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ARISTOTE

DE LA PRODUCTION ET DE LA DESTRUCTION DES CHOSES

(DE GENERATIONE ET CORRUPTIONE)

ANALYSE DE LA THÉORIE DE GORGIAS

PAR SEXTUS EMPIRICUS

(page 217 à 268)

ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE.

livre I livre 2

DISSERTATION

DE MÉLISSUS, DE XÉNOPHANE, ET DE GORGIAS

FRAGMENTS DE MÉLISSUS

ANALYSE DE LA THÉORIE DE GORGIAS PAR SEXTUS EMPIRICUS

index

 

 

 

 

ANALYSE DE LA THÉORIE DE GORGIAS

PAR SEXTUS EMPIRICUS

 

ANALYSE DE LA THÉORIE DE GORGIAS

PAR SEXTUS EMPIRICUS

(Adversus Mathematicos-logicos, livre VII, page 285, édition da 1842).

Après avoir fait l'éloge de Protagoras, d'Euthydéme et de Dionysodore, qui n'ont reconnu l'être et la vérité que dans le relatif, Sextus poursuit :

 « Gorgias, de Léontium, s'est placé aussi dans la phalange des philosophes qui ont nié la faculté de juger. Mais il ne procède pas à ses attaques de la même manière que Protagoras. Ainsi, dans son ouvrage intitulé : Du non-être ou de la Nature, il établit les trois points suivants :
D'abord, qu'il n'existe rien; en second lieu, que s'il existe quelque chose, ce quelque chose est inaccessible à l'homme; enfin et en troisième lieu, que ce quelque chose nous fût-il accessible, on ne peut ni l'exprimer ni le faire comprendre à autrui.

Voici comment il prouve le premier point, à savoir qu'il n'existe rien. S'il existe quelque chose, c'est l'être ou le non-être, ou tout à la fois l'être et le non-être.

Mais l'être n'existe pas, comme il l'exposera; le non-être n'existe pas davantage, comme il le fera voir; et enfin, ce qui tout ensemble est et n'est pas n'existe pas plus, ainsi qu'il va le démontrer. Donc, il n'existe rien. Évidemment, le non-être n'est pas; car si le non-être était, il s'ensuivrait que tout à la fois il serait et ne serait pas; car, en tant qu'il est compris comme n'étant pas, il ne sera point; et en tant qu'il est le non-être, il sera de nouveau, et à l'inverse. Mais il est absurde qu'une chose soit tout ensemble et ne soit pas. Donc, le non-être n'existe point. Ajoutez qu'à un autre point de vue si le non-être existe, l'être alors n'existe pas; car ils sont réciproquement contraires l'un à l'autre ; et si l'être arrive au non-être, le non-être arrivera à l'être.

Mais comme l'être n'est pas, le non-être sera bien moins encore. Ainsi, je dis que l'être n'est pas ; car si l'être existe, ou il est éternel, ou il est créé, ou bien il est tout à la fois éternel et créé. Mais ainsi que nous le prouverons, l'être n'est ni éternel, ni créé, pas plus qu'il n'est les deux à la fois. Je dis donc que l'être n'est pas; car, si l'être est éternel, puisqu'il faut commencer par là, il n'a pas de commencement; or, tout ce qui riait a un commencement. L'éternel, n'ayant pas été créé, ne peut avoir de commencement quelconque ; n'ayant pas de commencement, il est infini ; et étant infini, il n'est nulle part. En effet, s'il était quelque part, il faudrait qu'il y eût un être qui serait autre que lui, et dans lequel il serait; et si l'être était ainsi enveloppé par quelque chose, il ne serait plus l'infini, puisque ce qui enveloppe est plus grand que l'enveloppé. Or il ne peut y avoir rien de plus grand que l'infini; donc, l'infini n'est nulle part.

Mais l'infini ne peut pas non plus être enveloppé en lui-même ; car alors le lieu où il est et ce qui est dans ce lieu se confondent ; et l'être deviendra deux : le lieu d'abord, puis le corps. Ce dans quoi est le corps est le lieu; et ce qui est dans le lieu, c'est le corps. Mais c'est là une absurdité. Par conséquent, l'être n'est pas non plus en lui-même. Par conséquent encore, si l'être est éternel, il est infini ; et étant infini, il n'est nulle part ; n'étant nulle part, c'est qu'il n'est pas. Si donc l'être est éternel, il ne peut pas avoir non plus de commencement.

D'un autre côté, l'être ne peut pas davantage avoir été créé. Si par hasard il est né, il a dû sortir de l'être, ou du non-être. Mais il n'a pas pu sortir de l'être; car si l'être est, c'est qu'il n'est pas né et il existe déjà ; ni du non-être, puisque le non-être ne saurait produire quoi que ce soit, attendu que ce qui est capable de produire quelque chose doit de toute nécessité participer déjà à l'existence. Donc l'être ne peut pas avoir été créé.

On prouverait par les mêmes arguments que l'être ne peut pas être les deux ensemble, je veux dire à la fois éternel et créé. En effet ces deux idées se détruisent mutuellement l'une l'autre ; et si l'être est éternel, il n'est pas né ; et s'il est né, il n'est pas éternel. Donc encore une fois, l'être n'étant ni éternel ni créé, ni les deux ensemble, c'est qu'il n'existe point.

Autre argument. Si l'être existe, il est un ou plusieurs ; mais l'être n'est ni un ni multiple, comme on va le faire voir; et dès lors, l'être n'est point. Si on le suppose un, il est ou une quantité, ou un continu, ou une certaine grandeur, ou un corps. Mais ce qui est dans une quelconque de ces conditions n'est plus un. En effet si l'être est une quantité, il sera divisé ; s'il est continu, on pourra le séparer ; si par la pensée on le suppose une grandeur, il ne sera plus indivisible. Si l'on va jusqu'à en faire un corps, alors il aura les trois dimensions; en d'autres termes, il aura longueur, largeur et profondeur. Or il serait insoutenable de prétendre que l'être n'est absolument rien de tout cela. Donc l'être n'est pas un.

Je dis que l'être n'est pas multiple non plus; car du moment qu'il n'est pas un, il ne peut pas davantage être plusieurs. En effet Plusieurs ne se compose que de la combinaison d'unités; et dès qu'on supprime l'unité, on supprime la pluralité, du même coup.

Ainsi d'après tout ce qui précède, on voit bien clairement que l'être n'est pas plus que n'est le non-être; et l'on peut en conclure que l'être n'est pas davantage tout à la fois l'être et le non-être. Si l'être en effet est ce qui est et ce qui n'est pas, alors le non-être se confond avec l'être quant à l'existence; et dès lors, ni l'un ni l'autre n'existe. Que le non-être n'existe pas, c'est ce dont tout le monde convient; mais on vient d'établir que l'être s'identifie avec le non-être. L'être n'est donc pas non plus. Mais si l'être est identique au non-être, il ne peut pas être les deux à la fois. S'il était les deux, il ne serait pas identique ; et s'il était identique, il ne serait pas les deux. Il s'ensuit que l'être n'est rien; car s'il n'est ni l'être ni le non-être ni l'un et l'autre, comme il n'y a rien au-delà, c'est que l'être n'est rien.

Maintenant, il nous faut démontrer que, s'il y a quelque chose, ce quelque chose est inconnu à l'homme, et que son intelligence ne peut le comprendre. Si les pensées de notre esprit, dit Gorgias, ne sont pas des êtres, l'être ne peut pas être pensé; et cela est tout simple. De même en effet que, si les choses qu'on pense être blanches sont en réalité pensées comme blanches, de même ai les choses pensées ne sont pas des êtres, il s'ensuivra de toute nécessité qu'on ne peut penser des êtres réels. C'est là un raisonnement fort juste et très conséquent ; si les choses pensées ne sont pas des êtres, l'être ne peut être pensé. Les choses pensées, c'est là une première hypothèse qu'il faut admettre, ne sont pas les êtres, ainsi que nous l'établirons. Donc l'être n'est pas pensé. Que les choses pensées ne soient pas des êtres, c'est ce qui est évident de soi; car si les pensées étaient les réalités, alors tout ce qu'on pense existerait et de la façon même qu'on le penserait, quelle que fut d'ailleurs cette façon ; ce qui est évidemment absurde et est tout à fait insensé, si on le suppose. Par exemple, si on se plaît à supposer un homme qui vole dans les airs et des chars qui roulent sur les flots, il ne s'ensuit pas par cela seul qu'en effet l'homme puisse voler et les chars rouler sur les mers de l'Océan. Ainsi, les pensées qu'on peut avoir ne sont pas des réalités.

Il faut ajouter que, si les choses pensées sont des êtres, il s'ensuit que les choses qui ne sont pas ne pourront pas être pensées ; car les propriétés contraires appartiennent aux contraires. Or le non-être est le contraire de l'être. Si donc l'être peut être pensé, comme on le croit, il s'ensuit que le non-être ne pourra pas être pensé. Mais c'est-là une absurdité; car on pense et Scylla et la Chimère et tant d'autres choses qui n'ont aucune existence. Donc l'être n'est pas pensé. Et de même que les choses vues sont pour cela dites visibles, que les choses qu'en entend sont dites Entendables (01), parce qu'on les entend, et que l'on ne nie pas les choses visibles parce qu'on ne les entend pas, pas plus qu'on ne nie les choses entendables sous prétexte qu'on ne les voit pas, chacune de ces choses devant être jugée par son sens spécial et non par un sens étranger, de même les choses pensées n'en seront pas moins, parce qu'on ne pourra pas les voir par la vue ni les entendre par l'ouïe, du moment qu'elles sont saisies par le critérium qui leur est propre. Par suite, si quelqu'un pense que les chars roulent sur les eaux et qu'il ne les voie pas, il n'en faut pas moins croire fermement que les chars roulent sur les eaux. Mais cela est absurde. Donc l'être n'est pas pensé, et il ne saurait être compris.

Mais en supposant qu'il fût compris, on ne saurait le transmettre à un autre. En effet, les êtres qu'on peut voir et entendre, et d'une manière générale qu'on peut sentir, sont supposés extérieurs à nous; et parmi eux, les visibles sont saisis par la vue, ceux qu'on peut entendre sont saisis par l'ouïe, sans qu'il y ait jamais d'interversion possible. Comment donc alors pourrait-on les expliquer à autrui ? En effet, le moyen d'explication que nous avons, c'est la parole; et la parole n'est ni les objets eux-mêmes ni les êtres. Ce n'est donc pas les êtres que nous expliquons à autrui ; c'est uniquement la parole, qui est absolument différente des réalités elles-mêmes. De même donc que le visible ne peut devenir susceptible d'être entendu, et réciproquement, de même l'être qui est supposé extérieur à nous ne peut devenir notre parole; et la parole n'étant pas, il n'est pas possible d'expliquer rien à un autre. Le discours, en effet, comme le dit Gorgias, ne se compose que des choses extérieures qui viennent à tomber dans notre esprit, c'est-à-dire des choses que nos sens perçoivent. Ainsi, par suite de la prédominance d'un certain goût, dans la chose goûtée, se forme en nous la parole que nous exprimerons sur cette qualité particulière; par suite de l'introduction de la couleur, se forme la parole que nous en exprimons. Si cela est, ce n'est pas la parole qui représente ce qui est au dehors; mais c'est l'objet extérieur, au contraire, qui indique la parole.

On ne peut pas dire que la parole soit de la même façon que peuvent être les choses visibles ou entendables, de telle manière que, la parole étant une fois supposée, on puisse en inférer les êtres et les sujets extérieurs; car si la parole est un sujet aussi, dit Gorgias, il diffère tout au moins de tous les autres sujets ; et, par exemple, quelle distance n'y a-t-il pas entre les objets visibles et les mots qui les expriment? En effet, c'est par un organe différent que les objets visibles sont perçus, et qu'est perçue la parole qui les exprime. Ainsi, la parole ne peut pas montrer en soi la plus grande partie des objets extérieurs, de même que la plupart des objets ne peuvent pas mutuellement révéler la nature les uns des autres. »

Tels sont les raisonnements de Gorgias, qui, dans la mesure de leur valeur, détruisent tout critérium de la vérité; car il n'y a plus de critérium du moment que l'être n'est pas, qu'il ne peut pas être connu, et qu'il n'est pas fait pour pouvoir être transmis à autrui.  »

Voir aussi les Hypotyposes pyrrhoniennes, livre II, ch. 6, §§ 57, 59 et 64, pages 134 et 136, édition de 1842.

(01) J'ai dû forger ce mot pour conserver la symétrie qui est dans le texte.