Cicéron, de finibus

CICÉRON

 

ŒUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE; INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR - TOME QUATRIÈME - PARIS - CHEZ FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Cie. LIBRAIRES - IMPRIMERIE DE L'INSTITUT DE FRANCE - RUE JACOB,  - M DCCC LXIX

TOME IV.

TRAITÉ DES LOIS : PRÉFACE - ARGUMENTS.

 

Oeuvre numérisée et mise en page par Patrick Hoffman

Notes sur la République - des lois livre I 

 

 

ŒUVRES

COMPLÈTES



DE CICÉRON,


AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS,

PUBLIÉES

SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD,

DE L'ACADÉMIE

INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR.
 

TOME QUATRIEME






PARIS,


CHEZ FIRMIN DIDOT FRERES, FILS ET Cie, LIBRAIRES,
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT DE FRANCE

RUE JACOB,  .

M DCCC LXIV

 

356 TRAITÉ DES LOIS

 

PRÉFACE

Lorsque Platon eut tracé le plan d'une cité parfaite, dans ce Traité de morale qu'il nomma la République, il composa les douze Livres des Lois, ouvrage moins brillant et peut-être plus solide, où se fait sentir déjà la main de la vieillesse, qui refroidit le poète et mûrit le philosophe. Cicéron, son disciple et son imitateur, après avoir écrit six Livres sur la République, voulut aussi, dans un Traité particulier, donner la législation positive du gouvernement dont il avait exposé la théorie. Dans la République de Platon, l'imagination semble avoir dicté presque autant de lignes que la réflexion; et le sage Athénien, étranger aux affaires politiques, a peut-être cherché dans la liberté de la spéculation une perfection imaginaire. Ses Lois ne sont point celles de sa République. En observant les diverses constitutions des États delà Grèce, particulièrement celles de Crète et de Lacédémone, Platon s'est proposé de rechercher le but de la législation, et les moyens d'atteindre ce but; et son ouvrage n'est qu'un recueil de considérations générales et de vues pratiques sur l'économie de la société. Le consul romain n'avait pas formé le plan de sa République d'une manière aussi indépendante, aussi abstraite que le philosophe des idées; il ne l'a pas suivi davantage dans ses Lois. Dans le premier Traité, Scipion, après avoir discuté les principes de la politique, en présentait, comme l'application la plus fidèle, l'antique constitution de Rome. Lié par cet engagement, lorsque Cicéron voulut faire un système de lois, il n'eut qu'à développer l'esprit des lois romaines, dont son ouvrage, excepté le premier Livre, n'est, à peu de chose près, qu'un commentaire.

Un jour d'été, Platon, en parcourant le chemin ombragé de platanes qui conduit de Gnosse à la grotte où fut nourri Jupiter, s'entretient sur la législation avec un Crétois et un Spartiate qui suivent la même route, et cet entretien est le Traité des Lois. Cicéron, le matin aussi d'un jour d'été, se promène dans les environs de sa maison de campagne d'Arpinum, avec Quintus Cicéron son frère, et son ami T. Pomponius Atticus. Là, près du Fibrène, obscur ruisseau qu'il a rendu célèbre, ils rencontrent un chêne qu'Atticus croit reconnaître pour celui sur lequel Marius avait vu un étonnant présage; ainsi du moins le racontait le poëme que Cicéron avait consacré à sa gloire. Cette circonstance amène la conversation sur la différence de la véracité du poète et de celle de l'historien; et Atticus en prend occasion d'exhorter son ami à donner à leur patrie ce qu'elle n'avait point, une histoire digne d'elle. Cicéron répond qu'il réserve ce travail pour l'âge où, renonçant à la plaidoirie, il se bornera aux fonctions de jurisconsulte. Mais pourquoi, lui dit Atticus, n'écririez-vous pas dès aujourd'hui sur la jurisprudence, et ne publieriez-vous pas les résultats de votre expérience des affaires et de vos méditations sur le droit? Cicéron fait sur-le-champ ce qu'Atticus lui propose; et le fruit de cette promenade d'une journée sur les bords du Liris et du Fibrène, est le Traité des Lois.

Le premier Livre est purement philosophique. Après le préambule, remarquable par l'élégance et le charme du style, Cicéron se propose, le premier sans doute des jurisconsultes romains, la grande question morale de l'origine du droit. C'est déjà un mérite que d'avoir compris qu'une solution quelconque de cette question était un préalable nécessaire à toute étude du droit écrit, puisque en effet, selon cette solution, la législation devient une combinaison changeante comme les circonstances, ou une science immuable comme la vérité.

C'est ce que beaucoup de jurisconsultes et de publicistes ont paru ignorer ou du moins oublier, même parmi les modernes. Il a fallu presque toujours qu'à leur défaut les philosophes se chargeassent d'asseoir la jurisprudence sur une base solide; il a fallu que les métaphysiciens l'élevassent au rang des sciences rationnelles, en lui imprimant le sceau de la conséquence et de la certitude.

Au temps et dans le pays de Cicéron, c'était une innovation, c'était une véritable découverte que d'établir, que de soupçonner seulement une relation intime, une dépendance nécessaire entre le droit positif et la question de la nature même du droit.

Cette question est celle de l'origine ou des fondements de la justice, de la réalité des distinctions morales, des limites du bien et du mal, de la raison du devoir, de l'immutabilité de la vertu: tous ces noms reviennent au même.

Sous des noms divers aussi, les philosophes grecs l'avaient agitée longtemps avant Cicéron, et presque toutes les opinions soutenues depuis par les modernes avaient été développées ou du moins commencées par eux. Adam Smith les ramène à trois principales, dans un examen critique placé à la fin du livre où il a exposé la sienne, qui assurément n'en forme pas une quatrième. Selon lui, les philosophes ont donné à la vertu l'un de ces trois principes: l'intérêt ou l'amour de soi, la raison 357 ou le droit, le sentiment ou le sens moral. La sympathie, qu'il croit avoir découverte comme un principe nouveau, se confond évidemment avec le dernier, et ce dernier lui-même se confond avec l'un des deux premiers; car si l'on dit que la pratique de la vertu a pour cause unique le désir de satisfaire ce penchant naturel qu'on appelle sentiment, on revient au principe de l'amour de soi. Si l'on dit que ce penchant naturel est constant, qu'il est une prédisposition de notre nature, on donne pour hase à la morale la vérité, et à la vertu la raison: c'est adopter un principe de droit. On peut donc simplifier plus que Smith ne l'a fait, et ne reconnaître que deux doctrines, que j'appellerai la doctrine du droit et la doctrine de l'intérêt.

En effet, toute doctrine qui fonde la morale, et par suite la législation et la politique, soit sur l'utilité individuelle ou commune, soit sur la crainte du châtiment actuel ou même à venir, soit enfin sur l'amour du plaisir, s'appuie d'un principe d'intérêt: car c'est un intérêt même qu'un plaisir. Toute doctrine qui fait reposer la justice sur l'essence de la raison humaine, sur sa ressemblance, sa conformité avec la raison divine, sur la nature même des choses, enfin sur tout rapport fixe et absolu, reconnaît un principe de droit. Par conséquent, l'une est arbitraire, l'autre invariable.

Aussi, chez les Grecs, tous ceux qui soutenaient la première, comme les cyrénaïques et les épicuriens, étaient ou devaient être forcés d'admettre que la morale étant arbitraire, les lois l'étaient aussi; qu'elles décidaient du juste et de l'injuste selon les lieux et les temps; que le bon et l'honnête dépendaient de l'opinion, de la convention, du caprice. Dans ce système, l'homme n'est obligé au devoir moral qu'à raison des inconvénients qui en suivent la violation; il n'est astreint aux lois civiles que par le châtiment; le lien de la société c'est la crainte, et la vertu publique ou privée n'est plus qu'un calcul.

Dans le système opposé, dans celui des trois grandes sectes qui modifièrent, sans la dénaturer, la tradition de Socrate, l'Académie, le Lycée, le Portique, l'homme n'est obligé aux devoirs de tous genres que par la vérité qui est dans chacun de ces devoirs, et par sa raison qui la lui fait connaître. Cette sympathie naturelle, qui existe entre le bien et nous, est la source unique de l'obligation morale.

Nulle part la différence des deux doctrines ne se montre mieux que dans la fameuse discussion sur le souverain bien. Qu'est-ce que le souverain bien? en d'autres termes, qu'est-ce que l'homme doit rechercher avant toutes choses? quel est le mobile de ses déterminations morales, ou bien enfin quelle est sa loi? — La volupté, disaient Aristippe et Épicure; — l'absence de la douleur, d'après Hiéronyme de Rhodes; — la jouissance des choses naturelles, selon Carnéade; — la ressemblance avec Dieu  (ὁμοίωσις τῷ Θεῷ), suivant l'expression de Platon; — la jouissance de la vie sous le gouvernement de la vertu, s'il faut en croire Aristote; — l'honnête, répondaient Zénon et Chrysippe. — Il y avait aussi, comme il arrive presque toujours, des philosophes qui s'efforçaient de concilier sans succès les deux opinions. Ainsi Calliphon plaçait le souverain bien dans la réunion de la vertu et de la volupté; Diodore, dans la vertu jointe à l'absence de la douleur. Mais ces opinions moyennes inclinaient, au gré du philosophe, vers l'une ou vers l'autre des opinions extrêmes, selon qu'elles donnaient la prééminence au droit ou à l'intérêt. Carnéade, par exemple, quoiqu'il n'ait pas prononcé les mots d'intérêt ni de volupté, doit être compté, a cause des doutes qu'il a élevés sur la réalité de la morale, du côté des épicuriens; tandis qu'il serait injuste de placer dans les mêmes rangs les péripatéticiens, quoique leur définition du souverain bien se rapproche de la sienne. Ils disaient (et là-dessus Polémon et les Platoniciens s'écartaient peu de leur opinion) que le bonheur du sage, le souverain bien, était de vivre selon la nature, et de jouir de ses dons suivant la vertu. Les Stoïciens affirmaient que le souverain bien consistait à se conformer à la nature. Or, Cicéron observe avec raison qu'au fond la différence est faible, et réside entièrement dans les termes. Mais ce qu'il n'a pas vu, ce qu'il n'a pas fait voir du moins, c'est que l'équivoque est tout entière dans le mot nature. Suivant Aristote, il faut vivre selon la nature, c'est-à-dire obéir aux penchants naturels, en les soumettant néanmoins à une loi, qui est la vertu. Selon les Stoïciens, il faut se conformer à la nature, c'est-à-dire à la vertu: car la nature d'un être est sa loi; or, la loi de l'homme, c'est la raison, la droite raison; et l'application delà raison à la conduite, c'est indifféremment la sagesse ou la vertu, en observant que la sagesse est plutôt une science, et la vertu une pratique. Ainsi, les deux systèmes reconnaissent également une loi indépendante, préexistante, absolue: en ce point, ils se confondent.

Il suit de là que soutenir que le juste existe par lui-même, qu'il est dans la nature, qu'il y a un droit naturel, que l'honnête est louable et désirable en lui-même, que la vertu n'est que la nature parfaite, que la nature est une loi, que la loi est la raison; c'est soutenir une seule et même opinion, c'est traduire diversement une seule et même pensée.

Telle est la pensée fondamentale de tout le premier Livre des Lois de Cicéron; et pour la développer, il a emprunté ses preuves et son argumentation aux Stoïciens, qu'il combat et qu'il raille souvent dans ses écrits, mais auxquels il est bien forcé de recourir toutes les fois qu'il veut élever et affermir la morale: témoin le Traité des Devoirs. Les Stoïciens sont, en effet, les philosophes de l'antiquité qui ont le mieux dévoilé le principe même du devoir. Il y a un rapport essentiel, ont-ils dit, entre la raison, loi de l'homme, et la raison suprême ou la vérité, loi de la raison: l'une est l'image de l'autre. Car, bien qu'ils aient nié les idées innées, ils n'ont point méconnu ces notions élémentaires, ces faits primitifs de l'entendement, que Cicéron appelle des intelligences commencées, et qui communiquent aux vérités qu'elles révèlent immédiatement, la certitude qui s'attache au sentiment de l'existence même. Or, la raison suprême la vé- 358 rité, n'est pas distincte de la volonté divine; c'est Dieu même, selon le sens de ces belles paroles attribuées à Orphée: «Il est un Dieu, et la vérité est coéternelle à Dieu.» II suit de là qu'il y a ressemblance de l'homme avec Dieu, puisque la raison est essentiellement la même en Dieu et dans l'homme; or, si la raison est la même, la loi est la même; la vertu, qui n'est que l'observation de cette loi, est aussi la même. Et comme la loi d'un être est sa nature, et que la raison est la loi de l'homme, il suit que la vertu n'est que la conformité des actions à la nature, n'est que la nature perfectionnée en soi, c'est-à-dire la nature ramenée à elle-même. Si donc il y a entre Dieu et l'homme communauté de raison, de loi, de vertu, de nature, il y a aussi, non-seulement ressemblance, mais liaison, mais parenté, mais amitié; et même, au dire de Sénèque: «L'homme de bien ne diffère de Dieu que par la durée.» Ainsi du moins la perfectibilité humaine a pour type la perfection divine, et c'est en ce sens que l'on a pu dire que le sage est Dieu.

Le sage est Dieu; la raison ou la loi est la reine des choses créées et incréées; la vertu consiste à se conformera la nature: telles sont plusieurs des principales maximes que l'ignorance ou la mauvaise foi ont si souvent défigurées, et qui n'en font pas moins la gloire du Portique. Pour qui les entend dans leur vrai sens, elles ne recèlent point d'impiété ni d'immoralité; elles ne cachent que des vérités que le christianisme a prêchées depuis par toute la terre. Elles n'ont point échappé à Cicéron; et s'il n'en a pas saisi toute la portée, s'il n'a pu, dans cet ouvrage, leur donner toute la démonstration à laquelle elles ont droit, s'il s'est contenté quelquefois d'affirmer au lieu de déduire, il faut se rappeler que cette partie delà philosophie morale n'était pas l'objet direct du Traité, qu'elle n'y était discutée que par circonstance et pour une application particulière, et qu'enfin il l'a plus sérieusement approfondie dans un ouvrage fort supérieur, le Traité de Finibus, où peut-être, en donnant à la doctrine académique la préférence sur celle des Stoïciens, il a été moins heureusement inspiré.

On trouvera du moins que Cicéron, dans le premier Livre des Lois, établit d'une manière suffisante pour les besoins du sujet ce principe de droit, que ses adversaires ont appelé, avec quelque dérision, principe de l'ascétisme, et sans lequel cependant la morale et la politique tombent sans force et sans appui. «II y a donc une raison primitive,» dit Montesquieu, au commencement de son livre. Cette raison primitive est la loi des lois; et la raison humaine en est la perpétuelle révélation; elle la reconnaît en elle, et elle s'y conforme; selon l'expression de saint Paul, «lle se sert à elle-même de loi.» Cette vérité, qui semble si simple, ne saurait être trop répétée: les publicistes l'ont si souvent attaquée ou obscurcie! Grotius lui-même, qui l'avait entrevue, n'a pas su toujours la prouver ni la suivre. Puffendorf et son commentateur Barbeyrac l'ont presque niée, substituant au droit l'intérêt, et à la vérité la convention. D'autres ennemis les sceptiques, parmi lesquels on regrette de trouver Pascal, ont attaqué à leur tour ce dogmatisme tutélaire, alliance admirable de la raison et de la foi. Ils ont été jusqu'à se liguer avec Puffendorf, avec Hobbes lui-même, pour ébranler l'immutabilité du droit. Il y a déjà longtemps que Leibnitz avait répondu aux uns et aux autres, en remontrant à ce même Puffendorf la vanité des principes de sa science: «La science du droit naturel, avait-il dit, expliquée selon les principes du christianisme, et même selon les principes des vrais philosophes, est trop sublime et trop parfaite pour mesurer tout aux avantages de cette vie présente Dans la science du droit, si l'on veut donner une idée pleine de la justice humaine, il faut la tirer de la justice divine comme de sa source. L'idée du juste, aussi bien que celle du vrai et du bon, convient certainement à Dieu, et lui convient même plus qu'aux hommes, puisqu'il est la règle de tout ce qui est juste, vrai et bon. La justice divine et la justice humaine ont des règles communes, qui peuvent sans doute être réduites en système; et elles doivent être enseignées dans la jurisprudence universelle, dont les préceptes entreront aussi dans la théologie naturelle.» Ce que prescrit ici ce grand philosophe, plus de seize siècles auparavant Cicéron l'avait fait, ou du moins l'avait tenté; et quelques-uns des arguments qu'il a fait valoir sont encore au nombre des meilleurs qu'on puisse opposer au principe de l'utilité, même depuis que David Hume et Jérémie Bentham l'ont armé de forces nouvelles. Si ses démonstrations ne sont ni complètes ni péremptoires, il faut se rappeler que les Stoïciens, qu'il a suivis, n'avaient point trouvé la métaphysique de leur morale; il était réservé à notre siècle de la découvrir. D'ailleurs, la doctrine contraire était moins habilement défendue; et la discussion, moins difficile, était aussi moins féconde. Il a fallu que Hobbes plaidât d'une manière nouvelle et puissante la cause de l'instabilité de la morale et la théorie de la convention, pour que Rodolphe Cudworth, en le réfutant, rétablît l'immutabilité du juste et de l'injuste, la préexistence du droit primitif, et préparât les voies à la vérité, telle que Richard Priée l'a reconnue, telle que Kant l'a démontrée.

Cet exposé très-sommaire de l'état des questions morales entre les différentes sectes de l'antiquité n'est nullement superflu. On verra qu'il était nécessaire pour que l'on comprît bien ce que Cicéron avait à faire, ce qu'il a fait, ce qu'il a laissé à faire après lui.

Le droit naturel une fois établi, la suite des idées nous conduit avec lui au droit positif. Ici nous le verrons changer de rôle; le philosophe deviendra publiciste; les principes se convertiront en lois, et la théorie sera décrétée. Il nous semble qu'il a moins bien réussi dans ce nouveau travail, et le politique nous fait regretter le moraliste. Après avoir fait preuve, dans la spéculation, d'indépendance et d'esprit philosophique, il rentre, en parlant des lois écrites, sous l'empire des préjugés, et peut-être des intérêts. Le disciple de Platon et de Chrysippe disparaît, et le sénateur romain le consu- 359 laire, l'augure même, prennent sa place. Après avoir trouvé les vrais principes de la législation, il n'ose en faire l'application librement, et sans recevoir d'autre joug que celui de leurs conséquences. Après avoir appuyé les lois sur leurs fondements naturels, il n'imagine rien au-dessus de la législation de Rome, non pas même considérée d'une manière générale, mais littéralement transcrite, avec toutes ses incohérences, avec toutes ses complications, toutes ses puérilités; armé de ce seul raisonnement que, puisque, dans la République, le gouvernement de Rome a été reconnu comme le meilleur des gouvernements, sa législation doit être aussi la meilleure de toutes. Il semble qu'il devrait au moins en donner les preuves, la rapporter aux principes énoncés dans le premier Livre, et montrer qu'elle en est une déduction exacte et naturelle; mais il ne se demande même pas s'il n'y aurait point un meilleur moyen de traduire en lois cette justice fondamentale dont il a précédemment établi l'existence, de constituer la société sur ces rapports d'égalité et de bienveillance qu'il a reconnus, de conformer la loi à la morale, d'affranchir enfin la religion de toute crainte et de toute superstition, le devoir de tout calcul et de tout préjugé. Il lui suffit d'affirmer que les lois romaines sont les meilleures; et il les expose ensuite textuellement, à quelques modifications près, non dans l'ordre logique qui doit toujours guider le philosophe, mais selon une méthode arbitraire de classification qui suffit au jurisconsulte.

Quand le Traité des Lois fut composé, Rome n'était point tranquille, ni surtout assurée; le souvenir des séditions des Gracques, des divisions sanglantes de Marius et de Sylla, des tentatives de Drusus, de Cinna, de Catilina, les rivalités déjà menaçantes de César et de Pompée, faisaient redouter et prévoir aux citoyens éclairés, à ceux surtout qui s'attribuaient par privilège le titre de bons citoyens, enfin aux partisans du sénat et de la noblesse, des déchirements nouveaux et de nouvelles guerres civiles, la ruine même de la république, par les excès de la démocratie et l'usurpation militaire. Aussi les citoyens de cette opinion s'attachaient-ils religieusement aux restes de la constitution ébranlée. Point de nouveauté si nécessaire et si légitime qu'ils ne crussent de leur devoir de repousser; point d'usage reçu, point d'abus même, pourvu qu'il fut ancien, qu'on ne les vît s'efforcer à tout prix de conserver où de restaurer. L'antiquité, la sagesse de leurs pères, étaient pour eux la règle infaillible. Ils ne négligeaient aucune occasion d'assurer le moindre droit, le moindre privilège à l'ordre sénatorial et au corps des patriciens, comme aux défenseurs des mœurs et des lois du passé. Le maintien ou le rétablissement du gouvernement aristocratique, le retour à ce qu'ils regardaient comme l'ancien régime, était leur seul effort et leur unique doctrine. Elle aurait pu se réduire à ces deux mots: les douze Tables et les honnêtes gens.

Sous l'influence de ces circonstances et de ces opinions, Cicéron composa et sa République et ses Lois. Sa vie passée, ses liaisons, ses amitiés, ses ressentiments, Pompée et Catilina, Caton et Clodius, tout l'attachait à la cause du sénat: elle était devenue pour lui une cause personnelle. L'idée de ses propres périls s'unissait dans son esprit à celle des dangers de la patrie. L'opinion démocratique était pour lui synonyme de confiscation et de bannissement. Il n'est pas étrange que, dans sa retraite d'Arpinum, dans ses conversations familières, dans le silence de l'étude, il n'ait point abandonné les doctrines qu'il avait professées dans le sénat et dans les comices, celles qui avaient illustré son exil et son consulat. Sa position liait, pour ainsi dire, sa raison; et peut-être que les devoirs du citoyen ne laissaient point au philosophe la liberté du choix des théories politiques. Il aurait cru trahir sa cause; une idée nouvelle eût été une désertion. C'est pourquoi il embrasse si étroitement les lois de la république des anciens Romains, ou plutôt de celle qu'il leur attribue; car jamais, dans l'ancienne Rome, la législation ne fut aussi systématique, la liberté aussi paisible, le gouvernement aussi réglé. Cicéron suppose souvent le passé, en croyant le décrire; il invente ce qu'il revendique; et il y a de l'imagination jusque dans ses préjugés.

Le second Livre des Lois a aussi un préambule, écrit avec beaucoup de soin comme celui du premier. La beauté du lieu où se passe l'entretien, le charme de la campagne, de la patrie, de l'amitié, occupent les premières pages, qui sont pleines de sentiment et de grâce. Puis, après avoir conduit ses auditeurs dans une île du Fibrène, Cicéron reprend le fil de son discours par un résumé assez remarquable de la doctrine du premier Livre; et, passant ensuite, non à la composition des lois, mais aux lois mêmes, il donne la constitution religieuse de la société. C'est un recueil d'articles choisis parmi les règlements des Romains sur le culte. Cicéron se flatte d'avoir supprimé beaucoup de choses puériles ou superstitieuses; on trouvera sans doute encore que la superstition ne manque point à ses lois, ni la puérilité à ses raisonnements. Le Livre est curieux comme un exposé assez complet de la religion des Romains, et par de nombreux détails sur les fêtes; les cérémonies, l'art augurai, le droit des pontifes, sur quelques-unes des plus importantes questions de leur juridiction; enfin sur les funérailles et les sépultures. Mais, du reste, le défaut d'ensemble et l'aridité de ces renseignements, précieux seulement pour l'érudit et l'antiquaire, rendent la lecture du Livre aussi pénible que la traduction en est difficile. Il est triste de voir Cicéron insister avec tant de soin sur les règles de discipline d'une religion qu'on sent bien qu'il ne croit pas. En effet, il ne la respecte qu'à titre de coutume, il ne la conserve qu'à titre d'institution. Et comment celui qui voulait une religion pure aurait-il cru à celle de Liber et de Vénus? Il soumet non-seulement les rites, mais les dogmes même, à la puissance du sénat et du peuple: lui qui, dans le premier Livre, avait justement contesté au pouvoir politique le droit de lé- 360 gitimer l'injustice, il lui arroge, dans le second, le droit de décréter des dieux.

Le troisième Livre, rédigé malheureusement dans la même forme, et défiguré par de grandes lacunes, offre cependant beaucoup plus d'intérêt. Il est tout politique. Sans préparation, sans préambule, l'auteur développe l'organisation du pouvoir, c'està-dire la distribution des magistratures, leurs fonctions et leurs droits respectifs, leurs relations; enfin, toutes les choses dont l'habile ménagement constitue, selon lui, la nature du gouvernement. Ses vues à cet égard, quoique incomplètes, sont remarquables. Il avait compris que c'est la nature même du pouvoir qui fait la liberté, et que la sûreté de la société est moins dans les droits individuels que dans la forme du gouvernement. Il avait conçu la nécessité de la balance des pouvoirs, système qui, sans être la vérité, est un acheminement à la vérité. Enfin, il est impossible de méconnaître l'intention de justice qui préside à l'ordonnance et à la combinaison de pouvoirs qu'il propose comme modèle, et qui n'est, au reste, que la copie du gouvernement de Rome. Quoique ses lois et le commentaire qui les accompagne soient entièrement dans l'intérêt de l'autorité des grands, il affecte cependant de ne point pousser à l'extrême les opinions aristocratiques; et soit par la modération naturelle à son esprit, plus fait pour les lettres que pour la politique, soit par ce désir de popularité qui le domina toujours, et rendit quelquefois sa position si fausse et ses discours si subtils, il tâche de tenir un milieu entre les deux partis, et défend de temps en temps les droits et les institutions démocratiques contre son frère Quintus, qu'il représente, ainsi qu'il l'était en effet, comme un partisan ardent et exclusif des maximes patriciennes. On reconnaît dans cet effort d'impartialité celui qui fut toute sa vie l'ami de Pompée, sans négliger la moindre occasion de faire l'éloge de César.

Trois Livres, dont aucun n'est sans lacune, et quelques fragments très-courts, sont tout ce qui reste du Traité des Lois. Il en contenait au moins cinq; cela se prouve par l'étendue du sujet, et par les passages que Lactance, saint Augustin et Macrobe nous ont conservés. Le dernier cite quelques mots comme faisant partie du cinquième Livre; et rien n'empêche de l'en croire. Un des interlocuteurs, Atticus sans doute, fait remarquer que l'ombre des jeunes arbres qui les couvrent les défend mal contre les rayons du soleil déjà incliné au-dessous du point de midi, et il exhorte ses amis à descendre jusqu'au Liris, pour y continuer leur entretien sous des feuillages plus épais. La proposition et le tour même de la phrase rappellent le commencement du second Livre, et c'était apparemment le début du cinquième. L'existence de ce Livre est seule constatée; mais on peut conjecturer qu'il n'était pas le dernier; et je crois, avec un commentateur d'une grande autorité, que l'ouvrage était divisé en six Livres, dont le premier traitait du droit naturel; le second, du droit de la religion et des pontifes; le troisième, de la distribution du pouvoir; le quatrième, du droit politique; le cinquième, du droit criminel et des jugements; le sixième enfin, du droit civil. Tous ces objets sont annoncés à la fin du troisième Livre, ch. 20. Cicéron rappelle, ou se fait rappeler par Atticus, les points qu'il n'a pas traités, et il les ramène à trois: le droit des magistrats, c'est-à-dire, sans doute, les lois qui constituent leur juridiction; les jugements, c'est-à-dire, apparemment, les lois pénales et la procédure, en un mot, tout le droit criminel ou public; enfin, le droit civil ou privé, celui qui a donné naissance à toute la discussion, et sur lequel, en toute occasion, Atticus rappelle à Cicéron qu'il a promis de s'expliquer. On ne peut trop regretter ces trois parties, que nul autre de ses ouvrages ne saurait suppléer.

Les savants s'accordent assez sur l'époque des Lois, quoique aucun renseignement ne la donne avec précision. Mais l'ouvrage est évidemment postérieur au consulat de Cicéron, an de Rome 690; à son exil et à son retour, 695 et 696; au plaidoyer pour Balbus,697; à la composition du Traité de la République, 699; à la mort de Clodius, mois de février, 701: car il y est question de tous ces faits. D'une autre part, Pompée et Caton,morts, l'un en 705, l'autre en 707, y sont nommés comme encore vivants; et le traité de Finibus y est annoncé comme un projet. Or, on prouve que ce projet ne put être accompli qu'après la mort de Caton. C'est donc entre l'an 701 et l'année 707 qu'il faut placer la composition du Traité des Lois. L'an de Rome 702, Cicéron fut obligé d'aller dans son gouvernement de Cilicie; il n'en partit qu'à la fin de l'année suivante. En 704, César avait passé le Rubicon, la guerre civile était commencée, et Cicéron, qui essaya d'y prendre part, avait un commandement. L'année d'après, celle de la bataille de Pharsale, il était en Grèce, auprès de Pompée; il employa presque toute l'année 706 à faire sa paix avec César: ce n'est qu'au mois de novembre qu'il revint à Rome, et qu'il se remit à l'étude, ou, comme il l'écrit lui-même à Varron, qu'il se réconcilia avec les livres. On connaît quels furent les ouvrages qu'il fit l'année suivante: ce sont tes Partitions oratoires, l'éloge de Caton, et le Brutus. Par toutes ces raisons, qui sont des faits, Turnèbe conjecture que les Lois furent écrites dans l'espace de temps qui sépara la mort de Clodius du commencement des guerres civiles, et M. Schütz n'hésite pas à en fixer la date à l'année 701, au commencement de laquelle Clodius avait péri: c'est, en effet, dans tout cet intervalle, la seule où Cicéron dut avoir quelque loisir. Et cela explique en même temps pourquoi il n'est point question des Lois dans les Lettres à Atticus: car nous n'en avons aucune des années 700 et 701. Telle est aussi l'opinion de Wagner, un des meilleurs éditeurs, et de Chapman, savant anglais, qui a composé une dissertation spéciale sur la date du Traité des Lois.

La seule difficulté, c'est que les Lois ne figurent point dans le dénombrement que l'auteur donne de ses ouvrages au commencement du second Livre de là Divination, qui cependant est postérieur; car il y est parlé des augures Marcellus et Appius comme s'ils étaient morts, et ils sont représentés comme vivants dans les Lois. Mais cette circonstance 361 ne doit faire naître aucun doute ni sur l'extrême probabilité de cette date, ni sur l'authenticité de l'ouvrage. Celle-ci, d'abord, est prouvée par le style, par mille passages où se retrouvent les opinions habituelles de Cicéron; enfin, par les témoignages des anciens, et nommément de Lactance. C'est, d'ailleurs, l'avis des plus doctes interprètes, que l'ouvrage ne fut jamais achevé. L'insuffisance de certaines parties, qui ne sont qu'indiquées, la faiblesse de quelques déductions, la négligence du style en plusieurs endroits, annoncent assez une simple ébauche à laquelle Cicéron ne mit point la dernière main, et dont peut-être il ne remplit jamais le plan dans son entier. On observe de plus que l'ouvrage n'a point de préface, quoiqu'il se fit une loi d'en mettre une à chacun de ses écrits philosophiques. On pourrait ajouter que la différence si marquée du style des préambules des deux premiers livres et de celui de la discussion, montre assez que l'une est restée imparfaite, tandis que les autres, extraits de ce recueil de prologues et d'exordes tout faits, qu'il avait composés à l'exemple des Grecs, sont des morceaux finis, et même avec beaucoup d'art. L'ouvrage fut probablement publié après sa mort par quelqu'un de ses amis ou de ses affranchis, qui peut-être, obligé de mettre en ordre des fragments épars, se crut en droit de suppléer des lacunes, et de hasarder dos additions ou des suppressions; ce qui expliquerait les obscurités, les vides, les fautes même que les commentateurs ont cru apercevoir, et qu'ils ont eu la hardiesse de relever.

Il y a, en effet, peu d'écrits de Cicéron dont le texte offre plus de difficultés et d'altérations; et les efforts inventifs des interprètes ne l'ont pas toujours rendu plus clair. Le choix entre les diverses leçons, tant des manuscrits que des éditions, est souvent douteux; l'obscurité des matières se joint souvent à celle de l'expression. Cicéron fait continuellement allusion à des usages dont quelques-uns sont peu connus, et sur lesquels les érudits ne s'accordent pas. La tâche du traducteur en est plus pénible, et cependant la récompense de son travail en est moins assurée. Quel gré les lecteurs peuvent-ils lui savoir d'avoir compris et rendu ce qu'ils ne trouvent aucun plaisir à connaître? En écrivant la nouvelle traduction, on n'a même pas eu le mérite si faible aux yeux du public de pénétrer les mystères d'un texte encore peu critiqué. On doit reconnaître que plusieurs des principales difficultés ont été en partie aplanies par d'excellents commentateurs; et sans compter Schütz et Görenz, on a trouvé un guide sûr dans Frédéric Wagner, dont le travail sur le Traité des Lois est à la fois savant et philosophique.

Avec de tels secours, l'intelligence du texte devenait facile, et il ne nous restait qu'à traduire. Nous avions peu de modèles à suivre. Depuis Jean Collin, en 1541, les Lois n'ont pas eu d'autre traducteur français que Morabin, en 1719. Tout en reconnaissant ce que nous devons à ce savant homme, il est inutile d'exposer ici les raisons qui nous engagent à donner une traduction entièrement nouvelle. M. Bcrnardi a fait aussi entrer dans sa République de Cicéron une grande partie du Traité des Lois; mais ce n'est le plus souvent qu'une imitation.

 

ARGUMENTS.

 

LIVRE PREMIER.

 

PARTIE I. RECHERCHE des sources de la science du droit: définition de la loi en général. — Que l'origine du droit est dans la Divinité même: preuves. — Que la raison est commune à Dieu et à l'homme; qu'il y a relation et affinité entre l'un et l'antre. — Que le droit a sa source dans la nature humaine: preuves. Égalité et ressemblance des hommes entre eux. Bienveillance mutuelle et naturelle, base de la société, qui n'existe que par le droit.

PARTIE II. Que le droit en général ou le juste existe par lui-même dans la nature, et non dans l'opinion. Preuves prises dans la conscience, dans le sentiment de tous les hommes. — Pourquoi le juste n'est point l'ouvrage dos lois, contre les épicuriens. — Démonstration semblable relativement à l'honnête en général: preuves. Que l'honnête est comme la perfection en tout genre; que l'honnête est aussi réel que le bien. Causes de l'opinion contraire. — Nouvelles preuves du même principe, prises dans la notion commune de l'honnête homme, dans l'existence des vertus particulières, dans l'excellence incontestable de la vertu. — Question dû souverain bien: aperçu de la doctrine des Académiciens et de celle des Stoïciens sur cette question. — Conclusion générale par forme de résumé.

 

LIVRE SECOND.

 

ENTRETIEN sur la beauté du lieu où se passe la scène, et sur la patrie de Cicéron. — Récapitulation du premier Livre. — Nouvelle définition de la loi. — De la loi, ou de la raison primitive et absolue; de la loi, ou de la raison humaine. — Constitution de la religion. — Préambule de la loi: vérité et utilité des croyances religieuses. — Texte de la loi. — Commentaire de la loi. — Du culte des dieux. — Du choix des dieux. — Des fêtes. — Des prêtres, et particulièrement des augures. — Des sacrifices nocturnes. — Des jeux publics. — Des rites paternels. — Des quêtes. — De la peine du sacrilège: digression. — De la consécration des champs. — De la perpétuité des sacrifices: digression. — Du droit des mânes, et des sépultures.

 

LIVRE TROISIÈME.

 

ORIGINE et nécessité du pouvoir. — Texte de la loi sur la distribution et les droits des diverses magistratures. — Importance de cette distribution, ou de la constitution du pouvoir. — Des écrivains politiques. — Comment ils ont traité du pouvoir royal ou souverain. — Commentaire de la loi. — Lacune. — De l'administration des provinces. — Des légations libres. — Des tribuns du peuple: discussion entre Quintus et Cicéron sur le tribunal. — Auspices et juridiction des divers magistrats. — Composition, autorité et dignité du sénat. — Des suffrages: discussion sur le vote public et le vote secret. — Règles pour les délibérations du sénat et pour celles du peuple. — Des privilèges, et des Jugements pour causes capitales. — De la promulgation des lois et de la discussion des affaires. — De la corruption et de la brigue. — De la garde des lois.