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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

PLAIDOYERS CIVILS

 

XV

 

PLAIDOYER CONTRE PANTÉNÈTE.

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 XIV.  Ariston contre Conon TOME I XVI.  Démon contre Zénothémis

 

 

 

 

 

 

 

 

DÉMOSTHENE

PLAIDOYER CONTRE PANTÉNÈTE.

 

Traduction de R. DARESTE.

 

ARGUMENT.

On appelle contrat pignoratif, disent MM. Aubry et Rau,[1] un contrat par lequel le propriétaire d’un immeuble, qui veut se procurer des deniers ou s’acquitter d’une dette, vend en apparence cet immeuble au prêteur ou au créancier, sous la condition de pouvoir en exercer le retrait pendant un certain temps, et d’en rester, pendant cet intervalle, en possession à titre de bail, moyennant un fermage destiné à représenter l’intérêt de la somme qu’il devait ou qu’il a reçue. » Les contrais de ce genre sont licites à moins qu’ils ne servent à masquer un prêt usuraire. Ils ont été pratiqués de tout temps comme une des formes de l’antichrèse, mais avec de effets plus ou moins étendus. En droit romain la fiducia constituait aussi une véritable vente à charge de revente,[2] et les Romains comprenaient très bien qu’il s’agissait d’un contrat de gage déguisé sous un contrat de vente.[3] On retrouve même dans les textes la mention de la circonstance la plus caractéristique, celle de la relocatio.[4] Nos recueils d’arrêts mentionnent encore des conventions de ce genre dont les tribunaux ont ordonné l’exécution. Si le créancier a besoin de rentrer dans ses fonds, à un moment donné, cela peut se faire de deux manières. Ou bien le débiteur se procure des fonds et le paie, sauf à passer avec le nouveau bailleur de fonds un nouveau contrat pignoratif; ou bien le nouveau créancier paie directement l’ancien, qui le mot en son lieu et place et lui fait vente des biens engagés. Cette seconde forme est plus avantageuse que la première pour le nouveau créancier. En effet, en se portant vendeur, l’ancien créancier contracte envers lui l’obligation de garantie, et par ce moyen disparaît tout danger d’éviction de la part des créanciers antérieurs.

Tel est le contrat dont il s’agit dans le procès entre Nicobule et Panténète. Les Athéniens connaissaient le gage et l’hypothèque. Ils n’étaient soumis à aucune loi restrictive du taux de l’intérêt. Ils n’avaient donc pas besoin de déguiser leurs conventions pour éluder certaines prohibitions. Ils pratiquaient cependant le contrat pignoratif parce qu’aucune autre combinaison ne donne au créancier une sécurité plus complète. Si le créancier n’est pas payé à l’échéance, il n’a besoin ni de poursuites, ni de saisies, ni de jugements. Il n’a qu’à expulser son débiteur. C’est précisément ce qui s’est passé dans l’espèce. Panténète, concessionnaire d’une mine d’argent située à Maronée, dans l’Attique, a emprunté une somme assez forte à Evergos et Nicobule, par contrat pignoratif. Il a été expulsé par Evergos, assisté d’un esclave de Nicobule; mais dans l’exécution de cette mesure rigoureuse, des excès ont été commis. Panténète a intenté contre Evergos l’action de dommage (blabhV). Il l’a fait condamner à une somme de deux talents à titre de dommages intérêts. Quelque temps après, Panténète intente la même action, aux mêmes fins, contre Nicobule, à raison du fait de son esclave. Nicobule oppose l’exception (paragrajh). C’est le procès actuel.[5] Le moyen qui sert de base à l’exception consiste en ceci : La demande de Panténète n’est pas recevable parce qu’entre Nicobule et lui il y a eu quittance et décharge réciproque. C’est à cette condition que Nicobule recevant son paiement a consenti à se porter vendeur des biens engagés, et en acceptant cette condition Panténète n’a pas payé trop cher le service que lui rendait Nicobule, car autrement il n’aurait pas trouvé les fonds dont il avait besoin. C’est sans doute pour dette raison que Panténète n’a pas mis en cause Nicobule lors du procès contre Evergos. Toutefois il faut ajouter ici qu’Evergos avait aussi quittance et décharge et qu’il n’en a pas moins été condamné. Il est vrai qu’il n’avait pas opposé l’exception.

Après avoir plaidé ses fins de non-recevoir, Nicobule aborde la question du fond. Il est poursuivi comme ayant donné ordre à son esclave de commettre les excès dont il s’agit, mais il n’a pas pu donner cet ordre puisqu’il était alors en pays étranger. Prenant un à un tous les faits relevés dans la demande de Panténète, il soutient qu’il n’y a pris personnellement aucune part. Tout au plus pourrait-il être poursuivi comme civilement responsable du fait de son esclave, mais alors il aurait fallu que Panténète fit d’abord condamner cet esclave. Le droit athénien permettait en effet d’appeler les esclaves en justice pour les faire condamner à des réparations civiles. Seulement, la condamnation une fois obtenue, elle s’exécutait contre le maître. Du reste ce dernier pouvait sans doute, comme en droit romain, se tirer d’affaire, soit en abandonnant le pécule, soit en livrant l’esclave lui-même.

Cette analyse des griefs de la demande conduit Nicobule à une observation qui a son importance c’est que la plupart de ces griefs sont des contestations de droit commun ; ils consistent soit dans la violation d’un simple contrat de prêt sur gage, soit dans des délits ordinaires. Or le demandeur, qualifiant tous ces griefs de griefs relatifs à l’exploitation des mines, a intenté une action spéciale, l’action de dommage causé à une mine, action qui était portée devant un tribunal spécial, introduite par des autorités particulières, enfin instruite dans des conditions exceptionnelles de rapidité puisqu’elle devait être terminée dans le mois.[6] Il suit de là que la demande, au moins pour la plus grande partie, est entachée d’incompétence.

Cela dit, l’affaire était plaidée en droit et en fait; mais à Athènes on ne s’en tenait pas là; les plaidoyers se terminaient d’ordinaire par des attaques personnelles. Nicobule n’a garde de ne se pas conformer à l’usage. Il reproche d’abord à Panténète de ne pas s’être prêté à un arrangement, et de n’être pas resté fidèle aux termes d’un compromis ; il lui reproche en outre de n’avoir pas accepté sa sommation de prendre l’esclave coupable et de lui faire donner la question. Panténète n’a consenti qu’à la condition de donner la question lui-même. Mais Nicobule ne pouvait pas se prêter à cette exigence, et en conséquence il a fallu renoncer à ce moyen, le plus sûr et le meilleur, de savoir la vérité. On est réduit à des conjectures et à des témoignages, mais on sait ce que valent les témoins. Enfin Panténète a fait condamner Evergos par surprise, en employant d’odieuses manœuvres.

De son côté Panténète n’avait pas ménagé son adversaire. Il parlait le dernier, comme défendeur à l’exception; mais les parties connaissaient, par l’instruction qui avait eu lieu devant l’arbitre, tous les moyens qui devaient être plaidés. Nicobule répond d’avance à ce que Panténète va dire de lui. Ce dernier l’avait, paraît-il, représenté comme un usurier, avait tourné en ridicule son allure et son accoutrement et avait fait du malheureux Nicobule un portrait peu favorable. Nicobule réfute ce singulier argument par des paroles éloquentes.

Enfin il conclut en insistant sur la nécessité de maintenir énergiquement l’effet des transactions.

L’authenticité de ce plaidoyer n’a jamais été contestée. Il est digne, à tous égards, de Démosthène, et remarquable par l’art de la composition autant que par la vigueur de la discussion. On peut seulement élever des doutes sur l’authenticité de l’acte qui énumère les griefs de Panténète, et que Nicobule cite textuellement. La fin de cet acte manque, et certains détails paraissent suspects à A. Schaefer, qui voit là un essai de quelque grammairien. Il faut pourtant ne pas oublier que les mêmes détails se retrouvent dans l’argument de Libanius. Quant à la date, elle résulte, avec précision, des énonciations du discours. Nicobule dit lui-même qu’il est parti pour le Pont dans le mois d’élaphébolion sous l’archontat de Théophile, c’est-à-dire au printemps de l’année 347. Les faits racontés dans le plaidoyer ont dû se passer dans l’année qui a suivi ce départ, et le plaidoyer a dû être prononcé en 346. A cette époque Démosthène venait de prononcer le discours sur la paix, et Philippe était retourné en Macédoine. Rien n’empêchait Démosthène de composer des plaidoyers pour ses clients. Dans la traduction de ce discours on a été obligé de changer l’expression des sommes énoncées et d’écrire partout cent drachmes au lieu d’une mine, afin d’éviter l’équivoque résultant de ce dernier mot en français, tandis que les Grecs ont deux mots pour signifier la monnaie (mna) et le gîte de métal (metallon).

PLAIDOYER.

Juges, les lois donnent une exception au défendeur assigné au sujet d’une obligation dont il a déjà quittance et décharge. Réunissant ces deux conditions, j’ai opposé à Panténète ici présent l’exception que vous venez d’entendre, pour faire déclarer son action non recevable. C’est un droit auquel je ne crois pas devoir renoncer. Autrement, lorsqu’avec tous mes autres moyens je présenterai le moyen tiré de ce que j’ai quittance et décharge, il sera facile à mon adversaire de mettre en doute ma sincérité et d’invoquer contre moi mon silence antérieur, car si le fait allégué par moi eût été vrai je n’aurais pas manqué de proposer l’exception. C’est donc une nécessité pour moi de me placer sur ce terrain et de vous montrer deux choses, à savoir, que je n’ai fait aucun tort à Panténète, et que la loi ne lui donne aucune action contre moi. Si Panténète avait réellement à se plaindre de moi, il aurait dû intenter son action à l’instant même, dans un temps voisin du contrat. Cela était facile, car les actions de ce genre se jugent dans le mois, nous étions présents l’un et l’autre, et en général lorsqu’on a des griefs contre quelqu’un on n’attend pas des années pour les faire valoir. Au lieu de cela, sans grief aucun (vous-même le déclarerez, j’en suis sûr, quand vous connaîtrez les faits) enhardi par le succès de son action contre Evergos, il me fait un méchant procès. Il ne me reste donc plus qu’un seul parti à prendre. Je vais vous prouver que je ne lui ai fait aucun tort, je vous produirai des témoins et je tâcherai de me tirer ainsi d’affaire.

Je vous adresserai seulement une prière à tous. Elle n’a rien d’excessif ni d’injuste. C’est de m’écouter avec bienveillance dans le développement de mon exception, et d’examiner attentivement toute l’affaire. Il s’est plaidé, en effet, bien des procès dans cette ville, mais jamais procès n’a été intenté avec plus d’impudence et de mauvaise foi que celui dont Panténète a osé vous saisir. Je vais vous exposer tous les faits depuis le commencement, et aussi brièvement qu’il me sera possible.

Evergos et moi, juges, nous avons prêté dix mille cinq cents drachmes à Panténète ici présent, sur une exploitation garnie de trente esclaves, au mines de Maronée. Sur la somme prêtée je fournissais quatre mille cinq cents drachmes, Evergos un talent. Or Panténète se trouvait devoir déjà un talent à Mnésiclès de Collyte, et quatre mille cinq cents drachmes à Philéas d’Eleusis et à Pleistor. Dans ces circonstances Mnésiclès nous fait vente de la mine et des esclaves, (lui-même les avait achetés de Télémaque, précédent propriétaire, en son nom mais pour le compte de Panténète), et ce dernier les prend à bail de nous, moyennant l’intérêt (au cours du jour) de la somme par nous avancée, soit cent cinq drachmes par mois.[7] Nous passons ensuite un acte écrit contenant le bail et le pacte de rachat au profit de Panténète dans un délai déterminé. Cela fait, dans le mois d’élaphébolion, sous l’archontat de Théophile, je pris aussitôt la mer et partis pour le Pont-Euxin. Panténète resta ici avec Evergos. Que se passa-t-il entre eux pendant mon absence? Je ne sais. Aussi bien ils ne sont pas d’accord entre eux, et Panténète n’est pas toujours d’accord avec lui-même. Tantôt il dit qu’Evergos l’a expulsé des lieux loués, par force, et au mépris du contrat, tantôt qu’Evergos est cause que son nom a été porté sur la liste des débiteurs publics, et bien d’autres choses encore. Evergos dit tout simplement que, Panténète ne lui payant pas ses intérêts et ne remplissant aucune de ses obligations, il alla le trouver et reprit à l’amiable possession de son bien, que Panténète consentit d’abord à déguerpir, puis revint suivi de tiers opposants, que lui, Evergos, refusa de céder à ces derniers, mais déclara en même temps ne vouloir troubler en rien la jouissance de Panténète, du moment où celui-ci remplirait ses obligations. Tel est, paraît-il, le langage de l’un et de l’autre. Ce que je puis affirmer, c’est que si Panténète dit vrai, s’il a été maltraité par Evergos, il a obtenu la réparation dont il a lui-même fixé le montant. Il l’a fait condamner, en effet, après l’avoir traduit devant vous, et assurément son droit ne va pas jusqu’à obtenir deux fois réparation pour la même cause, et contre l’auteur du dommage et contre moi qui n’étais même pas ici. Si au contraire Evergos dit vrai, et s’il a été victime de la mauvaise foi de Panténète, ce n’est pas là non plus ce qui pourrait autoriser Panténète à me faire un procès pour le même motif. En preuve des faits que je viens de vous exposer tout d’abord, je vais produire mes témoins.

TEMOINS.

Ainsi donc, juges, celui qui nous a fait vente des biens est celui qui les avait lui-même achetés dès le début de l’affaire. Panténète, d’après le contrat fait entre lui et nous, est fermier, et nous sommes propriétaires de la mine et des esclaves. Je n’ai pris aucune part à ce qui s’est passé depuis entre lui et Evergos; j’étais même en pays étranger. Enfin Panténète a intenté une action contre Evergos, et n’a jamais élevé aucune réclamation contre moi. Voilà ce que vous disent les témoins. Lorsque je fus de retour ici, ayant perdu à peu près tout ce que j’avais avec moi au départ, on m’apprit, et je m’assurai par moi-même, que Panténète avait déguerpi et qu’Evergos s’était mis en possession des biens acquis par nous deux. Ce fut un grand chagrin pour moi, car dans ces conditions il n’y avait plus moyen de continuer l’affaire. Il fallait, en effet, ou bien m’associer avec Evergos pour la régie et l’exploitation, ou bien accepter Evergos pour débiteur au lieu et place de Panténète, passer avec lui un nouveau bail et rédiger un nouveau contrat. Or je ne voulais ni de l’un ni de l’autre parti. Mécontent de la tournure que les choses avaient prise, je rencontre Mnésiclès, notre vendeur, je m’approche de lui et lui fais unes plaintes. Je lui montre avec quel homme il m’a fait entrer en rapport d’affaires; je lui demande d’où viennent les tiers opposants et que veut dire tout cela. A ce mot de tiers opposants Mnésiclès se mit à rire. Il voulait, disait-il, les mettre en rapport avec nous. Lui-même ménagerait cette réunion, il engagerait Panténète à remplir ses obligations envers moi, et il espérait l’y déterminer. Nous nous réunîmes donc, et là (à quoi bon vous faire des récits inutiles?) se présentèrent ceux qui prétendaient avoir prêté à Panténète sur l’exploitation et les esclaves achetés par nous de Mnésiclès, et ils ne purent rien trouver de net ni de sérieux à nous dire. Convaincus de mensonge sur tous les points, et voyant Mnésiclès prendre notre fait et cause, ils nous firent une offre, espérant bien que nous ne l’accepterions pas. Ils nous donnèrent le choix, ou de déguerpir en recevant d’eux tout ce qui nous était dû, ou de leur payer les sommes qu’ils réclamaient. La valeur de la propriété dont nous étions, détenteurs était, disaient-ils, bien supérieure au montant de nos avances. A ces mots, je pris mon parti sur-le-champ ; sans délibérer, je consentis à recevoir mon paiement et je déterminai Evergos à faire de même. Mais au moment où les fonds devaient nous être remis, l’affaire touchant à son terme, ceux qui avaient pris cet engagement envers nous déclarèrent qu’ils ne paieraient point si nous ne consentions à nous porter vendeurs des biens dont il s’agit. Prudente réserve, Athéniens! car ils voyaient quels démêlés nous avions avec Panténète. Et pour vous prouver encore tous ces faits, prends et lis encore ces témoignages.

TEMOIGNAGES.

L’affaire se trouvait ainsi arrêtée. Les tiers mis en avant par Panténète ne voulaient pas se dessaisir de leurs fonds, et nous restions naturellement en possession des liions par nous acquis. Alors Panténète nous prie, nous presse, nous conjure de consentir à nous porter vendeurs. Je fis encore cette concession à ses désirs, à ses instances réitérées (que n’a-t-il pas fait pour m’entraîner)? Mais je connaissais, Athéniens, son méchant caractère. Je l’avais vu tout d’abord accuser Mnésiclès auprès de nous, puis se brouiller avec son meilleur ami, avec Evergos. Moi-même, à mon retour, il avait commencé par me voir avec plaisir; mais lorsqu’il s’était agi de remplir ses obligations, je n’avais plus trouvé en lui que mauvaise humeur. En un mot, il était l’ami de tout le monde pour obtenir des avances et arriver à ses fins; mais après cela, il devenait l’ennemi et l’adversaire de tout le monde. Je consentis donc à donner décharge et à me porter vendeur d’une partie des biens de Panténète, mais à condition qu’il me tiendrait quitte et déchargé, et qu’il renoncerait à toute réclamation contre moi. L’accord se fit en ces termes : Panténète me donna décharge générale et je me portai vendeur, suivant son désir, comme Mnésiclès l’avait fait envers moi. Etant ainsi rentré dans mes fonds sans faire aucun tort à Panténète, j’étais certes bien loin de croire qu’il intentât jamais une action contre moi, quoi qu’il pût arriver.

Voila, juges, tous les faits ; voilà sur quoi vous avez à prononcer, sur quoi je me fonde, en butte comme je le suis, à un méchant procès, pour opposer une exception et faire déclarer l’action non recevable. Je produis les témoins en présence desquels Panténète m’a donné quittance et décharge. Je prouverai ensuite qu’aux termes des lois l’action n’est pas recevable. Lis ce témoignage.

TEMOIGNAGE.

Lis maintenant le témoignage des acquéreurs. Vous allez voir que j’ai fait vente des biens, sur la demande de Panténète, aux personnes qu’il m’a lui-même désignées.

TÉMOIGNAGE.

Je ne suis pas réduit à cet unique témoignage pour prouver que je suis déchargé et qu’on me fait un méchant, procès. J’ai encore le témoignage de Panténète lui-même. Lorsqu’il a intenté son action contre Evergos sans me mettre en cause, il a reconnu par là même qu’il ne lui restait plus rien à réclamer contre moi. Nous étions tous deux présents, Evergos et moi. S’il eût eu les mêmes griefs à faire valoir contre nous deux, il n’aurait certes pas laissé l’un de côté et poursuivi l’autre. C’est que les lois ne permettent pas de faire revivre une action ainsi éteinte par une décharge. Vous les connaissez, sans doute, et n’avez pas besoin que je vous les rappelle. Lis-leur cependant cette loi.

LOI.

Vous l’entendez, Athéniens, la loi porte expressément qu’après quittance et décharge données, il n’y a plus d’action ; or, il nous a donné l’une et l’autre. Les témoins vous l’ont déjà dit. S’il est vrai qu’on ne doit jamais plaider quand les lois refusent toute action, c’est surtout en pareil cas. En effet, s’agit-il d’une vente faite par l’Etat? On peut dire que la vente a eu lieu à tort, qu’elle a porté indûment sur tel ou tel objet. S’agit-il de la chose jugée? On peut dire que le tribunal a été induit, en erreur. De tous les autres cas où la loi refuse toute action, il n’y en a pas un sur lequel on ne puisse trouver quelque chose à dire. Mais revenir sur un consentement, sur une décharge donnée, s’accuser soi-même d’avoir fait ce qu’on n’avait pas le droit de faire, cela ne se peut ! Plaider malgré la défense de la loi, en tout, autre cas, c’est refuser de s’en tenir à ce qui a été dit par d’autres ; mais intenter une action après avoir donné décharge, n’est manquer à sa parole. Il n’y a rien de plus odieux.

Ainsi donc, il m’a donné décharge générale au moment où je me suis porté vendeur des esclaves. Sur ce point, j’ai fait ma preuve. D’autre part, les lois ne donnent point d’action en pareil cas. Vous venez d’entendre lire la loi. Mais je ne veux pas, Athéniens, laisser à personne le droit de croire que, si j’ai recours à ce moyen, c’est faute de pouvoir me défendre au fond. Je vais donc vous montrer qu’il n’y a rien de vrai dans les griefs allégués par Panténète. Lis les termes mêmes de la demande qu’il a formée contre moi.

DEMANDE.

« Nicobule m’a porté un dommage qui m’atteint dans ma personne et dans mes biens. Il a fait enlever par son esclave Antigène l’argent que mon esclave portait au trésor public, pour la redevance de la mine achetée par moi au prix d’un talent et demi, et il est cause que j’ai été porté comme débiteur du double envers le trésor.[8] »

Arrête. Tous ces griefs qu’il fait valoir en ce moment contre moi, il les a déjà fait, valoir contre Evergos, et il a gagné son procès. Dès le début de mon discours, je vous ai prouvé par témoins que j’étais en pays étranger lorsque survinrent ces démêlés entre Panténète et Evergos, mais la preuve résulte encore des termes mêmes de la demande. En effet, il ne dit nullement que j’aie pris personnellement, aucune part à ce qui s’est passé; mais il allègue que, pour l’atteindre dans sa personne et dans ses biens, j’ai donné ordre à mon esclave de faire ce dont il se plaint. C’est un mensonge. Comment ai-je pu donner cet ordre? Est-ce que je savais, en prenant la mer, ce qui devait se passer ici? Et puis, quelle absurdité! A l’entendre, je voulais lui faire encourir l’atirnie,[9] et le ruiner de fond en comble, et il écrit que j’ai fait faire par un esclave ce qu’un citoyen ne pourrait pas faire à un citoyen. Que veut dire cela? Sans doute, mon absence ne lui permettant pas de me poursuivre comme ayant commis les faits, il a voulu me faire un procès à toute force, et il a écrit que j’avais donné l’ordre. Il le fallait bien, autrement qu’aurait-il pu dire? Lis la suite.

DEMANDE.

 « Après mon inscription sur la liste des débiteurs de l’Etat, il a mis son esclave Antigène sur mon exploitation au mont Thrasylle, avec plein pouvoir sur tout ce qui m’appartenait, malgré mon opposition. »

Arrête. Ici encore la fausseté du fait allégué éclate d’elle-même. Il écrit que j’ai mis sur les lieux mon esclave, et que lui, Panténète, s’y est opposé. Comment cela peut-il se faire, quand je n’étais pas présent ? Je n’ai pas mis là mon esclave, moi, qui étais alors dans le Pont-Euxin. Panténète ne m’a fait aucune défense, à moi, absent. Cela n’est pas possible. Comment donc s’est-il trouvé forcé d’écrire pareille chose? C’est sans doute Evergos qui, sans s’inquiéter de son procès perdu, étant lié familièrement, avec moi, a mis cet esclave sur l’exploitation, après l’avoir pris dans ma maison pour le garder chez lui. Si Panténète avait écrit le fait tel qu’il est, il eût prêté à rire. En effet, si c’est Evergos qui a mis là l’esclave, quel tort t’ai-je fait, moi ? C’est ce qu’il a voulu éviter, et c’est pourquoi il a été forcé de rédiger sa demande en ces termes, afin qu’elle pût m’atteindre. Lis ce qui suit.

DEMANDE.

« Ensuite, il a déterminé mes esclaves à quitter la mine pour s’établir au lavoir,[10] à mon préjudice. »

Ceci va jusqu’à l’impudence. Je ne parle pas de la sommation que je lui ai faite et qu’il a refusée, de me livrer ces esclaves. Tout prouve la fausseté du fait. Pourquoi aurais-je déterminé ces esclaves à s’établir ailleurs? Serait-ce pour me les approprier Mais on m’avait laissé le choix, ou de rester en possession, ou de rentrer dans mes fonds, et j’avais préféré ce dernier parti. Sur ce point encore vous avez entendu les témoins. Lis cependant la sommation.

SOMMATION.

Voilà ma sommation. Au lieu d’y faire droit, il a résisté. Voyez maintenant les griefs qu’il fait valoir ensuite. Lis ce qui vient après.

DEMANDE.

« Il a traité le minerai d’argent extrait par mes esclaves, et il détient l’argent qu’il en a retiré. »

Encore une fois, comment ai-je pu faire cela quand je n’étais pas présent, quand, pour ces mêmes griefs, tu as fait condamner Evergos? Lis la suite de la demande.

DEMANDE.

« Il a vendu mon exploitation et mes esclaves contrairement au contrat que nous avions fait ensemble. »

Arrête. Ceci passe tout le reste. D’abord j’aurais violé, selon lui, le contrat que nous avions fait ensemble. Quel est-il donc? Nous avons donné à bail à Panténète ce qui nous appartenait, et pour un prix égal à l’intérêt de nos avances, au cours d’alors. Il n’y a pas autre chose. Mnésiclès s’était porté vendeur envers nous, en présence et par ordre de Panténète. Depuis lors, nous avons cédé à d’autres, de la même manière et aux mêmes conditions, et non seulement par son ordre, mais à sa prière. En effet, personne ne voulait l’accepter pour vendeur. Que vient donc faire ici ce contrat de louage? Pourquoi as-tu écrit cela, infâme que tu es? Eh bien donc, lis le témoignage prouvant que nous avons revendu par son ordre, aux conditions auxquelles nous avions acheté nous- mêmes.

TÉMOIGNAGE.

A ce témoignage, nous pouvons joindre le tien, car ce que nous avons acheté dix mille cinq cents drachmes, tu l’as vendu depuis pour trois talents et deux mille six cents drachmes. Si tu te fusses porté vendeur, sans offrir d’autre garantie, est-ce qu’on t’aurait donné une drachme? En preuve de ce que j’avance, appelle les témoins.

TEMOINS.

Il a donc tiré de sa chose le prix qui lui a convenu, et après m’avoir prié de me porter vendeur pour le montant de mes avances, il me fait encore un procès pour deux talents. Le reste de la demande est encore plus fort. Lis-moi le reste de la demande.

DEMANDE.

Ici vient l’imputation de faits nombreux et graves. Il s’agit de coups, d’outrages, de violences, de filles héritières[11] maltraitées, tous griefs qui donnent lieu à autant d’actions distinctes, et les actions ne se demandent pas aux mêmes magistrats. Elles ne tendent pas à la même réparation. Les actions pour coups et violences se portent devant les quarante. L’action d’outrages va aux thesmothètes. C’est à l’archonte que doivent s’adresser les filles héritières.[12] A toutes ces actions, les lois permettent d’opposer une exception, quand vous n’êtes pas saisis par l’autorité compétente pour les introduite. Lis-leur cette loi.

LOI.

J’avais inséré ce moyen dans mon exception. Je disais que vous n’étiez pas saisis par les thesmothètes de l’action intentée par Panténète. Ces mots ont été effacés et ne se trouvent plus dans l’exception. Comment cela? C’est à vous de vous en informer.[13] Pour moi, peu m’importe, du moment que je puis montrer la loi elle-même. On aura beau faire, il y a une chose qu’on n’effacera pas de vos esprits, c’est le sens et la notion du droit.

Prends maintenant la loi sur les mines. Je me propose de prouver par là encore que l’action n’est pas recevable, et que j’avais le droit de compter sur la reconnaissance de. cet homme, au lieu de m’attendre à un méchant procès. Lis.

LOI.

Cette loi a clairement défini les faits qui peuvent donner lieu à des actions en matière de mines. Elle donne une action, entre autres, pour trouble apporté à la jouissance d’une exploitation. Mais, bien loin de le troubler, je suis survenu au moment où il allait être expulsé par un autre; j’ai fait en sorte qu’il restât maître de la chose; je l’ai remise entre ses mains, et je me suis porté vendeur sur sa prière. Oui, dit-il, mais ce n’est pas tout. Il y a d’autres actions pour toute espèce de torts relatifs à l’exploitation des mines. Cela est vrai, Panténète, mais de quels torts s’agit-il? Laisser la fumée envahir les galeries, s’introduire à main armée ou pratiquer indûment des fouilles dans l’étendue d’une concession, voilà ces autres faits prévus par la loi. Je n’ai rien commis de pareil envers vous, à moins que tu ne regardes comme s’introduisant chez toi à main armée ceux qui viennent reprendre ce qu’ils t’ont confié. A ce compte, tous ceux qui te confient leur chose ou leur argent sont exposés à être poursuivis par toi comme en matière de mines. Mais ce n’est pas là le droit! Vois plutôt. Un homme achète une mine vendue par l’Etat. Au lieu de se conformer au droit commun, qui règle pour tout le monde la procédure à suivre, soit comme demandeur, soit comme défendeur, ira-t-il plaider comme en matière de mines s’il emprunte, si l’on dit du mal de lui, s’il reçoit des coups, s’il est volé, s’il ne peut recouvrer l’impôt avancé par lui pour un tiers, que sais-je, enfin? Non, je ne puis croire que la loi l’ait voulu ainsi. Les actions spéciales en matière de mines n’existent qu’au sujet des rapports entre associés concessionnaires, ou lorsqu’il y a empiètement de l’un sur l’autre, et, en général, entre exploitants, pour faits prévus par la loi spéciale. Mais celui qui a prêté à Panténète, et qui n’est rentré dans ses fonds que tout juste et à grand-peine, faudra-t-il encore qu’il se voie poursuivi par une action spéciale? Non, pas le moins du monde.

Je n’ai donc fait aucun tort à Panténète, et son action n’est pas recevable, aux termes des lois. C’est ce qu’il est facile de voir. Mais c’est peu de n’avoir rien de sérieux à dire sur aucun des griefs qu’il fait valoir contre moi, d’avoir écrit des mensonges dans sa demande et de plaider contre une décharge émanée de lui-même. Le mois dernier, Athéniens, au moment où je me disposais à comparaître, les juges étaient déjà tirés au sort, il s’approche de moi, me fait entourer par sa suite, toute une bande de gens apostés, et alors, savez-vous ce qu’il a osé faire? Il me lit une longue sommation tendant à mettre à la question un esclave, qui, selon lui, serait instruit de tout. Si les faits sont trouvés vrais, je lui devrai une réparation égale au dommage ; s’ils sont faux, Mnésiclès, le questionnaire, arbitrera la valeur de l’esclave. Je souscrivis à ce qu’il proposait, je fournis des cautions, et j’apposai mon cachet sur la sommation. Non que la chose me parût juste. Belle justice en vérité! De la force et de la vie d’un esclave dépendra la question de savoir si je devrai payer deux talents ou si j’obtiendrai contre un adversaire de mauvaise foi une condamnation illusoire. Mais enfin, je voulais mettre tous les torts de son côté. Je consentis donc. Alors il m’assigne de nouveau à comparaître sur son action, au moment même où il venait de retirer les frais consignés, et par là, il montre bien tout d’abord qu’il ne s’en tient plus aux conditions dictées par lui-même.[14] Nous arrivons devant le questionnaire, et là il se garde bien de déployer sa sommation, de montrer ce qui est écrit et d’agir en conséquence. [Au milieu du tumulte qui précédait l’audience, notre cause pouvant être appelée d’un moment à l’autre, on s’était contenté de la formule suivante : Je te fais sommation. — J’y souscris. — Donne-moi ton anneau. — Le voici. — Quelle est ta caution? Un tel. Je n’avais gardé aucune copie de l’acte, ni rien qui pût en tenir lieu]. An lieu donc de faire ce que je viens de dire, il arrive avec une sommation différente, portant qu’il mettra lui-même l’esclave à la question. Il saisit ce dernier, le traîne, et ne garde aucune mesure. Et moi, juges, je compris alors combien on a d’avantage quand jamais de la vie on ne s’est laissé intimider. Je compris qu’on me traitait ainsi par mépris, sachant ce que je suis, simple et inoffensif par caractère, et que ma trop longue patience m’avait attiré sur les bras un procès terrible. Je fis donc une sommation contraire, par nécessité, car lutter ainsi n’entrait pas dans mes vues, j’offris de livrer moi-même mon esclave, et pour prouver que je dis vrai, lis la sommation.

SOMMATION.

Eh bien, il a refusé cela. Il avait déjà refusé ce qu’il avait lui-même proposé dans sa sommation. — Maintenant je ne sais vraiment ce qu’il pourra tous dire. Il faut pourtant que vous sachiez par qui il prétend avoir été maltraité. Eh bien, voyez ! Voici celui qui a expulsé Panténète! Voici cet homme plus fort que Panténète et ses amis, plus fort que les lois.[15] Je ne parle pas de moi, puisque je n’étais pas à Athènes, et que Panténète lui-même ne m’impute personnellement aucun fait.

Je veux maintenant vous dire comment il s’y est pris pour tromper les premiers juges et faire condamner Evergos, afin que vous soyez bien convaincus qu’aujourd’hui encore il n’épargnera ni l’impudence ni le mensonge. Ce n’est pas tout. Mes moyens de défense à l’action intentée coutre moi se trouvent être les mêmes que ceux d’Evergos, preuve manifeste qu’Evergos a succombé victime d’un sycophante. Après avoir fait valoir tous ses autres griefs, Panténète accusa Evergos d’être venu chez lui, à la campagne; il prétendit que des filles héritières, que sa mère, avaient été insultées dans cette occasion. Il se présenta devant le tribunal ayant à la main les lois sur les filles héritières. En pareil cas, la loi donne compétence à l’archonte, juge redouté du coupable, auquel il mesure la peine à subir ou la somme à payer, secourable au plaignant qui peut l’aborder sans péril. Eh bien, jusqu’à ce jour, Panténète n’a pas encore provoqué d’information. Il n’a porté aucune dénonciation à l’archonte, ni contre moi, ni contre Evergos. Son grief s’est produit incidemment devant le tribunal, et c’est par là qu’il a obtenu une condamnation à deux talents. Si Evergos eût connu à l’avance, comme le veut la loi, la prévention sur laquelle il devait être jugé, il n’aurait pas eu de peine, je le crois, à rétablir les faits, à montrer la justice de sa cause, à obtenir son renvoi. Mais dans une simple affaire de mines où il ne devait pas s’attendre à être poursuivi pour un autre grief, il était difficile de trouver à l’improviste une défense contre la calomnie. L’irritation des juges, trompés par Panténète, les entraîna à voter contre Evergos dans le procès dont ils étaient saisis. Après cela l’homme qui a trompé les juges d’alors, croyez-vous qu’il hésite à vous tromper aujourd’hui? croyez-vous qu’au moment où il se présente ici il compte sur la bonté de sa cause? Ne compte-t-il pas plutôt sur ses discours, sur les témoins qui se tiennent à ses côtés, un misérable impur, comme ce grand Proclès que vous voyez, un Stratoclès, le plus insinuant et en même temps le plus malfaisant de tous les hommes? ne compte-t-il pas sur les larmes et les gémissements qu’il étalera devant vous sans réserve ni pudeur ? Et pourtant, toi qui veux qu’on te plaigne, tu t’es rendu le plus haïssable de tous les hommes pur toute la conduite dans cette affaire. Tu devais dix mille cinq cents drachmes, et tu n’étais pas en état de les payer, et ceux qui te les ont fournies, qui t’ont donné les moyens de satisfaire tes créanciers primitifs, c’est peu de n’avoir pas rempli tes obligations envers eux, tu veux encore qu’ils soient frappés dans leur honneur. D’ordinaire ce sont les emprunteurs que l’on voit dépouiller de tout ce qu’ils possèdent. Mais toi, tu as fait subir ce sort à ton bailleur de fonds. Il l’avait prêté un talent, tu l’as fait condamner à t’en payer deux, en sycophante que tu es. Et moi, qui t’ai prêté quatre mille drachmes, je me vois, en ce moment même, poursuivi en paiement de deux talents. Et ces biens, sur lesquels tu n’as jamais trouvé à emprunter plus de dix mille drachmes, que tu as vendus en bloc trois talents et deux mille drachmes, tu veux qu’en te les prenant on t’ait fait tort de quatre talents ! Et qui a fait cela? mon esclave? Mais quel est le citoyen qui se laisserait expulser par un esclave !

Est-il admissible que mon esclave ait à répondre du même fait pour lequel Evergos a déjà été appelé en justice et condamné? de plus, Panténète a renoncé lui-même à faire valoir tous ces griefs contre cet homme. C’est vainement qu’il en parle aujourd’hui, vainement encore qu’il les a insérés dans sa sommation lorsqu’il a demandé qu’on le lui livrât pour le mettre à la question. Il aurait dû intenter l’action contre l’esclave, et poursuivre ensuite le maître. Au lieu de cela, il a intenté son action contre moi et il a plaidé contre cet homme. Les lois ne permettent pas de procéder ainsi. A-t-on jamais vu, sur une action intentée contre le maître, prendre pour grief le fait d’un esclave, connue si le fait de l’esclave était celui du maître?

Si maintenant on lui adresse cette question : « As-tu aussi quelque chose de sérieux à dire contre Nicobule? il répond : « Les Athéniens n’aiment pas les prêteurs de profession. Nicobule est vu de mauvais œil, il marche à grands pas, il a le verbe haut, il porte un bâton. Tout cela, ajoute Panténète, sert bien ma cause. » Et il n’a pas honte de tenir ce langage, et il croit ses auditeurs assez peu sensés pour ne pas voir que c’est là parler comme un sycophante, et non en homme qui défend son droit. Pour moi, je pense qu’il n’y a pas de mal à être prêteur. Je ne nie pas que tel ou tel ait justement encouru votre réprobation ; mais c’est pour avoir fait des affaires un art et non pas l’art des concessions ni des accommodements, mais celui du profit à outrance. Si j’ai prêté moi-même à Panténète, j’ai souvent emprunté aussi, je connais donc bien ces gens-là, et je ne suis pas leur ami; mais certes je n’irai pas pour cela leur manquer de parole ni leur faire de méchants procès. Quand on a travaillé comme moi, sur mer et à grands risques, quand, après avoir amassé quelque bien, on prête de l’argent pour rendre service et pour ne pas voir son capital fondre insensiblement dans ses mains, mérite-t-on d’être rangé parmi ces gens dont tu parles? Car apparemment tu ne veux pas dire que pour t’avoir fait un prêt on doive être haï de tout le monde? Lis-moi les témoignages. Il faut qu’on sache qui je suis pour ceux qui me confient leurs fonds comme pour ceux qui me demandent un service.

TEMOIGNAGES.

Voilà qui je suis, Panténète, moi qui marche à grands pas, et voilà qui tu es, toi qui vas à pas lents. Puisqu’il est question de ma démarche et de ma façon de parler, je vous dirai, juges, la vérité tout entière, et je la dirai avec franchise. Je ne me dissimule pas et je suis loin d’ignorer que de ce côté je n’ai guère été favorisé de la nature. C’est un avantage qui appartient à d’autres. Si j’offense quelqu’un par ces habitudes qui ne peuvent me faire aucun bien, n’est-ce pas un malheur pour moi? que voulez-vous? Est-ce là une raison pour me faire perdre mon procès si je prête à quelqu’un ? Non, assurément; car, pour de la méchanceté et de l’improbité, ce sont des vices dont Panténète ne me convaincra jamais, et pas un d’entre vous, si nombreux que vous soyez, ne sait rien de pareil sur mon compte. Les défauts corporels, à mon sens, sont départis par la nature au hasard et lutter contre celle-ci n’est pas chose commode, autrement nous ne serions plus différents les uns des autres ; tandis qu’il est facile, en regardant son voisin, de voir ses défauts et de les critiquer. Mais qu’est-ce que tout cela fait à notre procès, Panténète ? Tu as souffert de mauvais traitements, et en plusieurs occasions. Eh bien ! tu t’es fait rendre justice, non pas contre moi, il est vrai; mais aussi je ne t’ai rien fait au monde. Tu ne m’aurais pas donné décharge, tu n’aurais pas pris le parti de poursuivre Evergos sans m’appeler en cause, enfin tu ne m’aurais pas demandé de me porter vendeur, si je t’avais fait tant de mal, en tant d’occasions. Comment t’aurais-je donc maltraité ? Si je n’étais pas ici, si je me trouvais en pays étranger. Et maintenant, je veux qu’il ait été mal traité autant qu’on peut l’être, et qu’il dise vrai sur ce point en ce moment, du moins vous reconnaitrez tous, je pense, qu’il y a des dommages plus graves que ceux qui nous atteignent uniquement dans nos biens. Tels sont les meurtres involontaires, les outrages non justifiés, et autres cas semblables et cependant, dans tous ces cas, l’action des parties lésées est éteinte dès qu’elles ont consenti à pardonner. Cette règle est d’une application si générale qu’après avoir fait condamner l’auteur d’un meurtre involontaire après avoir révélé l’impureté encourue par cet homme, si le plaignant se réconcilie et pardonne, il n’est plus en son pouvoir de contraindre le coupable à l’exil. Bien plus, si la victime elle-même pardonne à son meurtrier avant de mourir, il n’est pas permis aux parents survivants de poursuivre. Ainsi ce même coupable coutre lequel la loi prononce le bannissement, l’exil et même la mort, obtient-il son pardon ? C’en est fait. Pour le délivrer de tout danger, il a suffi de ce seul mot.

Eh bien si, quand il s’agit de la vie, et de ce qu’il y a de plus cher au monde, le pardon a cette force et cette vertu, restera-t-il impuissant lorsqu’il s’agit seulement de nos biens et de vulgaires intérêts? Non, assurément. Aussi bien, si je n’obtiens pas de vous ce qui est mon droit, ce sera sans doute un malheur; mais ce qu’il y aura de plus malheureux, c’est que vous aurez en ce jour méconnu la force d’un acte dont les effets ont été de tout temps définis par la loi.

 


 

[1] Traité de droit français, § 396.

[2] Paul, Sent. II, 13.

[3] “Emptione pignoris causa facta,” I. 3, Cod. Just. plus valere quod agitur (IV, 22).

[4] « Si pignus mihi traditum locassem domino, per locationem retineo possessionem. » Paul, l. 37, 1). de pigneraticia actione (XIII, 7).

« Quum fiducia contrahitur aut cum creditore, pignorisjure ... nondum soluta (pecunia) ita demum competit (usureceptio) si neque conduxerit eam rem a creditore debitor, neque precario rogaverit ut eam rem possidere liceret. » Gaïus, Inst., II, 60.

« Si ἀντίχρησις facta sit, et in fundum aut in aedes aliquis inducatur, eousque retinet possessionem pignoris loco donce ille pecunia solvatur, quum in usuras fructus percipiat, aut locando, aut ipse percipiendo, habitandoque. Marcianus, l. II, § 1, D. de pignoribus et hypothecis (XX, 1).

[5] Le paragraphe que nous traduisons par exception, faute d’autre mot, est à proprement parler une action inverse, dans laquelle le défendeur, renversant les rôles, prend les devants et soutient que l’action du demandeur n’est pas recevable.

[6] Il y avait à Athènes plusieurs espèces d’affaires sommaires, qui devaient être jugées dans le mois, et qu’on appelait pour cette raison ἔμμηνοι δίκαι. C’étaient les affaires relatives aux mines, δίκαι μεταλλικαί, les affaires concernant les marchands et gens de mer, δίκαι ἐμορικαί, enfin les contestations entre membres dune société de secours mutuels, δίκαι ἐρανικαί. Il ne paraît pas, du reste, que les tribunaux compétents pour connaître de ces actions fussent, autrement composés que les tribunaux ordinaires. Le plaidoyer contre Panténète contient à peu près tout ce que nous savons des δίκαι μεταλλικαί. V. Meier et Schoemann, der Attische Process, p. 537, et Boeckh, Über die Laurischen Silberbergwerke in Attika, p. 128.

[7] Cent-cinq drachmes par mois pour un capital de 10,500 drachmes. C’était, comme on le voit, 1% par mois, 12% par an. C’était aussi le taux ordinaire de l’intérêt à Rome (usurae centesimae).

[8] La législation athénienne sur les mines était, à peu de chose près, semblable à la nôtre. Les inities étaient concédées par l’Etat aux particuliers, moyennant un prix déterminé. Le concessionnaire s’engageait à exploiter et à payer à l’Etat une redevance annuelle égale à l/24 du produit. L’inexécution de ces obligations pouvait entraîner la déchéance de la concession. Les demandes de concession étaient publiées par affiches, afin de provoquer les oppositions (Suidas, ἀγράφου μετάλλου δίκη). La concession était faite d’après un plan indiquant le périmètre de la surface concédée (Harpocration, διαγραφή). V. sur toutes ces questions Boeckh, Staatshaushaltung der Athener, t. I, p 420 (2e  édition, 1831), et Büchsenschütz, Besitz und Erwerb im griechischen Alterthum (Halle, 1869), p. 100.

[9] L’ἀτιμία en droit attique était la conséquence attachée à certaines condamnations civiles. Elle admettait certains degrés. Le mot n’a pas d’équivalent en français.

[10] Il s’agit de l’endroit où on lavait le minerai. C’est ce que nous appelons les bocards ou patouillets.

[11] Il s’agit ici sans doute de mineures qui étaient sous la tutelle de Panténète. Sur les ἐπίκληροι, terme que nous traduisons à défaut d’autre mot, par filles héritières, v. Fustel de Coulanges, la Cité antique, Paris, 1864, p. 89.

[12] Les magistrats dont il est parlé au texte ne sont pas juges. Leur fonction se borne à recevoir l’action et à l’introduire devant le tribunal.

[13] Il est probable que le greffier, dans l’instruction, rédigeait les procès-verbaux et prenait copie des sommations ou déclarations échangées entre les parties. C’était cette copie qui était mise dans la boîte (ἐχῖνος) et qui passait sous les yeux des juges. Nicobule prétend qu’elle est inexacte, en ce qui concerne les termes de son exception, et il insinue que l’inexactitude pourrait bien n’avoir pas été l’effet du hasard.

[14] En consentant à un arbitrage volontaire, les parties renonçaient à leur action, et par suite, retiraient les sommes qu’elles avaient consignées en intentant cette action. En assignant de nouveau son adversaire, Panténète revient sur le désistement qu’il a donné.

[15] Ici Nicobule montre aux juges son esclave Antigène, un vieillard.