table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE
DÉMOSTHÈNE
PLAIDOYERS CIVILS
XVI
DÉMON CONTRE
ZÉNOTHÉMIS
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XVI DÉMON CONTRE ZÉNOTHÉMIS ARGUMENT Le plaidoyer qu'on va lire et les trois suivants sont relatifs à des affaires de prêts à la grosse aventure. Il est à propos d'exposer brièvement ici les principaux caractères de ce contrat en droit athénien. Prêter à la grosse aventure, c'est prêter de telle sorte que le payement soit subordonné à la condition de l'arrivée d'un navire à bon port. L'emprunteur doit payer si le navire arrive, il est libéré si le navire périt. Comme prix du risque, le prêteur reçoit un profit maritime, c'est-à-dire un intérêt bien supérieur à l'intérêt ordinaire. Le prêt est affecté sur un gage soumis au risque de mer, tantôt sur corps et quille du navire, tantôt sur agrès et apparaux, ou sur fret ou sur chargement, et, dans ce dernier cas, l'affectation ne fait pas obstacle à la vente des marchandises, pourvu qu'elles soient remplacées par d'autres marchandises d'égale valeur. Le prêt est fait en général pour un double voyage, aller et retour, mais il peut être limité à un seul voyage. Chez les Athéniens, l'emprunteur déclarait dans le contrat que le gage donné par lui était libre, et il s'engageait à ne pas l'affecter à un emprunt ultérieur, non qu'il en eût le droit, car l'objet affecté était considéré comme appartenant au créancier, mais la surveillance de celui-ci pouvait être facilement trompée, puisque l'objet affecté restait forcément en la garde du débiteur; Régulièrement le second prêteur ne devait remettre les fonds qu'après s'être fait consentir une antériorité par le premier. L'emprunteur était libéré par la perte des objets servant d'aliment au risque, qu'ils fussent ou non affectés à la garantie de l'emprunt. Une perte partielle le libérait partiellement. Il est probable que le prêteur supportait les avaries particulières sur les objets affectés, et la part de ces objets dans les avaries communes. Malgré toutes les précautions insérées dans les contrats, les fraudes étaient nombreuses. La simulation, le stellionat se pratiquaient fréquemment, et la baraterie de patron n'était pas sans exemple. Aussi les contrats étaient habituellement rédigés par écrit, en présence de témoins, signés et scellés par les parties et les témoins , et déposés chez un tiers, ordinairement chez un banquier. Mais la précaution la plus efficace consistait dans l'envoi d'un agent, qui montait sur le navire et accompagnait l'emprunteur pendant toute la durée du voyage, pour le surveiller et recevoir le profit maritime à l'échéance. Quelquefois c'était le prêteur lui-même qui se chargeait de ce soin et remplissait ce rôle. Nous allons trouver l'application de ces règles dans le plaidoyer contre Zénothémis. Protos, négociant étranger établi à Athènes, a frété au Pirée un navire marseillais pour un voyage du Pirée à Syracuse et retour. L'opération qu'il a en vue consiste à acheter du blé en Sicile et à le revendre sur le marché d'Athènes. Il l'a faite de compte à demi avec un certain Phertatos. Les capitaux nécessaires sont fournis par des banquiers athéniens. Hégestrate, capitaine du navire marseillais, fait un emprunt à la grosse sur corps et quille ; Protos en fait un autre sur la cargaison qu'il doit rapporter de Syracuse. Ce second prêt est consenti par Démon et plusieurs capitalistes associés en participation avec lui. Le navire fait voile emmenant Protos et avec lui un agent, que les prêteurs à la grosse mettent sur le navire pour veiller à leurs intérêts. Arrivé en Sicile, Protos fait ses achats qu'il paye comptant avec les fonds dont il s'est muni au départ. Il paye à la douane de Syracuse 2 pour 100 pour droit d'exportation et fait charger les blés sur le navire. De leur côté le capitaine Hégestrate, et son second Zénothémis contractent de nouveaux emprunts à la grosse sur des blés qu'ils prétendent avoir chargés sur le navire. On repart ensuite pour Athènes. Le navire est assailli par une tempête dans laquelle périt le capitaine Hégestrate. Il arrive enfin au port de Céphallénie, sous le commandement de Zénothémis, avec de grosses avaries. Zénothémis se présente aux autorités du lieu et demande l'autorisation de rompre le voyage, prétendant que le navire ne peut plus tenir la mer. Mais pendant qu'on le répare, la nouvelle est arrivée à Athènes; Démon et ses cointéressés envoient à Céphallénie un nouvel agent nommé Aristophon, avec des instructions spéciales. Les magistrats de Céphallénie refusent d'autoriser la rupture du voyage, et le navire arrive enfin au Pirée. On liquide l'opération. Les prêteurs sur corps et quille s'emparent du navire en payement de leur créance, et Protos garde les blés, à la charge de payer ce qu'il doit à Démon et à ses associés. Mais à ce moment Zénothémis s'oppose à ce que les blés soient déchargés. Il prétend qu'il a prêté à la grosse à Hégestrate sur ce même chargement, d'où naît la question de savoir si ce chargement est la propriété de Protos ou d'Hégestrate. Zénothémis intente donc contre Protos une action en revendication tendant à l'allocation de dommages-intérêts. Il en intente en même temps une semblable contre Démon, quoique Démon soit simplement créancier de Tirotos, et par conséquent représenté par son débiteur; mais pour comprendre cette procédure il faut remarquer que Protos n'est qu'un étranger, tout au plus un métèque, et offre peu de garantie , tandis que Démon est un Athénien riche et puissant. Aussi Zénothémis refuse de se laisser dessaisir par Protos, et consent volontiers à être éconduit par Démon qui, par ce fait de dépossession, se trouve ainsi mêlé personnellement au procès. Là est la première difficulté. Suivant Démon, Zénothémis peut bien plaider, s'il veut, contre Protos avec qui il a contracté, mais lui Démon n'a fait aucun contrat avec Zénothémis, et dès lors ce dernier qui est étranger n'a pas d'action contre lui devant un tribunal athénien. Telle est la disposition de la loi. S'il faut plaider, Démon ne s'y refuse pas absolument, mais il veut plaider à Syracuse, car c'est là que sont toutes les preuves. Il s'agit en effet d'interroger les vendeurs, de compulser les registres de la douane sicilienne. C'est là seulement que la question de propriété de chargement peut être utilement débattue. Aussi Démon s'attache-t-il à prouver que s'il s'est décidé à éconduire Zénothémis, il l'a fait à la demande de Zénothémis et de Protos lui-même , et pour ne pas laisser perdre son gage. L'action de Zénothémis n'est donc pas recevable. Au fond sa prétention est invraisemblable. Toute sa conduite n'est qu'une fraude calculée pour s'approprier un chargement qui ne lui appartient pas. Hégestrate et lui ont voulu perdre le navire pour se débarrasser des préteurs à la grosse ; Zénothémis a voulu rompre le voyage sous de faux prétextes, et aujourd'hui il s'entend avec Aristophon, avec Protos lui-même, qui a disparu pour ne pas donner son témoignage. Enfin, il a été mis en demeure d'aller plaider en Sicile, où sont toutes les preuves et il a refusé d'obtempérer à cette sommation. De son côté, Zénothémis produit un acte de prêt à la grosse consenti par lui à Hégestrate, et déposé entre les mains d'un des passagers du navire. Mais Démon repousse cet acte comme frauduleux, et il trouve précisément la preuve de la fraude dans ce fait que l'acte a été passé sur le navire et non avant le départ. Enfin, Zénothémis a reproché à Démon de s'appuyer sur le crédit de Démosthène, qui est le cousin germain de son père Démomélès. Démon répond que précisément Démosthène lui a refusé son concours. On peut inférer de là que le plaidoyer n'est pas de Démosthène, et qu'il a été prononcé à une époque où Démosthène était aux affaires depuis longtemps. PLAIDOYER [1] Juges, c'est par une exception que je repousse l'action de mon adversaire (01), je veux donc parler d'abord des lois qui rendent cette action non recevable. Les lois, juges, donnent une action en justice aux gens de mer et aux commerçants, pour expéditions faites d'Athènes ou sur Athènes, et lorsqu'il y a contrat par écrit. Elles ajoutent que si quelqu'un veut plaider hors de ces cas, son action n'est pas recevable (02). [2] Or, entre Zénothémis et moi, il n'y a ni convention, ni contrat par écrit. Lui-même le reconnaît dans sa demande, mais il prétend qu'il a fait un prêt au capitaine de navire Hégestrate, et qu'Hégestrate ayant péri en mer, nous nous sommes approprié le chargement. Ce sont là en effet les termes de la demande. Ma plaidoirie va vous montrer que l'action n'est pas recevable. Elle vous fera voir en même temps les manœuvras et l'improbité de cet homme. [3] Pour vous, juges, je vous adresse ma prière à tous. Si jamais affaire a obtenu votre attention, ne la refusez pas à ma cause. Vous verrez jusqu'où vont l'audace et l'improbité de cet homme, si du moins je parviens à vous dire ce qu'il a fait, et j'espère bien y parvenir. [4] Zénothémis, qui est ici devant vous, était le second d'Hégestrate, ce capitaine de navire, que lui-même, dans sa demande, dit avoir péri en mer (comment? c'est ce qu'il n'ajoute pas, mais je le dirai). Tous deux se sont entendus pour commettre la fraude que voici : L'un et l'autre contractaient des emprunts à Syracuse. Ceux qui prêtaient à Zénothémis se renseignaient auprès d'Hégéstrate, et celui-ci répondait qu'il y avait sur le navire beaucoup de blé appartenant à Zénothémis. A ceux qui prêtaient à Hégestrate Zénothémis affirmait que ce dernier était propriétaire du chargement. L'un était capitaine, l'autre avait rang à bord ; on les croyait volontiers parlant sur le compte l'un de Vautre. [5] Mais lorsqu'ils eurent reçu les fonds, il les envoyèrent chez eux à Marseille, au lieu de-les emporter avec eux sur le bâtiment; et comme le contrat portait, suivant l'usage, que les fonds empruntés seraient rendus, le navire étant arrivé à bon port; ils complotèrent de perdre le navire en mer, afin d'anéantir les droits des créanciers.. A peine étaient-ils à deux ou trois journées de terre ; Hégestrate descendit de nuit à fond de cale, et se mit à pratiquer une voie d'eau. Cependant Zénothémis, comme s'il n'eût rien su, restait sur le pont avec les autres passagers. Tout à coup on entend du bruit. Tous ceux qui sont sur le navire, s'aperçoivent qu'il se passe quelque chose à fond de cale et descendent pour porter secours. [6] Hégestrate, pris en flagrant délit, fuit pour échapper au châtiment qui le menace (03) ; poursuivi, il se jette à la mer, mais dans l'obscurité de la nuit il manque le canot et se noie. Ce fut le sort assurément bien mérité d'Hégestrate. Misérable, il périt misérablement, et souffrit le mal qu'il avait voulu faire aux autres. [7] Quant à celui-ci, son associé et son complice, on le vit d'abord sur le navire, au moment même où se commettait le crime, jouer la surprise et l'effroi, presser le maître d'équipage (04) et l'équipage lui-même de se jetèrent le canot et d'abandonner le navire au plus vite, dire qu'il n'y avait plus d'espoir de salut, que l'on allait couler, et tout cela pour consommer le crime qu'ils avaient concerté ensemble, faire périr le navire et anéantir les emprunts. [8] Mais ses efforts furent inutiles. L'agent que nous avions préposé au chargement (05) résista, et promit aux hommes d'équipage une forte récompense s'ils parvenaient à sauver le bâtiment; et le bâtiment sauvé parvint à Céphallénie, grâce aux dieux d'abord, mais aussi grâce à l'énergie de l'équipage. Alors Zénothémis, d'accord avec les Marseillais, compatriotes d'Hégestrate, prétend que le navire ne peut continuer sa route sur Athènes. Il dit qu'il est lui-même de Marseille, que le chargement en est aussi, que le capitaine et les prêteurs à la grosse sont tous Marseillais. [9] Mais cette fois encore ses efforts furent inutiles. Les magistrats de Céphallénie décidèrent que le navire devait retourner à Athènes d'où il était parti (06), et alors cet homme, que personne n'aurait cru assez osé pour se montrer ici après avoir comploté et exécuté pareille chose, cet homme a poussé l'impudence et l'audace, non seulement jusqu'à venir parmi vous, mais jusqu'à nous disputer le blé qui nous appartient, et à nous intenter une action en justice. [10] D'où vient cela? Sur quoi compte-t-il lorsqu'il se rend ici, lorsqu'il intente une action? Je vais vous le dire, juges, à mon grand regret, j'en atteste Jupiter et les dieux, mais il le faut. Il existe au Pirée certaines officines de fripons qui s'entendent tous entre eux, et que vous reconnaîtriez parfaitement s'ils paraissaient devant vos yeux. [11] Au moment où Zénothémis s'opposait à ce que lé navire revînt ici, nous prîmes d'un commun accord un de ces hommes et nous l'envoyâmes pour nous représenter (07). Quoiqu'il fût bien connu, nous ne savions pas ce qu'il était, malheur non moins grand pour nous que celui d'avoir eu affaire au début à des gens de mauvaise foi. Cet homme envoyé par nous (son nom est Aristophon, c'est lui qui a si bien arrangé, on vient de nous l'apprendre, les affairas de Miccalion), s'est entendu avec notre adversaire et lui a vendu ses services. C'est lui qui fait tout à lui seul. L'autre ne demande pas mieux que de le laisser faire. [12] N'ayant pas réussi à perdre le navire, et ne sachant pas comment s'acquitter envers les prêteurs (comment rendrait-il les fonds qu'il n'a pas emportés au départ?) (08), il cherche à s'emparer de ce qui nous appartient, et prétend avoir prêté à Hégestrate sur les blés achetés par notre agent (09). Et les prêteurs qui ont été les premiers trompés, voyant que, loin de rentrer dans leurs fonds, ils ont pour tout gage le bon vouloir d'un débiteur de mauvaise foi, espérant se payer à nos dépens si cet homme parvient à vous en imposer, savent très bien que tout ce qu'il dit est un mensonge imaginé pour nous dépouiller. Ils se voient néanmoins obligés de faire cause commune avec lui. Ainsi l'exige leur intérêt. [13] Telle est en peu de mots l'affaire sur laquelle vous allez prononcer. Je veux d'abord vous faire entendre les témoins de ce que j'avance. Je passerai ensuite à ce qui me reste à dire. Lis les dépositions TÉMOIGNAGES. [14] Lors donc que le navire fut arrivé ici, d'après le jugement rendu à Céphallénie sur l'opposition de notre adversaire, jugement aux termes duquel le navire devait retourner au port d'où il était parti, ceux qui avaient prêté ici même, sur corps et quille, prirent aussitôt possession du vaisseau (10). Quant au blé, il resta en la possession de l'acheteur qui était précisément notre débiteur. A ce moment survint notre adversaire, accompagné du même Aristophon que nous avions envoyé pour nous représenter, et il revendiqua ce blé comme créancier d'Hégestrate, [15] « Que dis-tu là, mon ami? répond sur-le-champ Protos (c'est en effet le nom de celui qui a fait venir les blés et qui nous en doit le prix), tu as prêté de l'argent à Hégestrate, toi ! Mais tu t'es joint à lui pour tromper les tiers et lui faire obtenir de l'argent ; mais tu tenais de lui-même que ceux qui lui confiaient leurs fonds ne les reverraient plus, et c'est après cela que tu lui aurais prêté toi-même ? » Et comme Zénothémis soutenait son dire avec impudence : « Si tu dis vrai, reprit un des assistants, cet Hégestrate, ton associé et ton compatriote, t'a trompé tout comme les autres. C'est pour cela sans doute qu'il s'est donné la mort, afin d'expier son forfait. » — [16] « Je vous dis, ajouta quelqu'un qu'ils ont toujours été complices, et la preuve, c'est qu'avant de mettre à exécution leur criminel projet, Hégestrate et lui ont déposé leur contrat écrit entre les mains d'un des passagers. Et pourtant, si tu avais remis les fonds à Hégestrate sur sa parole, pourquoi prenais-tu soin d'en passer acte avant le crime ? Si tu n'avais pas confiance en lui, pourquoi, comme les autres, ne t'étais-tu pas mis en règle avant le départ? » — [17] A quoi bon vous en dire davantage ? Tous nos discours ne nous servirent de rien, il ne laissait pas enlever les blés. Protos et son associé Phertatos voulurent alors l'éconduire, mais lui ne se laissa pas faire, et déclara formellement que personne ne l'éconduirait, si ce n'est moi-même (11). [18] Nous lui avons ensuite fait sommation, Protos et moi, de faire décider la contestation par les juges de Syracuse. Nous offrons de prouver que le blé a été acheté par Protos, que les registres de la douane portent son nom, que le prix a été acquitté par lui, et nous demandons que Zénothémis soit condamné comme étant de mauvaise foi ; si nous ne faisons pas cette preuve, nous lui rembourserons toutes ses dépenses, nous lui payerons en outre un talent, et nous lui laisserons enlever les blés, Mais ni cette sommation ni ce langage ne nous servirent de rien à Protos et à moi. Il ne me restait plus alors qu'à choisir entre deux partis : Éconduire Zénothémis, ou bien perdre mon argent qui était là sous mes yeux, échappé à tous les périls de la mer. [19] De son côté Protos prenait des témoins pour constater le refus de Zénothémis, et se déclarait prêt à faire le voyage de Sicile ; que si, malgré cette offre de sa part, j'abandonnais le blé à Zénothémis, ce serait à mes risques et périls. Je vais maintenant prouver ce que j'avance : Zénothémis a déclaré qu'il ne se laisserait pas éconduire par un autre que par moi ; il a refusé de retourner plaider à Syracuse ; c'est à bord qu'il a fait son contrat. Sur tout cela lis les dépositions. TÉMOIGNAGES.
[20] Ainsi donc, puisque Zénothémis ne
voulait pas se laisser éconduire par Protos, ni retourner plaider en
Sicile, et qu'il avait été manifestement le complice de toutes les
fraudes d'Hégestrate ; nous, porteurs d'un contrat fait ici, et
recevant les blés de celui qui les avait
régulièrement achetés à Syracuse (12),
nous n'avions plus qu'à éconduire Zénothémis. [21] Et quel autre parti
pouvions- nous prendre? Car il n'est pas venu à l'esprit d'un seul
Ide mes associés que vous pussiez adjuger ces blés à celui qui
pressait l'équipage de les abandonner, pour qu'ils se perdissent
avec le navire. C'est là surtout ce qui prouve que Zénothémis n'a
aucun droit sur ces blés. S'ils lui eussent appartenu, aurait-il
engagé à les laisser périr ceux-là mêmes qui voulaient les sauver?
Ne serait-il pas retourné en Sicile sur la sommation qu'il avait
reçue, pour plaider là où toutes les preuves étaient faciles à
fournir ? EXCEPTION. Lis maintenant la loi. LOI. [24] Je crois avoir montré suffisamment que ma demande est bien fondée en droit et que l'action n'est pas recevable. Vous allez voir maintenant une adroite manœuvre de celui qui a été l'âme de toute cette affaire, je veux parler d'Aristophon. Jugeant bien, d'après tout ce qui s'était passé, qu'ils n'avaient absolument aucun droit, ils entrent en arrangement avec Protos et le décident à leur abandonner toute l'affaire. Dès le début, nous le voyons bien maintenant, ils travaillaient en ce sens, et cela était naturel, mais ils étaient restés longtemps sans rien obtenir. [25] En effet, tant que Protos put espérer un bénéfice à faire sur le blé rendu à Athènes, il y tenait fort, aimant mieux prendre le gain pour lui en nous payant, que d'entrer en société avec ceux-ci et de partager le profit avec eux en nous faisant tort. Mais, de retour ici, il eut à s'occuper des difficultés qui s'élevaient. Cependant le blé baissa et aussitôt notre homme changea d'avis (13).[26] En même temps (car il faut, Athéniens, vous dire toute la vérité), nous aussi, ses créanciers, nous lui montrions notre déplaisir, nous étions mécontents de voir que la perte allait retomber sur nous, nous lui reprochions de nous avoir, au lieu d'argent, rapporté un méchant procès. Alors cet homme, qui du reste n'est pas des plus honnêtes, se tourne du côté de nos adversaires et consent à laisser prendre défaut sur l'action que Zénothémis lui avait intentée avant qu'ils ne fussent d'accord. [27] Si ce dernier se fût désisté envers Protos, on aurait aperçu tout d'abord la manœuvre dirigée contre nous. D'autre part, Protos n'aurait pas voulu laisser prendre contre lui un jugement contradictoire. De la sorte, si on lui tenait parole tout était dit, sinon il avait la ressource de former opposition (14). Mais pourquoi tant parler de ces choses ? Si Protos a fait ce que Zénothémis lui reproche dans sa demande, ce n'est pas une condamnation civile, c'est la peine capitale que Protos a justement encourue. Si, au fort du danger et pendant la tempête il s'est gorgé de vin jusqu'à perdre la raison, quel châtiment n'a-t-il pas mérité de subir? [28] Ou bien encore, s'il a volé des papiers, brisé des sceaux? Au surplus c'est entre vous deux que vous aurez à discuter toutes ces choses. Pour toi, Zénothémis, garde-toi de confondre ma cause et la sienne. Si Protos t'a fait tort, en parole ou en action, tu t'es fait rendre justice, c'est ton droit. Tu ne peux pas dire qu'un seul d'entre nous t'en ait empêché ou t'ait demandé grâce pour lui. Si tu l'as calomnié, ce n'est pas notre affaire. [29] Mais il a disparu, dites-vous; oui, c'est vous qui l'avez fait disparaître, pour nous priver de son témoignage, et pour pouvoir dire tout ce qu'il vous plaira contre lui. Si ce défaut n'avait pas été concerté entre vous, tu l'aurais cité devant le polémarque, tu lui aurais demandé caution ; s'il avait fourni caution, il aurait bien été forcé de rester, ou du moins tu aurais eu à qui t'en prendre (15). S'il n'avait pu fournir caution il serait allé en prison. [30] Au lieu de cela, vous avez fait cause commune. Il espère, grâce à toi, échapper au payement de la différence dont il est responsable envers nous, et toi tu l'accuses afin de t'approprier ce qui nous appartient. Et la preuve, c'est que je le citerai en témoignage, tandis que toi tu ne lui as pas demandé caution, et aujourd'hui même tu te gardes bien de le citer (16).
[31] Ils ont encore un autre moyen sur
lequel ils comptent pour vous tromper et vous surprendre. Ils
accuseront Démosthène, ils diront que si je ne l'avais pas eu avec
moi je n'aurais pas osé affronter ce procès. Son talent, sa
réputation leur paraissent propres à donner du crédit à cette
supposition. Il est vrai, Athéniens, que Démosthène est mon parent,
mais (j'atteste ici tous les dieux que je dis la vérité) [32] le jour où
j'allai le trouver, où je lui demandai de m'assister et de me
défendre, à moins qu'il n'en fût empêché : « Démon, me dit-il, je
ferai ce que tu voudras, car il serait dur de te refuser. Pourtant
avec ta position il faut voir aussi la mienne. Depuis que j'ai
commencé à parler sur les affaires publiques, il ne m'est pas arrivé
une seule fois de plaider une cause privée. Je me suis même abstenu
de celles qui touchent à la politique (17)...
» |
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NOTES (01) Sur le prêt à la grosse chez les Athéniens, voy. de Vries, De Fenoris nautici contractu, Harlem, 1842, et ma dissertation dans la Revue historique de droit français et étranger, Paris, 1867. (02) En général, l'étranger ne pouvait pas se présenter en personne devant les tribunaux athéniens. Il était représenté par le proxène de sa nation, ou, s'il était métèque, par son patron, προστάτης. Mais, en matière de commerce maritime, une loi spéciale dérogeait à la règle. C'est en invoquant cette loi que le Marseillais Zénothémis a intenté une action contre l'Athénien Démon. Voy. Hermann, t. III, § 44, et Platner, Process und Klagen bei den Attlkern, p. 87. (03) Hégestrate avait commis le crime appelé baraterie de patron, crime qui est toujours puni de mort. (04) Πρωρεύς l'homme qui se tient à la proue. Il avait un rang intermédiaire entre le pilote κυβερνήτης qui tenait le gouvernail, et les simples matelots ναύται. (05) Les commerçants intéressés dans une expédition maritime, et parfois même les prêteurs à la grosse, mettaient à bord un agent, un subrécargue, συμπλέων, pour surveiller le capitaine, et les représenter en cas de besoin. La précaution, comme on le voit, n'était pas inutile. Tous ces agents et les simples passagers s'appelaient ἐπιβαταί, par opposition aux gens de l'équipage ναύται. Voy. sur ce point la loi 122, D. De Verborum obligationibus (X.LV.I) et Cujas, ad Africanum, 1. 23, De Obligationibus et acitonibus (éd. Ven., I, p. 1230). Voy. aussi Plutarque, Cato major, cap. 21. (06) Le navire avait été frété d'Athènes à Syracuse et retour. Pour rompre le voyage et retourner à Marseille, qui est le port d'armement, Zénothémis a besoin d'un jugement rendu par les autorités du lieu où il a fait relâche; mais les juges de Céphallénie décident que le navire est en état de continuer sa route. (07) Πρεσβευτὴν ἐκ βουλῆς. Les anciens interprètes, et G. Schaefer lui-même, croient que ces mots désignent un membre du Conseil des Cinq-cents, que les chargeurs envoient à Céphallénie avec une sorte de caractère public ; mais il est facile de voir par le contexte que cet Aristophon était un simple mandataire, avec un caractère purement privé. Ἐκ βουλῆς veut donc dire que la désignation de mandataire a été faite par tous les intéressés au chargement, réunis en assemblée générale. C'est le sens donné par Vœmel. (08) L'emprunteur à la grosse chargeait sur son navire les espèces fournies par le prêteur, ou les marchandises achetées avec ces espèces. Zénothémis n'avait rien chargé du tout, puisqu'il avait envoyé les fonds à Marseille. Il se défendait en disant qu'après les avoir reçus du ses prêteurs, il avait lui-même prêté ces fonds à Hégestrate, avec affectation sur le chargement. Mais Démon soutient que ce chargement a été acquis de ses deniers, par son emprunteur Protos. La question est donc de savoir à qui appartient le chargement. (09) Le navire était marseillais, Hégestrate en était à la fois patron et propriétaire. Au départ d'Athènes il avait emprunté sur corps et quille pour payer les loyers de l'équipage et les autres dépenses courantes. En arrivant à Syracuse, il avait épuisé les sommes provenant de cet emprunt, et c'est pourquoi il en contracte un second. De retour au Pirée, Zénothémis ne peut payer les prêteurs qui prennent aussitôt possession du navire, sans contestation de la part de Zénothémis. (10) Démon parle ici du chargement comme étant sa propriété, parce que ce chargement est affecté au remboursement du prêt qu'il a fait. Mais il est plus difficile d'expliquer comment les blés ont été achetés par l'agent de Démon, quand il a été dit plus haut qu'ils ont été achetés par Protos. Ce sont cependant deux personnes différentes, car pendant la tempête Protos s'est mal conduit, tandis que l'agent des prêteurs a sauvé le vaisseau. C'est sans doute que les achats de blé ont été faits par Protos et payés par l'agent de Démon. (11) La dépossession (ἐξαγωγή), dont il s'agit ici est le préliminaire de la revendication. C'est une lutte simulée à laquelle les parties ont recours d'un commun accord. Celui qui est éconduit ou dessaisi engage l'action sous la forme d'une demande personnelle en dommages-intérêts (δίκη βλάβης). Cette procédure rappelle la deductio quœ morîbus fit, qui, dans l'ancien droit romain, servait à engager la revendication per sponsionem, au moyen d'une lutte fictive sur le terrain litigieux. Dans cette lutte les rôles de vainqueur et de vaincu étaient convenus d'avance, et le vainqueur fournissait le vadimonium, c'est-à-dire qu'il s'engageait à comparaître à jour fixe. Du reste, le résultat de la lutte n'avait aucune influence sur la question de possession, ni, par suite, sur l'attribution des rôles de demandeur et de défendeur (voy. Cicéron, Pro Tullio, et Pro Caecina; Bethmann-Holrweg) der Römische Civil-process, t. II. p. 287). Ces particularités semblent s'accorder assez bien avec ce que nous savons de l'ἐξαγωγή. (12) C'est-à-dire des mains de notre agent. (13) L'Attique ne produisait pas le blé nécessaire à sa consommation. Aussi Athènes faisait-elle un grand commerce d'importation avec la mer Noire, la Sicile et l'Égypte. La valeur du blé était soumise à des !lut[nations considérables et donnait lieu à des spéculations ardentes. Voy. par exemple le plaidoyer contre Dionysodore. (14) Ces faits étaient allégués par Zénothémis incidemment à son action contre Protos, action qui tendait à l'allocation de dommages-intérêts, δίκη βλάνης. Nous ne savons, du reste, quels pouvaient être les papiers soustraits par Protos. (15) L'étranger défendeur était tenu de fournir caution, et son adversaire le citait à cet effet devant le polémarque. Ainsi Protos était un étranger, probablement un métèque. Voy. Meier et Schœmann, p. 54. (16) Κλητεύειν signifie proprement assigner un témoin qui se dérobe, et le forcer à venir donner son témoignage. (17) La phrase n'est pas finie et ne donne pas un sens bien clair.
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