retour à l'entrée du site  

table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

PLAIDOYERS CIVILS

 

XXIX


APOLLODORE CONTRE TIMOTHÉE

 

 

 XXVIII.  Apollodore contre Nicostrate TOME II XXX.  Apollodore contre Polyclès

 

 

 

 

texte grec

 

pour avoir le texte grec d'un chapitre, cliquer sur le numéro du chapitre

 

 

 

 

 

XXIX

APOLLODORE CONTRE TIMOTHÉE

 

ARGUMENT

Timothée, contre lequel va plaider Apollodore, était un des premiers citoyens d'Athènes. Son père Conon, avec une flotte prêtée par un satrape d'Asie, avait détruit la flotte lacédémonienne à Cnide et assuré par cette victoire l'indépendance de sa patrie (en 395). C'est lui qui avait relevé les remparts d'Athènes et du Pirée, abattus par Lysandre. Comblé de richesses par le satrape Pharnabaze, il avait donné au peuple la somme énorme de cinquante talents (291,000 francs). Timothée, héritier de cette immense fortune, avait reçu l'éducation la plus parfaite que l'on pût recevoir alors. Élève d'Isocrate, ami de Platon, orateur éloquent, politique habile, général prudent et heureux, il commanda presque constamment les forces maritimes d'Athènes et de ses alliés pendant près de vingt ans, depuis la rupture de la paix d'Antalcidas jusqu'à la guerre sociale (377-358). Il finit comme finissaient la plupart des généraux Athéniens. Chabrias venait de se faire tuer à Samos. Timothée fut mis à la tête de la flotte avec Iphicrate et Charès. Bientôt après, un combat naval malheureux fut livré dans les eaux de Byzance. Charès se plaignit de l'inaction de ses collègues; Iphicrate et Timothée furent mis en accusation. Le premier échappa, mais le second fut condamné à cent talents d'amende (582,000 francs), et s'exila à Chalcis en Eubée où il mourut trois ans après (en 354), sans avoir payé l'amende. Son fils Conon obtint de rentrer à Athènes et en fut quitte pour dix talents (58,200 francs).

Un général athénien, à cette époque, n'était pas seulement un homme de guerre, c'était un entrepreneur. Il était chargé, à forfait ou autrement, de lever, d'entretenir et de nourrir soldats et équipages; et, quand les hostilités cessaient entre Grecs, il allait, soit par goût, soit par nécessité et pour ne pas dissoudre ses bandes, louer ses services au roi de Perse ou à ses satrapes, qui les récompensaient largement. Cette demi indépendance leur permettait aussi de se rendre utiles à certaines puissances étrangères et d'entretenir des relations personnelles avec des princes. C'est ainsi que Jason de Phères, qui régnait sur la Thessalie, et Alcétas, roi des Molosses, se rendent à Athènes pour assister Timothée dans un de ses procès, et Timothée les reçoit chez lui dans sa maison du Pirée. Un autre jour, le roi de Macédoine Amyntas donne à Timothée tout un chargement des précieux bois de construction que la Grèce ne produisait déjà plus. Mais, dans une ville comme Athènes, les revers de fortune étaient plus à redouter que partout ailleurs, pour les généraux surtout, que leurs opérations politiques et financières pouvaient aisément compromettre, autant que l'exercice de leurs commandements. Ce n'était pas seulement du peuple que venait le danger. Bien loin de se soutenir les uns les autres, les chefs ne cherchaient qu'à s'élever par la ruine de leurs rivaux. Iphicrate avait accusé Timothée, il fut mis à son tour en accusation par lui. Les deux généraux finirent alors par où ils auraient dû commencer. Le fils d'lphicrate, Ménesthée, épousa la fille de Timothée, et désormais les deux rivaux vécurent en bonne intelligence jusqu'au jour où ils furent traduits ensemble devant le peuple, par la jalousie de Charès.
Toutes les opérations dont nous venons de parler entraînaient un mouvement de fonds considérable, qui ne pouvait s'effectuer que par l'intermédiaire des banques. Le banquier de Timothée était Pasion, père d'Apollodore. Après la mort de Pasion, Apollodore trouva dans les livres de son père l'indication précise d'avances faites en diverses circonstances à Timothée. Il en réclama le payement, par l'action ordinaire de dommage, δίκη βλάβης, sans intérêts, car il n'y avait pas eu d'intérêts stipulés, ni d'échéance fixée. Pasion avait mis à la disposition de Timothée les fonds qu'il avait en caisse, et Timothée s'était engagé à les rendre à la première réquisition. C'était de la part de Pasion un service gratuit; mais Pasion espérait bien y trouver son compte, car un client comme Timothée pouvait à son tour le servir utilement en bien des circonstances, et il était bon de l'avoir pour obligé.

Timothée répond que s'il doit il payera, mais qu'il ne croit pas devoir. L'argent qu'on lui réclame a été versé, non pas entre ses mains, mais entre les mains de son payeur Antimaque, ou de tiers qui se sont prétendus ses créanciers, et qui se sont présentés à la Banque comme ayant mandat de lui pour recevoir. Ceux qui ont touché étaient-ils effectivement ses mandataires? Ont-ils reçu en son nom et pour son compte? Telle est la question (a).

Il s'agit au surplus de sommes peu importantes. Pasion a payé à Antimaque 1,352 drachmes et 2 oboles; à Philippe, chef de l'escadre béotienne, 1,000 drachmes; à Philondas, pour le fret des bois apportés de Macédoine, 1,750 drachmes ; enfin, à Aeschrion, domestique de Timothée, une mine d'argent et deux aiguières valant 237 drachmes. Toutes ces créances réunies n'allaient pas à 4,500 drachmes, ce qui était une petite somme pour Timothée comme pour Pasion.

Pasion avait prêté sans témoins, il s'était contenté de la parole de Timothée. En cas de contestation, il n'aurait pu établir la dette que par ses livres, par des présomptions et enfin par le serment. Mais ce n'étaient pas là des preuves sur le succès desquelles on pût compter (b), et, à vrai dire, Pasion était à la discrétion de Timothée. Si Timothée avait succombé dans son procès et que ses biens eussent été confisqués, Pasion n'aurait pu faire valoir sa créance; car on n'admettait en liquidation que des créances régulièrement justifiées, et l'aveu du débiteur était en pareil cas suspect de collusion.

Mais si Pasion n'avait pas de témoins, son fils. Apollodore en avait. En effet, Phormion, l'esclave de Pasion, qui était à la fois son commis et son caissier, et qui avait versé les espèces entre les mains des représentants de Timothée, avait été affranchi par son maître et était devenu banquier à son tour. Devenu libre, il pouvait rendre un témoignage valable, et Apollodore n'a garde de s'en priver. Un autre employé de la Banque, Euphræos, qui probablement aussi avait été affranchi par Pasion, est aussi appelé en témoignage par Apollodore.

En présence de ces témoignages, qui sont d'accord avec les livres, Timothée ne conteste pas les payements faits par Pasion. Il soutient seulement que ceux qui ont reçu n'étaient pas ses mandataires. Apollodore s'efforce de prouver le contraire par toutes sortes de présomptions. Il soutient que Timothée avait donné un double mandat, à Antimaque et aux autres pour recevoir, et à Pasion pour payer. L'opération se faisait au moyen d'une présentation effective. Le mandant présentait au banquier la personne qui devait recevoir le payement. Cela s'appelait συνιστάναι.

Cette question de mandat restait donc douteuse et obscure. C'est pourquoi l'une et. l'autre partie offrent de l'éclaircir par un serment.

Plutarque (Vie de Démosthène, ch. XV) nous apprend qu'Apollodore gagna son procès, et que Timothée fut condamné à payer.

La date du procès peut être fixée, avec une certitude presque entière, à l'an 362. On ne peut pas le placer plus tôt, car Pasicléés, dont Apollodore invoque le témoignage, n'est devenu majeur que cette année même. On ne peut guère le placer plus tard, car, au mois de septembre 362, Apollodore a été appelé au service, et a fait comme triérarque une campagne qui a duré dix-sept mois, au retour de laquelle il s'est brouillé avec Phormion. D'autre part, Callistrate, qu'Apollodore nomme avec honneur comme ayant été l'ami de son père, a été poursuivi et condamné à mort en 364, et après cet événement Apollodore n'aurait pas parlé de lui dans les mêmes termes. Si Timothée n'oppose pas la prescription de cinq ans, c'est que les prêts avaient été faits sans échéance et que par conséquent la prescription n'avait pu courir.

Quant à l'auteur du plaidoyer, nous pensons que c'est Apollodore lui-même, et nous avons déjà donné les motifs de notre opinion. Le plus décisif est qu'en 362 Démosthène avait à peine vingt et un ans.

PLAIDOYER

[1] Ne commencez pas par me refuser toute croyance, juges, si je dis que Timothée devait de l'argent à mon père et si j'intente aujourd'hui cette action contre lui. Lorsque je vous aurai rappelé à quelle occasion la créance est née, combien la situation de Timothée était fâcheuse en ce temps-là, et combien grands ses embarras, vous trouverez alors que mon père fut très généreux à l'égard de Timothée, et que ce dernier a fait preuve non seulement d'ingratitude, [2] mais encore d'une improbité sans exemple. Après avoir obtenu de mon père tout ce qu'il lui avait demandé, après s'être fait remettre de l'argent à la banque alors qu'il était à bout de ressources et fort en danger, sous le coup d'une accusation capitale, non seulement il n'a jamais témoigné sa reconnaissance, mais il veut encore me faire perdre ce qu'il a reçu. Et pourtant l'affaire était aventureuse. Si Timothée eût succombé mon père perdait sa créance, car il avait remis l'argent sans prendre de gages et sans appeler de témoins; et si Timothée était sauvé, on se trouvait à sa discrétion, puisqu'il était libre de nous payer à son heure et à sa convenance (01). [3] Malgré cela, juges, mon père n'a pas jugé à propos de garder en caisse des fonds dont il n'avait pas l'emploi. Il a préféré rendre un service à Timothée, qui le lui demandait et se trouvait dans l'embarras. Voici, juges, quelle était sa pensée : Timothée, s'il échappait au danger et quittait un jour le service du Roi pour revenir ici, devait se trouver plus à son aise que pour le moment. Alors mon père espérait non seulement rentrer dans ses fonds, mais encore en trouver chez Timothée à prendre en cas de besoin. [4] Ces espérances ne se sont point réalisées. Timothée qui avait été heureux de prendre de l'argent à la banque, et qui avait sollicité cette faveur de mon père, résiste et plaide, aujourd'hui que mon père est mort. Il veut bien payer si on lui prouve qu'il doit, mais s'il peut vous persuader qu'il ne doit pas, et vous tromper par sa plaidoirie, il se propose de nous faire perdre notre argent. Dans ces circonstances, je crois nécessaire de vous raconter tout ce qui s'est passé depuis le commencement, les sommes dues, l'emploi qui a été fait de chacune, et les dates des différentes obligations. [5] Ne soyez pas surpris de nous voir exactement renseignés. Les banquiers sont dans l'usage de tenir note par écrit des sommes qu'ils remettent, des termes de remboursement, et des placements qui sont faits chez eux, de façon à pouvoir toujours connaître les sommes dont ils sont créanciers ou débiteurs par compte (02).

[6] C'était sous l'archontat de Socratide, au mois de Munychion (03). Timothée allait s'embarquer pour sa seconde campagne, et se trouvait déjà au Pirée, attendant son départ (04). A court d'argent, il s'adressa à mon père sur le port (05), et manifesta son intention de lui emprunter mille trois cent cinquante et une drachmes et deux oboles. C'était la somme dont il disait avoir besoin. Il donna ordre de remettre celte somme à son payeur Antimaque, qui en ce moment faisait pour lui toutes ses affaires. [8] Ainsi l'emprunteur de la somme d'argent remise par mon père fut Timothée, qui donna ordre de la remettre à Antimaque, son payeur, et la personne entre les mains de laquelle l'argent fut versé, à la banque, par les mains de Phormion, fut Autonomos, commis depuis longtemps employé aux écritures d'Antimaque (06). Après avoir remis cet argent, mon père inscrivit comme débiteur Timothée, qui a donné l'ordre de prêter. Il joignit à cette mention une note indiquant le nom d'Antimaque, entre les mains duquel les fonds avaient dû être versés, aux termes de l'ordre, et celui d'Autonomos qu'Antimaque avait envoyé toucher l'argent à la banque, soit mille trois cent cinquante et une drachmes et deux oboles. Tel est le montant de la première dette contractée par Timothée pour argent reçu au moment de son départ lorsqu'il fut stratège pour la seconde fois.

[9] Vous savez qu'ensuite il fut destitué par vous de son commandement pour n'avoir pas fait le tour du Péloponnèse, qu'il fut renvoyé devant le peuple pour y être jugé, sur les charges les plus graves, que ses adversaires étaient Callistrate et Iphicrate, tous deux puissants par l'action comme par la parole, que l'accusation dirigée par eux, soutenue par leurs amis, entrains votre conviction [10] à ce point qu'Antimaque, le payeur et l'homme de confiance de Timothée, condamné par le vote populaire, fut mis à mort et ses biens confisqués. Timothée lui-même, grâce à l'intercession de tous ses parents et amis, et en outre d'Alcétas et de Jason, vos alliés, obtint à grand-peine un acquittement, [11] mais se vit privé de son commandement (07). Dans le péril qu'il courait il se trouva extrêmement à court d'argent. Tous ses biens étaient engagés, grevés d'inscriptions hypothécaires et possédés par d'autres. Le terrain qui lui appartient dans la plaine a été affecté à l'hypothèque du fils d'Eumélide (08), et les autres propriétés à celle de soixante triérarques ayant fait l'expédition avec lui, à raison de sept minés pour chacun. Timothée exerçant son commandement avait exigé d'eux qu'ils donnassent cette somme aux équipages pour leurs vivres. [12] Après sa destitution, il porta dans son compte cette même somme en dépense sur les fonds de l'expédition, comme ayant fourni lui-même, à ce moment, les sept mines par chaque navire. Depuis, il eut peur que les triérarques ne vinssent rendre témoignage contre lui et qu'il ne fût convaincu d'avoir altéré la vérité. En conséquence, il emprunta de chacun des triérarques séparément les sept mines dont il s'agit, en leur conférant hypothèque sur ses biens. Aujourd'hui il ne leur a pas encore rendu leur argent, et cependant il a fait disparaître les inscriptions. [13] A ce moment donc, Timothée ne savait plus de quel côté se tourner, luttant pour défendre sa tête dans les circonstances les plus graves, car les affaires de l'État allaient mal. Les troupes se débandaient à Calaurie, faute de solde, et nos alliés du Péloponnèse étaient assiégés par les Lacédémoniens. Iphicrate et Callistrate l'accusaient d'avoir été la cause de ces revers. En même temps, tous ceux qui revenaient de l'armée racontaient au peuple à quel point elle était dépourvue et manquant de tout, et des lettres particulières adressées à chacun par ses parents et amis révélaient ce qui se passait. [14] Rappelez-vous, car vous n'ignorez pas ce qui se disait, quels étaient les sentiments de chacun de vous à l'égard de Timothée lorsque vous appreniez ces nouvelles à l'assemblée du peuple. Eh bien, lorsqu'il se disposait à revenir pour passer en jugement, étant encore à Calaurie, il emprunta mille drachmes à Antiphane de Lamptra (09), qui accompagnait à bord comme payeur le capitaine Philippe (10), afin de payer les triérarques béotiens, et de les faire rester jusqu'après son jugement. Aussi bien, si les galères béotiennes s'étaient retirées auparavant et les soldats débandés, votre irritation contre lui eût été bien plus grande encore. [15] En effet, les Athéniens supportaient toutes les privations et restaient à leur poste, mais les Béotiens avaient déclaré qu'ils se retireraient si on ne leur fournissait pas leurs vivres. Timothée fut donc alors contraint d'emprunter mille drachmes à Antiphane, accompagnait comme payeur le capitaine Philippe, et il remit cette somme au commandant des navires béotiens. [16] Quand il fut de retour ici, Philippe et Antiphane lui réclamèrent les mille drachmes qu'il leur avait empruntées à Calaurie, et se plaignirent de n'être pas immédiatement remboursés. Timothée eut peur que ses ennemis ne vinssent à savoir que les mille drachmes portées dans son compte comme remises aux équipages béotiens sur les fonds de l'expédition avaient été prêtées par Philippe [17] et n'étaient pas encore remboursées, [il eut peur aussi que Philippe ne rendît témoignage contre lui dans son procès. Il alla donc trouver mon père et le pria de régler cette affaire en lui prêtant mille drachmes pour les rendre à Philippe. Mon père comprit combien les suites de ce procès pouvaient être graves pour Timothée, et combien la nécessité était pressante. Il fut touché, conduisit Timothée à la banque, et ordonna à Phormion, son préposé, de compter mille drachmes à Philippe, en inscrivant Timothée comme débiteur. [18] Pour vous prouver que je dis vrai, je vous produirai comme témoin ce Phormion, qui a donné l'argent, mais auparavant je veux vous parler de l'autre somme qui m'est due. De la sorte, le même témoignage servira pour toute ma créance, et vous fera voir ma sincérité. J'appelle encore devant vous Antiphane, celui qui a prêté à Timothée les mille drachmes, à Calaurie, et qui était présent lorsque Philippe a reçu de mon père, ici même, l'argent qui lui était dû. [19] Si, devant l'arbitre, je n'ai pas fait joindre au procès le témoignage d'Antiphane, c'est qu'il m'a joué. Il disait toujours qu'il m'apporterait son témoignage lors de la clôture de l'instruction. Au jour de l'arbitrage, il fallut le citer à la porte de sa maison, car il se tenait caché, et cédant à l'influence de Timothée, il déserta le témoignage. Je déposai une drachme (11), et je requis défaut contre témoin, aux termes de la loi, mais l'arbitre ne prononça pas de condamnation, et après avoir attendu jusqu'au soir se retira en lui accordant décharge. [20] Aujourd'hui j'ai intenté contre Antiphane une action particulière en dommages-intérêts (12) pour n'avoir ni donné son témoignage, ni présenté d'excuse avec serment, conformément à la loi. Je demande qu'il se présente ici devant vous et qu'il vienne dire, sous la foi du serment, d'abord s'il a prêté mille drachmes à Timothée, étant à Calaurie, en second lieu si Philippe a reçu cet argent ici même, de mon père. [21] Il y a plus. Timothée lui-même a reconnu devant l'arbitre que mon père a payé les mille drachmes à Philippe. Il ajoute, à la vérité, que le prêt a été fait, non à lui. Timothée, mais au commandant de l'escadre béotienne, et que ce dernier donna du cuivre comme gage de l'argent reçu. Mais il ne dit pas. la vérité. C'est lui qui a emprunté et qui ne veut pas rendre, et je vous le prouverai quand je, vous aurai fait con-naître l'une après l'autre toutes les obligations qu'il a contractées envers moi.

[22] Au mois de Mémactérion, sous l'archontat d'Astéios (13), Alcétas et Jason arrivèrent auprès de Timothée à l'occasion de son procès, pour l'assister, et descendirent dans sa maison qui est au Pirée dans le quartier d'Hippodamie. C'était le soir, et Timothée, embarrassé pour les recevoir, envoya chez mon père son domestique Æschrion pour demander des tapis, des couvertures et cieux aiguières d'argent, et pour emprunter une mine. [23] Mon père ayant su par Æschrion quels personnages étaient arrivés et pourquoi, et à quel usage étaient destinés ces objets, consentit à les confier et, prêta la mine demandée (14). Après son acquittement, Timothée se trouva dans un grand embarras d'argent, tant pour ses dettes particulières que pour les contributions publiques. Mon père, voyant cela, n'osa pas lui réclamer l'argent sur-le-champ. [24] Il pensait que Timothée ne refuserait pas de payer lorsque il aurait rétabli ses affaires, et n'en avait pas le moyen dans l'embarras où 'il se trouvait. Après le départ d'Alcétas et de Jason, son domestique Æschrion rapporta les tapis et les couvertures, mais il ne rapporta pas les deux aiguières qu'il avait demandées le jour où il avait emprunté les tapis et la mine, lors de l'arrivée d'Alcétas et de Jason chez Timothée.

[25] Quelque temps après, Timothée allait partir pour se rendre auprès du roi de Perse. Chargé de conduire pour le Roi la guerre contre l'Égypte, il s'apprêtait à prendre la mer pour ne pas rester ici et n'avoir pas à rendre compte de son commandement. Il fit alors venir mon père au paralion (15), lui exprima sa reconnaissance pour les services antérieurement rendus [26] et lui présenta Philondas, Mégarien d'origine, domicilié à Athènes, homme dévoué à ses intérêts, et alors employé dans ses affaires. Il fit à mon père la proposition que voici : Lorsque Philondas, qu'il lui présentait, serait de retour de Macédoine, rapportant les bois donnés à Timothée par Amyntas, mon père payerait le fret des bois, et consentirait à ce qu'ils fussent portés dans la maison de Timothée qui est au Pirée. Ces bois étaient, en effet, la propriété de Timothée. [27] A cette prière il ajouta quelques paroles qui s'accordent mal avec ses actes d'aujourd'hui. Dans le cas même, disait-il, où il n'obtiendrait pas cela de mon père, il ne lui saurait pas mauvais gré de ce refus, comme il arrive souvent; il n'oublierait pas les services que mon père lui avait rendus sur sa demande, et il s'en montrerait reconnaissant si jamais les circonstances le lui permettaient. Mon père écouta ces paroles avec plaisir, loua Timothée de garder le souvenir des services rendus, et promit de faire tout ce qu'il voulait. [28] Après cela Timothée partit pour aller rejoindre l'armée du Roi, et Philondas à qui il avait présenté mon père comme devant payer le fret à l'arrivée des bois, fit son voyage en Macédoine. On était alors au mois de Thargélion, sous l'archontat d'Astéios (16). [29] L'année suivante, Philondas revint de Macédoine apportant les bois, pendant l'absence de Timothée au service du Roi ; il vint trouver on père et réclama le fret des bels pour payer le capitaine, selon la demande adressée à mon père par Timothée au moment de son départ, lorsqu'il lui avait présenté Philondas. Mon père le conduisit à la banque et donna ordre à Phormion de payer le fret des bois, mille sept cent cinquante drachmes. [30] Phormion compta l'argent et inscrivit Timothée comme débiteur, - car c'était Timothée qui avait prié mon père de payer le fret des bois, et ces bois étaient sa propriété; - en même temps il ajouta une note indiquant la destination de l'argent et le nom de celui qui avait touché. Cela se passait sous l'archontat d'Alkisthène, un an après le départ de Timothée pour se rendre au service du Roi (17). [31] Vers la même époque, Timosthène d'Aegilia (18) arriva d'un voyage fait à l'étranger pour son commerce. Ce Timosthène était l'ami et l'associé de Phormion. Au moment de prendre la mer, il avait remis en dépôt à Phormion, entre autres objets précieux, deux aiguières ciselées. Le hasard voulut que l'esclave de la banque, ne sachant pas que ces aiguières fussent à autrui, les donna à Aeschrion, domestique de Timothée, lorsque Aeschrion, envoyé par son maître chez mon père, demanda les tapis, les couvertures et les aiguières et emprunta une mine, le jour où Alcétas et Jason étaient arrivés chez Timothée. [32] A son retour, Timosthène redemanda les aiguières à Phormion. Timothée était toujours absent au service du Roi. Mon père obtint de Timosthène qu'il consentît à recevoir le prix des aiguières, d'après le poids, soit deux cent trente-sept drachmes. Il lui donna donc le prix des aiguières et porta à son crédit, et au débit de Timothée, outre les autres sommes dues par ce dernier, la somme ainsi payée à Timosthène pour les aiguières (19). [33] Et pour preuve de ce que j'avance, on va vous lire les témoignages, d'abord de ceux qui ont remis l'argent, d'après les ordres de Timothée, sur les fonds de la banque, à laquelle ils étaient alors préposés, ensuite de celui qui a reçu les aiguières.

TÉMOIGNAGES.

Ainsi vous avez vu, par la lecture de ces témoignages, qu'en ceci je n'ai rien dit qui ne fût vrai. J'ajoute ceci : Timothée lui-même a reconnu que les bois apportés par Philondas avaient été portés dans sa propre maison, au Pirée. On va vous lire le témoignage sur ce point.

TÉMOIGNAGE.

[34] Ainsi, les bois apportés par Philondas étaient la propriété de Timothée; c'est lui-même qui l'atteste. En effet, il est convenu, devant l'arbitre, que ces bois avaient été apportés dans sa maison du Pirée; ainsi vous l'ont déclaré ceux qui ont entendu cet aveu. Voici maintenant des présomptions qui me serviront encore à prouver que je dis vrai. [35] En effet, juges, si Timothée n'avait pas été propriétaire des bois et s'il n'avait pas prié mon père de payer le fret, lorsqu'il partait pour rejoindre l'armée du Roi, croyez-vous que mon père, à qui ces bois servaient de garantie pour le montant du fret, eût permis à Philondas de les enlever du port (20)? N'aurait-il pas établi un de ses esclaves comme gardien et n'aurait-il pas encaissé le prix de vente de ces bois jusqu'à concurrence de ses avances, si les bois eussent réellement appartenu à Philondas et n'eussent été apportés ici que pour une spéculation de commerce? [36] Ce n'est pas tout. Si Timothée n'avait pas donné l'ordre de payer le fret des bois qui lui avaient été donnés par Amyntas, pouvez-vous trouver vraisemblable que mon père eût suivi la foi de Philondas et lui eût permis d'enlever les bois hors du port pour les porter dans la maison de Timothée ? Et comment se peut-il faire que Philondas ait apporté ces bois pour une spéculation de commerce, comme le prétend Timothée, et qu'en même temps Timothée à son retour ici se soit servi de ces bois pour construire sa propre maison? [37] Considérez encore ceci : Plusieurs citoyens honorables, amis de Ti¬mothée, prenaient soin de ses affaires pendant qu'il était absent au service du Roi (21). Pas un seul d'entre eux n'a osé déclarer en faveur de Timothée, soit que Philondas n'a pas reçu de la banque le fret des bois, soit que l'ayant reçu il l'a rendu, soit que l'un d'eux a payé le fret des bois apportés par Philondas, et donnés par Amyntas à Timothée. Ils aiment mieux garder leur réputation de gens honorables que de plaire à Timothée en attestant des faits faux. [38] Mais ils ont déclaré en même temps qu'ils ne serviraient pas de témoins contre Timothée, parce qu'il était leur ami. Eh bien, si aucun des hommes qui sont les amis de Timothée, et qui prenaient soin de ses affaires pendant qu'il était absent au service du Roi, n'a osé attester pour lui, soit que Philondas n'a pas reçu de la banque le fret des bois, soit que ce fret a été payé par l'un d'eux, ne devez-vous pas tirer de là cette conséquence que j'ai dit la vérité? [39] Il n'osera même pas dire que le fret des bois apportés par Philondas a été payé par un autre que mon père. Si cependant il se permet cela dans son plaidoyer, exigez de lui qu'il vous produise le témoignage de celui qui a payé le fret des bois. Lui-même, de son propre aveu, était absent au service du Roi. Philondas, qu'il avait envoyé chercher les bois et qu'il avait présenté à mon père, Philondas n'est plus. Il était déjà mort lorsque tu es revenu du service du Roi. [40] Il faut donc absolument qu'un de tes parents et amis que tu laissas ici au moment de ton départ, pour prendre soin, en commun, de tes affaires, sache où Philondas a trouvé de quoi payer au capitaine le fret des bois ; s'il est vrai, comme tu le dis, que tu ne lui as pas présenté mon père, et que Philondas n'a pas reçu de mon père le montant du fret des bois. [41] Eh bien, tu n'as pas un seul de tes parents dont tu puisses produire le témoignage pour prouver qu'en ton absence ce n'est pas la banque qui a fourni de quoi payer le fret des bois. Dès lors, de deux choses l'une : ou bien tu écartes tes parents et tu n'as de confiance en aucun d'entre eux, ou bien tu sais à n'en pas douter que le fret des bois a été payé à Philondas par mon père, à qui tu l'avais présenté au moment de ton départ, et tu trouves bon de t'enrichir à nos dépens, si tu peux. [42] Quant à moi, juges, au témoignage que je vous ai produit, émané de ceux qui ont remis l'argent aux personnes désignées par Timothée et qui se trouvaient alors préposées à la banque, j'ai voulu joindre une affirmation solennelle dont on va vous donner lecture.

SERMENT.

Mon père, juges. ne s'est pas borné à me laisser par écrit l'indication de ses créances, il m'a dit lui-même pendant sa maladie toutes les sommes qui lui étaient dues, chez qui étaient ces sommes, et pourquoi on les avait prises. Il a dit la même chose à mon frère (22). Et pour prouver que je dis vrai, lis-moi le témoignage de mon frère (23).

TÉMOIGNAGE.

[43] Ainsi, Timothée nous devait de l'argent, j'ai trouvé cette créance, objet de mon procès contre lui, dans la succession de mon père, et elle m'est échue par le partage (24). Cela vous a été déclaré par môn frère et par Phormion qui a compté l'argent. A ces témoignages j'ai voulu joindre ma propre affirmation sous la foi du serment. Enfin, Timothée m'ayant fait sommation devant l'arbitre, demandant que les livres fussent apportés de la banque, et réclamant des copies, envoya à la banque Phrasiéridès. Je fis apporter ces livres et je les remis à Phrasiéridès pour les compulser et y copier toutes les sommes portées au débit de Timothée. Il a reconnu lui-même avoir pris ces copies. Lis-moi le témoignage.

TÉMOIGNAGE.

[44] J'apportai donc les livres devant l'arbitre ; en présence de Phormion et d'Euphræos qui avaient compté l'argent aux personnes désignées par Timothée, je lui prouvai à quelle époque il avait emprunté chaque somme, pour quoi il avait pris l'argent, et à quoi il l'avait employé. Quant au premier emprunt, de mille trois cent cinquante et une mines et deux oboles, fait par lui au mois de Munychion, lorsqu'il allait prendre la mer, sous l'archontat de Socratide, avec ordre de remettre les fonds à son payeur Antimaque, il prétend que mon père a prêté directement à Antimaque, et que ce n'est pas lui Timothée qui a reçu les fonds. [45] A l'appui de cette prétention il n'a produit aucun témoin. Il se jette dans de longs raisonnements pour prouver qu'il ne refuse pas de payer ce qu'il doit, mais qu'Antimaque est l'emprunteur. En réponse à cela, juges, je vous fournirai une, très forte présomption pour établir que mon père a prêté cet argent non pas à Antimaque, mais à Timothée lui-même, au moment de son départ. Si mon père avait réellement prêté à Antimaque, n'avait-il pas, dites-le-moi, tout avantage à se porter créancier après la confiscation des biens d'Antimaque et à réclamer l'argent comme étant une charge de ces mêmes biens (25)? [46] Valait-il mieux attendre que Timothée eût rétabli ses affaires et redevînt solvable ? Lui-même, à ce moment-là, n'avait pas grand espoir de se tirer de ce mauvais pas. Certes, si mon père s'était porté créancier il n'aurait pas été embarrassé pour fournir la consignation (26), et vous n'auriez pas fait de difficulté pour le croire. Vous connaissiez tous mon père, nullement désireux de s'enrichir injustement aux dépens du public, et même volontiers prodigue du sien pour vous servir. [47] D'ailleurs Callistrate, qui avait fait confisquer les biens d'Antimaque, était lié avec mon père et n'aurait pas contredit à sa prétention (27). Pourquoi donc mon père a-t-il voulu nous laisser, inscrite dans ses livres, une créance sur Timothée, si Timothée ne devait pas cet argent? Pourquoi ne l'avoir pas plutôt recouvrée en se portant créancier sur les biens confisqués d'Antimaque?

[48] Quant aux mille drachmes que Timothée a empruntées d'Antiphane à Calaurie, pour les distribuer aux triérarques béotiens, au moment où il revenait pour passer en jugement, et qu'il a remises au capitaine Philippe après les avoir reçues de mon père ici même, il dit que c'est le commandant béotien qui a contracté l'emprunt et que l'emprunteur a donné du cuivre en gage à mon père, pour sûreté de cet argent.

[49] Mais ce qu'il a dit là est bien invraisemblable. D'abord, à Calaurie, c'est lui qui a figuré comme emprunteur des mille drachmes, et non le commandant béotien. Ensuite, c'est à lui et non au commandant béotien que Philippe a réclamé les mille drachmes. Ici, le payement a été fait par lui et non par le commandant béotien. Aussi bien, le commandant béotien n'avait autre chose à faire qu'à recevoir de Timothée les vivres pour les équipages des navires. En effet, la solde des troupes devait être payée au moyen des contributions communes ; or, tu avais perçu tout ce qui devait être fourni par les alliés, et tu étais obligé d'en rendre compte (28). [50] En outre, quand même les navires béotiens se fussent dispersés et les troupes débandées, le commandant béotien n'avait rien à craindre de la part des Athéniens, et ne se trouvait menacé d'aucunes poursuites. Toi, au contraire, tu te voyais vivement poursuivi, et dans ta frayeur tu pensais que ta défense serait bien plus forte si les galères béotiennes demeuraient jusque après la conclusion de ton procès. Et puis, quel motif d'amitié pouvait porter mon père à prêter ces mille drachmes au commandant béotien qu'il ne connaissait pas? [51] Il ajoute, je le sais, que celui-ci a donné du cuivre en gage. En quelle quantité et qualité, et d'où venait ce cuivre au commandant béotien ? Était-ce du cuivre apporté pour une spéculation commerciale ou enlevé à des prisonniers (29) ? Et puis, qui sont ceux qui ont porté ce cuivre chez mon père? Sont-ce des portefaix salariés, ou des esclaves? [52] Quel est celui de mes esclaves qui a pris livraison? Si le transport a été fait par des esclaves, Timothée devait me les livrer pour que je les misse à la question. S'il a été fait par des salariés, Timothée devait se faire livrer celui de mes esclaves qui a reçu et pesé le cuivre. En effet, ni le préteur n'aurait consenti à recevoir le cuivre en gage, ni l'emprunteur ne l'aurait voulu donner, sans le peser dans une balance ; et, d'autre part, ce n'est pas mon père qui aurait lui-même porté ou pesé le cuivre. Il avait des esclaves chargés de recevoir les gages sur lesquels il prêtait. [53] Je me demande enfin pourquoi le commandant béotien, débiteur de mille drachmes envers Philippe, aurait donné ce cuivre en gage à mon père. Dira-t-on que Philippe n'aimait pas à prêter à intérêts quand il trouvait un placement sûr et garanti par de bons gages ? Ou bien dira-t-on que Philippe n'avait pas d'argent? Alors, pourquoi le commandant béotien aurait-il prié mon père de prêter mille drachmes et de les verser entre les mains de Philippe, plutôt que de remettre directement à Philippe le cuivre en gage? [54] Mais non, juges, il n'est pas vrai que ce cuivre ait été donné en gage, ni que le commandant béotien ait emprunté les mille drachmes à mon père. C'est Timothée qui a fait l'emprunt, dans le grand embarras où il se trouvait. A quel usage a-t-il employé cet argent? Je vous l'ai dit. Au lieu de montrer de la reconnaissance pour le crédit et les avances que mon père lui a donnés, il juge à propos de faire tout au monde pour ne pas même rendre le capital (30).

[55] Je viens maintenant aux aiguières et à la mine d'argent qu'il a empruntée à mon père, le soir où il envoya chez mon père son domestique Aeschrion Je lui ai demandé devant l'arbitre si Aeschrion était encore esclave, et j'ai conclu à ce que la preuve des faits fût tirée de cet homme à coups de verges. Timothée me répondit qu'Aeschrion était libre. Je renonçai alors à demander qu'il me fût livré et je sommai Timothée de joindre à la procédure le témoignage d'Aeschrion, puisque ce dernier était libre. [56] Mais Timothée n'a voulu ni produire en témoignage Aeschrion comme libre, ni le livrer comme esclave pour qu'il fût mis à la question. Il a craint que s'il le produisait en témoignage comme libre je n'intentasse contre cet homme l'action en faux témoignage, et qu'après avoir convaincu Aeschrion d'être un faux témoin je ne l'atteignisse lui-même par l'action de dol, conformément à la loi (31). Et, d'autre part, il a craint que s'il livrait Æschrion pour être mis à la question, celui-ci ne révélât toute la vérité. [57] Pourtant, s'il n'avait pas de témoins à produire au sujet des autres sommes reçues, il lui restait une chose à faire; c'était de faire interroger Aeschrion pour prouver tout au moins qu'il n'avait reçu ni les aiguières ni la mine d'argent, et qu'Aeschrion n'avait pas été envoyé par lui chez mon père. De là il aurait pu tirer devant vous une présomption pour établir que je mens sur les autres chefs de ma demande comme sur celui-là, du moment où ce même esclave qui, selon moi, aurait reçu les aiguières et la mine d'argent, appliqué à la question, se trouverait n'avoir rien reçu du tout. [58] Eh bien, si c'eût été là pour lui une présomption puissante à faire valoir devant vous, que le fait même de livrer Æschrion, qui selon moi a été envoyé par lui, a reçu les aiguières des mains de mon père, et a em¬prunté la mine d'argent, je puis bien dire à mon tour qu'il n'ose pas livrer Aeschrion, et conclure de là qu'il sait lui-même que mes demandes sont fondées.

[59] Maintenant, il se défendra en disant que dans les livres de la banque il figure comme ayant reçu sous l'archontat d'Alkisthène le fret des bois et le prix des aiguières payés pour son compte à Timosthène par mon père. Or, à cette époque, il n'était pas à Athènes, dira-t-il, et se trouvait au service du Roi. Sur ce point, je tiens à vous montrer ce qui en est, pour que vous sachiez bien comment se comportent les livres de la banque.

[60] C'est au mois de Thargélion, sous l'archontat d'Astéios, que Timothée, au moment de se rendre au service du Roi, présenta Philondas à mon père. C'est l'année suivante, sous l'archontat d'Alkisthène, que Philondas revint ici, apportant les bois de Macédoine, et qu'il reçut de mon père le fret de ces bois, pendant. que Timothée était absent au service du Roi. En conséquence, Timothée fut inscrit comme débiteur par les employés de la banque au moment où ils remirent l'argent, et non au moment on Timothée étant à Athènes présenta Philondas à mon père. Lorsqu'il fit cette présentation, les bois n'étaient pas encore arrivés. Philondas se disposait précisément à partir pour les aller chercher. [61] Lorsque Philondas revint avec les bois, Timothée était absent, Philondas reçut le fret, d'après les ordres donnés par Timothée, et les bois furent apportés dans la maison de ce dernier, au Pirée. Or, il était mal dans ses affaires quand il quitta cette ville. Vous le savez comme moi, du moins tous ceux d'entre vous qui aviez pris inscription sur ses biens, et qui jusqu'à ce jour n'avez pu rentrer dans vos fonds. Mais vous saurez aussi qu'il devait encore à quelques-uns de nos concitoyens et cela sans gage, n'ayant pu fournir de garantie suffisante. Lis-moi le témoignage.

TÉMOIGNAGE.

[62] Parlons maintenant des aiguières que son domestique Æschrion est venu demander au mois de Mémactérion, sous l'archontat d'Astéios, alors que lui Timothée était encore ici et recevait Alcétas et Jason, et dont la valeur n'a été portée à son débit que sous l'archontat d'Alkisthène. Jusque là, mon père croyait que Timothée rapporterait les aiguières empruntées. Mais, quand Timothée fut parti sans avoir rapporté les aiguières, ces aiguières déposées par Timosthène ne se trouvèrent plus chez Phormion, et le propriétaire, de retour à Athènes, réclamait le dépôt. C'est alors que mon père paya à Timosthène la valeur des aiguières et porta la somme au débit de Timothée, en l'ajoutant à l'ancien compte. [63] Si donc, il vient dire pour sa défense qu'il n'était pas en cette ville lorsque la valeur des aiguières a été portée à son débit, répondez-lui ceci : « Tu y étais lorsque tu les as reçues. Quand on a vu que tu ne les rapportais pas, que tu étais toujours à l'étranger, et que les aiguières réclamées par le déposant ne se retrouvaient pas, on a porté leur valeur à ton débit au moment où on a payé la valeur des aiguières. » [64] Il objectera peut-être que mon père aurait au moins dû lui réclamer les aiguières (32). Mais il voyait quel était ton embarras. Et puis, il te faisait crédit pour le surplus de sa créance, il pensait que tu le payerais à ton retour quand tes affaires iraient mieux, et après cela il aurait dû te refuser tout crédit pour les aiguières! Il s'est engagé, à ta prière, à payer le fret des bois, lorsque tu es parti pour le service du Roi ; et quand il s'agissait de deux aiguières, pas davantage, il devait te refuser tout crédit! Il ne te réclamait pas le reste de sa créance, te voyant embarrassé, et il aurait dû te réclamer les aiguières!

[65] Je veux maintenant vous parler de la délation de serment que je lui ai adressée et qu'il m'a adressée à son tour. Voyant que j'avais joint à la procédure mon affirmation avec serment, il a conclu à être renvoyé des fins de la demande après avoir lui-même prêté serment. Si je n'avais su qu'il avait déjà ouvertement commis de nombreux et grands parjures, envers des États et des particuliers, j'aurais consenti à lui donner le serment. Mais quand j'ai des témoins déclarant que les personnes indiquées par lui pour recevoir ont effectivement reçu l'argent à la banque, quand j'ai des présomptions évidentes, il serait fâcheux, à mon sens, de déférer le serment à un homme qui ne s'appliquera pas à prêter un serment honnête, et qui, dans son avidité, n'a pas même respecté les choses sacrées. [66] Le détail serait long, des parjures qu'il a commis sans scrupule. Je vous rappellerai seulement les serments que vous lui avez tous vu manifestement violer. Vous savez que dans l'assemblée du peuple il s'est lié par serment avec imprécation sur sa propre tête s'il n'intentait pas contre Iphicrate une accusation pour le faire déclarer étranger, et qu'il a consacré aux dieux tous ses biens. Après avoir juré et promis cela devant le peuple, peu de temps après, son intérêt l'emporta et il donna sa fille au fils d'Iphicrate. [67] Eh bien, s'il n'a pas eu honte de manquer à la parole qu'il vous avait donnée, quand il y a des lois permettant de dénoncer quiconque manque à sa parole envers le peuple (33), s'il n'a pas craint les dieux qu'il a nommés dans ses serments et ses imprécations, et envers lesquels il s'est parjuré, n'ai-je pas raison de ne pas vouloir lui déférer le serment? Ce n'est pas tout. Il n'y a pas longtemps de cela, il a affirmé avec serment, devant le peuple, qu'il n'avait pas de ressources suffisantes pour sa vieillesse, lui qui possède une si grande fortune (34). Voilà bien de ces hommes qui n'ont jamais assez, et pour qui tous les moyens sont bons quand il s'agit de s'enrichir. [68] Je voudrais à ce sujet vous adresser une question. Êtes-vous indignés contre les banquiers qui font faillite? Si vous êtes justement indignés contre eux parce qu'ils vous font tort, n'est-il pas juste que vous veniez en aide à ceux qui ne vous font aucun tort? Aussi bien, lorsque les banques font faillite, la faute en est à ces hommes; ils empruntent quand ils sont embarrassés, et trouvent bon qu'on leur fasse crédit à cause de leur réputation; et puis, quand ils ont rétabli leurs affaires, ils ne veulent pas rendre, et s'enrichissent à nos dépens.

[69] Maintenant, juges, tous les faits sur lesquels j'ai pu produire des témoins vous ont été attestés par eux. De plus, je vous ai montré par des présomptions que Timothée doit à mon père l'argent dont il s'agit. Je vous prie donc de m'aider à recouvrer sur mes débiteurs ce que mon père m'a laissé.
 

 

(a) L. 180, D. De requlis juris (L, 17). Paul. « Quod jussu alterius solvitur pro eo est quasi ipsi solutum sit. »  C'est par application de ce principe que le droit romain donnait à la caution l'action mandati contre le débiteur principal. Caïus, III, 127 : « Si qui pro reo solverit, ejus reciperandi causa habet cum eo mandati judicium. »

(b) A. Schaefer dit que les livres des banquiers faisaient pleine foi de leurs énonciations; mais Apollodore dit positivement le contraire.

(01) Si Timothée avait été condamné et ses biens confisqués, ses créanciers ne pouvaient se présenter à la liquidation faite par les agents du trésor public qu'à la condition de prouver l'existence de leurs créances, à une date certaine antérieure à la confiscation. La créance de Pasion n'aurait pu être recouvrée, parce qu'il n'y avait pas de témoins pour en faire foi. Si Timothée était acquitté, il lui était difficile de nier l'existence de la dette qui se trouvait suffisamment établie par les présomptions et notamment par les livres, mais la convention ne portait aucune échéance.

(02) On voit par là avec quelle exactitude étaient tenus les livres des banquiers, mais il ne faut pas conclure de là que ces livres fissent preuve. C'était plutôt une présomption, un élément de preuve. La preuve par excellence était la preuve testimoniale.

(03) Au mois d'avril 373.

(04) Voy. Diod. Sic., XV, 47. Sur les expéditions de Timothée, voy. Arnold Schoefer, t. I, p. 40, et suiv. et Grote, History of Greece, t. X.

(05) La banque de Pasion était sur le port même, à portée des gens de mer et des commerçants.

(06)  Le payeur ou intendant d'un stratège était un personnage considérable. Quant au scribe Autonomos, sa charge était sans doute petite, mais rien n'autorise à penser que ce fût un esclave. Remarquons en passant la substitution de mandat. Antimaque mandataire de Timothée fait exécuter son mandat par Autonomos.

(07) Timothée devait conduire la flotte athénienne au secours de Corcyre menacée par les Lacédémoniens, mais il ne put être prêt à temps. Voy. Xénophon, Hist. gr., VI, 12, et Diod. Sic. XV, 47. A. Schaefer, t. I, p. 55.

(08) Il s'agit ici de l'hypothèque d'un mineur dont Timothée avait sans doute pris les biens à loyer.

(09) Lamptra, dème de la tribu Érechthéide

(10) Chaque capitaine avait son payeur ou intendant, comme le général en chef. Voy. le plaidoyer contre Polyclès.

(11) Chacune des parties déposait une drachme pour le salaire de l'arbitre qui faisait l'instruction. Pour prendre des conclusions contre un témoin, comme en général pour former une demande incidente, il fallait faire une nouvelle consignation. L'arbitre pouvait condamner le témoin défaillant à une amende, mais il n'était pas tenu d'user de ce droit.

(12) L'action intentée par Apollodore à Timothée était donc aussi une action de dommage, δίκη βλάβης.

(13) Au mois de novembre 373.

(14) On voit que les Grecs distinguaient aussi bien que les Romains le commodatum, ou prêt d'usage (χρῆσις, κιχράναι), du mutuum, ou prêt de consommation (δάνεισμα).

(15) Au monument du héros Paralos. Voy. An. Bekk., p. 284.

(16) Au mois de mai 372.

(17) En 371.

(18) Aegilia, dème de la tribu Antiochide.

(19) Nous avons ici l'exemple d'un contrat de dépôt, παρακαταθήκη et de la responsabilité du dépositaire. A la rigueur, Pasion aurait dei rembourser â Timosthène toute la videur des aiguières, et men pas seulement la valeur du métal.

(20) Ainsi, les bois étaient affectés à la créance de Pasion, parce que ce dernier en avait payé le fret. C'est-à-dire que Pasion avait le droit de se faire remettre les bois par le capitaine, de les retenir et même de les vendre, et de se payer sur le prix. C'était une sorte de privilège à raison de frais faits pour la conservation de la chose, mais soue la forme d'un nantissement, et à la condition d'une détention effective.

(21) Voici un nouvel exemple de mandat, celui des gérants ou administrateurs des biens d'un absent (ἐπιμεληταί).

(22) Pasion était mort en 370, laissant deux fils, Apollodore, alors âgé de vingt-quatre ans, et Pasiclès, âgé de dix ans. Peu de temps avant de mourir, il avait affranchi Phormion et lui avait remis la direction de la banque à titre de bail. En mourant, il lui laissa sa femme Archippé, que Phormion épousa effectivement l'année suivante.

(23) Pasiclès n'a pu rendre un témoignage valable qu'à sa majorité, c'est-à-dire â l'âge de dix-huit ans, par conséquent en 362. Cette circonstance sert â filer la date du procès.

(24) Apollodore et Pasiclès avaient en effet partagé la succession paternelle, et les créances sur Timothée avaient été attribuées à Apollodore.

(25) En cas de confiscation, l'État ne s'emparait des biens qu'avec la charge des dettes. Les créanciers et la femme pour sa dot, étaient admis à réclamer. C'est ce qu'on appelait ἐνεπισκήμμα. Il fallait, bien entendu, prouver l'existence de la créance, et même donner caution. (Voy. Étymol. Magn., p. 340, Hermann, t. II, § 71, note 21.)

(26) La réclamation d'une créance sur des biens confisqués était soumise â la consignation du cinquième de la valeur réclamée. Pasion aurait eu à consigner 867 drachmes, qui auraient été con¬fisquées en cas de rejet de sa réclamation. Voy. Harpocration et les lexiques au mot παρακαταβολή.

(27) Ainsi, c'était l'accusateur lui-même, qui, après avoir fait condamner son adversaire, poursuivait l'exécution de la sentence de confiscation, et se portait le contradicteur des créanciers réclamants.

(28)  Le mot de σύνταξις, ou contribution, avait été inventé par Callistrate, fondateur de la nouvelle confédération des états maritimes sous l'hégémonie athénienne, en 378. L'acte même de la confédération a été retrouvé en 1851 et 1862, à Athènes, et publié par Rangabé, Antiq. Hell., t. II, p. 40 et 373.

(29) C'est-à-dire provenant des armes enlevées aux prisonniers.

(30) On voit bien par là que Philippe avait stipulé des intérêts, et que Pasion au contraire n'en avait stipulé aucun.

(31) Lorsqu'un témoin avait été condamné pour faux témoignage, celui qui l'avait produit pouvait être condamné â des dommages-intérêts par l'action de dol, δίκη κακοτεχνιῶν. Il pouvait même y avoir lieu, en certains cas, â révision du procès, ἀνάκρισις.

(32) Une mise en demeure était en effet nécessaire; mais dans l'espèce, elle résultait suffisamment des circonstances.

(33) Une promesse faite au peuple pouvait être considérée comme obligatoire par elle-même et sans acceptation. Il en était de même, en droit romain, pour la pollicitatio. En cas d'inexécution, toute personne pouvait agir par voie de dénonciation, εἰσαγγελία, et le peuple décidait s'il y avait lieu de poursuivre.

(34) Nous ne savons à quelle occasion Timothée avait fait cette déclaration.