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table des matières de la morale d'Aristote

 

table des matières de l'œuvre d'Aristote

 

ARISTOTE

 

 

LA GRANDE MORALE.

 

 

LIVRE II

 

texte grec

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LA GRANDE MORALE.

 

LIVRE 2.

livre 1

 

 

LIVRE II.

CHAPITRE PREMIER.

De l'honnêteté. Elle consiste surtout à ne point user de sas droits légaux dans toute leur étendue. — L'honnêteté doit suppléer dans les cas particuliers à l'impuissance du législateur, qui ne dispose jamais que d'une façon générale.
 

§ 1. Après ce qui précède, il faudrait peut-être porter notre étude sur l'honnêteté, et dire ce qu'elle est, dans quels cas elle se manifeste, et à quoi elle s'applique. L'honnêteté est la qualité de l'homme qui exige moins que ne lui assureraient ses droits fondés sur la loi. Il y a une foule de choses où le législateur est dans l'impuissance de déterminer avec précision les cas particuliers, et pour lesquelles il ne dispose que d'une manière générale. Or, céder de son droit dans les choses de ce genre, et ne demander que ce que le législateur aurait voulu, mais n'a pu dans tous  les cas particuliers préciser, malgré son désir, c'est faire acte d'honnêteté. Mais l'honnête homme
ne réduit pas indistinctement tous ses droits; il ne rabat rien sur ses droits qui sont conférés par la nature, et qui sont véritablement des droits ; il ne réduit que ses droits légaux, que le législateur dans son impuissance à dû laisser indécis. 

 

Ch. L Morale à Nicomaque, livre V, ch. 10, où cette théorie fait partie de la théorie générale de la justice ; Morale à Eudème, livre IV, ch. 10.

§1. Après ce qui précède. Évidemment l'étude de l'honnêteté n'a aucun rapport avec les études immédiatement précédentes. Du reste, ce qui est dit ici de l'honnêteté est très exact

 

CHAPITRE II.

De l'équité qui juge sainement des droits que la loi n'a pu régler.  Rapport de l'équité à l'honnêteté.

 

§  1. L'équité, qu'assure la rectitude du jugement, s'applique aux mêmes cas que l'honnêteté ; c'est-à-dire aux droits passés sous silence par le législateur, qui n'a pu les déterminer tous avec précision. L'homme équitable juge des lacunes laissées par la législation; et, tout en reconnaissant ces lacunes, il n'en constate pas moins que le droit qu'il réclame est bien fondé. C'est donc le discernement qui fait surtout l'homme équitable. Ainsi, l'équité, qui distingue exactement les choses, ne saurait exister sans l'honnêteté ; car c'est à l'homme équitable et de sens droit de juger les cas ; mais c'est ensuite à l'honnête homme d'agir suivant le jugement ainsi porté.

 

Ch. IL Morale à Nicomaque, livre V, ch. 11.

§ 1. L'équité qu'assure la rectitude du jugement. Paraphrase du mot unique qui est dans le texte. La distinction de l'équité et de l'honnêteté, au point de vue où l'on se place ici, est peut-être un peu subtile; et l'auteur semble le reconnaître lui- même, en remarquant que la première ne peut exister sans la seconde. Il n'importe en rien que l'honnête homme ait à prononcer un jugement ; le point essentiel, c'est qu'il discerne le bien que la loi n'a pu prévoir, et surtout qu'il le pratique.

 

CHAPITRE III.

Du bon sens. Il est inséparable de la prudence. — Quand on réussit, sans que la raison ait présidé au succès, ce n'est plus du bon sens ; ce n'est que du bonheur.

 

§ 1. Le bon sens s'applique aux mêmes choses que la prudence, c'est-à-dire aux choses d'action que nous pouvons à notre choix ou rechercher ou fuir. Le bon sens est inséparable de la prudence. C'est la prudence qui fait faire les choses dont nous venons de parler. Mais le bon sens est cette qualité, cette disposition ou telle autre faculté, qui nous découvre le parti le meilleur et le plus avantageux, dans les actes que nous devons accomplir.

§ 2. Aussi, les choses qui se font spontanément, quelque bien faites qu'elles soient, ne semblent pas pouvoir être rapportées au bon sens. Toutes les fois qu'il n'y a pas eu intervention de la raison pour discerner le parti le meilleur à prendre, on ne peut pas appeler homme de bon sens celui qui réussit de cette façon. Quel que soit le succès, il n'est qu'heureux ; car les succès obtenus sans la raison qui juge sainement les choses, ne sont rien que du bonheur.

Ch III. Morale a Nicomaque, livre VI, ch. 8.

§. C'est la prudence qui fait faire. La prudence serait surtout une vertu pratique ; le bon sens serait davantage théorique. Il se contenterait de voir ce que la prudence exécute.

§ 2. Intervention de la raison,  il semble dès lors que le bon sens se confond avec la raison.

 

CHAPITRE IV.

Digression sur les devoirs de politesse et leur rapport à la justice.

 

§ 1. Est-ce un devoir qui fasse encore partie de la justice, que de traiter tout le monde sur un pied égal dans les rapports de politesse ? Ou n'est-ce pas là un devoir ? J'entends qu'on accepte les relations avec la première personne qu'on rencontre, quelle qu'elle soit, et qu'on se met sur le champ à son niveau. Cette faculté semble n'appartenir qu'au flatteur et au complaisant. Mais rendre à chacun, dans ces relations, tout ce qui lui revient selon son mérite, parait être absolument une obligation pour l' homme juste et comme il faut.

Ch. IV. Morale à Nicomaque, livre IV, ch. 8, et livre VIII, ch. 12

§ 1.  Est-ce un devoir? Ce chapitre est évidemment un fragment d'une discussion plus complète; il est ici hors de place. Il se rapporte peut être, ainsi que ceux qui le précèdent et celui qui le suit, à la théorie de la justice, traitée dans le chapitre 31e du 1er livre. Voir plus haut.

 

CHAPITRE V.

Questions diverses. L'homme injuste sait-il réellement discerner le bien et le mal? Il ne connaît le bien que d'une manière générale ; il ne connaît pas son bien particulier. — L'injustice est-elle possible contre le méchant? et n'est-ce pas lui rendre service que de le dépouiller du bien qu'il emploie mal? -  Exemples des législateurs qui n'accordent pas à tous les citoyens, sans distinction, les droits politiques. --- Doit-on préférer le courage à l'injustice? Ou au contraire? -- Théorie générale de l'instinct du bien et de la vertu réfléchie. — L'excès de vertu peut-il être nuisible à l'homme ?

 

§ 1. On peut élever des objections contre quelques-unes des théories précédentes, et l'on peut dire : Si commettre une injustice, c'est nuire à quelqu'un de plein gré en sachant qu'on lui nuit, en sachant qui il est, comment et pourquoi on lui nuit ; et si de plus, le tort fait à autrui et l'injustice commise ne peuvent porter que sur des biens et se rapportent à des biens exclusivement, il s'en suit que l'homme qui fait une injustice, l'homme injuste sait parfaitement ce que c'est que le bien, et ce que c'est que le mal. Or, connaître précisément ces nuances délicates, c'est le propre de l'homme prudent ; c'est le propre de la prudence. Mais c'est une absurdité palpable de croire que ce bien admirable qu'on appelle la prudence, ce premier des biens, soit le partage de l'homme injuste.

§ 2. Ne doit-on pas dire bien plutôt que jamais la prudence ne peut être la compagne de l'homme injuste ? L'homme injuste ne recherche pas, et il est incapable de juger, ce qui est absolument bien, et même ce qui est spécialement bien pour lui ; il s'y trompe toujours, tandis que la fonction éminente de la prudence, c'est de pouvoir porter un sûr discernement dans les choses de ce genre.

§ 3. C'est absolument comme dans la médecine. Il n'est personne qui ne sache ce qui est sain absolument parlant, et ce qui fait la santé : par exemple, chacun sait l'utilité de l'ellébore, des purgatifs, des amputations, des cautérisations ; personne n'ignore que ce sont là des remèdes fort salutaires et qu'ils rendent la santé. Mais tout en sachant fort bien tout cela, nous ne possédons pas la science médicale; car nous ne savons pas quel,est le bon remède dans chaque cas particulier, comme le médecin qui sait à quel malade ce remède est bon, dans quelles dispositions du malade il doit l'administrer, et à quel moment, toutes connaissances qui constituent la vraie science de la médecine. Ainsi donc, tout en sachant d'une manière absolue et générale ce qui est bon pour la santé, nous n'avons pas cependant la science médicale ; et nous ne la portons pas du tout avec nous.

§ 4. De même aussi, l'homme injuste sait d'une façon générale que la domination, le pouvoir; la richesse sont des biens ; mais il ne sait pas du tout si ce sont des biens réels pour lui, ni dans quel moment ces biens lui conviennent, ni dans quelles dispositions morales il doit être pour que ces biens lui soient profitables. Ce discernement n'appartient qu'à la prudence ; et la prudence n'accompagne pas l'homme injuste. Les biens qu'il convoite et qu'il acquiert par son crime sont des biens absolus, si l'on veut ; mais ce ne sont pas des biens pour lui. La richesse et la puissance sont absolument parlant des biens ; mais ce ne sont pas des biens pour cet homme en particulier, puisque la richesse et le pouvoir dont il sera comblé, ne lui serviront qu'à faire beaucoup de mal à lui et à ses amis, et qu'il ne saura jamais employer comme il le faut la puissance qui tombera dans ses mains.

§ 5. Une autre question qu'on peut encore se poser, et qui est assez embarrassante, c'est de savoir si l'injustice est ou n'est pas possible contre le méchant. Voici comment. Si l'injustice est un tort qu'on fait à autrui, et si ce tort consiste dans la privation des biens qu'on enlève, il ne paraît pas qu'on puisse faire tort au méchant, puisque les biens qui lui semblent être des biens pour lui, n'en sont véritablement pas. Le pouvoir et la richesse ne peuvent que nuire au méchant, qui ne saura jamais en faire un convenable usage. Si donc cette possession est un dommage pour lui, on ne fait pas une injustice en les lui ôtant.

§ 6. Ce raisonnement paraîtra sans doute à la plupart des esprits un pur paradoxe ; car tout le monde se croit fort capable d'user du pouvoir, de la domination, de la richesse ; mais c'est une supposition bien gratuite et bien fausse.

§ 7. Le législateur lui-même est tout à fait de cet avis ; il se garde bien de confier le pouvoir à tous les citoyens sans distinction. Loin de là ; il détermine avec soin l'âge et la fortune que chacun doit avoir pour prendre part au gouvernement. C'est évidemment que le législateur ne pense pas que tout le monde indistinctement puisse commander ; et si quelqu'un se révolte de ce qu'il est sans autorité, et qu'on ne lai permet pas de gouverner : « Vous n'avez rien dans l'âme, lui peut-on dire, de ce qu'il faut pour commander et pour gouverner les autres. »

§ 8. En ce qui regarde le corps, nous pouvons observer que, pour se bien porter, il ne suffit pas de prendre uniquement des choses absolument bonnes ; mais si l'on veut guérir une santé mauvaise, il fait suivre un régime, et réduire d'abord à une très petite quantité et l'eau qu'on boit et les aliments qu'on prend, Or, comment à une âme mauvaise ne devrait-on pas, pour l'empêcher de faire le mal, lui tout refuser, autorité, richesse, pouvoir, et toutes les ressources de ce genre, avec d'autant plus de sollicitude que l'âme est cent fois plus mobile et plus changeante que le corps ? Car, de même que celui dont le corps est malade doit se soumettre, pour guérir, au régime que j'indiquais tout à l'heure, de même celui dont l'âme est malade deviendra peut-être capable de se bien conduire, s'il ne possède plus rien de tout ce qui le pervertit.

§ 9. Un problème qu'on peut encore se poser, c'est le suivant. Dans les cas où l'on ne peut faire tout à la fois des actions justes et courageuses, lesquelles doit-on préférer ? Pour les vertus naturelles, nous avons dit qu'il suffisait de l'instinct qui pousse l'homme vers le bien, sans même l'intervention de la raison. Mais là où le choix volontaire et libre est possible, il est toujours dans la raison, et dans cette partie de l'âme qui possède la raison. Par conséquent, on pourra choisir et se décider librement en même temps qu'on sera poussé par l'instinct ; et ce sera dès lors la vertu parfaite, qui, comme nous l'avons dit, est toujours accompagnée de la réflexion et de la prudence.

§ 10. Si la vertu parfaite n'est pas possible sans l'instinct naturel du bien, il ne se peut pas davantage qu'une vertu soit contraire à une vertu. Naturellement la vertu se soumet à la raison ; et elle agit comme celle-ci le lui ordonne, de telle sorte que la vertu penche d'elle-même du côté où la raison la conduit ; car c'est la raison qui choisit toujours le meilleur parti. Les autres vertus ne sont pas possibles sans la prudence, pas plus que la prudence n'est complète sans les autres vertus.

§ 11. Mais toutes les vertus se prêtent dans leur action un mutuel secours; et elles sont toutes les compagnes et les suivantes de la prudence.

§ 12. Une question qui n'est pas moins délicate que les précédentes, c'est de savoir s'il en est des vertus comme des autres biens extérieurs et corporels. Quand ces biens sont par trop abondants, ils corrompent les hommes par leur excès ; et c'est ainsi que la richesse excessive rend les gens dédaigneux et durs; et les autres biens de cet ordre, pouvoir, honneurs, beauté, force, ne corrompent pas moins que la richesse.

§ 13. En serait-il donc ainsi de la vertu ? Et si la justice ou la bravoure se, trouvaient à l'excès dans le coeur d'un homme, cet homme en serait-il plus mauvais ? Non sans doute, il ne le serait point. Mais, ajoute-t-on, c'est de la vertu que vient la gloire ; et la gloire poussée à l'excès rend les hommes plus mauvais et les corrompt. Donc évidemment aussi, la vertu, venant à s'accroître et à grandir, pervertira les hommes; et puisque l'on accorde que la vertu est la cause de la gloire, il faut convenir par suite que la vertu en s'accroissant corrompra les hommes tout autant qu'elle.

§ 14. Mais ceci n'est-il pas évidemment contraire à la vérité ? Si la vertu produit tant d'autres effets admirables, comme elle en produit réellement, le plus certain sans contredit, c'est qu'à tous ceux qui possèdent ces biens extérieurs et les biens analogues qui peuvent leur survenir, elle en assure un judicieux usage. L'homme de bien qui ne saurait pas employer comme il faut les honneurs ou le pouvoir considérables qui viendraient à lui échoir, cesserait par cela même d'être homme de bien. Ainsi donc, ni les honneurs ni le pouvoir ne pourront corrompre l'homme vertueux, non plus que la vertu elle-même.

§ 15. En résumé, puisque nous avons démontré, au début de cette étude, que les vertus sont des milieux, il s'ensuit que plus la vertu est grande, plus elle est un milieu ; et que la vertu en s'accroissant, loin de rendre les hommes plus mauvais; devra tout au contraire les rendre meilleurs ; car le milieu dont nous parlons est le milieu entre l'excès et le défaut dans les passions qui agitent le coeur de l'homme. Mais arrêtons-nous ici sur ce sujet.

Ch. V. Morale à Nicomaque, livre V, passim, et spécialement ch. 8.

§ 1. L'homme injuste sait parfaitement. Discussion subtile et peu nécessaire. Comme l'auteur lui-même traite la question d'absurde, il eût mieux valu la passer sous silence. C'est du reste encore un débris de la théorie de la justice.

§ 2. La prudence ne peut être... Morale à Nicomaque, livre VI, ch. 10.

§ 5. Et qui est assez embarrassante. Il semble au contraire qu'elle ne l'est pas. Ce n'est pas la personne à qui s'applique une action, qui détermine le caractère de cette action ; c'est uniquement le genre même de cette action. Votre créancier a beau être un méchant, il a beau devoir faire un mauvais usage de l'argent que vous lui rendrez, vous ne devez pas moins le lui rendre, aux termes de vos conventions; et si vous ne payez pas à l'échéance, vous manquez à votre devoir.

On ne fuit pas une injustice. C'est une injustice évidente de la part de l'agent, bien qu'il puisse encore rendre service au méchant par cette injustice même.

§ 6. Un pur paradoxe. Il semble bien en effet que ce n'est pas autre chose.

§ 7. De confier le pouvoir. C'est une tout autre question ; ce n'est plus celle qu'on vient de poser. Le législateur fait bien de poser des conditions à la capacité politique; mais il n'en exige pas moins par ses tribunaux, qu'on rende fidèlement le dépôt qu'on a reçu, quand bien même celui qui le réclame à juste titre serait d'ailleurs un fripon.

§ 8. En ce qui regarde le corps. Cette comparaison n'est pas applicable. Le méchant sans doute ferait bien de guérir son aine, comme il guérit son corps ; mais on n'en doit pas moins lui tenir la parole qu'on lui a donnée ; et si ou ne la tient pas, on est coupable envers lui comme on le serait envers un honnête homme.

§ 9. Lesquelles doit-on préférer. C'est à la conscience, aidée de la raison, de décider selon les cas; et il est bien difficile de décider à l'avance et d'une manière générale. On peut remarquer d'ailleurs que la question est posée dans le texte, mais qu'elle n'est pas résolue. La suite n'y répond en rien.

 Nous avons dit. Voir plus haut, livre I, ch. 32, § 24.

Comme nous l'avons dit. Id., ibid.

§ 10. Qu'une vertu soit contraire à une vertu. C'est une réponse indirecte à la question posée ; et l'auteur veut dire sans doute qu'on n'a point à choisir entre les actions justes et les actions courageuses, puisqu'elles ne peuvent jamais être opposées les unes aux autres

Sans la prudence. Voir la fin du chapitre 32, livre 1, § 29.

§ 13. Qui n'est pas moins délicate. Et qui est beaucoup plus sérieuse.

§ 13. Non sans doute, il ne le serait point. Il semble que cette réponse pouvait être développée davantage.

La gloire poussée â l'excès. Et il faut ajouter : «  dont on fait un mauvais usage.  »

§ 14. Évidemment contraire â la vérité. Au fond ce n'est qu'un pur sophisme ; mais il est toujours bon de mettre l'homme en garde contre lui-même, et de le prémunir contre les faiblesses que la vertu la plus sincère n'évite pas toujours.

 Cesserait par cela même. C'est vrai; mais la vertu, toute parfaite qu'elle est, peut toujours faillir.

§ 15. Au début de cette étude. Voir plus haut, livre I, ch. 5, § 3.

 

 

CHAPITRE VI.

Indication de théories nouvelles sur la tempérance et l'intempérance, et sur la brutalité.

 

§ 1. Après tout ce qui précède, il faut nécessairement commencer une nouvelle étude et traiter de la tempérance et de l'intempérance; mais comme cette vertu et ce vice ont quelque chose d'assez étrange, il ne faudra pas s'étonner, si les théories, à l'aide desquelles on les explique, semblent étranges également.

§ 2. La vertu de la tempérance ne ressemble à aucune autre. Pour toutes les autres vertus, la raison et les passions poussent dans le mine sens et ne se contredisent point. Pour la tempérance, au contraire, la raison et les passions sont directement opposées entr'elles.

§ 3. Dans l'âme, les trois qualités qui peuvent nous faire appeler méchants, ce sont le vice, l'intempérance et la brutalité. Plus haut, nous avons expliqué ce que sont le vice et la vertu, en quoi ils consistent ; maintenant il nous reste à parler de l'intempérance et de la brutalité.


 

Ch. VI. Morale à Nicomaque, livre VII, tout entier; Morale à Eudème, livre VI, id.

§ 1. Après tout ce qui précède. La transition peut paraître bien insuffisante, pour amener un sujet qui ne se rattache point aux précédents.

Ont quelque chose d'assez étrange. Ceci est expliqué un peu plus bas.

§ 2. La raison et les passions poussent dans le même sens. Il semble au contraire que dans la plupart des cas, la raison doit combattre les passions, loin d'être secondée par elles. La tempérance ne ferait donc pas exception.

§ 8. Le vice, l'intempérance.... L'intempérance est un vice, ainsi que la brutalité; et la distinction faite ici, bien qu'elle se retrouve aussi dans la Morale à Nicomaque, parait un peu confuse.

Plus haut. Dans tout le cours du premier livre, chapitres 6 et suivants.

 

CHAPITRE VII.

De la brutalité. Elle est en dehors de l'humanité, comme son nom l'indique. — La vertu qui lui est opposée n'a pas de nom, parce qu'elle n'appartient pas à l'homme, et qu'elle est digne des héros ou des Dieux.

 

§ 1. La brutalité est en quelque sorte le vice poussé au dernier excès ; et quand nous voyons un homme absolument dépravé, nous disons que ce n'est plus un homme mais une brute, la brutalité nous représentant un des degrés du vice.

§ 2. La vertu opposée à cette odieuse qualité n'a pas de nom spécial ; mais quelle qu'elle soit, on peut dire qu'elle dépasse l'homme et qu'elle est la vertu des héros et des Dieux. Cette vertu est restée sans nom, parce que la vertu ne peut pas s'appliquer à Dieu ; Dieu est au-dessus
de la vertu et ne se règle pas sur elle ; car autrement la vertu serait supérieure à Dieu.

§ 3. Voilà comment la vertu opposée à la brutalité ne peut pas avoir de nom particulier, et comment cette vertu est divine et dépasse les forces de l'homme ; et de même que la brutalité est un vice qui, en un sens, dépasse l'homme, de même aussi la vertu qui est opposée à cette dégradation, ne le dépasse pas moins.


Ch. VIl. Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 1; Morale à Eudème, livre VI, id.

§ 1. La brutalité. Ce mot, dans l'usage ordinaire de notre langue, n'a pas tout à fait le sens qu'on lui donne ici ; il faut surtout l'entendre dans le sens étymologique.

§ 2. Qu'elle dépasse l'homme. C'est beaucoup dire; la même exagération se retrouve dans la Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 1, § 4.
 

 

CHAPITRE VIII.

De la tempérance. Théories antérieures. -- Erreur de Socrate. --  Questions diverses. --- L'intempérant sait-il ce qu'il fait? — Le sage qui n'a pas de mauvais désirs, est-il réellement tempérant? A quel ordre de choses se rapportent spécialement la tempérance et l'intempérance? - Solution de ces questions. — Héraclite. -- L'intempérant a la science générale du mal qu'il fait ; mais il n'en a pas la science particulière. -- Confirmation tirée du  Syllogismee et des Analytiques. L'intempérance se rapporte surtout, dans les plaisirs du corps, à ceux du toucher et du goût. — Autres intempérances, de la colère, des richesses, des honneurs. — Comparaison de la patience et de l'intempérance. -- Du débauché et de l'intempérant. -- De l'intempérance et de la brutalité. -- De l'intempérance spontanée et de l'intempérance réfléchie. — Du tempérant et du sage.

 

§ 1. Pour bien expliquer la tempérance et l'intempérance, nous devons d'abord exposer les discussions dont elles ont été l'objet, et les théories qu'elles ont suscitées, et dont quelques-unes sont contraires aux faits. En étudiant les questions qu'on a soulevées et en les contrôlant nous-mêmes, nous arriverons autant que possible à découvrir la vérité dans ces matières ; et cette méthode est celle qui peut le plus aisément nous y conduire.

§ 2. Le vieux Socrate allait jusqu'à supprimer entièrement et à nier l'intempérance, en soutenant que personne ne fait le mal en connaissance de cause. Mais l'intempérant, qui ne sait pas se maîtriser, semble bien faire le mal tout en sachant que c'est du mal, emporté comme il l'est par la passion qui le domine. Par suite de ce système, Socrate était amené à croire qu'il n'y a pas d'intempérance. Mais c'était une erreur.

§ 3. Il est absurde de s'en rapporter à un tel raisonnement et de nier un fait qui est de toute certitude. Oui ; il y a des hommes intempérants ; et ils savent fort bien, tout en- agissant comme ils font, qu'ils font mal.

§ 4. Puis donc que l'intempérance est réelle, je demande si l'intempérant a une science d'une certaine espèce, qui lui fait voir et rechercher les mauvaises actions qu'il commet. Mais d'un autre côté, il semblerait absurde que ce qu'il y a en nous de plus puissant et de plus ferme fût dominé et vaincu par quelqu'autre chose. Or, de tout ce qui est en nous, la science .est sans contredit ce qui est le plus stable et le plus fort ; et cette remarque tend à prouver que l'intempérant n'a pas la science de ce qu'il fait.

§ 5. S'il n'en a pas la science précise, en a-t-il du moins l'opinion, le soupçon? Mais si l'intempérant n'a qu'un simple soupçon de ce qu'il fait, alors il cesse d'être blâmable. S'il fait quelque chose de mal sans savoir précisément que c'est mal, et en ne faisant que le supposer d'une opinion incertaine, on peut lui pardonner de se laisser aller au plaisir, puisqu'il commet le mal en ne sachant pas bien que c'est du mal, et en ne faisant que le présumer. On ne blâme pas ceux qu'on excuse ; et par suite, puisque l'intempérant n'a qu'un vague soupçon, il n'est pas blâmable. Mais de fait, cependant il est digne de blâme.

§ 6. Tous ces raisonnements ne font qu'embarrasser. Les uns, en niant que l'intempérant ait la science de ce qu'il fait, ne font que mener à une conclusion absurde; les autres, en soutenant qu'il n'en a pas même une vague opinion, nous ont menés à une obscurité non moins choquante.

§ 7. Mais voici d'autres questions que l'on pourrait soulever également. L'homme qui sait être sage, pourrait aussi être tempérant; et alors je demande : Y a-t-il quelque chose qui puisse causer au sage de violents désirs? S'il est tempérant et s'il se domine, comme on le dit, il faudra dès lors qu'il éprouve des passions violentes ; car on ne saurait appeler tempérant un homme qui ne maîtrise que des passions modérées. Si donc il n'a point des passions vives, il n'est plus sage ; car il n'y a pas de sagesse du moment qu'il n'y a plus de désirs ni d'émotions.

§ 8. Mais cette explication même présente des difficultés nouvelles ; et ce raisonnement tend à conclure que quelquefois l'intempérant est digne de louange, et le tempérant digne de blâme. Soit en effet, peut-on dire, quelqu'un qui se trompe dans son raisonnement, et qui, en raisonnant, trouve que le bien est le mal, la passion le conduisant d'ailleurs vers le bien. La raison ne lui permettra pas de faire ce qu'il prend pour le mal. Mais se laissant guider par la passion, il le fera ; car agir suivant la passion, c'est le caractère propre de l'intempérant, comme nous l'avons dit. Il fera donc le bien, parce que sa passion l'y pousse; mais sa raison l'empêchera d'agir, puisque nous supposons qu'il s'éloigne du bien qu'il méconnaît par suite d'un raisonnement. Donc, cet homme sera intempérant ; et cependant, il n'en sera pas moins louable, puisqu'il est louable en tant qu'il fait le bien. Ainsi, ce premier résultat est parfaitement absurde.

§ 9. Faisons encore cette même hypothèse; et supposons toujours que cet homme s'égare en usant de sa raison, qui lui fait croire que le bien n'est pas le bien, et qu'en même temps sa passion le conduise également à bien faire. Or, la tempérance consiste, tout en ressentant des passions et des désirs,. à y résister par raison. Ainsi donc, cet homme qui sera trompé par sa raison, sera empêché de faire ce que sa passion désire ; et par conséquent, il sera empêché de faire le bien, puisque c'est au bien que le conduisait sa passion. Mais celui qui ne sait pas faire le bien dans le cas où il est de son devoir de le faire, est blâmable. Donc, l'homme tempérant sera quelquefois digne de blâme. Cette seconde conséquence est aussi absurde que l'autre.

§ 10. Une autre question, c'est de rechercher s'il peut y avoir intempérance, et si l'on peut être intempérant, dans l'usage de toutes les espèces de choses et dans la recherche de toutes choses : si on est intempérant, par exemple, en fait de richesse, d'honneur, de colère, de gloire, toutes choses où les hommes semblent se montrer intempérants. Ou bien, l'intempérance ne s'applique-t-elle qu'à un ordre spécial de choses? Voilà bien des questions qui peuvent faire doute ; et il faut nécessairement les résoudre.

§ 11. D'abord, discutons la question qui concerne la science qu'on refuse à l'intempérant. Ainsi que nous l'avons fait voir, il semble absurde de supposer qu'un homme qui a la science, la perdit tout-à-coup ou la laissât déchoir en lui.

§ 12. Même raisonnement pour la simple opinion, le vague soupçon ; et il n'y a ici aucune différence entre l'opinion incertaine et la science précise. Du moment, en effet, que la simple opinion, par sa vivacité même, sera devenue solide et inébranlable, elle ne présentera plus la moindre différence avec la science pour ceux qui ont ces opinions, parce qu'ils croiront que les choses sont bien réellement comme leur opinion les leur fait voir. Et il parait qu'Héraclite d'Éphèse avait cette opinion imperturbable dans toutes les croyances qu'il enfantait.

§ 13. Ainsi, il n'y a rien d'absurde à penser que l'intempérant, soit en ayant la science véritable; soit en ayant la simple opinion, telle que nous la supposons ici, puisse encore faire le mal. C'est que le mot de savoir a un double sens : dans l'un, savoir signifie posséder la science ; et nous disons que quelqu'un sait une chose, quand il possède la science de cette chose ; dans l'autre sens, savoir signifie agir conformément à la science qu'on a. Ainsi, l'intempérant peut fort bien être l'homme qui a la science du bien, mais qui n'agit pas conformément à cette science.

§ 14. Lors donc qu'il n'agit pas selon cette science, il n'y a rien d'absurde à soutenir qu'il peut faire le mal tout en ayant la science du bien. Pour lui, c'est le cas des gens qui dorment ; ils ont beau avoir la science ; ils n'en font et n'en éprouvent pas moins durant leur sommeil une foule de choses qui répugnent à la science, parce qu'en cet état la science n'agit plus en eux. De même aussi pour l'intempérant : il ressemble on peut dire .à l'homme endormi, et il n'agit plus conformément à la science qu'il possède.

Telle est la solution de la question qu'on élevait sur ce point ; car on demandait si, à ce moment, l'intempérant perd la science qu'il possède, ou si la science lui fait défaut à ce moment ; et les deux suppositions paraissaient également insoutenables.

§ 15. Mais voici encore une autre explication qui peut rendre ceci parfaitement évident. Ainsi que nous l'avons dit dans les Analytiques, le syllogisme se forme de deux propositions, dont la première est universelle, et dont la seconde, comprise sous celle-ci, est particulière. Par exemple, je sais guérir tout homme qui a la fièvre; or, cet homme que j'ai sous les yeux, a la fièvre ; donc, je sais aussi guérir cet homme en particulier. Mais il se peut encore que ce que je sais de science universelle et générale, je ne le sache plus de science particulière.

§ 16. Une erreur peut donc être commise dans ce dernier cas, même par quelqu'un qui a la science; et, par exemple, telle personne sait guérir tout homme qui a la fièvre ; mais cependant elle ne sait pas en particulier que celui-ci a la fièvre. voilà comment, de la même façon, l'intempérant peut commettre une faute, tout en ayant la science de ce qu'il fait; car il se peut, tout aussi bien, que l'intempérant ait cette science générale que telles choses sont mauvaises et nuisibles, sans cependant savoir clairement que telles choses en particulier sont mauvaises on nuisibles pour lui. C'est donc ainsi précisément qu'il se trompera tout en ayant la science ; il possède la science générale et n'a pas la science particulière.

§ 17. Il n'y a donc ici rien d'absurde à. soutenir que l'intempérant fera le mal, tout en ayant la science de ce qu'il fait. Il est à peu près dans le cas de l'ivresse. Les gens ivres, quand leur ivresse les a quittés, redeviennent les mêmes qu'ils étaient auparavant; la raison et la science n'ont pas été détruites en eux, mais elles ont été dominées et vaincues par l'ivresse; et délivrés de leur ivresse, ils reviennent à leur état ordinaire. De même aussi pour l'intempérant;, la passion qui le dominait a faite taire la raison ; mais quand la passion a cessé, comme cesse l'ivresse, l'intempérant redevient ce qu'il était avant d'y céder.

§ 18. Venons maintenant à cet autre raisonnement assez embarrassant, qu'on faisait pour démontrer que parfois l'intempérance pouvait être digne de louange, et la tempérance, digne de blâme. Ce second raisonnement ne vaut pas mieux que le premier. Le tempérant, non plus que l'intempérant, n'est pas celui qu'abuse sa raison ; c'est l'homme qui a la raison droite et saine, et qui juge fort bien par elle ce qui est mauvais et ce qui est bon ; mais qui devient intempérant, quand il désobéit à cette raison, et tempérant, quand il s'y soumet, en ne se laissant pas entraîner par les passions qu'il ressent. D'un homme qui trouve affreux de frapper son père, mais qui s'abstient de le faire, quand par hasard il a ce désir abominable, on ne peut pas dire qu'il sait se dominer, et qu'à ce titre il peut être appelé tempérant.

§ 19. Mais s'il n'y a dans tous les cas de ce genre que l'on peut supposer, ni tempérance ni intempérance, l'intempérance ne saurait être digne de louange, ni la tempérance digne de blâme, comme on le prétendait.

§ 20. Il y a des intempérances qui ne sont que maladives ; il y en a d'autres qui sont naturelles : par exemple, c'est un effet de la maladie de ne pas pouvoir se retenir de s'arracher les cheveux et de les ronger. Quand on domine cette étrange fantaisie, on n'est pas louable pour cela, ni blâmable non plus pour ne pas la vaincre; ou du moins, la victoire ou la défaite sont de bien peu d'importance. D'antre part, il y a des emportements qui sont de nature. Ainsi, par exemple, un fils, comparaissant devant le tribunal pour avoir frappé son,père, se défendit en disant aux juges : « Mais, lui aussi, il a frappé son père » . Et il fut absous ; car il sembla aux juges que c'était là un délit naturel qui était dans le sang. Ce qui n'empêche pas que, si quelqu'un, dams un certain cas, a été assez maître de soi pour ne pas frapper son père, il ne mérite pas du tout la louange pour s'être défendu de cette odieuse action.

§ 21. Mais ce n'est pas de l'intempérance et de la tempérance, considérées sous ces rapports exceptionnels, que nous nous occupons ici ; nous n'étudions que les espèces de tempérance et d'intempérance qui nous rendent absolument dignes, ou de louange, ou de blâme. Parmi les biens, les uns nous sont extérieurs comme la richesse, de pouvoir, les honneurs, les amis, la gloire. Il y en a d'autres qui nous sont nécessaires et qui sont corporels, comme ceux qui se rapportent au toucher et au goût. L'homme qui est intempérant dans les choses de ce dernier ordre est, à ce qu'il me semble, celui qu'on doit, absolument parlant, appeler intempérant. Les fautes qu'il commet se rapportent uniquement au .corps; et c'est à ce genre d'excès que se borne l'intempérance que nous prétendons étudier.

§ 22. On demandait un peu plus haut à quoi s'applique spécialement l'intempérance. Je réponds. On n'est pas, à proprement parler, intempérant en fait d'honneurs; car celui qui n'a que cette intempérance-là est loué assez généralement, et on ne l'appelle qu'un ambitieux. Lorsque nous disons d'un homme qu'il est intempérant dans ces sortes de choses, nous ajoutons d'ordinaire à l'épithète d'intempérant le nom de la chose même ; et ainsi, nous disons qu'il est intempérant en fait d'honneurs, en fait de gloire, en fait dé colère. Mais quand nous voulons désigner l'intempérant. d'une manière absolue, nous n'avons pas besoin d'ajouter l'indication des choses dans lesquelles il l'est, parce qu'on voit de reste quelles sont les choses où il est intempérant, sans qu'on ait à en ajouter la désignation spéciale. L'intempérant, absolument parlant, est intempérant par rapport aux plaisirs et aux souffrances du corps.

§ 23. Voici une autre preuve encore que c'est à cela bien réellement que s'applique l'intempérance. Puisqu'on accorde que l'intempérant est blâmable, les objets de son intempérance doivent être blâmables aussi. Mais les honneurs, la gloire, le pouvoir, les richesses et toutes les choses analogues, dans lesquelles on peut être appelé intempérant, ne sont pas blâmables par elles-mêmes. Au contraire, les plaisirs du corps le sont; et c'est avec toute raison que celui qui s'y donne au-delà de ce qu'il faut, est appelé, tout à fait à juste titre, un intempérant.

§ 24. Mais comme de toutes les intempérances, autres que celle des plaisirs du corps, l'intempérance de la colère est la plus blâmable, on peut se demander si l'intempérance de la colère est plus blâmable que celle des voluptés. L'intempérance de la colère est absolument comme l'empressement des esclaves qui mettent trop de zèle à leur service. A peine le maître leur a-t-il dit : «  Donne-moi.... »  qu'emportés par leur zèle, ils donnent avant d'avoir entendu ce qu'ils doivent donner ; et souvent ils se trompent clans ce qu'ils apportent ; quand on leur demande un livre, ils vous donnent un stylet pour écrire.

§ 25. L'homme intempérant, en fait de colère, est dans le même cas que ces esclaves. A peine entend-t-il la première parole qui lui apprend le tort qu'on lui a fait, que son coeur se soulève aussitôt d'un désir effréné de vengeance ; et le voilà désormais incapable d'écouter un seul mot, pour savoir s'il fait bien ou mal de s'emporter, ou si du moins il ne s'emporte pas au-delà de toutes les bornes.

§ 26. Ce penchant à la colère, qu'on peut appeler l'intempérance de colère, ne me parat pas très blâmable. Mais l'intempérance qui abuse du plaisir, l'est, à mon avis, bien davantage. Ce second emportement diffère de l'autre, en ce que^la raison y intervient pour empêcher d'agir ; et l'intempérant qui se laisse dominer par le plaisir, n'en agit pas moins contre la raison qui lui parle. Aussi, cette intempérance mérite-t-elle plus de blâme que l'intempérance de colère ; car l'intempérance de colère est une véritable souffrance, puisque jamais on ne peut se mettre en colère sans souffrir, tandis qu'au contraire, l'intempérance, qui vient du désir ou de la passion, est toujours accompagnée de plaisir. C'est là ce qui la rend plus blâmable; car l' intempérance que le plaisir accompagne, parait une sorte d'insolence et de défi à la raison.

§ 27. La tempérance et la patience sont-elles, ou ne sont  elles pas une seule et même vertu ? La tempérance regarde les plaisirs ; et l'homme tempérant est celui qui sait dominer leurs dangereux attraits; la patience, au contraire, ne se rapporte qu'à la douleur ; et celui qui supporte et endure les maux avec résignation, celui-là est patient et ferme.

§ 28. De même, non plus, l'intempérance et la mollesse ne sont pas la même chose. On a de la mollesse, et l' on est un homme mou, quand on ne sait pas supporter les fatigues, non pas cependant toutes les fatigues indistinctement, mais celles qu'un autre homme, dans le même cas, se croirait dans la nécessité de supporter. L'intempérant est celui qui ne peut supporter lès atteintes du plaisir, et qui se laisse amollir et entraîner par elles.

§ 29. On peut distinguer encore de l'intempérant ce qu'on appelle le débauché. Le débauché est-il intempérant? Et l'intempérant doit-il se confondre avec le débauché? Le débauché est celui qui croit que ce qu'il fait lui est excellent et fort utile, et qui n'a pas en lui-même une raison capable de s'opposer aux plaisirs qui le séduisent et l'aveuglent. L'intempérant, au contraire, sent en lui la raison qui s'oppose à ses écarts, dans les choses où l'entraîne sa passion funeste.

§ 30. Quel est des deux celui qui peut le plus aisément guérir, l'intempérant ou le débauché? Ce qui semblerait prouver que c'est l'intempérant qui peut le moins se corriger, et que le débauché est plus guérissable, c'est que celui-ci, s'il avait en lui la raison pour lui apprendre qu'il fait mal, ne le ferait pas, tandis que l'intempérant possède la raison qui l'avertit, et n'en agit pas moins. Par conséquent, il semble tout à fait incorrigible.

§ 31. A un autre point de vue, quel est le plus mauvais des deux, ou de celui qui n'a rien absolument de bon en lui, ou de celui qui joint à de bonnes qualités les vices que nous signalons? N'est-il pas évident que c'est le débauché, puisque la faculté la plus précieuse qui soit en lui, se trouve profondément viciée ? L'intempérant possède un bien admirable, qui est la raison saine et droite, tandis que le débauché ne l'a pas.

§ 32. La raison du reste est, on peut dire, le principe des vices de l'un et de l'autre. Dans l'intempérant, le principe, qui est la chose vraiment capitale, est tout ce qu'il doit être et en excellent état; mais dans le débauché, ce principe est altéré ; et en ce sent, le débauché est au-dessous de l'intempérant.

§ 33. Il en est de ces vices comme du vice que nous avons appelé du nom de brutalité, et qu'il faut considérer, non dans la brute elle-même, mais dans l'homme. Car ce nom de brutalité est réservé à la dernière dégradation du vice. Et pourquoi ne peut-on pas l'étudier dans la brute ? Par cette cause unique, que le mauvais principe n'est pas dans l'animal, puisque c'est la raison seule qui est le principe. Qui a fait le plus de mal au monde, ou d'un lion, ou d'un Denys, d'un Phalaris, d'un Cléarque, ou de tel autre scélérat? N'est-il pas clair que ce sont ces monstres? Le mauvais principe, qui est dans l'être, est de la plus grande importance pour le mal qu'il fait; mais il n'y a pas du tout de principe de ce genre dans l'animal.

§ 34. C'est donc le principe qui est mauvais dans le débauché ; au moment même où il commet des actes coupables, sa raison, d'accord avec sa passion, lui dit qu'il faut faire ce qu'il fait. C'est que le principe qui est en lui n'est pas sain; et à cet égard, l'intempérant pourrait paraître au-dessus du débauché.

§ 35. Ou peut du reste distinguer deux espèces d'intempérance. L'une qui entraîne de premier mouvement, sans préméditation, tout instantanée ; et par exemple, lorsque nous voyons une belle femme, aussitôt nous ressentons une impression ; et par suite de cette impression, surgit en nous le désir instinctif de commettre certains actes que peut-être il ne faudrait pas faire.

§ 36. L'autre espèce d'intempérance n'est en quelque sorte qu'une faiblesse, parce qu'elle est accompagnée de la raison qui nous détourne d'agir. La première espèce ne semblerait même pas très digne de blâme, parce qu'elle peut se produire, même dans les coeurs vertueux, c'est-à- dire dans les gens ardents et bien organisés. Mais l'autre ne se produit que dans les tempéraments froids et mélancoliques ; et ceux-là sont blâmables.

§ 37. Ajoutons que l'on peut toujours, si l'on se prémunit par la raison, arriver à ne rien ressentir, en se disant que, s'il doit venir une belle femme, il faut se contenir en sa présence. Si l'on sait ainsi prévenir tout danger par la raison, l'intempérant qu'aurait emporté peut-être une impression imprévue, n'éprouvera et ne fera rien de honteux. Mais, lorsque, malgré la raison qui nous apprend qu'il faut s'abstenir, on se laisse amollir et entraîner par le plaisir, on se rend beaucoup plus coupable. L'homme vertueux ne deviendra jamais intempérant de cette façon-là; et la raison même, prenant les devants, n'aura point à le guérir. C'est la raison seule qui est son guide souverain ; mais l'intempérant n'obéit pas à la raison et se livrant tout entier à la volupté, il se laisse amollir, et, l'on peut dire, énerver par elle.

§ 38. Plus haut, nous nous sommes demandé si le sage est tempérant; c'est une question que nous pouvons maintenant résoudre. Oui, le sage est tempérant aussi ; car l'homme tempérant n'est pas seulement l'homme qui sait par sa raison dompter les passions qu'il ressent ; mais c'est encore celui qui, sans éprouver ces passions, serait capable de les vaincre, si elles venaient à naître eu lui.

§ 39. Le sage est celui qui n'a pas de mauvaises passions, et qui possède en outre la droite raison faite pour les maîtriser. Le tempérant est celui qui ressent de mauvaises passions, et qui sait y appliquer sa droite raison ; par conséquent, le tempérant vient à la suite du sage, et il est sage aussi. Le sage est celui qui ne sent rien ; le tempérant est celui qui sent et qui domine, ou saurait dominer, au besoin, ce qu'il éprouve. Rien de tout cela ne se passe dans le sage, et il ne faudrait pas confondre tout à fait le tempérant avec lui.

§ 40. Autre question : L'intempérant est-il débauché ? ou le débauché est-il intempérant? Ou bien plutôt, l'un n'est-il pas du tout la conséquence de l'autre ? L' intempérant, avons-nous dit, est celui dont la raison combat les passions ; mais le débauché n'est pas dans ce cas ; et c'est celui qui, tout en faisant le mal, a l'acquiescement de sa raison. Ainsi, le débauché n'est pas du tout comme l'intempérant, ni l'intempérant comme le débauché.

§ 41. On peut dire encore que le débauché est au-dessous de l'intempérant, en ce que les vices de nature sont plus difficiles à guérir que ceux qui ne viennent que de l'habitude; car toute la force de l'habitude se réduit à faire que les choses deviennent en nous une seconde nature.

§ 42. Ainsi donc, le débauché est celui qui, par sa propre nature et tel qu'il est, se trouve capable d'être vicieux ; et c'est de cette cause et de cette source unique que vient en lui une raison mauvaise et perverse. Mais l'intempérant n'en est pas là ; ce n'est pas parce qu'il est naturellement mauvais que la raison n'est pas bonne en lui ; car elle serait en lui de toute nécessité mauvaise, s'il était lui-même par sa nature ce qu'est l'homme vicieux.

§ 43. En un mot, l'intempérant est vicieux par habitude, et le débauché l'est par nature. Mais le débauché est plus difficile à guérir; car une habitude peut être chassée par une autre habitude, tandis que la nature n'est jamais chassée par rien.

§ 44. Voici une dernière question. Puisque l'intempérant est tel qu'il sait ce qu'il fait, et qu'il n'est pas trompé par sa raison ; et comme d'autre part, l'homme prudent est celui qui envisage chaque chose avec la droite raison, .on peut se demander : L'homme prudent peut-il ou ne peut-il pas être intempérant? C'est un doute qu'on peut élever d'après certaines théories ; mais si l'on s'en rapporte à tout ce qui précède, on conclura que l'homme prudent n'est pas intempérant. D'après ce que nous avons dit, l'homme prudent n'est pas seulement l'homme qui est doué d'une raison saine et droite ; il est surtout l'homme qui sait pratiquer et accomplir ce qui semble le meilleur à sa raison éclairée. Si donc l'homme prudent fait les choses les meilleures, évidemment il ne saurait être intempérant.

§ 45. Mais l'homme habile peut l'être ; car nous avons séparé, dans ce qui précède, la prudence de l'habileté, parce que nous les trouvions fort différentes. Elles s'appliquent l'une et l'autre aux mêmes objets; mais l'une sait agir, et l'autre n'agit pas. Ainsi donc, l'homme habile peut fort bien être intempérant ; car il peut ne point agir dans les choses même où il est habile. Mais l'homme prudent ne sera jamais intempérant.

Ch. VIII. Morale à Nicomaque, livre VII, tout entier ; Morale à Eudème, livre VI, id.

§ 1. D'abord exposer les discussions. C'est bien la méthode habituelle d'Aristote; et c'est également celle qu'il indique et qu'il suit pour la même discussion, dans la Morale à Nicomaque, livre VII, ch 1, § 6.

§ 2. Le vieux Socrate. Ce n'est pas sans doute par opposition au jeune Socrate qui figure dans les dialogues de Platon ; mais d'un autre côté, il est assez étonnant qu'à la distance où Aristote est placé de Socrate, il lui donne cette épithète. Voir la dissertation de Schleiermacher, p. 331.

Et à nier l'intempérance. Voir la même objection dans la Moraie à Nicomaque, livre VII, ch. 2, § 2.

 Qui ne sait pas se maîtriser. Paraphrase du mot unique qui est dans le texte.

Mais c'était une erreur. Aristote a raison contre Socrate et son disciple.

§ 3. Un fait qui est de toute certitude. Et que l'observation de chaque jour peut constamment confirmer.

§ 4. Une science d'une certaine espèce. Dans la Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 3, la discussion de cette théorie est développée tout au long.

§ 5. L'opinion, le soupçon. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte ; j'ai ajouté le second pour rendre !e premier plus clair et plus complet. Le mot d'opinion est pris ici dans un sens qu'il n'a pas habituellement dans notre langue.

§ 6. Ne font qu'embarrasser. Parce qu'ils sont trop subtils.

§ 7. Qu'on pourrait soulever. Et qui ont bien aussi le même inconvénient à peu près que les précédentes.

§ 8. Présente des difficultés nouvelles. Discussion beaucoup trop subtile et qui n'a pas du tout l'importance qu'on semble y donner ici.

Ce premier résultat est parfaitement absurde. C'était une raison pour ne pas s'y arrêter arrêter autant qu'on l'a fait.

§ 9. Cette conséquence est aussi absurde. Même remarque. Il est évident que ces hypothèses tout arbitraires n'avancent pas la solution de la question; et ce n'était pas la peine de les admettre.

§ 10. Une autre question. Celle-ci est plus sérieuse, et elle mérite qu'on la discute. Voir la Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 6, § et 7.

§ 11. La question qui concerne la science. Voir un peu plus haut, § 4.

Héraclite d'Éphèse. La critique dirigée ici contre Héraclite est répétée aussi dans la Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 3, § 6.

§ 13. Savoir a un double sens. La distinction faite ici résout en effet très facilement la question ; mais au fond cela revient à dire, comme le prétendait Socrate, que l'intempérant ne sait pas ce qu'il fait ; et la comparaison même qu'on emploie un peu plus bas, semble confirmer cette explication. Aristote d'ordinaire blâme cette théorie.

§ 14. Il n'y a rien d'absurde à soutenir. Loin de là ; il paraît que c'est la vérité ; la raison de l'intempérant l'avertit de sa faute, mais il n'écoute pas la raison.

Paraissent également absurdes. L'auteur adopte cependant, à ce qu'il semble, l'une des deux solutions. Ne point agir conformément à la science qu'on possède, c'est ou perdre la science sur ce point spécial, ou du moins la laisser inactive et en défaut.

§ 15. Une autre explication. Donnée aussi tout au long dans la Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 3, § 6.

Dans les Analytiques. Voir dans les Premiers Analytiques, livre I, ch. 1, p. 2 de ma traduction, la définition du syllogisme.

§ 16. De la même façon l'intempérant... Cette explication est plus ingénieuse que vraie. L'intempérant a tout à la fois la science de la pro. position générale et la science de la proposition particulière; mais tout en sachant qu'il fait mal; il se laisse emporter à sa passion.

Il n'a pas la science particulière. C'est donner raison aux théories de Socrate et de Platon; selon eux, l'intempérant ne sait pas la faute qu'il commet, tout en la commettant. Mais cette théorie est manifestement fausse.

§ 17. Dans le cas de l'ivresse. Cette comparaison est plus exacte, sans l'être encore tout à fait. L'ivresse ôte complètement la. raison, tandis que l'intempérant conserve la sienne, tout en la laissant succomber au plaisir.

§ 18. Cet autre raisonnement. Voir un peu plus haut dans ce chapitre, § 8.

D'un homme qui trouve affreux... Il semble qu'il manque ici une transition.

§ 19. Ni tempérance ni intempérance. Ces mots en effet ne peuvent pas s'appliquer convenablement à l'hypothèse qu'on vient de faire.

Comme on le prétendait. Voir plus haut dans ce chapitre, § 8.

§ 20. Qui ne sont que maladives. Voir la Morale à Nicomaque, livre Vll, ch. 5, § 3. -

On n'est pas louable. On peut encore être louable même pour cette mince victoire; mais on n'est pas tempérant.

§ 21. Parmi les biens. Voir la Moraie à Nicomaque, livre VII, ch. 4, S 2, où cette théorie est toute pareille.

§ 22. Un peu plus haut. Voir dans ce chapitre, § 10.

§ 23. Voici une autre preuve. Cette autre preuve n'est pas très forte, puisque les plaisirs du corps ne sont pas essentiellement blâmables, et qu'ils ne le deviennent que par l'excès.

Les plaisirs du corps le sont. Quand ils sont pris autrement qu'il ne faut.

§ 24. On peut se demander. Question un peu subtile.

Comme l'empressement des esclaves. Cette comparaison ingénieuse est déjà employée dans la Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 6, § 1, mais avec moins de développement qu'ici.

§ 26. Ne me paraît pas très blâmable. C'est à peu près aussi la solution de la Morale à Nicomaque, loc. laud.

Et de défi à la raison. J'ai ajouté ces derniers mots, pour commenter et éclaircir celui qui précède, et dont la signification en grec a toute cette étendue.

§ 27. Et la patience. Voir la Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 1, § 5.

§  29. Ce qu'on appelle le débauché. La distinction est réelle. L'intempérant est celui dont la raison lutte encore coutre la faute commise, tout en succombant; le débauché au contraire n'a plus rien en lui, soit par nature, soit par habitude, qui combatte contre la passion.

 Ce qu'il fait lui est excellent. C'est peut-être beaucoup dire; mais du moins, il croit que ce ne lui est pas nuisible.

§ 30. Qui peut le plus aisément guérir. La solution restera indécise, parce que l'auteur aura donné les arguments dans les deux sens. Mais il semble que le débauché est au-dessous de l'intempérant, et qu'il n'est presque plus homme, puisqu'il est privé de raison.

Ce qui semblerait prouver. Première réponse, qui sera contredite par la seconde.

§ 31. A un autre point de vue. Le texte en cet endroit est altéré; mais la pensée n'en est pas moins claire; et j'ai taché de la rendre dans ma traduction plus précise qu'elle ne l'est dans l'original.

§ 33. Du nom de brutalité. Voir plus haut, chapitre septième, § 1.

Et pourquoi ne peut-on pas... Tournure un peu déclamatoire.

Le mauvais principe. C'est-à-dire le principe qui devient mauvais, et se corrompt bien qu'il soit bon par sa nature.

Denys, tyran de Sicile.

Phalaris. Voir la Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 5, § 2, la note.

Cléarque, Tyran d' Héraclée du Pont, fameux par ses cruautés ; il était contemporain d'Aristote et mourut en 352 av. J.-C.

§ 34. L'intempérant pourrait paraître. Répétition de ce qui vient d'être dit.

§  35. Nous ressentons une impression. Ce n'est pas là de l'intempérance à proprement parler.

§ 36. N'est... qu'une faiblesse. Et cependant, elle mérite d'après l'auteur moins d'indulgence que l'autre.

§ 37. Ajoutons que l'on peut toujours. Observation délicate, et digne de la continence chrétienne.

N'aura point à le guérir. Parce qu'elle aura empêché que le mal ne fût possible, et qu'elle l'aura prévenu.

§ 38. Plus haut. Voir au début du chapitre, § 7.

Le sage est tempérant aussi. Théorie très vraie et très profonde.

§ 39. Le sage est celui... Les développements qui suivent peuvent paraître un peu longs, après tout ce qui précède.

§ 40. Autre question. Voir la Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 7, 8 et 9, p. 273.

 Avons-nous dit. Un peu plus haut, § 4.

 Le débauché n'est pas dans ce cas. Répétition de ce qui vient d'être dit, § 29.

 Est au-dessous de l'intempérant. ld. Ces redites sont inutiles.

§ 44. Voici une dernière question. Le texte n'est pas aussi précis.

L'homme prudent. Voir la Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 10, § 1.

D'après ce que nous avons dit. Voir plus haut, livre I, ch. 32, § 8.

§ 45. Dans ce qui précède. Voir plus haut, livre 1, ch. 32, § 18.

L'autre n'agit pas. Cette distinction ne paraît pas très exacte.



 

 

CHAPITRE IX.

Du plaisir. L'étude du plaisir se rattache étroitement à l'étude du bonheur. -- Théories diverses qui nient que le plaisir soit un bien. Énumération des arguments sur lesquels ces théories s'appuient. Réfutation de ces arguments. -- Le plaisir n'est pas une génération. — Le plaisir n'est pas à condamner d'une manière absolue, parce qu'il y a des plaisirs mauvais. il faut en conclure seulement qu'il y a des plaisirs de différentes espèces. Le plaisir n'est pas un mal, parce que tous les êtres le recherchent. — Le plaisir, loin d'être un obstacle à l'activité, l'excite au contraire très souvent. — Le plaisir n'est pas le bien suprême ; mais il n'en pas moins un bien. — La raison n'est pas seule à nous guider à la vertu ; ce qui nous y porte d'abord, c'est une force instinctive. La raison ne vient qu'en second lieu affermir et éclairer l'impulsion naturelle qui nous pousse au bien.

 

§ 1. Pour compléter toutes les théories précédentes, il nous faut traiter du plaisir, puisqu'il s'agit ici du bonheur, et que tout le monde s'accorde à croire que le bonheur est le plaisir, et qu'il consiste à vivre d'une façon qui plaît ; ou du moins que, sans le plaisir, il n'y a pas de bonheur possible. Ceux même qui font la guerre au plaisir, et qui ne veulent pas le compter parmi les biens, reconnaissent du moins que le bonheur consiste à n'avoir pas de peine ; et n'avoir pas de peine, c'est être bien près d'avoir du plaisir.

§ 2. Il faut donc étudier le plaisir non seulement parce que les autres philosophes croient devoir s'en occuper ; mais aussi parce que c'est en quelque sorte une nécessité pour nous d'en parler. En effet, nous traitons du bonheur; et nous avons défini le bonheur l'acte de la vertu dans une vie parfaite. Mais la vertu se rapporte essentiellement au plaisir et à la douleur ; et par conséquent, il faut nécessairement parler du plaisir, puisqu'il n'y a pas de bonheur sans plaisir.

§ 3. Rappelons d'abord les arguments de ceux qui ne veulent pas considérer le plaisir comme un bien, ni l'élever à ce rang. Ils disent en premier lieu que le plaisir est une génération, c'est-à-dire, un fait qui devient sans cesse sans être jamais ; qu'une génération est toujours quelque chose d'incomplet, et que le bien véritable ne peut jamais être abaissé au rang de chose incomplète. En second lieu, ils ajoutent qu'il y a des plaisirs mauvais, et que le bien ne saurait jamais être dans le mal. De plus, ils remarquent que le plaisir est dans tous les êtres indistinctement, dans le méchant, comme dans le bon, dans la bête féroce comme dans l'animal domestique ; mais que le bien ne saurait jamais se mêler aux êtres mauvais, et qu'il ne peut pas être commun à tant de créatures différentes. Ils disent encore pie le plaisir n'est pas l'objet suprême de l'homme, et que le bien est au contraire son but suprême ; enfin, ils soutiennent que souvent le plaisir empêche d'accomplir le devoir et de faire le bien, et que ce qui empêche de faire le devoir ne saurait être le bien.

§ 4. Il faut d'abord réfuter la première objection, qui fait du plaisir une simple génération ; et il faut essayer de repousser ce raisonnement, en faisant voir qu'il n'est pas exactement vrai. D'abord en effet, tout plaisir n'est pas une génération. Et ainsi, le plaisir qui vient de la science et de la contemplation intellectuelle, n'est pas du tout une génération, pas plus que celui qui nous vient du sens de l'ouïe ou de l'odorat ; car alors ce n'est pas de la satisfaction du besoin que nous vient le plaisir, comme dans bien d'autres cas ; et, par exemple, dans les plaisirs du manger et du boire, ces derniers plaisirs pouvant venir tout à la fois et du besoin et de l'excès, puisque nous pouvons les goûter, soit en contentant un besoin, soit en compensant un excès antérieur. Dans ces conditions, je le reconnais, le plaisir semble être une sorte de génération.

§ 5. Mais le besoin et l'excès sont l'un et l'autre une douleur; donc, il y a douleur là où il y a génération du plaisir. Mais pour jouir du plaisir de voir, d'entendre et de goûter, il n'est pas du tout nécessaire qu'il y ait eu une douleur préalable ; car on peut se plaire à voir une chose, à goûter une odeur, sans avoir éprouvé une douleur auparavant.

§ 6. On peut faire une remarque toute pareille pour la pensée qui contemple les choses; et l'on peut prendre plaisir à la réflexion, sans avoir eu antérieurement une douleur qui précède et provoque ce plaisir. Il y a donc une certaine espèce de plaisir qui n'est pas une génération. Si donc le plaisir, comme le prétendaient les philosophes que nous citions, n'est pas un bien parce qu'il est une génération, et qu'il y ait un plaisir qui ne soit pas une génération, ce plaisir-là pourrait être un bien.

§ 7. Mais je vais plus loin ; et je soutiens qu'en général il n'y a pas un seul plaisir qui soit une génération. Les plaisirs mêmes du boire et du manger qu'on alléguait tout à l'heure, ne sont pas des générations réelles ; et ceux qui trouvent que ces plaisirs sont des générations, sont dans une complète erreur ; car les philosophes, partisans de cette opinion, croient qu'il suffit que le plaisir vienne à la suite de l'ingestion des aliments pour que ce soit une génération véritable ; mais ceci n'est pas exact.

§ 8. J'en conviens : il y a dans l'âme une certaine partie. qui nous fait éprouver du plaisir, quand nous prenons les choses dont nous ressentons le besoin. Cette partie de l'âme agit alors et est mise en mouvement ; et c'est son mouvement et son acte qui constituent le plaisir que nous éprouvons. Or, parce que cette partie de notre âme agit au même instant qu'on prend les choses destinées à satisfaire le besoin, simplement parce qu'elle agit, les philosophes que nous réfutons en ont conclu que le plaisir est une génération, les aliments qu'on prend étant parfaitement visibles, tandis que la partie de l'âme qui donne le plaisir, ne l'est pas.

§ 9. C'est absolument comme si l'on pensait que l'homme est un corps, attendu que son corps est matériel et sensible, et que son âme ne l'est pas. Mais certes l'homme est bien aussi une âme. Ceci s'applique également à notre sujet. Il y a dans l'âme une partie spéciale qui nous fait éprouver le plaisir, et qui agit en même temps que nous prenons les choses propres à satisfaire notre besoin. Par conséquent, on doit conclure qu'aucun plaisir n'est génération.

§  10. Mais on insiste encore, et l'on dit : « Le plaisir est un retour de la sensibilité de l'être à sa propre nature ; car il y a plaisir pour les êtres quand ils ne sont pas détournés de leur état naturel ; et pour un être, c'est y revenir que de satisfaire quelque besoin de sa nature. » Mais, ainsi que nous venons de le dire, on peut éprouver du plaisir sans ressentir de besoin. Le besoin est toujours une peine ; et nous soutenons qu'on peut avoir du plaisir sans la peine, et avant la peine ; de sorte que le plaisir, selon nous, ne serait pas, comme on le prétend, un apaisement du besoin, un changement du besoin en satisfaction ; car il n' y a pas trace de besoin dans les plaisirs que nous avons cités plus haut. En résumé, si le plaisir paraissait n'être pas un bien, unique ment parce qu'il était une génération, et qu'aucun plaisir ne soit génération, on peut affirmer que le plaisir est un bien.

§ 11.  Mais, dit-on ensuite, tout plaisir n'est pas un bien indistinctement. Voici comment on peut expliquer ceci. Nous avons avancé que le bien pouvait être exprimé dans toutes les catégories : dans celle de la substance, dans celle de la relation, de la quantité, du temps et dans toutes les catégories en général. C'est d'ailleurs une chose de toute évidence, puisque le plaisir accompagne toujours les actes du bien, quels qu'ils soient. Le bien étant dans toutes les catégories, il faut nécessairement que le plaisir soit un bien ; et comme les biens et le plaisir sont dans les catégories, et que le plaisir ne vient que des biens, il s'en suit que tout plaisir est bon.

§ 12. Mais une conséquence qui ressort de ceci non moins évidemment, c'est que les plaisirs sont de différentes espèces, puisque les catégories, qui renferment le plaisir, sont différentes entre elles. Il n'en est pas du tout des plaisirs comme il en est des sciences : la grammaire, par exemple, ou telle autre. Si Lamprus possède la grammaire, il sera grammairien, par cette seule connaissance de la grammaire, absolument comme l'est toute autre personne qui la possède aussi, puisqu'il n'y a pas deux grammaires différentes, l'une dans Lamprus, et l'autre dans Ilée. Mais il n'en va pas de même pour le plaisir ; et  ainsi, le plaisir qui vient de l'ivresse, et celui que procure l'amour, ne sont pas identiques ; et voilà pourquoi les plaisirs semblent de plusieurs espèces différentes.

§ 13. D'un autre côté, de ce qu'il y a des plaisirs qui sont mauvais, les philosophes dont nous parlions en concluaient que le plaisir n'est pas un bien. Mais cette condition et cette remarque ne sont pas spéciales au plaisir ; elles s'appliquent en outre à la nature tout entière et à la science. La nature ne se fait pas faute d'être parfois mauvaise, comme elle l'est dans les vers, dans les crabes et dans tant d'autres animaux inférieurs ; et cependant, cela ne suffit pas pour qu'on dise de la nature qu'elle est une mauvaise chose.

§ 14. Tout de même encore, il y a des sciences fort peu relevées : et, par exemple, toutes celles des manoeuvres ; et pourtant la science n' est pas mauvaise pour cela. Tout au contraire la science et la nature sont génériquement bonnes ; car, de même que le mérite d'un statuaire doit être jugé non pas sur les oeuvres qu'il a manquées et où il a mal fait, mais sur les oeuvres où il a réussi, de même, ni la science, ni la nature, ni les choses en général ne doivent être appréciées d'après les mauvais résultats qu'elles produisent, mais d'après les bons.

§ 15. Comme elles, le plaisir est bon génériquement, bien que nous ne nous cachions pas qu'il y ait des plaisirs mauvais. Les natures des êtres animés sont très diverses ; elles sont bonnes et mauvaises : et, par exemple, celle de l'homme est bonne, celle du loup ou de tel autre animal féroce est mauvaise. De même encore la nature du cheval, de l'homme, de l'âne et du chien sont essentiellement différentes.

§ 16. Mais si le plaisir est le retour d'un état contre nature à l'état naturel pour un être quelconque, il s'en suit que ce qui plaira le plus à une mauvaise nature sera aussi un mauvais plaisir. L'homme et le cheval n'ont pas le même plaisir, non plus que les autres êtres ; et puisque les natures sont différentes, les plaisirs ne le sont pas moins qu'elles. Le plaisir est un retour, disait-on, et ce retour replace l'être dans sa nature primitive. Par suite, l'état ordinaire d'une mauvaise nature est un état mauvais, de même que l'état ordinaire d'une bonne nature est un bon état.

§17. Mais quand on dit que le plaisir n'est pas bon, on fait comme les hommes qui, ne sachant pas au juste ce qu'est le nectar, croient que les Dieux boivent du vin, parce qu'il n'y a pas selon eux de boisson plus agréable pie le vin. C'est là un effet de l'ignorance ; et c'est commettre une erreur toute pareille que de soutenir que tous les plaisirs sont des générations, et que le plaisir n'est pas un bien. Comme ils ne connaissent que les plaisirs du corps, et qu'ils voient bien que ces plaisirs sont en effet des générations, et ne sont pas bons, ils en concluent que le plaisir n'est pas bon d'une manière générale.

§ 18. Mais le plaisir peut avoir lieu, soit dans une nature qui se refait, soit dans une nature toute faite. C'est dans une nature qui se refait, par exemple, quand il résulte de la satisfaction d'un besoin ; c'est dans une nature toute faite et bien assise, quand il résulte des sensations de la vue, de rouie et d'autres sensations analogues. Mais les actes d'une nature régulière et toute faite, sont évidemment supérieurs; car, les, plaisirs, qu'on les prenne dans l'un ou l'autre sens, sont toujours des actes ; et j'en conclus, sans hésitation, que les plaisirs de la vue, ceux de l'ouïe et ceux de l'intelligence sont les meilleurs, puisque les plaisirs du corps ne viennent que de l'assouvissement de nos besoins.

§ 19. On disait encore que le plaisir n'est pas un bien, attendu que ce qui est dans tous les êtres et commun à tous, ne saurait être un bien. Le plaisir, compris dans ce sens restrictif, pourrait s'appliquer plus justement encore à l'ambitieux et à l'ambition ; car l'ambitieux est celui qui veut tout avoir pour lui seul, et par là surpasser le reste des hommes. Si donc le plaisir est véritablement le bien, il doit être, dans cette théorie, quelque chose d'analogue à l'égoïsme de l'ambitieux.

§ 20. Mais peut-être, est-ce tout le contraire ; et peut-être le plaisir ne doit-il paraître un bien que parce que tous les êtres au monde le désirent. Dans la nature entière, il n'est pas un être qui ne désire le bien ; et puisque tous désirent aussi le plaisir, il s'ensuit que le plaisir est génériquement bon.

§ 21. On avançait encore, en un sens opposé, que le plaisir n'est pas un bien, parce qu'il est trop souvent un obstacle. Mais si l'on trouve que le plaisir soit un obstacle, c'est qu'on ne l'a pas assez bien étudié. Le plaisir qui résulte d'une chose qu'on a faite, n'est pas apparemment un obstacle pour faire cette chose. Mais j'avoue qu'un autre plaisir peut être un obstacle ; et que, par exemple, le plaisir qui vient de l'ivresse soit un obstacle qui empêche d'agir.

§ 22. Mais, à ce point de vue, la science pourrait tout aussi bien être un obstacle à la science; car il n'est pas possible, si l'on a deux sciences, d'agir par toutes deux en un seul et même moment. Mais, pourquoi la science ne serait-elle pas un bien, si elle produit le plaisir spécial qui résulte de la science? Dans ce cas, sera-t-elle un obstacle ? Ou bien, loin d'en être un, ne poussera-t-elle pas toujours à faire davantage?

§ 23. Le plaisir qui vient de l'action même qu'on fait, nous excite d'autant plus à agir : et, par exemple, il portera l'homme vertueux à faire des actes de vertu, et à les faire avec un charme toujours nouveau. Ne sera-t-il pas même beaucoup plus vif encore au moment de l'acte qui l'accompagne ? Quand on agit avec plaisir, on est vertueux ; et l'on cesse de l'être, si l'on ne fait le bien qu'avec douleur. La douleur ne se rencontre que dans les choses qu'on fait par nécessité ; et si l'on éprouve de la douleur à bien faire, c'est qu'on le fait par une nécessité qui vous y force. Mais, dès qu'on agit par nécessité, il n'y a plus de vertu.

§ 24. C'est qu'il n'est pas possible de faire des actes de vertu sans éprouver, ou de la peine, ou du plaisir. Il n'y a pas ici de milieu. Et pourquoi? C'est que la vertu suppose toujours un sentiment, une passion quelconque ; et la passion ne peut consister que dans la peine ou le plaisir ; elle ne peut jamais être entre les deux. Ainsi évidemment, la vertu est toujours accompagnée, ou de peine, ou de plaisir. Si donc, je le répète, quand on fait le bien, on le fait avec douleur, on n'est pas vertueux ; et par conséquent, la vertu n'est jamais accompagnée de douleur; et si elle n'est pas accompagnée de douleur, elle l'est toujours de plaisir.

§ 25. Ainsi donc, loin que le plaisir soit un obstacle à l'action, il est au contraire une incitation à agir ; et d'une manière générale, l'action ne peut se produire sans le plaisir, qui en est la suite et le résultat particulier.

§ 26. On prétendait en outre que le plaisir n'était jamais produit par la science. Mais, c'est une nouvelle erreur ; car les ouvriers qui préparent les repas, les couronnes de fleurs, les parfums, sont des agents de plaisirs. Il est vrai que les sciences n'ont pas ordinairement le plaisir pour but et pour fin ; mais elles agissent toujours avec le plaisir et jamais sans le plaisir. Et par conséquent, on peut dire que la science aussi produit le plaisir.

§ 27. On disait encore, dans une autre objection, que le plaisir n'est pas le bien suprême. Mais on peut étendre ce raisonnement ; et grâce à lui, on en arriverait tout aussi bien à supprimer toutes les autres vertus une à une. Ainsi, le courage n'est pas le bien suprême ; est-ce à dire pour cela que le courage n'est pas un bien? Mais n'est-ce pas là une absurdité ? Même réponse pour toutes les autres vertus ; et par conséquent, le plaisir ne cesse pas d'être un bien, parce qu'il n'est pas le bien suprême.

§ 28. En passant à un autre sujet, on pourrait soulever sur les vertus une question que voici. La raison domine par fois les passions, ainsi que nous l'avons dit pour la tempérance ; par fois aussi, c'est l'ivresse et les passions qui dominent la raison, comme dans le cas de l'intempérance qui ne sait pas se maîtriser. Puis donc que la partie irrationnelle de l'âme, atteinte par le vice, peut l'emporter sur la raison, qui reste d'ailleurs en bon état, et c'est là le cas de l'intempérant, on peut demander si, à son tour, la raison devenue pareillement mauvaise, ne peut pas dominer les passions, qui seront dans tout leur développement régulier, et qui auront leur vertu propre et spéciale. Si l'on admet que ce renversement des choses est possible, il en résultera que l'on peut faire de la vertu un détestable usage. Si l'on n'a, en effet, qu'une raison mauvaise et vicieuse, du moment qu'on usera de la vertu, on en usera mal. Mais, c'est là, ce me semble, une absurdité insoutenable.

§ 29. Il nous sera bien facile de répondre à cette question, et de la résoudre, d'après les principes que nous avons exposés plus haut sur la vertu. Ainsi, nous avons dit que la vraie condition de la vertu, c'est que la raison bien organisée soit d'accord avec les passions, qui gardent leur vertu spéciale; et que, réciproquement, les passions soient d'accord avec la raison. Dans cette heureuse disposition, la raison et les passions seront en complète harmonie ; la raison commandera toujours ce qu'il y a de mieux à faire ; et les passions, régulièrement organisées, seront toujours prêtes à exécuter, sans la moindre peine, ce que la raison leur ordonne.

§ 30. Si la raison est vicieuse et mal disposée, et que de leur côté les passions soient ce qu'elles doivent être, il n'y aura pas de vertu, parce qu'il y manquera la raison, et que la véritable vertu se compose de ces deux éléments. Il ne sera donc pas possible d'user mal de la vertu, ainsi qu'on le disait. Absolument parlant, la raison n'est pas, comme d'autres philosophes le prétendent, le principe et le guide de la vertu ; ce sont bien plutôt les passions. Il faut que la nature mette d'abord en nous une sorte de force irrationnelle qui nous pousse au bien, et c'est aussi ce qui est ; puis ensuite, vient la raison qui donne en dernier lieu son suffrage, et qui juge les choses.

§ 31. C'est bien là ce qu'on peut observer dans les enfants, et dans les êtres qui sont privés de raison. Il y a tout d'abord chez eux les élans instinctifs des passions vers le bien, sans aucune
intervention de la raison ; puis, la raison arrive plus tard et donnant son vote approbatif dans le sens des passions, elle pousse l'être à faire définitivement le bien. Mais si l'on part de la raison comme principe pour aller au bien, très souvent les passions, en désaccord avec elle, ne la suivent pas; et même, elles lui sont toutes contraires. J'en conclus donc que la passion régulière et bien organisée est le principe qui nous mène à la vertu plutôt que la raison.

ch. IX. Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 11 ; Morale à Eudème, livre VI, ch. 14.

§ 1. Pour compléter toutes les théories. L'ordre des matières est le même dans la Morale à Nicomaque et dans la Morale à Eudème.

Le bonheur est le plaisir. Cette théorie n'est pas tout à fait celle d'Aristote ; il a défendu le plaisir contre des attaques qui lui semblaient exagérées; mais il n'a jamais dit que le bonheur et le plaisir fussent identiques.

Ceux même qui font la guerre au plaisir. C'est sans doute l'école d'Antisthène.

§ 2. Les autres philosophes. Platon en particulier avait traité fréquemment cette question; et il y avait consacré l'un de ses dialogues les plus longs et les plus beaux, le Philèbe. Nous avons défini. Voir plus haut, livre I, ch. 4, § 5.

 La vertu se rapporte essentiellement au plaisir et à la douleur. Le plaisir et la douleur peuvent être des conséquences de la vertu ; mais ils ne la constituent pas. La vertu ne se rap¬porte qu'au bien. Voir la Morale à Nicomaque, livre X, ch. 5, § 40.

§ 3. Que le plaisir est une génération. Voir la Morale à Nicomaque. livre VII, ch. 44 ; et livre X, ch. 1, et 2.

C'est-à-dire un fait qui devient sans cesse sans être jamais. Paraphrase du mot qui précède, et qui a besoin d'être expliqué.

Ils ajoutent... Ce résumé des objections contre le plaisir est plus net que celui de la Morale à Nicomaque.

§ 4. De la science et de la contemplation intellectuelle. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte; j'ai dû en mettre deux.

§ 5. De voir, d'entendre et de goûter. La remarque est vraie pour les deux premiers cas; elle ne l'est peut-être pas autant pour le troisième. Les plaisirs du goût supposent toujours une sorte de besoin préalable.

§ 6. La pensée qui contemple les choses. Doctrine tout aristotélique. C'est dans la contemplation qu'Aristote fait consister le bonheur. Voir la fin de la Morale à Nicomaque, livre X, ch. 7 et suiv., § 3.

§ 8. Il y a dans l'âme une certaine partie. La partie nutritive, qui tout à la fois nourrit le corps, et lui donne, à la suite de cet acte, un plaisir d'un certain ordre.

 Étant parfaitement visibles. Il est difficile de comprendre la force de cet argument.

§ 9. On doit conclure. Conclusion peu rigoureuse d'une discussion insuffisante.

§ 10. On insiste encore et l'on dit. Cette désignation vague se rapporte selon toute apparence à Platon, qui a soutenu des principes analogues. Voir le Philèbe, p. 351 et 390, trad. de M. Cousin.

Que nous avons cités plus haut. Ceux de la vue et particulièrement ceux de la pensée.

Que le plaisir est un bien. Et non pas le bien absolu. Dans la Morale à Nicomaque, Aristote ne va pas plus loin qu'on ne va ici.

§ 11. Dit-on ensuite. Il y a dans le texte un singulier, qui semblerait peut-être indiquer la réfutation d'un seul philosophe, et non d'une école entière.

 Nous avons avancé. Voir plus haut, livre 1, ch. 1, vers la fin, § 18.

Que tout plaisir est bon. Conséquence exagérée, qu'Aristote n'admet pas dans la Morale à Nicomaque. Mais peut-être faut-il entendre cette théorie avec la restriction qu'on vient d'exprimer un peu plus haut : Tout plaisir, qui accompagne les actes du bien, est bon.

§ 12. La grammaire par exemple. Cette comparaison ne sert pas beaucoup à éclaircir la pensée.

L'ivresse... L'amour. Ce rapprochement en dit beaucoup plus ; et il suffit.

§ 13. Les philosophes dont nous parlions. Le texte n'est pas aussi précis; il dit simplement : «  à eux. »   Il s'agit sans doute des philosophes Cyniques, qui avaient grande réputation au temps d'Aristote.

§ 14. Appréciées d'après les mauvais résultats. Grand principe, dont Aristote a fait un fréquent et excellent usage.

§ 15. Le plaisir est bon génériquement. On peut accorder cela ; mais tout dépend alors de la mesure datas laquelle le plaisir est pris, quand, d'ailleurs, c'est un plaisir permis par la raison.

§ 16. Est le retour... à l'état naturel. Voir un peu plus haut dans ce chapitre, § 10.

Le plaisir est un retour... La pensée ne semble pas achevée. Dans une nature mauvaise, le retour à l'état naturel sera un retour au mal ; dira-t-on encore que ce soit un plaisir ?

§ 17. Ils ne connaissent que les plaisirs du corps. Voir dans la Morale à Nicomaque, livre VII, ch. 13, une discussion spéciale sur ce point.

§ 18. Mais le plaisir peut avoir lieu. Répétition de ce qui a été dit un peu plus haut, § 10. Ce n'est pas le style d'Aristote.

§ 19. Commun à tous. Voir la Morale à Nicomaque, livre VII, ch. § 14.

A l'ambitieux et à l'ambition. La pensée est assez obscure. Sans doute, l'auteur veut dire que, si l'on condamne le plaisir parce qu'il est commun à tous les êtres, il faudra du moins estimer le plaisir qui ne serait le partage que d'un seul individu.

Dans celte théorie... a l'égoïsme de l'ambitieux. Le texte n'est pas tout à fait aussi précis que ma traduction.

§ 20. Dans la nature entière, il n'est pas un être... Ceci contredit un peu ce qui a été dit plus haut sur les êtres mauvais qu'il était possible de trouver dans la nature, § 13.

§ 21. On avançait encore. Voir plus haut, § 3.

§ 22. La science pourrait tout aussi bien... La comparaison n'est pas exacte; et il y a des plaisirs qui, en troublant la raison de l'homme, sont un obstacle au bien et à la vertu, sans être un obstacle à d'autres plaisirs.

§ 23. Nous excite d'autant plus à agir. Observation très vraie et très profonde. dont Aristote a fait usage plus d'une fois.

§ 24. Et pourquoi. Tournure déclamatoire qui se répète assez souvent dans ce traité, et que j'ai déjà signalée.

§ 25. L'action ne peut se produire sans le plaisir. Voir le développement de cette théorie délicate et vraie, dans la Morale à Nicomaque, livre X, ch. 4 et 5.

§ 26. On prétendait en outre. Il serait difficile de dire à qui cette doctrine doit être attribuée.

Les ouvriers qui préparent les repas. Exemple étrange, et assez mal choisi.

Sont des agents de plaisirs. Il faut ajouter : « qui disposent ces plaisirs savamment » .

La science aussi produit le plaisir. La science produit bien plutôt ce plaisir noble et relevé dont on parlait antérieurement,§$ 22 ; mais l'auteur veut dire sans doute qu'il y a une science du plaisir, possible comme toutes les autres sciences.

§ 27. On disait encore. Ceci s'adresse tout à la fois à Platon, et à l'école d'Antisthène. Socrate et son disciple ont cent fois combattu ce honteux système, à savoir que le plaisir pût être le but de la vie humaine.

§ 28. En passant à un autre sujet. L'auteur s'aperçoit lui-même qu'il aborde un sujet tout différent qui ne tient ni à ce qui précède, ni à ce qui suit. Si je n'ai pas fait ici un nouveau chapitre, c'est pour me conformer à toutes les éditions; et aussi, pour faire comprendre quelle espèce de désordre présente ce traité.

Ainsi que nous l'avons dit. Voir plus haut dans ce livre, ch. 8, § 18.

Une absurdité insoutenable. Il est dès lors assez singulier que l'auteur s'arrête à cette question, qu'il juge lui-même d'une manière si sévère.

§ 29. Exposés plus haut sur la vertu. Voir livre 1, ch. 9, § 4, et suiv.

Nous avons dit. Ceci est plutôt un résumé général qu'une citation textuelle des doctrines antérieures.

§ 30. Comme d'autres philosophes le prétendent. Sans doute Platon et son école.

Ce sont bien plutôt les passions. Ce n'est pas à dire que ce sont les passions toutes seules; et toute cette discussion aboutit à cette conséquence que la nature pousse l'homme instinctivement au bien, avant que sa raison ne l'y conduise et ne l'y attache. On a déjà vu cette doctrine dans la Morale à Nicomaque, au début du litre I, ch. 1.

§ 31. Les élans instinctifs... vers le bien. C'est se faire une grande et juste idée de la nature humaine.

Son vote approbatif. Ou désapprobatif.

 La passion régulière et bien organisée. Et dès lors, conforme à la raison, qui n'a plus qu'à l'approuver et non à la combattre.

 

CHAPITRE X.

De la fortune ou prospérité. Cette question se rattache à celle du bonheur. -- Définition de la fortune, qui se confond avec le hasard; elle est complètement distincte de l'intelligence, de la raison, et de la science; elle n'est pas l'ouvre de Dieu ni l'effet de sa bienveillance ; c'est l'effet d'une nature privée de raison. -- La fortune cependant contribue au bonheur, parce que c'est elle qui dispose des biens extérieurs.
 

§ 1. La suite naturelle de tout ce qui précède, c'est de parler aussi de la fortune, puisque nous traitons du bonheur. On croit très- généralement que la vie heureuse est la vie fortunée, ou du moins qu'il n'y a pas de vie heureuse sans la fortune. Peut-être n'a-t-on pas tout à fait tort ; car, sans les biens extérieurs, dont la fortune dispose souverainement, on ne saurait être complètement heureux. Ainsi, nous ferons bien de parler de la fortune et d'expliquer d'une manière générale ce que c'est que l'homme fortuné, à quelles conditions on est fortuné, et quels sont les biens requis pour l'être.

§ 2. Au premier coup d'oeil, on pourrait être assez embarrassé pour se décider sur ce sujet en l'abordant. En effet, on ne peut pas dire que la fortune ressemble à la nature; car toujours la nature, pour une chose dont elle est cause, fait cette chose de la même façon ; ou du moins, elle la fait de la même façon dans le plus grand nombre des cas. Tout au contraire, jamais la fortune ne fait les choses de la même manière ; elle les fait sans aucun ordre et comme cela se trouve. Et voilà comment on dit que c'est dans les choses de ce genre que consiste le hasard ou la fortune. La fortune ne peut pas non plus se confondre avec l'intelligence, ni avec la droite raison ; car là encore, la régularité n'éclate pas moins que dans la nature ; les choses y tient éternellement de même ; et la fortune, le hasard ne s'y rencontre point. Aussi, là où il y a le plus de raison et d'intelligence ; là il y a le moins de hasard ; et là où il y a le plus de hasard, là il y a le moins d'intelligence.

§ 3. Mais la bonne fortune est-elle donc l'effet de la bienveillance ou du soin des Dieux ? Ou bien, n'est-ce pas là encore une idée fausse? Dieu est à nos yeux le dispensateur souverain des biens et des maux, répartis selon qu'on les mérite. Mais la fortune et toutes les choses qui viennent de la fortune, ne sont véritablement réparties qu'au hasard. Si donc nous attribuons à Dieu ce désordre, nous en ferons un très mauvais juge, ou du moins, un juge fort peu équitable ; et c'est là un rôle qui ne convient pas à la majesté divine.

§ 4. Mais, en dehors des choses que nous venons d'indiquer, on ne saurait où placer la fortune; et par conséquent, elle doit être évidemment l'une quelconque de ces choses. L'intelligence, la raison et la science lui sont, à mon avis, tout à fait étrangères. D'autre part, il n'est pas possible que le soin et là faveur de Dieu soient la source de la prospérité et de la fortune, puisque souvent la fortune appartient tout aussi bien aux méchants, et qu'il est peu probable que Dieu s'occupe des méchants avec tant de sollicitude.

§ 5. Reste donc la nature, qui doit nous paraître l'origine la plus vraisemblable et la plus simple de la fortune. La prospérité et la fortune consistent dans des choses qui ne dépendent pas de nous, dont nous ne sommes pas les maîtres, et que nous ne pouvons pas faire à notre gré. Aussi, ne dira-t-on jamais de l'homme juste, en tant que juste qu'il est favorisé de la fortune, pas plus qu'on ne le dit de l'homme courageux, ni de quiconque montre de la vertu en quelque genre que ce soit ; car ce sont là des choses qu'il dépend de nous d'avoir ou de n'avoir pas. Mais il est des choses où nous appliquerons plus proprement ce mot de bonne forge, et nous pourrons dire dé l'homme qui a une naissance illustre, et en généra! de celui qui reçoit des biens qui ne dépendent pas de lui, que la fortune l'a favorisée

§ 6. Cependant, ce n'est pas même encore en cela qu'on pourrait dire propre  ment qu'il y a faveur de la fortune. Ce mot de fortuné, d'heureux, peut se prendre dans bien des sens ; et, par exemple, celui à qui il est arrivé de faire quelque chose de bien, en faisant tout le contraire de ce qu'il voulait, peut passer pour un homme heureux, pour un homme favorisé de la fortune. On peut encore appeler heureux celui qui, devant selon toute raison subir un dommage, a fait cependant un profit.

§ 7. Ainsi, il faut entendre que c'est une faveur de la fortune, quand on obtient quelque bien sur lequel on ne pouvait pas raisonnablement compter; ou qu'on n'essuie pas un mal qu'on devait raisonnablement subir. Du reste, ce mot de faveur de la fortune s'appliquera plus spécialement à l'acquisition d'un bien ; car obtenir un bien parait un bonheur en soi, tandis que ne pas éprouver de mal n'est qu'un bonheur indirect et accidentel.

§ 8. Ainsi donc, la prospérité, la fortune est en quelque sorte une nature privée de raison. L'homme que favorise la fortune est celui qui se porte sans une raison suffisamment éclairée à' la recherche des biens, et les rencontre. Son succès ne peut être attribué qu'à la nature, puisque c'est la nature qui a placé dans notre âme cette force aveugle qui nous porte, sans l'intervention de la raison, vers tout ce qui doit nous faire du bien.

§ 9. Que si l'on demande à l'homme qui a si bien réussi : « Pourquoi vous a-t-il paru convenable de faire comme vous avez fait ? Je n'en sais rien, répondra-t-il ; c'est que cela m'a convenu comme cela. » Il est absolument comme les gens possédés d'enthousiasme ; ils sont emportés par le sentiment qui les domine, et ils sont poussés, sans être guidés par la raison, à faire ce qu'ils font.

§ 10. Nous ne pouvons pas du reste donner à la fortune un nom qui lui soit propre et spécial, bien que nous l'appelions souvent une cause. Mais la cause est tout autre chose que le nom qu'on lui donne. En effet, la cause et ce dont elle est cause sont des choses très distinctes ; et l'on peut encore appeler la fortune une cause, indépendamment de cette force toute instinctive qui nous fait acquérir les biens que nous désirons ; par exemple, c'est la cause qui fait qu'on ne subit pas de mal dans un certain cas, ou qu'on reçoit du bien dans un cas où l'on ne devait pas s'y attendre.

§ 11. Ainsi donc, la fortune, la prospérité ainsi comprise est différente de l'autre, en ce qu'elle semble ne résulter que d'une interversion des choses, et qu'elle est un bonheur indirect et accidentel. Mais si l'on veut encore appeler cela une faveur de la fortune, on ne peut nier toutefois qu'il n'y ait un élément plus spécial de bonheur dans cette autre fortune, où l'individu porte en lui-même le principe de cette force qui lui fait acquérir les biens qu'il souhaite.

§ 12. En résumé, comme il n'y a pas de bonheur sans les biens extérieurs, et que ces biens-là ne viennent que de la faveur de la fortune, ainsi que nous venons de le dire, il faut reconnaître que la fortune contribue pour sa part au bonheur. voilà ce que nous avions à dire de la fortune et de la prospérité.





 

 

Ch. X. La Morale à Nicomaque n'a rien qui corresponde à cette théorie de la fortune; dans la Morale à Eudème, elle ne vient qu'après celle de l'amitié, livre VII, ch. 14

§ 1. La suite naturelle de ce qui précède. Ceci est vrai relativement aux théories antérieures, si l'on en excepte la fin du chapitre qui précède immédiatement celui-ci.

Sans les biens extérieurs. C'est bien là la doctrine d'Aristote. Voir la Morale à Nicomaque, livre I, ch . 6, § 14..

La vie heureuse est la vie fortunée. Cette opposition n'est pas aussi marquée dans notre langue qu'elle l'est en grec.

Dont la fortune dispose souverainement. Ceci n'est pas tout à fait exact, en ce que l'homme peut beaucoup contribuer personnellement à sa fortune.

§ 2. Que la fortune ressemble à la nature. Il faut se rappeler, dans tout ce qui va suivre, qu'en grec c'est un seul et même mot qui exprime la fortune et le hasard, et que, par conséquent, ces deux idées s'y confondent très souvent.

Jamais la fortune ne fait les choses. Ici la fortune signifie le hasard.

La fortune, la hasard. J'ai dû mettre les deux mots pour que la pensée restât juste, quoiqu'il n'y en ait qu'un seul dans le texte.

§ 3. L'effet de la bienveillance... des Dieux. L'exemple de la vie suffit à montrer qu'il n'en peut pas être ainsi. La richesse et la prospérité sont trop souvent attribuées à qui les mérite peu.

Si nous attribuons a Dieu ce désordre. Idée vraie et toute Platonicienne.

§ 4. Des choses que nous venons d'indiquer. La nature, l'intelligence et Dieu.

§ 5. Reste donc la nature. Cette solution n'est pas la plus mauvaise qu'on puisse donner; et l'origine du hasard présente toujours une bien grande difficulté.

La prospérité et la fortune. Dépendent en partie de nous et de notre conduite.

Une naissance illustre.... des biens qui ne dépendent pas de lui. La beauté, l'opulence. Ce sont là en effet des biens dont la fortune seule dispose ; mais ce ne sont pas les plus précieux.

§ 6. Ce n'est pas même encore. Ce sont là certainement des faveurs de la fortune; mais il est vrai qu'on peut restreindre encore cette idée; et les exemples qu'on cite plus bas relèvent très particulièrement du hasard.

§ 7. Indirect et accidentel. Il n'y a qu'un seul mot dans le texte.

§ 8. Une nature privée de raison. On voit en quel sens restreint est pris ici le mot de nature. La suite l'explique.

§ 9. Les gens possédés d'enthousiasme. Ce serait alors faire remonter indirectement la fortune jusqu'à Dieu.

§ 10. Appeler la fortune une cause. C'est très spécialement le hasard, plutôt encore que la fortune, puisqu'on peut supposer que dans celle-ci l'homme a encore une part. Dans le hasard, il n'en a absolument aucune.

§ 11. Différente de l'autre. Cette autre fortune est celle où l'homme, guidé par son instinct, contribue encore dans une mesure quelconque au bonheur qui lui arrive.

§ 12. Que de la faveur de la fortune. C'est trop dire ; ou du moins, si la fortune les ôte souverainement, l'industrie de l'homme peut les conquérir de nouveau; et sa prudence les conserve mieux.

Ainsi que nous venons de le dire. Un peu plus haut, § 5. Pour sa part au bonheur. L'action de la fortune, ainsi restreinte, est incontestable. Mais si les biens extérieurs sont indispensables au bonheur, Il faut ajouter que c'est au bonheur aussi complet que l'homme peut l'espérer dans cette vie ; car le bonheur peut exister sans eux ; souvent même, ils y font obstacle, si le bonheur consiste surtout dans la vertu. Le sage sait se passer de ces biens-là.

 

CHAPITRE XI.

Résumé des théories particulières sur chacune des vertus spéciales.. -- L'honnêteté unie à la bonté, la beauté morale, est la définition générale de toutes les vertus. Portrait de l'homme vertueux, honnête et bon ; il sait user de tous les biens sans jamais abuser d'aucun.
 

§ 1. Après avoir fait l'analyse de chaque vertu en particulier, il ne nous reste plus qu'à résumer tous ces détails pour présenter le portrait de la vertu dans son ensemble et sa généralité.

§ 2. Nous ne désapprouvons pas l'expression, composée de deux mots dans la langue grecque, par laquelle on désigne le caractère de l'homme complètement vertueux : l'honnêteté unie à la bonté, la beauté morale ; car on dit d'un homme qu'il est honnête et bon, pour exprimer qu'il est d'une vertu accomplie. Du reste, cette expression générale d'honnête et bon peut s'appliquer à la vertu dans toutes ses nuances, à la justice, au courage, à la sagesse, en un mot, à toutes les vertus sans exception.

§ 3. Mais, en divisant le mot dans les deux éléments dont il est formé, ;nous disons qu'il y a des choses qui sont spécialement honnêtes, et d'autres qui sont spécialement bonnes et belles. Parmi les choses bonnes, il y en a qui le sont d'une manière absolue, et d'autres qui ne le sont pas absolument. Les choses honnêtes et belles sont, par exemple, les vertus et tous les actes que la vertu inspire. Les choses bonnes, les biens sont le pouvoir, la richesse, la gloire, les honneurs et les autres avantages analogues. Ainsi donc, l'homme honnête et bon est celui pour qui les biens absolus sont les biens qu'il pour suit, et pour qui les choses absolument belles sont les belles choses qu'il tâche de faire.

§ 4. Voilà l'homme honnête et bon ; voilà la beauté morale. Mais l'homme pour qui les biens absolus ne sont pas des biens, n'est pas honnête et bon ; pas plus que celui-là n'est en santé, pour qui les choses saines, absolument parlant, ne sont pas saines. Si la fortune et le pouvoir, venant à tomber entre les mains d'un homme, ne lui sont que nuisibles, il ne doit pas les désirer ; car il ne doit souhaiter que les biens qui ne peuvent pas lui nuire.

§ 5. Mais l'homme qui est organisé de telle façon qu'il fait bien de refuser pour lui-même la possession de quelques-uns de ces biens, n'est pas ce que nous appelons honnête et bon. II n'y a de véritablement honnête et bon que celui pour qui tous les vrais biens restent des biens, et qui n'est pas corrompu par eux, comme les hommes le sont trop souvent par la richesse et par le pouvoir.

Ch. XI. Rien de correspondant dans la Morale à Nicomaque ; Morale à Eudème, livre VII, ch. 15.

§ 1. Après avoir fait l'analyse.. Ceci se retrouve, presque textuellement, au début du chapitre quinzième et dernier du livre VII de la Morale à Eudème.

§ 2. Composée de deux mots dans la langue grecque. J'al ajouté tout ceci, parce que notre langue n'a pus un équivalent du composé grec.

L'honnêteté unie â la bonté. Cette idée est exprimée dans le texte par un seul mot, qui renferme de plus l'idée de beauté, que je n'ai pu rendre qu'en ajoutant les mots suivants : « La beauté morale. »

§ 3. En divisant le mot dans les deux éléments... Le texte est moins précis.

§ 4. Voilà la beauté morale. J'ai ajouté ces mots.
Peut-être ce chapitre devrait-il terminer la Grande Morale comme les théories correspondantes terminent la Morale à Eudème; mais alors il faudrait le déplacer et le renvoyer après la théorie de l'amitié. Voir la Dissertation préliminaire.

 

CHAPITRE XII.

Retour sur quelques théories antérieures. Définition nouvelle de la droite raison. -- La règle des passions, c'est qu'elles concourent à l'activité de la raison loin d'y faire obstacle. -- La science morale, non plus qu'aucune autre science, n'assure la possession directe de 'son objet propre. Elle donne seulement la faculté de se le procurer ; et l'objet de la science morale, c'est le bonheur, qui dépend essentiellement de l'usage personnel qu'on fait des choses.

 

§ 1. On a déjà vu plus haut ce que c'est qu'agir conformément aux vertus ; mais cette théorie n'a pas été suffisamment développée. En effet, nous avons dit que c'est se conduire suivant la droite raison; mais il est possible que, ne sachant pas au juste ce qu'on doit entendre par là, on demande ce que c'est que de se conformer à la droite raison, et en quoi consiste la droite raison qu'on recommande.

§ 2. Agir suivant la droite raison, c'est agir de façon que la partie irrationnelle de l'âme n'empêche pas la partie raisonnable d'accomplir l'acte qui lui est propre; alors l'action qu'on fait est conforme à la droite raison. Nous avons dans notre âme une partie qui est moins bonne, et une autre partie qui est meilleure. Or, le pire est toujours fait en vue du meilleur, comme, dans l'association de l'âme et du corps, le corps est fait pour l'âme; et nous disons que le corps est en bon état quand il n'est pas un obstacle à l'âme, et qu'au contraire il contribue et concourt à lui faire accomplir l'acte qui lui est propre ; car le pire, je le répète, est fait en vue du meilleur ; et il est destiné à agir de concert avec lui.

§ 3. Lors donc que les passions n'empêchent pas l'intelligence d'accomplir sa fonction spéciale, les choses se passent suivant la droite raison. « Oui, sans doute, cela est vrai, pourrait-on dire. Mais comment doivent être les passions pour ne pas faire obstacle à l'âme ? et dans quel moment sont  elles ainsi disposées ? Voilà ce que je ne sais pas. »

§ 4. J'avoue que la chose n'est pas facile à dire. Mais le rôle du médecin ne va pas non plus au-delà. Quand il ordonne de la tisane à un malade qui a la fièvre, et qu'un disciple lui dit : « Mais comment est-ce que je sentirai qu'un malade a la fièvre ? -- Lorsque vous verrez qu'il est pâle, répond-il. Mais comment verrai-je qu'il est  pâle ? » — Que le médecin comprenne alors qu'il ne peut pas aller plus loin, et qu'il réponde : « Si vous n'avez pas à part vous le sentiment et la perception de ces choses, je n'y puis rien faire. »

§ 5. Le même dialogue peut exactement s'appliquer dans une foule de circonstances semblables ; et c'est absolument ainsi qu'on peut acquérir la connaissance des passions ; il faut soi-même contribuer pour sa part à les observer en les sentant.

§ 6. On peut encore se poser une autre question, et demander aussi : « Mais quand je saurai cela, en effet serai-je heureux ? » C'est là du moins en général ce qu'on croit ; mais c'est une erreur. Il n'y a pas une seule science qui donne non plus à celui qui la possède l'usage et la pratique actuelle et effective de son objet particulier ; elle ne lui donne que la faculté de s'en servir. Ici non plus, savoir ces choses n'en donne pas l'usage, puisque le bonheur, avons-nous dit, est un acte. Cela n'en donne que la simple faculté ; et le bonheur ne consiste pas à connaître de quels éléments le bonheur se compose; il consiste seulement à se servir de ces éléments.

§ 7. Mais ce n'est pas le but du présent traité d'enseigner l'usage et la pratique de ces choses ; et encore une fois, aucune autre science, pas plus que celle-ci, ne donne l'usage direct des choses ; elle ne donne jamais que la faculté d'en user.

Ch. XII. Rien de correspondant ni dans la Morale à Nicomaque, ni dans la Morale à Eudème.

§ 1. On a déjà vu plus haut. Voir livre I, ch. 5, § 2, et suivants.

Cette théorie n'a pas été suffisamment développée. Ceci est une sorte d'excuse pour cette digression et ce hors d'oeuvre.

Nous avons dit. Voir plus haut, livre I, ch. 32, § 3, et les notes sur ce dernier passage. Voir la morale à Nicomaque, liv. VI, chap. 7.

§ 2. La partie irrationnelle de l'âme. Voir plus haut livre I, ch. 4, à la fin; et ch. 5, s 2, et suiv.

§ 3. Pourrait-on dire. Ces formes de dialogue ne sont guère dans les habitudes d'Aristote.

§ 4. Et qu'un disciple lui dit : Même remarque.

§ 5. Le même dialogue. Le texte dit simplement : « le même raisonnement. »

§ 6. Et demander aussi. La question paraît un peu naïve.

La pratique actuelle et effective. Le texte dit simplement : « l'acte » .

Avons-nous dit. Plus haut, livre 1, ch. 4, §  6.

§ 7. L'usage et la pratique de ces choses. Dans la Morale à Nicomaque au contraire, le but que se propose Aristote est tout pratique, livre I, ch. 3,  § 13; et livre X, ch. 10, § 7, bien qu'Il ne se dissimule pas l'impuissance des théories.
 

 

CHAPITRE XIII.

De l'amitié. Enumératlon des questions diverses que ce sujet a soulevées. Définition préliminaire de l'amitié. Citations d'Empédocle. — Elle ne peut exister qu'entre les êtres qui peuvent se rendre une affection réciproque. L'homme de bien peut-il être l'ami du méchant ? — Rapports et différences des trois espèces d'amitiés, par vertu, par intérêt, par plaisir. La première espèce d'amitié est la seule durable. — Des mauvais amis : citation d'Euripide. Le plus souvent on ne doit s'en prendre qu'à soi des mécomptes qu'on éprouve en amitié. — L'amitié peut également naître entre des êtres égaux et des êtres inégaux : citation d'Euripide. En général le supérieur se laisse aimer par l'inférieur plus qu'il ne l'aime. — Peut-on s'aimer soi-même ? Discussion de cette question. — L'amitié consiste souvent dans l'égalité proportionnelle.
 

§ 1. Par-dessus toutes les théories précédentes, et pour les compléter, il semble nécessaire de parler de l'amitié, et de dire ce qu'elle est, en quoi elle consiste et à quoi elle s'applique. Comme nous voyons qu'on peut la ressentir pendant toute la vie, qu'elle peut subsister en tout temps, et toujours être un bien, il faut la considérer comme une annexe du bonheur.

§ 2. Nous ferons peut-être mieux d'indiquer d'abord les questions et les recherches dont l'amitié peut être l'objet. Voici une première question : L'amitié n'existe-t-elle qu'entre des êtres semblables, comme cela semble en effet, et comme on le dit souvent ? « Le geai, selon le proverbe, recherche le » geai, son pareil !

» Et ce qui se ressemble, un Dieu toujours l'assemble. »

On cite encore, à propos d'une chienne qui allait toujours dormir sur la même écuelle, la réponse d'Empédocle :

« Pourquoi, demandait-on, cette chienne va-t-elle dormir toujours sur son écuelle ? C'est, dit-il, parce que cette chienne a quelque ressemblance de couleur avec son écuelle, » voulant indiquer par là que l'habitude de cet animal ne venait que de la ressemblance.

§ 3. D'autres soutiennent tout à l'inverse que l'amitié se forme surtout entre les êtres contraires. Ainsi, disent-ils, la terre aime la pluie quand le sol est sec ; et le contraire veut être l'ami de son contraire. L'amitié, ajoute-t-on, ne peut même pas avoir lieu entre les semblables ; car le semblable évidemment n'a pas besoin de son semblable. On fait encore d'autres raisonnements de ce genre, que je passe sous silence.

§ 4, Autre question : Est-il difficile, ou bien est-il facile de devenir amis ? Les flatteurs qui se familiarisent si vite, ne sont pas des amis; ils n'en ont que l'apparence.

§ 5. On demande encore si l'homme vertueux peut être ou s'il ne peut pas être l'ami du méchant, l'amitié ne pouvant s'appuyer que sur une solide confiance que le méchant n'inspire jamais. Le méchant peut-il être l'ami du méchant? Ou cette liaison est -elle également impossible ?

§ 6. Pour bien répondre à ces questions, il est bon de préciser d'abord de quelle amitié nous entendons parler. Ainsi, parfois on s'imagine qu'il peut y avoir amitié, soit pour Dieu, soit même pour les choses inanimées. Mais c'est une erreur. Selon nous, il n'y a de véritable amitié que là où il peut y avoir réciprocité d'affection. Mais l'amitié, l'amour envers Dieu ne peut pas compter sur un retour, et il est absolument impossible qu'il y ait amitié. Ne serait-ce pas le comble de l'absurde de dire qu'on aime Jupiter?

§ 7. Il ne peut pas davantage y avoir une réciprocité d'amitié de la part des choses inanimées; et si l'on dit qu'on aime aussi certaines choses inanimées, c'est comme on aime le vin, par exemple, ou autre chose du même genre. Ainsi donc, nous n'étudions ici ni l'amitié ou l'amour envers Dieu, ni l'amitié ou l'amour pour les choses inanimées; nous n'étudions que l'amitié pour les êtres animés ; et encore parmi ces êtres, pour ceux qui peuvent payer de retour l'affection qu'on leur montre.

§ 8. Si l'on voulait pousser plus loin l'analyse, et rechercher quel est le véritable objet de l'amour, nous pouvons dire sur le champ que ce n'est pas autre chose que les bien. Il est vrai que l'objet aimé et l'objet qu'on devrait aimer sont parfois fort différents, tout comme le sont aussi la chose qu'on veut et celle qu'on devrait vouloir.

§ 9. La chose qu'on veut, c'est d'une manière absolue, le bien ; celle que chacun doit vouloir, c'est ce qui est bon pour lui en particulier. De même également, la chose qu'on aime, c'est le bien absolument parlant ; celle qu'on doit aimer, c'est celle qu'on trouve tin bien pour soi personnellement. Par conséquent, l'objet aimé est aussi l'objet qu'on doit aimer ; mais l'objet qu'on doit aimer n'est pas toujours l'objet qu'on aime.

§ 10. Voilà précisément ce qui soulève la question de savoir sil' homme de bien peut être ou ne peut pas être l'ami du méchant. Le bien individuel est en quelque sorte enchaîné au bien absolu, tout comme l'objet qui doit être aimé est enchaîné à l'objet qu'on aime ; et la suite et la conséquence du bien, c'est l'agréable et l'utile.

§ 11. Or, l'amitié existe entre les gens de bien, quand ils se rendent une mutuelle affection. Ils s'aiment entre eux, en tant qu'ils sont aimables ; et ils sont aimables, en tant qu'ils sont bons.

§ 12. Ainsi donc, l'homme de bien, peut-on dire, ne sera pas l'ami du méchant. Pourtant il le sera, parce que l'utile et l'agréable étant les ;suites du bien, le méchant, s'il est agréable, est ami en tant qu'il est agréable; et s'il est utile, il est également ami en tant qu'utile.

§ 13. Mais je conviens qu'une amitié de ce genre ne reposera pas sur les vrais motifs qui doivent faire qu'on aime ; il n'y a que le bien qui soit aimable ; et le méchant n'est pas vraiment aimable, quoiqu'il fasse. Mais il n'est aimé que dans le sens où il peut être aimé ; car on est bien loin de l'amitié parfaite, c'est-à-dire de celle qui unit les gens de bien, dans ces amitiés qui ne reposent que sur l'agréable et l'utile.

§ 14. Ainsi, l'homme qui n'aime qu'en vue de l'agréable, n'aime pas de cette amitié que le bien inspire, pas plus que celui qui n'aime qu'en vue de l'utile.

§ 15. il faut dire pourtant que ces trois sortes d'amitiés qui s'attachent ou au bien, ou à l'agréable, ou à l'utile, si elles ne sont pas identiques, ne sont pas aussi éloignées qu'on pourrait le croire. Elles dépendent toutes trois en quelque sorte d'un même principe. C'est ainsi que nous disons, en employant un seul et même mot, de lalancette qu'elle est médicale, d'un homme qu'il est médical, de la science qu'elle est médicale. Ces expressions, onle voit, ne se prennent pas toutes de la même façon ; lalancette, en tant qu'elle est un instrument utile à la médecine; est appelée médicale ; l'homme, en tant qu'il rend la santé, peut être appelé médical ou médecin ; et enfin, la science est appelée médicale, parce qu'elle est la cause et le principe de tout le reste.

§ 16. C'est également ainsi que ces liaisons, toutes différentes qu'elles sont entre elles, sont appelées des amitiés, et celle des bons qui n'est contractée que sous l'influence du bien, et celle qui ne tient qu'à l'agréable, et celle qui ne vise qu'à l'utile. Elles ne sont pas davantage appelées d'un seul nom ; et elles ne sont pas identiquement les mêmes ; seulement, elles s'adressent à peu près aux mêmes choses et viennent des mêmes sources.

§ 17. Si l'on dit : « Mais celui qui n'est ami qu'en vue de l'agréable, n'est pas vraiment ami de son prétendu ami, puisqu'il n'est pas ami par l'influence seule du bien. » Je réponds : Cet homme s'achemine vers l'amitié des gens de bien, qui se compose à la fois de tous ces éléments, le bon, l'agréable et l'utile. Il n'est pas encore ami suivant cette amitié-là ; il l'est seulement suivant celle du plaisir et de l'intérêt.

§ 18. Une autre question : L'homme vertueux sera-t-il ou ne sera-t-il pas l'ami de l'homme vertueux ? On répond négativement, parce que, dit-on, le semblable n'a pas besoin de son semblable. Mais cet argument ne concerne que l'amitié par intérêt, l'amitié de l'utile ; ceux qui ne se recherchent que parce qu'ils ont besoin l'un de l'autre, ne sont liés que de l'amitié fondée sur l'utile.

§ 19. Mais la définition que nous avons donnée de l'amitié par intérêt, est tout autre que celle de l'amitié par vertu ou par plaisir. Les coeurs qui sont unis par la vertu sont bien plus amis que les autres ; car ils ont tous les biens à la fois le bon, l'agréable et l'utile.

§ 20. Mais, disait-on plus haut, l'homme de bien, s'il est l'ami de l'homme de bien, peut être aussi l'ami du méchant. Oui; en tant que le méchant est agréable, le méchant est son ami. Et l'on ajoutait : le méchant peut être encore l'ami du méchant; oui; en tant que leur utilité réciproque se trouve dans . cette liaison, les méchants sont amis entr'eux. On peut voir en effet bien des gens qui sont amis pour leur utilité commune, parce qu'ils ont un même intérêt ; et rien n'empêche qu'un même intérêt ne rapproche des méchants, tout méchants qu'ils sont.

§ 21. Mais l'amitié la plus solidement établie, la plus durable, la plus belle, est celle qui unit les gens vertueux ; et c'est tout simple qu'il en soit ainsi, puisqu'elle s'applique à la vertu et au bien. La vertu qui enfante cette amitié est inébranlable ; et. par suite, cette noble amitié qu'elle produit, doit être inébranlable comme elle. L'utile au contraire n'est jamais le même ; et voilà pourquoi l'amitié qui se fonde sur l'utile n'est jamais stable, et qu'elle tombe avec l'utilité qui l'a fait naître.

§ 22. J'en pourrais dire autant de l'amitié que forme le plaisir. Ainsi, l'amitié qui unit les plus nobles coeurs, est celle qui se forme par la vertu ; l'amitié du vulgaire ne vient que de l'intérêt ; enfin celle du plaisir est l'amitié des gens grossiers et méprisables.

§ 23. Il arrive parfois qu'on s'indigne, et qu'on s'étonne de rencontrer de mauvais amis. Pourtant il n'y a rien là qui doive révolter la raison. Quand l'amitié n'a pour principe que le plaisir ou l'utile, qui la forme,  dès que ces motifs viennent à disparaître, l'amitié ne doit pas leur survivre.

§ 24. Souvent, l'amitié demeure malgré ces déceptions ; mais l'ami s'est mal conduit, et l'on s'emporte contre lui. Sa conduite cependant n'est pas aussi déraisonnable qu'on la suppose ; ce n'était pas par vertu que vous vous étiez lié avec lui; rien d'étonnant dès lors qu'il fasse des choses qui ne sont pas conformes à la vertu. L'indignation qu'on ressent n'est donc pas justifiée; et tout en ne contractant au fond qu'une amitié de plaisir, on s'imagine bien à tort qu'on devrait avoir l'amitié de vertu. C'est tout simplement impossible ; car l'amitié du plaisir ou de l'intérêt s'inquiète assez peu de la vertu. On s'est lié par plaisir, et l'on cherche la vertu ; on se trompe.

§ 25. La vertu ne suit ni le plaisir ni l'intérêt, tandis que l'un et l'autre suivent la vertu. On est dans une grave erreur si l'on ne croit pas que les gens de bien se soient mutuellement très agréables. Les méchants, comme le dit Euripide, se plaisent bien les uns aux autres :

« Et le méchant toujours recherche le méchant, »

Mais encore une fois, la vertu ne suit pas le plaisir ; c'est le plaisir au contraire qui suit la vertu.

§ 26. Le plaisir est-il, ou n'est-il pas un élément nécessaire, outre la vertu, dans l'amitié des gens de bien ? Ce serait une absurdité de prétendre qu'il ne faut pas qu'il y ait du plaisir dans ces liaisons . Si vous Ôtez aux gens de bien cet avantage de se plaire et d'être agréables les uns aux autres, ils seront forcés de chercher d'autres amis qui leur soient agréables pour se lier et vivre avec eux ; car pour l'intimité de la vie commune, il n'y a rien de si essentiel que de se plaire mutuellement.

§ 27. Il serait donc absurde de croire que les bons ne sont pas capables, plus que personne, de vivre intimement ensemble ; et comme on ne le peut sans y trouver du plaisir, il faut en conclure, à ce qu'il semble, que les gens de bien, plus que qui que ce soit, sont agréables les uns aux autres.

§ 28. On a vu que les amitiés se divisent en trois espèces, et l'on a élevé la question de savoir si, pour chacune d'elles, l'amitié consiste dans l'égalité ou dans l'inégalité. A notre avis, elle peut consister dans l'une et l'autre à la fois. Ainsi, l'amitié des bons ou l'amitié parfaite se produit par la ressemblance; l'amitié de l'intérêt repose sur la dissemblance au contraire ; le pauvre est l'ami du riche parce qu'il a besoin des biens dont le riche abonde ; et le méchant devient l'ami du bon par le même motif; comme il manque de vertu, il se fait l'ami de l'homme auprès de qui il espère en trouver

§. 29. Ainsi, l'amitié par intérêt se produit entre des êtres dissemblables ; et l'on pourrait appliquer à ceci le vers d'Euripide :

«  La terre aime la pluie, alors que tout est sec ; »

et l'on dirait que l'amitié fondée sur l'intérêt se produit entre des êtres contraires, précisément à cause de leur dissemblance même.

§ 30. Car si l'on veut prendre pour exemple les choses les plus opposées, l'eau et le feu, on peut dire qu'elles sont utiles l'une à l'antre. Le feu, à ce qu'on prétend, périt et s'éteint, s'il n'a pas l'humidité qui lui prépare en quelque sorte sa nourriture ; mais en une quantité telle cependant qu'il puisse l'absorber. Si l'on vient à donner la prédominance à l'humidité, elle fait périr le feu, tandis que, si elle est en quantité convenable, elle lui sert en l'entretenant. Il est donc évident que, même entre les êtres les plus contraires, l'amitié peut se former par l'utilité dont ils sont les uns aux autres.

§ 31. Toutes les amitiés, qu'elles naissent d'ailleurs de l'égalité ou de l'inégalité, peuvent se ramener aux trois espèces qu'on a indiquées. Mais dans toutes ces liaisons, le désaccord peut survenir entre les amis, s'ils ne sont pas égaux dans l'affection qu'ils se portent, dans les services qu'ils se rendent, dans leur dévouement mutuel ou sous tels autres rapports analogues. Lorsque l'un des deux fait les choses avec ardeur, et que l'autre ne les fait qu'avec négligence, les reproches et les accusations s'élèvent contre ce défaut de soins et cet oubli.

§ 32. Cependant ce n'est pas dans les unions où l'amitié a de part et d'autre le même but, je aveux dire celles où les deux amis se sont liés également ou par intérêt, ou par plaisir, ou par vertu, que ce manque d'affection de la part de l'un des deux se laisse clairement apercevoir. Si vous me faites moins de bien que je ne vous en fais moi-même, je n'hésite pas à penser que je dois redoubler d'affection pour vous afin de vous toucher.

§ 33. Mais les dissensions sont plus fréquentes et plus sensibles dans l'amitié où les amis ne se sont pas liés par les mêmes motifs ; car dans ce cas, on n'aperçoit pas très clairement de quel côté vient le tort. Si, par exemple, l'un s'est lié par plaisir, et l'autre par intérêt, il peut y avoir grand embarras à discerner le coupable. Celui des deux qui dans la liaison visait de préférence à l'utile, ne pense pas que le plaisir qu'on lui donne soit l'équivalent de l'utile qu'il recherche; et de son côté, celui qui donnait la préférence au plaisir, ne pense pas recevoir un prix suffisant du plaisir qu'il aime, dans les services qu'on lui rend. Et voilà pourquoi les mésintelligences se produisent dans les amitiés de ce genre.

§ 34. Quant aux liaisons formées dans l'inégalité, ceux qui l'emportent par leurs richesses ou par tel autre avantage analogue, s'imaginent qu'ils n'ont point à aimer eux-mêmes, mais qu'ils doivent être aimés au contraire par leurs amis plus pauvres qu'eux.

§ 35. Pourtant aimer vaut mieux qu'être aimé ; car aimer est un acte de plaisir et un bien, tandis que l'on a beau être aimé, il n'en résulte aucun acte de la part de l'être aimé.

§ 36. C'est encore ainsi qu'il vaut mieux connaître que d'être connu ; être connu, être aimé peut appartenir tout aussi bien aux êtres inanimés, tandis que connaître et aimer appartient aux êtres animés exclusivement.

§ 37. Faire du bien vaut mieux encore que n'en pas faire ; or, celui qui aime fait du bien en tant qu'il aime ; celui qui est aimé, en tant qu'il est aimé, n'en fait aucun.

§ 38. En général, les hommes, par une sorte d'ambition, veulent plutôt être aimés qu'aimer eux-mêmes ; parce que c'est en quelque façon une situation supérieure que d'être aimé. Toujours celui qui est aimé, l'emporte sur l'autre, soit par le plaisir qu'il procure, soit par sa richesse, soit par sa vertu ; et l'ambitieux ne désire que la supériorité.

§ 39. Or, ceux qui se sentent cette supériorité pensent qu'ils ne doivent pas aimer eux-mêmes ; ils trouvent qu'ils payent de reste, du côté où ils sont supérieurs, ceux qui les aiment; et comme ceux-ci leur sont encore inférieurs, les autres supposent qu'ils doivent en être aimés et non pas les aimer eux-mêmes. Au contraire, celui qui a besoin et manque ou de fortune, ou de plaisir, ou de vertu, admire celui qui l'emporte sur lui par tous ces avantages ; et il l'aime pour les choses qu'il en obtient, ou qu'il espère en obtenir.

§ 40. On peut dire encore que toutes ces amitiés naissent de la sympathie, en ce sens qu'on ressent de la bienveillance pour quelqu'un et qu'on lui veut du bien. Mais l'amitié qui se forme ainsi ne renferme pas toujours toutes les conditions requises ; et souvent, tout en voulant du bien à quelqu'un, on veut cependant vivre avec un autre que lui.

§ 41. Sont-ce là du reste les affections et les sentiments de l'amitié ordinaire ? Ou bien sont-ils réservés à cette amitié complète qui ne se fonde que sur la vertu? Toutes les conditions se trouvent réunies dans cette noble amitié. D'abord, on ne peut pas désirer vivre avec un autre ami que celui-là, puisque l'utile, l'agréable, et la vertu se trouvent rassemblés dans l'honnête homme. Mais en outre, nous lui voulons du bien plus particulièrement qu'à qui que ce soit, et nous désirons vivre et vivre heureux avec lui plus qu'avec tout autre homme au monde.

§ 42. Une question qu'on peut soulever à propos de celle-ci, c'est de savoir s'il est possible ou s'il n'est pas possible qu'on ait de l'amitié pour soi-même. Nous la laisserons de côté pour le moment, mais nous y reviendrons plus tard. Nous voulons tout pour nous ; et d'abord, nous voulons vivre avec nous-mêmes, ce qui est, on peut dire, une nécessité de notre nature ; et nous ne pouvons souhaiter plus vivement à personne le bonheur, la vie, le succès.

§ 43. D'autre part, c'est surtout avec nos propres souffrances que nous sympathisons. Le moindre choc, le moindre accident de ce genre nous arrache aussitôt des cris de douleur. Tous ces motifs pourraient nous donner à croire que l'on peut avoir de l'amitié pour soi-même.

§ 44. Du reste, toutes ces expressions de sympathie, de bienveillance et autres du même genre, n'ont de sens que si on les rapporte, soit à l'amitié que nous ressentons pour nous-mêmes, soit à l'amitié parfaite ; car tous ces caractères se retrouvent également dans les deux. Vivre ensemble, se souhaiter une longue existence et une existence heureuse, ce sont là des sentiments qu'on peut reconnaître également de l'un et de l'autre côté.

§ 45. On pourrait croire aussi que l'amitié doit se trouver partout où se trouve le droit et la justice, et qu'autant il y a d'espèces de justice et de droits, autant il doit y avoir d'espèces d'amitiés. Ainsi, il y a une justice et un droit de l'étranger au citoyen qui en fait son hôte, de l'esclave au maître, du citoyen au citoyen, du fils au père, de la femme au mari ; et toutes les autres associations ou amitiés qu'on peut imaginer, se réduisent au fond à celles qu'on vient de citer.

§ 46. Ajoutons que la plus solide des amitiés est peut-être celle que contractent les hôtes, parce qu'il ne peut pas y avoir entre eux de but commun qui provoque des rivalités, comme il peut en exister entre les citoyens ; car lorsqu'on lutte les uns contre les autres pour savoir à qui restera la supériorité, il est impossible de demeurer longtemps amis.

§ 47. Maintenant, nous pouvons reprendre la question de savoir si c'est possible ou non d'avoir de l'amitié pour soi-même. Évidemment, ainsi que nous l'avons dit un peu plus haut, l'amitié se reconnaît dans les actes de détails dont l'ensemble la compose ; or, c'est surtout pour nous-mêmes que nous pouvons l'exercer dans les détails les plus minutieux. C'est surtout à nous que nous pouvons vouloir du bien, souhaiter une longue vie, une vie heureuse ; c'est encore pour nous que nous sommes surtout sympathiques ; c'est surtout avec nous que nous voulons vivre. Par conséquent, si l'amitié se reconnaît à tous ces signes, et si nous voulons en effet pour nous toutes ces conditions particulières de l'amitié, on en doit conclure évidemment qu'il est possible d'avoir de l'amitié pour soi-même, tout comme nous avons dit qu'il est possible d'avoir de l'injustice envers soi.

§ 48. Mais comme dans l'injustice il y a toujours deux individus différents, l'un qui la commet et l'autre qui la souffre, et que soi-même on est nécessairement toujours un, il semblait, par cela seul, qu'il ne pourrait pas y avoir d'injustice de soi envers soi-même. Il y en a cependant, ainsi que nous l'avons fait voir en analysant les diverses parties de l'âme ; et nous avons démontré que l'injustice envers soi-même peut avoir lieu, quand les parties différentes de l'âme ne sont pas d'accord entre elles.

§ 49. Une explication analogue pourrait s'appliquer à l'amitié envers soi-même. En effet, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, quand nous voulons exprimer d'un de nos amis qu'il est notre ami intime, nous disons : « Mon âme et la sienne ne font qu'un. » Puis donc que l'âme a plusieurs parties, elle ne sera une que quand la raison et les passions qui la remplissent seront entre elles dans un accord complet. Grâce à cette harmonie, l'âme sera une réellement ; et c'est quand l'âme sera par  venue à cette profonde unité qu'il pourra y avoir amitié pour soi-même.

§ 50. C'est là du moins ce que sera l'amitié pour soi-même dans le coeur de l'homme vertueux; car c'est en lui seulement que les parties diverses de l'âme sont bien d'accord, en ce qu'elles ne se divisent pas, tandis que le méchant n'est jamais son propre ami et qu'il se combat lui-même sans cesse. Ainsi, l'intempérant, quand il a fait quelque faute par l'entraînement du plaisir, ne tarde pas à s'en repentir et à se maudire lui-même. Tous les autres. vices troublent également le coeur du méchant ; et il est toujours son premier adversaire et son propre ennemi.

Ch. XIII Morale à Nicomaque, livres VIII et IX tout entiers; Morale à Eudéme, livre VII, id.

§ 1. Comme une annexe du bonheur. Dans la Morale à Nicomaque, Aristote regarde l'amitié comme une vertu, ou du moins comme toujours accompagnée de la vertu; et c'est à ce titre qu'il l'étudie, sans nier d'ailleurs qu'elle ne contribue au bonheur.

§ 2. Entre des êtres semblables. Voir la Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 1, § 6; Morale à Eudème, livre VII, ch. 4.

Et ce qui se ressemble... On ne sait à quel poète appartient ce vers. A propos d'une chienne. Le même détail est rapporté dans la Morale à Eudème, avec l'explication d'Empédocle. Dans la Morale à Nicomaque, Aristote lui attribue seulement cette théorie que le semblable recherche le semblable.

§ 3. La terre aime la pluie. Cette citation est extraite d'Euripide. Voir la Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 1, § 6.

§ 4. Les flatteurs qui... Ceci semble une réponse anticipée à la question qu'on vient de poser ; plus loin, elle sera résolue d'une manière plus complète.

§ 6. Réciprocité d'affection. Voir la Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 2, § 4. Les théories sont pareilles de part et d'autre.

§ 8. Ce n'est pas autre chose que le bien. Voir le début de la Morale à Nicomaque ; Aristote a toujours maintenu ce grand principe.

§ 9. La chose qu'on veut. Distinctions subtiles et obscures ; je ne suis pas certain de les avoir toujours bien saisies et bien rendues.

§ 10. Voilà précisément. On ne ne voit pas clairement le lien de ces deux idées.

C'est l'agréable et l'utile. C'est dans la Morale à Nicomaque qu'il faut lire ces grandes et belles théories, livre VIII, ch. 2, et suiv. Ici, sans être tout à fait défigurées, elles sont très insuffisantes.

§ 12. Pourtant il le sera. Doctrine peu d'accord avec celles de la Morale à Nicomaque.

§ 13. Que dans le sens où il peut être aimé. Il ne peut jamais être estimé en aucune façon ni aimé d'une amitié véritable par l'homme de bien.

On est bien loin de l'amitié parfaite. Voir la Morale à Nicomaque, livre Vlll, ch. 5, § 4.

§ 14. Ne sont pas aussi éloignées. Parce qu'il est possible qu'une d'entre elles, c'est-à-dire l'amitié par vertu, réunisse les trois conditions.

§ 15. D'un même principe. L'affection, prise d'une manière toute générale.

C'est ainsi que nous disons. La comparaison est certainement mal choisie ; et je doute qu'en grec la forme en soit moins étrangequ'elle ne l'est dans notre langue.

De la lancette qu'elle est médicale, d'un homme qu'il est médical. Expressions singulières et que je n'ai pu modifier. Voir la Morale à Eudème, livre VII, ch. 2.

§ 16. Elles ne sont pas appelées d'un même nom. Il semble au contraire qu'elles portent toutes le même nom d'amitiés ; seulement on peut les distinguer entre elles, parce que les motifs en sont très différents. -

Et viennent des mêmes sources. Ceci est très contestable, ou plutôt, c'est tout à fait inexact. On ne peut jamais confondre la vertu avec l'intérêt, le bien avec l'agréable n avec l'utile; et la restriction même qu'y met l'auteur : « à peu près », ne suffit pas. Peut-être faut-il comprendre qu'elles viennent « des mêmes gens »  si ce n'est des mêmes sources. Mais le texte ne se prête pas très bien à cette interprétation.

§ 17. Je réponds... Le texte n'est pas tout à fait aussi précis.

Cet homme s'achemine. Cette expression métaphorique est dans l'original.

§ 18. L'homme vertueux. Question inutile, parce que la solution en est de toute évidence.

On répond négativement. On ne sait à quels philosophes on peut attribuer cette singulière réponse.

§ 19. Que nous avons donnée. Implicitement; car dans ce qui précède, on ne peut pas dire qu'il y ait une définition précise.

§ 20. En tant que le méchant est agréable. Répétition de ce qui vient d'être dit un peu plus haut.

 Un même intérêt ne rapproche des méchants. C'est vrai; mais l'union des méchants est en général de courte durée.

§ 21. L'utile n'est jamais le même. Toutes ces idées, mille fois répétées depuis Aristote, se retrouvent dans la Morale à Nicomaque.

§ 22. L'amitié du vulgaire ne vient que de l'intérêt. Dans la Morale à Nicomaque, c'est surtout l'amitié des vieillards.

Des gens grossiers et méprisables. Ibid. C'est plutôt l'amitié des jeunes gens.

§ 23. L'amitié ne doit pas leur survivre. Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 3, § 3 ; et ch. 4, § 2.

§ 24. L'indignation qu'on ressent. Morale à Nicomaque, livre IX, ch. 1, § 3.

§ 25. Comme le dit Euripide. Ce vers est du Bellérophon, d'Euripide. Voir l'édition de Firmin Didot, p. 689. Il est cité deux fois dans la Morale à Eudème, livre VII, ch. 2,  § 53; et ch. 5, § 4.

§ 26. Le plaisir est-il ou n'est-il pas... Il semble que cette question est déjà résolue par tout ce qui précède. Morale à Nicomaque, livre VIII,ch. 3, § 6.

Se plaire mutuellement. Morale à Nicomaque, livre IX, ch. 4, § 1.

§ 27. De vivre intimement ensemble. Voir sur la vie commune, besoin et signe de la véritable amitié, la Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 5, § 6.

§ 28. On a vu. Un peu plus haut dans ce chapitre, § 17.

Dans légalité ou l'inégalité. Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 7, § 3.

Est l'ami du riche. Ce n'est que de l'amitié par intérêt; et tout inférieure qu'elle est, c'est encore celle qui est la plus fréquente.

Auprès de qui il espère en trouver. Ce n'est guère le sentiment habituel du méchant; autrement, il se corrigerait. Ce qui est vrai, c'est que le méchant lui-même se sent attiré malgré lui vers l'honnête homme, et qu'il éprouve une sympathie involontaire.

§ 29, Ce vers d'Euripide. Il est déjà cité dans la Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 4, § 6. Voir la note sur ce passage, loc. laud.

§ 30. Car si l'on veut prendre... Dans la Morale à Nicomaque, Aristote repousse avec raison, livre VIII, ch. 1, § 7, toutes ces comparaisons physiques:, qui ne font rien à la question, et qui l'obscurcissent bien plutôt. L'exemple cité ici est fondé sur les notions fausses que les anciens se faisaient du phénomène de la combustion. Ces erreurs n'ont d'ailleurs aucune importance.

 Il est donc évident. Il eût été plus concluant et plus simple d'en appeler à l'expérience même de la vie, qui prouve, à elle seule, combien cette assertion est vraie dans la plupart des cas.

§ 31. Le désaccord peut survenir. Voir la Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 13, § 2.

§ 32. Où l'amitié a de part et d'autre le même but. Même dans ces liaisons, le désaccord peut survenir; car on peut, par exemple, en rait d'intérêt, obtenir moins qu'on n'attendait ; et dès lors c'est un sujet de plainte et de rupture.

§ 33. Mais les dissensions sont plus fréquentes. Dans la Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 13, § 2, Aristote trouve que ce sont les amitiés par Intérêt qui sont les plus exposées à se rompre, tout en signalant les mêmes causes de .mécomptes que celles qui sont signalées ici.

§ 34. Formées dans l'inégalité. Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 8, § 1.

§ 35. Aimer vaut mieux qu'être aimé. Théorie parfaitement vraie et toute Platonicienne ; elle est développée dans le Lysis. Voir aussi la Morale à Nicomaque, loc. laud.

§ 37. Fait du bien. Ou : « fait bien » .

§ 38. Plutôt être aimés qu'aimer eux-mêmes. Toutes ces idées se retrouvent dans la Morale à Nicomaque, loc. laud. § 4. Elles sont fort délicates; mais elles semblent un peu subtiles; et je ne crois pas qu'il y ait tout de calcul et d'égoïsmes dans l'amitié.

§ 39. Ceux qui se sentent cette supériorité. La grande supériorité empêche en effet qu'on n'aime autant qu'on est aimé; mais à mérite à peu près égal, on rend dans la véritable amitié autant qu'on reçoit.

 Pour les choses qu'il en obtient. Ce n'est plus alors qu'une amitié d'intérêt ; ce n'est plus l'amitié véritable.

§ 40. On ressent de la bienveillance. Voir la théorie de la bienveillance, et ses rapports à l'amitié, Morale à Nicomaque, livre IX, ch. 5, § 1.

§ 42. Qu'on ait de l'amitié pour soi-même. Ou : « qu'on s'aime soi-même. »  J'ai préféré la première locution pour conserver davantage la trace des théories antérieures. Voir la Morale à Nicomaque, livre IX, ch. 8, § 4.

Nous y reviendrons plus tard. Voir plus loin dans ce même chapitre, § 47.

Nous voulons tout pour nous. C'est-à-dire que nous remplissons à notre propre égard toutes les conditions voulues pour la véritable et solide affection.

§ 43. D'autre part. Tout en voulant différer la discussion, l'auteur la commence dès à présent et la poursuit.

§ 44. Tous ces caractères... C'est là ce que voulaient dire plus haut ces mots : « nous voulons tout pour nous » .

§ 45. On pourrait croire. Cette pensée ne se lie point à celles qui précèdent. Voir la Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 9, et suiv. p. 361.

De la femme au mari. Voir d'admirables considérations sur les rapports conjugaux dans la Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 12, § 7.

§ 47. Nous pouvons reprendre la question. On ne voit pas bien pourquoi l'auteur a interrompu sa discussion, et pourquoi il la reprend ici.

Ainsi que nous l'avons dit un peu plus haut, § 42, ci-dessus.

 Comme nous avons dit. Plus haut livre I, ch 6, § 31.

§ 49. Ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer. Ceci ne se trouve pas dans le présent traité; mais cette locution est rappelée dans la Morale à Nicomaque, livre IX, ch. 8, § 2.

§ 50. Le méchant n'est jamais son propre ami. Voir la Morale à Nicomaque, livre IX, ch. 6, § 9.

 

CHAPITRE XIV.

Des liens du sang. Rapports du père au fils; c'est l'affection la plus tendre; le père aime le fils plue que le fils n'aime le père. Explication de cette différence. — De la bienveillance, de la concorde; elles ne sont pas tout à fait l'amitié.

 

§ 1. Il est fort possible que l'amitié existe dans l'égalité aussi bien que dans l'inégalité; et je veux dire, par exemple, cette liaison où deux compagnons d'âge sont égaux parle nombre et la valeur des biens qu'ils présentent. L'un ne mérite pas d'avoir plus que l'autre, ni par le nombre des avantages, ni par leur importance, ni par leur grandeur ; leur part doit être parfaitement égale; et les camarades veulent toujours être égaux de quelque façon entr'eux.

§ 2. Mais c'est une amitié, une liaison dans l'inégalité, que celle qui unit le père au fils, le souverain au sujet, le supérieur à l'inférieur, le mari à la femme, et en général celle de tous les êtres entre qui il existe un rapport de supérieur à subordonné.

§ 3. Du reste, cette amitié dans l'inégalité est alors tout à fait conforme à la raison. Jamais, si l'on a quelque bien à partager, on n'en donnera une part égale et au meilleur et au pire; on en donnera toujours davantage à l'être supérieur. C'est là ce qu'on nomme l'égalité de rapport, l'égalité proportionnelle ; car l'inférieur, en recevant une part moins bonne, est égal, on peut dire, au supérieur qui en reçoit une meilleure que lui.

§ 4. De toutes les espèces d'amitiés ou d'amours, dont on a parlé jusqu'ici, la plus tendre est celle qui résulte des liens du sang et particulièrement l'amour du père au fils. Mais pourquoi le père aime-t-il le fils plus que le fils n'aime le père ? Est-ce par hasard, comme on l'a dit non sans raison aux yeux du vulgaire, parce que le père a rendu en quelque sorte service à son fils, et que le fils lui doit de la reconnaissance pour les bienfaits qu'il en a reçus?

§ 5. L'explication de cette différence d'affection pourrait bien se trouver dans ce que nous avons dit de l'amitié par intérêt ; et ce qui se passe, d'après nous, dans les sciences, pourrait fort bien se reproduire ici.

§ 6. Je veux dire, par exemple, qu'il y a des sciences où c'est une seule et même chose que la fin et l'acte, et qu'il n'y a pas de fin en dehors de l'acte lui-même. Ainsi, pour le joueur de flûte, l'acte et la fin sont identiques ; car jouer de la flûte est tout à la fois pour lui l'acte qu'il fait, et la fin qu'il se propose. Mais il n'en est pas de même pour la science de l'architecte ; et la fin y diffère de l'acte.

§ 7. Pareillement, l'amitié n'est qu'une sorte d'acte ; pour elle, il n'y a pas de fin autre que l'acte lui-même d'aimer ; et l'amitié n'est que cette fin-là précisément. Le père agit donc en quelque manière davantage en fait d'amour, parce que le fils est son oeuvre. C'est d'ailleurs ce qu'on peut observer dans une foule d'autres choses ; on est toujours fort bienveillant pour l'ouvrage que l'on a fait soi-même.

§ 8. Le père aussi est, on peut dire, bienveillant envers son fils qui est son oeuvre ; il est animé, dans sa tendresse, tout à la fois par le souvenir et par l'espérance; et voilà pourquoi le père aime plus son fils que le fils n'aime son père.

§ 9. Il faut encore pour toutes les autres amitiés qu'on décore de ce nom et qui semblent le mériter, examiner si elles sont de véritables amitiés; et, par exemple, si la bienveillance, qui semble être aussi de l'amitié, en est bien 'tellement.

§ 10. Absolument parlant, la bienveillance pourrait ne pas paraître de l'amitié. Souvent, il nous suffit d'avoir vu quelqu'un, ou d'avoir entendu raconter quelque bien de lui, pour devenir bienveillant à son égard. Sommes-nous par cela seul, ou ne sommes-nous pas ses amis ? On ne peut pas dire, si l'on éprouvait de la bienveillance pour Darius, qui est chez les Perses, ce qui peut fort bien être, qu'on aurait par cela seul et du même coup de l'amitié pour Darius.

§ 11. Tout ce qu'on peut dire, c'est que la bienveillance parfois peut sembler le commencement de l'amitié. La bienveillance peut devenir de l'amitié véritable, si l'on a de plus la volonté de faire tout le bien qu'on pourra, dans l'occasion, à celui qui inspire cette bienveillance spontanée. La bienveillance vient du coeur et s'adresse au coeur d'un être moral. On ne dira jamais qu'on est bienveillant pour le vin ou pour toute autre chose inanimée, toute bonne, toute agréable qu'elle peut être. Mais on a de la bienveillance pour quelqu'un, parce qu'on lui reconnaît un coeur honnête.

§ 12. Comme la bienveillance n'est pas sans quelque amitié et qu'elle s'applique au même être, c'est ce qui fait qu'on la prend souvent pour de l'amitié réelle.

§ 13. La concorde, l'accord des sentiments se rapproche beaucoup de l'amitié, si l'on prend ce mot de concorde dans son vrai sens. Par ce qu'on admet les mêmes hypothèses qu'Empédocle, et que l'on croit des éléments de la nature ce qu'il en croit lui-même, peut-on dire pour cela qu'il y ait concorde entre vous et Empédocle ? Et de même pour toute autre supposition de ce genre.

§ 14. D'abord, il n'y a pas concorde dans les choses de pensée; il n'y en a que dans les choses d'action ; et encore dans celles-ci, il n'y a pas concorde en tant qu'on est d'accord à penser la même chose, mais en tant que, pensant la même chose, on prend la même résolution sur les choses dont on pense ainsi. Si, par exemple, deux personnes pensent à la fois à jouir du pouvoir, l'une pour elle seule, et l'autre pour elle-même également, peut-on dire encore qu'il y a concorde entre ces deux personnes ? Il n'y a concorde que si moi je veux commander moi-même, et si l'autre consent à ce que ce soit moi qui commande.

§ 15. Ainsi, la concorde a lieu dans les choses d'action, lorsque chacun des intéressés veut la même chose; et la concorde, proprement dite, s'applique au consentement par lequel on établit un même chef pour une chose que tout le monde veut accomplir.

Ch. XIV. Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 42, et livre IX, ch. 5 et 6; Morale à Eudème, livre VII, ch. 7.

§ 1. Il est fort possible. Il n'y a pas de transition avec ce qui précède.

§ 2. Une amitié, une liaison. On sait que le mot d'amitié a bien plus d'extension en grec qu'il n'en a dans notre langue. Parfois le mot propre serait celui d' « amour » ; quelquefois celui d' « affection ». J'ai fait de temps à autre ces changements, tout en me rapprochant le plus possible de l'original.

§ 4. D'amitiés ou d'amours. J'ai ajouté ce dernier mot par la raison que je viens de dire.

Comme on l'a dit. Je ne sais à quel philosophe rapporter précisément cette opinion.

§ 5. Ce que nous avons dit de l'amitié par intérêt. Voir un peu plus haut dans le chapitre précédent, § 33.

§ 6. La fin et l'acte. Voir plus haut ces distinctions, livre I, ch. 3, § 4; et dans la Morale à Nicomaque, livre I, ch. 1, § 2.

Pour la science de l'architecte. La maison est la fin de l'architecte; mais l'acte de la construction n'est plus son affaire; elle est celle du maçon. Ainsi dans l'architecture, l'acte et la fin sont séparés.

§ 7. Le fils est son œuvre. C'est l'explication donnée aussi dans la Morale à Nicomaque, livre VIII, ch. 12, § 2 ; mais on peut ajouter que l'affection des parents étant bien plus nécessaire aux enfants que celle des enfants ne l'est aux parents, la nature a fait très sagement d'inspirer au coeur des parents un amour beaucoup plus profond et beaucoup plus dévoué.

§ 8. On peut dire. Cette restriction atténue en que l'expression peut avoir de singulier dans notre langue comme dans l'original.

Et voilà pourquoi. L'explication peut sembler insuffisante. Dans la Morale à Nicomaque, elle est beaucoup plus complète, loc. laud.

§ 9. La bienveillance. Voir la Moraie à Nicomaque, livre IX, ch. 5, § 1.

§ 10. Absolument parlant. La bienveillance en effet doit être distinguée de l'amitié, dont elle est le plus faible degré.

Pour Darius. Le choix de ce nom est-il un souvenir de l'expédition et de la victoire d'Alexandre ?

§ 11. Le commencement de l'amitié. Voir la Morale à Nicomaque, loc. laud. § 4.

§ 13. La concorde. Voir la Morale à Nicomaque, livre 1X, ch. 6, § 1; et Morale à Eudème, livre VII, ch. 7.

L'accord des sentiments. Paraphrase que j'ai ajoutée,

§ 14. D'abord il n'y a pas concorde. C'est dans la Morale à Nicomaque qu'il faut lire cette théorie de la concorde ; il n'y en a ici qu'un résumé incomplet.

 

CHAPITRE XV.

De l'égoïsme. Le méchant seul est égoïste; l'honnête homme ne peut pas l'être.

 

§ 1. Comme il peut y avoir, ainsi que nous l'avons démontré, affection et amitié de l'individu pour lui-même, on s'est posé cette question : L'homme vertueux s'aimera-t-il, ou ne s'aimera-t-il pas lui-même ? Sera-t-il égoïste ? L'égoïste est celui qui fait tout en vue de lui seul, dans les choses qui lui peuvent être utiles. Le méchant est égoïste, puisqu'il ne fait absolument rien que pour lui-même. Mais l'honnête homme, l'homme de bien ne saurait être égoïste ; car il n'est honnête précisément que parce qu'il agit dans l'intérêt des autres; et par conséquent, il ne peut avoir d'égoïsme.

§ 2. Mais tous les hommes se précipitent vers le bien qu'ils désirent, et il n'en est pas un qui ne croie que c'est surtout à lui que ces biens doivent revenir. C'est ce qu'on peut voir avec pleine évidence en ce qui concerne la richesse et le pouvoir.. Mais l'honnête homme s'éloignera de ces biens pour les laisser à autrui, non pas qu'il ne croie que ces avantages ne dussent appartenir surtout à lui ; mais il se retire dès qu'il voit que les autres pourraient en faire plus d'usage que lui-même. Quant au reste des hommes, ils seraient incapables de ce sacrifice ; d'abord, par ignorance ; car ils ne croient pas qu'ils puissent mal employer ces biens qu'ils convoitent ; et en second lieu, par ambition de dominer.

§ 3. Pour l'honnête homme, comme il n'éprouve aucun de ces sentiments, il ne sera pas égoïste en ce qui regarde ces sortes de biens. S'il l'est par hasard, ce sera uniquement en fait de vertu et de belles actions. voilà le seul point où il ne céderait jamais à personne ; mais il cédera sans peine à qui le veut toutes les choses qui ne sont qu'utiles et agréables.

§ 4. Il sera donc égoïste en gardant exclusivement pour lui-même tous les actes de vertu. Mais il ne sera pas du tout atteint de cet égoïsme qui s'attache, aux choses agréables ou utiles ; il n'y a que le méchant qui ressente cet égoïsme-là.

Ch. XV. Morale à Nicomaque, livre IX, ch. 8; Morale à Eudème, livre VII, ch. 6.

§ 1. Ainsi que nous l'avons démontré. Plus haut, ch. 13, § 42.

Le méchant est égoïste. On ne peut pas condamner l'égoïsme plus formellement.

 Que parce qu'il agit dans l'intérêt des autres. C'est déjà comme une anticipation des doctrines et de la charité chrétiennes.

§ 2. Plus d'usage. Ce serait peut  être plutôt : « un meilleur usage »  qu'il faudrait dire. L'honnête homme est d'ailleurs assez peu porté à engager des rivalités pour la richesse et le pouvoir.

§ 3. En fait de vertu. Ce n'est plus alors de l'égoïsme.

§ 4. Il sera donc égoïste. C'est un simple abus de mots ; et ce serait un singulier égoïsme que celui qui ferait qu'on s'exposerait à la mort, par exemple, pour sauver ses semblables et accomplir un devoir. Léonidas n'est pas un égoïste.

 

CHAPITRE XVI.

De l'égoïsme de l'honnête homme ; il cède tous les biens extérieurs à son ami ; mais il ne peut lui céder en fait de vertu. — Le méchant s'aime, uniquement parce qu'il est lui, et sans autre motif; l'honnête homme s'aime, parce qu'il est bon.

 

§ 1. L'homme vertueux devra-t-il, ou ne devra-t-il pas s'aimer lui-même par-dessus toute chose ? Dans un sens, ce sera lui-même qu'il aimera le plus ; et dans un autre sens, ce ne sera pas lui. On peut nous rappeler ce que nous venons de dire, à savoir que l'honnête homme cédera toujours à son ami les biens qui ne sont qu'utiles; et à ce point de vue, il aimera donc son ami plus qu'il ne s'aimera lui-même.

§ 2. Oui certes ; mais c'est toujours à la condition que, cédant à son ami les avantages vulgaires, il gardera pour soi la part du beau et du bien, qu'il lui fait ces concessions. Ainsi donc eu ce sens, il aime son ami davantage ; mais en un sens différent, il s'aime surtout lui-même. Il préfère son ami, quand il ne s'agit que de l'utile; mais c'est lui-même qu'il préfère à tout, quand il s'agit du bien et du beau ; et c'est à lui seul qu'il attribue exclusivement ces choses, les plus belles de toutes.

§ 3. Il est donc ami du bien plutôt qu'ami de lui-même, et il ne s'aime ainsi personnellement que parce qu'il est bon. Quant au méchant, il est purement égoïste ; il n'a pas de motif par où il puisse s'aimer lui-même, et par exemple, s'aimer comme quelque chose de bien ; mais sans aucune de ces conditions, il s'aime lui-même en tant qu'il est lui; et c'est là, on peut dire, le véritable égoïste.
 

Ch. XVI. Morale à Nicomaque, livre IX, ch. 8 ; Morale à Eudème, livre VII, ch. 8.

§ 1. Dans un sens... Dans un autre sens. La distinction est vraie, quoiqu'elle repose sur une équivoque. Mais en remplissant toujours et à tout prix son devoir, l'honnête homme aura pour lui-même un amour immense et incomparable.

Nous venons de dire. Voir le chapitre précédent qui se répète ici.

§ 2. Il gardera pour lui la part du beau. Ce n'est plus là ce qu'on appelle de l'égoïsme ; ou autrement, c'est jouer sur les mots.

§ 3. Il est donc ami du bien. Voilà le vrai ; et ce n'est pas là être égoïste ; c'est simplement être honnête.
 

 

CHAPITRE XVII.

De l'indépendance. Quelque indépendant qu'on soit, on a toujours besoin d'amitié.— On ne peut pas comparer l'existence de Dieu à celle de l'homme, dont l'indépendance est nécessairement incomplète. Malgré toute l'indépendance qu'on peut avoir, il faut toujours des amis, pour qu'on puisse faire du bien à quelqu'un, vivre en société, et de plus, se connaître soi-même.

 

§ 1. Une suite de ce qui précède, c'est de parler de l'indépendance, qui se suffit complètement à elle-même, et de l'homme indépendant. L'homme indépendant a-t-il ou non besoin d'amitié ? Ou bien restera-t-il indépendant, et se suffira-t-il, même à l'égard de ces douces affections, dont il pourra se passer ? Les poètes semblent le dire :

«  Quand le ciel vous soutient, qu'a-t-on besoin d'amis? »

§ 2. Et de là vient cette question qu'on peut faire : Celui qui a tous les biens en abondance, et qui se suffit à lui-même complètement, a-t-il encore besoin d'un ami ? Ou bien n'est-ce pas surtout le cas d'avoir des amis ? A qui fera -t-on du bien ? Avec qui vivra-t-on, puisque certainement on ne vivra pas tout seul ? Mais si l'on a besoin de ces affections, et si l'on ne peut les avoir sans l'amitié, l'homme indépendant, tout en se suffisant à lui-même, a donc encore besoin d'aimer.

§ 3. La comparaison qu'on a tirée de la divinité, et qu'on répète si souvent, n'est pas toujours fort juste quant à Dieu, ni très utilement applicable quant à nous. Ce n'est pas parce que Dieu est indépendant, et n'a besoin de quoique ce soit, que nous aussi nous saurions n'avoir besoin de rien.

§ 4. Voici le raisonnement que l'on a fait plus d'une fois sur Dieu. Si Dieu, dit-on, possède tous les biens, et s'il est souverainement indépendant, que fera-t-il ? Il ne dormira pas apparemment. Il contemplera les choses, répond-on ; car la contemplation est au monde ce qu'il y a de plus relevé et de plus convenable à la nature divine. Mais, je le demande, que pourra-t-il contempler ? S'il contemple quelqu'autre chose que lui-même, cette chose sera donc meilleure que lui. Or, c'est une impiété absurde de croire qu'il y ait dans l'univers quelque chose de supérieur à Dieu. Donc, Dieu se contemplera lui-même, Mais ceci n'est pas moins absurde ; car nous reprochons à l'homme .qui reste ainsi à se contempler lui-même, l'impassibilité dans laquelle il se plonge. Par conséquent, dit-on, le Dieu qui se contemple lui-même est un Dieu absurde.

§ 5. Mais laissons de côté la question de savoir ce que Dieu contemplera. Nous nous occupons ici non pas de l'indépendance de Dieu, mais de l'indépendance de l'homme ; et nous demandons encore une fois si l'homme qui, dans son indépendance, se suffit à lui-même, aura besoin d'amitié. Si l'on étudie son ami, et qu'on se demande ce qu'il est, ce qu'est vraiment l'ami, Ion se dira : « Mon ami est un autre moi-même ; » et pour exprimer qu'on l'aime avec ardeur on répétera avec le proverbe : « C'est un autre Hercule ; c'est un autre moi. »

§ 6. Or, il n'est rien de plus difficile, ainsi que l'ont dit quelques sages, ni en même temps de plus doux, que de se connaître soi-même ; car quel charme que de se connaître ! Mais nous ne pouvons point nous voir nous-mêmes, en partant de nous ; et ce qui prouve bien notre complète impuissance, c'est que nous reprochons souvent aux autres ce que nous faisons personnellement.

§ 7. Notre erreur en ceci est causée, soit par la bienveillance naturelle qu'on a toujours envers soi, soit par la passion qui nous aveugle. Et c'est là, pour la plupart de nous, ce qui obscurcit et fausse notre jugement. De même donc que quand nous voulons voir notre propre visage, nous le voyons en nous regardant dans un miroir, tout de même aussi, quand nous voulons nous connaître sincèrement, il faut regarder à notre ami, où nous pourrons nous voir parfaitement ; car mon ami, je le répète, est un autre moi-même.

§ 8. S'il est si doux de se connaître soi-même, et qu'on ne le puisse sans un autre, qui soit votre ami, l'homme indépendant aura tout au moins besoin de l'amitié pour se connaître lui-même.

§ 9. Ajoutez que, s'il est beau, comme il l'est en effet, de répandre autour de soi les biens de la fortune quand on les possède, on peut se demander : Sans ami, à qui l'homme indépendant pourra-t-il faire du bien ? Avec qui vivra-t-il ? Certes il ne vivra pas tout seul ; car vivre avec d'autres êtres semblables à soi est tout à la fois un plaisir et une nécessité. Si ce sont là des choses qui sont tout ensemble belles, agréables et nécessaires, et que l'amitié soit indispensable pour les avoir, il s'ensuit que l'homme indépendant lui-même, tout indépendant qu'il est, aura besoin d'amitié.

Ch. XVII. Morale à Nicomaque. livre IX, ch. 9; Morale à Eudème, livre VII, ch. 12.

§ 1. Quand le ciel vous soutient. Ce même vers est cité dans la Morale à Nicomaque, livre IX, ch. 9, § 1. Il est d'Euripide dans Oreste, vers 667, édit. de Firmin Didot.

§ 2. On ne vivra pas tout seul. Car on serait alors malheureux, en manquant à une loi évidente de la nature, qui a fait de l'homme un être essentiellement sociable.

§ 3. N'est pas toujours fort juste... Cette comparaison est insoutenable, en ce que l'homme est à une distance incommensurable de Dieu.

§ 4. Le raisonnement qu'on a fait. Cette théorie est celle que donne Aristote lui-même dans la Métaphysique, livre XII, ch. 7, trad. de M. Cousin; et Morale à Nicomaque, livre X, ch. 8, § 7. Voir aussi la Morale à Eudème, livre VII, ch. 12, au début.

§ 5. Mais de l'indépendance de l'homme. On a vu bien des fois, dans la Morale à Nicomaque, qu'avant tout Aristote se propose d'être pratique. C'est bien ici la même doctrine.

Un autre Hercule. Citations répétées  dans la Morale à Eudème, livre VII, ch. 12.

§ 6. Ainsi que l'ont dit quelques sages. Socrate entre autres et l'on se rappelle l'inscription gravée sur le temple de Delphes.

§ 7. Il faut regarder à notre ami. Cette conclusion assez simple a été bien,. longuement préparée; et l'on pouvait la tirer beaucoup plus vite. Ces préceptes d'ailleurs, bien qu'on les retrouve dans la Morale à Nice. maque, semblent peu utiles ; et si l'on ne se connaissait soi-même qu'en s'étudiant dans son ami, on courrait risque de s'ignorer toute sa vie. Ceci n'empêche pas que l'observation faite sur un ami sincère ne puisse en apprendre fort long sur le coeur humain. C'est une douce et sûre étude..

 

CHAPITRE XVIII.

Du nombre des amis. Il ne faut pas trop étendre son affection ; il ne faut pas non plus la trop restreindre. Il faut avoir le nombre d'amis qu'on peut soi-même convenablement aimer.

 

§ 1. Autre question : Faut-il avoir beaucoup d'amis, ou peu d'amis ? Il ne faut pas toujours, pour le dire en un mot, ni en avoir peu ni en avoir beaucoup. Quand on en a beaucoup, il est bien embarrassant de partager à chacun d'eux son affection. Sous ce rapport, comme en toute autre chose, notre nature, qui est si faible, a de la peine â s'étendre à beaucoup d'objets. Notre vue ne peut en embrasser qu'un petit nombre ; et même si l'objet est plus éloigné qu'il ne faut, il échappe à notre regard par l'impuissance de notre organisation. Même faiblesse pour l'ouïe et pour les autres sens.

§ 2. Si donc on' se met dans l'impossibilité d'aimer autant qu'il faut, on s'attire par là de justes reproches ; et l'on cesse d'être un ami du moment qu'on n'aime qu'en paroles ; car ce n'est pas là ce que l'amitié demande.

§ 3. J'ajoute que, si les amis sont très nombreux, on ne pourra éviter d'être dans une douleur perpétuelle. Dans un si grand nombre de personnes, il est très probable que l'une d'elles sera toujours atteinte de quelque malheur ; et ces douleurs continuelles de vos amis ne peuvent survenir sans vous affliger nécessairement. Du reste, il ne faudrait pas non plus, en sens contraire, avoir trop peu d'amis ; un ou deux, par exemple ; il faut en avoir un nombre convenable, et selon les occasions, et selon la mesure d'affection qu'on peut soi-même leur donner.

Ch.. XVIII. Morale à Nicomaque, livre IX, ch. 10 ; Morale à Eudème, pas de théorie correspondante.

§ 1. Ni en avoir peu ni en avoir beaucoup. On a toujours peu d'amis véritables et sincères, non pas parce qu'il n'y a point de coeurs aimants et fidèles, mais parce que les relations, le temps, les occasions viennent à manquer. Du reste, on parle ici d'amis dans le sens le plus large de ce mot.

Notre nature qui est si faible. Argument très solide, et sentiment très rare dans l'antiquité,

§ 2. D'aimer autant qu'il faut. Voilà la limite. Ces principes d'ailleurs sont exposés tout au long dans la Morale à Nicomaque, loc. laud.

§ 3. Dans une douleur perpétuelle. Même remarque.

 

CHAPITRE XIX.

Des procédés qu'on doit observer à l'égard d'un ami, quand on a quelques reproches à lui faire. Il y a des liaisons où les reproches et les plaintes ne sont pas possibles : ce sont celles où l'un d« deux est inférieur à l'autre. Traité inachevé.
 

§ 1. Maintenant, il convient de rechercher comment il faut se conduire avec un ami dont on croit avoir à se plaindre. Cette étude, je le sais, ne peut pas s'appliquer à toutes les amitiés sans exception ; mais elle peut être utile dans les liaisons où les amis ont à s'adresser des récriminations. On ne se querelle pas également dans tous les rapports d'affection ; et, par exemple, il ne peut y avoir du père au fils des reproches, comme il y en a dans certaines autres liaisons, comme vous pouvez m'en faire; comme je puis vous en faire à mon tour ; ou autrement, ce seraient des reproches affreux.

§ 2. L'égalité ne doit pas exister entre des amis inégaux. Mais l'amitié, l'affection entre père et fils est inégale, comme celle de la femme au mari, de l'esclave au maître, et en général de l'inférieur au supérieur. Entre eux, il n'y aura donc pas lieu à ces reproches dont nous parlons ici. Mais entre des amis égaux et dans l'amitié fondée sur l'égalité, il peut y avoir lieu à des récriminations et à des plaintes. Par conséquent, c'est une question à considérer que de savoir comment il faut en agir avec son ami dans l'amitié fondée sur l'égalité, quand on croit avoir à se plaindre de lui..




 

Ch. XlX. Morale à Nicomaque, livre IX, ch. 3; Morale à Eudème, pas de théorie correspondante.

§ 1. A toutes les amitiés. Ou plutôt: « à toutes les relations d'affection'. J'ai conservé le mot d' « amitiés', pour ne pas trop m'écarter de l'original.

§ 2. L'amitié, l'affection. J'ai ajouté ce dernier mot pour étendre un peu davantage le sens du mot « amitié » .

Question â considérer. C'est en effet une question des plus pratiques ; et les applications en sont assez fréquentes dans la vie.

 A se plaindre de lui... Ce traité n'est pas achevé ; mais selon toute apparence ce qui suivait devait être fort court, pour compléter cette théorie. Peut-être l'ouvrage entier se terminait-il par un résumé du dixième livre de la Morale à Nicomaque.

 

FIN DU LIVRE DEUXIÈME
ET DE LA GRANDE MORALE.