Cicéron : Correspondance

CICÉRON

 

CORRESPONDANCE (lettres 50 à 99)

1-49 - 100 à 149

 

OEUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE; INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR - TOME CINQUIÈME - PARIS - CHEZ FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Cie. LIBRAIRES - IMPRIMERIE DE L'INSTITUT DE FRANCE - RUE JACOB, 56 - M DCCC LXIX

 

 

Cicéron

 

Correspondance : lettres 50 à 99

 

 




 


 

 

50. - A ATTICUS. Rome, août.

A. II, 24.  J'ai été bien vif, bien pressant dans la lettre dont j'ai chargé Numestius. Eh bien! cette insistance pour vous posséder, supposez là, s'il se peut, plus grande encore. Mais point d'alarme! Je vous connais, et je sais combien on est prompt à s'inquiéter quand on aime. L'affaire est, je crois, de celles où il y a plus de bruit que d'effet. - Le fameux Vettius, le même qui me donnait de si bons avis, se sera, à ce que je vois, fait fort auprès de César de compromettre Curion le fils dans quelque complot. Le fait est qu'il s'est insinué dans la familiarité de ce jeune homme, qu'il a eu avec lui plusieurs rendez-vous, et qu'il en est venu jusqu'à lui faire confidence de la résolution où il était, lui Vettius, de se jeter avec ses esclaves sur Pompée, et de le tuer. Curion le redit à son père, et celui-ci à Pompée. L'affaire est portée au sénat. Vettius a d'abord nié ses rapports avec Curion; mais il n'a pas persisté longtemps : et il a offert de dire tout, sous la garantie de la foi publique. On n'y fit pas d'objection. Alors il déclara qu'il y avait un coup monté entre quelques jeunes gens, et Curion à la tête; que Paullus en avait été d'abord, ainsi que Cépion Brutus et Lentulus, fils du flamine, celui-ci au su de son père; qu'un jour C. Septimius, secrétaire de Bibulus, était venu de la part de Bibulus lui apporter un poignard. A ce mot, l'assemblée entière haussa les épaules, comme si Vettius n'eût pu se procurer un poignard, sans que le consul s'en mêlât! L'assertion parut d'autant plus absurde, que le 3 des ides de mai, Bibulus avait averti Pompée d'être sur ses gardes, et que Pompée lui en avait fait des remerciements. - Le jeune Curion, introduit à son tour, reprit ce qu'avait dit Vettius, et répondit à tout. Il le confondit surtout sur le fait prétendu que le plan des jeunes conspirateurs était d'attaquer Pompée au forum avec les gladiateurs de Gabinius, et que Paullus était le chef de l'entreprise. Or il est de notoriété publique que Paullus se trouvait à cette époque en Macédoine. Le projet de sénatus-consulte a été incontinent rédigé : il porte que Vettius, convaincu par son propre aveu d'avoir porté des armes, sera jeté dans les fers; et on déclare ennemi public quiconque cherchera à le délivrer. L'opinion générale est que Vettius voulait se faire surprendre au forum armé de son poignard, avec ses esclaves également armés; qu'alors il aurait promis des aveux, et que la combinaison n'a manqué que par la révélation faite à Pompée avant le coup par les Curions. Le sénatus-consulte a été lu dans l'assemblée du peuple; mais le lendemain, César, le même César qui, étant préteur, a forcé Q. Catulus de parler d'en bas, a d'autorité fait monter Vettius à la tribune aux harangues, et l'a mis ainsi en possession de cette place, afin que Bibulus, qui est consul, ne pût se montrer. Là, mon Vettius a pu dire tout ce qu'il a voulu. On lui avait fait la leçon, et il la savait bien. Il commença par décharger entièrement Cépion, qu'il avait accusé violemment la veille, montrant ainsi clairement à tous que la nuit et ses séductions avaient porté conseil. Puis il accusa des gens à qui il n'avait pas fait la moindre allusion dans le sénat; 62 Lucullus, avec qui il communiquait, a-t-il dit, par ce C. Fannius, l'un des accusateurs de P. Clodius; L. Domitius, dont il prétendit que la maison était celle d'où l'on devait sortir en armes. Il ne me nomma point. Mais il parla d'un consulaire, habile orateur, et voisin du consul, comme lui ayant dit qu'on avait besoin d'un Servilius Ahala ou d'un Brutus; il ajouta à la fin (l'assemblée était déjà dissoute; mais Vatinius l'avait rappelé) qu'il avait entendu dire à Curion que Pison, mon gendre, et M. Latérensis, étaient dans le secret. - Vettius est maintenant devant Crassus Divès, pour le fait de violence. S'il y a condamnation, il offrira de faire des aveux , et, s'il réussit, la justice ne sera pas près d'en finir. Moi, qui me préoccupe assez facilement de tout, je me mets peu en peine de cette affaire. L'opinion se prononce trop hautement en ma faveur. Mais au fond je suis las de la vie; elle est si pleine de misères! Ainsi, grâce à la réponse énergique d'un noble vieillard, de Q. Considius, nous venons, il est vrai, d'échapper à un massacre; mais nous devons être toujours sur le qui-vive; et au premier moment le sang peut couler. Que vous dirai-je? qu'il n'y a rien de plus infortuné que moi, et de plus heureux à mon gré que Catulus, soit par l'éclat de sa vie, soit par l'à-propos de sa mort? Cependant, au milieu de tant de sujets d'affliction, mon âme ne se laisse point abattre, et reste forte. Je ne veux rien négliger pour maintenir la dignité de mon caractère. - Pompée soutient toujours que je n'ai rien à redouter de la part de Clodius, et ses dispositions pour moi éclatent dans tous ses discours. Je suis impatient de prendre vos conseils, de vous confier mes peines, d'épancher dans votre sein toutes mes pensées. Accourez donc sans plus tarder. J'ai chargé Numestius de vous en presser, et je vous le demande ici plus instamment encore. Il me semble que je ne respirerai que quand je vous aurai vu.

51. - A ATTICUS.  Rome, août.

A, II, 25.   Lorsque je vous parle avec éloge d'un de vos amis, c'est avec intention que cela lui revienne. L'autre jour, je vous mandais que j'étais fort content de Varron, et vous m'avez répondu que votre joie en était grande. J'aurais bien mieux aimé que vous lui eussiez fait part de ma lettre : ce n'est pas qu'en réalité je sois enchanté de lui. Mais il aurait pu me donner sujet de l'être. Il s'est arrêté tout court d'une manière incroyable. Vous savez le vers : «Des plis, des replis; puis rien.» Heureusement que je connais le précepte :  «Des caprices des grands, etc.» Par compensation, avec quelle verve, quelle franchise, quel talent, un autre de vos amis, Hortalus (Hortensius), ne m'a-t-il pas loué, en parlant de la préture de Flaccus et de l'époque des Allobroges! Non, ce langage n'à rien de plus affectueux, de plus flatteur, de plus éloquent. Je veux absolument que vous lui reportiez ce que je vous en dis. Mais comment le pourriez-vous, vous déjà sans doute en chemin, peut-être déjà même arrivé? Du moins je m'en flatte, après les vives prières de mes dernières lettres. Je vous attends, je vous appelle, et la situation , les circonstances vous appellent plus encore. Que vous dirais-je sur ce qui se passe? ce que je vous en dis tous les jours. Rien de plus désespéré que la république, rien 63 de plus exécré que les auteurs de nos maux. En ce qui me concerne, l'opinion publique est un rempart qui me met à l'abri, je le pense du moins, je l'espère, et crois en être sûr. Venez donc : ou vous saurez me défendre, ou vous partagerez mon sort. Je serai bref aujourd'hui, parce que j'ai la confiance que, dans peu, nous pourrons parler de vive voix de tout ce que nous avons à nous dire. Avez bien soin de votre santé.

52. - A QUINTUS.  Rome, novembre.

Q. I, 2. — Statius est arrivé le 8 des calendes de novembre, et je regrette sa venue, puisqu'elle vous expose, dites-vous, à être pillé là-bas par vos esclaves. Mais s'il ne fût arrivé qu'avec vous, au lieu de vous devancer, vous auriez été l'objet d'un empressement curieux qu'il vous épargne, et je n'en suis pas fâché. Les propos ont eu leur cours; on a déjà dit : « Je croyais voir un colosse; » et j'aime mieux qu'on l'ait dit en votre absence. — Quant à justifier Statius à mes yeux, ce que vous aviez en vue en me le dépêchant, rien n'était moins nécessaire. Il ne m'a jamais été suspect à moi-même : ce que je vous en ai quelquefois écrit ne venait pas de mon propre fonds. Mais comme notre honneur et môme notre position, à nous hommes publics , repose sur l'opinion qu'où a de nous autant que sur ce que nous sommes, je me suis toujours fait un devoir de vous rapporter tous les propos , sans les juger. Au surplus, dès son arrivée, Statius a su combien on parlait de lui, et combien on en parlait mal ; car il s'est trouvé présent, chez moi, a des plaintes dont il était l'objet ; et il a pu voir que la médisance s'en prenait surtout à lui. Ce qui me faisait le plus de peine, c'était qu'on lui attribuât sur vous un ascendant que ne comportent ni la gravité de votre âge, ni même la dignité du commandement. - Savez-vous bien que c'est a qui me priera de le recommander à Statius? que maintes fois, en me parlant de vous, il lui est échappé à lui-même de ces Indiscrétions : - J'ai dit non; j'ai dit oui; j'ai fait faire; j'ai empêché? .. De bonne foi , sa fidélité , fût-elle à toute épreuve , ce que je veux croire, puisque vous en répondez, votre caractère peut-il ne pas souffrir d'un tel crédit donné à un affranchi, à un esclave? Écoutez ceci : je parle comme je le dois , sans légèreté et sans malice : c'est la conduite de Statius qui a prêté à tout ce que la malignité a répandu sur votre compte. Je reconnais bien que votre sévérité vous a fait d'abord quelques ennemis. Mais depuis que vous avez affranchi Statius , la haine a eu beau jeu. Venons aux lettres dont vous avez chargé Césius à qui, pour le dire en passant, je vois que vous portez intérêt, et qui peut dès lors compter sur moi en toute chose. La première concerne Zeuxis de Blaudus, que je vous recommande bien chaudement, dites- vous, pour un homme convaincu du meurtre de sa mère. Quelques mots sont ici nécessaires sur le fait de Zeuxis et d'autres semblables , pour vous donner la clef de ma condescendance à l'égard des Grecs. Ce sont des gens fort habiles dans l'art d'intéresser à leurs querelles. Ils ont le génie des mensonges. Partant de ce point, toutes les fois que j'ai vu un Grec articuler une plainte contre vous, j'ai cherché tous les moyens possibles de l'apaiser. Ainsi j'ai ramené les Dionysopolitains, qui étaient les plus acharnés. 64  Hermippus est un de leurs principaux citoyens. J'ai su l'attacher' par des paroles bienveillantes, et même par des témoignages d'amitié. J'ai de même comblé de politesses un Héphestus, d'Apamée; un Mégarlste , d'Antandros , le plus inconséquent de tous les hommes; un Nicias, de Smyrne : tous écervelés s'il en fut : et jusqu'à un Nvmplionte, de Colophon. Ce que j'en ai fait , croirez-vous que ce soit par goût pour les individus ou la nation? Je suis excédé, au contraire, de ces esprits versatiles, bas flatteurs, esclaves de leur intérêt, et jamais de leur devoir. Mais pour en revenir à Zeuxis, vous m'aviez informé vous-même de certains propos que lui avait tenus M. Cascellius, et il commençait à les répéter. J'ai voulu y couper court, et lui ai fait des avances d'amitié. Je vous demande maintenant à mou tour quelle rage vous tient, parce que vous avez fait coudre à Smyrne deux Mysiens dans le sac des parricides, de vouloir donner le même spectacle à l'Asie supérieure, et de mettre en jeu tant de ressorts pour faire tomber Zeuxis entre vos mains? Une fois pris et en jugement, je ne dis pas qu'il fallût l'absoudre. Mais le circonvenir! l'attirer, comme vous le dites, par l'appât des caresses ! C'est trop. Songez que, de l'aveu de ses compatriotes et de bien d'autres avec eux, Zeuxis est un personnage noble autant et plus que la ville même qui lui a donné le jour J'ai, dites-vous, une prédilection pour les Grecs. Quoi! et L. Cécilius, qu'est-il donc, je vous prie, lui qui m'a tant coûté a faire revenir? Quel homme ! quel emportement! quelle obstination! Citez-en un seul que je ne vous aie pas ramené, un seul, excepté Tuscénius, chez qui tout retour est impossible. En ce moment encore, j'ai Catiénus sur les bras. Pauvre tête! homme ignoble! Mais il est de rang équestre! Je l'apprivoiserai; j'en réponds. Je ne vous blâme pas delà rigueur que vous montrâtes à son père. Je sais qu'elle était fondée. Mais a quoi bon lui écrire a lui-même, comme vous l'avez fait, « qu'il redresse  de ses mains la croix dont vous l'avez sauvé ;  que vous vous chargez de le faire brûler vif, et que toute la province en battra des mains! » Qu'est-ce encore qu'une lettre de vous à un certain Fabius, que Catiénus fait circuler partout, où vous dites tout net qu'un Lucinius, que vous qualifiez de plagiaire, va levant des tributs avec son louveteau de fils, et ou vous invitez ce Fabius à brûler vifs, s'il se peut, le fils et le père, sinon à vous les expédier pour les faire livrer au feu dans les formes? Cette lettre, si elle est de vous, n'est qu'un badinage entre vous et Fabius. Mais pour les tiers qui peuvent la lire, un tel langage est révoltant. — Si vous vous rappeliez mes recommandations précédentes, vous verriez que, sauf peut-être une observation par-ci par-là sur l'inexactitude de vos dépêches, elles portent toutes sur la violence et l'amertume de votre langage. Mieux vaudrait assurément pour tous deux que vous eussiez cédé un peu plus à mon influence et un peu moins à l'emportement de votre nature, au plaisir de savourer le ressentiment et de répandre l'épigramme et le sarcasme. Croyez-vous que ce soit une petite mortification pour moi d'entendre vanter la réputation de Virgilius et de votre voisin Cn. Octavius? Si vous ne tenez à la supériorité qu'à l'égard de vos voisins d'Asie, qu'a l'égard d'un Cilicien, ou d'un Syrien, certes, l'effort n'est pas grand. Ce qui  64 m'afflige , c'est que ceux que je vous cite ne sont pas meilleurs que vous; mais ils sont plus habiles, et savent se faire bien venir, sans avoir pourtant jamais lu le Cyrus ni l'Agésilas de Xénophon, et sans se douter que ces deux princes, au plus haut degré du pouvoir, ne se permirent jamais un seul mot offensant. Mais c'est revenir sur des exhortations passées, et qui, je le sais, ont eu leur effet sur vous. — Vous en êtes déjà, je le suppose, aux apprêts de votre départ. Eh bien , je vous en conjure, songez à ne laisser après vous qu'une mémoire chérie. Votre successeur est un homme très doux. Sous tout autre rapport, il vous fera regretter. Vous avez été, je vous l'ai dit souvent, trop prodigue de lettres. Supprimez, supprimez, s'il se peut, toutes celles ou vous vous seriez montré injuste, bizarre, en contradiction avec vous-même. Statius m'a dit que les lettres une fois écrites, vous étiez dans l'usage de vous les faire apporter; qu'il les lisait, et vous indiquait ce qu'il y trouvait à reprendre ; mais qu'il n'existait avant lui aucun contrôle. De la ces recueils qu'on a formés de vos lettres pour s'en faire des armes contre vous. — A cet égard, je n'ai plus rien à vous dire. Il est trop tard; et les avertissements , vous le savez , vous sont venus de moi sous toutes les formes. Mais je vous répète ce que j'ai écrit à Théopompe en réponse à ses renseignements sur ce point. Rien n'est plus facile que de charger des amis zélés de retirer toutes ces lettres. D'abord celles ou il y aurait injustice, inconséquence, absence de forme ou de mesure, enfin les lettres blessantes. Que le nombre en soit aussi grand qu'on le dit, c'est ce que je ne saurais croire. Mais si vos occupations vous ont empêche d'y regarder de si près, portez-y maintenant un oeil attentif et sévère. J'en ai lu une qu'on m'a dit de la main de Sylla le nomenclateur. Elle est très blâmable. Il m'en est parvenu quelques autres pleines de lie!. — Mais à propos de vos lettres, au moment même où je trace ces lignes, je reçois la visite de L. Flavius, préteur désigné, et mon grand ami. Il me parle d'une lettre écrite par vous à ses agents, et qui contient une prétention, selon moi, souverainement injuste. Vous leur défendez de toucher à la succession de L. Octavius Nason, dont Flavius est héritier, avant d'avoir payé C. Fundanius. Et vous avez également écrit aux Apollonidiens de ne permettre aucune disposition des biens qui font partie de la succession, qu'au préalable ce payement n'ait eu lieu. C'est a n'y pas croire, tant ce trait déroge à votre prudence ordinaire! Empêcher que l'héritier ne dispose! Mais si la dette est contestée? si, en définitive, elle n'existe pas? Quoi! est-ce que le préteur décide si l'on doit ou non? Direz-vous que j'en veux à Fundanius; que je ne suis pas de ses amis; que , pour lui, je suis impitoyable ? Rien de tout cela, certes. Mais il est des cas ou le droit seul doit parler, où la faveur doit se taire. Flavius ajoute que, dans cette lettre, qu'il dit bien être de vous, vous allez jusqu'à poser à ses agents l'alternative de votre bienveillance ou de votre ressentiment. — Enfin il est outré; il s'est exhalé avec moi en plaintes amères, et m'a prié de vous écrire avec toutes sortes d'instances. .le n'aurais garde d'y manquer. Je vous prie donc et vous conjure de 66  lever votre défense aux agents de Flavius , de ne plus rien enjoindre aux Apollonidiens qui soit à son préjudice; en un mot, de faire tout ce qu'il faut pour que Flavius, c'est-à-dire. Pompée, soit content. Et certes, je ne veux ni vous rendre injuste envers Fundanius, ni trancher de l'officieux. Tout ce que je vous demande , c'est un mot de décision, de lettre, qui reste, et dont Flavius puisse se prévaloir dans cette affaire. Il est bien dur pour un homme si plein d'égards pour moi, jaloux également de ses droits et de sa dignité, de voir manquer à ce point pour lui aux procédés et à la justice. Ses intérêts, si je ne me trompe, vous ont été recommandés par Pompée et par César. Il vous avait écrit lui-même, et, quanta moi, je suis bien sur de l'avoir fait. Enfin, voulez-vous faire quelque chose pour moi? en voilà l'occasion. Si vous m'aimez, n'épargnez jusqu'au bout ni soin ni peines pour nous valoir, à vous comme à moi , la reconnaissance de Flavius. Il n'est rien à quoi je tienne plus. — Ce que vous m'apprenez d'Hermias m'afflige au dernier point. Vous aviez reçu de moi une lettre bien peu fraternelle : ce discours de Diodote, affranchi de Lucullus; cette convention qui venait de m'être révélée : tout cela m'avait mis hors de moi. C'est sous cette impression que j'ai écrit ce que j'aurais bien voulu n'avoir pas écrit. Non, ce n'est pas le style d'un frère; mais, en bon frère, vous me pardonnerez. — L'amitié que vous témoignent Censorinus , Antoine , Cassius, Scévola , me cause bien de la joie. Du reste, il y a dans votre lettre des exclamations bien solennelles. Mourir dans le devoir; on ne meurt qu'une fois. Voilà qui est trop fort. Mes reproches étaient tout d'amitié; j'y reviens trop souvent peut-être. Mais au fond , ils sont si peu sérieux , si légers! Pour mon compte , si nous n'avions beaucoup d'ennemis, je ne verrais rien à reprendre dans une vie aussi pure que la vôtre. Si je vous régente , si je vous gronde , c'est chez moi excès de sollicitude. Ainsi je suis fait, ainsi je resterai ,ainsi je vous exhorterai toujours. — Hyphéménus s'adresse a moi pour que vous ne vous opposiez point a la réalisation du fonds décrété. pour la statue de Q. Publicinus. Et moi je vous recommande de ne rien faire qui puisse entraver ou diminuer d'importance cette manifestation en l'honneur d'un homme de tant de mérite, et qui nous est si cher a tous deux. Ce n'est pas tout. Licinius, esclave de notre ami le tragédien Ésopus, s'est échappé. Il s'est réfugié d'abord à Athènes chez Patron l'épicurien, se donnant pour homme libre. De la il est passé en Asie. Un certain Platon, de Sardes, épicurien aussi, qui vient souvent à Athènes, et qui s'y trouvait précisément a la même époque que Licinius, l"a reconnu pour le fugitif, sur les indications d'une lettre d'Esopus. Il l'a fait arrêter, et mettre à Éphèse en lieu de sûreté. Est-il en prison, est-il à la meule? C'est ce que la lettre n'explique point. Tâchez, je vous prie, de découvrir notre homme, puisqu'il est à Éphèse; et prenez toutes les précautions nécessaires pour assurer sa réintégration, dussiez-vous vous en charger en personne. Ne considérez pas ce qu'il peut valoir. Très peu de chose. Rien peut-être. Mais Ésopus est exaspéré de l'audace et de la fourberie de ce drôle ; et si vous pouvez le faire saisir et le lui rendre , vous l'obli- 67 gérez sensiblement. — J'arrive à ce qui vous touche le plus: La république est perdue sans retour. Figurez-vous que le jeune Caton, tête inconsidérée , sans doute , mais qui n'en est pas moins un citoyen romain , et qui s'appelle Caton, a failli ne pas descendre vivant de la tribune. Il voulait accuser de brigue Gabinius. N'e pouvant approcher des préteurs, qui depuis quelques jours se sont rendus invisibles, il s'est mis à haranguer le peuple; et le voila qui s'avise d'appeler Pompée dictateur. Peu s'en est fallu qu'on ne l'ait mis en pièces. Vous pouvez juger par là de notre position tout entière. — Ma cause , cependant, ne parait pas devoir manquer d'appuis. C'est merveille de voir les protestations, les offres, les promesses : aussi l'espérance me revient, et avec elle, le courage. Je me flatte que nous aurons le dessus. Ma confiance va si loin, que, dans la situation présente, je ne crains rien des événements. C'est là qu'en sont les choses. Vienne l'accusation de Clodius, l'Italie se lèvera en masse, et j'en sortirai plus glorieux que jamais. S'il ose en appeler à la violence , je trouverai dans le zèle de mes amis, dans le concours même des étrangers, de quoi repousser la force par la force. C'est à qui engagera pour moi sa personne, ses enfants, ses amis, ses clients, ses affranchis, ses esclaves, sa fortune enfin. La vieille phalange des honnêtes gens est tout affection , tout ardeur : on compte même des malveillants ou des tièdes qui viennent, en haine de ces nouveaux rois, se rallier aux bons. Pompée n'épargne pas les promesses; ni César non plus. Je me fie bien à eux ; mais sans en prendre une précaution de moins. Les tribuns désignés sont mes amis. Les consuls se montrent au mieux. Les préteurs Domitius, Nigidius, Memmius, Lentulus; tous hommes à moi et patriotes zélés : beaucoup d'autres sont excellents aussi ; mais ceux-là sont hors de ligne. Ayez donc courage et confiance. Je ferai en sorte de vous tenir jour par jour au courant de ce qui se passera.

AN DE R. 696. — AV. J. C. 58. — A. DE C. 50.

L. Calpurnius Pison Césoninus, A. Gabinius, Consuls.

53. — A ATTICUS. Vibone, pays des Bruttiens, avril.

A. III, 3.  Fasse le ciel que j'aie à vous remercier un jour de m'avoir forcé de vivre! Mais jusqu'ici j'ai cruellement à m'en repentir. Je vous en conjure, venez en hâte me rejoindre à Vibonè, ou m'a conduit un changement de direction indispensable. Venez; nous réglerons ensemble mon itinéraire et ma retraite. Si vous ne veniez pas , j'en serais surpris. Mais vous viendrez , j'en suis sûr.

54. — A ATTICUS. Des côtes de Lucanie, 8 avril.

A. III, 2. Cette direction était forcée. Il n'y a pas d'asile ou je puisse être plus longtemps en sûreté que chez Sica,en attendant qu'on ait modifié les termes du décret. J'ai réfléchi d'ailleurs que, si vous veniez, il serait facile de regagner Brindes, tandis que, sans vous, il n'y a pas moyen de prendre cette route, à cause d'Autronius. Je vous le répète , venez pour que nous puissions examiner ensemble ma position sous toutes ses faces. C'est un voyage pénible; mais tout est peine dans une grande infortune. Il m'est impos- 68 sible d'écrire davantage , tant je me sens frappé et abattu. Ayez soin de votre santé.

55. — A ATTICUS. Allant à Brindes, avril.

A. III, 4. Accusez mon misérable destin, mais ne me reprochez pas d'inconséquence, si j"ai subitement quitté Vil)one, où je vous avais donné rendez-vous. On m'a apporté le décret fatal. L'adoucissement qu'on m'avait fait espérer consiste en ce qu'on me tient éloigné à un rayon de quatre cents milles. Ne pouvant dès lors aller où je projetais, j'ai tourné brusquement vers Brindes, sans attendre la publication du décret. Je ne voulais pas perdre Sica, qui m'avait donné retraite; et d'ailleurs le séjour de Malte ne m'est pas même permis. — Hâtez-vous; vous pourrez me rejoindre , si toutefois on me reçoit quelque part. Je n'ai trouvé jusqu'ici que de bonnes dispositions; mais je crains la suite. Ah ! mon cher Attieus, que je me repens de vivre ! C'est vous surtout qui m'y avez déterminé. Nous en parlerons. Je vous demande seulement de venir.

56. — A ATTICUS. En chemin, avril.

A. III, 1. Je vous ai toujours regardé comme m'étant nécessaire; mais aujourd'hui que j'ai lu le décret de mon exil , et qu'il me faut arrêter un itinéraire, combien je vous désire plus encore ! Si je passais par l'Épire en quittant l'Italie, j'aurais pour me soutenir votre crédit et celui de vos amis. Si je prenais un autre parti , vos conseils me décideraient, et j'agirais avec confiance. Je vous en supplie donc, faites vos dispositions et arrivez au plus vite. Vous le pouvez d'autant mieux, que la loi sur le gouvernement de la Macédoine est promulguée. J'en dirais sur moi davantage, si pour un ami comme vous les faits ne parlaient assez haut.

57. — A  ATTICUS. Thurium, 6 avril.

A. III, 5. Térentia a sans cesse de nouvelles grâces à vous rendre. Je suis pénétré de gratitude. Moi, je traîne la plus misérable vie. Un chagrin profond me consume. Que vous écrire? je n'en sais rien. Si vous n'avez pas encore quitté Rome , plus de possibilité de nous rejoindre en route. Si vous êtes parti, nous serons bientôt ensemble, et nous verrons tous deux ce que je dois faire. Je vous demande une seule chose : vous m'avez toujours aimé , conservez-moi votre amitié, car je suis toujours le même. Mes ennemis m'ont tout arraché, mais ils n'ont pu m'arracher le coeur. Ayez soin de votre santé.

58. — A ATTICUS. Pays de Tarente. 18 avril.

A. III, 6. J'avais compté que je vous verrais à Tarente ou à Blindes, et j'y tenais pour bien des raisons. Nous nous serions arrêtés en Épire, et j'aurais pu délibérer avec vous à loisir sur tout le reste. Les dieux ne l'ont pas voulu. Ce n'est qu'un malheur de plus, ajouté à tous les malheurs qui m'accablent. Je me rends en Asie, probablement à Cyzique. Je vous recommande tous les miens. Pour moi , je traîne avec peine ma misérable existence.

59. — A TERENTIA, A SON FILS ET A SA FILLE. Brindes, 30 avril.

F. XIV 4. Je vous écris le moins possible. Pour moi , la douleur est de tous les moments. Mais quand je vous écris, quand je lis vos lettres, je fonds en larmes , et je n"y tiens plus. Ah ! que n'ai-je eu moins d'attachement à la vie! Je ne saurais pas aujourd'hui, ou je saurais bien peu ce que c'est que le malheur. Mais enfin si le sort  veut que je retrouve un jour quelque chose de ce que j'ai perdu , ma faute sera moins regrettable. Si, au contraire, il ne doit pas y avoir de terme à mes maux, je n'ai plus qu'un voeu a former, c'est de vous voir accourir auprès de moi, vous l'amour de ma vie, et de mourir dans vos bras, puisque ni les dieux que vous honoriez si pieusement , ni les hommes auxquels j'avais dévoué mesjours, ne nous en tiennent aucun compte. — J'ai passé treize jours à Brindes chez M. Lénius Fiaccus, homme excellent, qui n'a pas craint d'exposer pour moi sa fortune et sa tête. Les peines portées par une loi de haine ne l'ont pas empêché de me rendre tous les devoirs d'un hôte et d'un ami. Fassent les dieux que je puisse lui en témoigner ma gratitude ! mon coeur du moins en gardera éternellement le souvenir. — Je quitte Brindes cinq jours avant les kalendes de mai. Je me rends à Cyzique par la Macédoine. Que je suis malheureux ! comme tout m'accable ! Irai-je maintenant vous prier de venir, vous femme et  malade, vous épuisée par toutes les peines du corps et de l'âme? Ou bien faudra-t-il me priver de vous? Voici, je crois le parti à prendre. S'il y a pour moi quelque espoir de rappel , employez tous vos soins pour changer cet espoir en certitude.Si , comme je le crains , c'en est fait de nos espérances, venez! à quelque prix que ce soit, venez ! et soyez sûre que si je vous vois je ne me croirai pas tout à fait perdu! Mais que deviendra , notre chère petite Tullie? Songez-}y, vous. Moi, je suis incapable de vous donner un conseil. Seulement, de quelque manière que les choses tournent, n'oublions pas ce qu'exigent pour cette pauvre enfant son titre d'épouse et son honneur. Et mon pauvre Cicéron, ou est-il ! ah! qu'il vienne sur mon sein ; que je le presse dans mes bras ! qu'il y reste toujours! Je ne saurais poursuivre. La douleur me suffoque. Et vous, que devenez-vous? quelles sont vos ressources? avez-vous tout perdu?— J'espère avec vous que Pison nous restera fidèle. Cette affaire d'esclaves affranchis n'a rien qui doive vous tourmenter. D'abord vous aviez promis aux vôtres d'agir envers eux selon leur mérite. Orphée est encore à son poste. C'est à peu près le seul. A l'égard des autres , dans le cas où nos affaires iraient tout a fait mal , on ne leur refuserait pas sans doute d'être nos affranchis. Autrement ils continueraient de nous appartenir et de nous servir, à l'exception d'un bien petit nombre. Mais tout cela est d'une importance secondaire. -— Vous m'exhortez à élever mon âme et à prendre confiance dans l'avenir. Je le veux bien; mais donnez-moi donc des motifs d'espérer, Hélas ! à présent quand recevrai-je de vos lettres? qui me les portera? Je les aurais attendues à Brindes, si les marins l'eussent permis; mais ils ont craint dé manquer la saison. Que vous dirai-je, ma chère Térentia? Prenez de vous le plus de soin possible. Nous avons vécu avec honneur. Nous avons eu notre beau moment. Notre vertu nous a nui plus que nos fautes. Notre unique tort est de n'avoir pas quitté la vie en perdant ce qui la rendait honorable; mais si pour nos enfants il vaut mieux que je vive encore quelque insupportables 70  que soient mes maux, je saurai les supporter. Hélas ! je vous adresse des consolations, et je ne puis m'en donner à moi-même. — Clodius Philétérus est un homme fidèle que je vous renvoie parce qu'il est incommodé d'un mal d'yeux. Sallustius est d'un zèle qui n'a pas d'égal. Pescennius m'est très affectionné, et j'espère qu'il sera plein d'attention pour vous; Sicca devait me suivre, mais il m'a quitté à Brindes. Veillez autant que possible a voire santé, et songez toujours que je suis bien plus touché de vos peines que des miennes. Chère Térentia , la meilleure et la plus dévouée des femmes; et toi, bien-aimée Tullie ; et toi, toute mon espérance, ô mon cher Cicéron, bonne santé!

60. — A ATTICUS. Brindes, 30 avril.

A.III, 7. Je suis arrivé à Brindes le 14 des kalendes de mai. .J'y reçus , ce jour-là même , par vos esclaves, une première lettre, et trois jours après, une seconde. Vous m'engagez à me rendre en Épire, et vous m'y offrez votre maison. Cette bonté me touche, quoiqu'elle ne me soit pas nouvelle , et l'offre serait de mon goût , si je pouvais passer en Épire tout le temps de mon exil. Le grand monde m'est odieux. Je fuis les hommes ; à peine puis-je supporter la lumière du jour. Aussi la solitude, surtout dans un lieu qui m'est cher, serait pour moi sans amertume. Mais d'abord c'est un détour; puis j'ai à craindre Autronius et les autres conjurés; enfin , vous n'y êtes point. Comme séjour, une maison en état de défense me conviendrait. Comme lieu de passage , elle n'est point nécessaire. Si j'osais, j'irais à Athènes : c'était mon voeu. Mais j'y trouverais des ennemis; et je ne vous ai point avec moi. De plus, on dira, je dois le prévoir, qu'Athènes n'est pas à une distance suffisante de l'Italie. Enfin, vous ne me mandez point quel jour je puis espérer de vous voir. — Vous m'exhortez à vivre. Sans doute vos exhortations réussissent a arrêter mon bras, mais elles ne peuvent m'ôter la regret de ma résignation et mou dégoût de la vie. Que me reste-t-il, hélas! si j'ai perdu même l'espoir que j'avais en partant'? Mais je ne reviendrai pas sur la longue suite de maux où m'ont plonge l'iniquité la plus basse , et la haine de mes envieux , plus encore que de mes ennemis. Ce serait aigrir mon mal , et vous faire partager mes douleurs. Sachez seulement que jamais semblables calamités n'accablèrent un homme; et que jamais la mort ne fut pour personne un bien plus désirable que pour moi. Il y eut un temps où je pouvais y recourir avec honneur. Ce temps est passé. Les jours qui s'écoulent ne m'apportent plus de remède. Ils ne font que rapprocher le terme de mes malheurs. — Je vois avec quelle attention vous énumérez tous les indices qui pourraient autoriser l'espoir d'un changement dans la situation. Ces indices sont bien faibles. Mais enfin vous le voulez, je les accepte. Du reste, si vous faites diligence, vous pouvez encore me rejoindre ; ou je me dirigerai vers l'Épire, ou j'irai lentement par la Candavie. Ce n'est pas inconséquence, si je reste dans l'indécision quant à l'Épire. C'est que je ne sais pas encore où je rencontrerai mon frère. Hélas! que sera cette entrevue, et où la séparation se fera-t-elle? Nous séparer, c'est là le plus grand et le 71 plus cruel de mes maux. Je vous écrirais plus souvent et plus au long, si le chagrin n'absorbait toutes les facultés de mon esprit, et ne me rendait particulièrement incapable d'écrire. — Je vous attends avec impatience. Adieu.

61. — A ATTICUS. Thessalonique, 29 mai.

A. III, 8. En partant de Brindes, je vous ai mandé les motifs qui m'empêchaient d'aller en Épire. L'Achaïe, qui y touche, est pleine de mes ennemis les plus acharnes , et les passages pour en sortir sont rudes et difficiles. Un autre motif, c'est qu'en arrivant à Dyrrachium , j'ai reçu deux avis : opposés l'un m'annonçant que mon frère s'embarquait à Éphèse pour Athènes; l'autre, qu'il prenait la route de terre par la Macédoine. J'ai envoyé un exprès à Athènes pour l'engager à venir à Thessalonique, où je me dirigeais moi-même, et où je suis arrivé le 10 des kalendes de juin. Depuis, je n'ai pu rien savoir de mou frère, si ce n'est qu'il a quitté Éphèse il y a quelques jours. — Maintenant, que se prépare-t-il encore? Ma perplexité est grande. Vous m'avez annoncé, dans une de vos lettres, que, d'après les nouvelles qu'on vous avait données le jour des ides de mai , on mettait beaucoup d'acharnement à le poursuivre. Suivant une autre lettre de vous, les esprits se calmaient. Malheureusement cette dernière est antérieure en date à la précédente ; el c'est ce qui redouble mes inquiétudes. Avec ce que j'ai déjà de peines qui me déchirent sans relâche , ce nouveau chagrin va m'achever. Les traversées ont été très difficiles; et peut-être mon frère, ne sachant ou j'étais , aura pris une fausse direction. Son affranchi, Phaéthon, ne l'a point vu. Éloigné de lui et jeté par les vents sur la côte de Macédoine, il est accouru à Pella, ou jetais. Je vois que je ne suis pas à la fin de mes malheurs. Que vous dire? Je crains tout. Il n'y a pas apparemment de calamité qui doive manquer a mon triste destin. Accablé déjà de tant de tourments et de maux, me voilà de plus avec un doute affreux arrêté à Thessalonique, n'osant rien décider. — J'en viens aux divers articles de votre lettre. Je n'ai point vu Tryphon Cécilius. J'apprends par vous votre conversation avec Pompée. Rien, selon moi, n'indique dans les affaires le changement prochain auquel vous semblez croire, et dont vous voulez du moins flatter ma douleur. L'enlèvement de Tigrane, resté sans suite, ne laisse plus jour à l'espoir. Vous voulez que j'adresse un remercîment a Varron, je le ferai ; à Hypsius, je le ferai également. Vous me conseillez de ne pas m'éloigner davantage avant de savoir ce qui se passera dans le mois de mai. Oui, je sens que je dois attendre. Mais ou? Je ne sais encore. Dans mon anxiété pour Quintus, je ne saurais me décider a rien. Dès que j'aurai pris une résolution, je vous la dirai. — Vous ne jugerez que trop de l'agitation de mon âme, a l'incohérence de cette lettre. Mais quoique mes maux ne puissent être ni plus grands, ni plus inouïs, j'en souffre moins pourtant que de la faute qui les a causés. Vous voyez aujourd'hui la main perfide qui ma poussé dans le précipice. Plût aux dieux que vous l'eussiez connue plutôt, et que la douleur ne vous eut pas alors ôté, comme à moi, toute présence d'esprit ! Quand on vous parlera de la tristesse qui m'accable et me consume, souvenez-vous que mon plus grand supplice n'est pas d'avoir été frappé, mais de l'avoir été par mon 72 aveuglement, et pour avoir eu foi à un homme que je ne pouvais croire aussi scélérat. Le retour sur mes malheurs , et mes inquiétudes sur Quintus, m'empêchent de continuer. C'est à vous de voir ce qu'il y a à faire, et d'agir pour le mieux, Térentia a toujours de nouvelles actions de grâces a vous rendre. Je vous envoie une copie de ma lettre à Pompée.

62. - A  ATTICUS. Thesalonique, 13 juin.

A. III, 9. Mon frère a quitté l'Asie avant les kalendes de mai , et il est arrivé a Athènes aux Ides. Il a dû faire diligence pour prévenir les attaques de ceux dont mes malheurs n'ont peut-être pas encore assouvi la haine. J'ai mieux aimé me priver de le voir, et ne pas retarder son arrivée à Rome. Et puis (je vous ouvre mon coeur tout entier, et vous allez juger de l'excès de mes maux ), je n'aurais pu prendre sur moi, dans l'état ou je suis, de voir un frère si tendre et si sensible; je n'aurais pas eu le courage de lui montrer mes misères et mon abaissement, de repaître ses jeux de ce triste spectacle. Enfin , et ce n'est pas la une vaine crainte, peut-être ne lui aurait-il pas été possible de se séparer de moi. Je voyais toujours le moment fatal ou il lui eût fallu renvoyer ses licteurs , ou se faire arracher par force de mes bras. Cette cruelle épreuve nous a été épargnée, mais c'est au prix d'une privation non moins cruelle, Voila où vous m'avez réduit , vous tous qui m'avez persuadé de vivre : je subis la peine de ma faiblesse.— Quoique vos lettres me soutiennent, je ne me fais pas illusion sur la portée réelle de vos espérances. J'ai trouvé toutefois quelque soulagement dans vos paroles, avant d'arriver à ce passage ou vous dites , après avoir parlé de Pompée : " Gagnez Hortensius et tous les personnages de cette nuance. " De par tous les dieux ! mon cher Atticus , ne voyez- vous pas encore d'où sont parties les manoeuvres, les intrigues et les infamies qui ont causé ma perte"? Mais ce sont des choses a traiter de vive voix. Je vous dis seulement, et vous le savez bien, ce ne sont pas mes ennemis qui m'ont perdu, ce sont mes envieux. Quoi qu'il en soit , si vous ne vous abusez point, je me résigne ; et puisque vous l'ordonnez, j'embrasse aussi l'espérance. Mais si , comme je crains, cette espérance est vaine, il faudra bien en venir, vaille que vaille, à ce qu'on n'a pas permis que je fisse à propos. — Terentia me parle dans toutes ses lettres de sa reconnaissance. C'est encore un de mes tourments, que l'affaire de mon malheureux frère. Je ne saurais me décider à rien que je ne sache ce qu'il en adviendra. J'attendrai donc à Thessalonique l'offre des bonnes intentions de vos gens et l'arrivée de vos lettres. S'il y a du nouveau, je verrai ce qu'il faudra faire. Si vous avez quitte Rome aux kalendes de juin, comme vous me l'avez écrit, vous devez être près d'arriver. Je vous ai envoyé une copie de ma lettre à Pompée.

63. — A QUINTUS. Thessalonique, 13 juin.

Q. 1, 3. Mon frère, mon frère, mon frère ! quoi î parce que je vous envoie des esclaves sans lettres, vous me croyez fâché ; vous croyez que je ne veux plus vous voir? Moi, fâché? fâché contre vous? Cela est-il possible? Apparemment, vous êtes l'auteur de mes maux ; vos ennemis et vos envieux m'ont perdu , et ce n'est pas moi-même qui suis 73 la déplorable cause de votre ruine. Mon consulat tant vanté m'aura privé de mon frère, de mes enfants, de ma patrie , de ma fortune! Encore s'il ne vous avait enlevé que moi seul! De vous, je n'eus jamais que procédés délicats et touchants. Que me devez-vous, au contraire? Le douloureux spectacle de mes calamités , des appréhensions personnelles, le dépit, le chagrin, l'abandon. Et je ne voudrais pas vous voir! Ah! ne vous y trompez pas ; c'est moi qui ne veux point que vous me voyiez; car vous ne reconnaîtriez pas votre frère, ce frère que vous aviez laissé à Rome , et que vous connaissiez ; ce frère qui pleurait en vous quittant, et que vous avez quitté en pleurant vous-même. De ce frère il ne reste rien , pas même le simulacre; vous diriez d'un mort qui respire. Ah! que ne suis-je mort en effet ! mort sous vos yeux , ou du moins un moment après notre séparation ! Ah! que n'ai-je su, le premier au tombeau, vous léguer aussi ma gloire intacte et pure ! — J'en prends à témoin tous les dieux ; un mot seul m'arrêta : votre existence , me disait-on de toutes parts , était en partie attachée à ma propre existence. Voilà ma faute, voilà mon crime! Si mon bras eût frappé, ma mort eût proclamé mon dévouement et ma tendresse. Mais je vis, et vous ne m'avez plus ! Je vis, et il vous faut en implorer d'autres! Et ma voix, si souvent protectrice d'intérêts étrangers, sera muette pour votre défense. Tout cela est mon ouvrage. Vous le voyez, si ces esclaves sont venus sans vous apporter de lettres, ce n'est pas colère de ma part. Non. C'était abattement , impuissance de faire trêve à ma douleur et a mes larmes. — Cette lettre même, de combien de pleurs ne l'ai-je pas mouillée? j'en verse autant à l'écrire que vous en répandrez vous-même en la lisant. Puis-je éloigner toujours ma pensée de vous, et puis-je penser à vous sans larmes? Et quand je soupire après vous, n'est-ce que le frère que je regrette? C'est la douce tendresse d'un ami, c'est la déférence d'un fils, c'est la sagesse d'un père. Quels plaisirs avons-nous jamais goûtés , moi sans vous, vous sans moi? Mais n'ai-je pas ma fille aussi, que je pleure en même temps que vous? Que de piété, que de douceur, que d'esprit! c'est l'image de son père, mes traits, ma voix, mon âme! N'ai-je pas mon fils, le plus beau des enfants et mes plus chères amours ; mon fils, que j'ai eu la barbarie de repousser de mes bras; pauvre enfant, qui s'est montré plus pénétrant que je n'eusse voulu, et qui semblait déjà comprendre ces scènes de douleur! N'ai-je pas votre fils encore, toute votre image parlante, votre fils, que mon cher Cicéron aime comme un frère, et respecte comme un aîné? N'ai-je pas enfin la plus malheureuse des femmes et la plus fidèle des épouses, à qui il m'a fallu défendre de me suivre, afin que quelqu'un soit là pour veiller sur les débris de notre fortune, et prendre soin de nos enfants! — Cependant je vous ai écrit comme je suis capable d'écrire, et j'ai donné une lettre pour vous à Philogonus, votre affranchi. Elle est en ce moment dans vos mains, je le suppose. Je vous y renouvelle le conseil et la prière que je vous ai déjà adressés de vive voix par mes esclaves, de ne pas perdre un moment et d'arriver à Rome en toute hâte. J'y désire d'abord votre présence comme sauvegarde, s'il est encore des ennemis dont nos malheurs n'aient pas assouvi la cruauté. Et puis , j'ai redouté une entrevue trop douloureuse. La séparation aurait été au-dessus de mes forces. Vous- 74 même, ainsi que vous m'en exprimiez la crainte, peut-être n'auriez-vous pas pu vous arracher de mes bras. Voilà pourquoi le malheur de ne pas se voir, voilà pourquoi ce qu'il y a de plus pénible et de plus cruel pour des frères qui s'aiment et qui sont unis, m'a paru moins cruel el moins déchirant encore qu'une entrevue , sous de tels auspices, et surtout qu'une séparation. — Si vous vous sentez un courage que je n'ai pas, moi, que vous avez toujours cru si fort, armez-vous de fermeté et de résolution pour les assauts que vous pouvez avoir a soutenir. S'il m'est permis d'exprimer une espérance, j'espère que l'intégrité de vos moeurs, que l'affection des citoyens, peut-être aussi la pitié que j'inspire, seront comme une sauvegarde pour vous, si nul danger ne vous menace. Eh bien, agissez pour moi dans la mesure que vous jugerez convenable. De tous côtés, je reçois des lettres et des détails encourageants. Je ne saurais partager cette confiance, quand je vois que mes ennemis sont si puissants encore, et que parmi mes amis les uns m'ont abandonné, les autres, trahi, et que tous peut-être redoutent mon retour comme un reproche de leur indigne conduite. Sondez soigneusement, je vous prie , les dispositions de tout ce monde, et me les exposez sans détour. Tant qu'il vous sera nécessaire que je vive, tant qu'il y aura péril pour vous, je vivrai. Ce temps passé, il faut que je sorte de cette vie. Il n'y a ni raison, ni philosophie à l'épreuve de pareils maux. — Il y eut un moment, je le sais, ou je pouvais mourir plus dignement et plus utilement à la fois : j'ai fait cette faute et bien d'autres. Mais point de retour sur le passé. Je ne ferais qu'augmenter votre douleur et mettre en évidence mon aveuglement.  La faute, qu'il ne faut du moins pas faire aujourd'hui , et qui ne sera point faite, c'est de supporter la misère et la honte de cette vie au delà du temps que je dois à vos intérêts et à des espérances fondées. Naguère le plus heureux des hommes par mon frère, mes enfants, mon épouse, mes richesses et l'origine même de mes biens; naguère l'égal de tout ce qu'il y eut jamais de plus grand en fait d'honneurs, de crédit, d'estime , de faveur : aujourd'hui tombé dans le dernier degré de la misère et de la ruine , je dois mettre un terme aux larmes que je ne cesse de verser sur moi-même et sur tous les miens. ~- Mais pourquoi me parlez-vous d'un échange, je vous prie? Est-ce que ce n'est pas à vos dépens que je me soutiens? Hélas! en cela même, je vois et je sens combien je suis coupable, puisqu'il vous faut prendre le plus pur de votre sang et le plus clair de la fortune de votre fils, pour satisfaire aux exigences de vos créanciers. Et moi , j'ai vainement dissipé l'argent que le trésor de la république m'a compté en votre nom. Toutefois, il a été payé à M. Antoine et a Cépion tout ce que vous aviez écrit de leur payer. Avec les projets que je médite, ce que j'ai suffit. Soit que ma fortune se relève, soit qu'il faille en désespérer, Cicéron n'aura rien de plus à demander. S'il vous survenait quelque embarras , je suis d'avis que vous vous adressiez à Crassus et à Calidius. — Je ne sais jusqu'à quel point on peut compter sur Hortensius. Avec tous ses faux-semblants d'amitié, avec cette cour assidue qu'il me faisait, il ne s'en est pas moins conduit en\ers moi de la manière la plus odieuse et la plus perfide. J'en 75 dis autant d'Ariius. C'est pour m'être laissé diriger, abuser, dominer par eux que je suis au fond de l'abîme. Mais gardez celte confidence pour vous seul , de peur de nous créer des obstacles. Cela mérite attention, et je vais jusqu'à regarder comme nécessaire d'employer Atticus à vous rendre Hortensius favorable. Il faut empêcher que la malignité ne vous fasse encore application de ce vers qu'on fil circuler contre vous à propos de la loi Aurélia, lorsque vous sollicitiez l'édilité. Car ce que je crains par-dessus tout, c'est de voir la haine se déchaîner contre vous avec violence, lorsqu'elle reconnaîtra quel intérêt vous pouvez, si on vous épargne, exciter pour moi par vos prières. — Je crois que Messala vous est dévoué ; je suppose que Pompée voudra le paraître. Mais puissiez-vous n'avoir point à les éprouver! C'est une grâce que je demanderais aux dieux s'ils n'étaient devenus sourds à mes prières. Je les supplie de se contenter du moins des maux infinis que déjà nous avons soufferts. Ces maux n'entraînent pas avec eux l'opprobre du crime. Mais ce qui déchire l'âme, c'est de penser que les actions les plus glorieuses sont presque la seule cause de mes persécutions. — Ai-je besoin, mon frère, de vous recommander ma fille, qui est aussi la vôtre, et Cicéron, notre bien-aimé à tous deux? Hélas! ma peine est de vous savoir affligé non moins que moi-même du tableau de leur abandon. Mais tant que vous vivez, ils ne sont pas orphelins. Quant à mon rétablissement, à l'espoir de mourir dans ma patrie, a tout le reste, mes larmes ne me permettent pas d'écrire. Veillez aussi sur Térentia , je vous prie , et tenez-moi au courant de toute chose. Enfin, mon cher frère, ayez du courage, autant du moins que vous le pouvez dans votre situation.

64. — A  ATTICUS. Thessalonique, 18 juin.

A. III 10. Votre lettre m'apprend ce qui s'est passé jusqu'au 8 des calendes de juin. Suivant votre conseil, j'attendrai les nouvelles subséquentes à Thessalonique ; il me sera plus facile ensuite de déterminer le lieu de ma retraite. S'il y a du changement, si l'on fait quelque chose pour moi, si j'entrevois enfin quelque espérance, ou je demeurerai ici, ou je me rendrai chez vous comme vous voulez bien m'y engager. Mais si toute lueur s'évanouit, je saurai ce que je dois faire. — Jusqu'ici, rien, absolument rien, dans tout ce qu'on me mande, si ce n'est la division de mes ennemis; mais ils seront divisés surtout plutôt que de l'être à mon sujet, et je ne vois point ce que j'y puis gagner. Néanmoins vous voulez que j'espère, et je vous obéis. Mais puisque vous revenez si souvent, et d'une manière si vive, sur vos reproches, et que vous m'accusez de faiblesse, je vous prie de me dire s'il y a des maux, quelque grands qu'ils soient, que mon malheur n'embrasse? qui jamais tomba de si haut, pour une si noble cause, avec plus de ressources personnelles dans son talent, son expérience et son crédit, défendu par une plus forte ligue de tous les gens de bien? Puis-je oublier ce que je fus? ne pas sentir ce que je suis? quels honneurs j'ai perdus? quelle gloire? quelle famille ?quels avantages de fortune? quel frère? Et ce frère, par un malheur inouï qui m'était réservé, ce frère que j'aime, que j'ai toujours aimé plus que moi-même , il m'a fallu éviter de le voir, ou pour ne pas être témoin , moi, de son deuil et de sa misère, ou pour lui épargner, à lui, qui m'avait laissé au comble de la fortune, le tableau de ma ruine et de mes douleurs! Je passe sur mille pointes cruelles. Les larmes me suffoquent. Enfin, de quoi m'accuse-t-on? 78  De me plaindre, ou de n'avoir pas su tout conserver. Et je le pouvais facilement, sans les conseils de ruine ourdis contre moi dans ma propre demeure. Je pouvais du moins ne perdre tout qu'avec la vie. — Si je vous ouvre ainsi mon coeur, c'est pour obtenir de vous des paroles consolantes, comme vous savez m'en écrire , et non pour vous donner droit de m'adresser des duretés ou des reproches L'accablement ou je suis m'empêche d'en dire davantage; d'ailleurs je n'ai point de nouvelles, et j'en attends de vous. A l'arrivée des courriers , je vous ferai part de ce que j'aurai résolu. Continuez, je vous prie, de me donner tous les détails des événements, et ne me laissez rien ignorer.

65. — A ATTICUS. Thessalonique, 19 août.

A. III, 11. Ce que vous m'avez écrit, ce que les messagers m'ont dit sur des garanties qui ne sont pas des meilleures, il est vrai; l'attente où je suis de vos nouvelles, et votre volonté, me retiennent toujours à Thessalonique. Si je reçois la lettre sur laquelle je compte, si les bruits qui m'ont apporté ici quelque espérance se confirment, je me rendrai chez vous. S'ils ne se confirment point, je vous manderai mes résolutions. — Pour vous, mon cher A\tticus, employez en ma faveur, comme déjà vous l'avez fait, démarches, conseils, influence. Mais trêve de consolations ; faites-moi grâce de vos reproches. Car je me demande alors où est votre affection, où est votre sympathie , à vous que je crois cependant touché de mes disgrâces , à vous à qui je crois des consolations non moins nécessaires qu'à moi-même? — Prêtez secours à ce pauvre Quintus, le meilleur, le plus tendre des frères; et donnez-moi des nouvelles. Mais que je puisse y compter.

66. — A ATTICUS, Thessalonique, 17 juillet.

A. III, 12. Vous argumentez fort bien sur ce qu'il faut espérer, surtout de la part du sénat; vous annoncez qu'on s'occupe de la clause qui défend de rien proposer qui me concerne, et qui tient les bouches fermées. Vous arrivez ensuite à des reproches sur ma tristesse; mais si je suis triste, c'est que personne n'eut jamais plus sujet de l'être; et vous ne le pouvez nier. Vous attachez une espérance aux comices. Comment? .Avec le même tribun et un consul désigné , qui est mon ennemi? — Je suis consterné de ce discours qui se répand. Oui, parez le coup, s'il est possible; je l'ai fait dans un mouvement de colère; j'avais été provoque; mais je l'avais supprimé avec tant de soin , que je ne croyais pas qu'il en restât une seule copie. Je ne sais comment on est parvenu à se le procurer: mais comme il se trouve que je n'ai jamais eu un mot avec cet homme, et comme l'écrit est d'une négligence de style qui ne m'est pas ordinaire, je crois qu'il sera facile de le désavouer. Je vous recommande ce soin, si d'ailleurs ma position n'est pas sans remède. Sinon, je n'y tiens pas. — Je suis toujours ici, languissant, incapable de parler, de penser. Quoique je vous aie témoigné le désir de vous voir à Dodone, je n'en parle plus; je comprends que vous m'êtes utile là-bas, et qu'ici vous n'auriez pas même un mot consolant à me dire. Je n'ai pas la force de continuer. D'ailleurs , je n'ai rien à vous apprendre. C'est de vous que j'attends des nouvelles.

77 67 — A ATTICUS. Thessalonique, 21 juillet.

A. III,14. Votre dernière lettre me rend bien impatient de savoir ce que Pompée veut ou prétend vouloir faire pour moi. Les comices doivent avoir eu lieu. Il était disposé , m'avez-vous dit, à s'occuper de mon affaire après les opérations. Si j'ai tort de me flatter, à vous la faute. A la vérité, vos lettres ne sont guère conçues de façon à me faire espérer une solution prochaine. De grâce, dites-moi là-dessus, et sans détour, toute votre pensée. Mon malheur est le résultat de plus d'une faute. Mais enfin, s'il m'était donné de réparer en partie mes torts, je regretterais moins ce qu'il m'a fallu, ce qu'il me faut d'efforts pour supporter la vie. —Je n'ai point quitté Thessalonique , parce que c'est un passage , et que je puis chaque jour y avoir des nouvelles. Mais il faut à la fin que j'en sorte , non que Plancius ne veuille m'y retenir; mais ce lieu n'est pas ce qui convient à une infortune comme la mienne et à de si grandes douleurs. Je n'ai point été en Épire, comme je vous l'avais dit, parce qu'au moment même, courriers et lettres furent d'accord que rien ne motivait encore mon rapprochement de l'Italie. Si j'apprends quelque chose des comices, je me rendrai en Asie. Dans quel lieu? Je ne sais encore; mais je ne vous le laisserai pas ignorer.

68. — A ATTICUS. Thessalonique, 8 août.

A. III, 13. Je vous avais parlé , il est vrai , de mon prochain départ pour l'Épire; mais quand j'ai vu décliner et s'évanouir mes espérances, ma résolution a changé, et je n'ai point bougé de Thessalonique. J'y attendais aussi une nouvelle lettre de vous sur ce que vous me mandiez dans votre dernière, qu'il pourrait être question de moi au sénat , à la suite des comices. Vous le teniez de Pompée. Les comices ont eu lieu : vous ne m'écrivez rien ; j'en conclus que vous n'avez rien à m'écrire. L'illusion n'a pas été longue. Je ne m'en plains point. Quant au mouvement qui , selon vous, pouvait m'être utile , ceux qui arrivent m'assurent que ce n'est rien. Enfin, il y a encore un faible espoir dans les nouveaux tribuns. Eh bien ! je veux attendre : mais ne dites plus que je m'abandonne, et que je ne réponds point au zèle de mes amis. — Au lieu de me reprocher sans cesse de ployer sous les disgrâces , vous devriez bien montrer quelque indulgence pour une infortune qui passe tout ce que vous avez jamais vu ou entendu. Mais le chagrin, dit-on, va jusqu'au point d'affecter ma raison. Non , ma raison est entière ; et plût aux dieux qu'elle n'eût pas été plus malade au moment fatal ou ceux qui devaient avoir le plus a coeur de me défendre se sont montrés mes plus cruels ennemis, et par un indigne et barbare artifice, ont exploité mes craintes pour me perdre plus sûrement ! — J'irai bientôt à Cyzique, où les courriers seront plus rares. Veuillez donc ne pas perdre un moment pour m'instruire de tout ce qui peut m'intéresser. Conservez votre amitié à Quintus, mon frère. S'il échappe à mon naufrage, je n'aurai pas péri tout entier.

69. A QUINTUS. Thessalonique. août.

Q. I, 4. De grâce, mon cher frère, s'il est vrai 78 que par mon fait, uniquement par mon fait, vous ayez été entraîné dans l'abîme, vous et tous les miens, de grâce, ne me traitez pas comme un méchant et un criminel ; n'accusez que mon imprudence et la fatalité. Ma faute, et c'est la seule, est d'avoir eu confiance en des hommes que je croyais incapables de me tromper, et à qui je ne pouvais supposer d'intérêt a le faire. Mais dans mon inimitié, parmi mes proches, chez mes amis les plus familiers, les uns ont peur pour eux, les autres n'ont pas été fâches du mal qui m'arrivait. Malheureux que je suis, je n'avais voulu compter que sur la fidélité de mes amis ! — Hors de cause vous-même sans doute, grâce à votre innocence et à la commisération publique, vous pouvez facilement apprécier ce que valent mes espérances. Pomponius, Sextius et notre cher Pison, me retiennent à Thessalonique, sous prétexte de je ne sais quels mouvements , dans l'attente desquels il est bon, disent-ils, que je ne m'éloigne pas davantage. J'attends l'événement sur leur parole, plutôt qu'avec espérance. Comment espérer? Mon ennemi est tout-puissant; partout dominent mes persécuteurs ; mes amis sont infidèles, et j'ai tant d'envieux ! —Il y a bien, parmi ces nouveaux tribuns, Sestius, qui est plein de zèle pour moi ; et j'espère qu'il en sera de même de Cursius, de Milon, de Fadius, de Tabricius. Mais Clodius va se démener. Bien que rentré dans la condition privée, il disposera toujours de son monde, il agitera le peuple. Enfin, une opposition est si facile ! — Ce n'était pas là ce dont on me flattait quand je partis. Avant trois jours, assurait-on , je serais ramené glorieusement. Pourquoi donc être parti , direz-vous à votre tour? Pourquoi ? Tout s'est réuni pour me faire perdre la tête : la défection soudaine de Pompée ; l'inimitié des consuls et même des préteurs ; les appréhensions des chevaliers; la violence et les armes. Les pleurs de ma famille m'ont empêché de renoncer à la vie : c'était la le parti le plus honorable et le seul qui pût m'épargner d'intolérables maux. Je vous ai déjà dit tout cela dans ma lettre, par Phaéthon. Aujourd'hui que je vous ai plongé dans des douleurs et des embarras dont il n'y eut jamais d'exemple, si vous parvenez, en touchant les coeurs, à faire cesser notre commune détresse, vous ferez un prodige. Si, au contraire, nous ne devons pas nous relever de notre chute, je suis bien malheureux, moi qui certes ne faisais pas honte à ma famille, et qui l'ai perdue. — Je le répète , examinez , sondez les dispositions, et faites-moi connaître les choses telles qu'elles sont, et non telles que votre amitié les colore. Je ne quitterai point la vie tant que je la croirai nécessaire à vos intérêts, et qu'il y aura une lueur d'espérance. Vous savez que personne ne m'est plus dévoué que Sestius : je crois aussi , à cause de vous, aux bonnes dispositions de Lentulus, qui va être consul. Il est vrai qu'autre chose est de dire, ou de faire. Enfin , voyez ce que la situation comporte et ce qu'elle exige. A moins que votre isolement, et notre malheur commun ne vous fassent mépriser, ou vous pourrez beaucoup, ou rien ne se pourra jamais. Et dût la haine d'abord se tourner aussi contre vous, ne vous en laissez pas rebuter. Ce n'est pas par la voie du glaive qu'on pourrait procéder contre vous ; c'est par la chicane et les procès. Espérons qu'il n'en sera rien. Veuillez, je vous en conjure, me mettre au courant de tout , et croyez que si j'ai perdu quelque chose de mon courage et de ma tête, je 79 n'ai du moins rien perdu de mon affection et de mon dévouement pour vous.

70. -- A ATTICUS.  Thessalonique, 19 août.

A. III,15. J"ai reçu quatre lettres de vous aux ides d'août. Dans la première, vous me reprochez mon peu de fermeté : l'état de souffrance et de maigreur ou vous a dit m'avoir laissé l'affranchi de Crassus, fait le sujet de la seconde ; la troisième est relative à ce qui s'est passé au sénat; enfin, dans la quatrième vous me confirmez , sur la parole de Varron , les bonnes dispositions de Pompée. — Je réponds au premier article , que ma douleur ne va point jusqu'à me faire perdre l'esprit, et que c'est même une de mes douleurs de sentir mon esprit si ferme, et de n'avoir personne avec qui parler. Comment! quand je vous vois gémir pour moi , pour un seul de vos amis absent, il me serait interdit de me plaindre à moi, pour qui tout est absent au monde, et vous et les autres?Comment! vous n'avez rien perdu , et vous sentez que je vous manque ; et moi , qui ai tout perdu , je ne pourrais pousser un soupir! Je ne veux point énumérer les biens qu'on m'a ravis; je n'aurais rien à vous apprendre, et ce serait rouvrir mes blessures. Seulement, j'affirme encore que nul ne se vit jamais dépouillé déplus de biens, ni précipité dans plus de maux. Au lieu d'alléger mes peines, chaque jour les augmente. La douleur se calme d'ordinaire avec le temps. Par une fatale nécessité , la mienne puise au contraire de nouvelles forces dans sa durée, et s'accroît par le sentiment du mal présent et par les souvenirs du passé. Ce ne sont pas seulement mes biens, ma famille; c'est moi-même encore que je cherche et que j'appelle. Que suis-je en effet maintenant? Mais laissons là ces plaintes. Je ne veux pas déchirer votre coeur, ni porter trop souvent la main sur mes plaies. Je vous avais parlé de mes envieux ; vous les défendez, et parmi eux vous me nommez Caton. Je suis si loin de le soupçonner, que l'une de mes plus vives douleurs est d'avoir laissé prévaloir près de moi l'hypocrisie sur sa droiture. Quant aux autres, eh bien ! qu'ils soient innocents à mes yeux, puisqu'ils le sont aux vôtres. Mais toutes ces réflexions sont de trop. L'affranchi de Crassus a mis beaucoup du sien dans le rapport qu'il vous a fait. — Tout s'est bien passé, dites-vous, au sénat. Quoi! et Curion? Se pourrait-il qu'il n'eût pas lu cette harangue déterrée je ne sais d'où? Axius, qui me rend compte aussi de la séance, ne dit pas tant de bien de Curion. Mais quelques détails ont pu lui échapper; au lieu que vous, à coup sûr, vous ne dites que ce qui est. Le langage de Varron permettrait de compter sur César. Mais il faut que Varron lui-même prenne l'affaire à coeur. Ses sentiments et vos instances l'y détermineront , je n'en doute pas. — Si jamais la fortune veut que je vous revoie vous tous et la patrie, nul de mes amis, je le jure, n'aura plus à s'en féliciter que vous. Mon amitié , je le confesse, n'a guère eu jusqu'ici l'occasion de se produire; mais elle reprendra ses droits, et vous reconnaîtrez que Cicéron revit pour Atticus non moins que pour son frère et ses enfants. J'ai failli sans doute, et je le reconnais; pardonnez-moi. J'ai failli  surtout à moi-même. Et  vous parlant ainsi, ce n'est pas que je ne sache combien vous avez été affecté de ma disgrâce; mais supposez qu'au lieu 80  de n'être que mon ami d'Inclination, vous l'eussiez été par devoir et par reconnaissance , sans doute, vous si riche en bons conseils, vous ne m'en eussiez pas laissé manquer. Vous ne m'eussiez pas laissé persuader qu'il fût de mon intérêt de ne point m'opposer à la loi sur les corporations. Votre amitié s'est contentée de mêler des larmes aux miennes. Au fait, était-ce votre affaire de passer les jours et les nuits à réfléchir sur mes dangers? quels services reçus de moi vous en imposaient l'obligation? C'est là mon crime, non le vôtre. Ah ! dans le trouble où m'avait jeté la lettre pleine de réticences de Pompée, si une voix amie, la vôtre ou toute autre, m'eût éclairé sur mes lâches résolutions (et que cela vous était facile!), de deux choses l'une alors : ou je serais mort avec honneur, ou je jouirais aujourd'hui de mou triomphe. Pardonnez ces réflexions, qui m'inculpent plus que personne. Si je vous associe ensuite a ma faute , c'est comme un autre moi-même , et par le besoin que j'ai de chercher un second coupable. En revoyant la patrie, si jamais je la revois, j'aurai un poids moins pesant sur la conscience. Certes , puisque vous ne me devez rien, vous m'aimerez alors pour vos seuls bienfaits. — Vous dites que Culéon voit une nullité dans le caractère de privilège que présente le décret. Ce moyen est assez bon. Mais abroger vaut bien mieux. S'il n'y a point d'opposition, quoi déplus sur? S'il yen a, on en ferait aussi à un décret du sénat. L'abrogation répond à tout. La première loi ne m'atteignait pas. Lorsque la proposition en fut faite , j'aurais dû parler pour ; ou mieux encore, me taire. Par là , je lui aurais été ce qu'elle avait de danger pour moi. La, pour la première fois, l'inspiration me manqua, ou plutôt j'en suivis une détestable. Aveugles, aveugles que nous étions avec nos vêtements de deuil et nos supplications au peuple. Il fallait attendre que je fusse attaqué en personne. Jusque-là, c'était appeler le danger. Enfin les faits sont accomplis. Il en sort une leçon toutefois : quand on agira , on devra se garder de toucher à une loi si populaire dans plusieurs de ses dispositions. — Mais c'est folie a moi de prétendre dicter ce qu'il faut faire, et comment on doit s'y prendre. Veuillent les dieux seulement qu'on fasse quelque chose! A cet égard , je crois que vos lettres sont loin de me tout dire; vous craignez de me mettre au désespoir. Enfin, agira-t-on? le croyez-vous? et savez- vous comment? Fera-t-on intervenir le sénat? Ne m'avez-vous pas mandé que Clodius avait fait afficher, à la porte même de la curie, I'article qui défend toute proposition, ou même toute allusion au rappel de la loi? Comment donc Domitius a-t-il pu annoncer une motion. Suivant votre lettre, des mots ont été prononcés; on a même avancé une proposition formelle; et Clodius se serait tu. S'adressera-t-on au peuple? Mais alors l'unanimité des tribuns n'est-elle pas nécessaire? Et l'article de mes biens, et celui de ma maison? Sera-t-elle rebâtie ? et , si elle ne l'est pas, sera-ce un rétablissement pour moi? Si vous ne voyez de solution sur tous ces points, pourquoi me donner des espérances? et s'il n'y a rien à espérer, qu'est-ce que la vie pour moi? — J'attends à Thessalonique des nouvelles de ce qui se sera passé aux calendes d'août; et je verrai alors à prendre mon parti. Ou j'irai dans vos terres éviter la vue de gens qui me sont odieux, jouir du plaisir que vous me promettez de vous revoir, tout en me tenant plus à portée des événements , et satisfaire , je crois , au voeu de mon frère autant qu'au vôtre. Ou enfin j'irai jusqu'à Cyzique chercher une retraite.   Votre prudence, Atticus, ne m'a pas secouru 81 dans le danger. Ou vous avez eu trop bonne opinion de la mienne, ou vous avez cru n'avoir qu'à vous tenir prêt. Trahi, enveloppé, conduit de piège en piège, j'ai moi-même abandonné tous mes appuis, .l'ai répudié, j'ai délaissé l'Italie qui se levait tout entière pour me défendre. Je me suis livré, moi et les miens, à mes ennemis : vous avez tout vu , et pas un mot n'est sorti de votre bouche. Cependant vous étiez sinon plus clairvoyant, du moins plus de sang-froid. — Tendez donc aujourd'hui, si vous le pouvez, tendez la main à un malheureux, et, cette fois, venez à son aide. Si toutes les voies me sont fermées, dites-le-moi; et ne me grondez plus, ne me bercez plus de belles paroles. Si j'accusais vos sentiments, je n'irais point chercher un abri sous votre toit. Je n'accuse que moi, qui fus assez insensé pour me croire aimé comme je prétendais l'être. Votre amitié , dans ce cas , eût été , non plus sincère, mais plus active. Vous m'eussiez arrêté quand je courais à ma perte; et vous n'auriez pas aujourd'hui tant de peine à prendre pour me sauver du naufrage. Voyez; assurez-vous, et ne m'écrivez qu'en parfaite connaissance de cause. Faites que je retrouve, non ma position , non mes espérances, j'y renonce, mais du moins une existence telle quelle. Encore une fois, ce n'est pas vous, c'est moi seul que j'accuse. Si vous pensez que je doive des lettres a quelques personnes, soyez assez bon pour les faire vous-même et pour les envoyer comme de moi.

71. —  A ATTICUS. Thessalonique 21 août.

A. III, 16. Je reste dans l'incertitude sur la direction que je dois prendre, parce que j'attends de vous les nouvelles des kalendes de juillet : rien autre ne m'arrête. Si vous me donnez une espérance, j'irai en Épire; sinon, à Cyzique, ou en tel autre lieu qu'il plaira au ciel. — Plus je relis vos lettres, plus ma confiance diminue. Je suis plein d'espérances en les recevant; puis tout tombe à la lecture. Il est visible que, quand vous m'écrivez, vous êtes dominé a la fois par la vérité et par le désir d'en adoucir l'amertume. Mais, je vous en supplie, présentez-moi les faits tels qu'ils sont, et vos conjectures, donnez -les-moi comme conjectures.

72. — A ATTICUS. Thessalonique, 4 septembre.

A. III, 17. Je n'ai que de tristes nouvelles de mon frère Quintus. Les courriers ne m'en ont point apporté d'autres depuis la veille des nones de juin jusqu'au lendemain des kalendes de septembre. Ce même jour, arriva Livineius, affranchi de Régulus, envoyé par son maître. Il me dit qu'il n'avait pas été fait de motion parle fils de Clodius, mais que le bruit eu avait couru. Il me remit aussi une lettre de mon frère. Mais le surlendemain, les esclaves de Sextius m'en apportèrent une de vous beaucoup moins rassurante. Je suis dans une inquiétude mortelle, sachant surtout que c'est Appius qui jugera. — Quant à mon retour, je vois par votre lettre que l'on n'y pousse pas aussi vivement qu'on me le fît espérer d'ailleurs. Toutefois, comme le moment approche où mon sort sera décide , je compte aller chez vous, ou même me tenir encore dans ces environs. Mon frère m'écrit que vous êtes son unique soutien en 82 toute chose. Je ne vous adresserai pas de prières, vous les prévenez; ni d'actions de grâce, vous n'en voulez pas. Puisse seulement la fortune me permettre un jour la jouissance tranquille et pure d'une telle amitié ! Je suis toujours impatient de vos lettres. Soyez exact et vrai. Ne craignez pas d'être importun ou sévère.

73. — A ATTICUS. Thessalonique, septembre.

A. III, 18. Vous n'excitez pas médiocrement mon impatience par les nouvelles que vous tenez de l'amitié de Varron : Pompée, vous a-t-il dit, va enfin s'occuper de mon rappel; il n'attendait qu'une lettre de César pour en faire faire la proposition par un homme à lui. Ce plan a-t-il avorté? La lettre de César m'a-t-elle été contraire? ou puis-je espérer encore? Pompée, disiez- vous aussi, devait aborder la question après les comices ! — Pour peu que vous vous fassiez une idée de mes maux, et qu'il vous reste quelque pitié, vous ne me laisserez pas dans cette incertitude. Mon frère Quintus, cet homme admirable, qui m'aime si tendrement, ne m'écrit que des lettres pleines d'espérance. il craint, je le vois bien , que je ne tombe dans le découragement. Vos lettres à vous sont plus mêlées : vous ne voulez ni me mettre au désespoir, ni me laisser aller à une confiance téméraire. Je vous conjure de ne me rien cacher de tout ce que vous savez de positif.

74. — A ATTICUS. Thessalonique, 15 septembre.

A. III, 19. Tant que vos lettres à tous mont donne de l'espérance, je suis resté à Thessalonique, dans l'attente des événements. Maintenant que toutes les chances sont épuisées pour cette année, je renonce à l'Asie, dont le grand jour m'est odieux; et je veux d'ailleurs me tenir à portée des incidents que pourraient susciter les nouvelles nominations. Je me rends en Épire; non que le charme des lieux me séduise, je voudrais fuir jusqu'à la lumière du jour : mais il me sera doux, si jamais je dois revenir, de partir de ce port que vous m'avez ouvert. Et s'il n'est plus de retour pour moi, la mieux qu'ailleurs je saurai supporter cette misérable existence , ou, ce qui est bien préférable, m'en débarrasser. Je ne compte garder qu'une suite peu nombreuse. Je congédierai le gros de mon monde. — Vos lettres m'ont toujours donné peu d'espérance , et j'en ai toujours trouve moins en moi que dans vos lettres. Mais puisqu'on agit enfin, quelle que soit la manière dont on s'y prenne , et par quelque motif qu'on se détermine , je ne ferai faute, ni a la voix déchirante et cruelle d'un frère unique , le meilleur des frères, ni aux avances de Sextius et des autres tribuns, ni à la confiance de Térentia, qui ne cesse de gémir ; ni aux prières de ma pauvre Tullie, la plus infortunée des filles; ni enfin à votre fidèle amitié. C'est en Épire que je trouverai le terme de mes maux, ou par mon rappel, ou par le moyen dont je vous parlais. — Je vous en conjure, mon cher Atticus, vous qui me voyez dépouillé, par la perfidie, de tout ce qu'il y a de plus grand , de plus cher et de plus doux parmi les hommes ; qui me voyez trahi et poussé dans le précipice par ceux qui me devaient conseils et secours ; vous enfin qui savez qu'il m'a bien fallu ensuite tomber dans l'abîme avec les miens; je vous en conjure, ne me refusez pas votre aide et votre pitié ; défendez Quintus , mon frère : on peut 83 le sauver encore; tenez lieu de protecteur a Terentia et a mes enfants. Pour moi , si vous pensez qu il me soit donné de vous revoir un jour, là où vous êtes, attendez moi; sinon, venez, et assignez-moi seulement autant d'espace que mon corps en peut occuper. Expédiez-moi des courriers, et multipliez-les.

75. - A Q. CECILIUS POMPONIANUS ATTICUS, FILS DE QUINTUS.  Thessalonique, 4 octobre.

A. III, 20. Bon ! j'aime ce nom-là. Voilà un oncle qui a fait sou devoir! Je vous parlerais de ma joie, si ce mot m'était permis. Qu'aurais-je, hélas! à désirer en ce moment, si j'eusse trouvé en moi plus d'énergie et d'esprit de conduite, plus de bonne foi dans ceux en qui je m'étais confié? Mais laissons ces souvenirs, qui ne font qu'aigrir mes maux. Vous vous rappelez aujourd'hui, j'en suis sûr, ce que je fus et ce qu'étaient mon bonheur et ma gloire. Ces biens , je vous en supplie, au nom de vos prospérités , ne cessez de travailler a ce que je les recouvre , et faites que le nouveau jour de naissance qui verra mon retour, je le passe dans votre belle demeure avec vous et les miens. En attendant ce moment si désiré, qu'il m'est enfin permis d'entrevoir, j'aurais voulus aller chez vous en Épire. Mais d'après ce qu'on me mande, il me parait plus à propos de rester ici. - Ce que vous pensez de ma maison et du discours de Curion est fort juste. Si on me rappelle (et qu'on me rappelle ! ) tout suivra; ma maison par-dessus tout. Mais je ne veux rien particulariser. Je m'en remets entièrement à votre amitié et à votre dévouement : je suis charmé d'apprendre que vous ayez sitôt terminé les affaires de la belle succession que vous  recueillez. - Tout ce que vous possédez , dites-vous , est à mon service, et c'est à vous que je dois recourir de préférence en toutes choses. Je sens le prix de celte offre ! Déjà vous vous êtes chargé , je le vois bien , d'une foule de soins dans mes intérêts. Personne n'y peut mieux réussir; et avec vous on n'a pas même besoin de demander. — Vous me défendez de croire que j'aie jamais eu le moindre tort, le moindre oubli envers vous; je me soumets. C'est un poids de moins sur ma conscience. Mais je n'en éprouve que plus de gratitude pour des services qui sont si fort au-dessus de ce que j'ai jamais pu faire.— Mandez-moi ce que vous voyez , ce que vous pensez et ce qui se passe; faites concourir tous vos amis à l'oeuvre de mon retour. La loi de Sextius n'est ni assez digne ni assez significative. Il fallait me nommer, et désigner mes biens. Je vous recommande cette observation.

76 — A TÉRENTIA , TIULIE ET CICÉRON. Thessalonique, 5 oct.

F. XIV, 2. Ne croyez pas,Térentia, que j'écrive de plus longues lettres à d'autres qu'a vous à moins qu'en m'écrivant on n'entre dans des détails auxquels il faille une réponse circonstanciée. Je n'ai rien à vous mander, et rien ne me coûte plus aujourd'hui que d'écrire; de plus quand je m'entretiens avec vous et ma chère petite Tullie, ce n'est jamais que les larmes aux yeux. Je vous vois si malheureuses, vous dont le bonheur a toujours fait le premier de mes voeux vous que mon devoir était de rendre heureuses et qui seriez heureuses en effet sans ma lâcheté.  — J'ai bien raison de tant aimer Pison. Je l'ai 84 encouragé de mon mieux. Je vois que vous attendez beaucoup des nouveaux tribuns du peuple; ce sera avec raison, pour peu que Pompée s'en mêle. Mais Crassus m'inspire des craintes. Dans toutes vos actions, que d'énergie et de tendresse! Je ne m'en étonne point. Mais je gémis de voir que mes maux ne puissent être adoucis qu'au prix de tant de souffrances. Car je sais par P. Valerius,qui est l'obligeance même (Je n'ai pu en lire le récit sans fondre en larmes), je sais ce qui s'est passé dans le trajet du temple de Vesta à la table Valérienne. Eh quoi ! chère Térentia, lumière de mes yeux, charme de ma vie, dont chacun recherchait l'appui; vous en butte aujourd'hui à de pareilles indignités! vous réduite à ce degré d'abaissement et de misères ! et tout cela, par ma faute a moi, à moi qui ai tant sauvé de têtes,et n'ai pu conjurer notre ruine à tous! — Quant a ma maison, ou pour mieux dire, à l'emplacement de ma maison , je ne me croirai rétabli que si elle m'est rendue. Mais nous n'en sommes pas là. Je me désole en songeant aux dépenses qu'il faut faire , et à la part que vous y voulez prendre, vous si pauvre et si dépouillée. Enfin,si on obtient le principal, le reste suivra. Mais si la fortune continue de m'accabler, voulez-vous donc, infortunée! jeter aux vents le peu qui vous reste? Quant aux besoins d'argent, je vous en conjure, ma chère âme, laissez-y pourvoir ceux qui le peuvent, pour peu qu'ils le veuillent bien; et puis, si vous m'aimez, cessez de tourmenter votre santé, déjà si languissante. Le jour, la nuit, vous êtes devant mes yeux. Je vous vois, ne reculant devant aucune fatigue, et je crains que vos forces ne suffisent pas à de pareils efforts; mais je vois aussi que tout repose sur vous. Ainsi, dans l'intérêt même de nos espérances et de vos démarches , veillez à votre santé. Je ne sais à qui je dois écrire , sans doute à ceux qui m'ont écrit eux-mêmes, ou encore à ceux dont vous me parlez dans vos lettres. Vous le voulez, je ne m'éloignerai pas davantage; mais je vous le demande à mon tour, multipliez vos lettres, surtout si nos chances se fortifient. Bonne santé, bonne santé à vous tous après qui je soupire tant.

77. — A ATTICUS. Thessalonique, 28 octobre.

A. III, 21. Il y a, au moment où je vous écris, trente jours que je suis sans lettre. J'ai toujours, comme je vous l'ai marqué, l'intention d'aller en Épire,et d'y attendre les événements. Je vous prie de me dire positivement, et sur toute chose, ce que vous pouvez en prévoir. Je vous prie aussi de continuer d'écrire en mon nom à tous ceux à qui il serait utile de le faire.

78. — A ATTICUS. Thessalonique et Dyrrhacium, 25 novembre.

A. III, 22. Mon frère et Pison ont mis grand soin, dans leurs lettres, à me rendre compte de ce qui vient de se passer. Mais je n'en regrette pas moins que \os occupations vous empêchent d'y joindre, comme de coutume, votre version et vos commentaires. J'ai déjà voulu maintes fois me mettre eu route pour l'Épire ; mais toujours l'obligeant Plancius est là qui me retient. Sa conviction, que je ne partage point, est qu'un jour nous reviendrons ensemble ; et il veut que ce soit 85 un grand honneur pour lui. Mais on dit qu'il arrive des troupes; il faudra bien que je m'éloigne. Vous le saurez, car vous ne devez pas ignorer ou je suis. D'après l'intérêt que me montre Lentulus, et dont ses actions ne témoignent pas moins que ses paroles, je commence en effet à espérer dans les bonnes dispositions de Pompée. Du moins vous m'avez toujours représenté comme toute puissante l'influence de l'un sur l'autre. Du côté de Métellus , mon frère me donne des espérances, dont il vous fait honneur entièrement. Courage donc, mon cher Atticus, et que je vous doive de vivre avec vous et les miens. Ne me cachez rien dans vos lettres. Je souffre de mes maux, je souffre d'être loin de ma famille , loin surtout de ceux que j'aime plus que moi-même. Prenez soin de votre santé. —J'aurais été trop longtemps sans nouvelles, en allant en Épire par la Thessalie; c'est pour ce motif que je suis venu à Dyrrhachium, dont les habitants me sont tout dévoués, et où j'achève cette lettre, commencée à Thessalonique. Je vous informerai de mon départ pour l'Épire. Tenez-moi très exactement , je vous prie, au courant de ce qui se passe, de quelque nature que ce soit. J'attends aujourd'hui l'arrêt de ma délivrance ; ou bien adieu , même à l'espoir.

79. — CIC. A SA TERENTIA, A SA TULLIE, A SON SON CICÉRON. Thessalonique et Dyrrhachium, 26 novembre.

F. XIV, 1. A chaque instant, je vois par mes lettres et par ce qui se dit autour de moi, que votre force et votre courage sont vraiment incroyables. Ni les peines du coeur, ni les fatigues du corps , rien ne peut vous abattre. Que je suis malheureux, moi qui ai précipité dans de si grands maux tant de vertu , de foi , d'honneur, de bonté! moi qui ai changé en tant de larmes ces vives joies que notre chère Tullie goûtait près de son père! Et que dire, hélas! de notre pauvre petit Cicéron , qui n'a commencé à sentir la vie que pour éprouver ce que la douleur et la misère ont de plus cruel ! Si je pouvais, comme vous le dites , n'accuser que les destins, je serais moins à plaindre. Mais ce sont mes fautes qui ont tout fait. J'avais des envieux , et j'ai cru à leur affection ; je me suis éloigné de ceux qui m'ouvraient les bras. — Ah ! si je n'avais écouté que moi , si je ne m'étais pas laissé entraîner par des amis ou insensés ou perfides, je serais encore le plus heureux des hommes. Aujourd'hui pourtant qu'on veut que j'espère, je tricherai de recueillir assez de force pour ne pas tromper vos efforts. Je comprends la difficulté de la position. Je comprends qu'il était plus aisé de ne pas sortir de Rome que d'y rentrer. Mais si tous les tribuns du peuple sont pour nous, si Lentulus est aussi dévoué qu'il le témoigne, si enfin Pompée et César entrent dans nos intérêts, il ne faut pas désespérer. — Il faudra suivre le conseil de nos amis, pour nos esclaves. La contagion qui régnait ici a passé. Je n'en ai éprouvé aucune atteinte. Plancius, qui est le plus serviable des hommes , ne veut pas que je le quitte et me retient encore. Je voulais aller chercher en Épire une retraite plus solitaire , à l'abri des visites d'Hispon et de ses soldats. Mais, je le répète, Plancius me retient ; il se flatte de retourner avec moi en Italie. Si cet heureux jour arrive, s'il m'est donné d'être rendu à vos embrassements, de me retrouver ce que j'étais, au milieu des miens, je ne veux pas d'autre prix de votre tendresse et de la mienne. La bonté de Pison,  86 son courage, son dévouement pour nous tous, sont vraiment incomparables : que ce soit sa joie d'être ainsi ! ce sera du moins sa gloire. Ce que je vous ai dit au sujet de Quintus n'était pas un reproche; j'ai voulu seulement vous faire entendre que moins on est nombreux , plus on doit se serrer.  - J'ai adresse des remerciements aux personnes que vous m'avez indiquées,et je n'ai pas manqué de vous en faire honneur. Vous voulez donc vendre une terre; mais, je vous le demande (malheureux que je suis!), qu'allons-nous devenir? Si la fortune continue de nous accabler, quel avenir pour notre malheureux enfant? je m'arrête; l'abondance de mes larmes m'y force, et je ne veux pas faire couler les vôtres. Je me borne à une réflexion. Si mes amis font leur devoir, l'argent ne manquera point ; sinon, vous ne pouvez rien par vous seule. Au nom de tant d'infortunes, ne consommons pas la ruine de cet entant : qu'il soit seulement au-dessus du besoin. Pour peu qu'il ait de talent et de bonheur, il fera le reste. — Soignez votre santé, et envoyez-moi des exprès pour que je sache ce qui se passe et où vous en êtes. Ce n'est pas que mon attente soit bien grande. Bonne santé à tous. — Je suis venu à Dyrrhachium, parce que c'est une ville libre qui m'est dévouée et qui touche à l'Italie. Si le mouvement qui y règne me déplaît, j'irai ailleurs : je vous écrirai.

80. — A. ATTICUS. Dyrrachium, 30 novembre.

A, III, 23. J'ai reçu trois lettres de vous le  5 des kalendes de décembre. Dans la première, datée du 8 des kalendes de novembre, vous me conseillez d'attendre avec courage le mois de janvier, et vous me parlez de vos justes motifs de confiance, du dévouement de Lentulus, des bonnes dispositions de Pompée sous tous les rapports. Contre votre ordinaire, vous n'avez pas mis de date a la seconde, mais elle en a une certaine, le 4 des kalendes de novembre , puisque vous m'avez écrit dites-vous , le jour ou a été proposée la loi des huit tribuns. Vous expliquez en quoi, selon vous , cette proposition , quoique sans effet , a pu rendre ma situation meilleure. Si ma destinée doit suivre le sort de cette tentative infructueuse, et si elle est désespérée , je conjure votre amitié de ne pas taxer mes observations de folie , et d'avoir pitié d'une pauvre imagination qui travaille dans le vide. Si, au contraire, tout n'est pas perdu, je vous prierai de veiller à ce que mes intérêts soient mieux défendus par de nouveaux magistrats. — La proposition qui n'a pas eu de suite se composait de trois articles. Le premier, relatif à mon rappel, a été rédigé sans réflexion : on me rendait les droits civils et mon rang. C'est beaucoup dans ma position. Mais vous n'ignorez pas ce qu'il fallait ajouter, et dans quels termes, Le second article renfermait la clause ordinaire d'impunité pour l'auteur de la loi nouvelle, dans le cas ou elle serait en opposition avec quelques lois antérieures. Quant nu troisième article, sachez , je vous prie, quels en étaient les motifs, et qui l'a fait insérer. Clodius avait l'ait déclarer par 87 sa loi qu'elle ne pourrait être infirmée ni par le sénat, ni par le peuple. Mais on a abrogé bien des lois sans s'arrêter à ses clauses comminatoires. Autrement, il n'y aurait pas d'abrogation possible; car il n'y a pas de loi ou on ne les insère par précaution : mais quand on abroge la loi, on abroge du même coup la formule de non-abrogation. — Voilà le droit , voila l'usage. Comment donc nos huit tribuns ont-ils été insérer dans leur projet une clause comme celle-ci : Sera considérée comme nulle et de nul effet toute disposition de la présente loi, qui dérogerait à ce que des lois ou plébiscites (c'est-à-dire , la loi Clodia) auraient défendu de modifier ou abroger expressément ou implicitement, en tout ou en partie; sont maintenues les pénalités portées par lesdites lois ou plébiscites contre toute proposition de changement ou d'abrogation expresse ou implicite. — Rien de tel ne pouvait tomber sur les tribuns, puisque l'oeuvre de leur collègue ne les oblige point. J'appréhende donc qu'il n'y ait quelque perfidie cachée sous cet article, dont le trait, qui ne peut les atteindre, est évidemment lancé contre moi. Qu'en effet, il y ait chez eux pusillanimité, ils se croiront d'autant plus tenus à maintenir cette clause. Clodius l'a bien entendu ainsi, lorsque , le 4 des nones de novembre , il a déclaré , en pleine assemblée , que les nouveaux tribuns verraient leur devoir dans cet article. Cependant vous savez qu'il n'existe dans aucune loi d'abrogation, et l'on n'eût pas manqué de l'insérer dans toutes s'il avait été jugé nécessaire. Voyez donc comment Ninnius ou les autres ont pu s'y méprendre; de qui vient la clause ; pourquoi les huit tribuns n'ont pas hésité à proposer mon rappel au sénat, contre les défenses expresses de la loi Clodia; et s'ils ont cru pouvoir ne pas s'arrêter devant ces défenses, pourquoi , en abrogeant la loi, ils ont pris des précautions inutiles même à ceux qui ne seraient pas, comme eux, libres de ne point l'observer. Éclaircissez ces différents points, je vous prie. Je serais bien fâché, je l'avoue, de voir cet étrange article proposé de nouveau par les tribuns de l'année prochaine. Mais qu'ils rédigent leur loi comme il leur plaira : pourvu que mon rappel y soit, je n'en demande pas davantage. —J'ai honte, en vérité, de vous en écrire tant. Ma lettre arrivera trop tard , et tout ce travail de mon esprit sera un sujet de pitié pour vous et de dérision pour les autres. S'il en est temps encore, voyez la loi rédigée par Vitellius pour T. Fadius; elle me semble très bien. Celle de Sextius, que vous approuvez si fort, ne me plait nullement. — Dans votre troisième lettre, datée de la veille des ides de novembre , se trouve une appréciation fidèle et réfléchie de tout ce qui complique ma position, de ce que j'ai à attendre de Pompée , de Crassus et des autres. Aussi , je vous en conjure, pour peu qu'il y ait apparence de succès dans le zèle des gens de bien , le crédit des hommes puissants, les dispositions du peuple, n'hésitez pas; emportez l'affaire de haute lutte. Travaillez-y vous-même, et stimulez les autres. Si, au contraire, comme vos pressentiments et les miens me le font craindre , il n'y a rien à faire oh! alors, pour toute prière, aimez mon frère, ce frère que j'ai si malheureusement entraîné dans ma ruine; empêchez-le de prendre conseil du désespoir; l'intérêt du lils de votre soeur l'exige. Servez jusqu'au bout de protecteur à mon pauvre Cicéron , à qui je laisserai pour tout héritage un nom flétri et détesté. Enfin que Térentia, de tous la plus misérable, soit sûre de vous 88 avoir toujours pour appui. Je partirai pour l'Épire, quand je connaîtrai les premiers actes du nouveau tribunat. ÎNe manquez pas , je vous prie, de me dire dans votre prochaine lettre comment il s'annonce.

81. — A  TERENTIA, TULLIE ET CICERON, Dyrrachium, 30 novembre.

F. XIV, 3. J'ai reçu trois lettres par Aristocrite; en les lisant, je les ai presque effacées par mes larmes. Le chagrin me tue , ma chère Térentia, et je souffre moins encore de mes maux que des vôtres et de ceux de nos enfants. Vous êtes bien malheureuse, mais je suis plus malheureux que vous. Car si la peine est pour nous deux, la faute est à moi seul. Il fallait ou me soustraire au danger par une mission, ou engager hardiment la lutte avec toutes mes forces, ou enfin tomber avec courage. Il n'y a rien de plus misérable, de plus facile et de plus indigne que ma conduite. Aussi la honte me fera-t-elle mourir autant que la douleur. Je rougis d'avoir failli à tout ce que je devais de prudence et de fermeté à la meilleure des femmes , à des enfants adorés. La nuit et le jour, j'ai devant les yeux le tableau de votre dégradation , de vos chagrins, de votre santé languissante , et c'est à peine si j'entrevois dans le lointain la plus faible lueur. J'ai beaucoup d'ennemis,et des envieux partout. Le difficile était de me chasser; ce n'est rien que de m'empêcher de revenir. Toutefois, tant que vous conserverez de l'espoir, je résisterai. Il ne sera pas dit que tout aura manqué, toujours par ma faute. — Ma sûreté, qui vous préoccupe, est maintenant hors d'atteinte. Mes ennemis eux-mêmes protégeraient une vie qu'ils savent abreuvée de douleurs. Néanmoins, je me conformerai a vos avis. J'ai remercié nos amis. Les lettres ont été remises par Dexippe : je leur ai dit que c'était par vous que je savais leurs bons offices. Pison est d'un zèle, d'une activité admirables; je le vois , et tout le monde me le dit. Fassent les dieux qu'un jour, rendu à tant d'affection, je puisse près de vous et au milieu de nos chers enfants , jouir du bonheur de posséder un pareil gendre ! On espère dans les nouveaux tribuns du peuple; oui, s'ils se prononcent des les premiers jours. Pour peu qu'on tarde, adieu toute espérance ! — Je vous renvoie Aristocrite sans perdre un moment, afin que vous m'écriviez par lui en toute hâte comment les choses se présentent au début et dans leur ensemble. Dexippe a également l'ordre de revenir sur-le-champ. Enfin , j'ai fait dire à mon frère de multiplier ses courriers. Je suis venu à Dyrrhachium , pour être plus à portée de savoir ce qui se passe, et j'y suis en sûreté. Cette ville m'a toujours eu pour défenseur. Je n'en partirai pour l'Épire que quand mes ennemis approcheront. — Vous viendrez me joindre, dites-vous, si tel est mon voeu. Non. Restez à Rome, ou la plus grande partie des affaires roule sur vous. Si le succès couronne vos efforts, c'est moi qui irai vous joindre. Si, au contraire... je n'achève pas. Votre première lettre, la seconde au moins, me dira ce que je dois faire. Écrivez-moi toujours exactement. Ce n'est pas que j'attende aujourd'hui les lettres avec autant d'impatience que les événements. Ayez bien soin de votre santé, et soyez persuadée que pour moi il n'est rien, il n'y eut jamais rien au monde de plus cher que 89 vous. Adieu, adieu, chère Térentia. Je m'imagine vous voir en ce moment, et cette illusion m'attendrit aux larmes. Adieu.

82. — A ATTICUS. Dyrrachium, 10 décembre.

A. III, 24. Quand vous m'écrivîtes que c'était de votre consentement que le règlement d'état des gouverneurs consulaires avait eu lieu, quoique j'en appréhendasse de mauvaises suites, j'espérai que vous aviez vu les choses plus sagement. Mais depuis qu'on m'a dit et mande que le blâme le plus vif s'attache à la mesure, cela me fait trembler. N'aurai-je pas perdu par la le peu d'espoir qui me restait? Où sera mon refuge en effet, si les tribuns du peuple se fâchent? Et n'ont-ils pas toute raison de se fâcher, quand on marche sans eux, quand mes défenseurs et mes amis consentent à ce qu'on leur enlève une part de leurs prérogatives ; et cela au moment même où ils déclaraient ne vouloir user de leur pouvoir dans le règlement d'état des consuls, que pour les intéresser à ma cause, et non pour les entraver? Maintenant, si les consuls ont envie de faire de l'opposition contre moi, rien ne les gène; et s'ils me sont favorables , que pourront-ils contre la mauvaise volonté des tribuns? En vain dites-vous qu'à défaut de consentement de votre part, on se serait adressé au peuple. Mais on n'eut rien pu faire sans les tribuns. Nous n'aurons plus , je le vois bien , les tribuns pour nous, ou, s'ils nous restent, ils seront sans action sur les consuls. — Autre conséquence fâcheuse. Cette déclaration si importante du sénat, de ne s'occuper d'aucune affaire avant la mienne, nous en perdrons tout le fruit, et nous le perdrons par une démarche sans nécessite, insolite, inouïe. Car je ne crois pas que jamais on ait révélé l'état des gouvernements pour des consuls désignés. Du moment ou l'on a pu s'écarter d'une marche si bien arrêtée dans mon intérêt , il n'y a pas de raison pour qu'on n'abandonne pas tout. Mais, dites-vous encore , la démarche a plu à nos amis. Je le crois bien vraiment. Il était difficile de se déclarer ouvertement contre des propositions avantageuses aux deux consuls; il était plus difficile encore de manquer de déférence à Lentulus, l'un de mes plus dévoués défenseurs, et à Métellus, qui m'a fait si noblement le sacrifice de ses inimitiés. Mais je crains que nous ne tenions pas les consuls, et que nous n'avions plus les tribuns. Comment tout cela est-il arrivé? où en est-on maintenant? Écrivez-le-moi , et sans détour, comme vous me l'avez promis. Dût-elle ne pas me plaire , je vous saurais gré de la vérité.

83. — A ATTICUS. Dyrrachium, décembre.

A .III, 25. Depuis que vous m'avez quitté, j'ai reçu des lettres de Rome ; et il est visible que mon sort est de pourrir ici. Il faut bien que vous ne voyiez plus d'espoir, puisque, cela soit dit sans vous fâcher, vous choisissez ce moment pour vous éloigner, vous dont je connais le tendre dévouement. Mais je m'arrête; je craindrais de paraître ingrat, et il ne faut pas qu'on croie que je veux voir l'univers tout entier se perdre pour moi et avec moi. N'oubliez pas , je vous en prie , votrepromesse, et arrangez- vous pour me joindre n'importe où, avant les kalendes de janvier.

90 84. — A ATTICUS. Dyrrachium, décembre.

A.  III, 26. On me remet la lettre de mon frère et le sénatus-consulte qui me concerne. J'attendrai qu'il soit confirmé par une loi; et si on me la refuse, je me prévaudrai de l'autorité du sénat. J'aime mieux cesser de vivre que d'être sans patrie. Hâtez- vous d'arriver, je vous prie.

85. — A .ATTICUS. Dyrrhachium , décembre.

A. III, 27. Votre lettre et la vérité ne m'apprennent que trop que toutes mes espérances sont détruites. N'abandonnez pas ma famille dans mon malheur, je vous en conjure. -- Enfin je vais donc vous voir!

 

A. DE R. 697. — AV. J. C. 57. — DE C. 51.

P. Cornélius Lentulus Splnther. Q.Cécilius Métellus Nepos, consuls.

 

86. — A Q. MÉTELLUS, CONSUL. Dvrrhachium.

F. V, 4. Les lettres de Quintus, mon frère, et de T. Pomponius, mon ami, m'avaient persuadé que je pouvais compter sur votre secours comme sur celui de votre collègue. C'est sur cette assurance que je vous écrivis. Ma triste fortune me faisait un devoir de vous exprimer ma gratitude, et de vous prier de me garder jusqu'au bout vos bonnes dispositions. Depuis , j'ai su par ma correspondance, et surtout par les voyageurs, que vous aviez changé; et je n'ai plus osé vous importuner de mes lettres. — Aujourd'hui Quintus, mon frère, méfait part du discours favorable que vous avez prononcé dans le sénat, et j'en suis si touché, que je prends sur moi de vous écrire. Ah ! si telle est votre pensée, unissez-vous à moi dans l'intérêt des vôtres, plutôt que de servir leur cruelle animosité contre moi. Vous qui avez su vous vaincre et faire à la patrie le sacrifice de vos ressentiments, iriez-vous épouser la haine d'autrui au détriment de la république? Si votre générosité me sauve, vous pourrez disposer de moi en toute chose; je vous le promets de nouveau. Que si la violence sous laquelle nous avons succombé, moi et la république, tient encore enchaînés les magistrats, le sénat et le peuple, prenez garde qu'un jour, quand vous voudrez revenir sur vos pas , il ne soit trop tard , et que vous n'ayez plus personne à conserver.

87. — A ATTICUS. Rome , août.

A. IV,1. A peine à Rome, une occasion sûre se présente, et je n'ai rien de plus pressé que de me réjouir avec vous de mon retour. Car enfin, pour dire la vérité, si vous n'avez pas montré dans la crise beaucoup plus de tète et de prévoyance que moi ; si je vous ai trouvé bien froid pour me défendre du péril , après les preuves de dévouement que je vous avais données ; si , dans les premiers moments , vous avez en quelque sorte partagé mon illusion , ou plutôt mon aveuglement et mes chimériques alarmes : je sais du moins combien vous avez souffert de me voir arraché à la patrie , et tout ce que vous avez employé d'efforts, de dévouement, de soins et de démarches pour m'y ramener. — Aussi , je puis le dire avec vérité, dans ces transports enivrants au milieu de cette réception inespérée, il me 91 manque quelque chose, c'est de vous voir et de vous embrasser. Mais que j'aie ce bonheur, et je ne vous quitte plus. Si je ne me dédommageais avec usure des privations du passé, de tant de douceur et d'agrément perdus, je me croirais indigne eu quelque sorte de la réparation qui m'est faite. — Déjà j'ai retrouvé ce qu'en ma position je n'espérais guère, et mon lustre au forum, et mon autorité dans le sénat, et mon crédit sur les gens de bien ; le tout au delà même de mes souhaits. Quant à ma fortune, vous savez comme elle a été renversée, démembrée, anéantie. C'est la mon embarras; et j'ai grand besoin de recourir, non pas à votre bourse, quoique je la regarde comme mienne , mais à vos conseils, afin de recueillir et sauver quelque débris. — Vous avez été informé par voie directe ou par le bruit public des circonstances de mon retour. Mais je pense que vous serez bien aise d'en tenir les détails de moi. Je partis de Dyrrhachium la veille des nones d'août, jour où fut publié le décret de mon rappel. J'arrivai à Brindes le jour même des nones. J'y trouvai ma chère Tullie, qui était venue au-devant de moi. C'était le jour de sa naissance, et, par une heureuse coïncidence, le jour de la fondation de la colonie, ainsi que du temple de Salut, dans le voisinage de votre demeure. Cette circonstance n'échappa point à la population , et elle excita ses transports. J'étais encore a Brindes avant le 6 des ides d'août, lorsque j'appris par des lettres de mon frère que la loi avait passé dans les comices par centuries, au milieu des plus étonnantes démonstrations des citoyens de tout grade et de tout rang, et en présence de l'Italie accourue tout entière. Je quittai donc Brindes avec une escorte de l'élite des habitants, et fis route, arrêté à chaque pas par les députations qu'on envoyait de toutes parts pour me féliciter. — Pendant le trajet jusqu'à la ville , il n'y eut pas un individu d'un ordre quelconque connu de mon nomenclateur, qui ne vint au-devant de moi , excepté toutefois les ennemis trop compromis pour feindre ou se démentir. De la porte Capène, j'aperçus les degrés des temples couverts d'une masse de peuple, qui me témoigna sa joie par des acclamations auxquelles la foule ne cessa de répondre jusqu'au Capitole. Dans le forum, au Capitole, affluence incroyable. Le lendemain, jour des nones de septembre , j'adressai mes actions de grâce au sénat, dans le sénat. — Les vivres avaient été chers pendant deux jours; et,. grâce aux menées de Clodius , il y eut d'abord au théâtre, puis ensuite au sénat, des rassemblements où l'on me signalait comme l'auteur de la disette. Le sénat était eu permanence. Le peuple et les gens de bien désiraient que Pompée fût chargé des approvisionnements, et le souhaitait lui-même. La multitude me demanda nommément de le proposer; je le fis, et parlai bien, je vous assure. Aucun consulaire n'était présent, excepté Messalla et Afranius. Ils donnèrent pour prétexte que les votes n'étaient pas libres. On rédigea, conformément à mon avis, un sénatus-consulte pour engager Pompée à prendre la direction des vivres, et pour décider la présentation d'une loi au peuple. A la lecture du sénatus-consulte et surtout a mon nom, le peuple éclata étonnantes démonstrations en applaudissements, de ces applaudissements fous qui sont aujourd'hui à la mode. Je fus alors 92 invité à monter à la tribune par les magistrats présents, c'est-à-dire, par tous, sauf un préteur et deux tribuns du peuple. — Le Jour suivant, le sénat souscrivit à tout ce que demanda Pompée. On était nombreux; les consulaires, au grand complet. Pompée voulut quinze lieutenants, et me nomma le premier, disant qu'il ne ferait rien sans me consulter, comme un autre lui-même. Les consuls ont dresse un projet qui donne pour cinq ans à Pompée la surintendance des vivres par toute la terre. Messius en a fait un autre qui y joint le pouvoir de disposer de toutes les ressources financières de l'empire, des flottes et des armées dont il aura besoin, et qui subordonne l'autorité même des gouverneurs de province à la sienne. Ce décret fait paraître le nôtre bien modeste : il va trop loin. Pompée dit que le premier lui suffit. Ses amis insistent pour le second. Les consulaires éclatent en murmures, Favonius en tête. Moi, je me tais, d'autant plus que les pontifes n'ont encore rien décidé pour ma maison. S'ils annulent la consécration , j'aurai un terrain magnifique. Aux termes du sénatus-consulte, les consuls feront estimer ce qui était dessus ou démolir ce qu'on y a élevé. Des marchés seront conclus en leur nom, et on évaluera tout ce que j'ai perdu. — Telle est ma situation, mauvaise comparée à mon bon temps, bonne après tant de revers. Mes affaires sont fort dérangées, vous le savez. J'ai, de plus, des chagrins d'intérieur que je ne confie pas à une lettre. Mon frère Quintus est d'une tendresse, d'un courage et d'un dévouement admirables, Je l'aime autant que je le désire. Je vous attends. Vite, je vous en conjure ! et ne me faites pas faute de vos bons conseils. Je commence en quelque sorte une ère nouvelle. Déjà plus d'un, qui me défendait absent, commence à médire de moi tout bas, et à me jalouser tout haut. Ah! venez. J'ai grand besoin de vous.

88. — A ATTICUS. Rome, octobre.

A. IV, 2. Si mes lettres sont plus rares que celles de vos autres correspondants, ne croyez pas que ce soit négligence ou occupation. Je suis occupé, sans doute, au dernier point; mais je ne le serai jamais assez pour interrompre un commerce auquel je tiens par affection et par devoir. La vérité est que depuis mon arrivée à Rome, je n'ai eu que deux occasions de vous faire parvenir des lettres ; et celle-ci est la seconde. Je vous ai raconté dans ma précédente mon arrivée à Rome, et vous ai dit ma situation ; assez mauvaise pour ce que je fus dans mes prospérités, assez bonne après mes revers. Depuis, il y a eu grand débat au sujet de ma maison. J'ai plaidé moi-même devant les pontifes, la veille des kalendes d'octobre , et je m'en suis bien tiré, je vous assure. Si jamais j'eus quelque succès par la parole, ou même si je n'en eus jamais, la grandeur de l'injure et l'importance du sujet m'ont inspiré quelque éloquence. Ce discours pourra être mis dans les mains de la jeunesse. Je vous l'enverrai sous peu , même quand vous n'en seriez pas tenté. — Les pontifes ont jugé : Que si celui qui disait avoir consacré l'emplacement n'avait agi ni en vertu d'une prescription générale, ni en vertu d'un mandat nominatif, émanant d'une loi, ou écrit dans un plébiscite, la restitution en pouvait être opérée sans porter atteinte à la religion. Je reçus à l'instant des félicitations, car tout le monde avait vu la une réintégration immédiate. 93 Cependant Clodius monte à la tribune, présenté par Appius. Il annonce à la foule ignorante que les pontifes ont jugé dans son sens; mais que je veux me remettre en possession de vive force. Il appelle le peuple à le suivre , lui et son frère, et à défendre sa liberté. Dans cette tourbe, les uns de rester ébahis, les autres de rire d'une telle folie. Moi, j'avais résolu de ne me montrer qu'après que les consuls auraient exécuté le décret du sénat, et rétabli le portique de Catulus. — Le jour des kalendes d'octobre, grande réunion au sénat. Tous les sénateurs-pontifes avaient été convoques. Marcellinus, qui est ou ne peut mieux porté pour moi, parla le premier, et leur demanda d'expliquer leur décision. A quoi M. Lucullus répondit, au nom de tous ses collègues, que les pontifes n'étaient juges que de la question religieuse; que la question civile appartenait au sénat; que ses collègues et lui avaient statué sur le premier point, comme pontifes, et qu'ils opineraient comme sénateurs sur la question de légalité. Puis chacun d'eux à son tour a exprimé en ma faveur une opinion très développée. Vint le tour de Clodius. Il s'était promis de nous tenir le reste de la séance. Aussi la fin n'arrivait pas. Cependant, quand on l'eut laissé pérorer trois heures durant, l'impatience et l'indignation éclatant de toutes parts , il fut forcé de conclure. Un décret conforme à l'avis de Marcellinus allait passer à l'unanimité, moins une voix, quand Serranus déclara s'y opposer. Les consuls prirent aussitôt les avis sur cette opposition. Là-dessus, les résolutions les plus fortes : il fut arrêté que ma maison me serait rendue et le portique de Catulus rétabli; que tous les magistrats tiendraient la main à la décision du sénat ; et que l'opposant serait , au besoin, responsable de toute voie de fait. Serranus eut peur, et Cornicinus, recourant à la scène obligée, se dépouilla de sa toge et se jeta aux pieds de son gendre. Ce dernier alors demanda la nuit pour se consulter. On ne voulait pas; on se souvenait des kalendes de janvier. Enfin il l'obtint à grand'peine, et seulement parce que j'y consentis. — Le lendemain, le décret fut rédigé tel que je vous l'envoie. Les consuls traitèrent ensuite avec des entrepreneurs pour le rétablissement du portique de Catulus. Celui de Clodius a été rasé, à la satisfaction universelle. Les consuls m'ont adjugé, à dire d'experts, deux millions de sesterces, pour le sol de ma maison. Du reste, ils ont taxé très peu généreusement ma maison de Tusculum à cinq cents mille sesterces, et celle de Formies à deux cents cinquante mille. Tout ce qu'il y a d'honnêtes gens, et le bas peuple môme, blâment cette mesquinerie. D'où vient ce procédé, me direz-vous? d'une fausse honte de ma part, dit-on. Il fallait refuser, me montrer plus tenace. Non , la cause n'en est pas là; et ma discrétion m'aurait servi. C'est, mon cher Pomponius, que les mêmes gens qui m'ont rogné les ailes (vous savez qui je veux dire) ne veulent pas qu'elles repoussent. Mais elles repousseront bientôt, je l'espère. Que je puisse seulement vous posséder. Cependant j'ai peur que votre ami Varron, qui est le mien aussi, à coup sûr, n'aille , en tombant chez vous à l'improviste, me priver encore longtemps du bonheur de vous voir. Vous savez maintenant ce qui s'est passé à 94  mon sujet. Voici ce que je projette. J'ai consenti à être lieutenant de Pompée, mais pour en prendre a mon aise, me réservant la fatuité, au cas ou les consuls à venir tiendraient les comices pour l'élection des censeurs, ou de me mettre sur les rangs, ou d'aller avec une légation libre acquitter des voeux dans presque tous les temples et bois sacrés de l'Italie. J'ai mes raisons pour me ménager l'alternative, et j'ai voulu pouvoir opter à mon gré entre la candidature et une excursion hors de Rome pendant l'été; toujours sans me laisser perdre de vue par des concitoyens qui ont tant fait pour moi. — Tels sont mes arrangements comme homme publie. Mais mon intérieur me donne bien des embarras. Ma maison de Rome se relève. Vous savez ce que Formies me coûte d'argent et de peines. Je ne puis ni l'abandonner, ni le voir. J'ai mis Tusculum en vente : mais je ne puis guère me passer d'un pied-à-terre dans les faubourgs. J'ai épuisé la générosité de mes amis pour une détermination ou il n'y avait que honte à recueillir, vous-même me l'avez dit et écrit , tandis qu'avec les ressources de leur affection et de leur bourse, si mes prétendus défenseurs me l'eussent permis, il était aisé de l'emporter de haute lutte. Ces ressources me font bien faute aujourd'hui. J'ai d'autres peines encore, mais secrètes. Je suis aimé de mon frère et de ma fille. Je vous attends.

89. — A ATTICUS. Rome, novembre.

A. IV, 3. Je vous vois d'ici tout empressé de savoir ce qui se passe, et surtout d'apprendre par moi c qui me concerne. Ce n'est pas que je puisse donner à des faits aussi publics plus de garantie qu'ils n'en auraient dans le récit verbal ou par écrit ([u'en ferait tout autre; mais c'est que mes lettres vous mettront au fait de mes impressions, de la disposition d'esprit ou je me trouve, en un mot de ma situation morale et matérielle. — Le 4 des nones, une troupe de gens armés s'est ruée sur les ouvriers occupés dans mon terrain, les en a chassés, et a renversé le portique de Catulus, qu'on reconstruisait d'après le marché passé par les consuls en exécution du sénatus-consulte, et qui était déjà élevé presque jusqu'au comble. Puis, saisissant les pierres qui se trouvaient sur mon terrain , ils les ont lancées contre la maison de mon frère Quintus , et y ont mis le feu par l'ordre exprès de Clodius; tout cela à la face de Rome, qui voyait briller les torches, et au milieu de la consternation, je ne dirai pas des gens de bien ( y en a-t-il encore?), mais de toute la population sans exception. Après cet exploit, Clodius, l'oeil en feu, se précipite; il lui faut le sang de tous ses ennemis; il court de quartier en quartier; il flatte ouvertement les esclaves de l'espoir de la liberté. Déjà, lorsqu'il déclinait la justice des tribunaux , sa cause était mauvaise , manifestement mauvaise ; mais encore avait-il une cause. Il pouvait nier les faits, les rejeter sur d'autres, se retrancher derrière une ombre de droit. Aujourd'hui ces ruines , cet incendie, ce pillage ont fait déserter tous les siens. A peine s'il lui reste encore l'appariteur Décimus et Gellius. Il ne complote plus qu'avec des esclaves; il voit qu'il peut tuer publiquement qui bon lui semble , sans rendre sa position pire devant la justice. — Aussi, le 3 des ides de novembre, comme je descendais la voie Sacrée, voilà qu'il se jette sur nous avec sa bande. On nous assaille à l'improviste avec des cris furieux, des 95 pierres, des bâtons, des épées nues. Le vestibule de Tettius Damion ni"offre un refuge d'où ceux qui me suivaient tinrent aisément en respect les gens de Clodius. J'aurais pu le faire tuer. Mais désormais je ne procède à la cure que par le régime. J'ai assez du scalpel. — Clodius, voyant le cri général demander son supplice , et non plus son jugement, a voulu nous rendre en lui d'un seul coup tous les Catilina et les Acidinus du monde. La veille des ides de novembre, il s'est mis en tête de forcer et de brûler la maison de Milon sur le mont Germalus, en plein jour, à la cinquième heure, à la tête d'une troupe de gens armés de boucliers, et munis, ceux-ci de glaives et ceux-là de torches. Son quartier général , pour cette expédition, était dans la maison de P. Sylla. Tout à coup , de celle qui est échue à Milon dans la succession d'Annius , Q. Flaccus fait une sortie avec des gens déterminés; il tue les plus signalés bandits de Clodius, cherche Clodius lui-même; mais celui-ci s'était caché au plus profond de la maison de Sylla. Le lendemain des ides, réunion du sénat. Clodius ne bouge de son repaire : Marcellinus fut admirable. Élan général. Malheureusement Métellus gagna du temps par des lenteurs calculées, que favorisa trop bien Appius, son compère, et votre bon ami vraiment, a vous qui me vantiez si à propos son caractère et sa vertu dans toutes vos lettres. Sextius était furieux. Clodius menace de mettre Rome à feu et à sang, si ses comices n'ont pas lieu. Marcellinus fait une proposition écrite pour constituer un seul et même tribunal qui connaisse simultanément de l'expulsion de mes ouvriers, des incendies et de la dernière violence exercée contre ma personne, et pour que le jugement précède l'ouverture des comices. Sextius déclare que si cet avis ne passe pas, il observera les auspices chaque jour d'assemblée. — Là-dessus, on harangue le peuple; Métellus, avec provocation à la révolte; Appius, avec bravades; Clodius, en frénétique. Eh bien! en définitive, si Milon n'eût protesté, les comices avaient lieu. Le 12 des kalendes, bien avant le jour, Milon vint en force occuper le Champ de Mars. Clodius et l'élite de son armée d'esclaves fugitifs n'osèrent l'y attaquer. Milon attendit jusqu'à midi. La foule trépignait de joie. Milon était au comble de la gloire. Bref , la ligue des trois frères est honnie;leur puissance, brisée; on se rit de leur fureur.Métellus se borna à dire qu'il recevrait les déclarations le lendemain, au forum; qu'il n'était pas nécessaire de venir au Champ de Mars la nuit; qu'il serait aux comices à la première heure du jour : Milon se rend avant l'aurore aux comices , le 11 des kalendes. Au point du jour, il aperçoit Métellus qui gagnait furtivement le Champ de Mars par des rues détournées. Il court, joint son homme entre les deux bois , et lui signifie sa protestation. Métellus alors se retire au milieu des huées et des sarcasmes de Flaccus. Le 10 des kalendes, c'était marché. Point d'assemblée, ni le jour suivant. — Aujourd'hui 8, au moment où je vous écris , à la neuvième heure de la nuit, Milon est déjà posté au Champ de Mars. Mon voisin Marcellus, tout candidat qu'il est, ronfle au point que je l'entends de chez moi. On m'annonce que le vestibule de Clodius est presque vide; quelques individus en guenilles, une lanterne pour toute lumière. Rien de plus. A les entendre, je serais l'âme de tout. Qu'ils sont loin de se douter de ce qu'il a de courage et de tête  96 cet homme héroïque ! c'est l'intrépidité même. Je pourrais là-dessus vous conter des merveilles. Mais j'arrive au fait. Il n'y aura pas de comices , je le crois. Clodius, à moins qu'on ne le tue d'ici là, sera accusé par Milon. Je le tiens pour mort, si Milon le rencontre dans la rue. Milon est décidé à en finir. Il ne s'en cache pas. Mon exemple ne lui fait pas peur. Il n'a jamais pris, lui, conseil d'amis perfides, et il n'a garde de compter sur un noble sans énergie. - Chez moi , la tête est bonne, meilleure même qu'au temps de mes prospérités. Mais me voilà bien pauvre. Quintus est généreux; aussi, à l'aide de subsides levés sur mes amis , lui ai-je fait, malgré lui, quelque restitution, autant du moins que mes moyens le comportent, sans m'épuiser tout a fait. Il y a un parti général a prendre sur mes affaires. Je n'ose me décider en votre absence. Hâtez-vous donc!

90. — A QUINTUS. Rome, décembre.

Q. II, 1. Ce matin, je vous avais écrit : mais ce soir, après la séance du sénat, je reçois la visite de Licinius, et je profite de l'occasion qu'il m'offre obligeamment, pour vous rendre compte de ce qui s'est passé. L'assemblée était plus nombreuse que je ne m'y serais attendu au mois de décembre et après les fêtes. En consulaires présents, il y avait avec moi, outre les deux désignés, P. Servilius, Liicullus, Lépidus, Volcatius et Glabrion, préteurs. En tout, nous n'étions pas moins de deux cents. L'attention générale était vivement excitée par ce que devait dire Lupus. Il a parlé du partage des terres de Campanie , et fort bien traité la question. On l'a écouté dans le plus grand silence. Vous connaissez cette affaire. Rien de ce que j'ai fait n'a été omis dans son discours. Lupus a été assez piquant pour César, outrageant pour Oellius, et s'est répandu en plaintes sur l'absence de Pompée. Il n'a conclu que fort tard , déclarant qu'il ne recueillerait pas les voix, pour que je n'eusse pas à souffrir de l'aigreur de la discussion. Il suffisait , dit-il, de rapprocher le silence présent de la violence des débats antérieurs, pour voir clairement dans quel sentiment était le sénat. Là-dessus, il allait congédier l'assemblée, quand Marcellinus lui dit :  « Lupus, il ne faut interpréter le silence que nous gardons aujourd'hui ni dans un sens, ni dans un autre. Si je me tais, moi ( et je crois pouvoir en dire autant de tous ) , c'est que je ne crois pas qu'il y ait convenance à traiter l'affaire de Campanie en l'absence de Pompée. " Là-dessus , Lupus a répété qu'il ne retenait plus le sénat. — Mais Racillius s'est levé, et a commencé son rapport sur l'affaire des jugements. Il a été aux voix en commençant par Marcellinus. Celui-ci a dit d'abord qu'il était déplorable que l'on fût exposé à être incendié, égorgé, lapidé par un Clodius; puis il a proposé de faire tirer au sort les juges par le prêteur de la ville , de n'ouvrir les comices qu'après le tirage, et de déclarer ennemi public quiconque entraverait le cours delà justice. Cette opinion, fort bien accueillie, eut pour adversaires C. Caton et aussi Cassius, qui s'attira une explosion de murmures en voulant faire passer les comices avant la formation des tribunaux. Philippe fut de l'avis de Marcellinus. — Arrivant aux dispositions qui concernent les simples citoyens, Racillius m'interpella le premier. Je parlai longtemps des fureurs et du brigandage de l'armée de Clodius; je l'ai mis 97 sur la sellette, lançant contre lui une accusation en forme au milieu des murmures approbateurs du sénat tout entier. Vétus Antistius, qui prit ensuite la parole, a rendu largement hommage à mon discours , et , je vous l'assure , en homme de talent. Il a appuyé la priorité pour un tribunal qu'il tient par-dessus tout à voir constitué. La mesure allait être adoptée. Mais le tour de Clodius est venu , et il nous a tenus le reste du jour. Il fallait voir sa rage contre Racillius, qui s'était moqué de lui impitoyablement, et le plus finement du monde. Tout a coup, du portique et des degrés, une clameur s'élève. C'était la bande de Clodius,qui en voulait, je crois, à Q. Sevtilius et aux amis de Milon. On prend l'alarme ; on s'indigne, mais on se sépare. Tout cela s'est passé dans une séance. La suite de la délibération ne viendra, je pense, qu'au mois de janvier. Il n'y a pas un tribun du peuple qui approche de Racillius. Antistius aussi se prononce pour moi. Quant à Plancius, il est tout à nous. Songez que vous vous embarquez en décembre ; et , si vous m'aimez, prenez bien vos précautions.

91. — A GALLUS. Tusculum.

F. VII, 26. Voilà dix jours que je souffre d'une violente colique; et comme je ne puis persuader aux gens qui ont besoin de moi que je ne suis pas bien, parce qu'ils me voient sans lièvre, je me suis réfugié à Tusculum. Depuis deux jours, j'observe une diète si sévère, que je n'ai pas même avalé une goutte d'eau. Aussi dans l'état de malaise et d'épuisement où je suis, Il me semble qu'un témoignage d'intérêt de vous à moi eût été beaucoup plus naturel que de moi à vous. Je redoute en général toutes les maladies, surtout celles dont se plaint votre Épicure , les rétentions d'urine et la dysenterie, et qui donnent aux Stoïciens de si mauvaises idées sur son compte; car ils attribuent, l'une à la gourmandise, l'autre à une intempérance plus honteuse encore. Franchement, j'ai craint la dysenterie. Mais soit changement d'air, soit repos d'esprit, soit le temps qui use le mal , je me trouve mieux. -- N'allez pas chercher le hasard ou l'imprudence qui ont pu causer mon indisposition. C'est la loi somptuaire , cette loi toute de frugalité, qui m'a fait tomber dans un piège. Vous savez qu'un de ses articles fait exception pour les fruits de la terre. Eh bien! nos gourmets ont imaginé de remettre ces fruits en honneur, et ils ont inventé pour les champignons, pour les petits choux, pour tous les légumes en général , des assaisonnements qui en font ce qu'il y a de plus délicieux. Je suis tombé sur un de ces plats au repas augurai , chez Lentulus ; et la diarrhée m'a pris si bien, que je commence aujourd'hui seulement à en espérer la fin. Voyez ! moi à qui il en coûte si peu de m'abstenir d'huîtres et de murènes , me voilà pince comme un sot pour des cardons et des mauves ! Avertissement pour l'avenir. Vous qui aviez su mon état par Anicius, lequel m'a vu dans la crise, comment n'avez-vous pas envoyé ou n'êtes-vous pas venu vous-même . Mon intention est de rester ici jusqu'à mon entier rétablissement. J'ai perdu la force et l'embonpoint. Mais que je me débarrasse seulement du mal, et je réponds qu'ensuite l'embonpoint et les forces ne tarderont pas à revenir.

 

98. AN DE R. 698. — AV. J.-C. 56. - DE . 52.

Cn. Cornélius Marcelinus, L. Marcius Philippus, consuls.

 

92.. —  A LENTULUS, PROCONSUL, Rome, janvier.

F., I, 1 Le public , qui voit le zèle, je dirai plus, le filial dévouement que je fais éclater pour vous en toute occasion, trouve que je fais beaucoup; moi seul je trouve que je fais peu. Dans d'autres temps, vous vous occupiez de moi , et vous avez réussi. Je m'occupe de vous maintenant; et , quand je songe à la grandeur de vos services , c'est mon supplice de ne pouvoir vous rendre la pareille. Voici où nous eu sommes. Ammonius, l'envoyé du roi, nous attaque ouvertement , l'argent à la main : ce sont toujours les mêmes courtiers , ces créanciers de Ptolémée qui poussaient l'affaire avant votre départ. Ce que le roi peut avoir de partisans, et il en a peu, demande Pompée. Le sénat objecte la prétendu oracle, non par scrupule religieux , mais par éloignement pour le prince, dont il voit de mauvais oeil les moyens de corruption. Il n'est sorte de représentations et de prières que je ne fasse à Pompée. Je ne lui épargne pas même les reproches pour l'empêcher de tremper dans cette infamie. Mais ce sont des conseils et des supplications dont nous pourrions nous dispenser; car en particulier, comme au sénat, il plaide lui-même votre cause avec plus d'éloquence , d'autorité , de zèle et de chaleur que personne. Il ne tarit pas sur ce qu'il vous doit de gratitude, sur ce qu'il vous porte d'affection Vous savez que Marcellinus est votre antagoniste en cette affaire. En toute autre occasion, dit-il, vous pouvez compter sur son vigoureux appui. Je prends toujours acte de cette parole. Il ne voit et ne veut voir que l'oracle. Il n'y a pas moyen de le faire sortir de là. — Voilà où nous en étions avant les ides. Mais il faut que je vous dise ce qui s'est passé depuis le jour des ides que j'ai écrit ce qui précède. Hortensius, moi et Lucullus, nous nous soumettons à l'oracle en ce qui concerne l'armée : il n'y aurait pas moyen d'arriver autrement. Nous réclamons en même temps l'exécution du sénatus-consulte rendu sur votre rapport, et qui vous charge de rétablir le roi. Nous ferons valoir votre position. L'oracle ne veut pas d'armée, soit! Mais que le sénat vous maintienne votre mandat. Crassus est d'avis de trois commissaires; il n'exclut pas Pompée; il préfère même ceux qui ont. des commandements. M. Bibulus veut aussi trois commissaires , mais qui n'aient pas d'autres fonctions. Les consulaires opinent tous comme Bibulus, excepté Servilius, qui ne veut entendre parler du rétablissement du roi d'aucune manière ; Volcatius, qui se prononce pour Pompée, suivant la proposition de Lupus; et Afranius,qui appuie Volcatius. Cette dernière circonstance rend fort suspects les sentiments de Pompée; elle montre que tous ses amis sont d'accord avec Volcatius. On est en ce moment dans le coup de feu , et déjà la chance tourne. Libon et Hypséus font assaut de démarches et d'efforts; les familiers de Pompée travaillent à qui mieux mieux ; si bien qu'on ne peut plus douter aujourd'hui qu'ils n'aient tous son mot. Ses adversaires ne sont pas même pour vous, parce que vous l'avez trop exalté. Quant à moi , mon influence est gênée singulièrement par les obligations même que je vous ai, et le désir secret qu'on suppose à Pompée est encore contre moi. Il y avait déjà, 99  sans qu'on s'en doutât, bien du mal fait, longtemps avant votre départ, par le roi lui-même, par les intimes et la famille de Pompée. Les consulaires ont été influencés ou vertement, et le dépit a mis le comble à leurs mauvaises dispositions. Telles sont les circonstances au milieu desquelles Je me trouve. Je vous resterai fidèle , à la face de tous, et vos amis pourront voir qu'en votre absence mes sentiments ne changent point. La question deviendrait bien simple , si ceux qui vous doivent le plus ne l'oubliaient pas.

93. — A LENTULUS, PROCONSUL. Rome, janvier.

F. 1, 2. On n'a rien fait au sénat le jour des ides de janvier. Presque tout le temps a été pris par une discussion entre le consul Lentulus et le tribun du peuple Caninius. Moi aussi j'ai eu la parole assez longtemps. Ce que j'ai dit de votre dévouement au sénat m'a paru faire une vive impression sur l'assemblée. Le lendemain , on a voulu avoir l'avis sommaire de chacun. Le sénat nous était redevenu tout à fait favorable. Je l'ai bien vu, soit pendant mon discours, soit pendant l'appel des noms et des votes. Bibulus opina pour charger trois commissaires du rétablissement du roi; Hortensius, pour vous en confier le soin sans armée; Volcatius, pour en charger Pompée. Ensuite on demanda la division sur la proposition de Bibulus. En ce qui concerne l'oracle, il ne pouvait plus y avoir difficulté; tout le monde fut de son avis. En ce qui concerne les trois commissaires , on vota pour :  toute autre chose. — Arrivait la proposition d'Hortensius, lorsque Lupus, tribun du peuple, prétendit  qu'ayant fait le rapport pour Pompée , il avait un droit de priorité sur les consuls , pour faire le partage des voix. Il n'y eut qu'un cri contre cette prétention, tant elle parut extraordinaire et mal fondée. Les consuls ne l'approuvaient ni ne la combattaient d'une manière décidée. Ils voulaient gagner du temps, et ils y ont réussi. Plusieurs fractions de l'assemblée allaient se réunir à l'avis d'Hortensius, tout en parlant tout haut dans le sens de Volcatius. On commençait à voter, malgré les consuls, qui voulaient de la proposition de Bibulus. Le débat s'étant prolongé jusqu'à la nuit, la séance fut levée. Le hasard voulut que je soupasse le soir même chez Pompée. L'occasion était belle. Depuis votre départ, nous n'avions jamais eu au sénat une meilleure journée. Je causai à fond, et je crus voir ses dispositions se modifier successivement, et se prononcer enfin tout à fait pour vous. Il est certain que quand il me parle, il m'est impossible de lui supposer une arrière-pensée; mais si je vois ses amis, dans quelque rang que je les prenne , il m'est démontré , ce qui est d'ailleurs à présent clair pour tout le monde, que depuis longtemps la corruption agit par des affidés, de l'aveu, sans doute, du roi et de ses conseillers. C'est aujourd'hui le 16 des kalendes de février. Je vous écris avant le jour. Il doit y avoir assemblée du sénat. J'y soutiendrai , j'espère, autant que possible , la dignité de mon caractère, au milieu de tant de trahisons et de mauvaise foi. Quant à l'intervention populaire, nous avons gagné du moins qu'on ne puisse mettre le peuple en mouvement , sans fouler aux pieds les auspices, blesser les lois et recourir ou-  100 vertement à la violence. Hier, le sénat a dû faire très sérieuseemnt usage de sa prérogative; et, maigre l'oppsition de Caton et de Caninius , le décret n'en a pas moins été voté. Je suppose qu'on vous l'a envoyé. Je vous tiendrai au courant des autres nouvelles. Comptez sur mes soins , mon zèle , mon crédit , mes efforts pour que les choses se passent convenablement.

94. — A P. LENTULUS, PROCONSUL. Rome, janvier.

F. I, 4. A la séance du 10 des kalendes de février, notre attitude était superbe; nous avions pulvérisé la proposition de Bibulus pour les trois commissaires. Il ne nous restait plus à combattre que celle de Volcatius. Nos adversaires élevèrent mille chicanes pour gagner du temps. Ils voyaient bien que le grand nombre des sénateurs présents, le peu de divergence des opinions et l'extrême défaveur de toute proposition n'ayant pas pour objet de vous confier les intérêts du roi, allaient nous donner gain de cause. Curion a été fort malveillant; Bibulus, beaucoup mieux, et presque pour nous. Mais Caninius et Caton déclarèrent qu'ils ne porteraient pas de lois devant le peuple avant les comices. Or d'après la loi Pupia, comme vous le savez, le sénat ne peut pas s'assembler avant les kalendes de février, ni même pendant tout le mois, si les députations ne sont au préalable ou données ou refusées. L'opinion générale à Rome est que le prétexte de l'oracle a été mis en avant par vos ennemis et vos envieux, moins par opposition contre vous que dans la vue de dégoûter tout le monde d'Alexandrie, dont on ne veut que parce qu'il y aurait une armée à commander. Personne ne suppose au sénat une seule pensée qui ne soit honorable pour vous. Chacun sait que si on n'a pas pu faire l'épreuve de la division , c'est l'effet d'une intrigue de nos adversaires. Mais s'ils veulent maintenant couvrir du nom du peuple quelque manoeuvre scélérate, les mesures sont prises. Ils n'y parviendront qu'en foulant aux pieds la religion et les lois, et  qu'en recourant à la force brutale. Dois-je vous parler de mes efforts et des indignes procédés de quelques personnes? De mes efforts? Mais quand je verserais jusqu'à la dernière goutte de mon sang, je me croirais encore en reste avec vous. Des procédés des autres? Épargnez-moi un récit trop pénible. Si la violence s'en mêle, je ne réponds de rien, surtout avec des magistrats aussi énervés que les nôtres ; à cela près, je vous garantis l'élan du sénat et du peuple romain pour vous maintenir et vous élever au rang qui vous est dû.

95. — A QUINTUS. Rome, 19 janvier.

Q. II, 2. Je dicte aujourd'hui au lieu d'écrire moi-même , selon mon habitude. Ce ne sont pas mes occupations, fort pressantes toutefois, c'est un petit mal d'yeux qui m'y force. Je commencerai par me justifier d'un tort dont je vous accuse : je vous dirai que personne ne m'a encore demandé mes commissions pour la Sardaigne; tandis que, si je ne me trompe, vous ne manquez pas de gens qui vous demandent les vôtres pour Rome. D'après ce que vous m'avez écrit, j'ai causé avec Cincius de votre créance sur Lentulus et Sextius. L'affaire, qu'on la prenne  101 comme on voudra, n'est pas des plus faciles. Il faut, en vérité, que le sol de Sardaigne ait une vertu remémorative. Gracchus ne se ressouvint qu'après son arrivée dans cette province de la faute qu'il avait faite comme augure, lorsqu'il tenait les comices consulaires au Champ de Mars. C'est en Sardaigne aussi que, n'ayant rien à faire , vous vous rappelez tout à coup le plan de Minucius et les comptes de Pomponius. Je n'ai encore rien acheté. La vente de Culléon est faite. Point d'offre pour Tusculum. S'il s'en présentait de très avantageuses, je crois que je me déciderais. — Je ne cesse de presser Cyrus pour vos constructions. J'espère qu'il tiendra parole. Mais Tienne marche, tant on craint d'avoir un furieux pour édile. Il paraît que les comices vont s'ouvrir. Ils sont fixés au 11 des kalendes de février. Ne vous en inquiétez pas , mes précautions sont prises. — Le sénat a décrété que le roi d'Égypte serait rétabli, mais en exprimant qu'une intervention armée serait un danger pour la république. Restait à désigner le chef de l'entreprise; on hésitait entre Pompée et Lentulus; et Lentulus paraissait l'emporter. J'ai fait à merveille, dans ce débat, la part de ce que je dois à Lentulus, sans contrarier ouvertement Pompée. Mais les chicanes des ennemis de Lentulus ont fait traîner la décision en longueur. Puis sont venues les journées comitiales et plus d'assemblée du sénat. A quoi aboutira le brigandage des tribuns, je ne suis pas devin pour le prédire; mais je soupçonne que Caninius emportera la résolution de vive force. Le but de Pompée m'échappe , je l'avoue. Quant à ce que veulent ses amis, cela saute aux yeux. Les créanciers du roi répandent ouvertement l'argent contre Lentulus ; et il a perdu de ses chances, c'est incontestable ; j'en suis très affligé , malgré plus d'un motif que j'aurais de lui en vouloir, si je le pouvais. — Terminez vos affaires; prenez bien votre temps et vos sûretés pour le départ, et venez me joindre le plus tôt possible. Je ne saurais dire à quel point vous me faites faute de toutes manières et à chaque instant. Tout va bien chez vous et chez moi.

96. — A P. LENTULUS, PROCONSUL. Rome, janvier.

F. 1, 3. Je suis intimement lié depuis longtemps avec A. Trébonius, qui a, dans votre gouvernement, des affaires considérables et fort claires. Il a toujours été en grande faveur dans la province, et son mérite personnel n'y a pas moins contribué que l'influence de mon nom et la recommandation de ses amis. Il sait votre amitié pour moi, l'intimité de nos rapports , et il se persuade qu'un mot de moi le mettra dans vos bonnes grâces. Faites, je vous prie, que sa confiance ne soit pas trompée. Je vous recommande ses affaires, ses affranchis, ses agents, tout son monde. Je vous prie surtout de confirmer les dispositions déjà arrêtées dans son intérêt par T. Ampius. Enfin montrez-lui , par vos bons procédés en toutes choses, que ma recommandation n'est pas auprès de vous une recommandation vulgaire.

97. — A ATTICUS. Rome , janvier.

A. IV,4. (1e part). Que Cincius est charmant ! Le voilà chez moi avant le jour, aujourd'hui 3 des kalendes de février. Vous êtes en Italie, dit-il,  102  et il vous envoie des esclaves. Je ne veux pas qu'ils partent sans un mot de moi, non que j'aie rien à vous écrire , si près de vous voir! mais je les charge de vous dire que votre arrivée est pour moi le plus f^rand et le plus désire de tous les bonheurs. Accourez, accourez, vous qui nous aimez
et que nous aimons tant. A bientôt donc. J'écris en courant. Ne manquez pas de descendre directement chez moi avec tous les vôtres.

98. — A  P. LENTULUS, PROCONSUL. Rome, février.

F. I, 5. (1ere part). Une des choses que j'ai toujours désirées avec le plus de passion , c'est de vous montrer et de montrer au monde entier, combien mon coeur est fidèle à la reconnaissance. Eh bien ! en voyant la tournure des événements depuis votre départ, j'en suis à regretter amèrement que vous ayez eu à mettre à l'épreuve mon zèle et le dévouement de vos amis. Vous voyez, vous sentez, à ce que je comprends par vos lettres, que les hommes vous sont aussi fidèles dans vos prétentions à un honneur qui vous est dû, qu'ils me l'ont été dans l'affaire de mon rétablissement. J'avais tout mis en jeu pour le succès, efforts, démarches, influences, lorsque cette odieuse déclaration de Caton est venue soudain déjouer mes combinaisons, et nous a fait passer du doute à l'excès de la crainte. Après ce coup, il faut tout redouter, surtout les perfidies. Pour Caton personnellement, quoi qu'il arrive, je saurai lui tenir tête. — Sur le fond des choses, je veux dire l'affaire d'Alexandrie et les intérêts du roi , mes efforts, je le garantis, ne vous laisseront rien à désirer ni à vous là-bas , ni ici à vos amis. Mais je tremble que la mission ne nous échappe, ou que l'entreprise ne soit abandonnée; et je ne sais ce qui me déplairait le plus de l'alternative. A toute force, il y aurait un pis aller pour lequel nous pencherions assez, Sélicius et moi; ce serait, tout en n'abandonnant pas le roi, d'empêcher cette nomination dont nous ne voulons pas, et ([u'on regarde déjà comme faite. Le tout sera mené avec prudence, et de façon à ne pas froisser si on réussit; et, dans le cas contraire, à éviter l'apparence d'un échec. Vous devez, de votre côté , avec votre sagesse et l'élévation de vos sentiments, considérer toute grandeur et toute dignité comme dérivant de votre vertu, de vos actions, de votre caractère, et vous persuader qu'en vous dérobant quelque chose des avantages que la fortune vous réservait, les méchants se font plus de tort qu'à vous. Il ne se passe pas une minute que je ne m'occupe de vos affaires; je réfléchis ou j'agis, et je ne fais rien sans Sélicius. Vous n'avez pas d'ami plus sage, plus fidèle, plus dévoué.

99. — A QUINTUS. Rome, 15 février.

Q. II, 3. Vous avez reçu par moi le commencement des nouvelles. En voici la suite. Le jour des calendes de février, on a ajourné aux ides l'affaire des légations , qui n'est pas encore terminée. Le 4 des nones, Milon s'est présenté, et, avec lui. Pompée. Marcellus prit la parole, sur mon invitation. Tout se passa bien pour nous. L'affaire fut remise au huitième jour avant les ides. Celle des légations ayant été également renvoyée au même jour, on s'est occupé des provinces pour les questeurs et du règlement d'état des préteurs. Mais à chaque instant les doléances politiques se 103 mettaient de la partie, et l'on n'a rien fini. C. Caton a proposé une loi pour ôter le commandement à Lentulus. Le fils de Lentulus a pris le deuil. — Le 8 avant les ides, Miion comparut. Pompée parla, ou plutôt voulut parler; car dès qu'il se leva, la bande de Clodius fit tapage; et durant tout son discours, ce fut un concert de vociférations et d'injures. Après qu'il eut conclu (car il faut le dire à sa louange , il a tenu bon jusqu'à la fin, dit tout ce qu'il avait à dire, commandant parfois le silence avec autorité), après donc qu'il eut conclu, Clodius se leva à son tour. Mais alors les nôtres firent un tel bruit , par représailles , que notre homme en perdit les idées, la voix, la couleur. Cette scène a duré, depuis la sixième heure que Pompée cessa de parler, jusqu'à la huitième. Les injures et les vers obscènes sur Clodius et Clodia ne furent pas épargnés. Hors de lui et tout pâle, il lançait aux siens ces apostrophes au milieu du tumulte : Qui est-ce qui affame le peuple? Et ces honnêtes gens de répondre : Pompée. Qui est-ce qui veut se faire envoyer à Alexandrie? Pompée. Qui faut-il y envoyer? Crassus. Crassus était la, rien moins qu'amicalement disposé pour Milon. Vers la neuvième heure, et comme à un signal donné, voilà les Clodiens qui se mettent à cracher sur les nôtres. Nous perdons patience. Ils font un mouvement pour nous expulser; mais les nôtres les chargent et les mettent en fuite. Clodius est précipité de la tribune. Moi, je m'esquive, de crainte d'accident. Le sénat se rend à la curie. Mais Pompée resta chez lui. Je ne crus pas non plus devoir paraître à la réunion, pour ne pas me trouver dans l'alternative, ou de rester muet en présence de tels désordres, ou, comme Pompée avait contre lui Bibulus, Curion, Favonius et Servilius le fils, de m'exposer à l'animadversion des gens de bien en prenant sur moi de le défendre. La délibération fut remise d'abord au jour suivant. Mais Clodius l'a fait renvoyer aux quirinales. — Le 6 avant les ides , le sénat s'assembla dans le temple d'Apollon , afin que Pompée pût y assister. Il parla avec dignité. Mais il n'y eut rien de fait. Le lendemain, le sénat, réuni dans le même temple, déclara que ce qui s'était passé le 8 était un attentat contre la république. Ce jour-là, Caton fit contre Pompée une sortie véhémente, une sorte d'accusation formelle d'un bout à l'autre. Quant a moi, il me loua beaucoup, bien contre mon gré. Dans un moment où il taxait Pompée de perfidie à mon égard , il se fit un silence très malveillant. Pompée répliqua avec énergie, fit le portrait de Crassus, et dit tout haut qu'il se garderait, lui, mieux que n'avait fait Scipion l'Africain, qui s'était laissé assassiner par Carbon.— De grands événements, je crois, se préparent. Pompée se persuade, il me l'a dit lui-même , que l'on en veut à sa vie ; que c'est Crassus qui pousse C. Caton et qui fournit de l'argent à Clodius; qu'il s'entend, pour les soutenir tous deux, avec Curion, Bibulus et ses autres ennemis; qu'enfin il est temps d'aviser sérieusement à sa propre sûreté, en présence de la population du forum qui lui échappe, de la noblesse qui lui tourne le dos, d'un sénat prévenu, et d'une jeunesse ardente à mal faire. Aussi prend-il ses mesures , appelant à lui les gens de la campagne. De son côté, Clodius rallie sa 104 troupe et finit ses dispositions pour les quirinales. Jusqu'à présent, nous avons de beaucoup l'avantage du nombre. Nous attendons encore de la Gaule et du Picénum des recrues considérables; et nous serons en force, quand les projets de loi de Caton contre Milon et Lentulus seront portées devant le peuple. — Le quatrième jour avant les ides de février, Sextius l'ut accusé de brigue par Cn. Nérius de la tribu Pupinia, et simultanément de violence par un certain M. Tullius. Il était malade. Aussitôt, comme je le devais, j'allai le voir, et me mis a sa disposition. On ne s'attendait pas à cette démarche de ma part. On me croyait des griefs contre lui : si bien que je passe aujourd'hui à ses yeux et aux yeux de tous, pour le meilleur et le plus généreux des hommes. Je ne reculerai pas. Marius a fait sa déposition devant Cn. Lentulus Vatia et C. Cornélius, désignés d'office. Un décret du sénat du même jour porte que toutes les associations et tous les rassemblements aient à se dissoudre; et qu'il sera pourvu par une loi, à l'égard des réfractaires , à l'application des peines, comme pour fait de violence. — Le troisième jour avant les ides de février, je plaidai pour Bestia dans une accusation de brigue, devant le préteur Cn. Domitius; c'était en plein forum , et l'assemblée était nombreuse. Je trouvai l'occasion de placer un mot pour Sextius dans mou discours : je rappelai que, couvert de blessures dans le temple de Castor, il n'avait dû la vie qu'au secours de Bestia. C'était prévenir d'avance favorablement les esprits pour Sextius; et mes justes éloges ont été accueillis par d'unanimes applaudissements. Sextius a été très sensible à ce procédé. Je vous rapporte ces détails, parce que vous m'avez souvent recommandé de conserver de bon» rapports avec lui. — Je vous écris la veille des ides de février, avant le jour. Ce soir, je suis du festin de noces de Pomponius. Ma position est , du reste , comme je n'osais m'en flatter, malgré vos assurances, tout à fait digne et satisfaisante. C'est, mon cher frère, grâce à votre prudence, à votre longanimité, a votre courage, à votre tendresse pour moi , à la séduction de vos manières, que nous avons tous deux repris cette attitude. On a loué pour vous la maison de Lucinius, prés des bosquets de Pison. Mais dans les premiers jours de juillet, vous pourrez, je pense, vous installer dans la vôtre. Les Lamia, qui ont loué votre maison des Carènes, sont de très commodes locataires. Je n'ai reçu aucune lettre de vous depuis celle d'Orbie. Que faites-vous? comment passez-vous le temps? mais surtout quand vous reverrai-je? Soignez-vous, mon cher frère ; et quoique nous soyons en hiver, n'oubliez pas que vous êtes dans cette vilaine Sardaigne.