) : « Une chatte éprise d'un beau cavalier»; lis le reste dans le volume. Quoi que tu puisses dire, tu ne persuaderas à personne que tu ne fus pas ce que tu as été, et tel que nombre de gens t'ont jadis connu. Non, j'en atteste les dieux, ton incapacité actuelle et ton impudence, ce n'est pas la philosophie qui les a produites, mais c'est cette double ignorance dont parle Platon (09). Car, bien près de ne rien savoir, comme nous l'avouons de nous-mêmes, tu te crois le plus sage non seulement de tous ceux qui sont aujourd'hui, mais de tous les hommes qui ont vécu et qui vivront même un jour. Tant l'ignorance t'a jeté dans un excès de présomption!

Mais en voilà suffisamment pour toi, et j'en ai même dit plus qu'il ne fallait. Il convient cependant que je me justifie aux yeux des autres de t'avoir appelé inconsidérément à la gestion commune des affaires. Seulement je ne suis ni le premier, ni le seul qui y ait été pris, ô Denys. Ton homonyme a trompé Platon (10), trompé aussi par l'Athénien Callippe (11). Car il dit qu'il sait bien que ce Callippe est un pervers, mais jusqu'où pouvait aller sa perversité, il avoue qu'il ne s'en doutait pas. Et pourquoi tous ces exemples? Le plus illustre des fils d'Esculape, Hippocrate, écrit  (12) : « Les sutures du crâne ont égaré mon opinion, » Ainsi ces grands esprits se sont trompés dans les choses qu'ils savaient, et un fait de l'art médical a égaré un médecin. Quoi d'étonnant alors que Julien, apprenant que Niloüs ou Denys est devenu un homme, s'y soit laissé prendre? Tu connais Phédon d'Élée (13), tu sais son histoire; si tu ne la sais pas, tâche de l'apprendre à fond, car je n'ai pas le temps de la dire en détail. Ce Phédon s'imaginait que la philosophie est propre à guérir tout le monde, et que chacun peut être arraché par elle à toute espèce de manière de vivre, passions, désirs et autres vices du même genre. Qu'elle ait ce pouvoir sur les âmes bien nées et bien élevées, il n'y a là rien d'extraordinaire; mais si elle ramène Ies gens aussi vicieux à la lumière, c'est, à mon sens, une étonnante merveille. Cependant la pensée m'était venue, tous les dieux le savent, que tu n'inclinais qu'un peu vers le bien. Aussi ne t'ai-je jamais placé ni au premier, ni au second rang des hommes estimables. Tu le sais toi-même sans doute. Si tu ne le sais pas, demande-le au beau Symmaque (14). Je suis convaincu qu'il ne consentira jamais à mentir, étant porté de sa nature à toujours dire la vérité. Si donc tu te fâches de ce que nous ne t'avons pas préféré à tous les autres, moi, je m'en veux de ne t'avoir pas regardé comme le dernier des hommes, et je sais gré à tous les dieux et à toutes les déesses qui m'ont empêché de confier mes affaires à ton amitié. Car bien que les poètes disent de la Renommée que c'est une déesse, ou, si tu veux, une déité, il ne faut pas croire en tout à la Renommée. Ce n'est pas une déité bonne et pure dans son essence, comme est la race des dieux, mais elle participe aussi d'une nature inférieure : et, ce que je n'oserais affirmer des autres démons, quand je le dis de la Renommée, qu'elle annonce beaucoup de faux et beaucoup de vrai (15), je ne crains point d'être accusé de faux témoignage.

Ta franchise, crois-tu, vaut bien quatre oboles, comme on dit. Tu ne sais donc pas que Thersite (16) aussi était franc avec les Grecs? Mais Ulysse, le plus sage des rois, le frappa de son sceptre; et Agamemnon ne se souciait pas plus de la franchise, de Thersite qu'une tortue des mouches, comme dit le proverbe. Il n'y a pas grand mérite à censurer les autres, mais à se montrer soi-même à l'abri de la censure. Si tu es de cette catégorie, fais-le voir. Dans ta jeunesse, tu as fourni un beau texte d'entretien aux hommes âgés; mais moi, comme dit Électre dans Euripide (17), je me tais sur ces aventures. Homme fait, obligé de servir dans les camps, tu y as agi, par Jupiter! comme tu dis avoir agi envers la vérité : à la première vue tu as tourné le dos (18). Je puis le prouver non par quelques témoins et les pires des hommes, mais par ceux mêmes qui t'ont chassé et qui sont revenus ici. Il n'est pas d'un homme prudent et sage, ô très avisé Denys, de se retirer haï des puissants. Tu te serais montré sous un meilleur aspect, si tu avais fait servir tes liaisons à rendre les gens plus dociles à nos ordres. Mais c'est une chose, j'en atteste les dieux, que tu ne feras jamais, ni toi, ni mille autres de ceux qui suivent ta méthode. Pierres contre pierres, cailloux contre cailloux se nuisent mutuellement : les plus durs usent toujours les plus tendres (19).

Mon discours n'a rien de laconique, rien de concis, et je vois que je me montre, à cause de toi, plus bavard que les cigales attiques. Mais j'espère te faire payer la peine que méritent tes méfaits, si les dieux le veulent, ainsi que la puissante Adrastée. Quelle est cette peine? Par quels moyens réduira-t-on à l'impuissance et ta langue et ton esprit? Autant que je le pourrai, mes paroles et mes actions ne manqueront pas de réprimer le bavardage de ta langue médisante. Je n'ignore pas que la sandale de Vénus (20) ne put échapper, dit-on, aux sarcasmes de Momus. Mais tu vois que le reste faisait crever Momus de dépit, et que c'est de guerre lasse qu'il se prit à la sandale. Puisses-tu donc, comme lui, sécher d'envie, plus vieux que Tithon (21), plus opulent que Cynira (22), plus efféminé que Sardanapale, afin qu'en toi s'accomplisse le proverbe : «  Deux fois enfants sont les vieillards. »

Le divin Alexandre, pourquoi te paraît-il si grand? Est-ce parce que tu es jaloux de l'imiter dans ce que lui reproche le jeune Hermolaüs (23)? Mais il n'y a personne d'assez insensé pour croire cela de toi. Au contraire, le dessein pour lequel Hermolaüs se plaignait d'être frappé, le projet qu'il avait formé, dit-on, de tuer Alexandre, il n'est personne qui ne t'en soupçonne capable. J'ai entendu, j'en prends les dieux à témoin, nombre de gens, qui t'aiment beaucoup, te disculper de ce forfait : il y en a même qui n'y croit pas; mais c'est l'unique hirondelle: elle ne fait pas le printemps. Peut-être Alexandre te paraît-il grand, parce qu'il a fait subir à Callisthène une mort cruelle, tué Clitus au milieu d'une orgie, mis à mort Philotas, l'Arménien et le fils de Parniénion (24), et noyé Hector (25) en Égypte dans les tournants du Nil ou dans ceux de l'Euphrate, car il Y a là-dessus deux versions? Mais je n'en parle pas, ni d'autres amusements du même genre : je ne veux point paraître décrier un homme dont la conduite fut loin d'être édifiante, mais qui fut un grand homme de guerre. Mais chez toi l'on ne trouve pas plus de mœurs et de courage que de poils sur les poissons. Ecoute donc ce conseil, et ne t'en fâche pas trop :

Laisse à d'autres, enfant, la guerre et les combats (26).

Le reste, je ne le cite point : j'en rougirais, j'en atteste les dieux. Je désire cependant te donner à entendre que, s'il est logique que les mots répondent aux faits, celui qui ne fuit point le fait ne peut fuir le mot qui le qualifie.

Toi donc qui affectes de révérer les mânes de Magnence et de Constant, pourquoi fais-tu la guerre aux vivants, et pourquoi injuries-tu les meilleurs gens de bien? Est-ce parce que ceux-ci peuvent moins que les premiers se venger des injures? Il ne te conviendrait pas de le dire, puisque, comme tu l'écris tu es un homme de très grand cœur. Mais, s'il n'en est pas ainsi, reste un second motif, c'est que les autres ne peuvent pas sentir tes railleries. Tu ne le voudrais pas. Qui donc parmi les vivants aurait assez de folie ou de faiblesse, pour se soucier de ce que tu penses de lui? Qui donc ne préférerait pas de t'être complètement inconnu, ou, si cela n'est pas possible, d'être exposé à tes outrages comme je le suis, plutôt qu'à tes hommages? Non, jamais je ne consentirai à être assez insensé pour mieux aimer tes louanges que tes insultes.

Peut-être te figures-tu que je t'écris ainsi parce que je ressens tes morsures? Les dieux sauveurs me sont témoins que c'est seulement pour réprimer ton excès d'insolence, la hardiesse et l'impudence de ta langue, la sauvagerie de ton âme, la folie de ton esprit, l'égarement de tout ton être, Je pouvais, mordu par toi, te châtier très légitimement non plus en parole. mais en action; car, citoyen et membre du Sénat, tu as enfreint un ordre de l'Empereur. Or, cela ne t'était point permis, puisqu'il n'y avait pas nécessité urgente. Mais je n'ai point vu là un motif à t'infliger une peine quelconque, et j'ai cru d'abord qu'il valait mieux t'écrire, pensant qu'une courte missive suffirait à te guérir. Mais tu as persisté dans tes égarements (27) au point de les pousser à un délire qu'on ignorait encore; tu as l'air de craindre, n'étant pas un homme, de passer pour un homme, avec ta langue intempérante et ton cerveau brûlé, avec ta prétention à la science, toi qui n'as jamais mis le nez dans un livre, comme on en peut juger par tes lettres. Car jamais aucun ancien n'a dit, comme toi, φροῦδρον au lieu de προφανοῦς (28), sans parler des autres bévues de ta lettre. Personne ne pourrait, même dans un long volume, détailler les habitudes de prostitution et de débauche dont tu fais métier. Et tu prétends séduire ainsi non seulement ceux qui viennent à toi d'eux-mêmes, et ceux qui aspirent aux dignités (29), mais encore les hommes d'un jugement ferme, que leur sentiment du devoir rend dignes de notre choix, parce qu'ils sont prêts à obéir.

Tu nous leurres de belles espérances, en ayant l'air de céder plutôt que de prier, si nous t'appelons de nouveau à la gestion des affaires. Mais je suis tellement éloigné de ce dessein que, quand tu es entré avec les autres, je ne t'ai jamais adressé la parole : chose que j'ai faite à plusieurs personnages, qui me sont connus ou inconnus, parmi les habitants de Rome, la ville chérie des dieux. Voilà le cas que je faisais de ton amitié; voilà comme je te croyais digne d'estime! Selon toute apparence, je serai toujours de même à ton égard.

Pour le moment, j'ai écrit cette lettre non seulement afin que tu la lises, mais parce que je crois nécessaire que beaucoup la connaissent : aussi la donnerai-je à tout le monde, qui, j'en suis sûr, l'accueillera volontiers. En te voyant le plus solennel et le plus gonflé des hommes qui aient jamais vécu, on ne peut dominer sa colère. Tu as de nous une réponse complète : elle ne te laisse rien à désirer. De notre côté, nous ne t'en demandons pas davantage : tu as ma lettre, lis-la quand il te plaira: quant à notre amitié, tu en as fait marchandise. Que ta santé fleurisse au milieu de tes débauches et de tes invectives contre moi!

(01) Cette lettre, une des plus longues de Julien, est moins une épître qu'une satire dirigée contre un diffamateur. Elle rappelle, par la disposition, l'invective de Lucien contre le sophiste Polyeucte, sous le titre de Pseudologiste. Voyez t. II, p. 295 et suivantes de notre traduction. Cf. la Vie d'Alexandre ou le Faux prophète. Du reste, ce Denys est complètement inconnu.

(02) Constant.

(03) Magnence.

(04) Philémon, suivant la conjecture de Fabricius.

(05) Voyez lettre XII, p. 466, note 1. — Ici Julien ajoute le mot femme, par allusion aux mœurs décriées de ce Denys.

(06) Passage obscur et dont il est impossible de rétablir le contexte.

(07) Lois, liv. VII, chap. III.

(08 C'est la fable XXXII de l'édition Schneidewin. La Fontaine l'a mise en vers sous le titre de La chatte métamorphosée en femme. Le sens moral de cette fable et l'allusion de Julien se résument dans le vers de Destouches: Chassez le naturel, il revient au galop.

(09) Il n'y a point de passage de Platon où il soit parlé spécialement de cette double ignorance, mais il y est fait allusion dans le Premier Alcibiade et dans le Sophiste.

(10) Voyez dans Diogène de Laërte, Biogr. de Platon, les relations du philosophe avec Denys, tyran de Syracuse.

(11) Voyez Plutarque, Timoléon, et Dion.

(12) Le prince de la science médicale avoue ingénument, dans le chap. iv du liv. V des Maladies épidémiques, qu'il a pris, dans un cas particulier, les sutures naturelles du crâne pour une lésion accidentelle.

(13) Disciple de Socrate. que Platon a immortalisé en donnant son nom au fameux dialogue sur l'immortalité de l'âme. — Phédon, comme Polémon. avait commencé par être un débauché. — Cf. Ep. à Themistius, vers la fin, et Aulu-Gelle, II, 18.

(14) Sans doute Quintus Aurélius Symmachus, dont il est question dans Ammien Marcellin, liv. XXVII, III, 3.

(15) Voyez Virgile, Énéide, IV, v. 188.

(16) Voyez Iliade, II, 199, ou mieux 365 et suivants.

(17) Oreste, v. 16.

(18) Cette partie du texte est altérée.

(19) Voyez La Fontaine, liv. V, fable II, Le pot de terre et le pot de fer.

(20) Ce trait est raconté dans Philostrate, Ep. 37. Voyez spécialement l'édition de C. L. Kayser, p. 356.

(21) Voyez Dict. myth. de Jacobi.

(22) Roi de Chypre, fameux par ses richesses, devenues proverbiales comme celles de Crésus ou d'Attale.

(23) Voyez Quinte-Curce, VIII, 6, et Arrien, IV, 2.

(24) Pour ces faits, voyez Quinte-Curce, VI, 2; VII, 2, VIII,  I. 5 et 8: Justin, XII, 5 et 6. Le texte, du reste, n'est pas très régulier dans ce passage.

(25) Voyez Quinte-Curce, IV, 8, § 7.

(26) Homère, Iliade, V, 428.

(27) Le passage est évidemment altéré : les idées du reste sont mal jointes.

(28) Qui a disparu, évanoui, au lieu d'apparent, visible.

(29) Tout ce passage est fort défectueux dans le grec.

LETTRE LX

A JAMBLIQUE

Il exprime la joie que lui ont causée ses lettres qui lui ont rendu la vie. Il fait des vœux pour qu'il lui soit permis de le revoir bientôt.

Julien à Jamblique.

Tu es venu, et la chose a été faite : je dis que tu es venu, quoique absent, parce que tu m'as écrit. Pour moi, j'en atteste mon âme sauvée par toi, mon âme qui brûle pour toi de tendresse, je ne saurais dissimuler mon affection ni me séparer de ta personne. Je te vois toujours présent à ma pensée ; absent, je vis avec toi : hors de là, rien ne peut me satisfaire. En retour, présent, tu m'accables de bienfaits; absent, tes lettres ne me causent pas seulement de la joie, elles me rendent la vie. Aussi, lorsque quelqu'un m'annonça dernièrement qu'un ami venait de ta part et nous apportait de tes lettres, ma santé était mauvaise, je souffrais de l'estomac depuis trois jours, tout mon corps était endolori, et la fièvre ne me quittait pas. Mais on me prévient, comme je te l'ai dit, qu'un homme est à ma porte qui arrive avec des lettres ; alors je ne me possède plus ; hors de moi, je m'élance avant qu'on introduise le messager. Dès que j'ai ta lettre entre les mains, j'en atteste les dieux et la vive tendresse que je ressens pour toi, toutes mes douleurs s'enfuient et la fièvre tombe à l'instant même, comme confondue par la présence d'un héroïque sauveur. Je brise le cachet, je lis : quelle émotion, crois-tu, pénètre mon âme! De quelle joie je me sens remplir! Cet ami intime, comme tu l'appelles, cet objet de ma plus sincère affection, ce messager de douces nouvelles, comme je le loue de bon cœur, comme je l'embrasse ainsi qu'il le mérite, lui qui s'est fait le ministre de notre correspondance et qui, semblable à l'oiseau, s'est empressé de m'apporter ta lettre sur l'aile d'un zéphyr favorable et rapide! Or, cette lettre ne m'a pas seulement comblé de bonheur en me faisant connaître l'état dont tu mérites de jouir, mais elle m'a fait passer, grâce à toi, de la maladie à la santé. Mais poursuivons. Par où commencerai-je pour peindre les émotions que m'a causées la lecture de cette lettre? Où trouver des paroles qui expriment au vrai ma tendresse? Que de fois je l'ai parcourue du milieu au commencement! Que de fois j'ai craint d'en avoir omis quelque passage! Que de fois, comme dans un cercle ou dans les évolutions d'une strophe, rapprochant le refrain du début, ainsi que dans un couplet musical où le rythme du commencement revient à la fin, j'ai fait sonner ensemble les premières et les dernières notes de la mélodie! Ce n'est pas tout, j'en atteste Jupiter ! Que de fois j'ai appliqué mes lèvres sur cette lettre, comme une mère qui baise ses enfants! Que de fois ma bouche s'y est collée, comme au visage d'une amante chérie! Que de fois j'ai dirigé mes paroles et mes baisers sur l'adresse, où se trouvent les caractères tracés de ta main comme un sceau manifeste! Et puis, j'y tenais mes yeux fixés, comme pour y retrouver l'empreinte des doigts de ta main sacrée.

Salut donc mille fois de notre part, comme dit la belle Sappho (01) ! Reçois mes vœux non seulement pour le temps où nous sommes séparés l'un de l'autre, mais à tout jamais ; écris-moi, et souviens-toi de moi comme je le mérite. En effet, je ne manquerai pas un seul jour en tout, partout et dans tous mes discours, de me souvenir de toi. Que si jamais Jupiter nous accorde de revoir notre terre natale, si nous rentrons dans tes pénates sacrés, ne m'épargne pas plus qu'un transfuge. Attache-moi, si tu le veux bien, à tes bancs chéris, comme un déserteur des Muses, et châtie-moi suivant mon délit. Je ne chercherai nullement à me soustraire à la peine ; je la subirai volontiers et de bon cœur, comme d'un excellent père, dont la prudence ne veut que mon salut. Cependant, si tu me laisses maître de porter la sentence et de choisir le genre de punition. je m'attacherai avec plaisir, généreux ami, à la tunique dont tu es revêtu. C'est un moyen de ne jamais te quitter et de vivre sans cesse avec toi, comme ces êtres à double nature inventés par les fables, à moins que les fables, par ce jeu d'esprit, ne veuillent faire entendre l'excellence de l'amitié qui lie l'un à l'autre deux corps de nature différente et ne leur donne qu'une seule âme.

(01) Dans un poème perdu.

LETTRE LXI

AU MÊME

Il regrette la distance qui les sépare.

Julien à Jamblique.

J'avoue que j'ai été suffisamment puni de m'être éloigné de toi, non seulement par les désagréments que m'a fait éprouver le voyage, mais beaucoup plus encore par la longueur du temps où j'ai été privé de ta présence : et cependant que de traverses, que d'événements de toute sorte m'ont assailli! Il n'en est pas que je n'aie éprouvés. Et cependant tumultes guerriers, rigueurs d'un siège, erreurs de la fuite, craintes de toute espèce. âpreté des hivers, dangers des maladies, mille et mille fléaux de toute nature endurés depuis la haute Pannonie jusqu'au détroit de Chalcédoine, rien ne m'a paru aussi affligeant, aussi pénible à supporter, j'ose le dire, que d'être si longtemps sans te voir, en quittant l'Orient, toi le bonheur commun des Grecs. Si donc un brouillard obscurcit mes yeux, s'il y demeure un gros nuage (01), n'en sois pas étonné. L'air pour moi redeviendra serein, la lumière du soleil plus brillante, et ma vie sera comme entourée d'un magnifique printemps, lorsque j'aurai embrassé, dans ta personne, la grande image de l'univers : semblable à un fils chéri rendu à un tendre père contre toute espérance, en échappant à la guerre ou aux flots de la mer, je te dirai tout ce que j'ai éprouvé, quels dangers j'ai traversés : assuré dans mon mouillage par mon ancre de salut, j'y trouverai un allégement suffisant à mes peines. Et de fait, on adoucit, on atténue ses maux, ce me semble, quand on fait part aux autres de ce qu'on a souffert, quand on leur en donne connaissance dans l'effusion d'un entretien. Jusque-là cependant je serai avec toi autant qu'il me sera possible, et je ne cesserai, tout le temps que durera notre séparation, d'en combler le vide par mes lettres. Si j'obtiens, en échange, que tu me payes de retour, ma douleur en sera quelque peu calmée, grâce au baume salutaire que tes lettres y auront versé. De ton côté, reçois les miennes avec bienveillance et montre-toi mieux disposé que jamais à y répondre. Tout ce que tu y écriras, ou feras entendre de beau, je le croirai exprimé par la voix de Mercure, dieu de l'éloquence, ou tracé de la main d'Esculape.
 

(01) Allusion à l'Iliade, V, 137, et à I'Odyssée, XXI1, 88.

LETTRE LXII

A UN PONTIFE PAÏEN (01)

Il reproche à un prêtre païen d’avoir frappé un de ses subordonnés, et il le suspend de ses fonctions sacerdotales pendant trois mois.

Les égards qu'on a pour des bois n'est-il pas juste de les avoir pour des hommes? Supposons qu'un prêtre se soit rendu indigne du sacerdoce dont il était revêtu, ne convient-t-il pas de le traiter avec ménagement, jusqu'au moment où, son crime étant prouvé, on le destitue de ses fonctions, et que le nom de prêtre, qui lui avait été donné avec trop de précipitation sans doute, soit livré à l'ignominie, à la flétrissure, au supplice? Si tu ne comprends pas cela, tu me fais l'effet de ne pas comprendre même ce qu'il y a de plus simple. Car comment aurais-tu la moindre notion de l'équité, toi qui ne sais pas ce que c'est qu'un prêtre et un particulier? Quelle peut être ta modération, toi qui maltraites un homme, devant lequel tu aurais dû te lever par respect? C'est un acte honteux, et rien ne le justifie ni devant les dieux ni devant les hommes. Apparemment les évêques et les prêtres des Galiléens siègent auprès de toi, sinon en public, à cause de ma personne, du moins en secret et à l'intérieur de la maison. Ainsi tu as frappé un de nos prêtres : autrement, j'en atteste Jupiter, le souverain pontife ne m'aurait pas adressé cette supplique. Mais puisque tu regardes comme des fables ce qu'il y a dans Homère, écoute l'oracle du dieu souverain de Didyme (01), et vois s'il n'a pas donné jadis de sages conseils aux Grecs, pour servir ensuite de leçon aux hommes sensés :

Quiconque ose insulter les ministres des dieux,
Et dont le Fol orgueil égarant les pensées,
Se déchaîne contre eux en clameurs insensées,
Verra troubler ses jours par un coup désastreux.
Car la Divinité ne rend jamais heureux
Quiconque attente aux droits des personnes sacrées,
Qui portent aux autels et l'encens et les vœux.

Ainsi le dieu déclare ennemis des dieux non seulement ceux qui frappent ou qui injurient les prêtres mais ceux mêmes qui leur manquent de respect. Celui qui frappe est donc un sacrilège. Moi donc qui suis souverain pontife, conformément à nos coutumes nationales, et que le sort a préposé à l'oracle de Didyme, je t'interdis pendant trois périodes lunaires toute espèce de fonction sacerdotale. Si tu parais redevenu digne pendant cet espace de temps, alors, d'après le rapport que m'aura fait le grand prêtre de la ville, je consulterai les dieux pour savoir si tu dois être réintégré. Voilà la peine que j'inflige à ta témérité. Jadis, en pareil cas, les anciens appelaient, par une sentence écrite ou prononcée, les malédictions des dieux.

Cette manière d'agir ne me paraît pas bonne. Jamais je n'ai vu les dieux en user ainsi ; et nous devons être, d'ailleurs, des ministres de prière. Je me joins donc à toi, qui supplies les dieux, je pense, pour implorer d'eux le pardon des fautes que tu as commises.

(01) Le commencement de cette lettre manque dans tous les manuscrits.

(02) Voyez sur cet oracle Lucien, De l'astrologie, 23; t. I, p. 523 de notre traduction.

LETTRE LXIII (01)

A THÉODORE

Il crée Théodore souverain pontife de l'Asie, lui donne quelques conseils relatifs à sa charge, et prend de là occasion pour lui recommander vivement le culte des dieux.

Julien César à Théodore, souverain pontife.

Je t'écris sous une forme différente des lettres que j'adresse aux autres, parce que je crois que tu as plus d'amitié pour moi que les autres n'en ont. Car c'est beaucoup que nous ayons eu le même initiateur (02), et sans doute tu ne l'as point oublié. Il n'y a pas bien longtemps que, devisant un soir avec lui, je m'aperçus que tu lui plaisais beaucoup, et je te considérai dès lors comme mon ami. Par un heureux hasard les choses se sont passées sans blesser les scrupules de ma prudence. Car dans le fait, je n'avais jamais vu ta figure. Or, avant d'aimer, il faut connaître (03), et, pour connaître, il faut pratiquer. Mais il y avait sans doute quelque ascendant puissant qui agissait sur moi, et tu le dis toi-même. Voilà pourquoi j'ai cru qu'il fallait t'inscrire aussitôt sur la liste de mes intimes. Et maintenant je te confie une affaire qui m'est agréable et qui doit être utile en même temps à tous les hommes. A toi, selon ma légitime espérance, de la prendre en main comme il faut, afin de te procurer beaucoup de joie pour le moment, et encore plus de bon espoir pour l'avenir. En effet, nous ne sommes pas de ceux qui se figurent que l'âme périt avant le corps ou qu'elle s'anéantit avec lui. Là-dessus, nous ne nous en rapportons à aucun des hommes, mais aux dieux, qui seuls savent au juste ce qu'il en est, suivant la vraisemblance, si même l'on peut appeler vraisemblance ce qui est de toute nécessité. Les hommes, sur ce sujet sont réduits à des conjectures, mais les dieux en ont connaissance nécessairement.

Quelle est donc cette commission dont je dis que je te charge? C'est l'intendance générale de tout ce qui concerne la religion en Asie, l'autorité sur les prêtres de la campagne et des villes, le droit de juger les actes de chacun. Dans ces fonctions la première des qualités est la douceur, puis la bonté et l'humanité envers ceux qui en sont dignes. Quiconque est injuste envers les hommes, manque aux lois envers les dieux : celui donc qui se montre insolent envers tous, doit être repris avec liberté ou châtié avec rigueur. Tout ce qu'il v a de mieux à faire en général dans ce qui regarde la religion, tu l'apprendras bientôt avec le reste, mais je veux, en attendant, te soumettre quelques observations, et je compte sur toi pour t'y conformer. Car, les dieux le savent, je ne parle point de tout cela sans de mûres réflexions; plus que personne, j'y montre de la réserve : en toute chose, à le bien prendre, je fuis la nouveauté, mais particulièrement en ce qui touche aux dieux. Je suis convaincu qu'il faut s'en tenir strictement là-dessus aux lois que les dieux ont dès le principe données à nos pères. Jamais elles n'eussent été aussi belles, venant simplement des hommes. Or, comme il est arrivé qu'elles ont été négligées et altérées par le triomphe des richesses et du luxe, je crois qu'il faut reprendre l'édifice par la base. Voyant donc cette profonde indifférence que nous montrons envers les dieux, et le respect dû à ces êtres souverains banni par une impure mollesse, j'ai depuis longtemps gémi en moi-même de cette situation. Eh quoi! les partisans de quelques sectes impies poussent la ferveur jusqu'à vouloir mourir pour leur croyance, jusqu'à supporter la misère et la faim plutôt que de goûter de la chair du porc ou de tout autre animal étouffé ou mort par accident (04); et nous, telle est notre froideur envers les dieux que nous oublions les lois de notre patrie, et que nous ne savons pas même si elles ont jamais existé. Et cependant ces gens-là sont religieux à leur manière, puisque le dieu qu'ils adorent est I'Être réellement tout puissant et tout bon qui gouverne le monde visible, et que nous adorons nous-mêmes, je le sais, sous d'autres noms (05). Ils me semblent donc agir comme il faut, en ne manquant point à leurs lois; seulement ils pèchent en ceci, que, au mépris des autres dieux, ils en servent exclusivement un seul, dont ils nous croient privés, nous autres Gentils, enflés qu'ils sont d'un orgueil barbare poussé jusqu'à la folie. Ainsi, ces impies Galiléens, lèpre de la société humaine  (06)

(01) Écrite l'an 361. Le texte en est fort altéré et la fin manque.

(02) Probablement Maxime, qui initia Julien aux mystères.

(03) C'est ce qu'Alceste dit à Oronte dans le Misanthrope, acte I, scène II.

Avec lumière et choix cette union veut maître;
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître;
Et nous pourrions avoir telles complexions,
Que tous deux du marché nous nous repentirions.

(04) Voyez Deutéronome, XIX, 8 et 21, et Cf. Actes des Apôtres, XV, 20, 29.

(05) Voyez le bel hymne de Cléanthe, Boissonade, Collection d'auteurs grecs, t. VIII, p. 143.

(06) « Il est visible que Julien s'emportait ici contre le Christianisme et les Chrétiens peut-être d'une manière si atroce qu'elle aura fait horreur aux copistes. » LA BLETERIE.

LETTRE LXIV (01)

A DES MÉDECINS

Il les exempte des fonctions de sénateur.

Julien aux médecins.

Combien l'art médical est salutaire aux hommes, l'expérience l'atteste clairement, et les enfants de la philosophie ont raison de publier qu'il émane du ciel. En effet, il remédie à la faiblesse de notre nature et aux infirmités qui nous assiégera chaque jour. Aussi, en vue de la justice, conformément aux statuts des princes qui nous ont précédé, et sur le conseil de notre philanthropie. nous ordonnons que vous soyez à jamais exempts des servitudes sénatoriales (02).

(01) La date de cette lettre ou ordonnance se trouve, avec le texte latin, dans le Code Théodosien, troisième titre du livre XII, sous le consulat de Mamertinus et de Névitta, répondant à l'an 361 de J.-C.

(02) Voyez la lettre XI, p. 365.

LETTRE LXV

AU PEUPLE

Il défend qu'on l'applaudisse dans un temple.

Julien au peuple qui l'avait acclamé dans le Tychéum  (01).

Si j'entre incognito dans un théâtre, applaudissez; mais si c'est dans un temple, restez tranquilles et réservez vos applaudissements pour les dieux. Avant tout les dieux ont droit à vos applaudissements.

(01) Temple de la Fortune.

LETTRE LXVI (01)

A UN PEINTRE

Il se moque d'un mauvais portrait.

Si je n'avais rien eu et que tu m'eusses fait largesse, tu mériterais mon indulgence. Si, au contraire, j'avais quelque chose et que je ne m'en fusse point servi, j'aurais à en répondre aux dieux. Pourquoi donc, mon ami, me donnes-tu un costume qui n'est point à moi? Tel tu m'as vu, tel tu dois me peindre.

(01) Tout le texte de ce billet est singulièrement altéré.

LETTRE LXVII (01)

A ARSACE

Il prie Arsace de venir l'aider dans la guerre contre les Perses.

A Arsace, satrape des Arméniens.

Vite en bataille, Arsace, et plutôt que la parole arme ta droite contre la folie persique. Notre appareil guerrier et notre valeur se sont proposé de deux choses l'une, ou bien de payer le tribut à la nature, après avoir accompli les plus beaux exploits dans les plaines de la Parthiène et fait le plus de mal possible aux ennemis, ou bien, après les avoir réduits en servitude, avec l'aide des dieux, de revenir vainqueurs dans notre patrie, fiers des trophées dressés dans leur pays. Mets donc de côté toute nonchalance et tout délai; ne pense plus au bienheureux Constantin, aux trésors des grands que le vieux et mou Constance a jadis répandus à profusion et sur toi et sur les barbares de ton espèce; mais songe aujourd'hui que je suis Julien, grand prêtre, César Auguste, serviteur de Mars (02), exterminateur des Francs et des barbares, libérateur des Gaulois et des Italiens. Si tu as formé quelque autre dessein, car je te sais rusé, mauvais soldat et fanfaron, et les faits présents me le prouvent, puisque tu accordes un secret asile à un ennemi de l'utilité commune, et que tu attends l'issue de la guerre avant de te déclarer, l'aide des dieux nous suffit pour exterminer les ennemis. Mais si le destin en décide autrement, comme ses arrêts sont ceux des dieux mêmes, je supporterai le coup sans crainte et avec courage. Sache toutefois que tu tomberas, conquête de rencontre, sous la main persique, qui brûlera ta maison de fond en comble et ruinera l'empire des Arméniens. La ville des Nisibiens aura sa part de tes désastres, ainsi que les dieux du ciel nous l'ont depuis longtemps prédit.

(01) Écrite l'an 362. On doute, avec raison selon nous, de l'authenticité de cette lettre. Le style en est généralement grossier, et il y règne un ton de fanfaronnade indigne de Julien.

(02) Expression homérique, Iliade, II, 110.

LETTRE LXVIII

A SOSIPATER (01)

Sosipater avait fait remettre une lettre à Julien par un ami : Julien lui répond par la même entremise.

Il n'est pas de plus belle occasion de plaisir que d'écrire à ses amis par l'entremise d'un intime. Car on ne transmet plus seulement ainsi aux personnes à qui l'on écrit une image isolée de son âme. C'est ce que je fais en ce moment. En t'adressant Antiochos, le père nourricier de mes enfants (02). je n'ai pas voulu manquer de te dire un ou deux mots, afin que, si tu désires savoir quelque chose qui nous regarde, tu puisses t'en enquérir plus intimement avec lui. De ton côté, si tu t'intéresses à tes amis, et tu t'intéresses à eux, j'en suis sûr, tu me le prouveras en ne négligeant point l'occasion de m'écrire.

(01) Et non pas Sopater, comme l'ont écrit quelques éditeurs et traducteurs.

(02) Voyez lettre XI., p. 501, note 4.

LETTRE LXIX (01)

A PHILIPPE (02)

Il s'excuse de lui avoir écrit trop rarement, et il lui annonce le dessein de le visiter en partant pour une expédition lointaine.

Julien à Philippe.

Oui, j'en atteste les dieux, quand je n'étais que César, je t'ai écrit, et plus d'une fois, je pense. Depuis, j'en ai souvent eu le dessein, mais tantôt une chose, tantôt une autre, m'en ont empêché; et en dernier lieu, mon amitié de loup (03) avec le bienheureux Constance à cause de mon élévation à l'empire. Car je me suis bien gardé d'écrire à qui que ce fût au-delà des Alpes, de peur de susciter à quelqu'un des affaires désagréables. Regarde donc comme un témoignage de mon amitié cette lettre que je t'adresse, car la langue parfois répond mal à la pensée.

Peut-être y a-t-il des particuliers qui tirent quelque gloire et quelque vanité de recevoir des lettres d'un empereur, et qui les montrent aux ignorants comme des bijoux à des gens qui n'en connaissent point la valeur. La véritable amitié se fonde avant tout sur la ressemblance d'humeur (04). On se lie encore quand on a l'un pour l'autre une estime vraie, sincère, et que celui qui l'emporte par la fortune ou par l'esprit n'est aimé qu'à cause de sa douceur, de sa modération et de sa sagesse. Mais voilà une lettre bien prétentieuse et bien bavarde. Aussi me reproché-je souvent de les faire trop longues et de jaser trop, lorsque je devrais, en bon pythagoricien, mettre un frein à ma langue. J'ai reçu tes gages d'amitié, une fiole d'argent qui pèse une mine et une pièce d'or (05). J'avais dessein, comme tu me le demandais, de te faire venir auprès de moi; mais voici le printemps qui arrive : les feuilles poussent aux arbres; les hirondelles qu'on n'attend pas encore, vont, en arrivant, nous faire sortir, nous autres soldats, de nos maisons et nous envoyer au-delà des frontières. Nous passerons par chez vous; et rien ne me sera plus agréable que de te rencontrer, si les dieux le veulent, au milieu des tiens. J'espère que ce voyage ne tardera point, à moins que quelque mauvais génie n'y mette obstacle : c'est le souhait que nous adressons aux dieux.

(01) Écrite, suivant toute vraisemblance, le dernier hiver que Julien passa dans la ville d'Antioche. Quoique plusieurs parties semblent interpolées, le ton général convient bien à Julien.

(02) Il n'est pas question, dans les autres œuvres de Julien, de ce Philippe, qui paraît avoir été l'un de ses amis intimes, et auquel Libanius adresse plusieurs épîtres.

(03) Expression proverbiale qui exprime une méfiance réciproque. — Cf. Pindare, Pythiques, Il, 135.

(04) Voyez plus haut lettre LXIII, p. 437, note 3.

(05) Voyez lettre XIX, page 372, note 4.

LETTRE LXX

A EUTHERIUS (01)

Il lui annonce son retour à la santé, et l'invite à venir le voir à Constantinople.

Julien à Euthérius.

Nous vivons sauvés par les dieux. Offre-leur pour moi des sacrifices d'action de grâces. Cette offrande ne sera point pour un seul homme, mais pour le salut commun des Grecs. Si tu as le temps de venir jusqu'à Constantinople (02) j'attacherai le plus haut prix à ta présence.

(01) C'est un des correspondants de Libanius. Cf. Ammien Marcellin, liv. XVI, chap. VII.

(02) Cette lettre est la seule qui soit écrite de Constantinople.

LETTRE LXXI

AU PATRIARCHE (01)

Il recommande une femme à laquelle on avait fait injustice.

Julien au Patriarche.

Voici une seconde lettre en faveur d'Amogila ( 02), la première (03) étant demeurée sans effet devant la puissance de ceux qui persécutent cette femme. Si tu déplores l'inutilité de ma première lettre, tiens compte de celle-ci, et fais qu'il n'en soit pas besoin d'une troisième.

(01) Fabricius croit que Julien s'adresse à Julius, patriarche des Juifs, dont il a été question dans la lettre XXV, p. 382; mais rien ne prouve l'exactitude de cette conjecture.

(02) On ne tonnait rien de cette femme, ni les motifs pour lesquels Julien s'intéressait à elle.

(03) Cette première lettre est perdue. Elle paraît avoir été écrite lorsque Julien n'était encore que César.

LETTRE LXXII

A DIOGÈNE (01)

Il intercède auprès de lui en faveur de son fils.

Julien à Diogène.

Diogène, ton fils m'est venu voir après ton départ et il m'a dit que tu étais fâché contre lui, autant sans doute qu'un père peut être fâché contre son fils, et il m'a prié d'intercéder auprès de toi et de lui ménager une réconciliation. Si donc sa faute est légère et telle qu'elle se puisse excuser, cède à la nature, souviens-toi que tu es père et rentre en grâce avec ton fils. Mais si son délit est trop grave pour être pardonné, tu jugeras mieux toi-même s'il faut, au moyen de salutaires avis, vaincre la résistance de ton fils par ta fermeté et par ta patience, ou bien confier aux leçons d'une plus longue expérience le repentir de ses fautes.

(01) Philosophe athénien, correspondant de Libanius. — Cf. lettre XXXV, p. 395, note 2.

LETTRE LXXIII

A PRISCUS (01)

Il lui souhaite un heureux voyage, et lui fait de nouvelles protestations d'amitié.

Julien à Priscus.

Au reçu de ta lettre, j'ai dépêché sur-le-champ Archélaüs pour te porter la mienne avec un billet de passe (02), comme tu me le demandais, valable pour longtemps. Si tu veux visiter les côtes de l'Océan, tout, avec l'aide de Dieu, marchera selon tes vœux, à moins que tu ne t'effrayes de la rudesse des Gaulois et de l'hiver. Il n'en sera toutefois que ce qui pourra plaire à Dieu. Pour moi, je te jure par l'auteur et le conservateur de tous mes biens, que, si je désire vivre, c'est pour vous être utile. Et quand je dis vous, j'entends les vrais philosophes, parmi lesquels tu te trouves, je n'en doute point, comme tu sais que je t'ai aimé, que je t'aime et que je souhaite de te voir. Puisse la divine Providence te garder en santé durant de longs jours, frère très désirable et très chéri! Salut à la vénérable Hippia et à vos enfants.

(01) Voyez la lettre III.

(02) Cf. lettre XII, p. 366, note 2.

LETTRE LXXIV (01)

A LIBANIUS

Récit d'un voyage.

Julien à Libanius, sophiste et questeur (02).

Quelle chance que la poste n'ait pas été prête! Au lieu des frayeurs et des peurs qu'on a quand on monte dans la voiture publique, au lieu de rencontrer des muletiers ivres et des mulets poussifs, comme dit Homère (03), à force de ne rien faire et de beaucoup manger, au lieu d'avoir à souffrir de la poussière, des voix étranges et du claquement des fouets, je suis tranquillement une route couverte, ombragée, pleine de fontaines, de stations faites pour l'heure à laquelle le repos succède à la fatigue, où je puis faire halte et respirer sous le vaste feuillage de platanes et de cyprès (04), tenant en main le Phèdre de Myrrhinus (05), ou quelque autre dialogue de Platon (06). Pendant que je jouis de ce libre voyage, ô tête chérie, j'ai cru que ce serait très mal de ne pas t'en donner avis et de ne point te le faire partager avec moi.

(01) Heyler doute de l'authenticité de cette lettre. Rien ne défend de croire qu'elle soit vraie.

(02) Cf. la suscription de la lettre XXVII.

(03) Iliade, VI, 507; XV, 263.

(04) Cette ligne est empruntée en partie au Phèdre de Platon, dont il est question immédiatement après. — Cf. Lucien, Les Amours, 31, t. I, p. 552 de notre traduction.

(05) Phèdre était du bourg de Myrrhinus, dème de l'Attique.

(06) Nous avons vu à plusieurs reprises que Julien était plein des idées et des livres de ce sublime philosophe.

LETTRE LXXV

A EUCLIDE (01)

Il s'excuse de ne lui avoir point écrit.

Julien à Euclide, philosophe.

Quand donc t'avons-nous quitté, pour qu'il soit nécessaire de t'écrire? Quand ne te voyons-nous pas présent aux yeux de notre âme, nous qui non seulement croyons vivre et converser sans cesse avec toi, mais qui. en ce montent même, prenons soin de tes affaires, comme si tu étais au milieu de nous? Si cependant tu veux que je t'écrive comme à un absent, crains par là de nous faire apercevoir plutôt ton absence que le désir de recevoir de nos lettres; à moins que tu n'y tiennes absolument; et alors nous cédons volontiers à tes instances. Ainsi, pour parler avec le proverbe, tu pousses à courir le cheval galopant dans la plaine. Eh bien, soit; mais rends-moi la pareille, et, pour répondre à mon appel, ne te lasse point de faire échange de lettres avec moi. Je ne veux point pourtant gêner l'essor de ton dévouement à la cause commune; et lorsque je te vois courir à la poursuite du beau, je ne crois point trahir, mais servir l'intérêt de la Grèce entière en te laissant, comme un chien de chasse généreux, suivre à ton aise et d'une course assidue la piste de la science. Cependant si telle est ta vitesse que tu puisses et ne point négliger tes amis et ne point manquer à tes études, va, et fournis à la fois les deux carrières.

(01) On ne sait rien de plus sur cet ami de Julien.

LETTRE LXXVI (01)

A LIBANIUS

Il le complimente sur son discours pour Aristophane.

Julien à Libanius.

Tu as pavé à Aristophane le prix de sa piété envers les dieux et de son attachement pour toi, faisant tourner ce qu'on lui reprochait comme des crimes à sa louange et à sa gloire présente et future. Aussi la calomnie de Paul (02) et la sentence d'un certain juge (03), ne sauraient être comparées à tes discours écrits. A peine écloses, elles ont soulevé la haine contre elles et se sont évanouies avec leurs auteurs. Mais tes écrits sont aimés à juste titre par les Grecs en ce moment même, et, si je ne m'abuse dans mes conjectures, ils ne cesseront jamais d'être aimés. Tu sauras, du reste, si tu m'as communiqué ton opinion, ou plutôt fait changer d'opinion au sujet d'Aristophane. J'avoue que je ne le crois point esclave des plaisirs et des richesses. Car pourquoi ne le céderais-je point au plus philosophe et au plus véridique des rhéteurs? Il suit de là que j'ai à te faire une demande. Pourquoi ne changeons-nous pas les malheurs d'Aristophane en un sort meilleur, et n'effaçons-nous pas l'opprobre qu'ont versé sur lui ses revers? Marchons donc du même pas, comme l'on dit (04), et ajustons nos desseins. Et de fait il est juste que tu ne donnes pas seulement le conseil de venir en aide à un homme qui a honoré sincèrement les dieux, mais que tu en indiques le moyen, bien que déjà tu l'aies fait assez entendre. Au surplus, il vaut mieux peut-être, en pareille matière, ne point écrire, mais se concerter de vive voix. Porte-toi bien, frère très désirable et très chéri.
 

(01) Cf. lettre XIV. Suivant quelques éditeurs, la présente lettre n'est que la suite de la XIVe.

(02) Infâme délateur, surnommé la Chaîne, Paulus Catena, par les historiens du temps. — Cr. Ammien Marcellin, liv. XIV, chap. V, 8, et liv. XXII, chap. III, 11.

(03) Constance, suivant la conjecture de Fabricius.

(04) Allusion à Homère, Iliade, X, 224.

LETTRE LXXVII (01)

A BASILE

Il se vante de la douceur de son caractère, qui lui a soumis toutes les nations, et il reproche à Basile l'impudence de son mépris, qu'il menace d'une terrible vengeance.

Julien à Basile.

La nature a mis en moi dès mon enfance une douceur et une humanité qui, en se manifestant jusqu'ici à tous les hommes, m'ont soumis tous ceux qui habitent sous le Soleil. Voici que la race entière des barbares, jusqu'aux rivages de la mer Océane, vient m'apporter des présents et tomber à mes pieds. Oui, les Sagadères (02), nourris sur les bords du Danube, et les Goths, aux têtes de formes diverses, dont l'aspect n'a rien de l'homme, mais tient de la nature sauvage, tous ces peuples, dis-je, se précipitent à cette heure même sous mes pas et me promettent de faire ce qui paraît bon à ma royauté. Mais je n'insiste pas sur ce point : il faut que je m'empare en toute hâte de l'empire des Perses et que je mette en déroute ce fameux Sapor, ce descendant de Darius, jusqu'à ce qu'il s'abaisse devant moi et qu'il me paye tribut. De là, je promènerai le fer et la flamme sur les peuples indiens et sarrasins, jusqu'à ce que tous, s'humiliant devant mon trône, apportent à mes pieds leurs fronts et leurs trésors.

Cependant, ton orgueil surpassant leur puissance, tu couvres ton impudence du masque de la piété, et tu vas me diffamant partout comme indigne de la royauté des Romains. Eh ! ne sais-tu pas que je suis un descendant du grand Constantin? Si tu me forces à le rappeler, sache également que je n'ai jamais oublié notre commerce d'autrefois, alors que, étant tous deux à la fleur de l'âge, nous nous sommes liés d'une étroite amitié (03), A ce titre, et d'une âme bénigne, je te somme de m'envoyer mille livres pesant d'or, à mon passage sur le chemin de Césarée, quand je serai sur la voie publique, pour l'expédition urgente que je vais faire contre les Perses. Je suis prêt, si tu y manques, à renverser de fond en comble toute la ville de César, à détruire tous les monuments dont elle est fière, pour y substituer des temples et des statues des dieux, afin d'apprendre à l'univers qu'il faut céder sans résistance au roi des Romains. Ainsi, pèse et fais bien trébucher l'or susdit dans une balance de Campanie, et puis envoie-le-moi, si tu as du sens (04), par quelque serviteur fidèle, sous le sceau même de ton anneau. De la sorte, si tu reconnais, bien qu'un peu tard, que tu as des torts impardonnables, j'aurai de l'indulgence pour tes fautes. Car j'ai lu, j'ai compris, et j'ai condamné (05).

(01) Les meilleurs éditeurs de Julien doutent avec raison de l'authenticité de cette lettre, écrite d'un ton de fanfaronnade ridicule et sans esprit.

(02) On ne connaît aucun peuple de ce nom.

(03) Voyez Villemain, Tableau de l'éloquence chrétienne au quatrième siècle, p. 119, bibliothèque Didier, édition de 1849.

(04) Je lis εἰ συνίης, selon l'ingénieuse conjecture de Heyler.

(05) Nous savons par Sozomène, liv. V, chap. 18, que Julien, à l'occasion d'un livre composé par Apollinaire contre l'empereur et les philosophes païens, écrivit aux plus illustres évêques : «J'ai lu, j'ai compris et j'ai condamné.. » L'auteur anonyme de la présente lettre a cru devoir la terminer par cette phrase, mais il a fait preuve de plus de mémoire que de sens et de goût.

LETTRE LXXVIII

Vivre dans la modération, pour vivre dans la tranquillité.

Ne songe point à ce qu'on ne te nuise pas, mais à ce qu'on ne le puisse pas, si on le voulait. Or, on n'arrive à ce but qu'en se contentant du nécessaire et en ne désirant pas davantage. Quiconque a beaucoup de désirs, est une proie facile aux hommes et aux passions.

 

LETTRE LXXIX

A EUTONIUS (01)

On ne vit tranquille qu’au sein de la vertu.

Julien à Eutonius.

Trompeuse est l'espérance qui dépend du méfait d'autrui et non de sa propre vertu, car elle est prompte à s'évanouir. Mais quand on a de soi-même des gages de sûreté, on ne saurait être pris : on est au-dessus des tendeurs d'embûches.

(01) On ne sait rien sur ce correspondant de Julien.

 

LETTRE LXXX

A UN GÉNÉRAL (01)

La royauté vaut mieux que la tyrannie.

Une méchanceté funeste et sans gloire triomphe, quand c'est un tyran qui domine, mais la vertu est souveraine, quand c'est un roi qui administre l'État. La tyrannie ne voit que son intérêt propre, la royauté considère le bien des gouvernés (02).

(01) Peut-être à un empereur, à Constance.

(02) Cf. Xénophon, Mem. sur Socrate, liv. IV, chap. VI. T. I, p. 130 de notre traduction. On peut aussi lire, du même auteur, le dialogue intitulé Hiéron.

LETTRE LXXXI

A LAURUS (01)

Les bonnes œuvres doivent rester cachées.

Julien à Laurus.

C'est une règle de piété et de justice de cacher ses bonnes œuvres, à cause de l'incertitude de la fin et de l'ennui des auditeurs; car d'une part il y a doute, vu la pente de notre nature à mal faire, et d'autre part les auditeurs sont plus disposés à croire le mal que le bien. Peu de gens croient au bien et beaucoup croient au mal, non seulement parce qu'ils en jugent ainsi d'après eux-mêmes et d'après les autres, mais encore parce qu'ils espèrent couvrir leurs fautes en s'élevant contre celles d'autrui.

(01) Laurus n'est pas autrement connu.

LETTRE LXXXII

A ZOSIME, A CÉRYCUS (01)

Ne laisse point vivre mollement un homme instruit à vivre modestement, de peur qu’à sa tempérance ne succèdent la débauche et l'impudicité, et que tu ne l'entraînes dans l'abîme des maux où tu demeures plongé à ton insu.

(01) On ne sait ce que veut dire cette double suscription.

LETTRE LXXXIII

A EUSTATHE (01)

Il l'invite à se rendre auprès de lui

Julien à Eustathe.

N'est-ce pas un commun proverbe : « L'homme de bien... » ?  Tu connais la fin du vers (02), et même tu le sais par cœur. Tu n'ignores pas non plus, érudit et philosophe, ce qui vient ensuite. Or, tu m'as pour ami, puisque nous sommes tous deux hommes de bien. En ce qui te concerne du moins, je ne fais pas de doute que tu ne le sois; car pour ce qui est de moi, je n'ai rien à en dire : puissent seulement les autres penser que je le suis! Mais à quoi bon ces circonlocutions, comme si je discutais une absurdité? Allons droit au fait. Viens, hâte-toi, et, comme on dit, prends des ailes. Un dieu propice te frayera la route, ainsi que la vierge Énodia (03) ; et, pour plus de facilité, tu auras la poste publique (04) avec un chariot à bœufs et deux chevaux de renfort.
 

(01) Eustathe, disciple de Jamblique et ami de Julien, jouissait d'une considération méritée. Il avait été envoyé en mission chez les Perses, sous le règne de Constance.

(02) Le vers complet est dans Sophocle, Ajax, v. 1348: le poète fait dire à Ulysse par Agamemnon

Κλειν τὸν ἐσθλὸν ἄνδρα χρὴ τῶν ἐν τέλει

« L'homme de bien doit obéir à ceux qui ont le pouvoir. »

(03) Cf. lettre XX, p..373, note 2.

(04) Pour ce passage et pour d'autres analogues, voyez lettre XII, page 366, note 2.

LETTRE DE GALLUS CÉSAR A SON FRÈRE JULIEN (01)

Il le félicite d'être demeuré fidèle à la religion chrétienne, qui l'emporte de beaucoup sur le culte des dieux.

Gallus César à Julien son père salut.

Le voisinage du pays (02), j'entends de l'Ionie, nous a été on ne peut plus avantageux. Nous étions chagriné, pénétré de douleur à la première nouvelle de certains bruits : nous sommes remis. Que veux-je dire? Le voici. Il était revenu à notre oreille que tu avais abjuré la religion de nos pères (03) pour te jeter dans de vaines superstitions, poussé par l'aiguillon d'un funeste dessein. Quelle douleur, mêlée d'irritation, n'ai-je point éprouvée! Car lorsqu'il se répand un bruit de ton bonheur, je le regarde comme un profit pour moi; et si c'était un malheur, ce qu'à Dieu ne plaise! je le croirais encore plus un désastre personnel. Au milieu donc de mes angoisses, la présence d'Aétius (04), notre père commun, m'a comblé de joie. Il m'annonça le contraire de ce que l'on disait et ce que je pouvais souhaiter. Il me dit que tu fréquentais les maisons de prière, que tu ne te laisses point détourner du souvenir de nos divins athlètes (05), en un mot que tu restes fermement attaché à la religion de notre famille. Je te dirai donc avec Homère (06) : « C'est là qu'il faut viser. » Réjouis par de tels souvenirs le cœur de ceux qui t'aiment, et souviens-toi qu'il n'y a rien au-dessus de la religion. Vertu par excellence, elle nous apprend à détester les sophismes du mensonge et à aimer la vérité, qui éclate surtout dans la piété envers l'Être divin. La pluralité n'engendre que discorde et anarchie : à l'unité, au contraire, est réservée la puissance et l'empire universel : ici, point de partage, point d'héritage comme entre les fils de Saturne : c'est un principe unique de sa nature, souverain de toutes choses, qui ne tient point son pouvoir de la violence, mais qui est avant tous les êtres. Voilà le vrai Dieu, voilà Celui qui seul a droit à notre respect et à notre adoration. Porte-toi bien.

(01) On doute de l'authenticité de cette lettre, réputée vraie par les principaux éditeurs de Julien. La Bleterie en fixe la date à l'an 351 ou 352 après J.-C.

(02) Julien était en Ionie et Gallus à Antioche.

(03) L'aïeul de Gallus et de Julien, Constance Chlore, père de Constantin et de Jules Constance, avait été favorable aux chrétiens, mais non pas chrétien. L'assertion de Gallus est donc un peu risquée, sinon fausse.

(04) Voyez la lettre XXXI.

(05) Les martyrs.

(06) Iliade, VIII, 282.