A. DE R. 686. — AV. J. C. 68. — DE C. 39.
L. Cécilius Métellus, Q-
Marcius Rex, consuls.
1.
— A ATTICUS. Rome.
A. I, 5. Dans l'intimité où nous
vivons, vous devez comprendre mieux que personne quelle douleur me cause
la mort de mon frère (01) Lucius, et quelle est la portée de ce coup
pour moi, comme homme public et comme ami. Tout ce que la honte du cœur
et l'aménité du caractère peuvent prêter de charme à une liaison, je le
trouvais dans Lucius. Je ne doute pas que vous ne soyez chagrin de cette
triste nouvelle. Mon affliction vous touchera : vous perdez vous-même un
homme distingué, un parent fidèle, un ami qui vous aimait pour vous et
pour me plaire. — Vous me parlez de votre soeur; elle vous dira mes
efforts auprès de Quintus pour le ramener., envers sa femme, à de
meilleurs sentiments. Il était très monté. J'ai tour à tour fait parler,
dans mes lettres, la tendresse d'un frère, l'autorité d'un aîné, la
sévérité d'un censeur. Ses réponses me donnent lieu de penser qu'ils
sont ensemble aujourd'hui comme ils le doivent et comme nous le
désirons. Vous vous plaignez à tort de mon silence. La chère Pomponia ne
m'a pas une seule fois procuré le moyen de vous écrire., et, de mon
côté, je n'ai eu d'occasion ,ni pour l'Épire , ni pour Athènes, où j'ai
su que vous aviez etc. — A mon retour à Rome, après votre départ, je me
suis occupé d'Acutilius, selon vos ordres. Mais il y avait si peu
à faire, et vous êtes si bien en état de prendre conseil de vous-même,
qu'au lieu de vous envoyer mon avis, je laisse Péducéus vous donner le
sien. Ce n'est pas assurément qu'après avoir durant plusieurs jours
prêté l'oreille à Acutilius (et vous savez comme il procède) je regarde
comme une peine de vous mander ses griefs, moi qui ai subi, sans
sourciller, l'ennui de les entendre. Mais vous qui m'accusez, savez-vous
bien que vous nec m'avez écrit qu'une. lettre, quoique, vous ayez
comparativement plus de loisirs et d'occasions que moi? .le dois,
dites-vous, m'employer à calmer l'irritation de quelqu'un contre vous.
Je retiens cette parole, et déjà, certes, j'avais agi ; mais on est tout
à fait fâché. J'ai dit devons tout ce qu'on peut dire, et j'en
suis demeuré là. Il faut que je sache vos intentions ; faites-les-moi
connaître, et vous verrez que, si je n'ai pas voulu d'abord aller plus
vite que vous, j'irai ensuite du pas que vous voudrez — Tadius m'a parlé
de son affaire. Vous lui aviez écrit, dit-il, d'être sans inquiétude sur
l'héritage, parce qu'il a l'usucapion. Comment pouvez-vous ignorer qu'on
ne se prévaut jamais de l'usucapion envers un mineur en état de tutelle
légale ; ce qui est, dit-on, le cas de cette jeune fille? — Je vois que
vous êtes content de vos acquisitions d'Épire, et j'en suis charmé. Oui,
soyez assez bon pour vous occuper, sans vous gêner pourtant, de ce que
je vous ai demandé pour Tusculum, et de tout ce que vous trouveriez en
outre à ma convenance. C'est là seulement que j'oublie, dans un doux
repos, mes peines et mes ennuis. J'attends mon frère de jour en jour.
Térentia est prise de fortes douleurs dans les articulations. Elle vous
aime beaucoup, vous, votre sœur et votre mère, et vous fait mille
compliments, aussi bien que ma petite Tullie, mes amours. Portez-vous
bien, aimez-moi, et croyez bien que je vous aime en frère.
2 A ATTICUS. Rome.
A. I, 6. Non, vous n'aurez plus à me
reprocher de négligence : mais vous qui avez si peu à faire, tâchez
d'être aussi exact que moi. M. Fontéius vient d'acheter la maison de
Rabirius à Naples ; il l'a payée cent trente mille sesterces ; c'est
cette maison que vous aviez déjà mesurée et rebâtie en projets. Il est
bon que vous sachiez ce qui en est, si vous y pensez encore. Mon frère
me paraît aussi bien que nous pouvons le désirer avec Pomponia. Ils sont
ensemble dans leurs proprietés d'Arpinum. Il a avec lui un homme d'une
instruction solide et applicable, D. Turranius. C'est le 4 des calendes
de décembre que notre père est mort. Voilà tout ce que j'ai à vous dire.
Si vous trouvez quelque chose de bien pour le gymnase, pour le lieu de
prédilection que vous savez , ne laissez pas échapper l'occasion.
Tusculum a pour moi un charme qui fait que je ne me sens vraiment bien
que là. Tenez-moi exactement au courant de tout ce que vous faites et de
tout ce que vous projetez.
3. — A ATTICUS. Rome,
décembre.
A. I, 7. Votre mère se porte bien,
et nous en avons grand soin. Je viens de garantir à L. Cincius le
payement de vingt mille quatre cents sesterces pour le jour des ides de
février. Envoyez-moi, je vous prie, le plus tôt possible ce que vous
avez acheté ou retenu pour moi. Occupez-vous également d'une
bibliothèque ; j'ai votre parole, et je place dans votre bonté l'espoir
de toutes mes jouissances pour le moment du repos.
4.— A ATTICUS. Rome.
A. I, 9. Tout va chez vous à souhait.
Mon frère et moi nous chérissons votre mère et votre sœur. J'ai parlé a
Acutilius. Il dit que son agent ne lui a rien écrit ; il ne comprend pas
la difficulté que cet homme a faite d'accepter une caution, quand il
n'en a jamais demandé davantage. Tadius m'a paru reconnaissant et
enchanté de la matière dont vous avez terminé son affaire. L'ami que
vous savez, excellent homme, sur ma parole, et tout dévoué pour moi,
vous en veut toujours beaucoup. Cela vous importe-t-il? et à quel point?
Voilà ce qu'il faut que je sache avant de m'avancer.—J'ai eu soin,
conformément à vos ordres, de faire payer vingt mille quatre cents
sesterces à T.. Cincius pour les statues de Mégare. Je jouis d'avance
des Hermès de marbre pentélique, à têtes de bronze, que vous m'annoncez.
Ne perdez pas un moment Je vous prie, pour les envoyer, ainsi que les
statues et tous les autres objets d'art que vous jugeriez convenir au
lieu en question, entrer dans mes goûts ou faire honneur à votre choix ;
le plus possible, le plus promptement possible; mais surtout de ces
choses qui fout bien dans un gymnase ou une galerie. C'est une passion
chez moi : que les autres la blâment; vous devez, vous, la satisfaire.
Si le vaisseau de Lentulus vous manque, prenez-en un autre. Ma chère
petite Tullie, mes délices, me tourmente pour le présent que vous lui
avez promis, et prétend qu'elle m'attaquera comme caution. Mais je me
parjurerai très certainement plutôt que de payer pour vous.
AN DE R. 687 —
AV. J. C. 67. - AGE DE C. 40.
5. — A ATTICUS. Rome.
A. I, 9. Vos lettres sont beaucoup
trop rares ; pourtant, vous avez plus d'occasions pour Rome que mot pour
Athènes ; en outre, je ne suis pas sûr que vous soyez à Athènes, et vous
êtes sûr que je suis à Rome. Aussi, je ne vous écrirai que peu de mots,
parce que ne sachant où ces causeries familières peuvent vous trouver,
je ne veux pas les exposer à tomber en de mains indiscrètes. J'attends
avec impatience les statues de Mégare et les Hermès dont vous m'avez
parlé. Tout ce que vous trouverez dans ce genre, tout ce qui vous
paraîtra digne de mon académie, envoyez-le-moi, et ne craignez pas de
mettre mon coffre à sec. Voilà désormais ma passion. C'est surtout mon
gymnase que je veux décorer. Lentulus m'offre ses vaisseaux. Je me
recommande à votre diligence. Chilius désire avoir les cérémonies des
Eumolpides ; je me joins à lui pour vous les demander.
6.
— A ATTICUS. Tusculum.
A. I, 10. Comme j'étais à Tusculum
(voilà pour votre, Comme j'étais au Céramique), comme j'étais à
Tusculum , un esclave m'apporte, de la part de votre sœur, une lettre de
vous, et m'annonce qu'un exprès qu'elle vous dépêche doit partir
aujourd'hui même après-midi. J'en profiterai pour vous répondre quelques
mots, pas davantage , parce qu'on ne m'en laisse pas le temps. — Je vous
promets d'abord du calmer notre ami, peut-être même de vous le ramener
tout à fait. J'y travaillais déjà de moi-même ; je redoublerai de zèle
et d'efforts, maintenant que je vois combien vous le désirez. Seulement
je vous avertis qu'il est blessé. Mais comme je ne vois pas de motifs
sérieux, j'espère lui faire entendre raison et le réduire, a mon gré. —
Ne manquez, pas, je vous prie, la première occasion commode d'embarquer
mes statues, mes Hermès-Hercules, et tout ce que vous trouverez de bien
pour le séjour que vous connaissez,, surtout pour ma palestre et mon
gymnase. C'est là que je vous écris, et le lieu m'en ferait souvenir. Je
vous demande aussi des moulures pour le plafond de l'Atrium, et deux
couvercles de puits sculptées. Ne traitez avec personne de votre
bibliothèque, quelque ardent amateur que vous trouviez. Je réserve la
totalité de mes petites épargnes pour cette acquisition, qui sera la
ressource de ma vieillesse. J'ai lieu de croire que mon frère est
aujourd'hui dans les dispositions que je désire , et que j'ai tâché de
lui inspirer. J'en ai plus d'une marque; et la grossesse de votre sœur
n'est pas la moins significative. — Quant à la prochaine assemblée des
comices, je n'oublie pas que je vous ai dispensé d'y venir appuyer ma
candidature; et depuis longtemps je ne cesse de le répéter à ceux de nos
amis communs qui s'attendent à vous y rencontrer. Loin de vous appeler,
je vous défends d'y venir. Il y a en ce moment bien plus d'intérêt pour
vous à rester là-bas , que pour moi à vous avoir ici. Figurez-vous que
vous êtes en mission pour mon compte, et tenez, votre esprit en repos.
Si je triomphe, je serai pour vous, de cœur et de langage, le même que
si vous aviez pris part à la lutte, le même que si je ne devais le
succès qu'à vous. Ma petite Tullie vous assigne aujourd'hui comme
caution et débiteur principal.
7. — A ATTICUS.
Rome.
A. I, 11. J'avais pris les devants
sur vos deux lettres si bien raisonnées et si touchantes. De plus,
Salluste était là qui me pressait aussi d'opérer à toute force votre
réconciliation avec Lucéius. Malheureusement j'ai tout tenté, et je n'ai
réussi ni à nous le ni mener, ni même à lui arracher le secret de son
obstination. Il revient toujours sur l'arbitrage et sur les autres
griefs que je connaissais avant votre départ; mais j'imagine qu'il y a
quelque autre chose qui lui tient au cœur. Ce que vous écririez, et tout
ce que je pourrai dire, feront bien moins que votre présence. Une parole
de vous, un regard, et tout est effacé; vous n'avez qu'à m'en croire ,
c'est-à-dire, qu'à le vouloir : et il le faut ainsi, ne fut-ce que pour
ne point démentir voire caractère de bienveillance. Ne soyez pas surpris
de me voir désespérer de mes efforts après vous avoir affirmé si
positivement le contraire. Il est difficile d'imaginer à quel point sa
tête est montée, et son ressentiment, profond. Mais voire arrivée
arrangera tout; sinon, de quelque côte que soient les torts, il se
préparerait bien des regrets. — A l'heure qu'il est, dites-vous dans
votre dernière lettre, je suis désigné : apprenez qu'à Rome aujourd'hui
il n'y a pas de gens plus ballottés que les candidats, et qu'on ne sait
pas même quand auront lieu les comices. Au surplus, Philadelphe vous
tiendra au courant. — Envoyez-moi , je vous prie, sans plus attendre,
tout ce que vous avez acheté pour mon académie. C'est merveille que le
charme de cette retraite pour moi, rien seulement que d'y penser. Ayez
soin aussi de ne pas vous défaire de votre bibliothèque.
Conservez-la-moi , vous me l'avez promis. Mon goût pour les livres est
égal à mon dégoût pour le reste; car vous ne sauriez croire à quel point
vous trouverez tout empiré, après une si courte absence.
8. — A. ATTICUS. Rome.
A. I, 3. Savez-vous bien que votre
aïeule est morte du chagrin de votre absence et aussi de la crainte de
voir les femmes du Latium manquer à leurs obligations cette année, et ne
pas amener les victimes sur le mont Albain? L. Sauféius vous écrira, je
le suppose, une lettre de condoléance. On vous attend ici pour le mois
de janvier. N'est-ce qu'une supposition ? ou bien l'avez-vous mandé à
quelqu'un? vous ne m'en avez rien dit. Le convoi de statues a débarqué à
Caïète : je ne les ai pas encore vues. Il m'est impossible de quitter
Rome en ce moment. J'ai fait payer le transport. Je vous sais un gré
infini de me les avoir fait parvenir aussi vite et à si bon marché. -
J'ai suivi vos recommandations réitérées, et j'ai tout mis en oeuvre
pour apaiser notre ami : mais il est monté d'une manière incroyable. Il
a des griefs dont vous devez savoir quelque chose, et que je vous dirai
à votre retour. Je n'ai pas mieux réussi pour son ancien ami Salluste,
qui était là avec moi. Je vous fais connaître cette circonstance, parce
que Salluste me cherchait toujours querelle à votre sujet. Il sait
aujourd'hui, par expérience, que l'homme est inexorable, et que mon zèle
pour vous n'a point failli. J'ai promis ma Tullie à C. Pison Frugi, fils
de Lucius.
AN DE R. 688 —
AV. J. C. 66. - AGE DE C. 42.
M. Aemilius Lépidus,.
VoIcatiusTuiius, consuls.
9. A ATTICUS. Rome.
A. I, 4. Que de fausses joies vous
nous donnez de votre retour! On vous croit arrivé; et voilà que vous
nous renvoyez au mois de juin. Je compte au moins qu'à cette époque vous
tiendrez parole. Vous le pouvez sans peine. Vous assisterez ainsi aux
comices de mon frère Quintus; vous nous reverrez après une longue
absence, et vous terminerez votre différend avec Acutilius. Péducéus se
joint à moi pour vous y inviter. Tous deux nous pensons qu'il faut en
finir. Ma médiation est à votre service, comme toujours. - J'ai prononcé
contre C. Macer, et vous ne sauriez imaginer quelle éclatante
confirmation mon jugement a reçue de l'opinion publique. S'il eût été
absous, jamais sa reconnaissance n'eût valu pour moi l'honneur que me
fait sa condamnation, dans l'esprit du peuple. - Je suis ravi de ce que
vous me dites de ma statue de Mercure-Minerve. Il n'y a rien de plus
convenable pour mon académie car Mercure est l'ornement obligé de tous
les gymnases, et Minerve doit distinguer particulièrement le mien.
Continuez à m'envoyer tout ce que vous trouverez d'objets d'art pour la
même destination. Je n'ai pas encore vu les statues de votre dernier
envoi. Elles sont à Formies, où je compte aller sous peu. Je les ferai
toutes transporter à Tusculum. Quant à embellir ma maison de Caïète,
quand j'aurai de l'argent de trop j'y songerai. Gardez toujours vos
livres, et ne désespérez pas de moi, je vous prie. Ils seront miens, je
vous le jure. Que si ce beau jour arrive, je me croirai plus riche que
Crassus, et je me moquerai de toutes les campagnes et de toutes les
terres du monde.
AN DE R. 689 —
AV. J. C. 65. - AGE DE C. 43.
L. Aurélius Cotta.
L. Lucius Manlius Torquatus, consuls.
10. - A ATTICUS. Rome,
Juin.
A. I, 1. Vous vous intéressez
vivement à ma candidature, je le sais : voici jusqu'à ce moment l'état
des choses. Je n'ai qu'un concurrent, Galba, et on lui dit non tout net,
et sans cérémonie, comme au temps de nos pères. On pense même qu'il ne
m'aura pas nui, en se pressant si fort; car presque tous lui refusent
leur voix, par la raison, disent-ils, qu'elle m'est due. Aussi, et c'est
là le meilleur, répète-t-on partout, que mes partisans augmentent à vue
d'oeil. Je compte commencer mes démarches au Champ de Mars le jour où, à
ce que m'a dit Cincius, votre esclave doit partir avec ma lettre,
c'est-à-dire, le 16 des calendes de juillet, jour des comices pour
l'élection des tribuns. Les concurrents, sur lesquels il n'y a pas
d'incertitude, ne sont encore que Galba, Antoine et Q. Cornificius.
Cornificius! vous allez rire, ou plutôt vous gémirez. Mais, ce qui vous
fera tomber des nues, on parle aussi de Césonius. Quant à Aquillius,
c'est à tort qu'il a été question de lui; il est le premier à s'en
défendre, en alléguant sa mauvaise santé et ses nombreux travaux
judiciaires. Enfin, je ne considérerai Catilina comme un compétiteur
sérieux que quand on m'aura prouvé qu'il ne fait pas jour en plein midi.
Vous n'attendez pas, je pense, que je vous parle d'Aufidius et de
Palicanus. - Parmi les candidats actuels, César est le seul qui soit sûr
de son élection. Thermus luttera contre Silanus; mais ils ont tous deux
si peu d'amis et si peu de considération, qu'il ne me parait pas
impossible de faire passer Curius entre les deux. Je suis seul, au
surplus, de cet avis. Mon intérêt est que Thermus soit élu avec César;
car s'il est renvoyé à mon année, il n'y aurait pas pour moi de
concurrent plus redoutable, d'autant qu'il est chargé de la voie
Flaminienne, et que, lorsqu'elle sera terminée, il aura bien des
chances. Je le donnerais donc aujourd'hui très volontiers pour collègue
à un autre consul. - Voilà, quant à présent, mes conjectures sur les
divers prétendants. Je ne négligerai rien en ma qualité de candidat.
Comme la Gaule a un grand poids dans la balance, je profiterai peut-être
de la stagnation des affaires au forum pour me faire donner une mission
auprès de Pison ; j'irais au mois de septembre pour revenir en janvier.
Je ne sais pas encore le parti que prendront les nobles; je vous en
écrirai plus tard. Du reste, j'augure bien de tout, pourvu qu'il ne
survienne pas d'autres concurrents que ceux de Rome. Assurez-moi, je
vous prie, le vote de ceux qui marchent avec notre ami Pompée; vous êtes
plus en position. Dites-lui que je ne lui en voudrai aucunement s'il ne
vient pas à l'assemblée des comices. J'ai fini sur ce point. - Mais en
voici un autre où j'aurai besoin de votre indulgence. Votre oncle
Cécilius, qui perd beaucoup d'argent avec P. Varius, attaque comme
frauduleuse la vente que ce dernier a faite de ses biens à son frère
Caninius Satrius. On poursuit l'affaire au nom de tous les créanciers,
parmi lesquels se trouvent Lucullus, P. Scipion et Pontius, qui
probablement eût été syndic si on eût vendu la propriété par décret.
Mais il s'agit bien de cela à présent! Cécilius est venu me prier de me
charger de son affaire contre Satrius. Or, vous saurez qu'il ne se passe
guère un jour sans que Satrius ne vienne me voir. Il est avant tout pour
L. Domitius ; mais après Domitius, pour moi. Il nous a servis
puissamment, mon frère et moi, dans nos candidatures. Mon embarras est
grand, lié comme je le suis avec Satrius lui-même et avec Domitius, que
je regarde comme le pivot de mon élection! J'ai cherché à
15
faire comprendre cette position à Cécilius. Je lui ai dit que s'il était
seul à plaider contre Satrius, je répondrais à son appel; mais que la
position n'était pas telle; que l'affaire se poursuivait au nom de tous
les créanciers; que parmi eux se trouvaient des hommes dont le crédit
est immense; que ces hommes sauraient bien défendre des intérêts
communs, sans aucune intervention particulière en son nom; que dès lors
il fallait faire la part des ménagements auxquels j'étais obligé et des
circonstances où je me trouvais. Il a reçu ces observations avec plus de
roideur que je ne m'y attendais, et que ne comporte la politesse. Il a
même rompu avec moi les relations qui s'étaient depuis peu établies
entre nous. Je compte sur plus d'indulgence de votre part. Vous
comprendrez que mes sentiments ne me permettent pas de rien faire contre
un ami, dans la conjoncture de sa vie la plus délicate, et quand il y va
de sa réputation, après en avoir reçu tous les témoignages
d'attachement. Libre à vous de me juger avec sévérité, et de voir de
l'ambition dans mon refus. Mais, cela fût-il, vous devriez me pardonner
encore car «il ne s'agit pas ici de disputer la chair d'une victime ou
la dépouille d'un taureau. » Vous savez dans quelle carrière je suis
lancé; ce n'est même plus assez pour moi de conserver mes anciens amis ;
j'ai besoin de m'en faire de nouveaux. J'espère que vous approuverez mes
raisons; je le désire vivement. - Votre Hermathène me charme. Cette
statue fait si bien en place, que c'est comme un soleil dont l'éclat
illumine tout mon gymnase. Je vous aime plus que jamais.
11.
— A ATTICUS. Rome.
A I, 2. Je vous annonce que L.
Julius César et C. Marcius Figulus étant consuls, ma famille s'est
augmentée d'un fils dont Térentia est accouchée fort heureusement. Qu'il
y a longtemps que je n'ai vu de vos lettres ! Je vous ai précédemment
rendu compte en détail de ma situation. Je me prépare en ce moment à
défendre Catilina, mon compétiteur. Nous avons obtenu tous les juges que
nous désirions, et cela du consentement formel de l'accusateur.
J'espère, si j'obtiens son acquittement, le trouver disposé à s'entendre
avec moi sur nos démarches; s'il en est autrement, je prendrai mon
parti. J'ai bien besoin de vous voir arriver, car on est partout
convaincu que les nobles, vos amis, s'opposeront à mon élévation. Vous
pourriez agir utilement sur eux, et me les ramener. Soyez donc à Rome
pour janvier, comme vous en aviez l'intention. N'y manquez pas.
8
AN DE R.
692 — AV. J. C. 62. - AGE DE C. 46.
Julius Silanus. L
Licinius Murena,
consuls.
12. — A CN. POMPÉE LE
GRAND, FILS DE CNEIUS, IMPERATOR. Rome.
F. V, 7, J'ai partagé l'indicible et
universelle joie que vos lettres officielles ont causée. Les assurances
que vous nous donnez d'une paix prochaine ne l'ont que. confirmer Imitée
que, dans ma confiance en vous, je n'ai cessé de prédire. Mais vous
saurez que votre lettre a été comme la foudre pour les espérances de
certaines gens, vos ennemis autrefois., aujourd'hui vos bons amis; ils
en sont atterrés. Le mot que vous m'avez adressé en particulier,quoique
bien peu de chose, est un témoignage de votre bienveillance, qui m'a
fait plaisir, car je mets tout mon bonheur dans la conscience des
services que je rends; et s'il arrive qu'où ne m'en tienne pas compte,
je m'accommode assez de penser qu'on est en reste avec moi. Si j'ai peu
gagné sur vous par mon entier dévouement à votre personne, je ne doute
pas que bientôt l'intérêt public ne nous rapproche et ne nous unisse
étroitement. — Et pour que vous ne vous mépreniez pas sur ce que je
croyais trouver dans votre lettre, je vous le dirai franchement, comme
il convient à mon caractère et à nos relations : j'ai assez fait pour
qu'il me fût permis d'attendre de votre amitié, et par considération
pour la république, quelques mots de félicitations. Votre réserve tient
peut-être à la crainte de blesser quelqu'un. Mais vous saurez que
l'applaudissement du monde entier a sanctionne ce que j'ai fait pour le
salut de la patrie. Vous allez revenir à Rome ; alors vous jugerez ce
qu'il m'a fallu déployer de prudence et de force d'âme; et le Scipion de
nos jours, plus grand encore que l'Africain, ne refusera plus à Léiius,
ou du moins a qui n'est pas tout a fait indigne de ce nom , une place a
à côté de lui dans la république et dans son amitié.
13. - DE Q. METELLUS,
FILS DE Q. METELLUS CELER, PROCONSUL, A M. T. CICÉRON. De la Gaule
intérieure.
F. V,1. Si votre santé est bonne,
j'en suis charmé, Je croyais entre nous à une réciprocité de sentiments
et à un retour d'affection qui devraient me mettre à l'abri de vos
sarcasmes en mon absence; et je ne vous supposais pas capable d'aller,
pour un mot, attaquer mon frère Métellus dans son existence et dans sa
fortune. Au cas où vous jugeriez ne rien lui devoir, l'honneur de notre
famille , mon dévouement pour la vôtre et pour la république, auraient
pu du moins lui servir d'égide. Ainsi le voilà poursuivi et traqué, et.
moi je suis abandonné par ceux sur qui nous devions compter le plus. On
me blesse, on me flétrit, moi qui suis à la tête d'une province, qui
commande une armée, et qui dirige en chef les opérations de la guerre.
Ah ! votre conduite est un outrage à la raison, à l'antique générosité
de nos ancêtres, et l'on ne s'étonnera pas s'il vous en arrive, malheur.
Changer à ce point pour moi et pour les miens! c'est ce que je n'aurais
jamais pu croire. Quant à moi, ni les chagrins domestiques, ni les
injustices des autres ne me détourneront de mes devoirs envers la
république.
14. M. T. CICERON A Q. METELLUS. Rome.
F. V, 2.. Si vous et votre armée
êtes en bonne santé, j'en suis charmé. Vous croyiez, dites-vous, à une
réciprocité de sentiments entre nous et à un retour d'affection qui
devaient vous mettre
9
à
l'abri de mes sarcasmes. Je ne sais pas ce que vous entendez parla. Je
soupçonne que vous faites allusion à un propos que j'ai tenu au sénat :
je parlais des regrets de certaines gens, au sujet de la république
sauvée par mon courage ; je vous citai comme ayant fait à des proches,
auxquels vous ne pouviez rien refuser, le sacrifice de ce que vous
deviez dire à ma louange au sénat; j'ajoutai que l'oeuvre du salut
commun avait été partagée entre nous; que j'avais défendu la ville
contre les trahisons du foyer domestique et les dangers de l'intérieur,
pendant que vous la gardiez au dehors des attaques ouvertes et des
attentats cachés de ses ennemis ; mais que cette grande et glorieuse
confraternité avait été brisée par vos proches le jour où ils avaient eu
peur que même le plus faible hommage de votre part vint répondre aux
témoignages solennels que je vous avais rendus. Je racontai comment je
m'étais fait une grande attente de vos éloges, et comment cette attente
avait été déçue. On trouva l'observation piquante, et on se mit à rire,
modérément toutefois, et beaucoup moins d'ailleurs de vous que de ma
déconvenue et de la candeur de mes aveux sur le prix que j'attachais à
vos éloges. Certes, il y a quelque chose d'honorable pour vous dans mon
regret de n'avoir pu , au comble de l'honneur et de la gloire, recevoir
un compliment de vous. —Vous parlez d'une réciprocité de sentiments. Je
ne sais ce qu'en amitié vous nommez réciproque. Moi j'appelle ainsi les
bons offices que l'on rend et que l'on reçoit tour à tour. Si je vous
disais que je me suis démis de ma province pour l'amour de vous, vous
auriez raison de ne pas me croire : c'étaient des motifs personnels qui
m'y portaient, et je m'applaudis chaque jour d'une résolution si bien
dans mes intérêts et dans mes goûts. Mais à peine m'en fus-je démis dans
l'assemblée du peuple, que je cherchai à vous avoir pour successeur. Je
ue parle pas du tirage au sort. Mais persuadez-vous bien que mou
collègue n'a rien fait que d'accord avec moi, et rappelez-vous ce qui a
suivi; comme je me pressai d'assembler le sénat après le tirage ; en
quels termes je parlai de vous, jusqu'à vous faire dire à vous-même que
de tels éloges étaient une satire contre vos collègues. Tant que
subsistera le sénatus-consulte rendu en ce jour, mes sentiments pour
vous ne pourront être mis en doute. Plus tard, lorsque vous partîtes ,
vous savez ce que je fis au sénat ; le langage que je tins dans les
assemblées publiques; les lettres que je vous écrivis; et, la balance à
la main, jugez vous-même si, lors de votre dernier voyage à Rome, il y a
eu dans votre conduite réciprocité. Vous parlez de retour d'affection;
je ne comprends pas ce terme pour une amitié qui n'a jamais souffert
d'atteinte.— Je ne devais pas, pour un mot, dites- vous, faire une si
rude guerre à votre frère Métellus. J'approuve avant tout, je le dis
tout haut, la chaleur que vous mettez à le défendre; j'approuve ces
inspirations du coeur et ces mouvements de piété fraternelle. En outre,
si j'ai soutenu quelques combats avec Métellus , il faut me le pardonner
en faveur de la république qui n'a pas d'ami plus chaud que moi. Mais
s'il était vrai que je n'ai fait que repousser l'agression la
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plus cruelle', ne me sauriez-vous pas quelque gré de ne vous avoir pas
porté mes plaintes contre lui? En le voyant décide à tourner à ma ruine
tout l'effort de la puissance tribunitienne dont il était revêtu, je fus
trouver Claudia, votre épouse, et votre soeur Mucia, dont j'ai éprouvé,
en toutes sortes d'occasions, les bontés, par suite de mes liaisons avec
Pompée; je cherchai par leur entremise à le détourner de ses mauvais
desseins. Sa conduite , la veille des kalendes de janvier, vous est sans
doute connue. Jamais pareille insulte n'avait encore été faite à un
magistrat, fût-il même le plus mauvais des citoyens. Je venais , consul
, de sauver la république , et je sortais de charge. Je me défendit de
haranguer le peuple ; mais je sus faire tourner cette circonstance à ma
gloire. On ne m'avait accordé la parole que pour prononcer le serment;
je le fis d'une voix éclatante, ce serment si vrai et si beau, et la
grande voix du peuple répéta avec acclamations que j'avais dit la
vérité. Malgré cet insigne outrage, j'envoyai, le jour même, des amis
communs prés de Métellus, pour tâcher de le ramener. «Il est trop tard ,
" répondit-il. Il avait déclaré eu effet quelques jours auparavant, en
pleine assemblée du peuple, qu'il ne fallait pas laisser parler celui
qui avait condamné des citoyens sans les entendre. Ainsi le châtiment
qu'aux applaudissements de tous les gens de bien le sénat a infligé à
des hommes qui voulaient incendier Rome , massacrer les magistrats et
les sénateurs, et tout mettre en conflagration, il en juge digne l'homme
par qui la curie a été sauvée du massacre ;la ville, de l'incendie;et
l'Italie tout entière, de la guerre civile. Voilà pourquoi j'ai dû , à
mon tour, résister de front à votre fère. Le jour des kalendes de
janvier, il s'éleva une discussion au sénat sur les affaires publiques,
et je le menai de manière à lui faire sentir qu'il avait affaire à un
homme de coeur et de résolution. Le troisième jour des noms, nouvelle
attaque de sa part, nouvelles menaces. Ce n'est plus par la justice ou
la raison , c'est par la violence et l'intimidation qu'il procède. Si
mon courage eût faibli devant son audace, qui n'eût été fondé à faire
honneur de la vigueur de mon consulat au hasard des circonstances plutôt
qu'au caractère du consul? — Si vous avez ignoré les sentiments de votre
frère à mon égard , concluez qu'il a dérobé les faits les plus graves à
votre connaissance. S'en était-il ouvert avec vous? Vous devez me
trouver plein de douceur et de patience de ne pas m'en être plaint à
vous. Vous comprenez à présent , que ce n'est pas pour un mot de
Métellus, comme vous le dites, que je me suis ému; que c'est pour des
pensées et des projets hostiles. Rendez donc hommage à ma bonté ; si
c'est bonté que tant d'abnégation et de mollesse, après une telle
injure. Je n'ai jamais ouvert d'avis contre votre frère ; toutes les
fois qu'il s'est agi de lui, j'ai voté de ma place avec ses meilleurs
amis; et même dans une circonstance d'un très médiocre intérêt pour moi,
assurément, loin de lui faire de l'opposition comme a un ennemi, j'ai
contribué à faire passer un sénatus-consulte dont il avait besoin. —
Ainsi je n'ai pas attaqué votre
11
frère ; je me suis défendu de ses attaques , et mon coeur a si peu
changé qu'il vous est resté fidèle même quand vous m'abandonniez. Dans
ce moment encore ou vous m'écrivez presque avec menace , je reste calme
, et non seulement je pardonne à vos ressentiments, mais j'y
applaudis, parce qu'il y a dans mon coeur quelque chose qui me dit
combien est vif et puissant le sentiment qui nous attache à un frère. Je
vous demande seulement déjugera votre tour mes ressentiments avec la
même équité. Si j'ai été attaqué par vos proches de la manière la plus
injuste , la plus cruelle, sans aucune ombre de raison, reconnaissez que
, loin de céder sans résistance, j'aurais été en droit de requérir
contre eux votre secours et celui de votre armée. J'ai toujours désiré
votre amitié; je me suis appliqué, dans toutes les occasions, à vous
prouver la mienne; je garde mes sentiments, je les garderai tant que
vous le trouverez bon , et, pour l'amour de vous , je cesserai de haïr
votre frère plutôt que de souffrir que rien porte atteinte à notre
mutuel attachement.
15.
— A. D. P. SESTIUS, PROQUESTEUR. Rome.
F. V, 6. Décius, votre secrétaire,
est venu me voir et me prier d'employer mes soins pour qu'on ne vous
donnât pas encore de successeur quoique je le regarde comme un honnête
homme et comme votre ami , ma mémoire se rappelait ce que vous m'aviez
écrit précédemment, et malgré le témoignage d'un homme aussi réfléchi,
je doutais d'un changement si complet de résolution. Cependant, depuis
une visite que votre Cornélie a faite àTérentia, et un entretien que
j'ai eu moi-même avec Q. Cornélius , je me suis arrangé pour me rendre
au sénat toutes les fois qu'il y a eu séance, et je me suis mis en
quatre pour persuader à Q. Fufius, tribun du peuple, et à tous ceux à
qui vous avez écrit, de s'en rapporter à moi plutôt qu'à vos lettres. On
ne s'occupera de rien absolument avant le mois de janvier. Nous
réussirons. — En me félicitant, il y a quelque temps, d'avoir acheté la
maison de Crassus, vous m'avez décidé; car c'est seulement après avoir
reçu votre compliment que je l'ai achetée moyennant trois millions cinq
cent mille sesterces. Aussi je me vois maintenant criblé de dettes, au
point que je cherche à entrer dans quelque conspiration , si on daigne
m'y recevoir. Malheureusement, parmi les conspirateurs, les uns ne
veulent pas de moi, parce qu'ils me détestent et au 'ils ont eu
exécration le punisseur des traîtres ; les autres soupçonnant ma
sincérité , craignent de tomber dans un piège, et ne peuvent s'imaginer
qu'on manque d'argent, quand on a délivré tant de riches capitalistes
des dangers d'un pillage. Il n'y a de richesse que pour ceux qui prêtent
à cinquante pour cent. Quant à moi, je n'ai recueilli de tout ce que
j'ai fait d'autre avantage qu'un nom désormais honorablement connu. J'ai
visité en détail votre maison et toutes vos constructions; elles sont
parfaitement bien. Vous savez qu'Antoine n'a jamais rien fait pour moi;
c'est une remarque qui est dans la bouche de tout le monde: je ne l'en
ai pas moins défendu au sénat avec chaleur et zèle. Mon discours a
produit sur l'assemblée une impression profonde.
12
AN DE R.
693 — AV. J. C. 61. - AGE DE C. 47.
M. Pupius Pison.
M. Valérius Messala,
consuls.
16. - A ATTICUS. 1er Janvier.
A. I, 12. Rien ne finit avec votre
Troyenne, et Cornélius n'a pas reparu chez Térentia. Il nous faudra
donc, je pense, recourir à Considius, Axus ou Sélicius. Je ne parle pas
de Cécilius; ses plus proches n'en tireraient pas un sou, à moins d'un
pour cent par mois. J'en reviens à ce que j'ai dit : il n'y a rien de
plus imprudent, de plus fourbe, de plus impatientant que votre Troyenne
: «j'envoie un affranchi, dit-elle; j'ai donné les ordres à Titus.»
Bagatelles et vaines paroles! Mais peut-être sera-ce pour moi un coup de
fortune : les coureurs de Pompée m'annoncent que son intention est de
demander le remplacement d'Antoine, et que concurremment le préteur en
fera la proposition au peuple. Dans cette occurrence, je ne saurais
honorablement, aux yeux des gens de bien ni aux yeux du peuple, me faire
le défenseur de l'homme. Puis, je ne m'en soucie pas; cela tranche tout,
car il faut que je vous parle d'un incident que vous aurez à tirer au
clair, je vous en prie. J'ai un mauvais sujet d'affranchi, nommé Hilarus,
qui a tenu vos livres, et dont vous êtes le patron. Or voici ce que
Valérius, l'interprète, me rapporte comme fait, et Chilius, comme
ouï-dire. Ce misérable serait près d'Antoine, et Antoine insinuerait
qu'il est là, parce que nous partageons ensemble l'argent qu'il lève, et
que je suis bien aise d'avoir près de lui un homme de confiance pour
surveiller mes intérêts. Je n'ai pas été maître de moi, en apprenant
cette infamie. Je lie veux pas y croire; mais il est certain qu'il en a
couru quelque chose. Remontez à la source, je vous prie; informez-vous,
approfondissez; et surtout que ce drôle ne reste pas là-bas, si vous
pouvez le faire revenir. Valérius nomme Cn. Plancius comme son auteur.
Je vous dis tout, afin de vous mettre en état de bien éclaircir cette
intrigue. - Pompée est de mes amis, cela est constant. On l'approuve de
s'être séparé de Mucia. Vous savez sans doute l'histoire de P. Clodius,
fils d'Appius : on l'a surpris déguisé en femme dans la maison de César,
pendant qu'on célébrait un sacrifice pour le peuple; il n'a dû la vie
qu'à une petite esclave qui l'a fait évader. C'est une abomination; je
ne doute pas que vous n'en soyez profondément affligé. Rien autre chose
à vous dire. Je suis moi-même tout triste : je viens de perdre un enfant
charmant, Sosithée, mon lecteur; et j'en ai plus de chagrin peut-être
qu'on n'en devrait avoir pour la mort d'un esclave. Écrivez-moi souvent,
je vous prie; si vous n'avez rien d'important à me mander, écrivez-moi
ce qui vous passera par la tête.
17. — A C. ANTOINE, lMPERATOR. Rome.
F. V, 5. J'avais résolu de ne vous
écrire désormais qu'autant qu'on me demanderait ma recommandation ; non
que je la croie fort puissante sur
votre esprit, mais pour ne laisser voir à personne qu'il y a du
refroidissement entre nous. Cependant voici T. Pomponius qui part; c'est
le confident de tout ce que j'ai senti et fait pour vous; c'est mon ami
intime. Il désire être le vôtre. J'ai donc cru devoir, en cette
occasion, vous écrire un
13
mot, d'autant que je ne pouvais faire autrement sans mécontenter mon
ami. Je vous demanderais les plus importants services, que chacun le
trouverait tout simple. Jamais mon assistance ne vous a manqué quand il
s'est agi pour vous d'intérêts, d'honneurs politiques, de dignité
personnelle ; et tout cela, sans retour aucun. Qui lésait mieux que
vous? Loin de là, certains traits vous sont échappés; de tous côtés, il
m'en revient quelque chose. Je ne dirai pas que je l'ai découvert, pour
ne pas employer un mot dont vous faites, dit-on, contre moi un usage
assez perfide. J'aime mieux que ces propos, dont Pomponius n'est pas
moins affligé que moi , passent par sa bouche que par mes lettres. J'ai
pour témoins de mon zèle officieux et le sénat et le peuple romain.
Comment avez-vous reconnu tout cela? je m'en rapporte à vous-même.
Comment deviez-vous le reconnaître? c'est ce dont tout le monde peut
juger. — Quand j'ai agi pour vous, j'ai suivi d'abord une impulsion
naturelle, puis j'ai continué parce que j'avais commence. Mais ce qui
reste à faire, n'en doutez pas, exige bien autrement de dévouement, de
réflexion et de travail : je poursuivrai volontiers la tâche, pour peu
qu'il me soit prouvé que ce n'est pas autant de perdu; mais si je dois
n'avoir affaire qu'à un ingrat, je ne veux pas vous autoriser à ne voir
en moi qu'un insensé. Pomponius vous donnera là-dessus toutes les
explications nécessaires. Je n'ai plus qu'à vous recommander les
intérêts qui l'appellent auprès devons. Je sais bien que Pomponius se
recommande tout seul; cependant, s'il vous reste un peu d'amitié pour
moi, veuillez me le témoigner en faisant tout pour le succès de son
affaire; il n'y a rien dont je puisse vous savoir plus de gré.
18. - A ATTICUS. Rome, 25 janvier.
A. I, 13. J'ai déjà reçu de vous
trois lettres, l'une par M. Cornelius, à qui vous l'avez remise, si je
ne me trompe, aux Trois Tavernes; la seconde par votre hôte de Canusium
; et je vois que la dernière est datée de votre vaisseau, l'ancre déjà
levée. Elles sont toutes trois de main de maître, d'un tour élégant,
d'une grâce piquante, et pleines surtout des sentiments les plus
affectueux. La provocation est irrésistible, et si je tarde à y
répondre, ce n'est que par l'embarras de trouver un messager fidèle. Car
qui se fait scrupule, si vous le chargez d'une lettre de quelque poids,
de s'alléger en en lisant le contenu? D'ailleurs, je ne sais où
m'enquérir des gens qui vont en Épire. Je m'imagine de plus qu'après
avoir sacrifié dans votre Amalthée, vous êtes parti pour votre
expédition contre Sicyone. Enfin j'ignore quand vous comptez aller
trouver Antoine, et combien de temps vous resterez en Epire. J'hésite
donc à écrire avec quelque liberté, quand il faut remettre mes lettres à
des Achéens ou à des Épirotes. - Il s'est passé, depuis votre départ,
des événements qui méritent de vous être rapportés. Mais je ne veux pas
exposer ma correspondance au triple péril d'être perdue, indiscrètement
ouverte ou interceptée. Sachez d'abord qu'on ne m'a pas fait opiner le
premier, et que le pacificateur des Allobroges (C. Pison) a eu le pas
sur moi, ce qui a fait murmurer le sénat, mais ne m'a pas trop déplu. Me
voilà dispensé d'égards envers un méchant homme, et libre de tenir mon
rang dans l'État, en dépit de sa malveillance. D'ailleurs, en fait
d'autorité, le second votant égale presque le premier, et il est bien
moins engagé envers le consul. Catulus a
14
voté le troisième, et, si vous êtes curieux de le savoir, Hortensius
après lui. Le consul est un esprit étroit et envieux; de ces plaisants
moroses, sans trait, sans gaieté, et dont la face fait rire plus que les
facéties; sans consistance dans le peuple, sans contact avec les grands;
dont il n'y a rien de bon à attendre pour la république, parce qu'il n'a
pas la volonté du bien ; dont il n'y a rien de mauvais à craindre, parce
qu'il n'a pas le courage du mal. Son collègue, au contraire, me
distingue on ne peut davantage; il aime et soutient le bon parti. Aussi
commencent-ils déjà à n'être pas trop bien ensemble. - Il y a ici une
vilaine affaire, et je crains bien que le mal n'aille plus loin. Vous
savez, je le suppose, qu'un homme déguisé en femme s'est introduit dans
la maison de César, pendant le sacrifice qu'on offrait pour le peuple;
que les vestales ont dû recommencer le sacrifice, et que Cornificius a
déféré ce scandale au sénat; Cornificius, entendez-vous, pour que vous
n'alliez pas croire qu'aucun des nôtres ait pris l'initiative. Renvoi du
sénat aux pontifes. Les pontifes déclarent qu'il y a sacrilège;
là-dessus, et en vertu d'un sénatus-consulte, les consuls publient leur
réquisitoire pour informer; et César répudie sa femme. Or voilà que
Pison, qui ne voit que son amitié pour Clodius, manoeuvre pour faire
rejeter par le peuple le réquisitoire qu'il a présenté lui-même, et par
ordre du sénat, dans un intérêt sacré. Messalla, au contraire, jusqu'ici
se prononce fortement pour la sévérité. Mais à force de supplications,
Clodius éloigne les gens de bien du tribunal. Il s'assure en même temps
main-forte. Moi-même, vrai Lycurgue d'abord, je sens que je mollis de
jour en jour. Caton reste ferme, et crie justice. Enfin que vous
dirai-je? Je tremble que, grâce à l'indifférence des bons et à
l'activité des méchants, cette affaire ne devienne la source de bien des
maux pour la république. - Votre ami, savez-vous qui je veux dire?
(Pompée) cet ami dont vous m'écriviez qu'il me louait n'osant me blâmer,
cet ami-là, à voir ses démonstrations, est plein d'attachement, de
déférence et de tendresse pour moi. En public, il m'exalte; mais sous
main il me dessert, de façon toutefois que ce n'est un secret pour
personne. Jamais de droiture ni de candeur. Pas un mobile honorable dans
sa politique. Rien d'élevé, de fort, de généreux. Je vous écrirai plus à
fond sur tout cela un autre jour. Il y a des choses que je ne sais pas
bien encore. Puis, je n'ose confier de telles réflexions à un je ne sais
qui. - Les préteurs n'ont pas encore tiré leurs provinces au sort. Les
choses en sont toujours au point où vous les avez laissées. Selon votre
désir, je ferai entrer la description de Misène et de Pouzzol dans mon
discours. Oui, je me suis trompé de date en mettant le 3 des nones de
décembre; je m'en étais aperçu. Ce que vous louez dans mes harangues, je
le trouvais très bien aussi, je vous le jure; mais je n'osais le dire.
Votre approbation me les rendra plus attiques encore. J'ai fait quelques
additions au discours contre Metellus. Vous en aurez une copie, puisque
pour l'amour de moi vous êtes devenu si amateur d'éloquence. - Que vous
dirai-je encore? quoi? Messalla vient d'acheter la maison d'Autronius
quatre cent trente-sept mille sesterces. Que vous importe? me
direz-vous. Cet achat prouve que j'ai fait une bonne affaire, et finira
peut-être par faire comprendre aux gens qu'il est bien permis de
recourir à la bourse de ses amis pour une acquisition qui peut faire
honneur dans le monde. La Troyenne ne termine rien. Je ne désespère pas
cependant. Finissez-en de tous ces ennuis. Comptez sur une prochaine
lettre tout à fait à coeur ouvert. Le 6 des kal. de février, M. Messalla
et M. Pison, consuls.
19. - A ATTICUS. Rome 14 février.
A. I, 14. Je crains qu'il n'y
ait de la fatuité à le dire; mais, en vérité, je suis si occupé, que ce
peu de mots j'ai à peine le temps de vous l'écrire; et encore est-ce un
temps dérobé aux plus importantes affaires. Je vous ai déjà dit ce
qu'était le premier discours de Pompée : peu touchant pour les
malheureux, vide contre les méchants, sans grâce pour les riches, et au
fond sans portée pour les bons. Aussi est-on resté froid. Mais ne
voilà-t-il pas qu'à l'instigation du consul Pison, un étourdi de tribun,
nommé Fufius, s'est avisé d'appeler Pompée à la tribune! On était dans
le cirque de Flaminius; c'était jour de marché; la foule était grande.
Il l'a interpellé en lui demandant s'il était d'avis que le préteur
formât le tribunal, et quelle était dans ce cas, suivant lui, la marche
à suivre. Notez que tout cela a été réglé par le sénat lors du sacrilège
de Clodius. Pompée a très aristocratiquement répondu qu'en toute chose
l'autorité du sénat lui paraissait souveraine; qu'il l'avait toujours
considérée comme telle; et il s'est longuement étendu sur ce texte.
Depuis, le consul Messalla lui a demandé dans le sénat ce qu'il pensait
du sacrilège et du réquisitoire des consuls. Il a répondu encore par des
généralités et des éloges donnés, sans restriction, à tous les actes de
l'auguste assemblée. En s'asseyant, il me dit qu'il pensait avoir été
suffisamment explicite sur toutes ces vilaines affaires. - Un peu après,
Crassus voyant qu'on avait applaudi Pompée, parce qu'on appliquait ses
paroles aux actes de mon consulat, se leva, et ne tarit pas d'éloges sur
mon compte. Il alla jusqu'à dire que s'il était sénateur, citoyen, homme
libre; que s'il vivait encore, c'était à moi qu'il en était redevable;
qu'il voyait dans sa femme, dans ses enfants, dans sa patrie, autant de
témoignages de mes bienfaits. Que vous dirai-je? Ces peintures que j'ai
tant de fois et sous tant de formes reproduites dans ces discours dont
vous êtes l'aristarque, le fer, la flamme (lieux communs bien rebattus
pour vous), il les a mêlées d'une manière solennelle à sa harangue.
J'étais tout près de Pompée. Je vis son trouble : il se demandait sans
doute si Crassus avait voulu se faire bien venir de moi, en saisissant
un à-propos que lui-même venait de laisser échapper; ou si les actions
que j'ai faites sont en effet assez grandes pour mériter tant de faveur
de la part du sénat et tant d'éloges, surtout de la part d'un homme qui
peut dire que j'ai toujours loué Pompée à ses dépens. Quoi qu'il en
soit, cette séance m'a tout à fait conquis à Crassus. Je n'ai pas laissé
que de prendre pour moi, de très bonne grâce, ce que Pompée prétend
avoir dit implicitement à ma louange. Quand vint mon tour, bons dieux!
combien je me glorifiai devant Pompée, alors présent pour la première
fois ! Si jamais périodes et figures, arguments et preuves me vinrent à
propos, ce fut certes ce jour-là. Aussi quelles acclamations! Au fait,
je parlais de la sagesse de l'ordre, de l'union des chevaliers, des
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restes de la conjuration éteinte, de l'abondance et du calme rétablis
dans Rome. Vous savez comme, en pareil cas, mes paroles résonnent; et si
je ne vous en dis pas plus long, c'est que les échos de ce grand bruit
sont infailliblement parvenus à vos oreilles. - Voici la situation : le
sénat est un aréopage : impossible d'avoir plus de tenue, de vigueur, de
fermeté. Le jour choisi pour le réquisitoire prescrit par le
sénatus-consulte, on vit se répandre dans la ville des bandes de jeunes
barbes, tout le train de Catilina, et à la tête Curion, véritable
poupée. Ils suppliaient chacun de mettre "A{ntiquo}". Le consul Pison
lui-même, l'auteur du réquisitoire, était le premier à travailler le
peuple. Les gens de main de Clodius s'étaient emparés de tous les ponts,
et ils distribuaient si bien leurs bulletins, qu'il n'y aurait peut-être
pas eu un seul "U{t} R{ogas}". Caton voit ces manœuvres, court aux
rostres, interpelle Pison, et éclate contre lui en invectives, si l'on
peut appeler toutefois invectives le langage qui porte toujours avec lui
la sagesse, l'autorité, le salut. Après Caton, vint Hortensius, puis une
foule de gens de bien ; Favonius surtout fut remarquable. Devant ce
concours imposant, on rompt les comices; le sénat s'assemble; il y avait
foule, et, en dépit de Pison, en dépit de Clodius tombant lâchement tour
à tour aux pieds de chaque sénateur, on signifie aux consuls qu'ils
aient à s'employer pour faire passer le réquisitoire. Quinze voix
demandèrent, avec Curion, qu'on ne fit pas de décret. Il y en eut, haut
la main, quatre cents pour. Le décret passa. Le tribun Fufius prit le
parti de se retirer. Clodius se lamentait devant le peuple, et chargeait
d'injures Hortensius, Lucullus , C. Pison et le consul Messalla. Quant à
moi, ce sont toujours mes découvertes qu'il me jette à la tête. La
décision du sénat est qu'on ne s'occupe ni du partage des provinces, ni
des légations, ni d'aucune affaire enfin, avant celle-là. - Voilà ce que
j'avais à vous dire de Rome. Écoutez cependant encore, et c'est une
chose sur laquelle je ne comptais point. Messalla est un admirable
consul. Il a de la décision, de la suite, une activité qui pourvoit à
tout. Il me loue, m'aime, et suit mes traces. Quant à l'autre, il serait
pire avec un vice de moins, c'est-à-dire, s'il n'était pas aussi
paresseux, aussi dormeur, aussi sot, aussi engourdi : mais en fait
d'intentions, les siennes sont si mauvaises qu'il a pris Pompée en haine
depuis le jour où il l'a entendu louer le sénat. Aussi c'est merveille
de voir comme les honnêtes gens le fuient. Encore agit-il bien moins par
amitié pour Clodius que par mauvais instinct politique ou autre. A
l'exception de Fufius, il n'y a heureusement parmi les magistrats
personne qui lui ressemble. Nous avons de bons tribuns du peuple;
Cornélius surtout est un autre Caton. Que me demanderez-vous encore? -
Pour vous dire un mot de mes affaires, la Troyenne s'est enfin exécutée.
N'oubliez pas ce que vous m'avez promis. Mon frère, qui a acheté les
trois autres quarts des bâtiments d'Argilète pour sept cent vingt-cinq
mille sesterces, veut vendre Tusculum, et acheter, s'il se peut, la
maison de Pacilius. Réconciliez-vous avec Luccéius; il en meurt d'envie,
je le vois. Je serai votre médiateur. Soyez exact, je vous prie, à me
donner de vos nouvelles, à me dire où vous êtes et où en sont vos
affaires. Aux ides de février.
17 20. A ATTICUS.
A. I. 15. Déjà vous devez
avoir appris que le sort a donné l'Asie à Quintus, mon bien-aimé frère :
car sans doute la renommée à devancé toutes nos lettres. Eh bien,
puisque nous aimons la gloire avec passion, puisque nous sommes plus que
personne amis des Grecs, et connus pour tels; enfin, puisque nous avons
gagné au service de la république une foule d'inimitiés et de haines :
c'est maintenant qu'il faut montrer votre savoir-faire, et vous évertuer
à nous créer partout des partisans et des amis. Je développerai ce thème
plus au long dans la lettre dont je chargerai pour vous Quintus
lui-même. Mandez-moi, je vous prie, où vous en êtes de mes diverses
recommandations et de vos propres affaires. Je n'ai pas reçu un mot de
vous depuis votre départ de Brindes. Je suis impatient de savoir de vos
nouvelles. Aux ides de mars.
21. A ATTICUS. Rome, juillet.
A. I. 16. Vous me demandez
l'histoire de ce jugement qui a si étrangement trompé l'attente
générale, et vous voulez savoir pourquoi je n'ai pas pris au combat
autant de part qu'à mon ordinaire. Je répondrai à vos questions, en
commençant par la fin, à la façon d'Homère. Tant qu'il s'est agi de
défendre l'autorité du sénat, j'ai combattu avec une ardeur et une
énergie telles qu'on criait, qu'on accourait, qu'on applaudissait de
toutes parts. Certes, si vous avez été frappé quelquefois de ma vigueur
à soutenir les intérêts publics, vous n'auriez pu, dans cette
circonstance, me refuser votre admiration. Clodius en était réduit à
recourir au peuple, et ne s'épargnait pas à lui rendre mon nom odieux.
oh ! alors, dieux immortels! quels combats! quel carnage! comme je me
suis rué sur Pison, sur Curion, sur toute la clique! Quels traits j'ai
lancés sur ces vieillards imbéciles et sur cette jeunesse effrénée! Que
j'aurais été heureux, les dieux m'en soient témoins! que j'aurais été
heureux de vous avoir près de moi, de profiter de vos bons conseils, et
de vous voir spectateur de cette mémorable lutte. Mais quand Hortensius
se fut avisé de faire proposer par Fufius, tribun du peuple, une loi sur
le sacrilège , loi qui ne différait en rien de la proposition des
consuls, si ce n'est pour le choix des juges, et tout était là; quand je
vis Hortensius s'entêter dans son opinion, et finir par amener à lui
toutes les autres, croyant de bonne foi, et ayant fait croire à chacun
que le coupable n'échapperait pas, quels que fussent les juges, alors je
crus à propos de caler mes voiles, moi qui sais combien les véritables
juges sont rares, et je me bornai à déposer des faits connus, des faits
avérés, et sur lesquels je ne pouvais absolument me taire. - Pour en
revenir à la première de vos questions, voulez-vous savoir ce qui a fait
l'acquittement? La pauvreté, l'infamie des juges. Voilà la faute
d'Hortensius : dans sa crainte d'une opposition de Fufius pour la loi à
intervenir sur le sénatus-consulte, il n'a pas vu qu'il valait mille
fois mieux laisser Clodius à son infamie et à sa turpitude que de le
livrer à des juges, sans obtenir de résultat. La haine conseille mal; et
il s'est bâté de saisir la justice, persuadé, disait-il, qu'il suffirait
d'un glaive de plomb pour percer le coupable. Peut-être voulez-vous des
détails sur le jugement : personne n'en prévoyait l'issue. L'é-
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vénement seul a fait ouvrir les yeux, non pas à moi qui dès l'abord ai
vu la faute d'Hortensius. Les récusations furent faites au milieu du
tumulte. En censeur intègre, l'accusateur rejeta les plus mauvais juges.
De son côté, l'accusé, comme un maître de gladiateurs qui veut ménager
ses meilleurs esclaves, donna congé aux bons. Les gens de bien alors
commencèrent à trembler. Jamais tripot ne réunit pareil monde : des
sénateurs flétris, des chevaliers en guenilles, des tribuns, gardiens du
trésor, aussi cousus de dettes que décousus d'argent, et, au milieu de
tout cela, quelques hommes honnêtes que la récusation n'avait pu
atteindre, siégeant, le deuil dans l'âme, 1'œil morne et la rougeur au
front. Aux premiers interrogatoires, ce fut pourtant une sévérité sans
pareille. Rien pour l'accusé; tout pour l'accusateur, plus même qu'il ne
demandait. Hortensius triomphait de son excellente idée. Personne qui ne
crût l'accusé condamné cent fois. Au moment où je parus pour déposer, la
renommée vous aura dit et les vociférations des gens de Clodius et le
mouvement spontané des juges se levant comme un seul homme, me couvrant
de leur corps et montrant leur gorge, pour marquer à Clodius qu'ils me
défendraient tous au péril de leur vie. Je crois cette démonstration
plus glorieuse que ce qui arriva, chez vos concitoyens, à Xénocrate,
lorsqu'ils le dispensèrent de confirmer sa déposition par un serment;
ou, chez nos pères, à Métellus Numidicus, lorsque les juges refusèrent
d'examiner ses comptes qu'il leur apportait, selon l'usage. Oui, je
trouve qu'il y a là pour moi quelque chose de plus grand. Ce fut, au
surplus, un coup de foudre pour l'accusé que ce mouvement qui
s'adressait à moi comme au symbole de la patrie ainsi que le chef, les
suppôts furent consternés. Le lendemain, il y eut foule chez moi comme
le jour où l'on me reconduisit à ma demeure, à ma sortie du consulat.
Cependant l'illustre aréopage déclarait qu'il ne reviendrait pas sans
une garde de sûreté. On délibère: une seule voix s'oppose. On en réfère
au sénat. Le sénat répond par la décision la plus sage et la plus
honorable: il loue la conduite des juges, et charge les magistrats de
pourvoir à tout. Nul ne pouvait croire que ce misérable eût assez de
front pour reparaître. - Dites maintenant, ô Muses, comment éclata ce
terrible incendie! Vous connaissez ce chauve (Crassus), héritier des
Nannéius, mon panégyriste, qui fit en mon honneur un discours dont je
vous dis un mot. Eh bien ! voilà l'homme qui, a tout conduit en deux
jours, à l'aide d'un seul esclave, d'un vil esclave sorti d'une troupe
de gladiateurs. Il a promis, cautionné, donné; bien plus, quelle
infamie, bons dieux ! les faveurs de quelques belles dames et de
quelques nobles mignons sont entrées dans certains traités par forme
d'appoint. Les gens de bien firent retraite en masse. On ne vit plus que
des bandes d'esclaves inondant le forum. Cependant vingt-cinq juges
tinrent bon, et, la mort sous les yeux, ils aimèrent mieux en affronter
le péril que de tout perdre. Mais il y en eut trente et un qui eurent
plus peur de la faim que de l'infamie. Voici un mot de Catulus à l'un
d'eux : - «A quel propos, lui dit-il, nous avez-vous demandé des gardes
? Craigniez-vous donc pour l'argent que vous avez reçu? » Voilà, aussi
abrégée que possible, l'histoire fidèle et de ce tribunal et de cet
acquittement. - Vous
19
voulez savoir où en est maintenant la république, et où j'en suis
moi-même. La situation dont, grâce à moi, selon vous, et grâce aux
dieux, selon moi, Rome était en possession; cette situation, résultat de
l'union intime des gens de bien et du mouvement imprimé par mon
consulat; cette situation, qui nous paraissait irrévocablement acquise,
il a suffi pour nous la faire perdre, d'un jugement, si toutefois l'on
peut donner ce nom a l'oeuvre de trente des plus impudents et des plus
grands coquins de Rome, à la violation à prix fait de toute justice et
de tout droit, au démenti effronté donné par un Thalna, un Plaute, un
Spongia, et autres gredins de cette espèce, à un fait patent, vu et su
du ciel et de la terre. Sachez cependant, car il faut vous consoler un
peu, que, malgré cette grave atteinte à la chose publique, les méchants
sont beaucoup moins triomphants qu'ils ne s'en étaient flattés dans leur
première ivresse. En voyant la religion et la pudeur, l'honneur de la
magistrature et l'autorité du sénat foulés aux pieds, ils ne mettaient
pas en doute que le crime victorieux et toutes les passions déchaînées
ne dussent à leur tour faire subir aux gens de bien les effets de cette
rancune profonde que la sévérité de mon consulat a laissée à tous les
méchants. Eh bien! c'est encore moi (il n'y a pas, je crois, de jactance
à le dire dans une lettre où je cause avec vous, et qui n'aura pas
d'autres lecteurs), oui, c'est moi, vous dis-je, qui ai réussi à ranimer
la confiance, parlant aux uns, aux autres, et rendant le cœur à tous. A
force de stigmatiser, de flétrir ces juges vendus, j'ai réduit au
silence tout ce qui a participé ou applaudi à cet odieux triomphe. Je
n'ai fait grâceau consul Pison sur quoi que ce fût: il avait déjà donné
la Syrie ; je la lui ai enlevée. A ma voix, le sénat a repris son
attitude sévère. Je lui ai rendu le courage. J'ai confondu Clodius en
face, d'abord par un discours en forme du ton le plus soutenu, puis dans
un colloque très vif, dont je veux vous faire goûter seulement quelques
traits. Le reste vous paraîtrait froid et gauche pris en dehors de
l'action, et des ce que vous autres Grecs appelez le combat corps à
corps. - Le sénat était réuni le jour des ides de mai : quand vint mon
tour de parler, je débutai par des généralités politiques; puis, par une
image que je plaçai avec un véritable bonheur, je m'écriai que pour une
blessure, les pères conscrits ne devaient ni lâcher pied ni abandonner
la place; qu'il ne fallait ni nier les coups, ni s'en exagérer la
portée; qu'il y aurait stupidité à s'endormir, et par trop de lâcheté à
s'effrayer; que déjà on avait vu acquitter Catulus deux fois, Catilina,
deux fois; que ce n'était qu'un de plus de lâché par les juges sur la
république. Tu te trompes, Clodius: les juges ne t'ont pas renvoyé
libre, ils t'ont donné Rome pour prison. Ils ont voulu, non pas te
conserver comme un citoyen, mais t'ôter la liberté de l'exil. Courage,
pères conscrits; soutenez votre dignité! les gens de bien sont toujours
unis dans l'amour de la république. On les a blessés au coeur, mais ils
sont restés fermes. Le mal n'est point un mal nouveau. Il existait; il
se manifeste; et l'acquittement d'un misérable nous prouve seulement
qu'il y a dans Rome d'autres misérables que lui. Mais que fais-je? Je
vous transcris presque tout mon discours. Venons au colloque. Le beau
mignon se lève, et me reproche d'avoir été à Baies. - « C'est faux, lui
dis-je; et quand ce serait, Baies n'est pas un lieu interdit aux hommes.
- Qu'ont de commun, reprend-il, des eaux 20 thermales et un homme d'Arpinum?
- Demande à ta grande protectrice, s'il ne lui aurait pas bien convenu
de tâter des eaux d'Arpinum ; et les eaux de la mer, qu'en dis-tu?
Souffrirons-nous que cet homme tranche ici du roi?- Roi! m'écriai je? ah
! tu lui en veux (à Rex) de t'avoir oublié dans son testament (il avait
déjà dévoré sa succession en espérance). - Mais tu as acheté une maison.
- Acheté? Est-ce que tu parles de juges?- Les juges, du moins, n'ont pas
voulu croire à ton serment. - Au contraire, il y en a vingt-cinq qui ont
cru à ma parole, et trente et un qui n'ont pas cru à la tienne; car ils
se sont fait payer d'avance.» Accablé de huées à ce mot, il se tut et se
rassit. - Voici maintenant ma position personnelle. Je n'ai rien perdu
auprès des honnêtes gens, et j'ai beaucoup gagné auprès de la canaille.
Ce n'est rien pour elle que l'affront fait à mon témoignage. L'envie y a
mordu sans me blesser, et j'en souffre d'autant moins que les misérables
disent partout eux-mêmes, ce qui est clair comme le jour, qu'ils ont
acheté les juges. Ajoutez que la tourbe du forum, cette sangsue du
trésor, toujours demandant et toujours affamée, que la populace enfin me
regarde comme l'ami le plus chéri du grand Pompée. Il est certain qu'il
y a entre lui et moi des rapports assez intimes et un échange de bons
procédés. L'opinion là-dessus est telle, que parmi ces jeunes et beaux
mignons, conspirateurs d'orgie , on n'appelle plus Pompée que Cnéius
Cicéron. Aussi dans les jeux publics et dans les combats du cirque, ma
présence est-elle toujours accueillie par les manifestations les plus
favorables, sans aucun accompagnement de l'instrument du berger (le
sifflet). - On va voir ce que feront les comices. Notre Grand Pompée
porte le fils d'Aulus, malgré tout le monde; et ce n'est ni son crédit
qu'il met en jeu, ni son influence personnelle, mais seulement le moyen
de Philippe, qui se vantait de prendre toute forteresse où un âne chargé
d'or pouvait trouver accès. On dit que cet histrion de consul dirige
lui-même son monde, et que les distributeurs d'argent sont installés
dans sa maison. Je ne le pense pas. Quoi qu'il en soit, on vient de
rendre, sur la proposition de Caton et de Domitius, deux
sénatus-consultes, qui sont fort mal vus, parce qu'on les croit dirigés
contre le consul. Le premier autorise les visites même chez les
magistrats. Le second déclare ennemis publics ceux chez qui les
distributeurs seraient pris sur le fait. D'un autre côté, Lurcon, tribun
du peuple, qui n'est pourtant parvenu que sous l'empire de la loi Élia,
a été dispensé de toutes les formalités et de la loi Élia, et de la loi
Fufia, afin de porter une loi contre les brigues, et le boiteux de si
bon augure l'a promulgée. C'est ainsi que les comices ont été prorogées
jusqu'à la veille du sixième jour des calendes d'août. Ce qu'il y a
d'étrange dans la loi nouvelle, c'est que si on n'a fait que promettre
aux tribus de l'argent sans en donner, il n'y a pas de peine ; mais si
on en donne, le coupable est condamné à payer annuellement à chaque
tribu jusqu'à sa mort une amende de trois mille sesterces. Là-dessus,
j'ai dit qu'il y avait longtemps que Clodius observait vait cette loi;
car il promet de l'argent et n'en donne jamais. Dites-moi, je vous prie,
ne pensez-vous point qu'avec un pareil consul, le consulat, que Curion
regardait comme une divinisation de
21
l'homme, ne sera plus qu'une royauté de la fève? philosophons donc,
ainsi que vous faites déjà, et ne voyons désormais qu'un chiffon dans la
pourpre consulaire. - Vous êtes décidé, dites-vous, à ne point aller en
Asie. Si vous y alliez, je l'aimerais bien mieux ; et je crains que les
choses ne souffrent de votre absence. Cependant je ne saurais vous
blâmer, moi qui n'ai pas voulu partir. Je me contente des inscriptions
dont vous m'avez fait la flatterie d'orner votre Amalthée, et il faut
bien que je m'en contente, puisque Chilius m'abandonne et qu'Archias n'a
encore rien fait pour moi. Il vient de, finir son poème pour les
Lucullus, et j'appréhende qu'il ne donne maintenant dans le roman
Cécilius. - J'ai adressé en votre nom des remerciements à Antoine;
Manlius s'est chargé de la lettre. Si je vous ai si peu écrit dans ces
derniers temps, c'est que je n'ai pas eu d'occasion convenable, et que
je ne savais où vous prendre. J'ai du moins beaucoup parlé de vous. Je
ferai tout ce dont Cincius me chargera en votre nom; mais je le crois en
ce moment plus occupé de lui que de tout autre, et je le seconde de mon
mieux. Si vous prenez pied quelque part, mes lettres ne vous manqueront
pas, mais de votre côté ne me laissez pas languir après les vôtres.
Faites-moi, je vous prie, une description de votre Amalthée, de ses
ornements, de son plan et de sa forme. Envoyez-moi de plus tout ce que
vous avez écrit à cette occasion en vers ou en prose. Il me prend
fantaisie de faire une Amalthée à Arpinum. Je vous enverrai quelque
chose de moi, mais je n'ai rien de fini.
22. A ATTICUS. Rome, 5 décembre.
A. I, 17. Oui, un grand changement
s'est opéré dans les sentiments de mon frère Quintus, dans ses
dispositions et sa manière d'être. Je le vois clairement par votre
lettre et par les copies des siennes que vous y avez jointes. Moi qui
vous aime tendrement l'un et l'autre, j'en ressens une affliction
profonde, et je n'y comprends rien. Qu'est-il donc arrivé qui ait pu
aigrir à ce point mon frère, et opérer chez lui une telle révolution? Je
m'étais aperçu depuis quelque temps, et vous avez paru remarquer aussi,
au moment de notre séparation, qu'il avait, je ne sais pourquoi,
l'esprit préoccupé, malade, en proie à de fâcheux soupçons. Quand je
cherchais à le guérir (j'y ai travaillé en mainte occasion, et plus
vivement encore à l'époque du tirage au sort de sa province), je ne
croyais pas le mal si grand que vous me le montrez; seulement mes
efforts avaient peu de succès. Je me consolais en pensant qu'il vous
verrait, soit à Dyrrachium, soit ailleurs; et j'avais la confiance et la
conviction qu'un simple entretien, quelques explications, que même un
regard et le seul fait de votre rencontre, suffiraient pour tout effacer
entre vous. Mon frère Quintus est d'un naturel si doux et d'un caractère
si liant! son esprit, trop accessible aux impressions, est si prompt a
s'effaroucher, mais si prompt aussi à revenir! Le malheur a voulu que
vous ne vous soyez rencontrés nulle part ; et, dès lors, de
malveillantes insinuations ont prévalu sur le devoir, sur les liens de
famille et sur cette vieille amitié qui devait être la plus forte. -
D'où vient le mal? Il m'est plus facile de le deviner que de l'écrire.
Je craindrais, en défendant les miens, de ne pas assez ménager les
vôtres; car je suis persuadé que si l'on n'a pas travaillé dans sa
maison à l'aigrir, on n'a pas du moins fait ce qu'on
22
aurait dû pour le ramener. Je crois le mal plus profond qu'on ne paraît
le penser. Je m'expliquerai mieux là-dessus de vive voix. - Quant aux
lettres qu'il vous a écrites de Thessalonique, et aux propos qu'il
aurait tenus, soit à Rome à ses amis, soit en route, je ne puis
comprendre ce qui lui aurait ainsi monté la tête. Au surplus, j'espère
en votre bonté, qui saura mettre fin à tous ces désagréments. Si vous
considérez que les susceptibilités les plus vives se rencontrent souvent
dans les naturels les meilleurs et les plus faciles à ramener; que cette
promptitude ou plutôt cette mobilité d'impressions est presque toujours
un indice de bonté, enfin (et c'est là le principal), si vous n'oubliez
point que nous devons entre nous nous passer nos imperfections et nos
défauts, et même nos torts, point de doute alors que bientôt toute cette
irritation ne se calme, ainsi que je le désire. Je vous prie instamment
de vous y employer; car moi qui vous chéris d'une amitié si vive, je
suis essentiellement intéressé à ce qu'il n'y ait aucun des miens qui ne
vous aime et qui ne soit aimé de vous. - Rien n'était moins nécessaire
que l'endroit de votre lettre où vous énumérez les emplois qu'il
n'aurait tenu qu'à vous d'obtenir, soit en province, soit à Rome, à
diverses époques, et même pendant mon consulat. Je connais à fond la
noblesse et l'élévation de votre âme, et je n'ai jamais compris qu'il y
eût entre vous et moi d'autre différence que le genre de vie que nous
avons l'un et l'autre adopté. J'ai recherché les honneurs, par je ne
sais quels instincts ambitieux. Des motifs, qui sont certes loin de
mériter le blâme, vous ont fait préférer d'honorables loisirs. Pour le
véritable honneur, celui qui dérive de la droiture, de l'attachement au
devoir, de la sainteté de la vie, je n'ai jamais placé au-dessus de vous
ni moi ni personne. Après mon frère et ma propre famille, vous êtes au
premier rang de ceux dont je me crois aimé. J'ai vu, j'ai reconnu, j'ai
senti tour à tour vos sollicitudes et vos joies dans les différentes
phases de ma vie. Que de fois j'ai goûté avec délices et votre bonheur
dans mes triomphes, et vos consolations dans mes périls! Maintenant que
vous êtes absent, vous que personne n'égale en lumières, vous dont la
conversation a pour moi tant de charme, je sens un vide immense.
S'agit-il des affaires publiques, qu'il ne m'est plus permis de
négliger; du forum, dont j'ai d'abord soutenu les luttes pour m'ouvrir
la voie, et où je dois me conserver en faveur pour assurer à ma gloire
un appui; de mes affaires particulières, pour lesquelles j'aurais eu,
surtout depuis le départ de mon frère, tant besoin de vous avoir et de
causer avec vous : partout enfin vous me faites faute. Oui, au milieu de
mes veilles ou de mon repos, pendant mes travaux ou pendant mes loisirs,
au forum aussi bien qu'au foyer domestique, pour les soins de l'État
comme pour mes propres intérêts, je ne puis plus longtemps me passer de
vous, du secours divin de vos conseils et du charme de votre entretien.
- Voilà des explications dont vous et moi nous nous serions toujours
abstenus par un sentiment de délicatesse. Mais vous les avez rendues
nécessaires, en me faisant l'apo-
23
logie de vos sentiments et de votre conduite. Dans cette malheureuse
brouille, il y a du moins cela d'heureux que depuis longtemps vos amis
et moi connaissions votre intention, formellement exprimée, de
n'accepter aucun emploi dans les provinces, en sorte que si vous n'êtes
pas avec mon frère, on ne dira point que c'est une brouille ou une
rupture. On y verra simplement un acte de votre volonté et l'effet d'une
détermination antérieure. Ainsi là où l'amitié a été violée, l'expiation
se fera; et, là où elle est restée l'objet d'un religieux respect, elle
se perpétuera intacte et pure. - Nous sommes ici dans une situation
fausse, misérable, sans lendemain; vous avez su sans doute que les
chevaliers se sont presque détachés du sénat. Leur mécontentement vient
en premier lieu du décret d'information contre les juges qui ont reçu de
l'argent. Je n'étais malheureusement pas au sénat lors de cette mesure.
Je vis que l'ordre des chevaliers s'en offensait, bien qu'il n'en
témoignât rien ouvertement. Je m'en plaignis au sénat de manière à
produire, à ce qui me parut, une très grande sensation. La question
était scabreuse; je la traitai d'une manière large et digne. Mais voici
bien une autre fantaisie des membres de l'ordre, qui vraiment n'était
pas soutenable, que j'ai soutenue cependant, et réussi à colorer. Les
soumissionnaires des tributs de l'Asie sont venus faire des doléances au
sénat. Ils prétendent s'être laissé entraîner à exagerer les offres, et
demandent la résiliation du bail que leur ont passé les censeurs. Eh
bien! je suis le premier à les appuyer, c'est-à-dire, le second, car ils
n'osaient réclamer; et c'est Crassus qui les a poussés : affaire sale,
démarche humiliante, plate résipiscence! Mais il y avait derrière un
grand risque. C'est que le sénat, en ne leur accordant rien, ne se les
mit tout à fait à dos. Aussi me suis-je empressé d'intervenir en
première ligne. Je leur ai ménagé une réunion nombreuse et très
bienveillante, le premier et le second jour des calendes de décembre; et
là je me suis fort étendu sur la nécessité de conserver la dignité des
ordres, et de maintenir l'union entre eux. Rien n'est fait encore. Mais
le sénat se montre bien disposé. Il n'y a eu d'opposition que de la part
de Métellus, consul désigné. C'est à notre héros Caton à parler; la
brièveté des jours dans cette saison a obligé de s'arrêter à son tour.
C'est ainsi que , fidèle à mon plan et à mon système politique,
j'entretiens, autant que je le puis, cette concorde que j'avais si bien
cimentée. Mais comme ces moyens sont faibles, j'ai trouvé, je m'en
flatte du moins, pour maintenir mon oeuvre, des ressources plus sûres.
Je ne puis m'en expliquer par écrit. Seulement, je vous mets sur la
voie: Je suis en grande liaison avec Pompée. Je vous entends d'ici :
rassurez-vous : je prends mes précautions, et je vous en dirai plus une
autre fois sur mes vues pour la direction des affaires. - Sachez que
Luccéius veut demander le consulat. Il n'y aura que deux compétiteurs ;
César, qui espère s'entendre avec Luccéius par l'entremise d'Arrius; et
Bibulus, qui s'imagine pouvoir se lier avec César par l'entremise de C.
Pison. Vous riez? Il n'y a pas de quoi rire, je vous le jure. Que vous
mander de plus? Quoi?
Il y a beaucoup encore à vous dire, mais un autre jour. Si vous comptez
revenir, faites que je le sache. Je n'ose trop insister sur ce que je
désire le plus, vous voir ici.
24
AN DE R.
694 — AV. J. C. 60. - A DE C. 48.
Q. Cécilius
Métellus Céler. L Afranius,
consuls.
23. A ATTICUS. Rome, 1er février.
A. I. 18. Sachez que rien ne me
fait plus faute aujourd'hui qu'un confident à qui je puisse dire tout ce
qui me pèse, qui m'écoute dans son amitié, qui me conseille dans sa
sagesse; avec qui enfin je n'aie, en causant, à feindre, à cacher, à
dissimuler rien. Mon frère n'est plus là, mon frère dont le cœur est si
droit et si chaud. Métellus n'est pas un homme ; c'est «un rivage désert
; c'est l'air des cieux ; c'est la solitude profonde.» Et vous, dont les
sages réflexions ont si souvent adouci l'amertume et les soucis de mon
âme, vous que j'ai toujours eu à mes côtés dans les affaires publiques,
et qui êtes un second moi-même pour mes affaires privées; vous enfin
l'âme de tous mes entretiens et de tous mes projets, où êtes-vous? Je me
sens tellement abandonné, que les seuls moments qui me reposent sont
ceux que je passe avec ma femme, avec ma fille chérie, avec mon charmant
petit Cicéron. J'ai des amitiés politiques, tout extérieures, toutes
fardées, bonnes seulement pour le relief de la vie publique, mais nulles
au sein du foyer privé. Aussi lorsqu'à l'heure matinale, ma maison
regorge de clients; lorsque je descends au forum, pressé par les
nombreux amis qui m'escortent, je cherche en vain dans cette foule avec
qui rire en liberté, ou gémir sans contrainte. Je vous attends, je vous
désire, je vous appelle.
J'ai mille sujets qui m'inquiètent et me tourmentent, et qu'en une seule
conversation, si une fois je vous tiens, nous aurons bientôt, j'en suis
sûr, parcourus et épuisés. Je passerai ici sous silence mes chagrins et
mes soucis domestiques. Ce n'est pas à une lettre ni à un messager
inconnu que j'oserais les confier. N'allez pas pourtant vous monter la
tête : mon mal n'est pas intolérable. Ce sont de ces ennuis qui restent,
qui pèsent, et qui sont sans relâche, faute d'un ami qui vous console ou
qui vous parle. Quant aux affaires publiques, le courage ne me manque
pas. Seulement la volonté d'agir m'abandonne. Pour peu que je vous
raconte ce qui s'est passé depuis votre départ, vous allez vous écrier
que la république est perdue. - A peine étiez-vous en route, que la
série de nos maux a commencé; c'est Clodius, si je ne me trompe, qui a
ouvert la scène. Je crus l'occasion belle pour refréner la licence et
arrêter la jeunesse, et, cédant à l'ardeur qui me dominait, je déployai
tout ce que j'ai de puissance dans le cœur et la tête, sans animosité
personnelle, et avec la seule espérance de remettre la république en
bonne voie et de rendre à la constitution sa vigueur. La vénalité et la
prostitution se sont réunies pour accabler l'État d'un jugement funeste.
Voyez ce qui a suivi : un consul s'est rencontré que personne, s'il
n'est philosophe comme nous, ne peut voir sans pousser un soupir. Quelle
plaie qu'un pareil homme ! On rend un sénatus-consulte contre la brigue
et la corruption : mais on ne peut obtenir une loi pour le sanctionner.
On vilipende le sénat. L'ordre des chevaliers s'en sépare. Ainsi cette
année aura vu renverser à la fois les deux bases solides sur lesquelles
j'avais, à moi seul, assis la république: elle a jeté bas l'autorité du
sénat, et, des deux ordres, fait deux camps.- La nouvelle année nous en
promet aussi de belles. Les mystères sacrés de la Jeunesse n'ont pu
s'accomplir,
25
Memmius ayant initié la femme de M. Lucullus à ses propres mystères.
Ménélas se fâche et divorce. Mais le pasteur d'Ida n'avait outragé qu'un
des deux frères. Le Pâris d'aujourd'hui s'en est pris à la fois à
Ménélas et à Agamemnon. De plus, il y a un certain C. Hérennius, tribun
du peuple, que peut-être vous ne connaissez pas, mais que vous pouvez
connaître, car il est de votre tribu, et Sextus, son père, y était le
distributeur d'argent; Hérennius donc veut faire agréger Clodius parmi
les plébéiens, et il le propose aux suffrages de tout le peuple, en
assemblée du Champ de Mars. Je l'ai traité au sénat comme je sais
traiter les gens. Mais c'est une nature où rien ne fait. Métellus est un
consul hors de ligne, et qui m'est dévoué de coeur. Mais il s'est fait
tort en acceptant le mode proposé pour le jugement de Clodius, sans y
attacher d'ailleurs aucune importance. Quant au fils d'Aulus, quel
soldat lâche et sans coeur, dieux immortels! et qu'il mérite bien tout
ce que Palicanus lui jette chaque jour d'injures à la face! Une loi
agraire a été proposée par Flavius. Elle est bien pâle; c'est, à peu de
chose prés, la loi Plotia. Mais où trouver dans tout cela même l'ombre
d'un homme vraiment politique? Il y en a bien un, qui est de mes amis
afin que vous le sachiez, c'est Pompée; mais il se contente de jouir en
silence de sa belle robe peinte. Crassus ne dirait pas un mot contre un
homme en crédit. Vous connaissez le reste. Pauvres niais qui croient
qu'ils auront encore leurs viviers quand il n'y aura plus de chose
publique Nous n'avous plus qu'un homme qui s'en inquiète encore, et,
selon moi, avec plus d'énergie et de probité que de sagesse et d'esprit
de conduite; c'est Caton, Caton qui depuis trois mois tourmente ces
malheureux publicains qui lui étaient si dévoués, et empêche le sénat de
statuer sur leur demande. D'un autre côté, toute autre affaire reste en
suspens jusqu'à décision sur celle-là. Je crois même que cette
circonstance fera ajourner indéfiniment les légations. - Vous voyez
maintenant au milieu de quels flots agités nous vivons; et, par ce que
je vous dis, pénétrant comme vous l'êtes, vous jugerez de ce que je ne
vous dis pas. Songez donc à revenir enfin; et bien que l'attrait du
retour ne soit pas grand, j'espère que vous m'aimez assez pour trouver
dans mon amitié un dédommagement aux ennuis qui vous attendent ici. Je
veillerai partout où besoin sera, à ce qu'on ne vous considère point
comme absent. Mais n'arriver qu'au moment de la cérémonie expiatoire, ce
serait là du traitant tout pur. Arrangez-vous donc pour ne nous plus
faire languir.
24. A ATTICUS. Rome, 15 mars.
A. I. 19 Si j'avais vos
loisirs, ou si je pouvais seulement m'habituer à cette brièveté qui vous
est ordinaire, je ne demeurerais point en reste, et vous auriez de moi
plus de lettres que je n'en reçois de vous. Mais, outre la masse
d'occupations vraiment incroyables dont je suis accablé, je ne vous
écris pas une lettre où il n'y ait à exposer et à conclure. Et d'abord
(comme il convient de le faire avec un citoyen qui aime sa patrie), je
vais vous parler de la situation de la république. Puis, comme, après
elle, vous n'avez rien de plus cher que moi, je vous dirai, sur ce qui
me touche, des choses dont vous seriez fâché que je vous fisse mystère.
Ce qu'il y a en ce
26
moment de plus grave en politique, c'est la crainte d'une guerre dans
les Gaules. Elle est déjà chez nos frères, les Éduens; les Séquanais se
sont mal battus. Enfin, il est certain que les Helvétiens sont en armes
et font des courses dans la province. Le sénat a décidé que l'on
tirerait au sort les deux Gaules entre les consuls, qu'on ferait une
levée, qu'on n'admettrait point d'exemption, qu'on nommerait des
plénipotentiaires, lesquels iraient dans les villes des Gaules pour agir
sur elles et les empêcher de se joindre aux Helvétiens. Les
plénipotentiaires sont Q. Métellus Créticus, L. Flaccus, et, pour
parfumer les lentilles, Lentulus, fils de Clodianus. Ici, il faut que je
vous fasse connaître une circonstance curieuse : mon nom était sorti le
premier parmi les consulaires. Mais le sénat, qui était nombreux,
déclara tout d'une voix que j'étais trop nécessaire à Rome. La même
chose arriva, après moi, à Pompée. C'est dire que l'on nous garde l'un
et l'autre comme des gages de salut; car pourquoi attendrais-je que
d'autres tirassent cette conclusion, quand elle se présente si
naturellement à moi-même? - Venons aux affaires de l'intérieur. Le
tribun du peuple Flaccus poussait vivement sa loi agraire. Pompée le
soutenait; et c'est tout ce qu'il y avait de populaire dans le projet.
Voici quel fut mon avis, écouté avec grande faveur : je retranchais de
la loi tout ce qui porte préjudice aux tiers ; j'exceptais du partage
les terres vendues publiquement sous le consulat de P. Mucius et de L.
Calpurnius; je maintenais les dotations de Sylla, et je laissais enfin
aux habitants de Volaterre, ainsi qu'aux Arrétins, les terres qu'il a
confisquées sur eux, mais qui ne sont point partagées. Je ne conservais
qu'un seul article, celui qui prescrit d'employer, pendant cinq ans, à
des acquisitions de terres, le produit des nouveaux impôts. Le sénat ne
voulait rien de la loi, parce qu'il y entrevoyait un accroissement de
pouvoir qu'on ménage à Pompée. Pompée, de son côté, s'employait de
toutes ses forcés pour la faire passer. Quant à moi, c'est aux
applaudissements des intéressés que je réservais les droits acquis
(réserve, vous le savez de reste, qui s'applique exclusivement aux
riches nos amis). En effet, au moyen des acquisitions à faire, je
pourvoyais, d'un autre côté, à l'intérêt du peuple et à celui de Pompée,
ce à quoi je tiens absolument. Enfin mon système, habilement appliqué,
avait l'avantage de nettoyer la sentine de Rome, et de peupler les
solitudes de l'Italie. Mais les menaces de guerre qui viennent à la
traverse ont bien refroidi sur cette affaire. Métellus est un très bon
consul; il m'aime beaucoup. L'autre est la nullité même. Jusque-là qu'il
ne sait pas ce que vaut la place qu'il a achetée. Voilà tout ce qu'il y
a sur les affaires publiques, à moins que vous n'y rattachiez encore
ceci. Un certain Hérennius, tribun du peuple, membre de votre tribu, un
méchant homme, un meurt de faim, a fait plusieurs tentatives pour
l'agrégation de Clodius parmi les plébéiens. Mais les opposants ne lui
manquent pas. Maintenant, si je ne me trompe, je n'ai plus rien à vous
dire en fait de politique. - Je reviens à ce qui me concerne. Depuis les
fameuses nones de décembre, où j'acquis, non sans beaucoup d'envie et de
haine, une grande et immortelle gloire, je n'ai cessé de soutenir mon
caractère et de conserver mon attitude. Mais l'acquittement de Clodius
m'a fait ouvrir les yeux sur le peu de fond à faire en la justice et sur
sa dégradation. J'ai vu en outre que nos pu-
27
blicains, sans se séparer de moi, n'avaient pas fait la moindre
difficulté de se séparer du sénat; de plus, que nos heureux du jour, je
parle de ces grands amateurs de viviers, vos chers amis, ne cachaient
pas l'esprit d'envie qui les travaille à mon égard; alors j'ai songé à
m'assurer d'autres ressources et de plus solides appuis. J'ai commencé
d'abord par faire réfléchir Pompée sur son trop long silence en ce qui
me touche, et je l'ai amené à me proclamer en plein sénat, je ne dis pas
une fois, mais mille, et en termes pompeux, le sauveur de la république
et de l'univers. Peu m'importe à moi. Ma gloire est assez éclatante pour
se passer d'un témoignage, et assez bien jugée pour se passer d'éloges.
Mais cela importe à la république, de méchants esprits s'étant flattés
qu'il y avait là un sujet de division entre Pompée et moi. Mais me voilà
lié avec lui de telle façon que tous deux, comme particuliers, nous y
trouvons notre compte, et que, comme hommes politiques, nous pouvons
l'un et l'autre agir avec plus de décision. On avait excité contre moi
les haines parmi cette jeunesse qui est ardente et sans principes. J'ai
si bien su la ramener par mes bonnes manières, qu'elle n'a plus de
considération que pour moi. Enfin, je m'applique à n'être blessant pour
qui que ce soit, et cela, sans bassesse et populacerie. L'ensemble de ma
conduite est si bien calculé, que l'homme public ne cède sur rien, et
que l'homme privé, qui connaît la faiblesse des honnêtes gens,
l'injustice des envieux et la haine des méchants, prend ses précautions
et se ménage. Cependant je ne me livre à mes nouvelles amitiés qu'en
rappelant sans cesse à mon esprit la chanson du rusé Sicilien, Épicharme
: Veiller toujours, et ne se fier jamais; c'est toute la sagesse. Vous
pouvez maintenant, je pense, vous faire une idée exacte de mon plan et
de la position que j'ai prise. - Vous m'avez déjà plusieurs fois parlé
de votre affaire. Nous n'y pouvons rien quant à présent. Ce
sénatus-consulte a été l'oeuvre des sénateurs pédaires. Nous n'y avons
pris aucune part. Si mon nom s'y rencontre, il est facile de voir, par
la contexture même de l'acte, qu'il comprend différents objets, et qu'on
y a ajouté, on ne sait pourquoi, la disposition relative aux peuples
libres. C'est P. Servilius le fils qui, en votant l'un des derniers, l'a
proposée. Impossible en ce moment, je le répète, de revenir là-dessus.
Les réunions qui, au commencement, étaient très nombreuses ont cessé
d'avoir lieu. Si d'ailleurs vos belles paroles avaient su tirer quelque
argent des Sycioniens, ne manquez pas de me le dire. - Je vous envoie
l'Histoire grecque de mon consulat. Si vous y trouvez quelque chose qui
ne soit pas assez bon ni assez grec pour un Attique comme vous,
n'attendez pas de moi l'apologie que Lucullus, je crois, vous fit à
Palerme, en parlant de son histoire. Il y avait, dit-il, semé quelques
barbarismes et solécismes , afin qu'on vît bien que l'ouvrage était d'un
Romain. Si vous faites chez moi de ces rencontres, soyez certain que
c'est sans intention de ma part et à mon insu. Quand la version latine
sera achevée, je vous l'enverrai. Comptez sur une troisième édition en
vers ; car je veux chanter mes louanges sur tous les tons. N'allez pas
me dire au moins : Qui est-ce qui loue son
28
père? S'il y a dans l'histoire du monde quelque chose qui vaille mieux,
eh bien, qu'on le loue; et qu'on me blâme, moi, de n'avoir pas porté là
mes éloges de préférence! D'ailleurs, ce n'est pas un panégyrique, c'est
une histoire que j'écris. - Mon frère se défend beaucoup de tout
reproche dans ses lettres : il affirme n'avoir mal parlé de vous à qui
que ce soit. C'est entre nous et de vive voix qu'il faudra soigneusement
et discrètement tirer cette affaire au clair. Revenez donc au plus vite.
Cossinius, à qui je remets ma lettre, m'a paru un homme honnête, solide,
dévoué à vos intérêts, tel enfin que vos lettres me l'avaient dépeint.
25. A ATTICUS. Rome, mai.
A. I. 20. Je revenais de Pompéii à
Rome le 4 des ides de mai, lorsque notre ami Cincius m'a remis une
lettre de vous datée des ides de février. Je vais y répondre. Je me
réjouis, avant tout, de ce qu'enfin vous connaissez à fond mes
sentiments sur vous. Puis, je m'applaudis plus encore de la modération
parfaite dont vous avez reçu certaines choses qui devaient vous paraître
bien dures de notre part, et qui étaient en soi fort désobligeantes.
J'ai pu juger par là que votre cœur n'aime pas à demi, et que vous avez
autant d'élévation que de sagesse. Votre langage a une douceur, une
mesure, une délicatesse, une bonté qui ne me laissent rien à dire, si ce
n'est que je ne vous croyais vraiment, ni à vous, ni à personne autant
d'aménité et de mansuétude. Le mieux à présent est de ne plus écrire un
mot là-dessus. Quand nous nous reverrons, si nous avons quelque chose à
en dire, nous le dirons. Je reconnais votre amitié et votre prudence
dans toutes vos réflexions sur les affaires publiques; et je vois que
votre manière de voir s'accorde assez avec la mienne. Oui, je dois,
avant tout, conserver intacts mon caractère et ma position; je ne dois
passer qu'avec toutes mes forces dans une alliance nouvelle; et celui
dont vous me parlez (Pompée), n'a ni étendue d'esprit, ni noblesse de
coeur : il ne sait que baisser la tête et flatter le peuple. Mais s'il
n'a pas été inutile à mes intérêts, du moins a-t-il été utile à la
république, et, certes, bien plus à elle qu'à moi, que je parasse les
coups des mauvais citoyens, eu faisant cesser à mon égard la neutralité
d'un homme si grand par sa fortune, par son crédit, par la faveur
populaire, et en l'amenant à ne répondre que par des éloges publics de
ma vie aux espérances des factieux. S'il en avait dû coûter quelque
chose à mon caractère, il n'est rien que j'eusse payé à ce prix. Mais
tout a été si bien combiné, que je ne me fais pas tort en m'attachant à
lui, et qu'il se fait honneur en se déclarant pour moi. - En tout le
reste, soyez-en sûr, ma conduite actuelle et à venir ne donnera jamais
lieu de dire que j'aie rien fait à l'aventure. Jamais on ne me verra
déserter ces gens de bien, mes alliés naturels, auxquels vous faites
allusion, ni cette Sparte, qui est, dites-vous, mon lot et ma fortune.
Et dût Sparte m'abandonner un jour, je ne changerais pas pour cela de
conduite et de sentiments. Mais réfléchissez, je vous prie, que, depuis
la mort de Catulus, je tenais seul la bonne route sans appui et sans
suite; car je puis dire de nos gens, avec Rhinthon, si je ne me trompe,
« que la mo-
29
itié n'est bonne à rien, et que l'autre moitié est indifférente à tout.
» Vous saurez une autre fois jusqu'où va la malveillance parmi nos
amateurs de viviers; ou je garderai cela pour votre retour. Cependant
rien ne pourra me détacher du sénat ; c'est mon devoir; c'est ce qui
s'accorde le plus avec mes intérêts; c'est ce que veut ma reconnaissance
pour la haute estime où l'on m'y tient. - Ainsi que je vous l'ai déjà
mandé, ne comptez pas beaucoup sur le sénat pour votre affaire des
Sicyoniens: il n'y a plainte de la part de personne. Si vous attendez
qu'il en vienne, vous attendrez longtemps. Tâchez de trouver quelque
autre plan d'attaque. Quand l'article fut proposé , on ne réfléchit
point à quelles personnes il pourrait nuire; et les sénateurs pédaires
vinrent à l'envi voter pour. Les temps ne sont pas mûrs pour revenir sur
ce sénatus-consulte, d'abord parce qu'il n'y a pas réclamation. puis
parce qu'on le trouve excellent; les uns à cause du mal qu'ils en
attendent, les autres à cause qu'ils le croient équitable. - Votre
Métellus est un consul éminent; je ne trouve qu'une chose à redire en
lui : c'est que la pacification des Gaules ne lui fait pas grand
plaisir. Il voudrait, je crois, un triomphe. Il ferait mieux de le
désirer un peu moins. Du reste, admirable. Quant au fils d'Aulus, on
peut dire, à le voir faire, que son consulat n'est pas un consulat;
c'est un soufflet que s'est donné Pompée. En fait d'écrits, je vous ai
envoyé l'Histoire grecque de mon consulat. Je l'ai remise à L. Cossinius.
Je crois que mes ouvrages latins vous plaisent assez; mais qu'en qualité
de Grec, vous voyez de mauvais oeil ce que j'écris en grec. Je vous
enverrai les ouvrages des autres, s'il en paraît. Mais je ne sais
comment il arrive, qu'après m'avoir lu, on est découragé. C'est un fait,
croyez m'en. - Pour parler un peu de mes affaires, L. Papirus Pétus,
homme intègre, et mon partisan de coeur, m'a offert en don la
bibliothèque que S. Claudius lui a laissée. Après m'être assuré près de
votre ami Cincius que la loi Cincia n'interdit point ces sortes de dons,
j'ai répondu que j'acceptais avec plaisir. Je vous prie donc, si vous
m'aimez, et si vous voulez que je vous aime, de mettre sur pied amis,
clients, hôtes, affranchis, esclaves, tout votre monde enfin, pour
veiller à ce qu'il ne s'en perde pas un feuillet. J'ai grand besoin des
ouvrages grecs que j'espère y trouver, et des ouvrages latins que je
sais qui s'y trouvent. C'est chaque jour avec plus de plaisir que je
consacre à ces paisibles travaux le temps que me laisse le forum. Je
vous saurai, je vous le répète, un gré infini de mettre à cette petite
affaire le soin que vous mettez aux choses que je souhaite fort. Je vous
recommande en même temps les intérêts de Pétus, qui est déjà pénétré
pour vous de reconnaissance. Enfin revenez! revenez, non seulement je
vous en prie, mais il le faut.
26. A ATTICUS. Rome, juin.
A. II. 1. J'ai rencontré votre
messager le jour des calendes de juin, comme j'allais à Antium, très
empressé de tourner le dos aux gladiateurs de Métellus. Il m'a remis une
lettre et votre mémoire en grec sur mon consulat. Je me félicite d'avoir
pris les devants, en vous faisant passer par Cossinius ce que j'ai écrit
sur le même sujet dans cette langue; car vous ne manqueriez pas de crier
au plagiat, si mon envoi n'eût pré-
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cédé le vôtre. En vous lisant, ce que je me suis empressé de faire, j'ai
remarqué un peu trop de laisser-aller et de négligence ; mais vous avez
su tirer un ornement de l'absence même des ornements, comme certaines
femmes dont on peut dire : Point d'odeur, bonne odeur. Mon livre est
bien différent. J'y ai versé toute la parfumerie d'Isocrate, toutes les
boîtes à essences de ses disciples; et les fards d'Aristote ont même été
mis à contribution. Vous me dites, dans une lettre précédente, que déjà
vous l'aviez lu en gros à Corcyre. C'est, j'imagine, avant de recevoir
l'exemplaire dont j'ai chargé Cossinius. Je n'aurais osé vous l'adresser
qu'après une mûre et scrupuleuse révision. Au surplus, Posidonius, à qui
je l'avais communiqué, afin qu'il lui servit comme de thème pour une
composition plus étudiée, m'a écrit de Rhodes, qu'après l'avoir lu il se
trouvait, non pas tenté, mais effrayé, de traiter le même sujet. Que
vous dirai-je ? j'ai terrifié le camp des Grecs, et j'échappe ainsi à
une importunité de tous les jours: car c'était, parmi eux, à qui me
presserait de lui fournir un sujet d'amplification. Si l'ouvrage vous
convient, ne manquez pas de le répandre à Athènes et dans les villes
principales de la Grèce. Il pourra servir à jeter du jour sur ce que
j'ai fait. Vous aurez les harangues que vous me demandez, et d'autres
encore, puisque des compositions où je n'ai cherché qu'à plaire à la
jeunesse, trouvent grâce aussi devant vous. Votre concitoyen Démosthène
n'a brillé de tout son éclat qu'après avoir prononcé les harangues qu'on
nomme Philippiques. Alors il avait fait divorce avec la chicane et les
arguties du barreau, pour s'élever aux considérations politiques, au
langage de l'homme d'État. J'aivoulu, moi aussi, avoir mes harangues;
que, par distinction, on pût nommer "Consulaires". La première et la
seconde sont sur la Loi Agraire: l'une, dans le sénat, aux calendes de
janvier; l'autre, devant le peuple ; la troisième, pour Othon ; la
quatrième, pour Rabirius; la cinquième, sur les Enfants des Proscrits;
la sixième sur mon désistement de ma province; la septième est celle qui
a chassé Catilina; la huitième a été prononcée devant le peuple le
lendemain de sa fuite; la neuvième, à la tribune, le jour où les
Allobroges sont venus déposer. II y en a encore deux de peu d'étendue,
et qu'on peut considérer comme annexes du discours sur la loi agraire.
Vous aurez toute la collection; et puisque votre bienveillance ne sépare
pas mes productions de mes actes, vous pourrez juger l'homme et
l'écrivain. C'est vous qui l'avez demandé. De moi-même je ne me serais
pas avancé de la sorte. - Vous désirez savoir pourquoi je vous presse si
fort de revenir. Mille affaires vous retiennent, dites-vous, et
cependant vous êtes prêt à tout quitter pour me servir ou seulement pour
déférer à mon désir. Non. Il n'y a pas urgence. Mais il me semble que
vous auriez pu mieux combiner vos voyages : vous restez trop longtemps
absent, étant si près. Je ne jouis pas de vous, et je dois aussi vous
faire un vide. Quant à présent, tout est calme. Mais pour peu que les
excès de Clodius aillent plus loin, je ne vous laisserai plus de repos.
Ce n'est pas que Métellus ne sache à merveille le tenir en bride; et il
le saura toujours. Voilà un consul vraiment
31
patriote et un caractère que j'avais bien jugé. - Clodius ne dissimule
plus l'envie d'être tribun du peuple ; il l'affiche. Le jour où il en a
été question dans le sénat, je le terrassai; je demandai par quelle
inconséquence on le verrait briguer le tribunat à Rome, quand naguère,
en Sicile, il se déclarait hautement candidat pour l'édilité. J'ajoutai
qu'après tout ce n'était pas une affaire; qu'un plébéien comme lui ne
trouverait pas la république plus facile à renverser qu'elle ne l'avait
été, sous mon consulat, pour certains patriciens de même trempe. Il
avait, disait-il, fait le voyage du détroit à Rome en sept jours,
prévenant ainsi toute démonstration d'aller au-devant de lui; et, par le
même motif, il avait attendu la nuit pour entrer en ville : modestie
dont il avait fait grand bruit devant le peuple. Je répondis que, de sa
part, il n'y avait rien de nouveau, ni dans cette diligence, puisqu'il
avait bien pu ne mettre que trois heures de Rome à Intéramne; ni dans le
choix de l'heure, puisqu'il était pour les expéditions nocturnes, et
qu'il lui était même arrivé de faire tout aussi discrètement son entrée
là où il eût été à désirer qu'il se fût rencontré quelqu'un sur son
chemin. J'ai rabattu son caquet. Dans l'occasion, ce genre d'attaque
vaut la gravité du discours. Enfin depuis quelque temps, nous en sommes
à faire assaut de plaisanteries. L'autre jour, nous accompagnions tous
deux un candidat. Il me demanda si ce n'était pas mon habitude de
réserver des places pour les Siciliens aux combats des gladiateurs. Je
lui dis que non. - «Oh bien! dit-il, moi, leur nouveau patron, c'est une
attention que je veux avoir. Mais ma soeur qui, comme femme de consul,
en a tant à sa disposition, me donne tout au plus un pied.» - Allons,
dis-je, ne vous plaignez pas; vous saurez bien, quand vous voudrez, lui
en faire lever deux.» Le mot, direz-vous, n'est pas très consulaire.
J'en conviens. Mais je hais cette créature indigne de l'alliance d'un
consul. Toujours mêlée avec les factieux, elle persécute son mari à
outrance, et ses hostilités vont jusqu'à Fabius; le tout par dépit de
les voir tous deux des nôtres. - On est bien refroidi sur l'affaire de
la Loi Agraire dont vous me demandez des nouvelles. Vous frappez tout
doucement sur moi au sujet de ma liaison avec Pompée; mais n'allez pas
imaginer que je l'aie contractée en vue de ma sûreté personnelle. Les
circonstances ont tout fait. Au moindre désaccord entre nous, il y avait
trouble dans l'État. J'ai pris mes mesures et fait mes conditions; de
sorte que, sans transiger sur mes principes, qui sont les bons, je l'ai
lui-même amené à des sentiments meilleurs. Il est un peu guéri de sa
manie de popularité. Prévenu comme il l'était contre tout ce qui venait
de moi, il en parle aujourd'hui, voyez-vous, plus avantageusement que de
ce qu'il a fait lui-même. Il me rend ce témoignage, que s'il a bien
servi la république, c'est moi qui l'ai sauvée. Je ne vois pas bien ce
que je gagnerai à ses bons procédés, mais il est clair que l'État en
profite. Si je réussis de même à convertir César qui a maintenant le
vent en poupe, aurai-je encore fait grand mal à l'État? Enfin, quand je
n'aurais pas d'envieux, quand tout le monde me rendrait justice, ne
vaut-il pas mieux traiter la république en guérissant ses plaies qu'en
lui coupant les membres?
Cet escadron des chevaliers que j'avais réunis sur le Capitole, avec
vous pour chef et pour porte-drapeau, a déserté la cause du sénat; nos
grands
32
personnages se croient au ciel quand ils ont dans leurs viviers des
barbeaux qui leur mangent dans la main. Voilà le soin qui les préoccupe.
Dites-moi si, dans un temps comme le nôtre, je n'aurais pas fait
beaucoup en ôtant l'envie de nuire à ceux qui en ont le pouvoir. Voyez
Caton. Vous ne pouvez l'aimer autant que je l'aime. Mais, avec ses
excellentes intentions, sa loyauté imperturbable, il gâte souvent les
affaires. Il opine comme dans la république de Platon, et nous sommes la
lie de Romulus. Rien de plus logique, assurément, que de faire ce procès
aux juges qui se sont laissé corrompre. Caton propose; le sénat consent.
Mais alors guerre ouverte entre les chevaliers et le sénat en masse, moi
seul excepté, parce que je votai contre la mesure. La prétention de
résilier de la part des fermiers publics était d'une impudence sans
égale. Mais pour prévenir la défection des chevaliers, il fallait faire
ce sacrifice. Caton nous a tenu tête, et l'a emporté. Aussi l'on
emprisonne un consul, les émeutes se succèdent, sans que les chevaliers
donnent signe de vie, eux si empressés naguère à voler à la défense de
la république. Mais, direz-vous, nous ne les aurons donc pour nous qu'à
prix d'argent? Qu'y faire ? Avons-nous le choix des moyens ? aimez-vous
mieux tomber dans les mains des affranchis, et même des esclaves? Mais,
comme vous le dites, assez de sérieux. Ma tribu s'est montrée plus
favorable à Favonius que la sienne propre; mais il n'a pas eu celle de
Luccéius. Son plaidoyer contre Nasica lui fera peu d'honneur. C'est,
dit-il, de l'éloquence sans prétention. Il y en a mis si peu, qu'on
croirait qu'à Rhodes il a travaillé à la meule plutôt que sous Molon. Je
lui ai déplu en plaidant pour Nasica; et il recommence sa poursuite,
toujours par zèle pour la république. Je vous donnerai des nouvelles de
Luccéius après le retour de César, qui arrive dans deux jours. -
Remerciez Caton et Servilius, qui le singe, du tort que vous ont fait
les Sicyoniens. Y a-t-il encore beaucoup de bons citoyens qui en
souffrent? Enfin le décret le veut. C'est à merveille. Mais viennent les
troubles; et chacun nous abandonnera. - Mon Amalthée vous attend. Vous
lui manquez. Je suis enchanté de ma demeure de Tuscnlum et de Pompéii.
Mais me voilà criblé de dettes, moi qui ai empêché la banqueroute.
J'espère que les Gaules resteront tranquilles. Vous aurez incessamment
ma traduction des Présages. Quand comptez-vous partir? mandez-le-moi
avec certitude. Car Pomponia m'a fait dire que vous seriez à Rome dans
le cours de quintilis, ce qui ne s'accorde pas avec vos lettres. Je vous
ai déjà écrit que Pétus m'a fait don de tous les livres que lui a
laissés son frère. Je compte sur vous pour me mettre en possession.
Soignez-les pour l'amour de moi ; et voyez à me les faire passer. C'est
un vrai plaisir que vous me ferez. Ayez l'œil sur les Grecs, et
n'oubliez pas les Latins. Je regarderai le présent comme venant de vous.
J'avais écrit à Octave, sans lui parler de rien. J'ignorais que vous
eussiez des affaires dans son gouvernement, et je ne vous croyais pas
ami des petits profits : mais j'ai dû lui écrire de nouveau et avec
intérêt.
27. A ATTICUS. Tusculum, décembre.
A. II 2. Ayez bien soin, je
vous prie, de notre cher Cicéron. Je crois souffrir de tout ce qu'il
souffre. Je lis en ce moment la "République des Pellé-
33
niens, et j'ai devant moi une grande pile des ouvrages de Dicéarque.
Quel beau génie ? Il y a bien plus à apprendre avec lui qu'avec
Procilius. Je crois avoir à Rome ses Traités des Gouvernements d'Athènes
et de Corinthe. Lisez-les, sur ma parole. Le conseil est bon. C'est un
auteur merveilleux. Si Hérode avait le sens commun, il lirait ce livre,
et n'écrirait plus un mot. Il vient de m'attaquer dans une lettre; mais
je vois qu'il vous a joint de plus près. En vérité, j'aurais mieux aimé
conspirer moi-même, au lieu de tenir tête aux conspirateurs, si j'avais
deviné qu'il me faudrait un jour entendre Hérode ! Vous n'êtes pas
raisonnable sur l'affaire de Lollius; sur celle de Vinius, à la bonne
heure. Voici les calendes qui approchent, et Antoine n'arrive pas; et le
tribunal va se constituer. Car on m'a écrit que Nigidius menace de
prendre à partie les juges absents. Si vous apprenez quelque chose du
retour d'Antoine, ne manquez pas de m'en écrire. Et puisque je ne puis
vous posséder ici, venez du moins souper avec moi à Rome, la veille des
calendes. N'y manquez pas, et portez-vous bien.
28. A ATTICUS. Rome, décembre.
A. II. 3. Bonne nouvelle, n'est-il
pas vrai? Valérius, défendu par Hortensius, est acquitté. L'on
attribuait ce résultat au crédit du fils d'Aulus; comme vous, je
soupçonne aussi qu'Épicrate (Pompée) a fait des siennes. Je n'aime pas
ses caliges, ni ses bandelettes blanches. Enfin, quand vous viendrez,
nous saurons ce qui en est. Vous trouvez mes fenêtres trop étroites.
Mais savez-vous bien que c'est vous attaquer à la "Cyropédie"? Je l'ai
dit à Cyrus; et il m'a prouvé qu'en donnant plus de jour, on ôterait de
son agrément à la perspective du jardin. En effet, soit l'œil A, l'objet
en vue B et C, les rayons visuels D et E, etc. ... Vous voyez d'ici la
démonstration. S'il est vrai cependant que la vision s'opère par les
simulacres, voilà des simulacres qui seront fort gênés par des fenêtres
étroites, au lieu que les rayons y passeraient tout à leur aise.
Avez-vous d'autres critiques à faire? J'aurai réponse à tout, à moins
qu'il ne m'en coûte pas trop cher pour m'exécuter. - Parlons de janvier
qui approche, et de ma situation politique. Je vais, à la manière de
Socrate, mettre deux opinions en présence; et après, comme de coutume,
je vous dirai mon avis. La question est des plus sérieuses. Il faut de
trois choses l'une : ou se déclarer contre la loi agraire; la lutte sera
vive, mais il y a de la gloire au bout: ou rester neutre, c'est-à-dire,
aller faire un tour, soit à Antium, soit à Solonium; ou, enfin, parler
pour la loi. César, dit-on, espère que je prendrai ce parti, et même il
y compte. Car vous saurez que j'ai eu la visite de Cornélius, Cornélius
Balbus, s'entend, l'homme de confiance. Il m'a garanti que César
prendrait conseil de moi et de Pompée en toutes choses, et qu'il
s'arrangerait pour mettre Crassus et Pompée d'intelligence. Or voici
pour moi la fin de tout ceci. Union étroite avec Pompée, et, au besoin,
avec César. Plus d'ennemis qui ne reviennent à moi; paix avec tout le
monde. Vieillesse tranquille. Oui, mais cette allocution de mon
troisième livre est là pour me donner des scrupules. - «Soutiens
jusqu'au bout, le courageux et noble rôle où tu as signalé ta jeunesse
et illustré ton consulat. Travaille sans cesse à te créer de nouveaux
droits à la renommée, et à l'estime des gens de bien.» - Ce sont les
conseils que me donne Calliope elle-même; et tout, dans le même livre,
est sur le ton de ces maximes. Après un tel langage, puis-je bien cesser
de dire : - «Combattre pour la patrie, voilà le
34
" meilleur des oracles.» - Mais réservons tout cela pour les promenades
des Compitales. N'oubliez pas de venir la veille : j'aurai soin que vous
trouviez un bain prêt. Térentia adresse à Pomponia la même prière : nous
aurons aussi votre mère. Apportez le "Traité de l'Ambition" de
Théophraste. Vous le trouverez dans la bibliothèque de Quintus.
29. - A QUINTUS. Rome, décembre.
Q. I, 1. - De plus d'un côté
sans doute on a pris les devants sur moi , et vous savez déjà , ne
fût-ce que par la renommée , si prompte à franchir les distances, qu'il
nous faut, durant une troisième année, attendre encore , moi le bonheur
de vous recevoir, et vous le moment du repos. Je ne me crois pas
toutefois dispensé de vous écrire sur ce triste sujet. Car j'ai eu le
tort, et non pas une fois, d'entretenir chez vous l'espoir d'un
affranchissement prochain, quand il n'était plus plus personne qui n'en
désespérât avec raison. Mais ce n'était pas pour prolonger à plaisir une
illusion
flatteuse. Nous avions fait assez, les préteurs et moi , pour ne pas
douter du succès. Enfin , puisque leur crédit et mon zèle n'ont
travaillé qu'en pure perte, on peut s'en affliger sans doute ; mais il
ne faut pas qu'éprouvés comme nous le sommes par la pratique et le
mouvement des grandes affaires, nous nous laissions aller au
découragement ou à la faiblesse. S'il est vrai que la peine s'aigrit par
les reproches qu'on peut se faire , c'est moi
qui ai le plus besoin d'être consolé. C'est moi qui, contrairement au
voeu exprimé par vous en partant, et, depuis, dans chacune de vos
lettres, ai souffert la première prorogation. Je m'étais laissé
préoccuper des intérêts de nos alliés, du désir de réprimer l'avidité
effrénée de quelques gens de commerce , et d'ajouter par vos vertus à la
gloire de notre famille. C'était une faute, une faute grave. Car
évidemment , une seconde année en entraînait une troisiè. A moi le tort,
je le proclame; mais faire tourner à bien mon imprévoyance, est un
honneur qui appartient à votre sagesse et à votre générosité. — Oui ,
redoublez d'ardeur pour tout ce qui peut vous mériter l'estime publique.
Il ne s'agit plus de l'emporter sur les autres, il faut désormais vous
surpasser vous-même. Possédé d'un noble désir d'être loué en toute
chose, tendez vers ce but vos facultés, vos pensées, toutes les forces
de votre âme, et, croyez-moi , un an de peine de plus vous vaudra bien
des années de jouissance personnelle et d'illustration pour nos neveux.
Ainsi donc point de regret , point d'abattement. Ne souffrez pas que la
multitude des affaires devienne un torrent qui vous accable;
dressez-vous résolument pour leur faire tête, allez vous-même au-devant
du flot. Le rôle que vous remplissez n'est pas de ceux où domine la
fortune : le conseil et le zèle y sont tout-puissants. S'il s'agissait
de la direction d'une guerre importante et périlleuse, je serais
épouvanté d'une prolongation de pouvoir qui nous laisserait plus
longtemps en prise à ses caprices. Dans l'administration qui vous est
confiée, son influence, au contraire , est nulle ou insensible. Tout y
dépend du caractère et de l'esprit de conduite. Vous n'avez, si je ne me
trompe, rien à redouter des embûches de l'ennemi , du hasard des
batailles, de la perfidie d'un allié , de la pénurie d'argent et de
subsistance, de la turbulence du soldat; difficultés sous lesquelles les
meilleures têtes peuvent succomber, comme il arrive parfois aux plus
habiles pilotes, sous l'effort de la tempête. Autour de vous règne une
paix profonde, un calme parfait ; calme délicieux pour le nautonier
vigilant, mais où le sommeil peut lui faire trouver la mort. En effet,
dans votre province, la population indigène est ce qu'il y a de plus
maniable sur la terre. Ce que l'on y compte de citoyens romains sont, ou
des fermiers publics unis à nous par les relations les plus étroites ,
ou des gens enrichis par le négoce, et, dès lors, bien convaincus que la
paisible jouissance de leurs richesses est un bienfait de mon consulat.
II. Mais il existe
entre ces diverses classes une grave opposition d'intérêts, source
d'injustices réciproques et de collisions violentes. Aussi suis-je loin
de regarder votre position comme exempte de difficultés. Je me la
représente, au contraire, comme très laborieuse et des plus délicates.
Mais remarquez, je le répète, que la conduite y a plus de part que la
fortune. Est-ce une affaire de gouverner les autres pour qui sait se
gouverner lui-même'? Que cette condition soit difficile à remplir (et,
certes, il en est ainsi pour le commun des hommes) , elle ne peut être
et n'est en effet que ce qu'il y a de plus aisé pour vous. La nature,
sans l'éducation, vous avait formé pour la sagesse; et votre éducation
vous eut rendu sage, même en dépit de la nature. Cette vertu qui résiste
à l'argent, aux plaisirs, à tout ce qu'il y a d'entraînement dans les
passions humaines , il ferait beau la voir impuissante contre la
mauvaise foi d'un marchand ou la cupidité d'un publicain ! Continuez ,
et les Grecs vous regarderont comme un héros de leurs vieilles annales,
ou plutôt comme un homme divin envoyé sur la terre pour la gouverner. —
En vous parlant ainsi , ce n'est pas une exhortation indirecte que je
vous adresse; j'applaudis à ce que vous faites , à ce que vous n'avez
cessé de faire. C'est quelque chose d'admirable, que trois années de
pouvoir suprême en Asie, sans qu'aucune des tentations de tous genres
dont cette province abonde, ni les tableaux, ni les meubles précieux, ni
les rares étoffes, ni l'attrait de la beauté, ni l'appât des richesses;
sans que rien, en un mot, vous ait fait dévier une seule fois de votre
inflexible continence et de la sévérité de vos principes. Et , par un
bonheur inouï , par un rare privilège , quand , avec de si hautes
qualités, avec une âme si forte et si tempérante , vous pouviez rester
enseveli dans l'ombre et le silence, voilà qu'appelé sur le grand
théâtre de l'Asie, vous attirez sur vous les regards de la plus illustre
des provinces , et que le renom de vos vertus s'en va frapper l'oreille
des peuples les plus reculés. Dans vos marches, rien de cet appareil qui
épouvante les populations, de ce faste qui les écrase. Elles
restent calmes à votre approche. Partout votre présence fait battre les
coeurs et éclater les démonstrations publiques. La cité voit en vous
36
un protecteur et non un tyran ; le foyer domestique, un hôte et
non un spoliateur.
III. L'expérience
a dû vous apprendre que c'est peu d'être vertueux personnellement, si
votre oeil ne veille encore sur tout ce qui vous entoure, et si ,
gardien fidèle de la province , vous n'êtes là pour répondre aux alliés
, aux citoyens, à la république, de vos délégués comme de vous-même. Il
est vrai que vous avez pour lieutenants des hommes chez qui le sentiment
du devoir n'a pas besoin d'être excité. D'abord Tubéron , le premier
pour l'âge, le mérite, les distinctions. Il est historien, et, pour bien
faire, il n'a qu'à chercher et choisir des modèles dans ses propres
ouvrages. Puis Alliénus , que ses goûts et ses penchants rapprochent de
nous, et qui suit nos impulsions et nos exemples. Que dirai-je de
Gratidius; si jaloux de sa propre considération , et qui nous aime trop
en frère, pour ne pas s'intéresser aussi à la nôtre? Quant au questeur,
le gouverneur ne le choisit pas; c'est le sort qui le lui donne. Il
importe beaucoup qu'il ait de la modération dans le caractère , et sache
bien se pénétrer de votre esprit et de vos instructions. Si vous veniez
à reconnaître chez un de vos subordonnés des inclinations basses, fermez
les yeux tant qu'il ne manquera qu'à ce qu'on se doit de respect à
soi-même. Mais ne souffrez jamais que ce pouvoir que vous n'accordez
qu'au fonctionnaire, soit exploité au profit de l'individu. Toutefois,
les moeurs du temps n'imposent que trop la nécessité de se ménager et de
complaire. Aussi suis-je peu porté pour cette rigidité qui va scruter
toutes les consciences et mettre à nu toutes les souillures. Il suffit
de ne laisser à chacun de latitude qu'en proportion de la confiance
qu'il vous Inspire. Votre responsabilité ne demande pas plus, surtout a
l'égard de ceux que la république vous donne comme adjoints et comme
auxiliaires de votre autorité.
IV. Mais vous avez
aussi un entourage de votre choix, simples commensaux ou officiers
chargés de services personnels et intimes, qui forment
ce qu'on appelle le cortège du préteur. Pour ceux-là, nous devons compte
non seulement de leurs actions , mais de leurs paroles. Au surplus,
votre intérieur est composé de telle manière qu'il vous sera toujours
facile de vous montrer indulgent pour ceux qui feront bien , et sévère
pour ceux dont la légèreté pourrait vous compromettre. Quand vous en
étiez à votre apprentissage, on a pu surprendre votre confiance. Plus on
a de générosité dans le coeur, et moins on croit à la perversité des
autres. Qu'une troisième année d'exercice vous retrouve également bon ,
mais plus sur vos gardes. Il faut que vos oreilles ne s'ouvrent que pour
ce qu'elles entendent réellement , et que l'intérêt personnel n'y glisse
point ses insinuations hypocrites. Que votre anneau ne soit pas un
meuble banal, mais un second vous-même; non l'instrument d'une volonté
étrangère, mais la manifestation de la vôtre. Choisissez l'accensus dans
la classe où le prenaient nos pères, qui considéraient cette charge
moins comme un poste de faveur, que comme une fonction active et
laborieuse. Aussi n'était-ce pas sans intention qu'ils n'y appelaient
guère que leurs affranchis, alors presque aussi dépendants que leurs
esclaves. Que dans la politesse de votre licteur on voie l'aménité de
son maître, et non la sienne. Que vos haches et vos faisceaux soient des
symboles de représentation plutôt
37
que de puissance. Qu'il n'y ait pas un habitant de la province qui ne
croie à votre sollicitude pour sa personne , ses enfants , sa réputation
, sa fortune. Qu'on soit convaincu que tout acte de vénalité fait tomber
votre disgrâce non moins sur celui qui donne, que sur celui qui reçoit.
La corruption disparaîtra, quand on saura que ces influences ,
soi-disant si puissantes, sont nulles auprès de vous. Loin de moi
l'intention de vous rendre dur ou méfiant pour ceux qui vous approchent.
S'il en est qui ne vous aient pas donné une seule fois en deux ans le
droit de suspecter leur désintéressement (et tels sont, d'après ce que
j'entends dire et ce que je savais déjà, Césius, Chérippe et Labéon), à
ceux-là, sans contredit, confiance pleine, et entier abandon. Mais au
premier soupçon fondé, plus d'abandon, plus de confiante. Ne laissez pas
votre réputation à la merci d'un indigne représentant.
V. Quelque
habitant non connu de vous s'est-il introduit dans votre familiarité?
Réfléchissez bien avant de vous fier à lui. Ce n'est pas que je croie
les honnêtes gens rares dans la province. Je veux supposer le contraire;
mais il est toujours hasardeux d'en faire l'essai. Le coeur humain se
déguise sous tant de formes, s'enveloppe de tant de voiles! Le front,
les yeux , la physionomie, la parole, la parole surtout, savent si bien
mentir ! Un homme prêt à sacrifier à l'argent tout ce que nous
n'abandonnons, nous, qu'avec la vie, irait s'éprendre pour vous, qui ne
lui êtes rien , d'un attachement de coeur, et cet attachement ne serait
pas un masque? Pour moi , je regarderais comme un prodige la sincérité
de ces tendresses d'office pour quiconque est préteur, là où je n'en
vois jamais pour un homme privé! S'il se rencontre cependant une
personne en qui vous auriez pu reconnaître l'ami de l'homme plutôt que
de la place, hâtez-vous de l'inscrire parmi les vôtres. Hors de là ,
c'est le genre de liaison dont il faut le plus se défier. Ce sont sens à
faire argent de tout, et à tout faire pour de l'argent. Et peu leur
importe de déconsidérer une autorité passagère, avec laquelle ils ne
prennent d'engagement que pour le temps qu'elle doit durer. Regardez-y
de près avant de contracter aucune intimité avec des Grecs. Je ne fais
d'exception que pour ceux qui seraient digues encore de la Grèce
antique. Ce peuple en général est faux et léger. Ils se sont par trop
habitués, dans leur longue servitude, à être toujours de l'avis des
autres. Il faut néanmoins faire à tous un accueil poli. Seulement
n'ouvrez qu'à bon escient votre coeur et votre foyer. Le commerce des
Grecs n'est pas sûr, parce qu'ils n'osent contredire. Et puis ils sont
envieux des Romains; ils le sont même les uns des autres.
VI. Après ces
règles de conduite ou je crains de pousser jusqu'au rigorisme les
précautions de la prudence, parlons un peu des esclaves. Que croyez-vous
que j'en pense? C'est une classe à tenir partout sous sa main, mais
notamment dans les provinces. Il serait aisé de multiplier les conseils.
Le plus simple et le plus facile à retenir est celui-ci : qu'ils se
montrent dans vos voyages en Asie précisément ce qu'ils seraient vous
suivant sur la voie Appienne; et qu'ils ne fassent aucune différence
entre arriver à Tralles et arriver à
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Formies. L'un d'eux a-t-il fait preuve d'une fidélité exemplaire?
confiez-lui vos intérêts domestiques et privés. Quant à ce qui touche au
devoir de votre charge , aux affaires de l'État , qu'il n'y porte jamais
la main. Il est plus d'un cas où la confiance serait bien placée à
l'égard d'un esclave fidèle, et où, pour éviter les propos et par
respect pour l'opinion , il est hon de s'abstenir. — Mais insensiblement
je me laisse aller au ton du précepte, et c'est à quoi je ne songeais
guère en commençant. Irai-je vous donner des leçons à vous qui, sur ces
matières, ne me cédez en rien pour la théorie, et qui êtes, sans doute,
plus fort que moi dans l'application ? Mais il m'a semblé que cette
espèce de sanction que je donnerais à votre conduite par mes doctrines
vous attacherait encore davantage à vos devoirs. Voici donc sur quelles
bases vous devez asseoir votre réputation. D'abord sur votre intégrité
et votre modération personnelles ; puis sur l'honnêteté de vos
mandataires ; ensuite sur une grande circonspection dans le choix de vos
amis parmi les Grecs et les habitants romains de la province; enfin par
la règle que vous établirez dans votre maison, sans souffrir qu'on s'en
écarte jamais. L'observation de ces
maximes n'est qu'honorable dans !a vie privée, dans une condition
ordinaire ; mais dans l'exercice d'un pouvoir aussi immense, au sein
d'une société
si dépravée, sous un ciel si corrupteur, elle imprime au caractère
quelque chose de divin. Un tel plan de vie , un tel système de conduite
cadre à merveille avec la sévérité déployée dans vos règlements et dans
vos sentences ; sévérité qui nous a valu à tous deux des inimitiés dont
je me félicite hautement. Sans doute vous ne me croyez pas grandement
ému des récriminations d'un Paconius, c'est-à-dire, d'un Mysien ou
plutôt d'un Phrygien; car il n'est pas même Grec; ni des clameurs d'un
Tuscénius, misérable furieux qui ne pardonne pas a votre justice d'avoir
arraché une proie infâme de ses serres impures.
VII. Ces actes et
quelques autres vous ont donné dans la province un caractère de rigidité
qui se soutiendrait mal sans une intégrité parfaite. Poussez "donc aussi
loin que vous voudrez la sévérité du juge , pourvu que jamais cette
sévérité ne se démente et ne se montre flexible ou inégale. Mais ce
serait peu d'exercer avec zèle et impartialité votre juridiction
directe, s'il n'en était pas de même de ceux à qui vous confiez des
mandats en sous-ordre. Il n'y a pas, je crois, une grande variété
d'affaires en Asie; l'administration de la justice y absorbe, à peu
près, tous les instants. La science du gouvernement provincial s'y
trouve donc singulièrement simplifiée. Les seules qualités qu'elle exige
sont cette fermeté de coeur et cette dignité de manières qui ne
permettent ni a l'intrigue d'agir, ni au soupçon de naître. Il faut de
plus écouter les plaideurs avec attention, juger les causes avec
douceur, recevoir les appels sans négligence , et bien peser les raisons
qui les appuient. C'est par là que naguère C. Octavius a su se faire si
bien venir. A son tribunal , on vit pour la première fois le licteur en
repos; l'accensus, muet. Parla qui voulut et tant qu'il voulut. Cette
condescendance même aurait pu paraître excessive sans les traits de
vigueur qui la firent respecter. Force fut aux hommes de Sylla, enrichis
par la violence et la terreur, de rendre ce qu'ils avaient pris. Tel
avait abusé de la magistrature , qui , rentré dans la condition privée,
à, son tour se vit jugé. Et c'est
33
grâce à l'aménité de ses formes que cette rigueur na pas choqué. Or si
la douceur du juge a tant de prix à Rome, où l'opinion est si exigeante;
la liberté publique, si excessive; la licence même des particuliers, si
effrénée : à Rome, où il existe tant de juridictions, tant de recours
possibles, une force publique si imposante, un sénat si puissant,
combien un préteur ne doit-il pas s'appliquer à se faire chérir par son
aménité en Asie, où son bon plaisir décide seul et irrévocablement du
sort de tant de citoyens, de tant d'alliés, de cités et de populations
entières; en Asie, où il ne se trouve ni moyen de redressement, ni voie
de doléance, ni sénat, ni assemblée du peuple! Aussi n'appartient-il
qu'à un homme d'une âme peu commune, d'une grande modération de
caractère, qu'à un homme eu qui l'éducation ait encore perfectionné une
heureuse nature, d'user de cet immense pouvoir, de manière à ce que
personne de ceux qui le subissent ne désire changer de maître.
VIII. Dans la
Cyropédie de Xénophon, qui est moins un morceau d'histoire qu'un
traité de bon gouvernement , l'auteur a soin de montrer dans son héros
la douceur unie à la force. C'était à bon droit que notre grand Scipion
avait toujours ce livre à la main; car on y trouve tout ce qui a rapport
aux obligations de vigilance et de modération imposées à ceux qui
gouvernent. Si ces deux qualités furent si pratiquées par un homme qui
ne devait plus descendre du rang suprême, combien ne sont-elles pas plus
obligatoires pour celui qui n'a reçu l'autorité que pour la rendre, et
qui ne la tient que de la loi , sous l'empire de laquelle il va lui-même
rentrer? Selon moi, le but auquel doit tout ramener celui qui commande,
c'est de rendre heureux le plus possible ceux qui obéissent. Tel est,
tel a toujours été votre plus cher désir depuis que vous avez mis le
pied en Asie. La renommée vous rend ce témoignage, que toutes les
bouches confirment. Oui , je le répète , et les citoyens , et les alliés
, et les esclaves, et jusqu'aux brutes elles-mêmes, enfin tout ce que le
sort a mis dans les mains d'un homme, a droit à ce qu'on s'inquiète de
son bien-être et de ses intérêts. Encore une fois, je sais que l'opinion
universelle vous rend justice. Les villes ne contractent plus de dettes
, et plusieurs se sont vues par vos soins soulagées de l'énorme fardeau
des anciennes. De nombreuses cités presque désertes, Samos entre autres,
et Halicarnasse, jadis l'ornement de l'Ionie et de la Carie, vous
doivent leur renaissance. Plus de sédition, plus de discordes
populaires. L'administration revient aux mains de la classe éclairée. La
iMysie est purgée de brigands. Partout le meurtre est réprimé et la paix
affermie dans la province. La sûreté est rendue aux chemins et aux
campagnes, et, qui plus est, aux villes et aux temples, ou le vol et le
pillage s'exerçaient avec plus d'audace encore et de succès. On peut
être riche sans voir son honneur, sa fortune , son repos à la merci de
la délation, ce ministre impitoyable de l'avidité des préteurs. Charges
et tributs sont équitablement répartis entre tous les habitants d'un
même territoire. Votre personne est toujours accessible; votre oreille,
toujours ouverte à la plainte. Le pauvre, le faible sont toujours admis,
je ne dis pas à
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votre tribunal, c'est le commun refuge, mais dans votre demeure, dans
votre plus secret asile. Enfin rien n"est dur ou blessant dans vos
actes. Tout y respire au contraire l'indulgence , la douceur et la
bonté.
IX. Quel immense
bienfait pour l'Asie que l'affranchissement ce lourd et inique tribut
quelle payait aux édiles, et dont l'abolition nous a valu tant de haines
! Un grand personnage se plaint ici publiquement de ce que votre édit,
qui supprime toute perception pour les jeux , lui fait tort , à lui , de
deux cent mille sesterces. Voyez quelles exactions, si chacun de ceux
qui donnent des jeux à Rome pouvait, en son propre nom , pressurer ainsi
les provinces ! Et déjà l'abus commençait à s'introduire. Au surplus,
j'ai pris une résolution qui réduit les murmures au silence. J'ignore ce
qu'on en dit en Asie; mais à Rome, elle n'a pas un médiocre succès. Vous
savez que des fonds ont été votés par les villes de la province dans la
vue de vous consacrer un temple , et d'ériger un monument en mon
honneur. C'était un témoignage de leur reconnaissance pour mes
importants services et vos immenses bienfaits; témoignage assurément
bien volontaire. La loi, par une exception formelle, permettait
d'accepter les fonds votés pour un temple ou vu monument. Cette
distinction avait le mérite de la durée; il y avait là un emploi de
fonds à la fois splendide et religieux. Ce n'était pas à moi seul ,
c'était au peuple romain et aux dieux immortels que cet honneur
s'adressait. Eh bien ! cette offrande , méritée par mes services,
autorisée par la loi, qu'un mouvement tout spontané avait inspirée, je
n'ai pas cru devoir l'accepter. Plusieurs motifs ont influé sur mon
refus. J'ai voulu surtout ménager les susceptibilités de ceux qui
n'auraient pas les mêmes titres personnels ou ne rempliraient pas les
conditions légales. — Appliquez-vous donc de toutes vos facultés, de
toutes les forces de votre âme à persévérer dans cette voie. Chérissez,
protégez, embellissez, autant qu'il est possible, toutes ces existences
dont vous disposez, et qui vous sont confiées par le sénat et le peuple
romain. Si le sort vous eût appelé à commander des peuples barbares, des
Africains, des Espagnols, des Gaulois, par exemple, l'humanité vous
ferait encore un devoir de vous dévouer à leurs intérêts et à leur
bien-être. Mais chez ceux qui vous sont échus, la civilisation existe,
et même, dit-on, c'est d'eux qu'elle émane. A qui donc pourrait-on, de
préférence, en appliquer le bienfait? Moi je n'hésite pas à le
proclamer, et je ne crains pas qu'on m'accuse de mollesse ou de
frivolité, contre le témoignage de ma vie entière. Oui, ce que j'ai pu
obtenir de succès, je le dois à l'étude que j'ai faite de la Grèce, dans
ses traditions et les monuments de son génie. Aussi, indépendamment des
obligations que nous impose la loi commune de l'humanité, nous avons une
dette spéciale à remplir envers ce peuple célèbre. Et, puisqu'ils ont
été nos maîtres, faisons-les jouir des maximes de sagesse dont nous
sommes redevables à leurs enseignements.
X. Le prince du
génie et du savoir, Platon, a dit. Que les peuples ne connaîtraient le
bonheur que lorsque le gouvernement serait dévolu aux sages et aux
philosophes; ou lorsque ceux qui gouvernent deviendraient philosophes et
sages.
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Ainsi Platon voyait le bonheur de la société dans l'union du pouvoir et
de la sagesse. Ce bonheur, iles destinées de la république ont permis
qu'elle en jouît à certaines époques; et votre belle province le goûte
pleinement aujourd'hui , sous un chef qui , depuis son enfance , a fait
sa plus chère étude et l'occupation principale de sa vie de se former à
la sagesse , à la vertu , à toutes les qualités aimables. Veillez donc à
ce que l'année de labeur et de peine, dont la fortune vous impose encore
l'épreuve, soit pour l'Asie une année de bonheur de plus; et que sa joie
de vous garder, quand nous avons tenté vainement de vous reprendre,
adoucisse pour nous l'amertume d'une si longue séparation. Des honneurs
que je crois vraiment sans exemple sont venus récompenser chez vous des
efforts, il est vrai, sans pareils. Des efforts encore plus grands vous
restent à faire pour ne pas déroger. Je m'en réfère à ce que je vous ai
déjà écrit sur ce sujet. Les distinctions ne sont rien quand on les
partage avec la foule. Elles sont peu de chose quand on les doit à
l'influence du moment ; mais lorsque les honneurs ont été, comme chez
vous, la rétribution d'éminents services, on ne saurait attacher trop
d'importance à les conserver tout entiers. Investi d'un pouvoir
souverain, d'une autorité sans limites sur des peuples dont l'admiration
a consacré et déifié vos vertus , n'oubliez jamais ce qu'exigent de
vous, comme homme d'Etat, comme administrateur et comme juge, cette
haute opinion, ces magnifiques témoignages, cette éclatante
manifestation. Vous avez à pourvoir aux intérêts de tous, à faire aimer
à tous l'existence, et à mériter enfin que l'Asie reconnaisse et
proclame en vous son sauveur et son père.
XI. Je sais quels
obstacles apportent les fermiers publics à vos intentions généreuses.
Les heurter de front, ce serait nous aliéner l'ordre à qui nous
devons le plus , briser le lien qui l'attache a nous, et, par nous, à la
cause publique. D'un autre côté, en lui concédant tout, nous ruinons de
fond en comble un peuple que nous sommes tenus de protéger. C'est là une
difficulté de votre position , et , à vrai dire , la seule. Car il est
beau sans doute d'être désintéressé , de maîtriser ses passions,
d'imposer aux siens la même retenue, de dispenser impartialement la
justice, d'étudier consciencieusement les affaires , de donner a tous
audience et facile accès ; mais rien en même temps n'est plus facile. Il
n'est pas besoin pour cela de facultés extraordinaires; tout gît dans la
disposition d'esprit, la volonté. On peut juger, par ce que souffrent
nos propres concitoyens, de ce que les habitants des provinces ont à
endurer de la part des fermiers publics. Lorsqu'on supprima plusieurs
péages en Italie, les réclamations s'adressaient moins au principe de
l'impôt qu'aux abus de la perception; et les cris des Romains sur le sol
de la patrie ne disent que trop ce que doit être le sort des alliés aux
extrémités de l'empire. Il faut donc ménager les choses de manière à
faire assez pour les traitants, dont le marché est vraiment ruineux ,
sans écraser la province. C'est, je l'avoue, l'effort d'une habileté
plus qu'humaine. Mais on n'attend pas moins de la vôtre. — D'abord , en
ce qui concerne les Grecs, la condition de contribuables, qui est la
pire chose du monde, ne peut avoir rien d'absolument révoltant, puisque
le principe de l'impôt était, antérieurement à la domination ro-
42
mains, inscit dans les institutions de la Grèce. De plus, le nom de
publicain ne saurait effaroucher des gens qui ont eu besoin de
l'intervention des publicains pour percevoir l'impôt de Sylla, tout égal
et fixe qu'il fût dans sa répartition. Enfin, on peut supposer que leurs
propres compatriotes ne seraient pas des collecteurs plus commodes que
les Romains. Autrement les Cauniens et les insulaires compris par Sylla
dans le ressort de Rhodes, se seraient-ils adressés au sénat pour
obtenir la faveur de payer le tribut directement à Rome , au lieu de le
verser aux Rhodiens? On n'a point d'antipathie contre les fermiers
publics, quand on a toujours été sujet à l'impôt; on ne les méprise pas,
quand on n'a jamais pu se passer d'eux ; enfin on ne leur refuse pas la
soumission, quand on a soi-même sollicité leur concours. Que l'Asie y
songe bien. Aucune des calamité qu'engendrent la guerre ou les discordes
civiles ne lui serait épargnées, si elle cessait de vivre sous nos lois.
Et, comme y vivre sans payer tribut est impossible, il faut qu'elle se
résigne à acheter, par le sacrifice d'une partie de son revenu , la
perpétuité du calme et de la paix.
XII. Une fois
revenus de leur antipathie pour le nom et le caractère des fermiers
publics , votre adresse et votre prudence sauront bien les réconcilier
avec le reste. Dans le mode d'abonnement, par exemple, au lieu de
l'exigence directe imposée par la loi des censeurs, ils arriveront à ne
plus voir qu'un moyen commode de se libérer en échappant aux embarras du
recouvrement. Vous pourrez enfin, comme vous l'avez fait si
heureusement leur rappeler dans l'occasion de que c'est que l'ordre
puissant des chevaliers, dire ce que nous lui devons de
reconnaissance ; et laissant là le ton du pouvoir et l'appareil des
faisceaux, arriver par votre influence personnelle, par l'autorité de la
persuasion, à rapprocher et à fondre tout à fait ensemble les Grecs et
les fermiers publics. Obtenez des premiers, vous leur bienfaiteur,
l'homme a qui ils doivent tout, de ne pas porter le trouble dans les
rapports qui nous lient avec les seconds. Mais qu'ai-je affaire de
vous conseiller ce que , sans conseil , vous avez commencé de vous-même,
et déjà presque accompli? Chaque jour, en effet, j'entends les
expressions de gratitude d'une foule de très riches et très honorables
compagnies; et ce qui me rend leur témoignage plus précieux, c'est que
les Grecs n'ont pas eux-mêmes un autre langage. C'était un résultat
difficile à obtenir, là où règne une division si profonde d'intérêts, de
vues et même de castes. Je le répète , l'idée de vous donner des leçons
n'est pour rien dans ce que je viens d'écrire. Votre sagesse n'a pas
besoin de maître. Mais je trouve du charme à m'arrêter ainsi sur
vos vertus ; seulement peut-être, à mon insu , ai-je dépassé la mesure
ou j'aurais voulu me tenir.
XIII. Il est
cependant une recommandation que je ne cesserai de vous faire , car il
ne tiendra pas à moi que vous ne soyez loue sans réserve. Les gens qui
reviennent d'Asie , tout en exaltant votre vertu, votre
désintéressement, le charme de vos manières, font tous une restriction à
votre éloge , votre penchant à la colère ! L'emportement dans les
relations privées, dans le commerce ordinaire, est un indice d'esprit
léger, de caractère faible. Mais c'est une chose mons-
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trueuse que d'ajouter au poids de l'autorité la violence du caractère.
Je n'irai pas rechercher ce que les plus grands philosophes ont écrit
sur cette matière. Je veux être bref, et vous pouvez consulter les
auteurs eux-mêmes. D'ailleurs, le but d'une lettre est d'instruire avec
précision celui à qui on l'adresse des points qu'il ignore. C'est à quoi
je me tiens. — Il est deux choses dont tout le monde convient. Personne
n'est plus aimable que vous , tant que vous êtes de sang-froid. Mais du
moment qu'un acte d'improbité ou de déloyauté a échauffé votre bile ,
l'indignation vous emporte, et l'on ne vous reconnaît plus. Dans la
carrière où nous nous trouvons engagés, moins par ambition , que par
l'effet des circonstances et le jeu de la fortune, c'est notre condition
de faire éternellement parler de nous. Travaillons donc de tout notre
pouvoir à éviter toute célébrité malheureuse. Je n'exige pas de vous ce
que la nature ne permet guère , à notre âge surtout, de changer votre
caractère, de déraciner subitement une habitude profonde. Mais s'il est
vrai qu'il n'y a pas de préservatif absolu contre la colère, puisque
l'ennemi est dans la place avant qu'on songe à se mettre en défense,
toujours est-il que vous devez , autant que possible , vous prémunir
contre ses assauts, vous tenir constamment sur le qui-vive , tâcher
surtout, au moment ou l'irritation est la plus forte, de rester maître
de vos expressions. Se modérer en pareil cas est, selon moi, d'une vertu
plus haute que de ne s'irriter jamais. Car le calme que rien ne trouble
, appartient aux caractères lourds autant qu'aux esprits supérieurs.
Mais se posséder dans la passion assez pour mesurer son langage ou même
pour s'imposer le silence; dominer cette agitation, ce tourment de l'âme
: voilà, si ce n'est sagesse suprême , voilà du moins l'effort d'un
caractère peu commun. J'apprends que déjà vous avez beaucoup gagné sur
vous, et que vous êtes devenu plus maître de votre caractère. On ne me
parle plus de ces emportements, de ces invectives, de ces outrages
auxquels vous vous abandonniez trop souvent, qui s'accordent si peu avec
un esprit cultivé et des moeurs polies, et qui contrastent plus mal
encore avec les devoirs et la dignité du commandement. La colère rend
odieux, si elle est implacable ; et, si on revient aisément , elle
déconsidère. Mais à tout prendre , l'inconséquence vaut mieux encore que
la dureté.
XIV. Pendant la
première année, votre conduite avait beaucoup fait parler sous ce
rapport. Je le comprends. Vous aviez trouvé l'injustice, la cupidité ,
l'insolence du vice poussée au delà de toute mesure, et vous vous en
révoltiez. On a remarqué , durant la seconde , un amendement sensible
dans votre humeur; on se fait à tout; on se raisonne. Peut-être aussi
mes lettres ont-elles modéré votre fougue et adouci votre irritation.
Mais il faut qu'à la troisième année la réforme .soit complète, et
puisse mettre les plus malveillants au défi. Je ne prétends pas ici
faire le docteur ni monter en chaire. Ne voyez en moi qu'un frère qui
vous prie d'employer la force de votre volonté, vos soins, vos pensées à
gagner l'estime de tous. Avec un nom moins haut placé dans l'opinion et
les discours des hommes, on n'attendrait de vous rien d'extraordinaire,
rien qu\ dépassât la mesure commune. Mais ce nom a acquis tant d'éclat
et de grandeur, que si nous ne le maintenons
44
à cette hauteur pendant votre préture, nous aurons grand'peine à le
défendre de quelque avanie. Voici notre position. Les bons sont pour
nous; mais ils veulent que nous ne soyons en défaut sur rien : ils
exigent que nous sachions les satisfaire en tout. Quant aux méchants ,
entre eux et nous c'est une guerre éternelle; à la moindre prise sur
nous, leur malignité s'exerce et leur joie éclate. Voyez quel théâtre
est ouvert à vos vertus. Scène immense, affluence inouïe de spectateurs,
les plus éclairés de tous les juges, retentissement prodigieux ; car il
ne s'échappe pas de cette foule une manifestation , un murmure qui n'ait
son écho jusque dans Rome. Travaillez donc, travaillez sans relâche à ce
que l'opinion vous place , je ne dis pas au niveau, mais au-dessus même
des exigences d'une telle situation.
XV. Ainsi, le sort
nous ayant départi, à moi la magistrature dans Rome , a vous
l'administration d'une province, il faut, si j'ai pu de mon côté ne
rester inférieur à personne, que vous soyez , du vôtre, supérieur à tous
vos rivaux. Et remarquez bien qu'il s'agit pour nous, non pas d'arriver
à la gloire ou d'ajouter à notre renommée , mais de combattre pour ces
biens dont nous sommes en possession ; et nous ne devons pas nous
montrer moins soigneux de les défendre que nous n'avons été jaloux de
les acquérir. Si nos intérêts n'étaient inséparables, que pourrais-je
ambitionner de plus que la position qui m'est acquise? Mais il n'en est
pas ainsi. Que votre conduite ou votre langage cessent de répondre une
seule fois à un glorieux passé , adieu pour moi le fruit de tant de
travaux, de tant de périls si noblement partagés par mon frère. Certes,
si, pour conquérir la renommée, vous m'avez secondé plus que personne,
il ne sera pas dit que, pour en garder la possession , vous ne soyez
encore mon plus ferme appui. Et ne vous arrêtez pas au jugement de
l'opinion contemporaine ; que celui de la postérité vous préoccupe
surtout, bien que, dégagée de prévention et exempte de malveillance, sa
sentence plus impartiale soit pour nous moins à redouter. Songez enfin
que vous ne travaillez pas pour vous seul en travaillant pour la gloire;
vous n'y êtes pas indifférent sans doute ; témoins ces splendides
monuments par lesquels vous avez voulu éterniser le souvenir de votre
nom : mais cette gloire, j'y ai ma part aussi; c'est le patrimoine de
vos enfants. Et on pourrait dire, en vous la voyant négliger, non
seulement que vous vous faites tort à vous-même, mais que vous frustrez
les vôtres de ce qui leur revient.
XVI. Mon but, en
vous parlant ainsi, n'est pas de réveiller votre ardeur sans doute, mais
bien d'en soutenir l'élan. Ce que vous avez fait, vous continuerez de le
faire. Jamais on n'aura qu'à louer votre modération , votre équité ,
votre désintéressement. Mais en fait de gloire pour vous , ma tendresse
me rend insatiable. Je sais bien qu'aujourd'hui vous connaissez l'Asie,
comme on connaît sa maison; que votre haute sagacité, si bien aidée par
l'expérience, comprend tout ce qui attire l'estime des hommes; et que
vous trouvez chaque jour dans vos inspirations de quoi vous passer de
conseils et de suggestions étrangères. Mais quoi ! en vous lisant , moi
, je 45
crois vous entendre ; en vous écrivant , je crois vous parler : et ce
charme qui dure d'autant plus que vos lettres sont plus longues, allonge
peut-être aussi les miennes un peu plus que de raison. Je finis en vous
proposant l'exemple des bons poètes et des acteurs de talent , et en
vous exhortant à vous montrer comme eux plus soigneux que jamais à la
fin de votre oeuvre. Que semblable au dernier acte d'un drame, votre
troisième année soit la plus brillante et la plus parfaite. Vous en avez
un moyen facile, puisque vous avez toujours mis mon suffrage au-dessus
de tout. Vous n'avez qu'à me supposer constamment à vos côtés , présent
à tout ce que vous dites , à tout ce que vous faites. Ma dernière prière
est de vous recommander par-dessus tout le soin de votre santé. Celle de
votre frère et de tous les vôtres est à ce prix. Adieu.
AN DE R. 695. — AV. J. C. 59. — A. DE C. 49.
C. Julius César et M. Caipurnius Bibalus, consuls.
30. — A ATTICUS. Tusculum.
A. II , 4. J J'ai reçu avec le plus
grand plaisir le livre de Sérapion, dont, entre nous, je n'entends pas
la millième partie. Mes ordres sont donnés pour qu'on vous en rembourse
le montant, de peur que vous n'alliez passer cet article dans vos
comptes, comme cadeau. A propos d'argent, tâchez, je vous en conjure,
d'en finir à tout prix avec Titinius. S'il revient sur ses propres
conditions, soit. Je ne demande pas mieux que d'annuler un mauvais
marché, pourvu que Pomponia y consente. Sinon, qu'on lui donne quelque
chose de plus pour lui ôter l'ombre d'un prétexte. Terminez cette
affaire avant de partir; je la recommande à votre amitié et à vos bons
soins accoutumés. Clodius va donc en ambassade chez Tigrane. A la bonne
heure, s'il lui en arrive autant qu'à Syrpias! Au surplus, j'en prends
mon parti. Il vaut mieux, en effet, attendre pour me faire donner une
légation libre, que l'instant du repos vienne, comme je l'espère, pour
notre Quintus, et que je sache à quoi m'en tenir sur l'honnête
sacrificateur de la Bonne Déesse. Jusque-là je jouirai du commerce des
Muses; j'en jouirai avec calme, et je dis plus, avec bonheur. Il ne me
viendra pas dans l'esprit une pensée d'envie contre Crassus, ni un
regret d'avoir été fidèle à mes principes. Je tâcherai de vous
satisfaire relativement à la géographie : mais je ne m'engage pas. C'est
un grand travail. Cependant il faut, puisque vous le désirez, que ma
retraite à la campagne vous vaille quelque chose. - Ne me laissez rien
ignorer de ce que vous aurez pu pénétrer touchant les affaires. Que je
sache surtout qui nous aurons pour consuls. Cependant tout cela ne
m'intéresse guère. Décidément je ne songe plus à la politique. J'ai
visité le bois de Térentia : savez-vous bien qu'à part les chênes de
Dodone, nous n'avons rien à envier à votre Épire ? Nous serons à Formies
ou à Pompéii vers les calendes. Si vous ne vous trouvez pas à Formies,
soyez assez aimable pour venir jusqu'à Pompéii. Vous nous ferez grand
plaisir, et ce ne sera pas un grand détour. - J'ai donné des ordres à
Philotime. Il laissera faire le mur, comme vous le voulez. Je suis
d'avis cependant que vous appeliez Vettius. Dans un temps comme le
nôtre, où il n'est pas de gens de bien dont l'exis-
46
tence ne soit sans cesse mise en question, c'était beaucoup pour moi
qu'un été de plus passé dans ma palestre du mont Palatin. Mais pour rien
au monde je ne voudrais laisser Pomponia et ce cher enfant dans la
crainte continuelle d'un éboulement.
31. - ATTICUS.
Pays d'Antium.
A. II. 5. Oui,
je désire, et depuis longtemps, visiter Alexandrie et le reste de
l'Égypte. C'est une occasion d'échapper par l'absence à cette lassitude
qu'on a de moi, et peut-être de faire un peu souhaiter mon retour. Mais
accepter une mission, dans de telles circonstances et de telles mains
... - «Gare les propos des Troyens et des Troyennes aux longs voiles.»
Que diront, en effet, nos gens de bien, s'il s'en trouve encore? qu'un
léger intérêt m'a fait transiger sur mes principes. «Polydamas surtout
va se répandre en reproches.» C'est Caton que je veux dire. Je compte sa
voix pour cent mille. Comment parlera de moi l'histoire dans six cents
ans? Voilà ce qui m'inquiète, bien autrement que les murmures de cette
foule qui bourdonne autour de moi. Le mieux, je crois, est d'attendre et
de voir venir. Si l'on me fait des avances, je serai à mon aise, et je
me consulterai. Et puis souvent on a bonne grâce à refuser. Ainsi, dans
le cas où Théophane vous en toucherait quelque chose, ne dites pas non
absolument. J'attends vos lettres pour savoir les nouvelles. Que dit de
bon Arrius? comment soutient-il sa disgrâce? quels consuls nous
donnera-t-on? Pompée et Crassus, comme le bruit en court; ou Gabinius et
Servius Sulpicius, comme on me l'a écrit? Est-il question de lois
nouvelles? Enfin qu'y a-t-il? Et, puisque Népos s'en va, à qui revient
la charge d'augure? C'est la seule chose qui pourrait me tenter. Voyez,
que j'ai peu de tenue! Mais à quoi vais-je songer, moi qui ne demande
qu'à tout laisser pour philosopher de tout coeur et de toute âme? Oui,
c'est un parti pris. Et que n'ai-je commencé par là! Connaissant
aujourd'hui par expérience tout le néant de ce qui me semblait
désirable, je ne veux plus de commerce qu'avec les Muses. N'oubliez pas
cependant de me faire savoir ce qui regarde Curtius, et quel successeur
on lui destine, et ce que devient Clodius. Enfin, soyez fidèle à votre
promesse, et tenez-moi, sans vous gêner, au courant de tout. Je voudrais
savoir aussi le jour où vous quitterez Rome, afin de vous faire
connaître plus sûrement où je serai alors. Réponse, je vous prie, sur
tous ces points. Je l'attends avec impatience.
32. - A Atticus.
Pays d'Antium.
A. II. 6.
Je vous disais, dans ma dernière lettre, qu'il éclorait quelque chose de
mon voyage. Mais voilà que je n'en réponds plus. Je me suis laissé
prendre à la paresse, au point de ne pouvoir plus m'en dégager. Ou je
lis, et c'est mon bonheur, ayant à Antium la plus délicieuse
bibliothèque du monde; ou je m'amuse à compter les vagues de la mer. Car
le temps n'est pas bon pour la pêche. J'ai le travail en horreur, et
c'est une tâche immense que le traité de géographie que je projetais:
Ératosthène n'est d'accord ni
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avec Sérapion ni avec Hipparque. Tirannion lui-même se met de la partie.
Qu'en dites-vous? En soi, la matière est embrouillée, monotone et bien
moins susceptible d'ornements que je ne pensais. Enfin, et j'aurais dû
commencer par là, toute raison m'est bonne pour ne rien faire. J'en suis
à ne pas savoir si je m'établirai ici ou à Antium, et si je n'y passerai
point tout ce triste temps. J'aimerais mieux, je vous le jure, avoir été
duumvir dans ce village que consul à Rome. Plus sage que moi, vous vous
êtes arrangé une demeure à Buthrote. Croyez-moi pourtant, la différence
n'est pas si grande de votre ville municipale à ma noble cité des
Antiates. Imagineriez-vous que, si près de Rome, on trouve par milliers
des gens qui n'ont jamais vu Vatinius; que je suis le seul à ne pas
désirer la mort des vingt commissaires en masse; qu'enfin personne ne
m'importune et que chacun m'aime? C'est ici, par exemple, c'est ici
qu'il ferait bon faire de la politique. Là-bas, je ne le puis ni ne le
veux. Je m'occuperai, mais pour vous seul, d'anecdotes à la manière de
Théopompe, ou plus mordantes encore. Désormais je réduis ma politique à
un point : je hais les méchants, je les hais sans passion, mais non sans
trouver plaisir à les peindre. Pour parler d'affaires, j'ai écrit aux
questeurs de la ville dans l'intérêt de mon frère Quintus. Sachez ce
qu'ils diront. Nous donnera-t-on de l'argent romain, ou en serons-nous
réduits aux cistophores de Pompée! Veuillez aussi décider de l'affaire
de ce mur. Ai-je autre chose à vous demander? Oui; je veux savoir quand
vous comptez quitter cette Rome.
33. A
ATTICUS. Pays d'Antium.
A. II. 7. Je veux
réfléchir encore à cette géographie. Quant aux deux discours que vous me
demandez, je ne les ai point. Je n'ai pas eu le courage d'écrire le
premier, parce que c'est un ennui; et le second, parce que j'y fais
l'éloge d'un homme dont je ne suis pas content. Je verrai toutefois; et,
d'une manière ou d'une autre, il sortira quelque chose de cette
retraite, afin que vous ne me croyiez pas voué sans retour à la paresse.
Je suis charmé de ce que vous me dites de Clodius. Veuillez, je vous
prie, vous mettre à la piste, et m'apporter tous les détails à votre
retour. Ne laissez pas de m'écrire, en attendant vos découvertes ou vos
conjectures, surtout ce qu'il fera au sujet de l'ambassade. Avant votre
lettre, je souhaitais son départ, non que je recule devant un conflit;
je suis au contraire de la plus belle humeur du monde pour un plaideur;
mais je voyais qu'il allait perdre par là ce que son agrégation aux
plébéiens a pu lui gagner de popularité. Pourquoi donc vous êtes-vous
fait peuple? lui aurais-je dit. Pour aller en ambassade saluer Tigrane?
Parlez. Est-ce que les rois d'Arménie ne saluent pas les patriciens?
Enfin, j'avais aiguisé mes traits pour les décocher sur son ambassade.
S'il en fait fi, et si, comme vous le dites , ses patrons au titre de
plébéien, et ses augures en la loi curiale, s'en sont ému labile, c'est
une bien bonne scène ! Mais s'il faut que je le dise, on traite un peu
trop outrageusement ce cher Publius. Avoir été naguère le seul homme
dans la maison de César, et ne pouvoir être aujourd'hui un des vingt!
Comment! on lui propose une ambassade, et on lui en donne une autre !
L'une, ambassade grasse, où
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l'on peut faire sa main, sera pour Drusus le Pisaurien ou pour le
glouton Vatinius! et la seconde, mission chétive, ambassade de courrier,
on la donne au grand homme qu'ils tiennent en réserve pour le tribunat,
quand le moment sera venu. Tâchez, je vous prie, de le faire éclater. Il
n'y a pour nous de salut que dans la désunion de ces misérables, et, si
j'en crois Curion, il y en a déjà quelque chose. Arrius enrage d'avoir
manqué le consulat; Mégabocchus (Pompée) et cette jeunesse avide de
sang, sont au plus mal. Maintenant, vienne l'augurat, admirable sujet de
discorde ! Allons, j'espère avoir à vous en écrire de belles.
Expliquez-moi, je vous prie, ces mots énigmatiques qu'il y en a même des
cinq qui commencent à parler. Qu'est-ce à dire? Si je vous comprends,
les choses vont donc mieux que je ne le supposais. N'allez pas croire du
moins qu'il y ait dans ces questions un intérêt direct, une
arrière-pensée de me mêler activement à la politique. J'avais déjà le
dégoût des affaires , alors que j'étais le maître. Maintenant que je
suis hors du vaisseau, non pour avoir abandonné le gouvernail, mais
après l'avoir vu arracher de mes mains, je désire assister du bord au
spectacle de leurs naufrages, et, comme ledit votre ami Sophocle,
«écouter, bien à couvert chez moi, le bruit de la pluie qui tombe.»
Voyez, je vous prie, ce qu'il y a à faire pour ce mur. Je rectifierai
l'erreur de Costricius. Mon frère m'avait écrit quinze mille sesterces,
tandis qu'il a écrit à votre soeur trente mille. Térentia vous fait ses
compliments. Cicéron vous prie de vous rendre sa caution près d'Aristodème,
ainsi que vous l'avez fait pour son frère, fils de votre soeur. Je ne
négligerai pas vos bons avis pour Amalthée. Ayez soin de votre santé.
34. - A ATTICUS.
D'Antium, avril.
A. II, 8.
J'attendais avec mon impatience accoutumée une lettre de vous vers le
soir. On m'annonce que mes gens arrivent de Rome. Eh bien! mes lettres,
mes lettres! - Point de lettres. - Comment! rien de Pomponius? Mon ton,
mon regard les effrayent. Ils avaient une lettre, mais ils confessent
qu'ils l'ont perdue en route. Ai-je besoin de vous dire mon
désappointement? De toutes vos dernières lettres , il n'y en avait pas
une qui ne contint quelque chose d'intéressant ou d'aimable. S'il y a,
dans celle du 16 des calendes de mai, des nouvelles qui en vaillent la
peine, ne me les laissez point ignorer; et n'y eût-il encore que votre
spirituelle causerie, je la veux. Vous savez que le jeune Curion est
venu me faire visite. Ce qu'il m'a dit de Publius s'accorde entièrement
avec ce que vous m'avez écrit. Lui-même, il a merveilleusement «la haine
de ces rois superbes.» Il assure aussi que la jeunesse est très montée,
et qu'elle ne se fait point à tout cela. Si l'on peut compter sur elle,
nous sommes sauvés. Alors ne nous en mêlons plus. C'est mon avis. Pour
moi, je vais me livrer tout entier à l'histoire. Oui; mais vous me
regardez comme un Sauféius, et il n'y a pas au monde un plus grand
paresseux que moi. - Voici ma marche, afin que vous sachiez où me
trouver. Je serai à Formies pour les fêtes de Palès, et, puisque vous
m'interdisez les délices du Cratère (Baies), je quitterai 48 Formies aux
calendes de mai, afin de me trouver à Antium le 5 des nones. Les jeux
qu'on doit y célébrer dureront depuis le
49
jusqu'à la veille des nones. Tullie veut les voir. De là, j'irai à
Tusculum, puis à Arpinum, et je serai de retour à Rome aux kalendes de
juin. Arrangez-vous pour me venir voir à Formies, à Antium ou à
Tusculum. Surtout refaites-moi la lettre perdue, et ajoutez-y.
35. - A ATTICUS.
Antium, avril
A. II, 9. Le
questeur Cécilius m'envoie un esclave à Rome, et je me hâte de vous
écrire. Je veux absolument connaître ces deux merveilleux colloques que
vous avez eus avec Clodius, et celui dont votre lettre me parle, et
celui dont vous faites mystère, en disant seulement qu'il serait trop
long d'écrire tout ce que vous avez répondu. N'oubliez pas celui qui n'a
pas encore eu lieu, et dont cette autre déesse aux yeux de boeuf doit
vous rendre compte, à son retour de Solonium. Croyez que rien au monde
ne peut me faire plus de plaisir. S'il manque aux engagements pris, je
suis aux nues, et il saura, cet Hiérosolomitain, recruteur pour la
canaille; ce que valent les harangues où je l'ai loué, si pitoyablement
loué; attendez-vous à une divine palinodie. Autant que je puis en juger,
si le misérable reste d'intelligence avec nos tyrans, il laissera en
repos et le cynique consulaire (Cicéron), et même tous nos Tritons de
viviers. A qui pourrions-nous faire ombrage, sans soutien, sans appui,
sans influence au sénat? Si, au contraire, il se met en hostilité avec
ceux qui gouvernent, il ne sera pas assez fou pour aller s'attaquer à
moi. Qu'il y vienne au surplus. - En vérité, le tour de cercle a été
escamoté avec une grâce merveilleuse, et avec bien moins de bruit que je
n'aurais cru. Cela se serait fait moins lestement si on eût voulu. La
faute en est à Caton; mais les plus coupables sont ceux qui se sont
joués des auspices, de la loi Élia, de la loi Junia, de la loi Licinia,
des lois Cécilia et Didia; qui ont détruit toutes les garanties
publiques; qui ont livré des royaumes et des provinces en don à des
tétrarques, et gorgé d'or quelques privilégiés. - Je vois d'ici où
l'envie va maintenant se prendre et s'attacher. Ou l'expérience et
Théophraste ne m'ont rien appris, ou bientôt on en sera aux regrets de
mon consulat. Si l'on en voulait au sénat de l'usage qu'il fit alors de
sa puissance, que dira-t-on aujourd'hui que la puissance passe non pas
aux mains du peuple, mais dans celles de trois ambitieux qui ne
respectent rien? Eh bien ! qu'ils fassent consuls, tribuns, qui bon leur
semblera; qu'ils recouvrent même de la pourpre augurale le goitre de
Vatinius ! Avant peu, vous reverrez plus puissants que jamais et les
hommes qui ont toujours marché droit, et Caton lui-même, qui a quelque
peu varié. - Quant à moi, si votre camarade Publius veut bien me le
permettre, je ne songerai qu'à philosopher. S'il me provoque, alors
seulement je me défendrai, et, suivant les usages de l'école, je déclare
"que le premier qui m'attaque tombera sous mes coups". La patrie me soit
en aide ! J'ai fait pour elle non assurément plus que je ne devais
faire, mais
50
certes plus qu'elle ne me demandait. J'aime mieux être mal conduit par
un autre pilote que de bien tenir le gouvernail avec des passagers si
ingrats. - Mais nous causerons de tout cela à notre aise. Voici ce que
vous me demandez. Je compte quitter Formies le 5 des nones de mai, et le
jour des nones, je partirai d'Antium pour Tusculum. A mon départ de
Formies, où mon intention est de rester jusqu'à la veille des calendes
de mai, je vous écrirai. Mille compliments de la part de Térentia. Le
petit Cicéron salue en grec Titus l'Athénien.
36. - A ATTICUS.
Des Trois Ravernes, avril.
A. II, 12. Quoi !
ce sont eux qui dénient à Publius sa qualité de plébéien? c'est une
véritable tyrannie, une tyrannie insupportable. Que Publius me fasse
assigner, je déclarerai sous serment que Cnéius Pompée, collègue de
Balbus, m'a dit lui-même à Antium qu'il avait agi comme augure dans
cette occasion. O les charmantes lettres que les vôtres! Deux d'un coup
! Comment saluer dignement leur bienvenue ! Je ne sais; mais que ne vous
dois-je pas en retour? - Voyez quelle rencontre! je m'en allais
tranquillement d'Antium par la voie Appia, et j'étais arrivé aux Trois
Tavernes, le jour même des fêtes de Cérès; je vois devant moi mon cher
Curion venant de Rome. Au même instant, survient aussi votre esclave
porteur de lettres. Curion me demande si je ne sais rien de nouveau.
«Rien, lui dis-je. - Clodius sollicite le tribunat. Qu'en dites-vous? Il
en veut mortellement à César, et son but est de faire casser tous les
actes de César. - Et que dit César? - Il prétend qu'il n'a point fait
confirmer l'adoption de Clodius". Puis, Curion a parlé de sa haine, de
celle de Memmius et de Métellus Népos. Je l'ai embrassé, congédié, et
j'ai couru à vos dépêches. Qu'on vienne maintenant me parler des
entretiens de vive voix. Vos lettres m'en ont mille fois plus appris que
les paroles de Curion sur tout ce qui se passe, sur ce qu'on ressasse
chaque jour; sur les projets de Publius, sur la trompette de la belle
aux yeux de boeuf, sur l'Athénien porte-drapeau (Vatinius), sur cette
correspondance avec Cnéius, sur les conversations de Théophane avec
Memmius ! Mais des détails, des détails de cette orgie, j'en veux, j'en
suis affamé! Cependant ne les écrivez pas, je m'y résigne. De vive voix,
ce sera mieux encore. - Vous m'exhortez à écrire. La matière,
dites-vous, grossit chaque jour. Oui, mais elle n'est pas encore
reposée. La lie bout en automne; laissez-la se précipiter, et je pourrai
alors voir clair dans mon sujet. Si je vous fais attendre un peu, vous
aurez du moins la primeur de mon livre, et je serai quelque temps sans
le donner. - Que vous avez raison d'aimer Dicéarque! C'est un homme
excellent et un citoyen bien différent des gens qui nous gouvernent en
dépit des lois. C'est à la dixième heure, aux Céréales, que je réponds à
votre lettre reçue à l'instant même. Je remettrai ma réponse demain au
premier que je rencontrerai. Térentia est ravie de votre lettre. Elle
vous fait mille et mille compliments; et Cicéron le philosophe, salue
Titus l'homme d'État.
37. - A ATTICUS.
Du forum d'Appius, avril.
A. II. 10.
Admirez la sévérité de mes principes. Je m'abstiens des jeux d'Antium.
Décidé à fuir même l'apparence des divertissements,
51
voulez-vous que j'aille courir après un plaisir, et un plaisir qui me va
si peu? Je vous attends donc à Formies jusqu'aux nones de mai :
dites-moi au juste le jour où vous viendrez. - Du forum d'Appius, à la
quatrième heure. Je vous ai écrit un peu avant, des Trois Tavernes.
38. - A ATTICUS.
Forlies, avril.
A. II, 11.
Je vous le dis : il me semble que je suis au bout du monde depuis que je
suis à Formies. A Antium, je ne passais pas un seul jour sans savoir,
mieux que les habitants de Rome, les événements de Rome. Vos lettres me
mettaient au courant et de ce qui se faisait et de ce qui se préparait,
non seulement à Rome, mais encore dans toute la république. Ici, je ne
sais rien, rien que ce que m'apprend quelque voyageur par hasard;
quoique je vous attende, chargez, je vous prie, mon exprès, à qui j'ai
dit de revenir à l'instant, d'une bonne grosse lettre bien remplie, avec
toutes vos conjectures; faites-moi savoir le jour où vous quitterez
Rome. - Je reste à Formies jusqu'à la veille des nones de mai : venez
auparavant. Ou peut-être irai-je vous voir à Rome. Car comment vous
engager à Arpinum? - "C'est un lieu sauvage, mais favorable au
développement vigoureux de la jeunesse, et il n'y a pas de terre au
monde dont l'aspect charme plus mes yeux et mon coeur.» Voilà tout ce
que j'ai à vous dire. Ayez soin de votre santé.
39. - A ATTICYUS.
Formies, avril.
A. II, 13.
Quelle abomination ! vous n'avez pas la lettre que je vous avais écrite,
tout chaud, aux Trois Tavernes, en réponse à votre charmante dépêche.
Sachez que le petit paquet où je l'avais renfermée est arrivé chez moi
le jour même, et qu'on vient de me le renvoyer à Formies. Je vous la
réexpédie : vous y verrez quel plaisir m'ont fait les vôtres. - A Rome,
dites-vous, on n'ose parler; c'est tout simple. En revanche, on ne se
tait guère dans nos campagnes, je vous assure. Il semble que le sol même
s'y soulève contre la tyrannie. Venez seulement dans la ville des
Lestrigons, je veux dire à Formies. Quels murmures! quelle irritation !
quelle haine contre notre ami Pompée, dont le surnom de grand vieillit
bien, comme celui du riche Crassus ! Sur ma parole, je ne vois personne
prendre autant que moi son mal en patience. Philosophons donc; il n'y a
rien de mieux au monde : je puis vous en faire le serment. Si vous avez
des lettres à envoyer à vos Sicyoniens, accourez à Formies. Je n'en
bougerai d'ici à la veille des nones de mai.
40. - A ATTICUS.
Formies, avril
A., II, 14. Que
vous piquez ma curiosité! Ce discours de Bibulus! cet entretien de la
belle aux yeux de boeuf ! cette délicieuse orgie! Arrivez, arrivez; j'ai
soif de détails. Le plus à craindre, ce me semble, c'est que notre
Sampsicéramus (Pompée), voyant que c'est à qui frappera sur lui, et que
tout ce qu'ils ont fait ne tient à rien, ne prenne le mors aux dents.
Pour moi, j'ai maintenant si peu de coeur, que j'aime mieux la tyrannie,
avec le repos où je croupis, qu'une lutte même
52
avec toutes les chances de succès. - Vous insistez toujours pour que
j'écrive. Impossible à Formies; je ne suis pas à la campagne, je suis
dans une basilique; et quelle basilique encore que celle de la tribu
Emilia ! Passe pour les salutations du matin. J'en serais débarrassé à
la quatrième heure. Mais C. Arrius est mon voisin, porte à porte. Pour
mieux dire, il partage ma demeure, et il s'abstient d'aller à Rome
uniquement, dit-il, pour avoir le plaisir de philosopher toute la
journée avec moi. D'un autre côté, je suis assiégé par Sébosus, l'ami de
Catulus. Où me sauver? A Arpinum, je vous le jure, et à l'instant, s'il
n'était pas plus commode pour vous de venir à Formies. Venez seulement
avant la veille des nones de mai. Voyez à quels discours mes pauvres
oreilles sont condamnées! La belle occasion, je vous assure, pour un
amateur qui voudrait avoir Formies à bon marché! Au milieu de tout cela,
comment vous contenter? comment se mettre à un ouvrage important qui
demande tant de réflexion et de calme ! N'importe, je veux vous
satisfaire et ne pas épargner ma peine.
41. - A ATTICUS.
Formies, avril.
A. II, 15. La
situation se peint dans votre lettre avec toutes ses incertitudes. J'y
observe avec un certain plaisir ce conflit d'opinions et de manières de
penser; il me semble que je suis à Rome, et que, comme à l'ordinaire en
pareil cas, j'entends les uns dire blanc, les autres dire noir. Ce que
je ne vois pas clairement, c'est comment on s'y prendra pour accomplir
sans opposition le partage des terres. - Bibulus, en différant les
comices, montre une vertu et une raison qui l'honorent, mais ne remédie
en rien au mal. Sans doute c'est de Publius qu'on attend tout. Eh bien !
qu'on le fasse tribun du peuple, s'il n'y a pas d'autre moyen de vous
faire arriver d'Épire. Est-ce que vous pourriez vous passer de lui,
surtout s'il s'ingère d'avoir quelque prise avec moi? Non, non, et dans
ce cas vous accourrez. J'ajoute que quand même il me laisserait en
repos, soit qu'il achève de ruiner la république, soit qu'il la relève,
la comédie sera belle, et je prétends la voir, pourvu que vous ayez
votre place à côté de moi. - Pendant que je suis à vous écrire, voilà
Sébosus qui arrive; et tandis que j'en grince encore les dents,
j'entends la voix d'Arrius qui me dit bonjour. Est-ce là être hors de
Rome? Était-ce la peine de me garer des uns pour tomber dans les griffes
des autres? Vite, vite! courons «à nos chères montagnes et au berceau
chéri de notre enfance!» Je serai seul; ou du moins je n'aurai affaire
qu'à des paysans. Cela vaut mieux que tous ces citadins renforcés. Mais
vous ne me dites rien de positif, et je resterai à Formies à vous
attendre jusqu'au troisième jour des nones de mai. - Térentia est
touchée au dernier point de vos soins et de vos démarches pour le procès
Mulvius. Elle ne sait pas que vous défendez la cause: de tous les
possesseurs des domaines partagés. Mais vous rendez quelque chose aux
fermiers publics, et elle ne veut rien leur payer. Recevez ses
compliments, ainsi que ceux du petit Cicéron, παῖς ἀριστοκτατικώτατος.
42. - A ATTICUS.
Forlies, avril.
A. II, 16. Je
venais de souper, la veille des kalendes de mai, et je dormais déjà,
lorsqu'est ar-
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rivée votre lettre touchant les terres de la Campanie. Voulez-vous que
je vous le dise? Elle m'a mis martel en tête, au point de m'ôter le
sommeil. Mon agitation, du reste, n'avait rien de pénible. Voici quelles
étaient mes réflexions. D'abord sur ce que, dans votre avant-dernière
lettre, vous m'aviez dit tenir d'an ami de César, que le plan propose ne
doit faire crier personne, j'appréhendais quelque chose de pire, et ne
m'attendais à rien de pareil. Ensuite, voilà qu'on me tranquillise tout
à fait, et je vois que ce formidable partage se réduira aux terres de la
Campanie; mais pour peu que l'on donne dix arpents par tête, il n'y aura
que de quoi satisfaire cinq mille personnes, et les faiseurs vont se
mettre des gens à dos par milliers. De plus, il n'y a pas de plus sûr
moyen de faire jeter les hauts cris aux gens de bien, que je sais déjà
fort émus. Les péages d'Italie supprimés, et le partage de la Campanie
une fois fait, que restera-t-il au trésor, pour l'intérieur, je vous
prie, si ce n'est le vingtième? Encore ce vingtième tombera-t-il au
premier mot jeté du haut de la tribune, avec grand renfort de cris de la
valetaille. Je ne sais, en vérité, à quoi pense notre Cnéius. «Ce n'est
plus dans de petites flûtes délicates qu'il souffle, mais dans les plus
grosses, et sans lanière.» C'est tout simple. Après s'être laissé
pousser jusque-là, il n'a pu que subtiliser; dire qu'il approuvait les
lois de César, mais qu'il lui laissait à justifier ses actes; que la loi
agraire lui semblait bonne, et qu'il n'examinait pas si on eût pu
l'empêcher ou non; qu'on avait bien fait d'en finir avec le roi
d'Alexandrie, et qu'il ne cherchait pas si Bibulus avait ou non observé
le ciel ; qu'il était pour les publicains, mais qu'il ne pouvait pas
deviner ce qui arriverait à Bibulus s'il allait au forum. Eh bien !
maintenant, grand Sampsicéramus, que direz-vous? Que vous nous avez
dotés du revenu de l' Antiliban, et débarrassés de celui de la Campanie?
Et si l'on vous demande comment on prendra cela; l'armée de César est
là, direz-vous, pour fermer la bouche à tout le monde. Cette armée, je
vous le jure, fera moins d'effet sur moi que l'ingratitude de certaines
personnes qui se targuent du titre de gens de bien, et dont je suis
encore à recevoir je ne dis pas une récompense, mais le moindre retour,
un simple remerciement de l'appui que leur a prêté ma parole. - Que si
je voulais me monter la tête contre le parti du jour, je saurais bien
assurément trouver moyen de lui résister; mais ma résolution est prise;
et puisqu'il y a désaccord entre votre cher Dicéarque et mon bien-aimé
Théophraste, l'un recommandant la vie active et l'autre la vie
spéculative, je prétends, moi, ne mécontenter ni l'un ni l'autre. J'ai,
d'un côté, je crois, assez fait pour Dicéarque; il est temps que je
passe dans le camp opposé, où d'autres philosophes me convient au repos,
et me reprochent même de n'y pas être resté toujours. A l'étude donc,
mon cher Titus; à ces nobles travaux que nous n'aurions jamais dû
quitter. - Quant à la lettre de mon frère, j'y ai trouvé, comme vous, du
pour et du contre, et je ne sais qu'en penser. Il commence par les
plaintes les plus pathétiques sur sa prorogation ; puis chan-
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geant de ton bien vite, il me prie de revoir et de publier ses mémoires.
Faites attention, je vous prie, à ce qu'il mande du droit de
circulation, dont il a, dit-il, renvoyé la décision au sénat, de l'avis
de son conseil. Il n'avait évidemment pas encore reçu la lettre où je
lui déclare qu'après examen approfondi, le droit ne me paraît pas dû.
Sachez s'il n'est pas venu déjà d'Asie à Rome quelques Grecs pour
réclamer, et veuillez, si tel est votre bon plaisir, leur faire
connaître ma pensée. Si je puis m'abstenir sans que la juste cause en
souffre au sénat, je ferai cette concession aux publicains. Si c'est
impossible, je ne vous cache rien à vous, je serai pour l'Asie tout
entière et pour les gens de commerce. Il y va trop de leur intérêt. Je
crois, d'ailleurs, que nous avons besoin de les ménager. Vous en jugerez
vous-même. Est-ce que les questeurs font encore quelques difficultés
pour ces monnaies d'Asie? S'il n'y a pas moyen d'avoir autre chose,
après avoir épuisé toutes les voies, il faudra bien les prendre comme
pis aller. Je vous attends à Arpinum; venez dans cette demeure des
champs, puisque vous avez fait fi des rivages de la mer.
43. - A ATTICUS.
Formies, mai.
A. II, 17. Vous
avez raison; et je suis de votre avis : Sampsicéramus ne sait plus où il
en est. Tout est à craindre. Évidemment, il vise à la tyrannie. Comment
expliquer autrement, je vous prie, ce mariage subit, ce partage des
terres campaniennes, cet argent répandu à profusion? Dût-on s'arrêter
là, c'en serait déjà trop; mais dans les circonstances, il est
impossible qu'on n'aille pas plus loin. Qu'aurait-on gagné? Non, ils
n'auraient point tant osé, si ce n'était un acheminement à des projets
funestes. Dieux immortels ! Mais attendons vers le 6 des ides de mai à
Arpinum ; nous ne pleurerons pas ; ce serait avoir trop mal profité de
nos études et de nos veilles philosophiques. Nous causerons
tranquillement. - Ce n'est plus aujourd'hui l'espérance qui me soutient,
c'est l'indifférence en toute chose, mais surtout en politique. Je vous
avoue même (il est beau de connaître ses défauts) qu'un peu de vanité,
et celui me reste d'amour pour la gloire, y trouvent aussi leur compte.
J'étais tourmenté de la crainte que les services rendus par Pompée à la
patrie ne parussent dans les temps à venir plus grands que les miens.
J'en suis bien revenu. Il est si bas, si bas que Curius lui-même me
semble un géant près de lui. - Nous causerons, au surplus, de tout cela.
J'entrevois que je vous rencontrerai encore à Rome à mon retour; et je
n'en serai point fâché, si cela est dans vos convenances. Vous feriez
mieux encore de venir, puisque vous en avez la bonne intention. Je
voudrais que vous sussiez par Théophane les dispositions d'Alabarchès
(Pompée) à mon égard. Agissez avec votre finesse ordinaire; il est utile
que je voie de ce côté quelle règle donner à ma conduite. Sa
conversation vous mettra peut-être sur la voie.
44. - A ATTICUS.
Rome, juin.
A. II, 18.J'ai
reçu plusieurs de vos lettres; je vois combien l'attente des nouvelles
vous inquiète et vous tourmente. Nous sommes comprimés de tous côtés. On
n'en est plus à repousser la servitude; ce qu'on redoute comme le plus
grand des maux, c'est la mort et l'exil, qui sont compara-
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tivement si peu ! C'est à qui gémira sur la situation, et nul n'a mot à
dire pour y remédier. Le but des meneurs, je crois, est qu'après eux il
ne reste rien à donner. Un seul homme garde le verbe haut, et fait une
opposition ouverte : c'est le jeune Curion. Pour lui, les
applaudissements, les saluts d'honneur au forum, les sympathies de
presque tous les gens de bien; pour Fufius, les clameurs, les huées, les
sifflets. Vaine démonstration dont je n'espère rien, que je déplore au
contraire, parce que je vois qu'on a la velléité d'être libre, et qu'on
n'a pas la force de s'affranchir. Ne me demandez pas des détails : qu'il
vous suffise de savoir qu'il n'y a plus ici de liberté possible ni pour
les particuliers ni pour les magistrats. Au milieu de l'oppression
générale, on s'exprime toutefois avec un incroyable abandon dans les
réunions domestiques et à table; mais c'est là seulement que le
sentiment du mal est plus fort que la peur : le désespoir n'en est pas
moins partout. La loi Campanienne contient une disposition qui astreint
les candidats à jurer, dans l'assemblée du peuple, qu'ils ne proposeront
jamais rien de contraire à la législation Julienne sur la propriété.
Tous ont juré, excepté Latérensis, qui a mieux aimé se désister de la
candidature au tribunat que de prêter le serment, et on lui en sait un
gré infini. Je m'arrête: «je me suis à charge à moi-même, et ce n'est
pas sans une profonde douleur que j'écris ces lignes!» Toutefois je
conserve, dans l'abaissement général, une attitude encore assez fière,
quoique non à la hauteur de mes actions passées. Je reçois de César les
avances les plus généreuses, pour me rendre comme lieutenant près de
lui. Je puis avoir aussi une mission libre pour accomplissement de
voeux. Une mission ne me mettrait pas assez à l'abri des pudiques
passions du mignon Clodius, et m'empêcherait de me trouver à l'arrivée
de mon frère. L'autre position est plus sûre, et me laisse libre de
revenir à mon gré. Je tiens cette ressource en réserve. Mais je n'en
profiterai probablement pas. Je ne dis mon mot à personne. Il ne me
convient pas de fuir. Je préfère combattre. Les dispositions sont
excellentes. Toutefois mon parti n'est pas pris. Silence donc là-dessus.
Oui, ce m'a été une cruelle chose que cet affranchissement de Statius;
sans parler du reste. Mais maintenant le calus est formé. Combien je
vous désire et vous appelle! Avec vous, les conseils et les consolations
ne me manqueraient point. Arrangez-vous pour accourir au premier signe.
45. - A ATTICUS.
Rome, juillet.
A. II, 19.
J'ai bien des sujets de tourments : la république et ses agitations, les
périls personnels qui m'entourent, et de combien de côtés ! Cependant
rien ne m'est plus cruel que l'affranchissement de Statius. «Si peu de
déférence pour moi! que dis-je? déférence? si peu de souci de ma peine!»
Que faire? au fond, il y aura plus de bruit que de mal. Moi, je ne sais
pas me fâcher contre ceux que j'aime. Je me contente de m'affliger, et
c'est ce que j'entends à merveille. Quant aux grandes affaires, aux
menaces de Clodius, aux combats qu'on s'apprête à me livrer, tout cela
me touche médiocrement. Je puis à mon gré, ce me semble, en effet, ou
accepter le combat avec honneur, ou le décliner sans honte.
56
Mais, vous me direz peut-être : N'avez-vous point assez fait pour
l'honneur? Il est temps, croyez-moi, de songer à la conservation. Quel
malheur! ne pas vous avoir là près de moi! rien n'échapperait à votre
amitié. Mes regards, à moi, sont troubles peut-être; peut-être suis-je
trop scrupuleux, trop délicat sur le sentiment du devoir. - Sachez qu'il
n'y eut jamais rien de plus ignoble, rien de plus odieux à toutes les
classes, à tous les ordres, à tous les âges que l'état dans lequel nous
vivons aujourd'hui. Cela va plus loin que je n'aurais pu le croire; plus
loin même que je ne voudrais. Nos grandes popularités du jour ont appris
aux hommes les plus méticuleux à les siffler. On porte aux nues Bibulus,
je ne sais trop pourquoi, mais enfin on l'exalte comme «l'homme unique
qui, en temporisant, a rétabli les affaires.» - Pompée, mon idole,
Pompée, sur qui je pleure aujourd'hui, s'est lui-même abîmé. Il n'a plus
personne qui lui tienne par dévouement. Je crains bien que la terreur ne
leur paraisse un auxiliaire indispensable. Pour moi, d'un côté, je
m'abstiens de les combattre, à cause de notre ancienne amitié; et, de
l'autre, mon passé me défend d'approuver ce qu'ils font. Je garde un
juste milieu. - Les dispositions du peuple se manifestent surtout dans
les théâtres et à tous les spectacles. Aux gladiateurs, on a reçu à
coups de sifflets celui qui les donnait et tout son cortége. Aux jeux
Apollinaires, le tragédien Diphilus a fait une allusion bien vive à
notre ami Pompée, dans ce passage
«C'est notre misère qui te fait grand,» qu'on a fait répéter mille fois.
Plus loin, les cris de l'assemblée entière ont accompagné sa voix,
lorsqu'il a dit : «Un temps viendra où tu gémiras profondément sur ta
malheureuse puissance.» Cent autres passages ont donné lieu aux mêmes
démonstrations.
Car ce sont des vers qu'on dirait faits pour la circonstance par un
ennemi de Pompée. Ces mots : «Si rien ne te retient, ni les lois, ni les
« moeurs,» et beaucoup d'autres encore, ont été accueillis par des
acclamations frénétiques. A son arrivée, César ne trouva qu'un accueil
glacé. Curion, qui le suivit, fut au contraire salué de mille bravos,
comme autrefois Pompée aux temps heureux de la république. César était
outré; et vite il a, dit-on, dépêché un courrier à Pompée, qui est à
Capoue. On ne pardonne point aux chevaliers d'avoir tant applaudi
Curion. On s'en prend à tout le monde. La loi Roscia, et même la loi
frumentaire, sont menacées. Tout se brouille. J'aimerais mieux qu'on les
laissât aller sans rien dire. Mais je crains qu'il n'en soit pas ainsi.
On ne peut pas se faire à ce qu'il faudra bien souffrir. II n'y a qu'un
cri contre eux. Mais c'est un vain cri de haine, qu'aucune force ne
soutient. - Cependant le cher Publius (Clodius) ne cesse de me menacer,
et se déclare ouvertement mon ennemi. L'orage est sur ma tête; au
premier coup, accourez. Je vois les anciennes colonnes de mon consulat,
l'armée des gens de bien et même les demi-gens de bien, serrer leurs
rangs autour de moi. Il ne paraît pas non plus que Pompée doive se
prononcer à demi. Clodius ne soufflera pas le mot, dit-il; il en répond.
Pompée ne me trompe pas; mais il se trompe, lui. - La place de Cosconius,
qui vient de mourir, m'a été offerte. Ce serait succéder à un mort :
rien ne me ferait plus de tort dans l'opinion, et
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ne serait moins propre à me mettre à couvert. Ces fonctions sont
odieuses aux gens de bien. Ainsi je garderais la haine des méchants, et
je m'attirerais de plus des inimitiés qui s'adressent en ce moment à
d'autres. - César me demande toujours pour lieutenant. Ce serait une
sauvegarde plus honorable; mais je n'en veux pas. Que veux-je donc ?
Tenter la lutte? Oui; plutôt. Cependant mon parti n'est pas pris. Ah! je
vous le répète, que n'êtes-vous ici ! Mais s'il y a nécessité, je vous
écrirai :Venez ! - Que dire encore? que dire? Un seul mot, je pense :
tout est perdu. A quoi servirait de se le dissimuler davantage? J'écris
à la hâte et avec quelque défiance, je ne vous le cache point. Plus
tard, je m'expliquerai à fond et sans détour, si j'ai un messager cent
fois sûr. Ou bien j'écrirai à mots couverts, et vous me comprendrez
bien. Je serai Lélius ; vous, Furius, et le reste sera énigmatique. Je
prodigue ici à Cécilius toutes sortes d'égards et de témoignages de
déférence. Je sais qu'on vous a envoyé les édits de Bibulus. Pompée est
au désespoir.
46. - A ATTICUS.
Rome, juillet.
A, II, 20. Anicatus, pour qui je connais votre bon vouloir, m'a trouvé tout disposé
à le servir, et, sur les termes affectueux de votre lettre, j'ai reçu
Numestius en ami. Quant à Cécilius, il n'y a sorte d'attentions et de
soins que je ne lui prodigue. Je suis satisfait de Varron. Pompée m'aime
et me choie. Vous vous y fiez? direz vous. Oui, je m'y fie. Il m'a
persuadé. Mais comme je vois tous les hommes d'expérience, historiens ou
poètes, avoir pour maxime qu'il faut toujours être sur ses gardes, et ne
jamais croire, je me conforme à l'une de leurs recommandations en
restant sur mes gardes. Mais ne pas croire, ne dépend point de moi. -
Clodius continue de me menacer. Pompée prétend qu'il n'y aura rien. Il
en atteste les dieux. Il va même jusqu'à dire qu'il se fera tuer par
Clodius avant de souffrir qu'il attente rien contre moi. On travaille :
aussitôt que quelque chose se décidera, vous le saurez. S'il faut
combattre, vous viendrez partager mes efforts. S'il y a paix, vous ne
bougerez de votre Amalthée. - Je ne vous dirai que peu de mots des
affaires. Je commence à craindre que mes lettres ne me trahissent.
Aussi, en cas de nécessité, vous écrirai-je à mots couverts. La cité se
meurt en ce moment d'un mal étrange. Personne n'est content. Chacun se
plaint et gémit. Sur ce point, on s'entend à merveille. On crie tout
haut : mais pour des remèdes au mal, point. Si on veut résister, on
s'entre-tuera; et alors je ne vois plus de fin au carnage, tant qu'un
homme restera debout. - L'enthousiasme et la faveur du peuple portent
Bibulus aux nues. On ne s'occupe qu'à copier et à lire ses édits. Il a
marché à la gloire par un chemin tout nouveau. Aujourd'hui, il n'y a
rien de plus populaire que de détester les hommes populaires. - Par où
tout cela finira-t-il ? je frémis d'y songer. Si j'entrevois quelque
chose, je vous le dirai. Quant à vous, si vous m'aimez (eh oui! vous
m'aimez), tenez-vous prêt, et accourez au premier mot. Je fais et ferai
tout pour que cela ne soit pas nécessaire. Je vous avais mandé de
m'écrire sous le pseudonyme Furius; mais il est inutile de changer votre
nom. Moi, je serai Lélius, mais vous resterez Atticus. Je m'abstiendrai
de me servir de ma main et de mon seing, mais seulement pour des lettres
que je ne
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voudrais pas voir tomber en des mains étrangères. - Diodotus est mort.
Il me laisse cent mille sesterces environ. Un édit de Bibulus, édit
vraiment digne d'Archiloque, proroge les comices à la veille du
quinzième jour des calendes de novembre. J'ai reçu les ouvrages que
m'adresse Vibius. Pauvre talent de poète! Mais il y a du savoir dans ce
livre; on peut en tirer quelque chose. Je le fais copier, et le
renverrai.
47. - A
ATTICUS. Rome, juillet.
A., II, 21.
A quoi bon déguiser? La république est perdue. Tout a bien empiré depuis
votre départ ! L'oppression qui pesait alors sur la cité était agréable
à la multitude, odieuse, il est vrai, mais non funeste aux gens de bien.
Tout d'un coup, elle est devenue tellement en exécration à tout le
monde, que je ne pense pas sans frémir aux explosions qui sont
inévitables. Nous avons vu ce qu'ont produit la colère et l'emportement
de ceux qui ont tout détruit par dépit contre Caton. Mais ils
employaient d'abord des poisons lents, dont on aurait pu mourir sans
douleur. Maintenant que le peuple les siffle, que les honnêtes gens se
plaignent, que l'Italie entière murmure, je crains tout de l'excès de
leur rage. - J'espérais auparavant, et je vous l'ai dit plus d'une fois,
que le cercle accomplirait sa révolution sans bruit et sans même que le
sillon fût visible; et c'est ce qui serait arrivé, si on avait pu se
résigner jusqu'à la fin. Mais après avoir longtemps soupiré en secret,
on s'est mis à gémir; puis il y a eu bientôt un concert universel de
plaintes et de cris. - Et notre ami, celui que la satire n'atteignit
jamais, que la louange caressait toujours, l'enfant gâté de la gloire,
aujourd'hui la tête basse et le coeur abattu, ne sait plus vers qui se
tourner. Il voit la chute, s'il avance; la honte, s'il recule. Les gens
de bien ne l'aiment pas, et il n'a pas même les méchants pour amis. Mais
voyez ma faiblesse : je n'ai pu retenir mes larmes lorsque, le 8 des
calendes d'août, je le vis paraître à la tribune. Ayant la parole contre
les édits de Bibulus, à cette place où naguère adoré du peuple,
environné de la faveur de tous, il parlait si magnifiquement de
lui-même, oh! qu'il était humble et abattu! oh ! qu'on voyait bien qu'il
n'était pas plus content de lui que ceux qui l'écoutaient ! - Spectacle
bien doux pour Crassus et bien affligeant pour les autres! On ne descend
pas des cieux, on en tombe. Moi, comme Apelle ou Protogène, s'ils
avaient vu jeter de la boue, l'un sur sa Vénus, l'autre sur son Jalyse,
j'étais en proie à une peine mortelle. Je ne pouvais contempler, sans
être navré, l'ignoble transformation de cette belle figure, que moi
aussi je m'étais plu; à peindre des plus brillantes couleurs. Tout le
monde sent qu'entre lui et moi, depuis l'affaire de Clodius, il n'y a
plus d'amitié possible. Cependant je l'ai tant aimé, que ses injures
n'ont pu entièrement dessécher mon coeur. Les édits en style
d'Archiloque, que Bibulus a lancés contre lui, font tellement fureur
parmi le peuple, que partout où ils sont affichés, la foule qui se
presse pour les lire, encombre le passage. Le dépit le consume. Je vois
moi-même avec peine celui qui m'a été si cher exposé à ces cruelles
épreuves; puis, je crains qu'un homme d'un courage si bouillant, qu'un
guerrier si terrible le fer en main, et si peu
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fait aux injures, ne s'abandonne aux inspirations de sa douleur et de
son ressentiment. - J'ignore où va Bibulus; mais quant à présent, on le
porte aux nues. Voyez un peu. Il a prorogé les comices au mois
d'octobre, et vous savez combien ces ajournements déplaisent. César a
cru qu'il lui serait facile d'exciter le peuple contre Bibulus, et le
voilà qui dit à la tribune les choses les plus propres à le soulever.
Pas un seul murmure. Que vous dirai-je? Ils n'ont pour eux personne, ils
le savent; et c'est ce qui me fait redouter des violences. - Clodius est
mon ennemi déclaré. Pompée assure qu'il ne fera rien contre moi. Je ne
pourrais sans danger me fier à cette assurance. Je me prépare au combat.
Je crois tous les ordres vivement animés en ma faveur. Je vous désire
près de moi, et les circonstances vous appellent. Votre présence me
donnera sagesse, courage et force. Mais arrivez à temps. Je suis content
de Varron. Pompée parle comme un dieu. J'espère sortir de ce pas, en
ajoutant à ma gloire, ou du moins sans rien perdre. Mandez-moi comment
vous vous portez; si vous passez agréablement votre temps, et où vous en
êtes avec les Sycioniens.
48. - A ATTICUS.
Rome, août.
A. II, 22.
Que n'êtes-vous à Rome! Certes, vous y seriez encore si nous avions été
devins. Nous aurions facilement retenu le beau mignon ou du moins nous
saurions ses projets. Aujourd'hui, il s'agite, il s'emporte, il ne sait
ce qu'il veut; il fait des démonstrations hostiles à droite et à gauche,
et semble vouloir laisser à l'occasion à décider de ses coups. Quand il
pense à l'impopularité de l'ordre de choses actuel, on dirait qu'il va
se ruer contre ses auteurs; mais quand il voit de quel côté sont les
moyens d'action et la force armée, il fait volte-face contre nous. En ce
qui me concerne, c'est tantôt de voies de fait, tantôt de poursuites
légales qu'il me menace. - Pompée m'a dit, je n'ai là-dessus que sa
parole; Pompée m'a dit avoir eu avec lui une explication à mon sujet, et
une explication vive. Il a été jusqu'à lui déclarer qu'il se regarderait
comme un homme infâme, abominable, si j'avais à courir le moindre
danger, par le fait de l'homme à qui il avait mis lui-même les armes à
la main, en le faisant agréger parmi le peuple; il lui a rappelé qu'il
avait sa promesse et celle d'Appius; que si on y manquait, il ferait
voir à tous qu'il n'avait rien au monde de plus cher que mon amitié.
Il a longuement développé ce texte. Clodius, à l'entendre, aurait
beaucoup disputé; mais à la fin il aurait donné les mains à tout et
promis de ne rien faire qui pût déplaire à Pompée. Cependant il est
toujours aussi violent dans son langage. Quand il en serait autrement,
je ne m'y fierais point et ne cesserais d'être sur mes gardes. C'est ce
que je fais. - Grâce à mes soins, ma popularité et mes forces augmentent
chaque jour : je ne me mêle en rien de politique, absolument en rien. Je
suis tout entier aux causes particulières et aux travaux du forum. Par
là, je me fais bien venir et de ceux que je sers et du peuple. Ma maison
ne désemplit point; on m'entoure quand je sors. C'est mon consulat qui
recommence. Les protestations de dévouement me pleuvent, et ma confiance
est telle, que parfois je désire la lutte, au lieu d'avoir toujours à la
craindre. - C'est maintenant que j'ai besoin de vos conseils, de votre
amitié, de
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votre sagesse éprouvée. Accourez. Avec vous tout me deviendra facile. On
peut beaucoup par Varron; mais il tant que vous soyez là, pour agir sur
lui plus à coup sûr. Il y a une foule de choses à tirer de Clodius, et
qu'il m'importe de savoir. Par vous, on le saura. Il y aura aussi ... Je
m'arrête. C'est folie de vouloir tout prescrire d'avance. Je saurai bien
tirer parti de vous pour toute chose. - Un mot suffit aujourd'hui : si
je vous ai, tout m'est facile. Mais arrivez avant son entrée en charge;
c'est essentiel. Avec Crassus, pour sonder Pompée, et avec vous, pour
faire parler la belle aux yeux de boeuf, et connaître à quel point je
puis compter sur l'un et sur l'autre, je pourrai, je pense, me garantir
de tout mal ou du moins de toute illusion. Je ne vous adresse ni prières
ni instances. Vous savez ce que je veux, ce qu'exigent les
circonstances, et de quelle importance est la question qui s'agite. -
Rien à vous dire de la république, sinon que tout le monde déteste ceux
qui sont les maîtres. Toutefois, aucun espoir de changement. Pompée,
vous le croirez sans peine, est mal avec lui-même, et se mord
cruellement les doigts. Je ne puis dire comment tout cela finira; une
explosion est inévitable. - Je vous ai renvoyé les ouvrages d'Alexandre,
auteur plein de négligences et poète médiocre. Il y a cependant quelque
chose à prendre chez lui. J'ai donné de grand coeur mon amitié à
Numérius Numestius; c'est un homme grave, modeste et digne en tout de
votre recommandation.
49. - A ATTICUS.
Rome, août.
A. II, 23. Voici,
je crois, la première lettre que vous recevez de moi qui ne soit pas
écrite de ma main. Jugez par là de mes occupations. Tous mes moments
sont pris. Mais j'avais besoin de me promener pour remettre ma voix, et
je dicte en me promenant. - Je vous dirai d'abord que Sampsicéramus,
notre ami, se repent amèrement du rôle qu'il joue; qu'il voudrait bien
se retrouver au point d'où il s'est laissé choir; qu'il me confie ses
maux, et laisse voir qu'il y cherche un remède; moi, je n'en vois aucun.
Je vous dirai ensuite que, chefs et adhérents, tout ce parti auquel rien
ne résiste, va mourir d'épuisement; que d'ailleurs il n'y eut jamais
plus d'unanimité dans la réprobation intime ou publique dont il est
l'objet. - Quant à moi (puisque vous voulez le savoir), je ne parais à
aucune délibération; je ne m'occupe que de mes causes et de mes travaux
du forum. Mais vous comprendrez que je pense souvent à mon passé, et que
j'y pense en soupirant. En attendant, le frère de notre déesse aux yeux
de boeuf n'y va point à demi dans ses menaces contre moi; il nie ses
projets à Sampsicéramus; mais il s'en targue et s'en vante à tout le
monde. Vous m'aimez avec passion, n'est-ce pas? Eh bien! si vous dormez,
vite hors du lit! si vous êtes levé, allons, en marche! si vous marchez,
doublez le pas! et si vous courez, prenez des ailes! Non, on ne saurait
imaginer tout ce que je me promets de vos conseils, de votre sagesse, et
par-dessus tout, de votre fidèle amitié. La grandeur du sujet vaudrait
un long discours : mais peu de mots suffisent entre amis qui
s'entendent. Il faut
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que vous soyez à Rome pour les comices, ou au plus tard, si vous ne le
pouvez pas, pour le moment où on le proclamera. Portez-vous bien.
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