LIVRE VII.
ARGUMENT. Préface. De l'utilité de la disposition.
- Ch. 1. Des règles de la disposition. - Il. De la conjecture. -
III. De la définition. - IV. De la qualité. - V. De la question
d'action. - VI. De l'état qui naît de la lettre et de l'esprit. -
VII. De l'antinomie. - VIII. Du syllogisme on raisonnement. - IX. De
l'ambiguïté ou amphibologie. - X. De l'affinité des états et de
leurs différences.
J'en ai dit assez, ce me semble, sur
l'invention; car j'ai traité ce qui concerne la manière non
seulement d'instruire les juges, mais aussi de les toucher. Or, de
même que, pour bâtir, il ne suffit pas d'entasser pierre sur pierre
et de rassembler tout ce qui est nécessaire pour la construction
d'un édifice, et qu'il faut encore que la main d'un architecte
dispose et mette en ordre chaque chose, de même, dans un discours,
quelle que soit l'abondance des matériaux, ils ne forment qu'un amas
confus, si l'art ne les dispose et les lie entre eux pour en faire
un tout régulier. Ce n'est donc pas sans raison qu'on a donné à la
disposition le second rang parmi les cinq parties de
l'oraison, puisque, sans elle, la première est comme non avenue. Une
statue, dont toutes les parties sont fondues, n'est pas encore une
statue, si ces parties ne forment une unité. Que, dans le corps de
l'homme ou de quelque animal, on déplace un seul membre, on n'aura
plus qu'un monstre; et même les muscles, si peu qu'ils soient
dérangés, cessent entièrement de faire leurs fonctions. Enfin, une
armée nombreuse, où se met la confusion, trouve sa faiblesse dans ce
qui faisait sa force. Aussi je partage le sentiment de ceux qui
croient que l'ordre est la condition de l'existence du monde, et que
si cet ordre venait à être troublé, tout périrait. Ainsi, un
discours privé de cette qualité sera condamné à se, précipiter
tumultueusement, à flotter comme un navire sans gouvernail ; et
l'orateur, ne sachant ni d'où Il vient ni où il va, tantôt reviendra
sur ses pas, tantôt s'écartera de,sa route, comme un voyageur errant
la nuit dans des lieux inconnus, sans autre guide que le hasard.
Ce livre sera donc tout entier
consacré à la disposition, laquelle, certes, n'eût pas manqué
à tant d'orateurs, s'il était possible d'en donner des règles
applicables à toute sorte de sujets; mais comme les causes ont été,
sont et seront toujours d'une variété infinie, et que, depuis tant
de siècles, il ne s'en est pas encore rencontré une qui fût de tout
point semblable à une autre, il faut que l'orateur compte surtout
sur ses propres forces, sur son discernement, sur son attention, sur
son jugement, et qu'il sache prendre conseil de lui-même. Je ne nie
pourtant pas que cette matière comporte quelques préceptes; aussi ne
les omettrai-je pas.
CHAP. I. J'ai fait
voir, dans un des livres précédents, que la division est
l'analyse d'un tout en plusieurs parties, et la partition une
subdivision du genre en plusieurs espèces. Quant à la disposition,
je la définis une distribution des choses et des parties, qui
assigne à chacune le rang qui lui convient. Qu'on se souvienne
cependant que la disposition doit varier souvent selon le besoin de
la cause, et que la même question ne se doit pas toujours traiter la
première de part et d'autre. Eschine et Démosthène, pour m'en tenir
à un seul exemple, peuvent nous enseigner sur ce point, ayant suivi
chacun un ordre différent dans l'affaire de Ctésiphon : car
l'accusateur commença par traiter la question de droit, comme lui
paraissant plus favorable; et l'accusé commença par discuter tous
les autres chefs ou presque tous, afin de préparer les juges à la
question légale qu'il réservait pour la fin. En effet, le demandeur
peut avoir intérêt à débuter par un point, et le défendeur par un
autre. Autrement, il faudrait toujours plaider au gré du demandeur.
Enfin dans les récriminations, où chaque partie est obligée tour à
tour de se défendre avant que d'accuser son adversaire, c'est une
nécessité que de part et d'autre la disposition soit tout à fait
différente. J'exposerai donc ce que j'ai pu apprendre de l'art et de
l'expérience; et aussi bien je n'en ai jamais fait mystère. J'avais
grand soin, étant avocat, de prendre une exacte connaissance de tout
ce qui entrait dans un procès ; car aux écoles l'usage est de poser
d'avance à celui qui déclame certains points fixes et en petit
nombre, que les Grecs appellent thèmes, et Cicéron
propositions. Quand j'avais placé, pour ainsi dire, sous mes
yeux, tous les éléments de la cause, je ne songeais pas moins à mon
adversaire qu'à moi-même. Et d'abord, ce qui n'est pas difficile,
mais ce qu'il faut pourtant envisager avant tout, j'arrêtais ce que
chaque partie prétendait prouver; et ensuite, le moyen dont chacune
prétendait se servir. Je considérais donc ce que le demandeur dirait
en premier lieu. Ou c'était un point avoué, ou c'était un point
contesté. S'il était avoué, la question ne pouvait être là. Ainsi,
je passais à la réponse du défendeur, et je l'examinais de la même
manière. Quelquefois ce qui en résultait était pareillement avoué;
mais du moment où l'on n'était pas d'accord, le débat commençait.
Vous avez tué cet homme? -Oui, je l'ai tué: on convient
du fait, je passe outre; l'accusé doit rendre raison du meurtre.
Il est permis, dit-il, de tuer un adultère avec sa complice:
il est constant que la loi le permet. Il faut donc aller plus loin,
et jusqu'à une troisième proposition qui soit contestée. Ils
n'étaient point adultères. - Ils l'étaient. Ce sera là la
question ; et comme le fait est douteux, c'est une affaire de
conjecture. Il peut encore arriver que cette troisième proposition
ne soit pas contredite. Ils étaient adultères, mais il ne vous
était pas permis de les tuer, parce que vous étiez condamné à l'exil
ou noté d'infamie. Alors c'est une question de droit; mais si
l'on nie d'abord le fait et qu'à cette proposition, Vous avez tué,
on réponde Je n'ai pas tué, aussitôt le conflit commence.
C'est ainsi qu'il faut examiner où la controverse prend naissance,
et ce qui fonde la première question. Tantôt l'accusation est simple
: Rabirius a tué Saturninus; tantôt elle est complexe : L.
Varénus a encouru la peine portée contre les assassins, puisqu'il
est coupable d'avoir tué C. Varénus, blessé Cnéius, et tué encore
Salarius; car, dans ce dernier exemple, ce sont trois
propositions différentes. J'en dis autant des demandes civiles. Mais
d'une accusation complexe peuvent naître plusieurs questions,
plusieurs états, lorsque l'accusé prend le parti de nier un point,
d'en justifier un autre, et d'en décliner un autre en prétendant que
l'action est mal intentée. Dans ce cas l'accusateur doit examiner
avec soin ce qu'il doit réfuter, et en quel lieu il doit le faire;
et, à son égard, je ne m'éloigne pas tout à fait de l'opinion de
Celsus, qui lui-même a suivi Cicéron; à cela près qu'il s'obstine
trop à vouloir que l'on débute par quelque preuve solide, que l'on
réserve pour la fin les plus puissantes, et qu'on place les plus
faibles au milieu, par la raison qu'au commencement, il faut
ébranler l'esprit dés juges, et qu'à la fin il faut les entraîner.
Mais quant à l'accusé, il doit le plus souvent commencer par ce
qu'il y a de plus grave contre lui, de peur que le juge, préoccupé
du point principal de l'accusation, n'écoute pas volontiers ce qui
en précéderait la discussion. Cependant on peut adopter un autre
ordre, quand les autres chefs de l'accusation sont évidemment faux,
et que le chef principal est épineux. Par là on rendra tout d'abord
l'accusateur suspect, et le chef principal perdra beaucoup de sa
gravité. Toutefois il sera bon de justifier par quelques mots
préliminaires cette distribution des moyens de défense, avec
promesse de satisfaire en temps et lieu à l'attente des juges, afin
qu'ils ne s'imaginent pas qu'on recule devant la difficulté.
D'ordinaire, le premier soin doit être de purger de tout soupçon les
antécédents de l'accusé, pour lui concilier le juge; quoique
Cicéron, dans la défense de Varénus, ait fait tout le contraire,
ayant eu égard, non à ce qu'il convient de faire le plus souvent,
mais à ce qu'il convenait de faire alors. Quand l'accusation est
simple, il faut voir si nous y répondrons par une seule proposition
ou par plusieurs. S'il ne s'en présente qu'une, sera-ce sur le fait
ou sur la loi que nous élèverons la question? Si c'est sur le fait,
devons-nous le nier ou le justifier? Si c'est sur la loi, sera-ce
sur la lettre ou sur l'esprit que nous établirons la contestation?
Il nous sera facile de nous déterminer dans cette alternative, si
nous considérons quelle est la loi sur laquelle repose le procès,
c'est-à-dire le jugement : car dans les écoles on suppose plusieurs
faits et plusieurs lois, dans l'unique but d'ourdir une trame et
d'intéresser l'auditoire. Par exemple, si un père, après avoir
exposé son fils, vient à le reconnaître; il peut le reprendre en
payant sa nourriture; mais si un fils désobéit à son père, celui- ci
peut le déshériter. Un père, qui avait exposé son fils, le reprend,
et veut le forcer à épouser une riche parente; le fils s'y oppose,
et veut épouser la fille du pauvre qui l'a nourri. La loi qui
regarde l'exposition des enfants peut donner matière à de beaux
mouvements oratoires, mais la loi de l'exhérédation est celle d'où
dépend le jugement. Cependant il ne s'agit pas toujours d'une seule
loi, mais de plusieurs, comme dans le cas d'antinomie. Cela
bien considéré, on apercevra clairement sur quoi tombe la
contestation. La défense est complexe, comme dans l'oraison de
Cicéron pour Rabirius : S'il l'eût tué, il aurait bien fait; mais
il ne l'a pas tué. Dans ce cas, il faut d'abord examiner tout ce
qui peut être objecté, et ensuite l'ordre qu'il convient d'adopter;
car ici je ne suis pas du même avis que pour les propositions et les
arguments, au sujet desquels j'ai dit qu'on pouvait commencer par ce
qu'il y a de plus grave et de plus fort. Lorsqu'on réfute, la force
des questions doit aller en croissant, qu'elles soient du même genre
ou de genre différent. Or, les questions de droit ont autant de fins
diverses que la loi comporte d'interprétations; les questions de
fait tendent toujours à une même fin; mais pour les unes comme pour
les autres l'ordre est le même. Parlons d'abord de celles qui sont
dissemblables. Ici, les moyens les plus faibles doivent être
discutés les premiers. C'est pour cela qu'après avoir traité
certaines questions, nous avons coutume d'en faire le sacrifice à la
partie adverse; car nous ne pouvons passer à d'autres qu'en laissant
là les premières; mais il faut s'y prendre de façon que nous
paraissions, non les condamner, mais seulement les abandonner, parce
que nous pouvons gagner notre cause sans leur secours. Un homme
donne procuration à quelqu'un pour toucher les arrérages d'une rente
dont il a hérité : on peut d'abord faire cette question : Le
mandataire avait-il capacité pour recevoir procuration?
Supposons qu'après avoir traité cette question, nous l'abandonnions,
que nous y soyons même forcés, nous passerons à cette autre
question: Celui qui est en cause avait-il le droit de passer
procuration? Accordons encore ce point, il s'en présente un
troisième : Le demandeur est-il véritablement héritier; et seul
héritier? Et quand nous abandonnerions encore tout cela, il
reste enfin à examiner s'il est dû des arrérages. Au
contraire, nul n'est assez dépourvu de sens pour se départir de ce
que sa cause a de plus solide, et passer à des questions de moindre
importance. Voici un exemple emprunté aux écoles. Vous ne
déshériterez pas celui que vous avez adopté (c'est la loi) ;
mais le pussiez-vous, ce n'est point à l'égard d'un homme qui a si
bien mérité de la patrie : quand vous le pourriez encore, ce ne sera
point pour ne s'être pas soumis à toutes vos volontés; quand il
aurait dû s'y soumettre, ce ne sera point pour s'être permis
d'opter; et quand il se serait permis d'opter, ce ne sera point pour
avoir opté telle chose plutôt que telle autre. Voilà comme les
questions de droit diffèrent entre elles, tandis que, dans les
faits, plusieurs questions tendent toutes à la même fin. On peut
même se relâcher de quelques-uns sans nuire à la question
principale. Par exemple, un homme accusé de vol dira : Prouvez
que vous aviez cet argent, prouvez que vous l'avez perdu, prouvez
qu'on vous l'a pris, prouvez enfin que c'est moi qui l'ai dérobé;
car on peut abandonner les trois premières questions, mais non pas
la dernière. Ce que je faisais encore fort souvent en étudiant la
cause, c'était de parcourir toutes les questions, tantôt eu
remontant de la dernière espèce, qui d'ordinaire renferme la cause,
jusqu'au genre; tantôt en descendant du genre à la dernière espèce;
et cela même dans les discours du genre délibératif. Supposons, par
exemple, que Numa délibère s'il acceptera la royauté qui lui est
offerte par les Romains. Faut-il accepter la royauté ? Voilà le
genre. Dans une ville étrangère? Voilà une espèce. Les
Romains pourront-ils s'accommoder d'un tel roi? Voilà la
dernière espèce. Il en est de même dans les controverses. Un homme
qui a bien mérité de sa patrie demande pour récompense la femme
d'autrui. Peut-il demander la femme d'autrui? C'est la
dernière espèce Doit-il obtenir tout ce qu'il demande? C'est
la question générale, d'où naissent celles-ci : Est-il en droit
de demander le bien d'un particulier? de demander un mariage? de
demander une femme mariée?
Mais toutes ces questions ne se
traitent pas dans le même ordre qu'elles se présentent à l'esprit;
car le plus souvent ce qui se présente d'abord est précisément ce
qu'il faut dire en dernier, comme ici : Vous n'êtes pas en droit
de demander la femme d'autrui. C'est pourquoi, en voulant se
presser, on gâte sa division. Ne nous arrêtons donc pas à ce qui
nous vient d'abord à l'esprit; voyons au delà : Cet homme est-il
en droit de demander même une veuve? Ce qui ne suffit pas :
De demander rien qui appartienne à un particulier? Allons encore
plus loin : De demander rien d'injuste? question qui rentre
dans la première. Ainsi, après avoir examiné la proposition de notre
adversaire, voyons, s'il est possible, quelle réponse il est naturel
de faire d'abord. Quand nous prendrons la peine d'y penser, comme si
l'affaire était en instance, et que nous fussions dans la nécessité
de répondre immédiatement, nous trouverons sur-le-champ la réponse.
Que si nous ne la trouvons pas, mettons cependant de côté ce qui
nous est venu en premier à l'esprit; ensuite demandons-nous à
nous-mêmes: N'y aurait-il pas quelque autre chose à répondre? Et
nous nous demanderons cela deux ou trois fois, jusqu'à ce que nous
ayons épuisé toutes les questions. De cette façon, nous les
découvrirons toutes jusqu'aux plus petites, qui, bien traitées,
disposeront le juge à nous être favorable dans la dernière et la
plus importante. A ce sujet, on donne encore un précepte qui n'est
pas fort différent du mien : c'est de commencer par les questions
communes avant d'aborder les questions particulières. En effet, une
question commune est d'ordinaire une question générale. Par exemple,
le tyran a été tué : voilà une proposition commune. Mais,
le tyran a été tué, par qui? par une femme, par sa propre femme
: voilà des propositions particulières. Ma méthode était encore de
détacher les points dont l'adversaire convenait avec moi, pourvu
toutefois qu'ils fussent à mon avantage; et non seulement je le
pressais sur ces points dont il convenait, mais je les multipliais
au moyen de la division, comme dans cette controverse: Un
général, qui avait eu son père pour compétiteur et l'avait emporté
sur lui, est pris par les ennemis. On députe des officiers pour
aller payer sa rançon. Ces députés rencontrent le père qui revenait
de chez les ennemis, et qui, les voyant, leur dit: Vous venez trop
tard. Les députés l'arrêtent, le fouillent, et lui trouvent une
somme d'or cachée dans son sein; puis ils continuent leur chemin,
et, en arrivant, ils trouvent, leur général attaché à une croix, qui
leur crie : Méfiez-vous du traître ! Le père est accusé. De quoi
convient-on ! Qu'il y a eu trahison, que cette trahison a été
révélée par le général mourant. Mais il s'agit de trouver le
traître. On dira donc : Vous avouez que vous êtes allé chez les
ennemis, que vous y êtes allé secrètement, qu'ils vous ont renvoyé
sain et sauf, que vous avez rapporté de l'or et que vous le teniez
caché. Car ce qu'a fait l'accusé est quelquefois ce qui donne le
plus de poids à l'accusation ; et, quand une fois l'esprit est
frappé, l'oreille se ferme, pour ainsi dire, à la défense. En
général, il me paraît que l'accusateur trouve son avantage à
rassembler les faits, et que l'accusé trouve le sien à les séparer.
Une chose qui me réussissait encore, c'était de faire, pour toute ma
matière, ce que j'ai dit au sujet des arguments, c'est-à-dire que,
après avoir exposé tout ce que l'adversaire pouvait alléguer en sa
faveur, j'écartais chaque point l'un après l'autre, en sorte qu'il
ne restât que celui que je voulais qui fût cru. Supposons qu'il
s'agisse de prévarication : Un accusé ne peut être absous que
pour son innocence, ou par le crédit d'une personne puissante, ou
parce qu'on a usé de violence envers les juges, ou parce qu'ils ont
été corrompus, ou parce que les preuves étaient insuffisantes, ou
parce qu'ils ont prévariqué. Or, vous convenez que cet homme était
coupable, qu'aucune puissance n'est intervenue, qu'il n'y ra eu ni
violence, ni corruption, ni insuffisance de preuves : donc vous avez
prévariqué. Que si je ne pouvais réfuter tout ce qui était
contre moi, j'en réfutais du moins la plus grande partie. Par
exemple, cet homme a été tué, mais où? Ce n'est point dans un
lieu écarté, qui puisse faire soupçonner qu'il a été tué par des
voleurs; on n'en voulait point à son argent, car on ne lui a rien
pris; ce n'est point non plus dans l'espérance de recueillir sa
succession, car il était pauvre. C'était donc par inimitié. Quel est
son ennemi? Cette méthode, qui consiste à passer en revue tous
les moyens de la cause, et à les exclure successivement pour s'en
tenir au meilleur, est d'un grand secours, non seulement pour la
division, mais encore pour l'invention. Milon est accusé d'avoir
tué Clodius : ou il l'a tué, ou il ne l'a pas tué. Le plus sûr
serait de nier; mais s'il n'y a pas moyen de nier, il faut bien
avouer le meurtre. C'est donc ou justement ou injustement qu'il a
été commis. Justement, sans doute. Soit. C'est donc ou par un
mouvement de sa volonté ou par nécessité; car l'ignorance ne
peut se prétexter ici. Quant à la volonté, c'est une chose
assez vague aux yeux de la plupart des hommes; il faut donc se
rejeter sur une interprétation, en disant, par exemple, que la
volonté de Milon n'a pu être déterminée que par l'intérêt de la
république. Si nous alléguons la nécessité, ç'a donc
été une rencontre, et nullement un dessein prémédité? L'un des
deux tendait donc des piéges à l'autre? Lequel des deux?
Clodius assurément. Vous voyez comme l'ordre et la suite même des
choses nous conduit à dire tout ce qu'il faut pour la justification
de l'accusé. Allons encore plus loin. Milon se voyant attaqué par
Clodius, ou a voulu le tuer, ou ne l'a pas voulu. Le plus sûr
est de dire qu'il ne l'a pas voulu. Voilà pourquoi Cicéron dit:
Les gens de Milon firent sans l'ordre et à l'insu de leur maître,
etc. Mais, d'un autre côté, ces paroles marquent de la timidité,
et soutiennent mal cette assurance avec laquelle nous disions
d'abord que Milon avait tué justement Clodius. Voilà aussi pourquoi
Cicéron ajoute : Les gens de Milon firent ce que chacun de nous
eût voulu que les siens fissent en pareille occasion. Tout ceci
est d'autant plus utile que souvent rien ne nous plaît de tout ce
qui nous vient à l'esprit, et que cependant il faut dire quelque
chose. Examinons donc la cause sous toutes ses faces. C'est un moyen
sûr pour découvrir ou ce qu'il y a de mieux à dire, ou ce qu'il y a
de moins mauvais. En quelques occasions, nous pourrons nous servir
de la proposition même de notre adversaire, et j'ai déjà dit en son
lieu qu'elle est quelquefois commune aux deux parties. Je sais que
des rhéteurs ont consacré bien des pages à rechercher comment on
peut connaître laquelle des deux parties doit parler la première,
mais assez inutilement, ce me semble; car au barreau cela est réglé
ou par la rigueur impitoyable des formules, ou par la manière dont
la demande est formée, ou enfin par le sort; mais cette question est
absolument oiseuse pour les écoles, puisque, dans les mêmes
déclamations, le demandeur et le défendeur peuvent également narrer
et réfuter. Il est même une foule de controverses où il est
impossible de déterminer à qui doit appartenir la priorité, comme
dans celle-ci Un père qui avait trois enfants, l'un orateur, l'autre
médecin, et le troisième philosophe, fait un testament par lequel,
ayant partagé son bien en quatre parts, il en donne une à chacun de
ses enfants, et la quatrième à celui des trois qui est le plus utile
à la république. Ils plaident, et l'on demande qui des trois doit
parler le premier? Cela est incertain, quoique la proposition soit
certaine; car il faudra toujours commencer par celui que nous
représenterons. Voilà ce que l'on peut dire en général sur la
manière de distribuer une cause; mais comment parviendrons-nous à dé
couvrir certaines questions plus occultes? Comme on parvient à
trouver les pensées, les expressions, les figures, les couleurs:
avec de l'esprit, du soin, de l'exercice. Cependant il n'arrivera
presque jamais que rien de tout cela échappe à un orateur attentif,
si, comme je l'ai dit; il prend la nature pour guide. Mais la
plupart, affectant un vain dehors d'éloquence, sont contents, pourvu
qu'ils traitent quelques endroits brillants ou qui ne font rien à la
preuve. D'autres croient avoir tout prévu en s'attachant à ce qui se
présente à leurs regards. Pour rendre ce que je dis plus sensible,
j'en donnerai un exempte emprunté aux déclamations de l'école, qui
n'est ni fort nouveau, ni certainement fort difficile. Quiconque
n'aura pas assisté son père accusé de trahison, sera déshérité.
Quiconque aura été condamné pour trahison, sera banni avec son
avocat. Un père est accusé de trahison; l'un de ses fils, qui
possède l'art de parler, le défend; l'autre, élevé à la campagne, ne
se présente pas. Le père succombe, et est exilé avec son avocat. Le
campagnard se distingue par quelque action d'éclat, et, pour
récompense, obtient le rappel de son père et de son frère. Le père,
après son retour, meurt sans tester. Celui de ses fils qui avait
obtenu son rappel réclame sa part dans la succession; l'orateur
réclame la succession entière. Ces gens qui se piquent d'éloquence,
et qui regardent en pitié la peine que nous nous donnons pour des
causes qui se présentent si rarement, ne manqueront pas de se saisir
de ce qu'il y a de plus favorable dans les caractères. Ils
triompheront de parler pour un homme de la campagne contre un
orateur, pour un homme de coeur contre un homme qui n'a jamais fait
que traîner sa robe au barreau, pour un bienfaiteur contre un
ingrat, pour un héritier qui se contente de sa part dans la
succession de son père, contre un frère qui la veut ravir tout
entière : toutes considérations qui naissent véritablement du sujet,
et qui sont d'un grand poids, mais qui pourtant ne donnent pas gain
de cause. Ces orateurs chercheront encore ces pensées hardies,
outrées, obscures : car telle est l'éloquence aujourd'hui, que le
bruit et les clameurs en font tout le succès. D'autres, qui, à la
vérité, se proposent quelque chose de mieux, mais qui se con-
tentent d'effleurer la surface des choses sans rien approfondir,
verront ce qui saute aux yeux : ils diront, par exemple, que cet
homme de la campagne est excusable de n'avoir pas assisté son père,
ne pouvant lui être d'aucun secours; qu'après tout, l'autre n'a rien
à lui imputer, puisque l'accusé a été condamné; enfin, que celui qui
a rétabli sa famille dans ses biens est plus digne de les recueillir
qu'un avare, un impie, un ingrat, qui ne veut pas les partager avec
un frère, auquel il doit tant. Ils sentiront même qu'il y a une
première question à faire sur la loi et sur l'intention du
législateur, d'où en effet dépend tout le reste; mais un orateur qui
prend pour guide la nature n'aura point de peine à découvrir que ce
fils, qu'on veut exclure de la succession, doit dire en premier
lieu: Mon père est mort sans tester; il a laissé deux enfants,
qui sont mon frère et moi. Par le droit des gens, je demande à
partager son bien avec mon frère. Est-il un homme assez inepte,
assez ignorant, pour ne pas commencer ainsi, quand même il ne
saurait pas ce que c'est qu'une proposition, et pour ne pas faire
ressortir un peu l'équité de ce droit commun? Que reste-t-il après
cela, si ce n'est de chercher ce que l'on peut répondre à une
demande aussi raisonnable? Cette réponse se présente d'elle-même :
il existe une loi qui déshérite celui qui, voyant son père accusé de
trahison, ne le défend pas; et vous êtes dans ce cas. Cette
proposition conduit nécessairement à louer la loi que l'on allègue,
et à blâmer celui qui l'a violée. Jusqu'ici il n'y a rien de
contesté. Revenons au demandeur : à moins qu'il ne soit entièrement
dépourvu de sens, il dira: Si la loi alléguée a quelque valeur,
il n'y a plus de procès, ni de matière à jugement. Or, il est
constant que la loi existe et que le demandeur l'a violée.
Qu'objecter à cela? La qualité de paysan? mais la loi n'excepte
personne. Voyons pourtant si elle ne présente pas quelque endroit
faible. Consultons la nature, qui est, comme je ne me lasserai pas
de le répéter, le guide le plus sûr. Que suggère-t-elle, quand la
lettre d'une loi est contre nous, si ce n'est de recourir à
l'intention du législateur? Voici donc une question générale à
examiner : faut-il s'en tenir à la lettre ou à l'esprit? Car en
général les questions légales sont toujours diverses, toujours
nouvelles, et la jurisprudence n'en tranche jamais la solution d'une
manière définitive. Il faut donc voir ici s'il n'y a rien qui puisse
donner atteinte à la rigueur de la loi. Quiconque n'aura pas
assisté son père sera déshérité. Quoi! quiconque, sans exception
! Les cas suivants s'offrent d'eux-mêmes : Un fils en bas âge, ou
qui serait malade, ou en voyage, ou à l'armée, ou en ambassade,
serait-il déshérité? non certes. C'est déjà beaucoup qu'on
puisse contrevenir à la loi sans encourir la peine portée par la
loi. Faisons maintenant, pour me servir des termes de Cicéron dans
l'oraison pour Muréna, ce que nous voyons faire aux joueurs de flûte
de la comédie latine: quittons le paysan pour l'orateur. Celui-ci
dira donc : Quand je vous accorderais ces exceptions, toujours
est-il que vous n'étiez ni en bas âge, ni malade, ni en voyage, ni à
l'armée, ni en ambassade. - Mais je suis un paysan, dira
le demandeur; car c'est la réponse la plus naturelle; mais l'autre
lui objectera une raison péremptoire. Si vous ne pouviez défendre
votre père, vous pouviez du moins assister au jugement. Et cela
est vrai. Le paysan est donc contraint de revenir à l'esprit de la
loi. La loi prétend seulement punir l'impiété; or, on ne peut
m'en accuser. Mais, répliquera le défendeur, il faut
bien que vous soyez coupable d'impiété, puisque vous avez été
déshérité; quoique plus lard, par repentir ou par ostentation, vous
ayez demandé pour récompense de vos services envers l'État le rappel
de votre famille; en outre, mon père n'a été condamné que par votre
faute ; car votre absence lui a nui, et semblait prononcer contre
lui. L'autre répondra: C'est bien plutôt vous qui êtes la
cause de sa condamnation. Vous aviez offensé tant de gens et soulevé
tant d'inimitiés contre notre maison. A l'égard de ces dernières
objections, elles sont purement conjecturales; de même qu'une autre
raison dont le paysan peut colorer son absence, en disant que tel
était le dessein de leur père, qui ne voulait pas exposer toute sa
famille au même danger. Voilà ce que contient la première question,
fondée sur le texte et l'esprit de la loi.
Poussons plus loin nos
investigations, et voyons s'il n'y aurait pas encore quelque chose,
et comment il faudrait s'y prendre. J'imite exactement ceux qui
cherchent, afin d'apprendre à chercher; et, mettant de côté toute
vanité d'écrivain, je ne me préoccupe que du soin d'être utile et de
me faire comprendre. Toutes les questions que nous avons supposées
jusqu'ici ne sont tirées que de la personne du demandeur. Pourquoi
n'en chercherions-nous pas dans la personne du père? Quiconque
voyant son père accusé de trahison ne l'aura pas assisté, sera
déshérité. Pourquoi ne pas examiner si la loi est commune à tous
les pères? c'est ce que nous faisons dans ces controverses, où l'on
poursuit la punition des enfants qui n'ont pas nourri leurs pères et
mères dans le besoin. Alors on demande si une mère est en droit
d'exiger ce secours d'un fils contre lequel elle a déposé en
justice, et soutenu qu'il était né de son mariage avec un étranger;
ou si un père peut former légitimement la même demande contre un
fils qu'il a prostitué. Qu'y a-t-il donc à considérer dans le père
dont il s'agit? Il a été condamné. La loi ne regarderait-elle que
les pères qui ont été absous? Cette question paraît tout d'abord
un peu dure. Ne désespérons pas pourtant. Il est à croire que telle
a été l'intention du législateur, afin que les enfants ne
manquassent pas de protéger l'innocence de leur père. Mais le
campagnard rougirait d'alléguer cette raison, puisqu'il avoue que
son père était innocent. Ne nous lassons pas de chercher.
Quiconque aura été condamné pour trahison sera exilé avec son
avocat: ceci place la contestation dans un nouveau jour; car on
ne saurait se persuader que la loi ait voulu frapper de la même
peine et celui qui a défendu son père, et celui qui ne l'a point
défendu; d'ailleurs l'exil met hors de toute loi. Il n'est donc pas
probable que la loi ait eu en vue l'avocat du condamné, puisque
l'exil entraîne la perte des biens. Dans l'un et dans l'autre cas le
campagnard met en doute la possibilité de défendre son père. De son
côté, le défendeur se renfermera exclusivement dans les termes
généraux de la loi. Il dira qu'elle a prétendu punir tous ceux qui
n'assisteraient pas leurs pères en pareil cas, de peur qu'ils n'en
fussent détournés par la crainte de l'exil; et il soutiendra que son
père était innocent. Remarquons, en passant, qu'un seul état peut
comporter deux questions générales : Tout fils est-il obligé de
défendre son père? Tout père est-il en droit d'exiger ce secours de
son fils? Jusqu'ici nous n'avons proprement considéré que deux
personnes. Pour la troisième, qui est celle de l'adversaire, elle ne
peut donner lieu à aucune question, puisque sa part héréditaire ne
lui est pas contestée. Cependant n'en demeurons pas là; car tout ce
que nous avons dit dans l'espèce donnée pourrait se dire aussi bien
dans le cas où le père n'aurait pas été rétabli: mais ne nous
laissons pas non plus préoccuper par la première pensée qui se
présente, que le père a été rétabli par celui de ses fils qui
habitait la campagne. En cherchant bien, on verra qu'il y a
encore quelque chose au delà; car de même que l'espèce suit le
genre, de même le genre précède l'espèce. Supposons donc que le père
a été rétabli par un autre. Aussitôt naîtra cette question, qui se
traite par syllogisme: La restitution n'équivaut-elle pas à
l'abolition du jugement, et n'a- t-elle pas pour effet de le rendre
comme non avenu? C'est ici que le demandeur hasardera de dire
que n'ayant mérité qu'une seule récompense il n'eût pas même pu
obtenir le rappel de son père et de son frère tout à la fois, si son
père, au moment de ce rappel, n'eût été censé n'avoir jamais été
condamné : moyennant quoi la peine était remise à son avocat, de
même que s'il ne l'eût jamais défendu. Ensuite on passera à cette
objection, qui s'était présentée en premier lieu: que le père a
été rétabli par son fils le paysan. Et là nous aurons recours à
un autre raisonnement : Si cet homme ayant rétabli son père ne
doit pas être regardé comme son avocat, puisqu'il a obtenu ce que
l'avocat demandait, et qu'on peut justement prendre pour semblable
ce qui est effectivement plus que semblable. Tout le reste est
subordonné à l'équité : on examinera lequel des deux est le plus
équitable dans ses prétentions? ce qui comporte encore une
division; car cette question est admissible dans l'hypothèse où ils
réclameraient l'un et l'autre la succession entière. Elle l'est à
plus forte raison dans le cas présent, où l'un se contente de sa
part, et l'autre réclame tout, à l'exclusion de son frère. Enfin, la
mémoire du père sera d'une puissante considération auprès des juges,
d'autant plus qu'il s'agit de partager son bien. On tâchera donc de
pénétrer son intention, et la raison pour laquelle il est mort sans
tester. Ce sera une question conjecturale, qui pourtant rentrera
dans la qualité; mais la qualité implique un autre état. Je dois
avertir ici que d'ordinaire, à la fin d'une cause, l'orateur doit se
rejeter sur l'équité, parce que les juges n'écoutent rien plus
volontiers. Quelquefois néanmoins, dans l'intérêt de la cause il
adoptera un autre ordre; c'est-à-dire que, quand la rigueur du droit
ne lui sera pas favorable, il préparera l'esprit des juges par des
considérations sur l'équité. Voilà ce que j'avais à recommander en
général. Entrons maintenant dans les détails des causes judiciaires.
Il est impossible de descendre jusqu'à la dernière espèce,
c'est-à-dire de prévoir les contestations de toute sorte qui peuvent
s'élever tous les jours. Mais je puis du moins m'attacher à ce
qu'elles ont de commun, et faire observer ce que réclame en général
l'état de chaque cause; et comme l'existence du fait est la question
qui se présente d'abord dans l'ordre naturel, c'est aussi par ce qui
regarde cette question que je commencerai.
CH. II. Toute
conjecture roule ou sur la chose ou sur l'intention, par rapport à
trois temps, qui sont le passé, le présent et l'avenir.
La chose donne lieu à des questions générales et à des questions
particulières, c'est-à-dire à des questions qui se renferment dans
certaines circonstances ou qui ne s'y renferment pas. L'intention
ne comporte de question que là où il s'agit d'une personne ou d'un
fait qui est constant. Quant à la chose, on examine ou ce
qui a été, ou ce qui est, ou ce qui sera par exemple,
dans les questions générales, si le monde a été formé par le
concours des atomes? S'il est gouverné par une Providence? S'il aura
une fin? Dans les questions particulières, Si Roscius a
commis un parricide? Si Manlius affecte la royauté? S'il convient
que Q. Cécilius accuse Verrès? Dans les jugements, c'est le
passé que l'on considère particulièrement; car on n'accuse un homme
que d'un fait accompli; mais un fait actuel ou futur se conjecture
et se prouve par des faits passés. On examine aussi ce qui a pu
donner naissance à une chose, par exemple, Si la peste a pour
cause la colère des dieux, on l'intempérie de l'air, ou la
corruption des eaux, ou une exhalaison empoisonnée qui sort de la
terre; et ce qui a pu motiver une action : Pourquoi cinquante
rois se sont-ils ligués contre Troie? S'ils s'étaient engagés par
serment à prendre les armes, ou s'ils ont cédé à l'exemple, ou si
c'était dans l'intention de plaire aux Atrides ? Ces deux genres
de questions ne sont pas fort différents. Quant aux choses
présentes, si elles tombent sous les sens, et qu'elles n'aient
pas besoin de preuves qui soient fondées sur des signes antérieurs,
elles n'appartiennent pas à la conjecture : comme dans le cas où
l'on supposerait, par exemple, que les Lacédémoniens s'enquièrent
si les Athéniens élèvent actuellement des murailles? Mais il y a
une sorte de conjecture qui semble être en dehors de notre sujet
c'est celle à laquelle peut donner lieu l'existence d'un homme qui
n'est pas bien connu. Cette question a été soulevée contre les
héritiers d'Urbinia, dans le doute où l'on était si celui qui
réclamait ses biens en qualité de fils était véritablement Figulus
ou Sosipater : car l'existence de cet homme est visible; on ne peut
pas demander s'il existe, comme on demande, non ce que
c'est que la région qui est au delà de l'Océan, ni quelle
elle est, mais s'il y en a une. Toutefois, ce genre de
procès dépend aussi du passé : Le demandeur est-il bien Clusinius
Figulus, né d'Urbinia? Nous avons vu de nos jours plusieurs
causes de cette nature, et moi-même j'en ai plaidé quelques-unes. La
conjecture qui roule sur l'intention embrasse incontestablement tous
les temps : le passé, dans quel dessein Ligarius est-il allé en
Afrique? le présent, dans quel esprit Pyrrhus demande-t-il la
paix? le futur, si Ptolémée fait mourir Pompée, de quel oeil
César verra-t-il ce meurtre? On résout aussi par voie de
conjecture et de qualité les questions relatives à la mesure, à
l'espèce et au nombre par exemple, le soleil est-il plus grand
que la terre? La lune est-elle sphérique, plane ou conique? N'y
a-t-il qu'un monde, ou y en a-t-il plusieurs? Et cela non
seulement dans les choses naturelles, mais aussi dans les autres :
par exemple, laquelle des deux guerres a été la plus
considérable, celle de Troie ou celle du Péloponnèse? Quel était le
bouclier d'Achille? N'y a- t-il eu qu'un Hercule? Mais dans les
causes judiciaires où l'un accuse et l'autre défend, il y a une
sorte de conjecture qui a pour objet la recherche et du fait
et de l'auteur du fait. D'où il naît deux questions qui se
traitent, tantôt conjointement, si on les nie toutes les deux,
tantôt séparément, quand on examine si le fait est ou
n'est pas; ou bien, le fait étant avéré, quel en est l'auteur.
Le fait seul peut donner lieu à une question, tantôt simple, par
exemple, s'il y a eu mort d'homme? tantôt double, si cet
homme est mort par le poison ou d'une indigestion ? Il y a une
seconde espèce de conjecture qui roule uniquement sur le fait,
lorsque, le fait étant avéré, on ne peut douter de l'auteur; et une
troisième qui ne regarde que la personne, quand on est
d'accord sur le fait et nullement sur l'auteur. Mais cette troisième
espèce implique différentes questions; car, ou l'accusé nie purement
et simplement le crime, ou il prétend qu'un autre l'a commis. Encore
même peut-on rejeter un crime sur autrui de plusieurs manières:
tantôt, c'est une accusation réciproque entre les parties, et ce que
nous appelons récrimination; tantôt, on se disculpe aux dépens d'une
personne qui n'est point en cause, et cette personne est quelquefois
certaine et déterminée, quelquefois in- certaine et vague. Si elle
est certaine, ce peut être un étranger, ce peut être aussi celui-là
même qui a péri et qui s'est volontairement donné la mort. Et dans
tous ces cas, comme dans celui de récrimination, il se fait une
comparaison des personnes, et des motifs, et des autres
circonstances. C'est ainsi que Cicéron, dans la défense de Varénus,
rejette le crime sur les Ancharius, et que dans celle de Scaurus, en
parlant de la mort de Bostaris, il fait tomber le soupçon sur la
mère de Bostaris. Il y a un autre genre de comparaison tout
différent de celui-ci, où les deux parties s'attribuent la gloire
d'une même action; et un autre encore où la contestation ne tombe
pas sur deux personnes, mais sur deux choses, c'est-à-dire où l'on
n'examine pas qui des deux a fait une chose, mais laquelle des deux
choses a été faite. Quand on est d'accord sur le fait et sur
l'auteur, la contestation peut rouler sur l'intention. Je vais
maintenant reprendre chaque article en détail. Quand on nie tout à
la fois le fait et l'auteur, on dit, par exemple : Je n'ai point
commis d'adultère, je n'ai point affecté la tyrannie. Dans les
causes de meurtre et d'empoisonnement, voici une division qui est
assez ordinaire : Le fait n'a point eu lieu, et, quand il aurait
eu lieu, je n'en suis pas l'auteur. Mais quand nous disons :
Prouve que cet homme a été tué, c'est à l'accusateur à prouver
le meurtre, et l'accusé doit se taire, ou ne parler que pour jeter
divers soupçons dans l'esprit du juge, parce que, s'il affirme telle
ou telle chose, il faut qu'il le prouve, ou qu'il s'expose à perdre
sa cause. En effet, tant que les choses demeurent à l'état de
question, la vérité est aussi bien du côté de notre adversaire que
du nôtre, et réciproquement; mais si nous succombons en voulant nous
défendre sur quelque point, nous mettons notre cause en péril sur
tous les autres. Mais lorsqu'il s'agit de savoir, par exemple, si un
homme est mort d'indigestion ou empoisonné, parce que les signes
sont équivoques, il n'y a plus de milieu, et il faut que chaque
partie justifie ce qu'elle a avancé. Dans ce cas, on tire tantôt des
arguments de la chose même, abstraction faite de la personne, et on
examine ce qui a précédé la mort de cet homme : sortait-il d'un
repas? paraissait-il triste? s'était-il fatigué ou tenu dans le
repos? avait-il veillé ou dormi ? L'âge fait beaucoup aussi,
ainsi que la durée de sa maladie. Que s'il est mort subitement, ce
genre de mort ouvrira de part et d'autre un champ plus vaste à la
dispute. Tantôt on prouve la chose par des arguments tirés de la
personne. Ainsi il est vraisemblable que cet homme est mort
empoisonné, parce qu'il est vraisemblable que l'accusé l'a
empoisonné, et réciproquement; mais quand la question
roule en même temps sur le fait et sur l'auteur, il est naturel que
l'accusateur commence par prouver que le fait est, et qu'il prouve
ensuite que l'accusé en est l'auteur. Si pourtant il trouve plus de
preuves du côté de la personne, il pourra changer cet ordre. Quant à
l'accusé, il commencera par nier le fait, parce que, s'il a gain de
cause sur ce point, tout le reste est superflu, et que, s'il y
succombe, il peut encore se défendre. Il y a, comme je l'ai dit, un
second genre où il ne s'agit que du fait, lequel, étant prouvé,
emporte la conviction de l'auteur. Or, ce genre tire pareillement
ses preuves et de la personne et de la chose, mais seulement par
rapport à la question de fait, comme dans la contestation suivante,
dont l'exemple me paraît du nombre de ceux qui sont familiers aux
étudiants: Un fils déshérité étudie la médecine; son père tombe
malade, et, tous les médecins désespérant de sa vie, on appelle son
fils, qui promet de le guérir par un breuvage qu'il veut lui donner.
Le père y consent; mais à peine a-t-il bu une partie de ce breuvage,
qu'il s'écrie qu'il est empoisonné. Le fils boit le reste; son père
meurt; on accuse le fils de parricide. Ici point de doute sur
celui qui a donné le breuvage; et si ce breuvage était empoisonné,
point de doute sur l'auteur de l'empoisonnement. Cependant c'est par
des arguments tirés de la personne qu'on prouvera s'il y a eu
poison.
Il reste le troisième genre, où, le
fait étant certain, la question roule sur l'auteur. Il est inutile
d'en rapporter des exemples, parce qu'il y a une infinité de causes
de cette nature, comme lorsqu'il est évident qu'un homme a été
tué, ou qu'un sacrilège a été commis, et que l'accusé soutient
qu'il est innocent. D'où naît la récrimination, lorsque les deux
parties, en convenant du fait, s'en accusent mutuellement. Celsus
prétend que cette espèce de cause ne saurait avoir lieu au barreau :
ce qui, je crois, n'est ignoré de personne; car les juges ne
s'assemblent pour juger que d'une seule accusation, et lorsqu'il y a
récrimination, il faut que le tribunal choisisse entre les deux
accusations. Apollodore dit aussi que la récrimination renferme deux
causes; et en effet, selon le droit du barreau, ce sont deux procès.
Cependant ce genre peut être du ressort du sénat ou du prince; et
dans les jugements mêmes la forme de l'action est indifférente,
puisqu'il est prononcé sur chacune des parties, quoique le jugement
ne fasse mention que d'une seule. Or, en ce genre, on commence
toujours par se défendre, premièrement parce qu'il est naturel que
nous songions à notre propre sûreté avant de songer à perdre notre
adversaire; secondement, parce que notre accusation aura plus
d'autorité, si nous commençons par établir notre innocence; enfin,
parce que la cause n'est double que par ce moyen ; car celui qui
dit, Je ne l'ai pas tué, peut fort bien dire ensuite:
C'est vous qui l'avez tué; mais ce lui qui dit d'abord, Vous
l'avez tué, se rejette inutilement sur cette proposition : Je
ne l'ai pas tué. Du reste, ces sortes de plaidoyers consistent
dans une comparaison; mais cette comparaison peut se faire de deux
manières; car tantôt nous comparons notre cause entière avec la
cause entière de notre adversaire, tantôt nous comparons argument
avec argument. L'intérêt de la cause peut seul déterminer laquelle
des cieux espèces de comparaisons est préférable. Par exemple, dans
l'oraison pour Varénus, Cicéron, en répondant au premier chef
d'accusation, compare chaque point séparément; car il trouve son
avantage à s'élever contre le parallèle audacieux du personnage d'un
étranger et de celui d'une mère. Je dirai donc en général que le
mieux est de faire en sorte que chaque preuve en particulier
l'emporte sur celle qui lui est opposée. Que si le détail nous est
peu favorable, nous l'éviterons en comparant le tout ensemble; mais,
soit que les parties s'accusent mutuellement, soit que l'accusé
rejette le fait incriminé sur son adversaire sans se porter pour
accusateur, comme dans la cause de Roscius, soit qu'on impute le
fait à la volonté de celui-là même qui a péri, la comparaison des
arguments des deux parties se traite de la même manière que dans le
cas de récrimination. Quant à cette dernière manière de rejeter le
fait incriminé sur autrui, on s'en sert souvent non seulement aux
écoles, mais encore au barreau; car, dans la cause de Névius d'Arpinum,
il n'était question que de savoir s'il avait précipité sa femme,
ou si elle s'était précipitée elle-même. C'est le premier
plaidoyer que j'ai publié : encore même dois-je avouer que je cédai
à une vaine gloriole de jeune homme. Pour tous les autres qui
courent sous mon nom, ils sont tellement défigurés par la négligence
des copistes qui en faisaient trafic, que je ne m'y reconnais pas
moi-même. J'ai distingué deux autres genres de conjectures qui se
traitent par voie de comparaison, mais qui n'ont rien de commun avec
la récrimination, comme dans cette controverse, où il s'agit de
récompenses : Un tyran, soupçonnant que son médecin l'avait
empoisonné, le fait appliquer à la question. Le médecin persistant à
nier, le tyran en appelle un autre qui assure qu'il est empoisonné,
mais qu'il lui donnera du contrepoison. Il lui donne en effet un
breuvage. Le tyran le boit, et meurt aussitôt. Les deux médecins
disputent à qui aura la récompense. Or, on voit bien qu'ici,
comme dans le cas où l'une des parties rejette le fait incriminé sur
l'autre, il se fait une comparaison des personnes, des motifs;
des moyens, des temps, des instruments, des
témoignages. J'en dis autant de l'autre genre; bien qu'il
diffère de la récrimination, et où, sans accuser personne, on
examine seulement lequel est vrai de l'un ou de l'autre fait; car
chacune des parties a son exposition, et la soutient, comme dans le
procès d'Urbinia. Le demandeur disait que Clusinius Figulus, fils
d'Urbinia, voyant que l'armée dont il faisait partie était vaincue,
avait pris la fuite; qu'après diverses aventures, après avoir même
été retenu prisonnier par un roi, il avait enfin trouvé moyen de
revenir en Italie et dans son pays natal, où les siens l'avaient
reconnu. Pollion soutenait au contraire qu'il avait servi
chez deux maîtres à Pisaure; que là il avait exercé la médecine;
qu'ayant été mis en liberté, il s'était mêlé à une troupe
d'esclaves, et, que; demandant à servir sous eux, on l'avait acheté.
Tout ce procès ne roule-t-il pas sur la comparaison des deux causes
et sur deux différentes conjectures? Au reste, que le procès soit
criminel ou purement civil, c'est toujours même conduite. La
conjecture se tire d'abord du passé. Dans le passé je comprends les
personnes, les motifs, les desseins; car il
faut qu'on ait voulu faire une chose, qu'on l'ait pu
faire, qu'on l'ait faite voilà l'ordre. C'est pourquoi il
faut considérer avant tout ce qu'est l'individu dont il s'agit. Or,
l'accusateur doit faire en sorte que ce qu'il impute à l'accusé ne
soit pas seulement honteux, mais que cela se concilie de tous points
avec le fait incriminé; car s'il traite d'impudique ou d'adultère
un homme accusé de meurtre, certainement il le déshonore, mais il
rend le fait moins croyable que s'il dépeignait cet homme
audacieux, emporté, cruel, téméraire. Ce que l'accusé doit faire
de son côté, c'est, ou de nier ces allégations, ou de les justifier,
ou de les pallier, ou du moins de les séparer du fait sur lequel les
juges ont à prononcer; car souvent ces allégations sont non
seulement d'une autre nature que le fait incriminé, mais même toutes
contraires comme si l'on disait qu'un homme accusé de larcin est un
prodigue ou un insouciant; car il n'est pas probable qu'une personne
qui fait si peu de cas de l'argent veuille en acquérir à quelque
prix que ce soit. Si ces ressources manquent à l'accusé, il éludera
les allégations de l'accusateur en disant que tout cela ne fait rien
à l'affaire; que, de ce qu'un homme a commis une faute, il ne
s'ensuit pas qu'il ait commis toutes sortes de crimes, et que
l'accusateur ne s'est enhardi à lui en imputer un nouveau que parce
qu'en accusant un homme déjà vulnérable, il a cru que la prévention
suffirait pour l'accabler. Il y a certaines accusations contre
lesquelles certains lieux d'arguments sont ouverts à l'accusé, et
ces arguments se tirent la plupart du temps de la personne, tantôt
en général : Il n'est pas croyable qu'un père ait tué son fils,
qu'un général d'armée ait livré sa patrie aux ennemis, etc.; à
quoi il est facile de répondre : qu'il n'est pas de crime que des
méchants ne puissent commettre, ou bien qu'il est monstrueux
de défendre un crime par sa propre énormité; tantôt en
particulier, et cela se traite diversement; car si d'un côté la
dignité d'une personne semble la mettre à l'abri du soupçon, de
l'autre on en peut faire une sorte de preuve contre elle, en disant
que c'est sur cela même qu'elle a fondé l'espérance de l'impunité.
Il en est de même de la pauvreté, de l'obscurité, ou des richesses,
dont chaque partie, suivant son pins ou moins d'habileté, peut
également tirer avantage. Mais les bonnes moeurs et la pureté de la
vie passée ne peuvent manquer d'être d'une grande recommandation. Si
l'on ne reproche rien à l'accusé, son défenseur s'en prévaudra
fortement. Cependant l'accusateur dira que, pour le fait dont il
s'agit, il n'est besoin que de la connaissance qu'on en a; qu'il
y a commencement à tout, et qu'il n'y a pas lieu de faire, pour
ainsi dire, la dédicace d'un premier crime. Voilà ce qu'il
répliquera; et dans son premier plaidoyer il saura faire en sorte de
donner à croire que, s'il a ménagé l'accusé, c'est moins parce qu'il
ne l'a pas voulu que parce qu'il ne l'a pas pu. C'est aussi pourquoi
il vaut mieux laisser là tout le passé que d'invectiver à tort et à
travers, parce que si l'on s'arrête à des choses légères, frivoles,
ou manifestement fausses, on se discrédite pour tout le reste. En
effet, celui qui s'abstient de tout blâme laisse croire qu'il a
voulu éviter les invectives comme inutiles; au lieu que celui qui
relève des bagatelles confesse par là qu'il a mieux aimé mentir, au
risque de se compromettre, que de garder le silence que lui
commandait la vérité. Il y a plusieurs autres considérations à faire
sur les personnes; mais j'en ai parlé en traitant des arguments. La
seconde preuve se tire des motifs. J'entends particulièrement
la colère, la haine, la crainte, la cupidité,
l'espérance; car toutes les passions rentrent dans celles-là.
Si l'un de ces motifs peut être objecté à l'accusé, c'est à
l'accusateur à établir qu'il n'est rien à quoi ces motifs ne
puissent entraîner l'homme, et à exagérer en particulier ceux dont
il tirera ses arguments. S'il ne peut en alléguer aucun, il dira ou
qu'il peut y en avoir de cachés, ou que, le fait étant certain, il
est inutile d'en chercher les motifs, ou enfin que le crime est
d'autant plus odieux qu'il a été commis sans raison. Le défendeur,
au contraire, insistera tant qu'il pourra sur ce point, qu'un crime
sans motif n'est pas croyable. C'est ce que Cicéron a traité avec
beaucoup d'énergie dans plusieurs de ses plaidoyers, mais surtout
dans la défense de Varénus, qui avait tout contre lui, et qui, en
effet, fut condamné. Si l'accusateur objecte une raison, le
défendeur soutiendra qu'elle, est ou fausse, ou sans importance, ou
qu'elle repose sur des faits que l'accusé ignorait; car il s'en
rencontre quelquefois de cette dernière espèce. Par exemple,
celui qui a été tué laissait par testament un legs à l'accusé, ou il
se proposait de le poursuivre en justice. Au défaut de ces
ressources, on dira qu'il ne faut pas toujours avoir égard aux
motifs. Est-il quelqu'un qui soit inaccessible à la crainte, à la
haine, à l'espérance? Malgré ces imperfections de la nature humaine,
on ne laisse pas d'être homme de bien. Surtout il n'omettra pas de
dire que les mêmes motifs n'ont pas la même influence sur tous les
hommes; car si la pauvreté a pu conseiller le vol à tel ou tel, il
ne s'ensuit pas qu'elle fasse rien faire d'indigne à un Curius ou à
un Fabricius. Faut-il commencer par parler des motifs ou de la
personne? C'est encore une question. Les orateurs n'ont pas toujours
suivi la même méthode à cet égard, et Cicéron même a souvent donné
la préférence aux motifs. Pour moi, à moins que la nature du procès
ne détermine plutôt à l'une qu'à l'autre, je crois qu'il est plus
naturel de commencer par la personne. En effet, que je dise : Le
crime ne sera jamais croyable en qui que ce soit, ou il le faut
croire dans la personne que j'accuse, cette proposition est plus
générale et établit une division plus juste. Cependant cela même
peut varier par une raison d'utilité, comme la plupart des autres
choses. Non seulement il faut rechercher les motifs qui ont
déterminé la volonté, mais aussi ceux qui l'ont égarée, comme
l'ivresse, l'ignorance; car si les motifs de cette dernière espèce
diminuent la culpabilité quand il s'agit de la qualité de l'action,
d'un autre côté ils contribuent puissamment à l'établir, quand il
n'est question que de conjecture.
Enfin, il n'y a peut-être pas une
seule cause (j'entends une cause fondée sur un fait sérieux et
positif) où les deux parties ne s'étendent sur la personne, tandis
que souvent il est inutile de parler des motifs, comme dans les
causes d'adultère et de vol, parce que ces crimes portent leurs
motifs avec eux. Vient ensuite l'examen des desseins; et à cet égard
le champ est vaste. Par exemple, on dira : Est-il probable que
l'accusé se soit patté de pouvoir exécuter ce meurtre ? A-t-il pu
croire qu'il demeurerait ignoré, ou que si l'on venait à le
découvrir, il resterait impuni? Espérait-il qu'il en serait quitte
pour une peine légère, tardive, ou du moins sans proportion avec
l'avantage qu'il devait retirer de son crime? Le plaisir de se
venger compensait-il le châtiment du meurtre? On examinera
ensuite s'il n'eût pas pu le commettre dans un autre temps, d'une
autre manière, avec plus de facilité, avec plus de sûreté. C'est
ce que fait Cicéron dans la défense de Milon, quand il énumère
toutes les occasions où celui-ci attrait pu tuer Clodius impunément.
En outre, pourquoi l'agresseur a choisi de préférence tel lieu,
tel temps, telle manière? Ce qui est encore traité avec beaucoup
de soin dans la même défense. Enfin, si l'accusé n'avait aucun
motif, a-t-il cédé à un, transport aveugle? Car on dit
communément que le crime et la folie vont de compagnie; ou bien,
est-ce l'habitude du crime qui l'a entraîné? Après avoir discuté
ce premier point, s'il l'a voulu, on passera au second, s'il l'a
pu. Ici, on considère le lieu et le temps. S'il s'agit d'un vol,
l'endroit était-il clos ou fréquenté? Était-ce de jour? ce qui
l'exposait à être vu; ou de nuit? ce qui rendait le vol plus
difficile. On ne manquera pas de passer en revue les obstacles, les
occasions; et, comme il est facile de se les représenter, je me
dispenserai d'en donner des exemples. Ce second point est de telle
nature, que s'il manque, c'est-à-dire si l'accusé ne l'a pas pu,
il n'y a plus de procès; mais s'il l'a pu, suit naturellement
cette question: l'a-t-il fait? Or, tout cela rentre dans la
conjecture de l'intention; car elle nous fait juger s'il a espéré
de venir à bout de son entreprise. Il faut donc envisager les
moyens, ce que fait Cicéron quand il décrit l'équipage de Clodius et
de Milon. La question s'il l'avait commence au second temps,
c'est-à-dire au temps présent, auquel se rapportent le
bruit, les cris, les gémissements; et au temps
joint, auquel se rapportent l'action de se cacher, la
crainte, et autres circonstances de cette nature. A cela on
ajoute les signes dont j'ai déjà parlé, et même les propos et
les actes qui ont précédé et suivi; et ces propos et ces
actes sont de nous ou d'autrui. Les propos nous nuisent plus ou
moins, selon qu'ils sont de nous, ou d'autrui : s'ils sont de nous,
ils nuisent plus et servent moins; s'ils sont d'autrui, ils servent
plus et nuisent moins. Quant aux actes, tantôt ce sont les nôtres
qui sont plus favorables à notre cause, tantôt ce sont ceux
d'autrui; si, par exemple, notre adversaire a fait quelque chose qui
soit à notre avantage mais ces actes nuisent toujours plus, venant
de nous, que venant d'autrui. Il y a aussi cette différence à
remarquer dans les propos, qu'ils sont clairs ou équivoques. Or,
soit les nôtres, soit ceux d'autrui, s'ils sont équivoques, ils sont
nécessairement moins nuisibles ou moins utiles. Cependant ils nous
nuisent souvent, comme dans cette controverse : On demandait à un
fils oit était son père : En quelque lieu qu'il soit,
répondit-il, il boit (vivit, bibit). Or, on le trouva mort
dans un puits. Quand ils sont d'autrui et équivoques; ils ne peuvent
jamais nuire, à moins que l'auteur n'en soit incertain ou mort :
On entendit la nuit une voix s'écrier : Prenez garde à la tyrannie!
On demandait à un mourant qui l'avait empoisonné : Il ne vous est
pas utile de le savoir, répondit-il. En effet, qu'on puisse
interroger ceux qui ont parlé ainsi, et toute ambiguïté cessera.
Enfin nos paroles et nos actions ne peuvent se défendre que par
l'intention, tandis que celles d'autrui se réfutent de bien des
manières.
Ce que j'ai dit de la conjecture,
semble ne regarder que le genre de causes où il s'agit de meurtre;
et cependant on peut en faire plus ou moins l'application à tous les
autres. Ainsi, dans les causes de vol, de dépôt, de prêt, les
arguments se tirent des possibilités : le dépositaire avait-il ce
qu'il prétend avoir déposé ? des personnes : est-il croyable
que tel ait fait un dépôt à tel, ou qu'il lui ait prêté de l'argent?
Le demandeur est-il un imposteur, ou l'accusé est-il un perfide,
un voleur? Il y a plus : dans les accusations de vol, comme dans
celles de meurtre, on recherche et le fait et l'auteur du fait. Dans
celles de prêt et de dépôt, il y a aussi deux questions, mais qui se
traitent toujours séparément : l'argent a-t-il été donné? a-t-il
été rendu ? Les causes d'adultère ont cela de particulier, que
d'ordinaire elles compromettent la vie de deux personnes, et qu'il
faut ou perdre ou sauver l'une et l'autre. Encore est-ce une
question s'il convient de les défendre toutes deux à la fois.
A cet égard, nous prendrons conseil de la cause; car si la défense
de l'une peut être utile à celle de l'autre, nous les joindrons; si,
au contraire, elles se nuisent, il faut les séparer. Ce n'est point
inconsidérément que j'ai dit que l'adultère compromettait le plus
souvent deux personnes, et non pas toujours; car une
femme peut être accusée d'adultère, sans que son complice soit
connu. On a trouvé chez elle des présents, de l'argent; mais d'où
venaient ces présents, cet argent? des lettres d'amour; mais à qui
étaient-elles adressées? Il en est de même dans les accusations
de faux: on peut accuser plusieurs personnes ou une seule. Celui qui
a écrit le corps de l'acte doit toujours garantir la signature;
celui qui l'a signé ne peut pas toujours garantir l'écriture, car on
peut l'avoir trompé; mais quiconque produit une pièce qu'il a fait
écrire et signer pour lui, doit défendre et celui qui l'a écrite et
celui qui l'a signée. On tire les arguments des mêmes lieux dans les
causes où un homme est accusé d'avoir trahi, ou d'avoir
affecté la tyrannie. Mais ce qui est en usage dans les écoles
peut nuire beaucoup à ceux qui se destinent au barreau. Les écoliers
s'imaginent que tout ce qui n'est pas exprimé dans la matière donnée
par le maître est favorable à la cause qu'ils ont à défendre. Par
exemple, vous accusez quelqu'un d'adultère : où sont vos témoins?
quel est le dénonciateur? quel prix en ai-je reçu? qui est le
complice ? Vous m'accusez d'empoisonnement : où ai-je acheté
le poison? de qui? quand? combien? par qui l'ai-je fait donner?
Vous m'accusez d'avoir affecté la tyrannie: où sont mes armes? où
sont mes gardes? J'avoue qu'on peut quelquefois employer ces
moyens de défense en faveur de ceux pour qui on parle. Je m'en
servirai même au barreau toutes les fois que je verrai mon
adversaire dans l'impuissance de bien répondre à toutes ces
interrogations. C'est la méthode que j'ai suivie autrefois dans mes
plaidoyers, parce qu'au barreau on ne plaide guère de cause où l'on
n'ait occasion de poser plusieurs de ces circonstances. C'est ainsi
que quelques avocats dans leurs péroraisons donnent des enfants, des
pères, des mères, des nourrices, à qui bon leur semble. Néanmoins je
permettrais plutôt à un avocat d'exiger de ses adversaires le détail
de plusieurs circonstances, que de les proposer et de les discuter
lui-même. Quant à l'intention, la manière de la conjecturer ressort
assez de la division que j'ai adoptée, s'il l'a voulu, s'il l'a
pu, s'il l'a fait; car lorsqu'on examine cette question :
l'a-t-il voulu? c'est comme si l'on examinait celle-ci : dans
quel esprit a-t-il agi? c'est-à-dire, a-t-il voulu mal faire?
L'ordre et la suite des choses contribuent encore à accréditer ou
décréditer la conjecture, suivant que ces choses se concilient ou se
repoussent. Cependant il faut toujours examiner le rapport et la
liaison que toutes les parties ont les unes avec les autres.
CH. III. Après la
conjecture vient la définition car si l'on ne peut répondre,
je n'ai rien fait, l'excuse la plus prochaine est de dire,
je n'ai pas fait ce dont on m'accuse. Voilà pourquoi on procède
le plus souvent de la même manière que dans la conjecture; seulement
le genre de défense est différent, comme dans les causes de vol,
de dépôt, d'adultère. Car de même que, dans le premier
état, nous dirions : je n'ai point commis ce vol, je n'ai point
reçu ce dépôt, je n'ai point commis d'adultère, ainsi nous
disons dans l'état de définition : ce n'est pas là un vol, ce
n'est pas là un dépôt; ce n'est pas là un adultère. Quelquefois
de la qualité on descend à la définition, comme dans les actions de
démence, de mauvais traitements, d'offense envers
l'État; et dans ces causes, si l'on ne peut soutenir que ce qui
s'est fait est bien fait, il reste à dire que cela ne constitue ni
démence, ni mauvais traitements, ni offense envers
l'État. La définition est donc l'énonciation propre, claire
et précise de la chose en question. Elle se compose
particulièrement, comme je l'ai dit, du genre, de l'espèce, des
différences et des propriétés. Ainsi, pour me servir d'un exemple
familier, si on a à définir le cheval, animal sera le genre,
mortel sera l'espèce, irraisonnable sera la
différence; car l'homme étant aussi un animal mortel, hennissant
sera la propriété. La définition a lieu dans la plupart des causes;
car il y a des occasions où l'on convient du nom sans convenir de la
chose à laquelle on doit l'appliquer; et il en est d'autres où l'on
convient de la chose sans convenir du nom. Quand le doute tombe sur
la chose, tantôt c'est la conjecture qui en décide par exemple,
qu'est-ce que Dieu? En effet, ceux qui nient que Dieu soit un
esprit répandu dans toutes les parties de l'univers, ne disent
pas pour cela qu'il soit faux d'appeler sa nature une nature divine.
Témoin Épicure, qui attribue à Dieu une forme humaine, et le place
dans ces espaces qui sont entre les mondes. Dans ces deux opinions,
on emploie le même nom; mais laquelle des deux natures convient à la
chose définie, c'est ce qui est l'objet de la conjecture. Tantôt
c'est la qualité qu'on examine. Par exemple, qu'est-ce que la
rhétorique? Est-ce une force de persuader, ou la science de bien
dire ? genre de question qui est très ordinaire dans les causes
judiciaires. Car on demandera, par exemple, si un homme surpris
dans un lieu de débauche avec la femme d'un autre est adultère.
Alors, en effet, il ne s'agit pas du nom, mais de la dualité du
fait, et de savoir si cet homme est coupable; car il ne saurait être
coupable que d'adultère. Un genre de définition tout différent,
c'est quand la contestation roule sur un nom dont l'application
dépend d'une loi. Celui-ci n'a lieu en matière judiciaire qu'à cause
des termes qui donnent naissance au procès : par exemple, si un
homme qui se tue est homicide ? Si celui qui a porté un tyran à se
tuer est tyrannicide? Si les enchantements des magiciens sont un,
empoisonnement? Car ici ce n'est point la chose qui est
contestée, et l'on sait bien qu'il y a de la différence entre tuer
un homme et se tuer soi-même ; entre porter un tyran à se donner la
mort, et le tuer réellement; entre un enchantement et un breuvage
empoisonné; mais il s'agit de savoir si ces actions doivent être
appelées du même nom. Cicéron dit, après plusieurs auteurs, que
l'état de définition roule toujours sur l'identité et la
différence, parce que celui qui nie que tel nom convienne à
telle chose est obligé de dire quel autre nom y convient mieux.
Quoique je n'aime pas à m'écarter de son sentiment, il me semble
néanmoins qu'on peut distinguer trois sortes de définitions. Car
tantôt on pose la question ainsi : L'adultère peut-il avoir lieu
dans une maison de débauche ? Si nous soutenons la négative, on
peut se dispenser de chercher une autre qualification, parce que
nier ce point, c'est nier absolument le crime. Tantôt on pose la
question ainsi : est-ce là un larcin, ou un sacrilège? Alors
il ne suffit pas de dire que ce n'est point un sacrilège; il faut
dire ce que c'est, et par conséquent définir ce que c'est que larcin
ou que sacrilège. Enfin la question roule quelquefois sur des choses
d'espèce différente, et l'on ne laisse pas d'agiter s'il faut les
appeler de la même manière, bien qu'elles aient chacune un nom
particulier, comme, par exemple, un philtre, un poison.
Dans toutes ces sortes de procès, la question est, si telle chose
doit s'appeler aussi du même nom, parce que le nom contesté dans
l'affaire dont il s'agit est reçu et constant dans une autre. Par
exempte, c'est un sacrilège de voler une chose sacrée dans un
temple. Mais est-ce un sacrilège de voler une chose privée? C'est un
adultère d'avoir chez soi commerce avec la femme d'autrui. Mais
est-ce un adultère dans une maison de prostitution? Tuer un tyran
constitue le tyrannicide. Le porter à se tuer, est-ce le même crime?
C'est pourquoi le syllogisme, autre état dont je parlerai dans la
suite, équivaut presque à la définition. Ici, la question est, si
telle chose doit être appelée du même nom que telle autre; et dans
le syllogisme, s'il ne faut pas raisonner de telle chose comme de
telle autre.
Les définitions sont si diverses,
selon quelques-uns, que cette diversité donne lieu de douter si une
chose peut se définir dans des termes différents. Ainsi, les uns
disent que la rhétorique est la science de bien dire; les
autres, la science de bien inventer et de bien exprimer ce qui
tombe dans le discours; les autres, la science de dire ce que
l'on doit dire. Il faut donc examiner, encore qu'elles
s'accordent pour le sens, comment il se fait qu'elles diffèrent par
la compréhension ; mais c'est une matière de controverse
philosophique, et non de procès. Quelquefois on a besoin de la
définition pour des mots obscurs et que peu de gens entendent. Par
exemple, que signifie clarigatio, proletarius?
Quelquefois ce sont des mots connus qu'il faut définir, comme
penus, littus. Cette variété fait que certains auteurs
ont rapporté la définition à l'état conjectural, comme une espèce à
son genre; d'autres, à l'état de qualité. Il s'en est même trouvé
qui ont mieux aimé la rapporter aux questions légales. Mais ce genre
de définitions a paru si subtil à quelques-uns, qu'ils l'ont renvoyé
aux disputes des dialecticiens, et l'ont jugé inutile à l'orateur.
En effet, bien que ces définitions aient tant de force dans les
disputes philosophiques qu'elles tiennent comme enchaîné dans leurs
liens celui qui doit répondre, et le réduisent à se taire, ou même à
accorder tout le contraire de sa pensée, il s'en faut bien qu'elles
soient de la même utilité au barreau. Car, ici, il s'agit de
persuader un juge; et quoique vous l'embarrassiez par la subtilité
des termes, il vous contredit, intérieurement, si vous ne lui rendez
la chose sensible. Après tout, où est la nécessité pour l'orateur
d'une si grande précision? Est-ce que si je ne dis : l'homme est
un animal mortel raisonnable, je ne pourrai pas le distinguer
des dieux et des bêtes, en exposant d'une manière plus étendue, plus
oratoire, tant de propriétés du corps et de l'âme, qui le
distinguent effectivement? Mais quand il faudrait s'en tenir à la
justesse de la définition, ignore-t-on qu'une chose ne se définit
pas toujours dans les mêmes termes, et qu'on peut mêler à cette
justesse un peu de liberté et de variété, comme fait Cicéron dans ce
passage : Que faut-il entendre par publiquement? Tous;
et comme tous les orateurs ont toujours fait. Rarement, certes,
trouvera-t-on chez eux cette servitude des philosophes: car c'est
une servitude que de s'assujettir ainsi à certains termes, et
Marc-Antoine nous le défend expressément dans le traité de Cicéron
intitulé de l'Orateur. Il y a même du danger à le faire, puisqu'il
ne faut qu'un mot avancé mal à propos pour mettre toute la cause en
péril. Il est donc plus sûr de tenir le milieu que Cicéron nous
conseille, et qu'il a tenu lui-même dans l'oraison pour Cécina,
c'est-à-dire d'expliquer la chose sans la faire dépendre de la
précision hasardeuse des termes : Non, juges, ne croyez pas qu'il
n'y ait de violence que celle qu'on exerce sur nos corps, et qui va
jusqu'à nous ôter la vie. Celle-là est encore plus grande, qui, par
l'image d'une mort prochaine dont elle nous menace, porte le trouble
et l'épouvante dans notre âme, et la jette, pour ainsi dire, hors
d'elle-même. On évite encore le même danger en mettant la preuve
avant la définition, comme lorsque Cicéron, dans ses Philippiques,
veut prouver qu'Antoine a tué Servius Sulpicius, et qu'il termine
ainsi son raisonnement : Car certainement c'est tuer un homme que
d'être cause de sa mort. J'avoue pourtant que ce précepte n'est
bon à suivre qu'autant qu'il est utile à notre cause; et il est
certain qu'une définition bien juste, et renfermée dans peu de mots,
a non seulement beaucoup de grâce, mais même beaucoup de force,
pourvu qu'elle soit inattaquable.
L'ordre invariable de la définition
est celui-ci : Qu'est-ce, par exemple, qu'un sacrilège?
Le fait incriminé est- il un sacrilège? Et d'ordinaire le
plus difficile n'est pas d'appliquer la définition à la chose, mais
de la confirmer. Quant au premier point, Qu'est-ce qu'un
sacrilège? il y a un double soin à prendre : c'est de confirmer
sa définition, et de détruire celle de la partie adverse. Voilà
pourquoi dans les écoles, où la confirmation et la réfutation sont
simultanées, il faut poser deux définitions contraires et aussi
bonnes que possible ; mais, au barreau, il faut prendre garde que la
définition ne soit oiseuse ou sans rapport avec la cause, qu'elle ne
soit ambiguë, ou contradictoire, ou commune; défauts où un avocat ne
tombe jamais que par sa faute. Or, le moyen de bien définir, c'est
de convenir auparavant avec soi-même de ce qu'on a dessein d'établir
car alors les mots pourront concorder avec notre pensée. Pour rendre
cela plus clair, je me servirai d'un exemple que j'ai déjà rapporté:
Un homme est accusé de sacrilège pour avoir volé dans un temple
l'argent d'un particulier. Le fait est avéré. Il s'agit
seulement de savoir si ce fait est un sacrilège : voilà la question.
L'accusateur le qualifie ainsi, parce que le vol a été commis
dans un temple. L'accusé combat la qualification de sacrilège,
parce qu'il n'a dérobé que l'argent d'un particulier, comme,
du reste, il en fait l'aveu. Le premier définira donc le sacrilège
l'action de dérober quelque chose dans un lieu sacré, le
second le définira, l'action de voler quelque chose de sacré;
et chacun combattra les définitions de son adversaire. Il y a deux
manières de détruire une définition, soit parce qu'elle est fausse,
soit parce qu'elle est incomplète. Elle peut aussi pécher d'une
troisième manière, si, par exemple, elle n'a aucun rapport avec la
question; mais il faudrait supposer que l'auteur de la définition
est un homme inepte. Elle est fausse, si on dit : Le cheval est
un animal raisonnable, parce que le cheval est un animal, mais
il n'est pas raisonnable. Elle est incomplète, si on dit: Le
cheval est un animal irraisonnable, parce que ce qui est commun
cesse d'être propre. Ici donc l'accusé dira que la définition de
l'accusateur est fausse; mais l'accusateur n'en pourra dire autant
de celle de l'accusé; car c'est assurément un sacrilège que de
dérober quelque chose de sacré. Il dira donc qu'elle n'est pas
complète, et qu'il faut ajouter, ou dans un lien sacré. Mais, pour
confimer ou pour réfuter une définition, on a surtout recours aux
différences et aux propriétés, quelquefois aussi à l'étymologie; et
les raisons que l'on tire de ces lieux se soutiennent encore par des
considérations fondées sur l'équité, ou sur l'intention, que
l'orateur tâche de pénétrer à l'aide de la conjecture.
L'étymologie est rarement d'usage. Je ne citerai que cet
exemple, emprunté à Cicéron : Qu'est-ce que le tumulte? sinon une
perturbation telle, qu'elle fait naître une plus grande frayeur,
timor, d'où est venu le nom tumultus. A l'égard des propriétés
et des différences, elles donnent lieu à des questions très
subtiles: ainsi on demande si le débiteur que la loi oblige à
servir son créancier jusqu'à ce qu'il soit quitte envers lui, est un
esclave. Il n'y a d'esclave, dira l'un, que celui qui est de
droit en servitude; celui-là est esclave, dira l'autre,
qui est dans la servitude en vertu du droit qui le fait esclave,
ou, comme disaient les anciens, en tant qu`il fait le service
d'esclave. Cette définition, quoiqu'elle diffère en quelque
point, serait cependant vaine, si elle n'était appuyée sur les
propriétés et les différences; car l'adversaire dira que
le débiteur est esclave en tant qu'esclave, ou en vertu du droit qui
le fait esclave. Il faut donc examiner les différences et les
propriétés, dont j'ai touché quelque chose, en passant, dans le
cinquième livre. Un esclave, à qui son maître rend la liberté,
devient affranchi; un débiteur, qui recouvre la sienne,
redevient homme libre; un esclave ne peut recouvrer la liberté sans
le consentement de son maître, car il est en dehors de toute loi; un
débiteur peut se racheter en vertu de la loi. Ce qui est propre à un
homme libre, c'est ce qu'on ne peut avoir si l'on n'est
libre, comme le prénom, le nom, le surnom , la tribu. Un débiteur,
qui sert, ne laisse pas d'avoir tout cela. Ainsi, après avoir
approfondi cette question Qu'est-ce qu'être esclave? on a
presque résolu celle-ci : un débiteur, qui sert, est-il un
esclave? car nous avons soin de faire en sorte que la définition
convienne à notre cause. Or, ce qui domine particulièrement dans une
définition, c'est la qualité : par exemple, L'amour est-il une
clémence? C'est à la qualité que se rapportent les preuves que
Cicéron dit être propres à la définition , et qui se tirent des
antécédents, des conséquents, des adjoints, des contraires, des
causes, des effets, des semblables, tous arguments dont j'ai
expliqué la nature. Cicéron, dans son oraison pour Cécina, a traité
sommairement une grande partie de ces preuves : Pourquoi donc
fuyaient-ils? Parce qu'ils craignaient. Que craignaient-ils? La
violence apparemment. Pouvez-vous donc nier le principe, quand vous
accordez la conséquence? Il s'est aussi servi de la similitude :
Quoi! ce qu'on appelle violence même en temps de guerre, ne
s'appellera pas du même nom en temps de paix? Enfin on tire des
arguments des contraires, comme dans cette question : Un philtre
doit-il être regardé, ou non, comme poison? parce qu'un poison
n'est pas un philtre. Je reviens au genre dont j'ai déjà parlé, je
veux dire à certaines définitions qui ne sont pas complètes : et
pour me rendre plus intelligible à mes jeunes élèves, car la
jeunesse me paraîtra toujours mienne, je me servirai d'un exemple
emprunté aux écoles : Des jeunes gens qui faisaient
habituellement société ensemble convinrent de souper à certain jour
sur le rivage de la mer. Un d'eux ayant manqué au rendez-vous, les
autres s'avisèrent de lui élever un tombeau avec une épitaphe. Le
père, au retour d'un voyage d'outre-mer, aborde dans ce lieu même,
lit le nom de son fils sur le tombeau, et se pend. On accuse les
jeunes gens de sa mort. L'accusateur dira : L'auteur du fait par
lequel un homme a péri est la cause de sa mort. Non,
diront les accusés, mais celui qui sciemment a fait une chose qui
devait être la cause inévitable de la mort d'un homme.
L'accusateur, abandonnant sa définition, se contentera de dire :
Vous avez causé la mort de cet homme, car c'est par suite de ce que
vous avez fait qu'il a péri, puisque sans cela il vivrait encore.
Cela est vrai, dira l'accusé; mais de ce qu'on a fait une
chose d'où résulte la mort d'un homme, il ne s'ensuit pas qu'on soit
coupable de sa mort. Un accusateur, un témoin, un juge en matière
criminelle, en sont la preuve. La faute ne vient donc pas toujours
du principe. Vous conseillez à quelqu'un de faire un voyage
maritime, vous invitez un ami qui est au delà des mers à venir vous
voir, cette personne, cet ami périt dans un naufrage; ou bien
encore, vous invitez un homme à dîner, il se donne une indigestion
et meurt. Étés-vous coupable de leur mort? Certainement non.
D'ailleurs, l'action de ces jeunes gens n'a pas seule causé la mort
du père : la crédulité du vieillard, sa faiblesse contre la douleur,
y sont aussi pour quelque chose. S'il eût été plus ferme ou plus
sage, il vivrait encore. Enfin ces jeunes gens n'ont pas eu de
mauvaise intention; et ce tombeau fait à la hâte, et dans un lieu
comme celui-là, aurait dû faire juger au père que ce n'était point
un véritable tombeau. De quel droit punirait-on donc ces jeunes gens
d'une action où tout est cause de la mort de cet homme, excepté leur
intention? Quelquefois la définition est incontestable et
incontestée, comme dans cet exemple : La majesté, dit Cicéron,
réside dans l'empire et dans toute la dignité du peuple romain.
Cependant il peut s'élever sur ce point une question, comme dans la
cause de Cornélius : A-t-il été porté atteinte à cette majesté ?
Et cette question semble appartenir à l'état de définition.
Néanmoins, comme la définition n'est pas contestée, le jugement
roule sur la qualité, et doit être ramené à ce dernier état dont je
vais parler maintenant, autant pour suivre l'ordre de mon traité,
que par occasion.
CH, IV. La
qualité peut être aussi considérée dans un sens transcendant;
et, comme telle, elle est complexe; car tantôt on recherche quelle
est la nature d'une chose et sa forme : l'âme est-elle
immortelle? Dieu a-t-il une figure humaine? Tantôt on s'occupe
de la grandeur et du nombre : Quelle est la dimension du soleil?
n'y a-t-il qu'un seul monde? Toutes questions qui se résolvent,
à la vérité, par conjecture, mais qui néanmoins roulent sur la
qualité. Le genre délibératif comporte aussi cette sorte de
questions. César délibère s'il portera la guerre en Bretagne
: c'est le cas d'examiner quelle est la nature de l'Océan? si la
Bretagne est une île : ce qu'on ignorait alors; quelle est
son étendue, avec quelles forces il faut l'attaquer. La qualité
embrasse encore toutes les choses qu'il est à propos de faire ou de
ne pas faire , de rechercher ou d'éviter. II est vrai que ces choses
se traitent particulièrement dans les délibérations, mais elles sont
aussi très souvent l'objet des contestations du barreau; avec cette
seule différence que là il est question de l'avenir, et ici du
passé. Tout ce qui appartient au genre démonstratif relève aussi de
l'état de qualité. Les faits qui en font la matière n'étant pas
contestés, on examine quels ils sont. Quant aux causes judiciaires,
elles roulent toutes, ou sur une récompense, ou sur un châtiment, ou
sur la mesure de l'une ou de l'autre : ce qui donne lieu à un
premier genre de cause, ou simple ou comparatif. Dans
le premier cas, il s'agit seulement de ce qui est juste; dans le
second, de ce qui est plus juste ou de ce qui est le plus juste.
Lorsque la cause a pour fin un châtiment, l'accusé doit justifier
le fait incriminé, ou l'atténuer, ou l'excuser, ou,
selon quelques-uns, recourir aux supplications. La meilleure
manière de justifier le fait est de le soutenir honnête. Un père
renonce son fils, parce qu'il s'est enrôlé, ou parce qu'il a brigué
les charges, ou parce qu'il s'est marié sans son consentement; et le
père soutient qu'il a eu raison de faire ce qu'il a fait.
L'école d'Hermagoras donne à ce genre de défense un nom (κατ'
ἀντίκηψιν), qu'elle rapporte à un acte de l'esprit, et que je ne
trouve pas littéralement traduit en latin. Quoi qu'il en soit, on
l'appelle défense absolue. En effet, il n'est question que du
fait en lui-même : est-il juste ou non? Tout ce qui est juste est
fondé sur la nature ou sur une institution humaine. La
nature, c'est ce qui est selon la dignité de chaque chose; telles
sont la piété, la bonne foi, l'austérité, etc.
Rendre la pareille est aussi, suivant quelques-uns, conforme
à la nature. Mais cela veut être expliqué, car la violence
opposée à la violence, ou le talion, n'a rien d'injuste
envers celui qui a été l'agresseur; mais de ce que les traitements
ont été les mêmes de part et d'autre, il ne s'ensuit pas que les
premiers aient été justes. Car il faudrait pour cela qu'ils fussent
justes de part et d'autre, que ce fût même condition, même loi : ce
qui n'est pas. Je ne sais même si l'on peut appeler pareilles des
choses qui sont dissemblables par quelque endroit. J'entends par
institution humaine une loi, une coutume, un
jugement, un traité. L'autre genre de défense est celui
où, le fait étant insoutenable par lui-même, on a recours à des
moyens extrinsèques. Les Grecs désignent ce genre sous le nom de κατ'
ἀντίθεσιν, que nous ne traduisons pas non plus mot à mot, mais que
nous appelons assomptif. En ce genre, le moyen le plus
puissant consiste à justifier le fait par le motif, comme font
Oreste, Horace, Milon ce qui constitue une récrimination, parce que
l'accusé se défend en accusant la victime : Il a été tué, mais
c'était un brigand. On l'a mutilé, mais c'était un ravisseur. Il
y a une autre manière d'insister sur les motifs, qui n'a rien de
commun avec la précédente, et où le fait ne se défend ni par
lui-même, comme dans le genre absolu, ni en récriminant, mais par
quelque considération tirée du bien publie, ou même de l'avantage
qui en est résulté pour la partie adverse ou pour nous-mêmes,
pourvu, dans ce dernier cas, qu'il s'agisse d'une chose qu'il nous
soit permis de faire dans notre intérêt particulier : ce qui n'est
jamais efficace. à l'égard d'un étranger qui nous poursuit en vertu
de la loi, mais seulement dans des querelles de famille. Ainsi, dans
ces sujets de déclamation où l'on feint un père qui abandonne ses
enfants, un mari qui maltraite sa femme, un fils qui accuse son
père, tous peuvent sans rougir alléguer l'intérêt personnel. Il faut
toutefois remarquer que celui qui ne cherche qu'à éviter un mal a
pour lui une plus noble justification que celui qui cherche son
avantage. Ces sortes de controverses ne sont pas toujours
imaginaires; car ce qu'on dit aux écoles pour un enfant abandonné,
on le dit au barreau pour un enfant déshérité qui réclame son bien
devant les centumvirs: là, c'est une femme maltraitée, ici, c'est
une femme répudiée, dont la plainte donne lieu d'examiner qui du
mari ou de la femme est cause du divorce; là, c'est un fils qui
accuse son père de démence, ici, c'est un fils qui demande qu'on
nomme un curateur à son père. C'est encore une défense tirée de
l'utilité, si l'on soutient qu'il serait arrivé pis. Car, dans la
comparaison de deux maux, le moindre devient un bien: comme si, par
exemple, Mancinus justifiait le traité de Numance, en disant que
sans ce traité toute l'armée romaine eût péri. C'est ce que les
Grecs appellent ἀντίστασις, et que nous nommons genre de
comparaison.
Voilà ce qui regarde la défense du
fait. Que s'il ne peut se défendre ni par lui-même ni par des moyens
extrinsèques, ce qui reste à faire, c'est de rejeter le fait
incriminé sur autrui, si cela se peut. Aussi cette sorte de
translation a-t-elle parti rentrer dans les autres états dont j'ai
déjà parlé. Tantôt donc on rejette la faute sur une personne, comme
si T. Gracchus, accusé pour le traité de Numance (accusation qui
le porta à se montrer si favorable au peuple pendant son tribunal),
soutenait qu'il n'avait rien fait que par ordre de son général;
tantôt on se rejette sur la chose, comme si un légataire, à qui
le testateur aurait ordonné de faire quelque chose, s'en dispensait
en disant que les lois s'y opposent. C'est ce qu'on appelle
μέτάστασις. Si ces moyens manquent, il reste l'excuse ou d'ignorance
ou de nécessité. L'ignorance: Vous avez fait marquer au front un
fugitif, qui plus tard est reconnu pour un homme libre; vous
soutiendrez, que vous ignoriez qu'il le fût. La nécessité :
Un soldat qui ne s'est pas trouvé au jour fixé pour le départ, dira
qu'il en a été empêché par des fleuves et des torrents, ou bien par
une maladie. Souvent on impute la faute au hasard; quelquefois
nous disons qu'à la vérité nous avons mal fait, mais que
notre intention était bonne. Il y a tant d'exemples de ces deux
sortes d'excuses, qu'il est inutile d'en rapporter. Si rien de tout
cela ne peut servir, on verra si la faute ne peut pas être
atténuée: c'est ce que certains rhéteurs appellent état de
quantité. Mais comme cette quantité, étant la mesure de la peine
ou de la récompense, s'établit d'après la qualité du fait, je la
range sous cet état, aussi bien que celle que les Grecs rapportent
au nombre sous les noms de πηλικότης, quantité continue, et de
ποσότης, quantité discrète, ce que nous confondons dans un seul et
même mot. Le dernier moyen est la supplication, que la
plupart des rhéteurs regardent comme inadmissible dans les
controverses judiciaires; et Cicéron lui-même semble le témoigner
aussi, lorsque, dans l'oraison pour Ligarius, il dit: J'ai plaidé
bien des causes, César, et même avec vous, tant que vos fonctions
vous ont retenu au barreau, et certes je ne suis jamais descendu à
ce ton suppliant: pardonnez, juges, c'est par méprise, il a failli;
il ne savait pas, si jamais, etc. Cependant au sénat, devant le
peuple, devant le prince, partout enfin où la clémence peut exercer
ses droits, la supplication est reçue. Elle tire partout son
efficacité, tantôt de la personne de l'accusé, s'il a vécu
jusque-là dans l'innocence, s'il a rendu des services, s'il y a lieu
d'espérer qu'il se conduira mieux à l'avenir, et que même il se
rendra utile; s'il paraît, en outre, avoir suffisamment expié sa
faute, ou par les dommages qu'il a déjà essuyés, ou parle danger où
il se trouve actuellement, ou par son repentir; tantôt de
considérations extérieures, la noblesse de l'accusé, sa dignité,
sa famille, ses amis. Toutefois, c'est sur le juge qu'il faut
principalement compter, si le crime est tel que l'indulgence fasse
plutôt honneur à sa clémence que honte à sa faiblesse. Mais la
supplication peut aussi trouver sa p!ace dans les affaires
ordinaires, où, si elle ne remplit pas la cause, elle en fait
néanmoins une grande partie; car c'est une division fréquente que
celle-ci: Quand il aurait j'ait cela, il faudrait encore lui
pardonner; et ce genre de défense a souvent réussi dans des
causes douteuses, outre que les épilogues ne sont la plupart du
temps que des supplications. Quelquefois même c'est sur cette base
que l'accusé fonde toute sa défense. Par exemple, un père déshérite
son fils par testament, et déclare expressément qu'il ne l'a traité
ainsi que parce qu'il aimait une courtisane. Ici, en effet,
tout consiste à savoir si le père a dû punir si rigoureusement une
faute de cette nature, et si les centumvirs ne doivent pas se
montrer plus indulgents. Mais même dans les causes où l'on poursuit
un châtiment en vertu d'une loi, on emploie cette division :
A-t-il encouru la peine portée parla loi? Doit-elle lui être
appliquée? Toutefois, les rhéteurs, que je citais tout à
l'heure, ont raison de dire que ce moyen de défense ne peut arracher
un accusé à la rigueur des lois.
Lorsqu'il s'agit d'une récompense, il y a deux choses à
examiner : si celui qui la réclame en mérite une, et s'il la
mérite aussi grande. Il peut arriver que cette récompense soit
disputée par deux personnes, ou même par un plus grand nombre. Alors
on examine, ou qui des deux, ou qui d'entre tous, en est
le plus digne; et ces questions se décident d'après le genre de
mérite de chacun. Mais, pour en bien juger, il ne faut pas s'arrêter
seulement à l'action que l'on fait valoir en elle-même ou par
comparaison avec une autre, il faut aussi considérer la personne.
Un tyran a été tué, mais par qui? Est-ce par un jeune homme ou
par un vieillard; par un homme ou par une femme; par un étranger ou
par un parent? Tout cela importe, ainsi que les considérations
tirées du lieu, lesquelles sont d'une grande variété : par
exemple, Est-ce dans une ville habituée à la tyrannie, ou qui
avait toujours été libre? Dans une forteresse, ou dans une maison?
Puis comment le tyran a-t-il été tué? Par le fer, ou par le
poison? En quel temps? Était-ce pendant la guerre, ou pendant la
paix? Était-il sur le point de se démettre de la souveraine
puissance, ou de commettre un nouvel attentat? On tient compte
aussi à une personne des avantages qu'elle a bien voulu
sacrifier, du danger et de la difficulté de l'entreprise. Il en
est de même d'une libéralité. Il importe de savoir de quelle main
elle part. Elle est plus méritoire dans un pauvre que dans un
riche, dans celui qui donne que dans celui qui rend, dans un père
qui a encore ses enfants que dans celui qui les a perdus. Il faudra
ensuite examiner quelle est la chose donnée, dans quelle
circonstance et dans quelle vue, c'est-à-dire, dans l'espoir
de quelque avantage futur. Toutes les autres actions se pèsent
de la même manière. Voilà pourquoi l'état de qualité réclame toutes
les ressources de l'art oratoire, parce qu'il n'en est pas qui
offre, de part et d'autre, un champ plus vaste à l'esprit, et où les
passions soient plus puissantes. Il est vrai que l'état de
conjecture est semblable à celui de qualité, en ce qu'il emploie
aussi des preuves extrinsèques et tire ses arguments du fond de la
matière; mais ces deux états diffèrent en ce que, lorsqu'il s'agit
de montrer ce qu'est une chose et quelle elle est, c'est là le
propre de l'éloquence, c'est là qu'elle règne, qu'elle domine,
qu'elle triomphe. Virginius rapporte à cet état de qualité les
causes d'abdication, de démence, de mauvais traitements,
d'orphelines qui demandent leur mariage avec un proche parent. La
raison de Virginius est que d'ordinaire, dans ces sortes de causes,
le jugement roule sur la qualité du fait, ce qui a donné lieu à
quelques-uns de les appeler matières morales. Mais les lois sur
lesquelles reposent ces causes comportent quelquefois aussi d'autres
états; car, tantôt ceux qui prétendent n'avoir point fait ce dont on
les accuse, ou l'avoir fait dans une bonne intention, s'appuient
d'ordinaire sur la conjecture, et il y en a mille exemples ; tantôt
on définit ce que c'est que démence et mauvais traitements. En effet
les questions de droit précèdent presque toujours la question
légale, et l'on commence par établir les raisons pour lesquelles on
a dérogé à la loi. Cependant, lorsqu'on ne pourra se défendre par le
fait, on s'appuiera sur le droit, en examinant quels sont les cas où
il n'est pas permis à un père d'abandonner son fils, à une femme de
porter plainte contre son mari, à un fils d'accuser son père de
démence. Il y a deux formes d'abdication ; l'une pour les crimes
consommés, comme le rapt et l'adultère; l'autre pour les crimes qui
sont, pour ainsi dire, en suspens, et subordonnés à une condition,
comme la désobéissance. La première est rigoureuse et irrévocable
comme le fait qu'elle punit; la seconde tient de la bonté et de
l'exhortation; car il est aisé de voir qu'au fond ce père aime mieux
corriger son fils que de l'abandonner. Mais dans les deux cas, des
enfants qui plaident contre leur père doivent paraître disposés à la
soumission et à lui donner toute satisfaction. Je sais que ce que je
dis ici ne sera pas du goût de ceux qui ne craignent pas d'offenser
un père sous le couvert d'une figure; et je n'oserais pas dire que,
dans certaines occasions, cela ne doit pas se faire, car souvent la
matière y oblige; mais il faut du moins s'en dispenser; toutes les
fois qu'on peut agir autrement. Au reste, je traiterai des figures
dans un autre livre. Une femme qui porte plainte contre son mari
doit se conduire à peu près de même; car la modération ne lui est
pas moins nécessaire. A l'égard d'un fils qui accuse son père de
démence, c'est pour une chose, ou déjà faite, ou à faire et
possible, ou impossible. S'il s'agit d'une chose faite, l'accusateur
a le champ libre; mais il doit s'attaquer plutôt à l'action qu'à la
personne, et témoigner de la compassion pour l'état où son père est
réduit. S'il s'agit d'une chose qui n'est pas encore faite, le fils
aura recours aux prières, aux exhortations, et d'ira enfin qu'il ne
craint que la faiblesse de son esprit, non ses moeurs dont il fera
l'éloge; car plus il louera sa conduite passée, mieux il prouvera le
changement que la maladie a causé en lui. Pour l'accusé, autant que
le comportera la cause, il devra se montrer modéré dans sa défense,
parce que d'ordinaire la colère et l'emportement ont de l'analogie
avec la démence. Au reste, toutes ces causes ont cela de commun, que
l'accusé ne se défend pas toujours par le fait, et qu'il est bien
reçu à demander qu'on lui pardonne, qu'on l'excuse; par la raison
que, dans les brouilleries domestiques, il suffit quelquefois, pour
être absous, de n'avoir failli qu'une fois, ou par mégarde, ou d'une
manière moins grave que ne le suppose l'accusation.
Mais il y a bien d'autres sortes de
causes qui relèvent de l'état de qualité : celles, par exemple, où
il s'agit d'un outrage, d'une injure; car quoique l'accusé prenne
quelquefois le parti de nier, le jugement ne laisse pas de rouler
sur le fait et l'intention; celles où il s'agit du choix d'un
accusateur, et qu'on appelle divinations. Ici je ferai remarquer que
Cicéron, qui accusa Verrès à la sollicitation de nos alliés, divisa
ainsi son discours : Dans ces sortes de choix, il faut considérer
deux choses : quel est l'accusateur que ceux qu'on prétend venger
souhaitent le plus, et quel est celui que l'accusé souhaite le
moins. Voici pourtant une autre division qui est très fréquente
: Lequel des deux a de plus fortes raisons pour se porter comme
accusateur; lequel des deux apportera dans l'accusation le plus
d'activité ou de force; lequel des deux s'en acquittera le plus
fidèlement. A ces controverses, il faut encore ajouter celle de
tutelle. On a coutume d'y discuter si un tuteur est comptable
d'autre chose que du bien qu'il a géré, s'il suffit de la
droiture de ses intentions, et s'il n'est pas responsable de ses
spéculations et des événements. Au même genre appartient le compte
de mandat; car la loi nous donne action contre un mandataire.
Outre ne je viens de dire, les déclamateurs feignent dans leurs
écoles qu'il y a des actions intentées pour certains délits dont il
n'est fait aucune mention expresse dans les lois. Dans ces
controverses, on peut faire une de ces questions : Est-il bien
vrai qu'il ne soit fait aucune mention de ce délit dans les lois? Le
fait dont il s'agit est-il un véritable délit commis par malice et
dans le dessein de nuire ? Il est rare de les proposer toutes
deux à la fois. Chez les Grecs, il y avait action en justice contre
un homme qui s'était mal acquitté de sa députation. Et dans ces
causes on examinait, par manière de question de droit, si un
député doit jamais sortir de son mandat; jusques à quand dure ce
mandat; car il y en a de deux sortes. Ainsi Héjus déposa contre
Verrès après avoir été envoyé pour contremander sa préture. On
accuse aussi quelquefois une personne d'avoir agi contre les
intérêts de la république. De là naissent plusieurs questions de
droit, plus subtiles les unes que les autres : ce que c'est que
léser la république; si cet homme l'a lésée en effet, ou ne lui a
été qu'inutile; si elle a été lésée par lui, ou seulement à cause de
lui. Cependant le fait y est pour beaucoup. On peut aussi
accuser une personne d'ingratitude, et voici alors ce qui se
présente à examiner : Est-il vrai que cette personne ait reçu un
bienfait? ce qu'il faut rarement nier, parce que celui qui nie
un bienfait qu'il a reçu est déjà un ingrat; quelle est l'étendue
de ce bienfait? si elle en a rendu un autre; si, pour ne s'être pas
acquittée de ce qu'elle devait, elle doit être tout d'abord taxée
d'ingratitude; si elle a eu occasion de témoigner sa reconnais-
sauce; si elle a dû faire ce qu'on exigeait d'elle; enfin, quelle
est la disposition de son esprit ? Les espèces qui suivent sont
plus simples : celles où il s'agit d'une répudiation injuste,
lesquelles ont cela de particulier que, de la part de l'accusatrice,
c'est une défense, et, de la part de l'accusé, une accusation;
celles encore où un homme rend compte au sénat des raisons qui le
portent à mourir, d'où naît cette question de droit : Si une
personne qui a pris la résolution de mourir, pour se soustraire à la
poursuite des lois, en doit être empêchée? Toutes les autres
questions qui s'y traitent appartiennent à la qualité. Enfin, pour
exercer l'esprit des jeunes gens, on peut feindre des testaments où
il ne soit question que de la volonté du testateur, comme le
testament que j'ai rapporté plus haut, par lequel un père ayant
laissé le quart de son bien à celui de ses trois fils qui en serait
jugé le plus digne, tous trois le disputent : l'un est philosophe,
l'autre médecin, et le troisième orateur. Pareille contestation
arrive lorsqu'une orpheline est recherchée en mariage par des
parents du même degré, et que chacun d'eux veut avoir la préférence.
Mais je n'ai pas dessein de faire ici mention de toutes les espèces;
car je pourrais encore en imaginer d'autres; mais les questions
qu'elles impliqueraient n'auraient rien de général et d'absolu,
parce qu'elles changent avec les sujets qu'on traite. Ce que
j'admire, c'est que Flavus, qui est à mes yeux d'une grande
autorité, et avec raison, ait resserré toute cette matière en des
bornes si étroites, en nous donnant une méthode qui fût seulement à
l'usage des écoles.
La quantité, comme je l'ai dit,
relève aussi de cet état, non pas toujours, mais le plus souvent.
J'applique le mot de quantité à toutes les choses qui se peuvent ou
mesurer ou nombrer. Mais la mesure d'une action, soit bonne, soit
mauvaise, se détermine quelquefois par l'estimation du fait, comme
lorsqu'on examine la grandeur d'une faute ou d'un bienfait;
et quelque fois par un point de droit, quand on recherche en
vertu de quelle loi il faut punir ou récompenser quelqu'un : par
exemple, si celui qui a déshonoré un jeune homme en doit être
quitte pour une certaine somme d'argent, ou si, parce que ce jeune
homme s'est pendu de désespoir, celui qui a attenté à son honneur
doit perdre la vie comme étant cause de sa mort. Et, pour le
dire en passant, ceux-là se trompent fort qui plaident ici comme si
la question roulait entre deux lois; car il ne s'agit pas du tout de
l'amende, et on ne la réclame seulement pas; mais tout consiste à
savoir si l'accusé est cause de la mort. L'espèce relève aussi de la
conjecture, lorsqu'on examine s'il y a lieu de condamner un homme
à un exil perpétuel, ou seulement à un exil de cinq ans. La
question est de savoir s'il a commis sciemment un meurtre.
Thrasybule mérite-t-il trente récompenses pour avoir délivré Athènes
de trente tyrans? C'est une question qui est tirée du nombre et
qui se décide par le droit. Il en est de même lorsque deux
voleurs ont dérobé une somme d'argent, et que l'on agite si chacun
d'eux doit rendre le quadruple ou seulement le double. Mais ici
on estime aussi le fait, et le droit lui-même dépend de la qualité.
CH. V. Quiconque ne
pourra nier le fait, ni le justifier, ni prouver que ce qu'il a fait
soit autre chose, doit se renfermer dans la rigueur de son droit:
d'où naît ordinairement la question d'action; et cette question
n'est pas toujours la même, comme quelques-uns l'ont cru. Car tantôt
elle précède le jugement de la cause, comme lorsque le préteur
examine provisoirement et avec la plus scrupuleuse exactitude si un
homme est en droit de se porter pour accusateur; et tantôt elle a
lieu dans le jugement même. Quoi qu'il en soit, cette contestation a
deux faces, en ce qu'elle tombe ou sur l'action qui est intentée,
quand on la combat directement, ou sur la prescription, quand on
veut seulement l'éluder. Quelques auteurs ont fait de la
prescription un état particulier, comme si elle n'était pas
renfermée dans toutes les mêmes questions que les autres lois.
Lorsque le procès dépend de la prescription, il n'est pas nécessaire
d'entrer dans le fond de l'affaire. Un père veut déshériter son
fils; mais ce père est noté d'infamie. Le fils dit : Vous n'avez pas
action contre moi ; il y a exception. Le père peut-il agir en
justice, ou peut-il déshériter son fils? c'est le seul point à
juger. Cependant toutes les fois que nous le pourrons, il faudra
faire en sorte que le juge ait une bonne opinion du fond de la
cause, parce qu'il en sera plus porté à nous écouter sur la rigueur
de notre droit. Ainsi, dans les causes où le préteur ordonne une
caution, et où nous plaidons pour être maintenus dans la possession
d'un bien, quoiqu'il s'agisse uniquement du possessoire et non du
pétitoire, il sera bon néanmoins d'établir que non seulement nous
avons possédé ce bien, mais aussi que nous l'avons possédé
justement. Mais la question tombe encore plus souvent sur l'action
même, quand on la combat directement. Celui qui aura sauvé sa
patrie par sa valeur choisira telle récompense qu'il lui plaira.
Telle est la loi. Je nie qu'il faille lui accorder tout ce qu'il
demandera. Il est vrai que la loi n'excepte rien; mais j'opposerai
aux termes de la loi l'intention du législateur par forme
d'exception. Dans les deux cas, l'état est le même. Or toute loi est
faite, ou pour accorder, ou pour ôter, ou pour punir, ou pour
commander, ou pour défendre, ou pour permettre. Elle devient
litigieuse, ou pour elle-même, ou à cause d'une autre cause qui
semble la contrarier. Alors la question tombe ou sur les termes de
la loi, ou sur l'intention du législateur. Quant aux termes, ils
sont, ou clairs, ou obscurs, ou ambigus. Ce que je dis des lois, je
l'entends des testaments, des obligations, des contrats; en un mot,
de tout écrit, de toute convention verbale; et comme cette matière
comporte quatre questions ou états, je vais les passer en revue
l'une après l'autre.
CH. VI.
L'interprétation de la lettre et de l'esprit est un sujet ordinaire
de controverse entre les jurisconsultes, et un des points de droit
les plus considérables. Ainsi, il ne faut pas s'étonner qu'elle soit
si fréquente aux écoles, où l'on feint même à dessein des matières
sur ce sujet. Or ce genre de questions se divise en deux espèces. La
première est celle où la question roule et sur la lettre et sur
l'esprit; ce qui arrive toutes les fois qu'il y a quelque obscurité
dans la loi, et que chacune des parties soutient son interprétation,
ou combat celle de son adversaire, comme ici : Tout voleur rendra
le quadruple de ce qu'il aura dérobé. Deux voleurs dérobent
conjointement une somme d'argent. On demande à chacun le quadruple.
Les voleurs offrent d'en payer chacun le double. Le demandeur
prétend que le quadruple est ce qu'il demande, et les défendeurs
soutiennent que le quadruple se trouve dans ce qu'ils offrent.
L'intention du législateur est aussi débattue de part et d'autre, et
chacune des parties l'interprète en sa faveur. La même chose arrive
lorsque la loi est claire en un sens, et douteuse dans l'autre. Par
exemple, Tout homme né d'une courtisane sera exclu de la tribune.
Une femme, qui avait eu un fils de son mari, se mit à faire le
métier de courtisane. On veut exclure son fils de la tribune. Il
est certain que la loi s'entend de celui qui est né dans le temps
que sa mère faisait le métier de courtisane; mais on demande si elle
ne doit pas s'entendre aussi de l'autre enfant, parce qu'après tout
la mère est une courtisane et qu'il est né d'elle. Il en est de même
de cette maxime de droit : On aura deux fois action pour la même
chose. Car on peut douter si cela doit s'entendre ou de la chose
ou de l'action. Toutes ces questions se tirent, comme l'on voit, de
l'obscurité de la loi. Mais il y en a d'autres, et c'est la seconde
espèce, qui se tirent de l'évidence de la loi. C'est pourquoi
quelques rhéteurs, qui n'ont pris garde qu'à cette espèce, ont
appelé l'état dont je parle un état fondé sur l'évidence des termes
et sur l'intention du législateur. Ici l'une des parties insiste sur
la lettre, et l'autre sur l'esprit. Or il y a trois moyens de
combattre la lettre. Le premier consiste à faire voir qu'une loi ne
peut pas toujours s'observer, et que cette impossibilité ressort de
la loi elle-même. Par exemple, les enfants qui ne nourriront pas
leur père ou leur mère seront mis aux fers. Mettra-t-on aux fers
un enfant en bas âge? Voilà déjà une exception, et celle-là donne
lieu de passer à d'autres, et à cette division : Est-ce de tout
enfant, est-ce de la personne dont il s'agit, que la loi doit
s'entendre? C'est pour cette raison que quelques-uns proposent
certaines controverses, où l'on ne peut faire contre la loi aucune
objection qui soit tirée de la loi même, en sorte qu'on ne peut
chercher les difficultés que dans la nature du fait dont il est
question. Par exemple, tout étranger qui aura monté sur les murs
de la ville sera puni de mort. Les ennemis escaladent les remparts;
un étranger y monte aussi et les en chasse. On demande sa mort.
La loi est-elle générale ou particulière? Cette double question ne
peut être ici séparée, parce qu'on ne peut rien alléguer de plus
fort que ce qui est contenu dans l'espèce présente. Voici donc la
seule objection à faire : Est-il bien vrai qu'on ne puisse jamais
transgresser cette loi? Quoi ! pas même pour empêcher une ville de
tomber au pouvoir des ennemis? Ainsi à la rigueur de la loi on
opposera l'intention du législateur et l'équité. Il peut néanmoins
arriver que, par des raisons tirées d'autres lois, on montre qu'il
n'est pas possible de s'en tenir aux termes de la loi présente,
comme l'a fait Cicéron dans son oraison pour Cécina. Le troisième
moyen est de trouver dans les propres termes de la loi quelque chose
qui établisse que ce n'est pas là l'intention du législateur, comme
dans cette controverse : Quiconque sera surpris de nuit avec un
fer à la main sera mis en prison. Un magistrat rencontre la nuit un
homme qui porte un anneau de fer, et l'envoie en prison. La loi
dit : quiconque sera surpris. Or, ce terme, qui se prend
toujours en mauvaise part, marque assez que la loi suppose un fer
qui soit une arme offensive. Mais de même que celui qui se prévaut
de l'intention doit infirmer les termes autant qu'il le peut, de
même celui qui défend les termes essayera aussi de s'étayer sur
l'intention du législateur. Il arrive aussi dans les testaments que
la volonté du testateur soit manifeste, quoiqu'il n'y ait rien
d'écrit. C'est ce que l'on a vu dans la cause de Curius, où l'on
sait la contestation qui s'éleva entre L. Crassus et Scévola. Le
testateur, dans la pensée qu'il laissait sa femme enceinte,
disposait de tout son bien en faveur de l'enfant posthume qui devait
nature, et lui substituait un héritier, en cas qu'il vint à mourir
pendant la tutelle. La veuve ne s'étant pas trouvée grosse, les
parents du testateur réclamèrent sa succession. Qui doute que, dans
le second cas comme dans le premier, l'intention du testateur ne fût
que son bien passât à l'héritier substitué ? Cependant le testament
n'en disait rien. Nous avons vu récemment tout le contraire, une
chose expressément portée par le testament, et, selon toutes les
apparences, contraire à la volonté du testateur. Un homme avait
légué cinq mille sesterces, et depuis, en corrigeant son testament,
au lieu de sesterces, il avait mis livres pesant d'argent, et il
avait laissé cinq mille. Il parut néanmoins qu'il n'avait voulu
léguer que cinq livres pesant, parce que cinq mille
faisait une somme énorme et incroyable en fait d'argent pesant. Au
reste, sous cet état sont comprises ces questions générales :
Faut-il s'en tenir à la lettre ou à l'esprit? Quelle a été
l'intention de l'auteur de l'écrit? Question qui relèvent ou de
la conjecture ou de la qualité, desquelles il a été, je crois, assez
parlé.
CH. VII. J'ai
maintenant à parler des lois contraires, parce que tous les
rhéteurs conviennent que, dans cette contrariété, la lettre et
l'esprit donnent lieu à deux états; et cela, avec raison ; car
lorsqu'une loi en contrarie une autre, il est de nécessité que les
deux parties combattent la lettre et disputent sur l'intention du
législateur : ce qui, dans les deux cas, donne lieu à cette question
: Laquelle des deux lois faut-il suivre au préjudice de l'autre?
Or, tout le monde comprend que jamais une loi n'est positivement
contraire à une autre; car s'il en était ainsi, l'une abrogerait
l'autre. D'où il suit que ces lois ne se contredisent que par
accident. Ce sont donc ou deux lois pareilles que l'on oppose l'une
à l'autre, comme, par exemple, s'il s'agissait d'un homme qui eût
tué un tyran et d'un autre qui eût sauvé sa patrie par quelque acte
de courage; car tous deux auraient la liberté d'opter pour telle
récompense qu'ils voudraient. Supposons qu'ils optent pour la même,
il y aura lieu alors à comparer leurs services, la conjoncture, et
la nature de la récompense. Ou c'est la même loi que l'on oppose à
elle-même, comme si nous supposons deux hommes de courage, qui ont
bien mérité de la patrie; ou deux personnes qui ont tué un tyran; ou
deux filles qui ont été enlevées, et qui demandent, l'une la mort
d'un ravisseur, l'autre qu'il soit obligé de l'épouser. Et en ce
cas, la question ne peut tomber que sur le temps, laquelle des deux
a été enlevée la première; ou sur la qualité de leurs prétentions,
laquelle des deux est la plus juste.
Quelquefois aussi le conflit a lieu
entre des lois différentes ou des lois semblables. Les premières
sont litigieuses par elles-mêmes, comme dans cette controverse :
Un gouverneur ne doit jamais sortir de sa citadelle. - Tout
homme qui aura bien mérité de la patrie par son courage choisira
telle récompense qu'il lui plaira. Supposons que ce soit le même
homme, et que pour récompense il demande à sortir de sa citadelle.
D'un côté, on peut douter absolument si ce brave doit en effet
obtenir tout ce qu'il demande; et de l'autre, ce gouverneur peut
faire aussi plusieurs objections contre la loi : si, par
exemple, le feu prend à la citadelle; s'il faut faire une sortie
contre les ennemis ? A l'égard des secondes, on ne peut leur
opposer que la concurrence d'une autre loi semblable. Le portrait
de celui qui aura tué un tyran sera exposé dans le gymnase. Le
portrait d'une femme n'y sera jamais exposé. Je suppose que
c'est une femme qui a tué le tyran. Il est clair qu'on ne peut
jamais ôter le portrait de l'un ni exposer le portrait de l'autre
pour aucune autre raison.
Deux lois sont sans parité, quand on
peut alléguer plusieurs raisons contre l'une, et que l'autre n'est
attaquable que par ce qui fait le sujet du procès ; par exemple,
si le brave dont j'ai parlé demandait la grâce d'un déserteur.
Car j'ai déjà fait voir qu'il y a bien des choses à dire contre la
loi qui accorde à cet homme le choix d'une récompense; au lieu que
la loi qui frappe un déserteur ne peut recevoir d'atteinte que dans
le cas d'option. De plus, le point de droit que renferment ces lois
est, ou reconnu de part et d'autre, ou douteux. S'il est reconnu, on
examine d'ordinaire laquelle des deux lois est la plus forte; si
elle regarde les dieux ou les hommes, la république ou les
particuliers ; si elle récompense ou si elle punit; si elle touche à
de grands ou à de petits intérêts; si elle est faite pour permettre,
ou pour défendre, ou pour commander. On a coutume d'examiner
encore laquelle des deux est la plus ancienne, ou, ce qui est
plus puissant, laquelle des deux sera le moins blessée, comme
dans l'exemple précédent. Car si l'on fait grâce au déserteur, la
loi est anéantie; et si on ne lui fait pas grâce, le brave ne laisse
pas de pouvoir opter pour une autre récompense. Cependant il importe
beaucoup d'examiner ce qui est le plus conforme à la convenance
et à l'équité. Sur ce dernier point, je ne puis donner aucun
précepte, parce que tout dépend de la matière. Si le point de droit
est douteux, il sera contesté, ou par l'une des parties, ou par
toutes les deux réciproquement, comme dans cette controverse Tout
père a droit de prise de corps sur son fils; tout patron a le même
droit sur son affranchi; les affranchis appartiennent à l'héritier.
Un homme (A) institue pour son héritier le fils (B) de son affranchi
(C). Après la mort du testateur (A), le père (C) et le fils (B)
demandent réciproquement l'un contre l'autre le droit de prise de
corps; et même le fils (B), devenu patron de son père (C), dit qu'il
ne peut pas faire valoir en cela le privilège de la puissance
paternelle, puisqu'en qualité d'affranchi (C) il lui est soumis
comme à son nouveau patron (B).
Enfin il y a des lois mixtes, que
l'on oppose à elles-mêmes, comme si elles en formaient deux. Telle
est celle-ci . Tout bâtard qui naît avant un enfant légitime sera
tenu pour légitime. S'il naît après lui, il aura seulement la
qualité de citoyen. Ce que j'ai dit des lois doit s'appliquer
aux sénatus-consultes; car soit qu'ils se combattent eux-mêmes, soit
qu'ils combattent les lois, ils n'ont point d'autre état que celui
dont nous parlons.
CHAP. VIII. L'état
fondé sur le syllogisme a quelque ressemblance avec celui qui est
fondé sur la lettre et l'esprit, en ce que l'une des parties s'y
appuie toujours sur la lettre; mais il y a cette différence, que là
il est beaucoup parlé contre la lettre, et qu'ici on prétend quelque
chose de plus que la lettre ne dit; que là, celui qui défend la
lettre veut qu'on observe la rigueur des termes, et. qu'ici tout ce
qu'on demande, c'est qu'on ne fasse pas autre chose que ce que
prescrit la lettre. Ce même état a aussi quelque rapport avec celui
de définition; car si la définition est faible, elle tourne souvent
en syllogisme. Supposons, par exemple, cette loi : Toute
empoisonneuse sera punie de mort. Une femme se voyant délaissée de
son mari, lui donné un philtre, et ensuite le délaisse à son tour.
Ses parents la conjurent en vain de retourner chez son mari. Le mari
se pend; la femme est accusée d'empoisonnement. Le plus fort
moyen de l'accusateur est sans doute de dire que ce philtre est un
poison: voilà une définition. Si on ne l'admet pas, il aura recours
au syllogisme, et, sans s'arrêter à la définition, il prouvera que
cette femme est aussi coupable que si elle eût empoisonné son
mari. Ainsi cet état tire l'incertain du certain, et, comme il
est fondé sur le raisonnement, on l'appelle état de syllogisme. Or,
voici à peu près toutes les espèces qu'il comporte Ce qu'on a eu
droit de faire une fois, peut-on le faire plusieurs? Une femme
condamnée pour inceste, après avoir été précipitée du haut d'un
rocher, est trouvée en vie : on veut lui faire subir une seconde
fois le même supplice. Ce que la loi accorde pour une fois,
l'accorde-t-elle pour deux? Un homme qui a tué deux tyrans à la
fois demande deux récompenses. Ce que l'on a pu faire auparavant,
peut-on le faire après? Une fille, qui avait été enlevée, voyant
que le ravisseur a pris la fuite, se marie. Celui- ci étant revenu,
elle demande qu'il lui soit permis d'opter ou de l'épouser ou de le
faire mourir. Ce qui est défendu à l'égard du tout, l'est-il à
l'égard de la partie? La loi défend de recevoir une charrue à
titre de gage; un homme reçoit le soc. Ce qui est défendu à
l'égard de la partie, l'est-il à l'égard du tout? Il est défendu
de faire venir des laines de Tarente; une personne en fait venir des
moutons. Ici donc l'une des parties s'appuie sur la lettre, mais
l'autre prétend que le législateur ne s'est pas suffisamment
expliqué, et peut dire : Cette femme est coupable d'inceste; je
demande qu'elle soit précipitée: c'est la loi. Cette fille a été
enlevée : elle a la liberté d'opter. Ces moutons portent de la laine;
et ainsi du reste. Mais comme on peut répondre qu'il n'est point
écrit que cette femme doive être précipitée deux fois, ni que cette
fille soit toujours maîtresse d'opter, ni qu'un homme qui a tué deux
tyrans puisse demander deux récompenses; qu'il n'est fait mention ni
de soc de charrue, ni de moutons, il s'ensuit qu'on induit
l'incertain du certain. Pour ce qui est de tirer de ce qui est écrit
ce qui n'est pas écrit, cela est plus embarrassant. Par exemple,
quiconque aura tué son père sera mis dans un sac et jeté dans la
rivière. Or, je suppose un fils qui a tué sa mère. Il n'est
permis à personne d'arracher par force quelqu'un de sa maison pour
l'amener en justice. Or, je suppose un homme qu'on arrache d'une
tente. Dans ces controverses, on traite deux questions : la
première, si, toutes les fois qu'il n'existe pas de loi
particulière sur un fait, on doit recourir à un fait semblable, qui
se trouve décidé par une loi; la seconde, si le fait dont il
s'agit est véritablement semblable à celui que l'on prend pour
règle, et 'qui est décidé par la loi. Or, qui dit semblable dit
ou plus grand, ou moindre, ou égal. Dans le premier cas, on
examinera si le fait a été suffisamment prévu par la loi, et si,
quoiqu'il n'ait pas été prévu, il faut pourtant y appliquer la loi.
Dans les deux autres cas, on s'appuiera sur l'esprit et surtout sur
l'équité, laquelle est toujours d'une grande efficacité.
CH. IX. L'amphibologie
a des espèces sans nombre, jusque-là que, selon certains
philosophes, il n'y a pas un mot qui ne signifie plusieurs choses
cependant elle se réduit à un petit nombre de genres. Elle naît, ou
d'un mot pris isolément, ou de plusieurs mots pris ensemble. Un mot
seul peut induire en erreur, quand il sert de dénomination à
plusieurs personnes ou à plusieurs choses, ce que les Grecs
appellent ὁμωνυμία, comme Gallus; car on ne sait s'il faut entendre,
ou un oiseau, ou une nation, ou un nom propre, ou un défaut de
corps. De même Ajax peut s'entendre ou du fils d'Oïlée ou du
fils de Télamon; de même cerno. Cette ambiguïté est causée de
bien des manières et donne lieu à une infinité de procès,
particulièrement en ce qui regarde les testaments, lorsque plusieurs
personnes portant le même nom se disputent la liberté ou la
succession, ou bien lorsque, le testateur s'étant expliqué en termes
équivoques, on demande en quoi consiste le legs. Un seul mot peut
encore nous tromper, lorsque pris en entier il signifie une chose,
et que, partagé, il en signifie une autre, comme ingenua,
armamentum, Corvinum: subtilités ridicules, dont les
Grecs ne laissent pas de tirer des sujets de controverse. De là
cette argutie connue qu'on appelle αὐλητρὶς, lorsqu'on demande si
une flûte qui tombe trois fois, ou une joueuse de flûte qui tombe,
doit être vendue. Il en est de même lorsqu'un mot composé peut
être entendu comme deux mots séparés : Un homme en mourant
ordonne que son cops soit mis dans un lieu secret ou non secret (inocculto,
in occulto), et, selon la coutume, lègue sur sa succession une
certaine quantité de terre pour servir à sa tombe. Un procès
s'élève sur la question de savoir s'il faut lire inocculto en
un seul mot, ou in occulto en deux mots. C'est ainsi que,
chez les Grecs, on prend pour thèse un testament au sujet duquel on
discute s'il faut lire πανταλέοντι en un seul mot, ou παντα λέοντι
en deux mots. Dans la contexture du discours, l'ambiguïté est encore
plus fréquente : ce qui arrive, tantôt par rapport aux cas, comme
dans ce vers de l'oracle d'Apollon, rapporté par Ennius ·
Aio te, Aecida, Romanos vincere
posse.
Est-ce Pyrrhus qui vaincra les
Romains, ou sont-ce les Romains qui vaincront Pyrrhus? Tantôt parce
qu'un mot est mal placé, et qu'on ne sait à quoi il se rapporte,
surtout s'il est au milieu, comme lorsque Virgile nous peint Troïle
traîné par ses chevaux : Lora tenens tamen. Est-ce parce
qu'il tient les rênes qu'il est entraîné, ou est-il entraîné,
quoiqu'il tienne les rênes? on peut hésiter entre ces deux sens.
Autre question tirée d'un testament ainsi conçu : poni statuam
auream hastam tenentem : auream se rapporte- t-il à
hastam ou à statuam ? Tantôt parce que l'inflexion de la
voix ou la ponctuation ne marque pas le rapport des mots, comme dans
ce vers Quinquaginta ubi erant centime inde occidit Achilles.
Souvent aussi il est incertain auquel de deux antécédents un mot se
rapporte, comme ici : Que mon héritier soit tenu de donner à ma
femme, sur ma vaisselle d'argent, le poids de cent livres, en tels
objets qu'il LUI plaira. De ces dernières sortes d'ambiguïtés,
la première se corrige en changeant les cas, la seconde en séparant
ou en transposant les mots, et la troisième en ajoutant quelque
autre mot. Ainsi l'équivoque causée par deux accusatifs cessera par
l'emploi de l'ablatif, si l'on dit : A Lachete percussum audivi
Demeam, au lieu de Lachetem percussisse Demeam, quoique
l'ablatif soit par lui-même amphibologique, comme je l'ai dit dans
le premier livre. Ainsi, dans cette phrase de Virgile, coelo
decurrit aperto, on ne sait si le poète veut dire, per
apertum coelum, ou, cum esset apertum. Ou détache les
mots par la ponctuation ou au moyen d'une pause. Enfin il est aisé
d'éclaircir le sens en ajoutant quelque mot, de cette sorte : en
tels objets qu'il lui plaira de choisir, A LUI ou A ELLE.
Quelquefois l'amphibologie naît d'un mot superflu, et cesse par le
retranchement de ce mot. Ainsi, dans cette phrase: Nos flentes
illos deprehendimus; il suffit d'ôter illos. Mais quand
l'ambiguïté vient d'un mot que l'on ne sait à quoi rapporter, il
faut y remédier par plusieurs mots; encore même souvent tombe-t-on
dans le défaut qu'on voulait éviter; par exemple, Que mon
héritier soit tenu de lui donner tous ses biens : car à quoi se
rapporte ses? Cicéron lui-même, dans son Brutus, a commis
cette faute, en parlant de C. Fannius, qui n'avait pas,
dit-il, beaucoup d'amitié pour son beau-père, parce qu'il ne
l'avait pas fait entrer dans le collège des augures, et qu'il avait
mieux aimé que Q. Scévola, qui était moins âgé, y entrât que lui.
Ce lui, en effet, peut également se rapporter et à Fannius et
à son beau-père. Une syllabe dont on laisse la quantité douteuse
suffit encore pour mettre l'esprit en suspens, comme dans Cato,
dont la seconde syllabe, étant brève au nominatif, signifie une
chose, et longue au datif ou à l'ablatif en signifie une autre. Il
va encore plusieurs autres espèces qu'il n'est pas nécessaire
d'examiner; car peu importe d'où naît l'ambiguïté et comment on y
remédie : il suffit qu'elle présente toujours deux sens à l'esprit.
Quant à la parole ou à l'écrit qui contient l'amphibologie, les deux
parties y trouvent également matière à disputer. C'est donc en vain
que l'on nous recommande de tâcher d'interpréter le mot en notre
faveur; car si cette interprétation peut se faire naturellement, il
n'y a plus d'amphibologie. Voici, au reste, toutes les questions qui
concernent cette matière : on examine quelquefois lequel des deux
sens est le plus naturel. - On examine toujours lequel est le
plus conforme à l'équité, et si celui qui a parlé ou écrit a voulu
dire ceci ou cela. Or, la manière de traiter ces questions, soit
pour, soit contre, a été suffisamment enseignée aux chapitres de la
conjecture et de la qualité.
CH. X. La plupart des
états ont une certaine affinité entre eux; car, dans la définition,
il s'agit de savoir comment un nom peut s'entendre; dans le
syllogisme, qui ale plus de rapport avec la dé- finition, on examine
quelle a été l'intention de l'auteur de l'écrit; et dans
l'antinomie, il est évident qu'il implique deux autres états, l'un
de la lettre et l'autre de l'esprit. De plus, la définition est en
quelque sorte la même chose que l'état légal nommé amphibologie,
puisque le nom à définir peut présenter deux sens. La lettre et
l'esprit renferment aussi une question de nom, et il en est de même
de l'antinomie. C'est pourquoi quelques rhéteurs ont dit que tous
ces états avaient pour objet la lettre et l'esprit; et
d'autres ont cru que la lettre et l'esprit contenaient aussi un
autre état légal appelé amphibologie. Cependant ces états sont
distincts; car autre chose est une loi obscure, autre chose une loi
ambiguë. Voici donc en quoi ils diffèrent. La définition consiste en
une question générale qui roule sur la nature du nom, et qui
pourrait subsister indépendamment des circonstances particulières de
la cause. La lettre et l'esprit ont pour objet un mot
douteux qui est dans la loi. Le syllogisme roule sur un mot
qui n'est pas dans la loi, l'amphibologie partage l'esprit,
et l'antinomie fait naître deux contestations directement
opposées l'une à l'autre. Ce n'est donc pas sans raison que cette
distinction a été introduite par de très habiles rhéteurs, et que
plusieurs personnes fort éclairées l'admettent encore aujourd'hui.
Maintenant, quant à la forme et à la disposition qu'il faut donner à
chaque état, j'ai dit là-dessus, sinon tout ce qu'il y avait à dire,
du moins une partie. Le reste ne peut s'enseigner que dans
l'occasion, et dépend absolument de la matière que l'on traite ; car
ce n'est pas assez de partager la cause entière en questions et en
lieux : ces parties doivent aussi avoir un certain ordre. Par
exemple, dans l'exorde, il y a une chose qu'il faut dire la
première, une autre qu'il faut dire la seconde, et ainsi du reste;
enfin, toute question, tout lieu a sa disposition particulière,
comme les thèses générales. Je suppose qu'un orateur emploie cette
division : Quiconque a sauvé sa patrie par sa valeur est-il
maître de choisir telle récompense qu'il voudra? Peut-il prétendre à
un bien appartenant à un particulier ? Peut-il demander une femme en
mariage, et une femme mariée, et nommément telle femme? Or,
croira-t-on cet orateur fort instruit dans l'art de diviser un
discours, si, lorsqu'il s'agira de traiter la première question, il
dit pêle-mêle tout ce qui se présentera à son esprit; s'il ignore
qu'il doit examiner à quoi il faut s'en tenir, de la lettre ou de
l'esprit; s'il ne sait donner à cette sub- division un certain
commencement, et s'il ne sait lier ce commencement à ce qui doit
suivre immédiatement, et construire son discours de telle sorte que
chaque partie ait toute la régularité et l'harmonie qu'elle doit
avoir, de la même manière que la main est une partie du corps
humain, que les doigts sont une partie de la main, etc. Or, voilà ce
qu'un rhéteur ne peut jamais rendre sensible, à moins qu'il n'ait
devant les yeux une espèce fixe et déterminée. Et que sert de s'en
proposer, je ne dis pas une et deux, mais cent mille, dans une
matière dont l'étendue est sans borne? C'est donc au maître de
montrer tous les jours, tantôt dans un genre, tantôt dans un autre,
quel est l'ordre et l'enchaînement des choses, afin que l'élève s'y
accoutume peu à peu, et travaille par analogie : car on ne peut pas
enseigner tout ce que l'art peut faire. Quel est le peintre, en
effet, qui ait appris à peindre tout ce qui est dans le monde? Mais
comme il a appris la manière d'imiter, il l'appliquera aux objets
qu'il n'a pas encore peints. Quel est le sculpteur à qui il n'est
pas arrivé de faire un vase tel qu'il n'en avait jamais vu de
semblable? Il y a donc des choses qui s'apprennent, quoiqu'elles ne
s'enseignent pas. Car un médecin dira bien ce qu'il faut faire en
chaque espèce de maladie, et ce que l'on peut, en général,
conjecturer de certains signes; mais de se connaître parfaitement au
pouls, aux différents degrés de chaleur, à la respiration, au teint,
et à tant d'autres symptômes qui sont particuliers à chaque malade,
c'est l'effet de sa sagacité naturelle. C'est pourquoi il faut que
nous tirions plusieurs connaissances de notre propre fonds, que nous
sachions prendre conseil de la cause, et que nous songions que les
hommes ont inventé l'art avant de l'enseigner; car la bonne
disposition et la véritable économie d'une cause est celle que nous
suggère l'étude de la cause même. C'est alors que nous pouvons juger
si l'exorde est nécessaire ou superflu; s'il faut se servir d'une
exposition continue ou partagée en plusieurs points; s'il faut y
suivre l'ordre des choses, ou, à la manière d'Homère, commencer par
le milieu ou la fin ; et en quelles circonstances on peut s'en
passer entièrement; s'il est plus utile de débuter par nos propres
propositions ou par celles de notre adversaire; par nos preuves les
plus fortes, ou par les plus faibles; quand la cause demande que
l'on traite certaines questions dans l'exorde; quand ces questions
ont besoin de préparation; quelles sont les choses que l'on peut
dire tout d'abord aux juges, et quelles sont celles qu'il faut leur
ménager; s'il est plus à propos de réfuter chaque preuve de
l'adversaire en détail ou en masse; s'il vaut mieux réserver les
grands mouvements pour la péroraison, ou les répandre dans toutes
les parties du plaidoyer; si nous devons insister d'abord sur la
rigueur du droit ou sur l'équité; s'il est plus convenable de
rappeler d'abord le passé, soit pour nous en justifier, soit pour le
reprocher à la partie adverse, ou de nous renfermer dans
l'accusation; et, lorsque la cause est multiple, quel ordre il faut
adopter, quels témoignages, quelles pièces il faut invoquer dans le
cours de la plaidoirie, ou ajourner. C'est ainsi qu'un capitaine
sait ordonner son armée pour faire face à tous les événements,
emploie une partie de ses troupes à protéger des places ou à garder
des villes, une autre à escorter les convois, une autre à garder les
défilés, enfin les distribue par terre et par mer selon le besoin;
mais nul orateur n'exécutera tout cela dans un discours, sans la
nature, la doctrine et l'étude. Que personne donc
ne s'attende à devenir éloquent à peu de frais, et seule. ment par
le travail d'autrui. Que chacun se persuade, au contraire, qu'il lui
faut veiller, pâlir, et ne jamais se lasser; qu'il doit se créer une
force, une méthode à lui, qu'il trouve toujours en lui et non en
cherchant au dehors; que cette force et cette méthode paraissent un
don de la nature et non un effet de l'art ; car l'art, s'il en est
un, peut bien nous montrer la route en peu de temps, mais il a fait
assez pour nous s'il a ouvert devant nous les trésors de l'éloquence
: c'est à nous de savoir nous en servir. Voilà ce que j'avais à dire
de la disposition générale. Il y en a une autre qui regarde les
parties; car ces parties elles-mêmes ont une première pensée, et une
seconde, et une troisième, qui doivent être non seulement placées
dans un certain ordre, mais encore jointes ensemble, et si bien
liées entre elles qu'on n'en aperçoive pas même la jointure, en
sorte qu'elles forment un corps et non des membres. C'est à quoi
nous réussirons en ayant soin d'observer si chaque chose est à sa
place, et en arrangeant si bien nos mots que, loin de
s'entrechoquer, ils semblent s'embrasser. De cette sorte, on ne
verra pas des choses de nature différente, et tirées de lieux encore
plus différents, s'étonner d'être ensemble et lutter entre elles;
mais toutes se trouveront unies par une espèce de parenté qui en
sera le lien commun, et notre discours ne paraîtra pas seulement
bien distribué, mais continu et comme d'une seule pièce. Mais je
m'engage un peu trop avant, entraîné par l'affinité des matières; et
je passe insensiblement de la disposition à l'élocution, qui doit
être la matière du livre suivant.