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TABLE DES MATIÈRES DE LA MÉTÉOROLOGIE

table des matières de l'œuvre d'Aristote

ARISTOTE

 

 

MÉTÉOROLOGIE.

 

DISSERTATION SUR LA COMPOSITION DE LA MÉTÉOROLOGIE

 

ET DU PETIT TRAITÉ DU MONDE.

 

PRÉFACE - LIVRE I

 

 

LXV. DISSERTATION SUR LA COMPOSITION DE LA MÉTÉOROLOGIE ET DU PETIT TRAITÉ DU MONDE.

Il ne peut pas s'élever de doutes sérieux sur l'authenticité de la Météorologie d'Aristote, et à moins d'avoir un parti pris comme Patrizzi et Gassendi, on ne peut pas y méconnaître la main du philosophe. Chez les anciens non plus, il n'y a guère eu de controverses sur ce point ; et, en voyant, dans le Commentaire d'Olympiodore, les arguments puérils par lesquels on s'efforçait quelquefois de nier que la Météorologie fût l'oeuvre du maître, on se demande si c'était la peine de répondre à des attaques aussi peu fondées, et à des négations aussi gratuites. La tradition est donc incontestable ; mais, cependant, je crois devoir montrer sur quoi elle s'appuie, afin de revendiquer aussi nettement que possible pour Aristote une des oeuvres qui lui font le plus d'honneur.

Il y a pour cette démonstration trois ordres de preuves : d'abord les témoignages des écrivains postérieurs ; en second lieu, les citations que contient la Météorologie LXVI elle-même, et enfin les citations qui sont faites de la Météorologie dans les autres ouvrages d'Aristote.

Je commence par les écrivains postérieurs ; ils sont nombreux ; et leur autorité est absolument décisive. Ils ont mentionné divers passages de la Météorologie, soit pour la combattre, soit pour l'approuver ; et il n'en est pas un seul qui ait hésité sur l'auteur auquel on la doit. C'est ainsi que le fameux Ératosthène (01), né vers le début du IIIe siècle avant notre ère, adoptait les théories d'Aristote sur la formation des fleuves par les eaux pluviales ; et il s'en servait pour expliquer le régime merveilleux du Nil, uniquement dû à la chute de pluies abondantes, comme l'affirmaient de hardis voyageurs qui étaient remontés, disait-on, jusqu'aux sources, encore inconnues de nos jours. Or cette théorie d'Aristote sur la formation des eaux courantes est tout au long dans la Météorologie (Liv. I, chap. XIII, §§ 6 et suiv., et spécialement pour le Nil, § 21.) C'est Proclus, dans son Commentaire sur le Timée (p. 37, édit. de Bâle), qui nous a conservé cette opinion d'Ératosthène, lé plus grand des géographes antérieurs à Strabon ; et l'on ne peut guère douter qu'Ératosthène ne connût l'ouvrage d'Aristote tel que nous le possédons.

Peut-être avant Ératosthène aurais-je dû nommer Aratus, dont il nous reste deux petits poèmes célèbres, l'un sur les Phénomènes astronomiques ou plutôt sur les Cons- LXVIII tellations, l'autre sur les Pronostics du temps, qu'on peut tirer des observations de la météorologie. C'est une opinion reçue qu'Aratus, contemporain d'Ératosthène, connaissait l'ouvrage d'Aristote, et que c'est en le prenant pour guide qu'il a composé les morceaux fort agréables qui sont parvenus jusqu'à nous. J'avoue que je ne vois pas très clairement sur quoi cette opinion se fonde ; et bien que je rende toute justice au mérite d'Aratus, que Cicéron et Germanicus n'ont pas dédaigné de traduire, je ne découvre pas en lui un disciple d'Aristote ; les idées qu'il reproduit avec une élégance justement admirée sont celles de tout le monde au temps où il écrit. Je trouve même qu'il en sait beaucoup plus long sur les Constellations qu'Aristote lui-même ne parait en savoir. C'est qu'Aratus a profité de tous les progrès que l'astronomie avait faits en un siècle. Mais je ne crois pas qu'il s'inspire plus particulièrement de la Météorologie péripatéticienne ; et voilà pourquoi je ne le comprends pas parmi les témoins que j'invoque, bien qu'il y soit reçu presque sans contestation par tout le monde.

Je voudrais bien aussi y adjoindre Polybe ; mais je ne l'ose. Tout ce qu'il dit du Pont-Euxin et du Palus-Méotide (liv. IV, ch. XXXIX à XLII) ressemble beaucoup à ce qu'en a dit Aristote (Météorologie, liv. I, ch. XIV, §§ 29 et suiv.) ; mais je n'en conclus pas que Polybe eût la Météorologie entre les mains ; car les renseignements qu'il expose peuvent avoir été puisés aux mêmes sources que ceux d'Aristote , c'est-à-dire dans les récits vulgaires des voyageurs et des marchands.

Je ne suis pas sûr non plus que. Philocore, cité par Athénée (Déipnosophiste, liv. XIV, p. 656, édit. de LXVIII Schweighaüser), ait désigné le quatrième livre de la Météorologie, en dissertant sur les mérites réciproques du rôti et du bouilli. La citation, qui n'est pas douteuse, peut bien être venue d'Athénée lui-même, aussi bien que de l'interlocuteur qu'il fait parler ; et je laisse Philocore de côté, comme j'ai dû y laisser aussi Aratus, bien que Strabon paraisse faire grand cas de ses travaux géographiques. Mais cette citation n'appartînt-elle qu'à Athénée, elle aurait encore une valeur que je ne veux pas lui enlever, puisque Athénée vivait dans le second siècle de l'ère chrétienne.

Quant à Posidonius, qui appartient au premier siècle avant J.-C., et qui a été le maître de Cicéron et de Pompée, il est parfaitement certain qu'il possédait la Météorologie d'Aristote, telle que nous l'avons aujourd'hui. C'est Strabon qui nous l'apprend, en discutant lui-même les opinions de Posidonius, lequel avait fait, à ce qu'il parait, de très savants ouvrages de géographie. Posidonius n'approuvait guère, autant qu'on en peut juger, les théories d'Aristote. Il ne pensait pas comme lui que la zone torride, comprise entre les deux tropiques, fût tout entière inhabitable ; et il alléguait l'existence des peuplades Éthiopiennes, qui habitent fort au-delà de l'Égypte et du tropique (Strabon, liv. II, p. 78, lign. 17, édit. de Firmin Didot.) Or, c'est bien là l'opinion qu'Aristote avance dans sa Météorologie (Liv. II, ch. v, § 11.) Posidonius n'admettait pas davantage sa théorie des vents, et il s'appliquait à la réfuter comme la théorie sur la zone torride (Strabon, liv. 1, p. 14, lig. 7, édit. de Firmin Didot.) Or, la théorie des vents remplit trois chapitres de la Météorologie, le 4e, le 5e et le 6e du second livre. Il n'importe LXIX pas de savoir qui avait raison de Posidonius ou d'Aristote : ce que nous voulons rechercher ici c'est la transmission de la Météorologie d'âge en âge, et il n'est pas douteux que Posidonius ne l'ait étudiée, comme Ératosthène, si ce n'est peut-être aussi comme Philocore et Aratus.

Quant à Strabon lui-même, il connaissait aussi bien que nous la Météorologie, et il l'avait considérée sous le rapport où elle pouvait l'intéresser, c'est-à-dire sous le rapport géographique. C'est ainsi que parlant de cet immense amas de cailloux roulés qui forme la Camargue au delta du Rhône, il rappelle l'opinion d'Aristote, qui attribuait ce singulier phénomène à l'action d'un tremblement de terre (Strabon, liv. IV, chap. I, p. 151, lig. 7, édit. de Firmin Didot ; et Météorologie, liv. II, ch. VIII, § 117.) On pourrait citer dans Strabon plus d'un autre passage ; mais celui-là suffit pour l'objet que nous avons en vue.

Après l'ère chrétienne, les témoignages se multiplient et se développent tellement qu'il devient à peu près inutile d'en tenir compte, tant ils sont évidents. Je ne veux point cependant passer sous silence ni Sénèque ni Pline. On pourrait en citer bien d'autres, à commencer par Galien, qui a mentionné la Météorologie à plusieurs reprises.

Sénèque a fait, comme on sait, un ouvrage intitulé : Questions naturelles, qui est loin d'être sans mérite, bien qu'il soit assez fréquemment déclamateur, et qui atteste un profond sentiment des grands phénomènes de la nature. Ce n'est pas précisément un ouvrage de science ; mais on y sent partout une vive intelligence et un résumé bien fait des théories les plus accréditées. D'un bout à l'autre de ce traité divisé en sept livres, Sénèque suit LXX Aristote, le plus souvent pour le reproduire fidèlement, quelquefois aussi pour le mettre en contradiction avec quelques autres philosophes. A chaque instant, il le nomme ; très souvent même il le traduit, soit en avertissant les lecteurs, soit même sans le dire. Il serait trop long de rapporter tous ces passages, qu'il est très facile de remarquer ; et je nie contenterai de rappeler les théories sur les exhalaisons sèche et humide, sur l'arc-en-ciel, sur la foudre, sur la rose des vents, sur les tremblements de terre, sur les comètes, etc., etc., que Sénèque a empruntées presque mot pour mot à, notre Météorologie.

Pline se sert d'Aristote, qu'il admire beaucoup, à peu près autant que Sénèque ; et une bonne partie du second livre de son Histoire naturelle ne fait que reproduire la Météorologie du philosophe. Dans le reste de son ouvrage, Pline est plus sobre de citations, parce que les matières qu'il traite sont différentes ; mais, à l'occasion, il se souvient de la Météorologie, et par exemple au XVIIIe livre, il répète la théorie d' Aristote sur le vent qui se nomme en grec le Coecias, et qui répond à notre vent de nord-est, ou plus exactement peut-être à l'est-est-nord (Pline, Histoire naturelle, liv. XVIII, ch. LXXVII, 4 , édit. et traduct. de M. Émile Littré ; Météorologie, liv. II, ch. VI, § 7.)

Ainsi, l'on peut regarder comme démontré que, dès le IIIe siècle avant notre ère, la Météorologie était généralement connue dans le monde grec, et qu'elle ne l'était pas moins dans le monde romain dès le premier siècle de l'ère chrétienne.

C'est à cette même époque à peu près que remonte le plus ancien des Commentaires grecs que nous possédions. LXXI Il a été imprimé sous le nom d'Alexandre d'Aphrodisée, ce qui le placerait au u' siècle ; mais, comme l'auteur parle de son maître Sosigène, et que Sosigène n'a pas été le maltre d'Alexandre d'Aphrodisée, on a été porté à penser que ce Commentaire était d'un autre Alexandre, et spécialement d'Alexandre d'Égée, qui vivait sous le règne d'Auguste ( voir le Commentaire d'Alexandre, édit. des Aides, 1527, f° 116, recto, lig. 10 ; Météorologie, liv. III, ch. III, § 6.) Il est à remarquer aussi que, dans ce même passage où le commentateur, quel qu'il soit, parle de Sosigène, il rappelle les travaux de Posidonius sur le halo, pour lequel le philosophe stoïcien n'avait fait qu'adopter les explications d'Aristote. Ce témoignage sur Posidonius et à joindre à ceux de Strabon, et il est, selon toute apparence, au moins aussi vieux.

Mais, à quelque auteur qu'on attribue ce Commentaire, qui, d'ailleurs, est un chef-d'oeuvre, le texte d'Aristote, par ce fait seul, se trouve consacré dans tous ses détails et tel qu'il est arrivé jusqu'à nos jours, dès le IIe siècle de notre ère au plus tard, et probablement dès le Ier siècle. Je ne dis rien des Commentaires d'Olympiodore et de Philopon, qui ne viennent qu'aux Ve et VIe siècles, et qui ont beaucoup moins d'importance. Voilà pour ce qui concerne la première espèce de preuves que je voulais donner en faveur de l'authenticité de la Météorologie. Je passe aux citations qu'elle contient, et qui peuvent fournir des preuves moins directes, sans doute, mais encore fort concluantes.

D'abord, il n'est pas un des faits rapportés dans la Météorologie qui dépassent les temps où a vécu Aristote. Ainsi , quand elle signale ( Liv. I, ch. VI, § 8) la grande LXXII comète qui apparut à l'époque du tremblement de terre et de l'inondation maritime en Achaïe, nous savons par Strabon (Liv. VIII, ch. VII, p. 330, ligne 26, édit. de Firmin Didot) que ce phénomène terrible eut lieu deux ans avant la bataille de Leuctres, c'est-à-dire en 373 avant J.-C. Quand la Météorologie parle de l'archontat d'Euclès, fils de Molon, à Athènes, sous lequel parut aussi une comète extraordinaire, ou de l'archontat de Nicomaque, sous lequel eut lieu le fameux ouragan de Corinthe, nous savons que le premier de ces archontes était, en effet, éponyme, en 350, et que l'autre l'était en 340. Un peu plus bas (Liv. I, ch. VI, § 10) , elle cite l'archonte Astéius, qui était effectivement en charge en l'an 372. Bien plus, elle mentionne un phénomène astronomique assez curieux, la conjonction de la planète de Jupiter avec une des étoiles des Gémeaux (Liv. 1, ch. VI, § 11); et la science moderne a constaté, par l'organe de M. Biot, que ce phénomène avait dû réellement se produire en l'an 350 avant J. -C. (Journal des Savants, mai 1855, p. 278.) Le trop fameux incendie du temple d'Éphèse, que rappelle la Météorologie (Liv. III, ch. 1, § 12) , est de l'an 356, le jour même, dit-on, de la naissance d'Alexandre. L'aérolithe d'Ægos Potamos, que cite la Météorologie (liv. I, ch. VII, § 9), et qui causa tant d'étonnement dans le monde grec, que les marbres de Paros en ont conservé le souvenir authentique, est de l'an 467 avant J.-C.

Si des faits historiques, astronomiques ou naturels, on passe aux noms de personnes, le résultat est le même ; et il n'est pas un des philosophes que mentionne la Météorologie, qui ne soit antérieur au siècle d'Aristote, Platon, Hippocrate de Chios, Démocrite, Anaxagore, Empé- LXXIII docle, Anaximène, Ésope, etc., etc. Si la Météorologie était d'une autre main que celle d'Aristote, il est assez probable que cette main étrangère se fût trahie par des citations qu'Aristote n'aurait pu faire, et qui se seraient rapportées à des temps postérieurs.

Les noms de lieux sont absolument dans le même cas que les noms individuels ; il n'en est pas un qui ne fût connu dès le temps d'Aristote. Souvent les notions géographiques de la Météorologie sont bien erronées et bien bizarres ; mais ce sont précisément celles que le monde grec avait à cette époque. On ne connaissait alors qu'une assez faible partie de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique ; et il n'est pas un renseignement donné par la Météorologie qui ne se renferme dans ces étroites limites. On peut la critiquer très souvent et très justement sous le rapport de l'exactitude absolue ; mais relativement, son exactitude est incontestable ; et l'ignorance même qu'elle atteste est une preuve de plus de son authenticité. Dans ces temps reculés, les plus éclairés et les plus curieux parmi les philosophes n'en savaient pas davantage ; et bien qu'il y eût dès lors de très audacieux voyageurs, Aristote, qui se tient fort au courant de toutes les découvertes, n'en croit pas moins que le Danube prend sa source dans les Pyrénées, ainsi qu'un autre fleuve, le Tartesse, dont le cours tout aussi singulier traverse toute l'Espagne, pour aller se jeter dans le Grand-Ocèan non loin des Colonnes d'Hercule (Météorologie, livre I, ch. XIII, § 19.) Sans être allé en Égypte, Aristote connaissait le canal qui joignait le Nil à la mer Érythrée (Livre I, ch. XIV, § 27), et que les Pharaons avaient cessé de construire de peur que la mer Rouge ne submergeât la con- LXXIV trée. Ce canal était bien réel, et des traces immenses s'en retrouvent encore aujourd'hui sur le sol de l'isthme de Suez, où je les ai vues en 1855. Mais c'est qu'au temps d' Aristote, les Grecs avaient des notions assez exactes sur l'Égypte avec laquelle ils entretenaient depuis longtemps des rapports suivis, tandis que la Gaule, sauf Marseille, leur était profondément inconnue, et que c'était sur les plus vagues ouï-dire que l'on parlait du Tartesse et de l'lster.

Mais il y a dans la Météorologie d'autres citations qui nous intéressent plus particulièrement ; ce sont celles qui se rapportent à d'autres ouvrages d'Aristote. Ainsi, dès le début, l'auteur marque la place de la Météorologie dans le vaste ensemble de ses travaux sur la nature, et il rappelle, sans d'ailleurs énoncer de désignations spéciales, la Physique, le Traité du Ciel, celui De la Génération et de la Corruption, etc., etc. Un peu plus loin, il indique positivement des ouvrages d'astronomie (Livre I, ch. III, § 2, et ch. VIII, § 6) , où il avait élucidé certaines questions que la Météorologie doit également toucher : les dimensions de la terre relativement au soleil, infiniment plus grand qu'elle, les distances de la terre au solel, et les distances des étoiles à la terre encore bien plus considérables. Or, on sait qu'Aristote avait écrit des ouvrages astronomiques. (Diogène de Laêrte, livre V, ch. 1, p. 116, lig. 50, édit. de Firmin Didot) , et s'il ne nous en reste aucun, il n'en est pas moins positif qu'il avait fait des recherches de ce genre, dont nous retrouvons souvent la trace dans plusieurs des ouvrages que nous possédons.

Dans deux autres passages, où il est question de la ré- LXXV fraction de la lumière dans l'eau et dans l'air, et de la vivacité plus ou moins forte des couleurs (Météorologie, livre III, ch. II, §§ 10 et 12) , l'auteur s'en réfère à ses ouvrages sur là théorie de la vision et de la sensibilité. Ce sont là évidemment des indications exactes du Traité de l'Âme (Livre II, ch. vu, S 6, et II, VIII, pages 214 et 219 de ma traduction), et du Traité de la sensation et des choses sensibles (ch. VI, § 14, page 81 de ma traduction. )

Je ne dis pas que les citations que je viens de rappeler soient les seules que la Météorologie renferme ; et il est plus d'un passage encore où l'on pourrait aisément découvrir des allusions à d'autres ouvrages aristotéliques. Mais il est inutile ici de pousser plus loin.

Après les citations faites par la Météorologie elle-même, je prends les citations en sens inverse, c'est-à-dire celles de la Météorologie dans d'autres ouvrages qui sont indubitablement d'Aristote. Je ne vois guère que deux citations de cette espèce. L'une est au Traité de la génération des animaux (Livre II, ch. VI, page 743, a, 6, édit. de Berlin) : « Les parties similaires, dit Aristote, se solidifient et se constituent tantôt par le froid et tantôt par le chaud ; mais nous avons parlé de cette différence dans d'autres ouvrages. » C'est, en effet, une question traitée dans la Météorologie (Livre IV, ch. XII, § 9) , et l'on ne peut douter qu'Aristote n'y veuille faire allusion. La seconde citation de la Météorologie est dans le Traité de la sensation et des choses sensibles (ch. III, § 18, pages 46 et 47 de ma traduction.) Aristote vient de parler du mélange des couleurs, et de l'influence qu'elles ont par leur contraste les unes sur les autres ; puis il ajoute qu'il ne LXXVI poursuit pas l'examen de ce fait parce qu'il en a parlé ailleurs. Cet Ailleurs, c'est la Météorologie, qui a, en effet, traité ces questions à propos de certaines apparitions célestes, et surtout de l'arc-en-ciel (Météorologie, livre I, ch. V, § 2, et livre III, ch. IV, § 29.)

Enfin le Traité des plantes (Livre II, ch. II, page 822, b, 33, édit. de Berlin), désigne nommément la Météorologie; mais l'authenticité même de ce traité n'est pas très bien prouvée, quoiqu'il contienne beaucoup de choses qui sont vraiment d'Aristote ; et je laisse son témoignage de côté, comme peu utile après tous ceux qui ont été précédemment allégués.

On le voit donc : des trois ordres de preuves que nous nous proposions de parcourir, il n'en est pas un qui ne mène avec une certitude absolue à cette conclusion que la Météorologie est parfaitement authentique et qu'elle appartient bien à Aristote. Toute l'antiquité l'en a cru l'auteur, non moins certainement qu'il se l'attribue à lui-même. On voit de plus que cette revendication n'a pas coûté beaucoup de peine à mettre en pleine lumière, et il serait à souhaiter qu'il n'y eût pas plus d'obscurité sur tant d'autres ouvrages compris dans le cycle aristotélique.

Aussi me suis-je peut-être trop arrêté sur cette facile recherche ; car à ces intrépides sceptiques qui rejettent aveuglément la tradition, il y a toujours à poser cette question fort embarrassante : « Si cet ouvrage n'est pas d'Aristote, de qui est-il ? Puisque vous le lui refusez, à qui l'attribuez-vous ? Il faut bien cependant que quel« qu'un l'ait composé ; et comme cet ouvrage condamné par vous et jugé apocryphe porte la marque d'un très puissant esprit, veuillez bien nous mettre à même de LXXVII compter un homme de génie de plus. La Grèce en a déjà présenté beaucoup à notre admiration et à notre gratitude ; mais nous ne demandons pas mieux que de lui en devoir encore un. » Patrizzi et Gassendi avec leurs émules seraient assez embarrassés de répondre à cette interpellation si naturelle et si légitime.

Mais j'abandonne ces questions assez frivoles , et je passe à la seule qui mérite un sérieux examen : c'est de savoir si le IVe livre de la Météorologie se lie aux trois autres, ou bien s'il ne doit pas se rattacher à quelque ouvrage différent. A première vue, en effet, le sujet du IVe livre parait assez étranger à tout ce qui précède ; et ces théories sur l'état des divers corps et sur leurs modifications par l'action de la chaleur et du froid, ne peuvent guère tenir à la météorologie exposée dans les trois livres antérieurs.

Alexandre d'Égée ou d'Aphrodisée n'hésite pas à déclarer que ce IVe. livre est d'Aristote; mais il l'enlève à la Météorologie, et il le placerait plus volontiers à la suite du Traité de la génération et de la corruption, qui se termine par la discussion de matières tout à fait analogues. Je .ne suis qu'en partie de l'avis d'Alexandre : je l'approuve sur un point, et je me sépare de lui sur un autre. Le IVe livre me parait, comme à lui, tout à fait aristotélique, bien que je n'y sente pas toujours le style même du maître ; mais le fond lui appartient en propre, et quand je me reporte à ces temps, je le trouve tout à fait digne de son génie. Voilà en quoi je suis d'accord avec Alexandre. Mais voici où je m'éloigne de son sentiment, quelque poids cependant qu'il ait à mes yeux : c'est que je laisse le IVe livre à la Météorologie, suivant en LXXVIII cela la tradition qui l'avait transmis au commentateur. Ce IVe livre se lie étroitement aux trois autres, si ce n'est dans le domaine propre de météorologie telle qu'on l'entend aujourd'hui, du moins dans les limites beaucoup plus larges où l'entendait l'antiquité grecque et surtout Aristote, un des fondateurs principaux, si ce n'est le premier, de cette science.

Je transcris d'abord textuellement le début du chapitre septième et dernier du livre III. Après avoir traité de tous les grands phénomènes météorologiques, et en particulier de l'arc-en-ciel, Aristote sent le besoin de se résumer, et il dit:

« Voilà donc à peu près l'ensemble des phénomènes  que présente la sécrétion dans les espaces placés au-dessus de la terre ; et nous savons à présent quel est le nombre de ces phénomènes et quelle en est la nature. Reste à expliquer les phénomènes que la sécrétion cause dans le sein même de la terre, quand elle se trouve renfermée dans quelques-unes de ses parties. Elle y produit aussi deux espèces différentes de corps, parce qu'elle-même est naturellement double , ainsi qu'elle les produit dans la région supérieure. En effet, les exhalaisons sont au nombre de deux, la vaporeuse et la fumeuse, comme nous l'avons dit ; et il y a aussi deux espèces pour tous les corps qui sont dans la terre : les minéraux et les métaux. »

Aristote ajoute que l'exhalaison sèche produit tous les minéraux insolubles dans l'eau, et que l'exhalaison vaporeuse produit les métaux fusibles au feu et ductiles. Il n'y a pas à défendre, bien entendu, une pareille théorie, qui rapporte à la même cause la production des mé- LXXIX taux et celle des nuages, la production de la  foudre et celle des pierres. Mais quel que soit le jugement qu'on doive porter de ces erreurs, il n'en reste pas moins évident, pour le point spécial que nous étudions actuellement, que l'auteur des trois premiers livres de la Météorologie rattache lui-même très étroitement le IVe aux précédents. C'est si bien là sa pensée qu'il va jusqu'à déclarer que c'est la même exhalaison qui fait la rosée dans l'atmosphère, et les corps les plus compacts que la terre recouvre. Il n'y a qu'une différence dans le degré de cohésion où cette exhalaison est arrivée ; et tout de suite après la gelée blanche, il n'hésite pas à nommer l'or et l'airain. Puis il termine le IIie livre par ces mots :

« Voilà donc ce que tous ces corps ont de commun. Il faut maintenant les étudier en détail et à part, en distinguant d'abord chacune de leurs espèces. »

En effet, le IVe livre reprend tout ce système, et le poursuit en en tirant toutes les conséquences qu'il renferme au point de vue où l'auteur du III' livre, c'est-à-dire Aristote, s'est placé. Il y a quatre forces principales dans la nature : le froid, le chaud, le sec et l'humide, qui se localisent dans quatre éléments : la terre et le feu, l'air et l'eau. Deux de ces forces sont surtout actives, c'est le froid et la chaleur ; deux sont passives, c'est le sec et l'humide. Se modifiant perpétuellement, ces forces et ces éléments forment toutes les substances que nous pouvons observer ; elles les combinent, ou elles les dissolvent ; elles les solidifient, ou elles les cuisent à des degrés divers. La solidité, la maturation, la crudité ou la cuisson des corps changent à l'infini, tout aussi bien que leur dureté et leur mollesse, leur sécheresse ou leur hu- LXXX mectation, leur aptitude à fondre ou leur résistance à toute action du feu et de l'eau, leur disposition à se vaporiser ou à ne pas se vaporiser, à faire de la flamme ou à brûler sans en faire, à être compressibles ou incompressibles selon la nature de leurs pores, à se plier ou à rester rigides sans la moindre élasticité, à recevoir facilement la chaleur ou à ne la recevoir qu'à peine, etc., etc. C'est grâce à ces transformations que se constituent tous les corps homogènes , non seulement dans la nature inerte, mais aussi dans la nature animée. Les os des animaux, leurs ongles , leur peau, leur chair, leurs nerfs n'ont pas d'autre origine ; et c'est aux quatre éléments et aux quatre forces qu'il faut rapporter tout ce que nous présente la nature dans son inépuisable variété, depuis les substances informes jusqu'à la plante et jusqu'à l'homme.

Tel est le sujet du IVe livre ; et l'on ne peut nier, en face de ces théories si conséquentes et si bien enchaînées, toutes fausses qu'elles sont, que ce livre ne fasse partie d'un ensemble de pensées duquel, on ne peut le détacher, sans méconnaître l'intention manifeste de l'auteur lui-même. Or l'auteur du IIIe livre, c'est Aristote ; et à moins de trancher la question à la manière de Gassendi et de Patrizzi, il y a nécessité d'admettre le IVe livre pour authentique, tout aussi bien que celui qui le précède et qui l'annonce en termes si formels. Nous pouvons bien dire que ce ne sont pas là des matières que la Météorologie doive traiter. Mais il ne faut pas trop presser cet argument ; car dans la Météorologie elle-même, ou plutôt dans ses trois premiers livres, il y a plus d'une théorie que la classification de nos jours pourrait exclure, et qu'elle ren- LXXXI voie soit à la géologie, soit à, la géographies soit à l'astronomie. L'étude. des corps, à l' état solide , ou, aqueux, leurs changements sous l'action de l'eau et du feu n'appartiennent pas à la météorologie, soit : mais croit-on que la théorie des tremblements de terre; ou la, théorie de la formation des fleuves et de la salure des eaux marines, lui appartiennent davantage? Non sans doute ; et pourtant, qui oserait retrancher de la Météorologie d'Aristote ces morceaux admirables ? Ces sujets ne rentrent plus aujourd'hui dans les limites de la science, telle que l'ont faite les progrès d'une analyse à la fois plus exacte et plus expérimentée ; mais, au temps d'Aristote, où les sciences n'étaient pas aussi divisées qu'elles le sont devenues depuis trois siècles seulement, il y avait bien des confusions qui peuvent nous étonner à bon droit, mais qu'il ne nous est pas permis de corriger.

Il faut donc accepter le IVe livre de la Météorologie tel qu'il est ; et c'est là ce qui fait que même avec Alexandre d'Égée, auquel je suis prêt d'ailleurs, à déférer sur tant de points, je ne puis séparer ce IVe livre des livres antérieurs. Je me flatte même que, si Alexandre eût examiné la fin du Ille livre comme je viens de le faire, il n'eût pas été aussi prompt à porter un jugement dont je lui laisse toute la responsabilité. Il est bien vrai, comme il le remarque, que les discussions du IVe livre se rapprochent de celles qui finissent le Traité de la génération et de la corruption ; mais on voit aussi que ce IVe livre tient à l'histoire naturelle, et que les derniers mots par lesquels il s'achève, en feraient assez bien le préambule de cette grande oeuvre d'Aristote qu'on appelle l'Histoire des animaux.

LXXXII C'est qu'en effet tout se suit, tout s'enchaîne, tout s'implique étroitement dans le système immense du philosophe ; mais, s'il a souvent les profondeurs de la nature qu'il étudie, il en a parfois aussi les entrelacements. Nous pouvons bien essayer de les démêler en y appliquant tous les efforts de notre sagacité ; et ce n'est pas d'aujourd'hui que Cicéron nous avertit qu'il faut la plus forte application d'esprit pour bien comprendre Aristote ; mais ce ne serait pas mettre assez de réserve dans cette étude que de se permettre de retrancher tout un livre d'un ouvrage, quand l'auteur a pris soin de nous apprendre lui-même par quels liens il l'y rattache. Vrais ou faux, ces liens sont à respecter religieusement ; et je me garderais bien, même avec l'approbation d'Alexandre d'Égée, de déplacer le IVe livre de la Météorologie, qui renferme d'ailleurs tant de faits curieux et d'observations ingénieuses.

La seule conclusion que nous puissions tirer de la remarque d'Alexandre d'Égée, c'est que, déjà de son temps, le domaine de la science météorologique tendait à se mieux circonscrire. Il était surpris , comme nous le sommes, du sujet du IVe livre , et il entrevoyait déjà, bien que confusément, qu'il y avait dans tous ces faits, si distincts de ceux de la Météorologie, la matière d'une science nouvelle. Mais la physique proprement dite et la chimie devaient attendre encore seize ou dix-huit siècles avant de se constituer à part et régulièrement.

En résumé , j'affirme l'authenticité du IVe livre tout aussi bien que celle des trois autres, auxquels il fait suite et qu'il complète. Galien, qui a nommé expressément ce IVe livre (De natura facultatum, livre III, ch. IX, tome II, p.167) n'élève pas les mêmes scrupules qu'Alexandre ;  LXXXVIII il est possible qu'au fond il les partage ; mais il pense comme nous qu'il faut accepter telle quelle l' oeuvre d'Aristote ; et cette discrétion de Galien doit d'autant plus nous servir de modèle qu'il ne se fait pas faute, à l'occasion, de critiquer le philosophe avec la plus entière indépendance.

Il me semble qu'après toute la discussion qui précède, on ne peut plus attacher aucune importance à deux arguments qu'on oppose parfois à l'authenticité de la Météorologie : l'un , c'est le silence de Diogène de Laërte ; l'autre, c'est le désaccord de quelques citations anciennes dont l'objet ne se retrouve plus dans l'ouvrage d'Aristote tel que nous l'avons actuellement.

Il est bien vrai que Diogène de Laërte ne mentionne pas la Météorologie dans son catalogue, et il faut avouer que, si ce catalogue était complet, s'il était aussi exact qu'il l'est peu, ce serait une omission des plus significatives et des plus fâcheuses. On en pourrait tirer cette légitime conséquence que, l'annaliste de la philosophie n'ayant pas parlé de cet ouvrage si considérable, cet ouvrage n'est pas d'Aristote. Mais, on sait de reste quelle est la légèreté habituelle de Diogène ; et comme il a oublié une foule d'autres écrits dont l'authenticité ne peut faire question, on ne voit pas pourquoi il n'aurait pas tout aussi bien négligé celui-là. Apparemment que la Physique, la Politique, la Morale valent bien la Météorologie ; Diogène de Laërte ne les a guère mieux traitées ; ou il ne les mentionne pas du tout, ou il ne les mentionne qu'à demi. Doutera-t-on pour cela que la Physique, la Politique, la Morale soient d'Aristote ?

Je ne prétends pas du tout détruire l'autorité qui s'at- LXXXIV tache au catalogue de Diogène de Laërte ; à mon avis, quelque mutilé et quelque. irrégulier qu'il soit, certainement par sa propre faute, c'est un document très précieux, et il serait fort regrettable que le temps nous l'eût ravi. Mais je laisse ce catalogue pour ce qu'il est. et je trouverais excessif de nier l'authenticité d'un livre aristotélique par cela seul qu'un compilateur peu intelligent l'a dédaigné ou n'en a pas eu connaissance. Il n'y a que ces deux alternatives pour Diogène de Laërte, et son silence me touche très peu, quand je vois, plusieurs siècles avant lui, Strabon, Posidonius, Ératosthène, étudier et citer la Météorologie, comme Sénèque et Pline la citent et la traduisent dans un temps très peu antérieur au sien.

Le second argument ne me parait pas avoir beaucoup plus de force.

Il y a des auteurs, dit-on, qui ont cité certaines théories météorologiques. d'Aristote, lesquelles ne se retrouvent plus dans notre Météorologie.. Donc il a existé deux rédactions, et il. n'est pas très sûr que nous ayons la bonne. Telle est l'objection. Mais je dois déclarer qu'elle me semble faite avec une grande légèreté ; et les allégations par lesquelles on la soutient sont bien peu soutenables. C'est d'abord le passage d' Ératosthène que j'aï rapporté plus haut d'après Proclus ; et. l'on se demande quel est l'endroit de la Météorologie où Aristote a parlé des crues du Nil, causées uniquement par les pluies, que des voyageurs ont vues de leurs propres yeux tomber dans les régions placées au sud de l'Égypte. Il est bien vrai qu'Aristote n'a pas donné ces détails, et qu'il se borne à dire avec trop peu de précision que le Nil est formé par des eaux de pluie, comme tous les autres fleuves moins LXXXV grands que lui. Mais le texte de Proclus, bien interprété, ne signifie pas du tout ce qu'on veut lui faire dire. Proclus se contente de rappeler l'opinion d'Ératosthène ; et il en conclut, ou Ératosthène en conclut, que le système d'Aristote en reçoit une confirmation nouvelle. Évidemment il ne s'agit que du système général de la formation des fleuves par les eaux pluviales ; et ce témoignage de Proclus, loin de porter la moindre atteinte à l'authenticité de la Météorologie, ne fait au contraire . que la fortifier. Seulement il fallait le bien entendre, et ne lui pas
donner plus de portée qu'il n'en a.

J'en dis autant d'un long fragment d'Aristote conservé par Stobée (Eclogae physicae, liv. I, ch. XLII page 636 et suiv. , édit. de Heeren) . Ce fragment traite des diverses saveurs qu'offrent les eaux thermales ; et l'on prétend qu'il a dû faire partie anciennement de la Météorologie, parce qu'en effet Aristote y a touché ce sujet en quelques lignes (Météorologie, liv. II, ch. III, §§ 44 et suiv.). Mais pourquoi Aristote n'aurait-il pas traité les mêmes matières dans plusieurs de ses ouvrages. ? La question de la nature des eaux douces ou salées, chaudes ou froides, limpides ou bourbeuses, a dû se présenter cent fois à lui dans le cours de ses recherches. Dans les Problèmes, par exemple, on trouve tout un chapitre sur les vents (Problèmes, ch. XXVI, p. 940, édit. de Berlin) , qui ne fait pas partie. cependant de la Météorologie, bien qu'elle ait exposé une théorie des vents tout au long (Livre II, ch. IV et suiv.) Le fragment de Stobée n'est pas dans la Météorologie, et il n'est pas davantage dans. aucun des ouvrages d'Aristote que le temps nous a laissés ; c'est. po- LXXXVI sitif. Mais est-ce à dire que Stobée avait une seconde rédaction de la Météorologie? La conclusion est excessive, et je crois téméraire de l'admettre.

De même encore, Sénèque émet sur les comètes certaines opinions de détail qu'il attribue à Aristote (Questions naturelles, livre VII, ch. V, et livre VII, ch. XXVIII, trad. de M. E. Littré.) Or, ces opinions ne se retrouvent plus dans la Météorologie. Donc, Sénèque avait déjà, comme plus tard Stobée, une rédaction différente de la nôtre. Ce raisonnement serait assez juste, sans être cependant encore décisif, si Sénèque avait dit expressément qu'il empruntait ces observations à la Météorologie; mais il ne le dit pas ; et l'on ne voit pas du tout pourquoi Aristote n'aurait pas pu parler encore des comètes dans un autre ouvrage. Il faut ajouter que, dans un de ces deux passages, il est bien probable que Sénèque s'est trompé par une de ces défaillances de mémoire qui arrivent tout le monde. Ainsi, il prétend qu'Aristote regarde l'apparition des comètes comme annonçant des vents et des pluies violentes. Mais Aristote, dans notre Météorologie, avance seulement que les comètes sont un signe ordinaire de vents et de sécheresses (Météorologie, liv. I, ch. VII, § 8.) Comme il y a, en effet, une grande différence entre la sécheresse et la pluie, on imagine que Sénèque avait sous les yeux une autre rédaction de notre ouvrage. Il est beaucoup plus vraisemblable, si on ne veut pas le soupçonner d'inattention, comme je viens de le faire, que son exemplaire de la Météorologie offrait une variante. Notre texte actuel vaut certainement mieux que le sien ; car les comètes sont bien plus souvent accompagnées de grandes LXXXVII sécheresses que de grandes pluies. Mais supposer une seconde rédaction sur un motif aussi frivole, c'est multiplier les êtres sans la moindre nécessité (02).

J'oppose la même réponse à un passage des Problèmes (section XXVI, ch. XXXVI, p. 944, lig.12, édit. de Berlin), où Aristote soutient que sur les très hautes montagnes les vents ne se font plus sentir. Il répète la même chose en termes à peu près pareils dans la Météorologie (Liv. I, ch. III, § XVII.) On conclut de ce rapprochement qu'il y avait deux rédactions de ce dernier ouvrage, et que le morceau tiré des Problèmes appartenait à la seconde, attendu que les Problèmes sont cités dans la Météorologie (Liv. II, ch. VI, § 1) J'avoue ici que non seulement cette conclusion me paraît fausse ; mais de plus je ne la comprends pas. On sait ce que c'est que le recueil des Problèmes ; il s'y trouve à l'état d'ébauche et sous forme de questions une foule d'idées qui se représentent ailleurs dans les oeuvres d'Aristote. De là, à supposer que chacun de ces ouvrages a été rédigé à deux reprises, il y a une énorme distance ; et je ne me sens pas du tout disposé à la franchir aussi aisément.

Ainsi cette double rédaction viendrait d'Aristote lui-même ; et l'on en découvre, à ce qu'on croit , la trace manifeste dès le temps de Posidonius. En effet, ce philosophe reprochait à Aristote d'avoir mal expliqué le flux et le reflux de la mer en dehors des Colonnes d'Hercule, par la conformation des côtes de l'Ibérie et de la Mau- LXXXVIII rousie (Espagne et Mauritanie.) C'est Strabon qui nous fait connaître cette critique de Posidonius (Liv. III, ch. III, p. 126, lig. 50, édit. de Firmin Didot.) Or Aristote dans sa Météorologie aurait eu deux fois l'occasion de parler de ce curieux sujet (Liv. II, .chap. I, § 11;  liv. II, ch. VIII, § 7) ; et il ne l'a pas fait. Donc Posidonius avait une autre rédaction de la Météorologie. A cela je réponds, comme je l'ai fait pour Sénèque, que Posidonius n'a pas dit qu'il empruntât l'explication qu'il réfute à la Météorologie elle-même; et bien que cette explication pût certainement y figurer au milieu de tant d'autres qu'Aristote donne sur la mer, il n'y a rien d'impossible qu'elle se trouvât aussi dans des ouvrages différents de celui-là. Lesquels ? Nous ne saurions le dire, et il n'y a point à le rechercher ici ; mais c'est faire un abus de la logique que d'induire de là que la Météorologie devait être rédigée au temps de Posidonius et de Cicéron autrement qu'elle ne l'est aujourd'hui.

Tout cela n'est guère discutable ; et je conclus en repoussant la double rédaction, comme j'ai repoussé tous les arguments contre l'authenticité. En un mot la Météorologie tout entière est d'Aristote ; et jusqu'à preuve contraire il faut penser qu'elle n'a jamais été rédigée que sous la forme qu'elle a encore maintenant.

Après avoir discuté l'authenticité de la Météorologie je passe à celle du petit Traité du monde.

Le Traité du monde est apocryphe ; et il suffit d'y jeter le plus rapide regard pour en être convaincu. La forme et le style ne sont pas d' Aristote, bien que la plupart des idées lui. aient été empruntées. Il y a, dans la dédicace à Alexandre, une sorte de familiarité d'un goût assez dou- LXXXIX teux; et rien, dans les oeuvres du philosophe, ne peut faire soupçonner qu'il ait jamais pris ce ton avec son élève. Sans doute Aristote admirait beaucoup la philosophie ; mais il faut voir dans la Métaphysique comment il en parle, et il n'en fait jamais une annexe de l'astronomie, quelque respect qu'il ressente pour la noble science qui observe les grands corps célestes, et qui parvient à déterminer, d'après leur marche, quelques-unes des lois auxquelles l' univers est soumis. Jamais non plus Aristote, tout grand qu'il est, n'a eu sur Dieu et sur l'action de la Providence dans la nature les opinions que proclame l'auteur du Traité du monde. Le Dieu de la Métaphysique n'a rien de commun avec le Dieu presque chrétien dont cet auteur célèbre les louanges dans un langage tout lyrique.

Il n'y a donc point de doute; cet opuscule d'ailleurs assez bien fait, n! est pas d' Aristote. Comment a-t-il pu entrer dans ses œuvres ? Et à quelle époque à peu près y a-t-il été introduit? Ce sont là deux questions auxquelles il serait assez difficile de répondre.
Des idées et de la langue dans laquelle elles sont exprimées, il semble résulter que ce petit ouvrage doit remonter au 1er ou au IIe siècle de notre ère, c'est-à-dire à une époque où, dans bon nombre d'esprits éclairés , les croyances du paganisme encore puissantes tendaient à se concilier avec les croyances chrétiennes, faisant tous les jours d'irrésistibles progrès. C'est bien encore une main païenne qui a écrit ce traité ; c'est de plus une main assez savante ; et l'auteur connaît à la fois la Météorologie d' Aristote qu'il analyse, et les découvertes géographiques qui ont été faites longtemps après lui. Sans
XC être astronome, il est au courant des théories astronomiques. Mais, tout païen qu'il est encore, il ne l'est plus comme on l'était trois ou quatre siècles avant notre ère. Il l'est à la façon de Sénèque et de Marc-Aurèle. Par dessus tout, et indépendamment de ses croyances religieuses, c'est un bel esprit qui se plaît à discuter littérairement sur ces grands sujets , sans chercher à les approfondir.

Je serais donc porté à croire que le petit Traité du monde a été fabriqué à Alexandrie vers l'époque que je viens d'indiquer, avec tant d'autres ouvrages qu'il était de mode alors de mettre sous l'abri des plus grands noms. C'était une invention assez ingénieuse de faire résumer par Aristote, pour l'usage de son illustre élève, ses leçons supposées sur l'ordre universel des choses. Un peu d'astronomie, un peu de météorologie et de géographie, tiré des livres d'Aristote et d'autres sources, le tout entremêlé de quelques citations poétiques et terminé par une belle sentence de Platon ; c'en était assez pour séduire l'imagination de quelque lettré du temps. Aristote, en effet, avait dû donner des enseignements de ce genre au jeune Alexandre. Pourquoi ne les aurait-il pas continués plus tard, quand Alexandre, devenu roi, conquérait l'Asie ? Pourquoi l'ancien précepteur n'aurait-il pas, d'Athènes où il résidait, adressé quelqu'une de ses oeuvres au belliqueux prince qui ravageait alors la Perse pour venger la Grèce? C'est là un de ces thèmes que les sophistes du temps aimaient à se donner ; et notre auteur a traité celui qu'il avait choisi avec une science et une espèce de lucidité dont il faut lui savoir quelque gré.

D'ailleurs nous ne nous laisserons pas tromper comme XCI le Moyen-Âge et une partie de l'antiquité à ce piège assez grossier ; et, sans nier absolument le mérite de cette oeuvre, qui n'est pas dénuée d'agrément, nous l'excluons du cycle aristotélique.

Mais encore une fois, par qui y a-t-elle été introduite? Le hasard peut-être en a seul décidé ; quelque copiste l'aura mise à la suite de la Météorologie, d'abord à cause de l'identité de nom, puisque ce livre était attribué aussi à Aristote, et en second lieu à cause de la ressemblance des matières traitées. Dans les âges suivants, on aura suivi cet exemple sans plus d'examen ; et, au bout de quelques siècles, l'opuscule apocryphe aura pris place dans les oeuvres du maître tout aussi bien que s'il eût été authentique.

Voilà ce qu'on peut supposer, et voilà les conjectures assez plausibles qu'on peut se permettre, en lisant le Traité du monde et en ne le considérant qu'en lui-même. Mais il se trouve que ce petit ouvrage est répété mot à mot, et sauf des différences insignifiantes, dans les oeuvres d'Apulée. Il y porte le même titre : De mundo. Seulement, au lieu d'être dédié au grand Alexandre, il est dédié à Faustinus, le fils d'Apulée, auquel est adressé aussi un opuscule fort analogue sur le système de Platon (Voir De Dogmate Platonis, liv. II, page 240, édit. et trad. de M. Bétolaud.) Rien, dans Apulée, n'indique qu'il ait fait un plagiat; et tout semble témoigner, au contraire, que le De mundo est pour lui une oeuvre originale. Il ne se cache pas d'emprunter à Aristote et à Théophraste toutes les idées qu'il met en forme (id., page 374) ; c'est un résumé de leurs doctrines sur l'ordonnance générale de l'univers qu'il veut essayer; et, de même qu'il a fait connaître à XCII son :fils les pensées principales de Socrate dans une dissertation intitulée : Du Dieu de Socrate; de même qu'il lui a fait connaître aussi celles de Platon en physique, en morale et en logique dans trois discours spéciaux ; de même aussi, il veut lui apprendre à connaître le système d'Aristote et celui de Théophraste, qui se sont occupés plus spécialement de l'étude de la nature. De là le traité De mundo, qui fait partie d'un ensemble d'études, et qui ne détone en quoi que ce soit avec les autres travaux du même genre, auxquels il est jointe et qu'il complète.

Pour ma part, je n'hésite pas à croire qu'Apulée est bien l'auteur de ce traité, et qu'il lui a donné sciemment, et selon ses habitudes littéraires, les caractères que nous y avons signalés. Il y est resté tout à fait fidèle à lui-même ; et, quelque jugement qu'on porte de son style, c'est bien le sien. Il ne traduit pas ; il compose, en s'aidant des notes qu'il a prises dans les philosophes dont il se dit l'imitateur, et qu'il ne laisse pas que de reproduire avec élégance, si ce n'est avec beaucoup d'exactitude.

Ainsi, le petit Traité du monde, tel qu'il est dans les oeuvres d' Aristote, est une traduction faite en grec sur le latin d'Apulée, comme le croyait Heinsius. Le traducteur s'est contenté de substituer, le nom d'Alexandre à celui de Faustinus, et d'y joindre quelques flatteries qui lui auront paru tout à fait de mise en s'adressant, comme il le supposait, à un aussi grand roi. C'est là à peu près tout le changement qu'il a cru devoir apporter à l' oeuvre qu'il faisait passer d'une langue dans l'autre, et qu'il a du reste suivie pas à pas, bien qu'avec une assez grande liberté d'allures dans les détails. Reste à savoir à quelle époque remonte cette traduc- XCIII tion. Le premier auteur grec qui semble citer le Traité du monde, c'est Saint Justin le martyr qui,, dans son Exhortation aux Gentils (tome. II, page. 30, édit. de J. -C.-Th.. Otto, 1842,) rappelle une opinion qu'Aristote avance dans « l'abrégé fort clair qu'il a fait de sa philosophie pour Alexandre et qui lui est dédié. » C'est bien là certainement ment notre Traité du monde, quoique la citation qu'en tire Saint Justin ne soit pas très exacte et ne réponde pas absolument au texte grec que nous avons.

Un peu plus loin, Saint Justin en extrait encore un vers d'Homère qui se trouve en effet rapporté dans le ch. VI, § 35. Mais il ne faut pas perdre de vue que cette Exhortation aux Gentils, qui est comprise dans les oeuvres de Saint. Justin, est d'une authenticité suspecte, et. le dernier éditeur, M. J.-C.-Th. Otto, la considère comme apocryphe. La citation du Traité du monde paraît de nature à confirmer cette opinion ; car la traduction grecque a dû être faite nécessairement après Saint Justin , qui vivait dans le même temps à peu près qu'Apulée et même un peu avant lui. Apulée a vécu de l'an 114 à l'an 190 ; Saint Justin a subi le martyre en 167. Saint Justin n'a pas pu connaître par conséquent le Traité du monde mis sous forme grecque; et l'Exhortation aux Gentils ne doit pas être de lui.

Ajoutez qu'à la fin du IVe siècle Saint Augustin attribue formellement le traité De mundo à Apulée (De civitate Dei, livre IV, ch. ii.) Sans doute, l'autorité de Saint Augustin en ces matières n'est pas décisive, et une question de pure érudition ne l'inquiétait guère. Cependant son témoignage n'est pas sans valeur, et il nous atteste que, deux siècles encore après l'auteur latin, c'est bien à lui  XCIV qu'on rapportait généralement cet opuscule, comme nous le lui rapportons encore aujourd'hui. D'un autre côté, Proclus, un peu postérieur à Saint Augustin, connaît le Traité du monde en grec ; mais quand il le cite, il a bien soin de faire ses réserves : « Si toutefois, dit-il, cet opuscule Du monde est bien d'Aristote » (Proclus, Commentaire sur le Timée, liv. V, page 322.) Il est vrai que Philopon, en combattant les idées de Proclus sur l'éternité de la matière, s'appuie sur le petit Traité du monde, dont il ne parait pas suspecter l'authenticité (Philopon, liv. VI, ch. XVIII) ; mais le soupçon de Proclus est très  légitime, et la confiance de Philopon est aveugle.

Il résulte de tout ceci que la traduction grecque de la dissertation d'Apulée a dû être faite dans le IIIe ou IVe siècle, et que, dés la fin du Ve elle était déjà reçue dans le canon aristotélique par des commentateurs fort instruits, quoique peu sagaces. C'est la conclusion à laquelle je m'arrête, et qui méritait peut-être moins d'étude que je ne viens de lui en accorder.

Quant à l'ouvrage en lui-même et indépendamment de l'auteur, Apulée ou tout autre, il vaut la peine qu'on le lise; car il est assez intéressant de voir quelle idée on se faisait du Cosmos à la fin du IIe siècle de l'ère chrétienne. De nos jours, une grande tentative de ce genre a été faite ; et quel qu'en ait été le succès, on peut, en comparant les deux oeuvres, s'assurer des immenses progrès que dans l'intervalle a faits l'esprit humain.
 


(01) Peut-être faudrait-il citer en première ligne Théophraste, disciple d'Aristote, qui avait fait aussi un traité spécial de météorologie, où il s'éloignait assez souvent. des théories de son maître. Olympiodore, dans son Commentaire, f° 21 et 22, rapproche les deux ouvrages, et constate ainsi l'authenticité de la Météorologie d'Aristote.

(02) On peut en dire autant sur un autre passage de Sénèque, relatif aux deux exhalaisons (Sénèque, Questions naturelles, liv. I, ch. 1, et Météorologie, liv. II, ch. III, § 20, avec la note de M. Ideler, p. 527.)