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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

PLAIDOYERS CIVILS

 

XXVIII

 

APOLLODORE CONTRE NICOSTRATE

 

 

 

 XXVII.  Apollodore contre Callippe. TOME II XXIX.  Apollodore contre Timothée

 

 

 

 

texte grec

 

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XXVIII

APOLLODORE CONTRE NICOSTRATE

 

ARGUMENT

Lorsqu'un Athénien, débiteur de l'État ou détenteur de biens appartenant à l'État, cherchait à dissimuler son avoir pour le mettre à l'abri des poursuites, tout Athénien pouvait se porter révélateur contre lui et fournir à l'autorité publique un inventaire des biens détournés ou dissimulés (ἀπογραφή) (a). Pour prix de ses services, le révélateur avait droit aux trois quarts des biens révélés. Si des oppositions étaient formées, si des tiers demandaient la distraction d'objets indûment compris dans la saisie, ou si le titre en vertu duquel la saisie avait eu lieu venait à être contesté, par exemple si une confiscation était arguée de nullité, un procès s'ensuivait, dans lequel le réclamant jouait le rôle de demandeur ou de défendeur, suivant qu'il se trouvait ou non en possession. Cette procédure s'appelait elle-même, et par extension, ἀπογραφή. C'était un incident de la révélation.

Quand l'opposant était demandeur, il devait déposer le cinquième de la valeur de l'objet réclamé. Ce dépôt s'appelait παρακαταβολή. Nous avons déjà vu qu'il était également exigé dans les actions relatives aux successions. Si l'auteur de la révélation succombait sans obtenir le cinquième des voix, il payait une amende de mille drachmes (b), et remboursait les prytanies à son adversaire. De plus, il encourait l'atimie et n'était plus reçu à faire aucune révélation.

Apollodore a fait condamner Aréthousios à une amende d'un talent, et poursuit lui-même l'exécution de la sentence en révélant les biens d'Aréthousios. Un débat s'engage au sujet de deux esclaves, Manès et Kerdon, qui sont revendiqués par Nicostrate et Dinon, frères d'Aréthousios. Apollodore s'efforce d'établir que ces esclaves sont bien réellement la propriété d'Aréthousios, et que dès lors ils doivent être confisqués comme le reste. C'est une pure question de fait, et ce n'est pas d'ailleurs sur ce point qu'Apollodore parle le plus longuement. Avant tout il s'efforce de prouver que s'il poursuit à outrance Aréthousios, c'est parce qu'il a une juste vengeance à poursuivre. Aréthousios et ses frères se sont entendus avec ses ennemis; ils l'ont persécuté et lut ont fait tout le tort qu'ils ont pu, enfin Aréthousios a voulu le tuer. Cette partie du plaidoyer contient un grand nombre de détails curieux et intéressants.

Nous croyons, avec A. Schaefer, qu'Apollodore est le véritable auteur de ce plaidoyer, comme de tous ceux qui portent son nom. Quant à la date, elle doit être placée vers l'an 368, deux ans après la mort de Pasion. A. Schæfer fait remarquer qu'en 369 les Athéniens entrèrent en relations avec Denys, tyran de Syracuse, au sujet d'un secours envoyé par lui aux Spartiates contre les Thébains. C'est sans doute à cette occasion qu'Apollodore aurait fait le voyage de Sicile, dont il est parlé dans ce discours.

PLAIDOYER

[1] Si je me suis porté révélateur des biens d'Aréthousios, ce n'est pas par méchanceté, mais ces gens-là se sont mal conduits envers moi, ils m'ont traité indignement, et je crois qu'il est nécessaire de les punir. C'est ce dont vous ne pouvez pas douter, juges, si vous considérez les conséquences qu'entraîne cette démarche, et si vous songez que je l'ai faite en mon nom. Certes, si je faisais métier et marchandise des procès, je n'irais pas révéler des esclaves qui peuvent bien valoir deux mines et demi, d'après l'évaluation de celui-là même qui se prétend propriétaire, pour m'exposer par contre à payer mille drachmes, et à ne plus pouvoir intenter jamais, contre qui que ce soit, une accusation criminelle en mon propre nom. [2] Je n'étais pas non plus assez dépourvu de ressources ou d'amis pour ne pas pouvoir trouver quelqu'un qui fit pour moi cette révélation, mais je me suis dit que ce qu'il y a de plus dur pour un homme, c'est de souffrir personnellement une injustice et d'en poursuivre la réparation sous le nom d'un autre. Je me suis dit encore que le jour où je viendrais vous parler de ma querelle, vous trouveriez mes paroles démenties par ma conduite. Ce serait en effet chose étrange qu'un autre que moi se portât révélateur, si j'avais réellement à venger une injure personnelle. Voilà pourquoi j'ai fait cette révélation, et maintenant qu'elle est faite, si je prouve que ces esclaves sont la propriété d'Aréthousios, comme je l'avais déclaré, les trois quarts que la loi accorde au particulier dénonciateur je les abandonne à l'État. C'est assez pour moi de m'être vengé. [3] Si j'avais assez de temps pour vous raconter, en détail et depuis le commencement, tout le bien que j'ai fait à ces hommes, et comment ils se sont conduits envers moi, vous me pardonneriez davantage encore, j'en suis sûr, le ressentiment que j'éprouve contre eux, et vous les tiendriez pour des misérables. Mais, avec deux fois plus de temps, je n'en aurais pas encore assez. Je me bornerai donc à vous dire non pas tous les méfaits qu'ils ont commis, mais les plus graves et les plus certains, et comment j'ai été amené à me porter ainsi révélateur. Je laisserai le reste.

[4] Nicostrate que voici, juges, est mon voisin de campagne et du même âge que moi. Nous nous connaissions depuis longtemps lorsque après la mort de mon père j'allai m'établir à la campagne, où je demeure encore aujourd'hui. De ce moment, nous nous liâmes plus étroitement ensemble, comme il arrive entre voisins du même âge. Avec le temps nous devînmes amis intimes et, pour vous montrer jusqu'où allait notre intimité, je ne lui ai jamais rien refusé de ce qu'il m'a demandé. Lui, de son côté, ne m'était pas inutile pour la surveillance et la gestion de mes affaires, et quand je m'absentais, soit pour un service public comme triérarque, soit pour quelque intérêt particulier, je le laissais maître de tout ce qui se trouvait dans ma propriété. Un jour il m'arrive une triérarchie. [5] Je reçois l'ordre de faire le tour du Péloponnèse et de me rendre de là en Sicile pour y conduire les députés nommés par le peuple. Il fallait prendre la mer en toute hâte. Je lui écris aussitôt que je suis parti et qu'il ne m'est pas possible de retourner chez moi, de peur de retarder le départ des députés; en même temps, je le chargeais de surveiller et de gérer mes affaires domestiques, comme par le passé (01). [6] Pendant mon absence, trois esclaves qu'il avait sous sa garde s'échappèrent de la culture et prirent la fuite. Deux d'entre eux étaient de ceux que je lui avais confiés, le troisième lui appartenait en propre. Nicostrate se mit à leur poursuite, mais il fut pris par une galère, et conduit à Égine où il fut vendu (02). Au retour de ma triérarchie, Didon, frère de Nicostrate, vint me trouver. Il me raconta l'aventure de son frère, et comment lui-même n'avait pu l'aller rejoindre, faute d'argent pour le voyage, quoiqu'il reçût lettre sur lettre. Il ajoutait que Nicostrate était, disait-on, dans un état affreux. [7] A ce récit je me sentis, moi aussi, tout ému du sort de ce malheureux, et je fis partir aussitôt Dinon pour aller rejoindre son frère, après lui avoir remis trois cents drachmes pour les frais du voyage. Aussitôt arrivé, Nicostrate vint me voir, se jeta dans mes bras, me remercia d'avoir remis de l'argent à son frère pour les frais de voyage, déplora son aventure, et, tout en se plaignant de sa famille, il me pria de lui venir en aide et de me montrer son bon ami comme je l'avais fait par le passé. Il se mit alors à pleurer, me raconta que sa rançon avait coûté vingt-six mines et me demanda d'y contribuer. [8] Je ne pus l'entendre sans compassion. D'ailleurs, je le voyais dans un état pitoyable, et il me montrait ses jambes entamées au vif par les liens - la cicatrice y est encore, mais, dussiez-vous l'en prier, il n'est pas empressé de la faire voir. - Je lui répondis donc que par le passé j'avais été son bon ami, et que présentement je lui viendrais en aide dans son malheur. Je lui fis remise des trois cents drachmes que j'avais données à son frère pour les frais de voyage lorsqu'il partait pour l'aller rejoindre, et je m'engageai à contribuer pour mille drachmes au payement de la rançon (03). [9] Ce ne fut pas là, de ma part, une de ces promesses qu'on fait en paroles et qu'on ne tient jamais. Comme j'étais à court d'argent, à cause de ma querelle avec Phormion, qui m'avait dépouillé de la succession laissée par mon père, je portai chez Théoclès, qui faisait alors la banque, des vases à boire et une couronne d'or qui me venaient de mon père, et je lui dis de donner mille drachmes à Nicostrate (04). Je remis cet argent en pur don, et je reconnais que ce fut une libéralité de ma part. [10] Quelques jours après, il vint encore me trouver en pleurant, et me dit que les étrangers qui lui avaient prêté le reste de la somme nécessaire pour sa rançon, lui réclamaient cette créance, que le contrat l'obligeait à payer dans les trente jours sous peine de devoir le double (05), et qu'il ne trouvait personne qui voulût, soit acheter, soit accepter en hypothèque la terre voisine de la mienne. C'était, disait-il, son frère Aréthousios, le propriétaire de ces esclaves que j'ai révélés, qui ne permettait à personne ni d'acheter ni de prendre hypothèque, parce qu'il lui serait dû à lui-même de l'argent sur cette terre (06). [11] « Procure-moi donc, me dit-il, ce qui me manque sur la somme totale, et avant l'expiration des trente jours. Autrement, ajouta-t-il, je perds les mille drachmes que j'ai déjà payées et je deviens contraignable par corps (07). Quand j'aurai réuni les contributions de mes amis, je désintéresserai d'abord mes hôtes, et après cela je te rendrai ce que tu m'auras prêté. Tu sais bien, poursuivait-il, qu'aux termes des lois le captif délivré des mains de l'ennemi appartient à son libérateur s'il ne rembourse pas la rançon payée (08). » [12] J'avais écouté son récit sans le soupçonner de mensonge. Je lui répondis comme on le fait quand on est jeune et bon camarade, bien éloigné de penser que je m'en repentirais quelque jour : « Nicostrate, j'ai été jusqu'à ce jour un bon ami pour toi, et je viens encore de t'aider de tout mon pouvoir dans ton malheur. Aujourd'hui tu ne peux, dis-tu, te procurer toute la somme nécessaire. Je n'ai pas d'argent à ma disposition, et je n'en possède pas plus que toi, mais j'ai des biens, je te permets d'en user comme tu voudras, tu les donneras en hypothèque pour le surplus de la somme qu'il te faut, tu jouiras de cet argent pendant un an sans intérêts, et tu pourras payer les créanciers étrangers. Tu me rembourseras plus tard, quand tu auras recueilli les contributions de tes amis. » [13] A ces mots, Nicostrate me comble de remerciements et insiste pour que la chose se fasse le plus tôt possible, avant l'expiration des trente jours dans lesquels devait être déposé le montant de la rançon. Je donnai donc une hypothèque sur mon domaine, pour une somme de seize mines, à Arkésas de Pambotades (09), qui me fut présenté par Nicostrate lui-même, et qui me prêta son argent à huit oboles par mine pour chaque mois (10). Mais lui, dès qu'il eut reçu cet argent, au lieu de me savoir quelque gré du service rendu, n'eut rien de plus pressé que de comploter contre moi, pour ne pas me rendre l'argent, et me mettre en guerre ouverte avec lui. Il pensait qu'à mon âge je ne saurais pas me tirer d'un mauvais pas, que d'ailleurs je n'avais aucune expérience. Il voulait éviter que je ne lui réclamasse la somme pour laquelle j'avais donné hypothèque sur mes biens, il espérait que je lui ferais remise de la dette. [14] Il commença donc par s'entendre contre moi avec mes adversaires, et s'engagea même envers eux sous la foi du serment (11). Ensuite, quand les instances se trouvèrent liées entre eux et moi, il relève mes comptes qu'il a vus et m'inscrit comme débiteur du trésor public pour une somme de six cent dix drachmes, à titre d'amende encourue dans une affaire où j'avais été condamné sans avoir même été assigné (12). Il s'agissait d'une action en exhibition (13), et Nicostrate avait obtenu cette condamnation grâce à la complaisance de Lycidas le meunier (14). En même temps il désigne comme ayant servi de recors, dans la procédure suivie contre moi, son frère Aréthousios que voici, le propriétaire de ces esclaves et un autre. Toutes leurs mesures étaient prises. Si je faisais instruire les actions intentées par moi contre mes parents qui me font tort, ils devaient me dénoncer et me jeter en prison (15). [15] Ce n'est pas tout. Aréthousios obtient, de son côté, contre moi, sans que j'aie été assigné, une condamnation au payement de six cent dix drachmes, à titre de somme due à l'État (16) ; puis, après avoir désigné ceux qui ont servi de recors, pénètre de force dans ma maison, et enlève tous les meubles, d'une valeur de plus vingt mines, sans laisser quoi que ce soit (17). Je ne pouvais pas supporter cela sans en tirer vengeance. Je payai donc à l'État ce que je lui devais, et bien instruit du complot formé contre moi, je poursuivis pour faux record, aux termes de la loi, cet Aréthousios qui avait prêté son ministère lors de l'assignation, et qui convenait du fait (18). A ce moment, ce dernier entra de nuit sur mon domaine, coupa tout ce qui s'y trouvait de belles greffes d'arbres à fruit, ainsi que les vignes suspendues aux arbres, brisa les plants d'oliviers en haie, et commit de tels dégâts qu'une invasion d'ennemis n'aurait pas fait plus de mal. [16] En outre, pendant le jour ils envoyèrent un enfant de la ville - nous étions voisins, et nos champs se touchaient - avec ordre d'arracher les rosiers en fleur. Si je l'eusse surpris et que je l'eusse lié ou frappé, le prenant pour un esclave, ils intentaient contre moi une accusation d'outrage (19). Mais leur piège ne réussit pas. Quand ils virent que je prenais des témoins pour constater le dommage, et que moi-même je ne m'étais donné aucun tort à leur égard, ils se décidèrent enfin à diriger contre moi leur plus terrible attaque. [17] J'avais déjà fait instruire sur l'accusation de faux record que j'avais portée contre Aréthousios (20), et j'allais porter l'affaire devant le tribunal. A ce moment, il m'attendit à mon retour du Pirée, le soir, auprès des carrières, m'assaillit à coups de poing, me saisit à bras le corps, et m'aurait précipité dans les carrières, si quelques passants attirés par mes cris ne fussent survenus et ne m'eussent porté secours. Quelques jours après, je me présentai devant le tribunal, un jour où chaque affaire avait son heure (21); je prouvai qu'il avait fait un faux record et commis tous les autres délits que je viens de vous faire connaître, et j'obtins la condamnation. [18] Lorsqu'il s'agit de l'application de la peine, les juges voulaient prononcer la peine de mort. Ce fut moi qui priai les juges de n'en rien faire, dans une cause où j'étais partie, et de réduire la condamnation à un talent d'amende, c'est-à-dire à ce que demandaient mes adversaires eux-mêmes. Non que je voulusse sauver Aréthousios - car les actes qu'il a commis à mon égard méritent bien la mort - mais, fils de Pasion, citoyen par décret, je ne voulais pas être la cause de la mort d'un Athénien. Pour prouver que j'ai dit vrai, je vais vous produire des témoins de tous ces faits.

TÉMOINS.

[19] Je vous ai montré, juges, les torts que ces gens-Ià ont eus envers moi, et comment j'ai été conduit à faire la révélation dont il s'agit. Je vais maintenant vous prouver que ces esclaves appartiennent à Aréthousios, et que si je les ai compris dans ma révélation, c'est qu'ils font partie de ses biens. D'abord Kerdon a été élevé chez lui depuis sa plus tendre enfance. Pour prouver qu'il appartient à Aréthousios, je vais vous produire des témoins qui savent le fait.

TÉMOINS.

[20] Voulez-vous savoir maintenant chez qui Kerdon a travaillé, comment Aréthousios recevait les salaires gagnés par cet homme, comment il réclamait ou payait des indemnités, en qualité de maître, lorsque cet homme recevait ou faisait quelque dommage (22)? Je vais vous produire les témoins qui connaissent les faits.

TÉMOINS.

Je passe à Manès. Arèthousios avait prêté de l'argent à Archépolis du Pirée (23). Archépolis, ne pouvant lui payer ni les intérêts ni le capital entier, lui donna cet esclave en payement (24). Pour preuve de ce que j'avance je vais vous produire les témoins.

TÉMOINS.

[21] Voici encore, juges, des faits qui prouvent que ces hommes sont bien la propriété d'Aréthousios. Lorsqu'ils achetaient des fruits à cueillir ou qu'ils se louaient pour la moisson, ou qu'ils prenaient à faire certains travaux de culture (25), c'est Aréthousios qui était considéré comme acheteur, et qui recevait les salaires. Pour preuve de ce que j'avance, je vais encore vous produire les témoins de ces faits.

TÉMOINS.

[22] Vous avez entendu tous les témoignages que j'avais à produire pour prouver que ces esclaves sont la propriété d'Aréthousios. Je veux maintenant vous parler de la sommation qu'ils m'ont faite et de celle que je leur ai faite à mon tour. Ils m'ont adressé en effet une sommation dès le début de l'instruction, disant qu'ils étaient prêts à me livrer les esclaves dont il s'agit pour que je les misse moi-même à la question. Ils voulaient se ménager ainsi une sorte de témoignage à produire. [23] Je leur répondis en présence de témoins que j'étais prêt à me rendre avec eux devant le Conseil et à prendre livraison des esclaves, avec le concours du Conseil (26) ou, tout au moins, des Onze (27). J'ajoutai que si j'eusse intenté contre eux une action purement privée, et qu'ils m'eussent livré les esclaves, j'aurais accepté l'offre, mais que ces esclaves appartenaient à l'État, que l'État était intéressé dans l'action, qu'il fallait donc que la question fût donnée au nom de l'autorité publique. Il ne me paraissait pas convenable, à moi, simple particulier, de donner la question à des esclaves publics. [24] En effet, je n'étais pas le maître de l'interrogatoire, et d'ailleurs je ne pouvais pas me faire juge des déclarations de ces hommes. Il fallait, ce me semble, que le procès-verbal fût signé par l'archonte ou par les commissaires du Conseil, et que l'interrogatoire contenant les réponses de ces hommes fût dûment scellé et ensuite présenté au tribunal. Vous l'auriez fait lire devant vous, et vous y auriez trouvé des raisons pour décider ce qui vous aurait convenu. Je suppose en effet que j'eusse donné moi-même la question à ces hommes, mes adversaires contestaient tout. [25] Au contraire, si la question eût été donnée par une autorité publique, nous eussions, nous, gardé le silence. Ce sont les archontes ou les commissaires du Conseil qui eussent décidé jusqu'à quel point la question devait être prolongée. Voilà ce que je demandais. Mais ils refusèrent de faire la livraison à l'archonte, et ne voulurent pas me suivre devant le Conseil. Pour preuve de ce que j'avance, appelle-moi les témoins de ces faits.

TÉMOINS.

[26] J'ai bien des raisons, vous le voyez, pour trouver qu'il y a quelque impudence de la part de ces gens, à se prétendre propriétaires de biens qui vous appartiennent. Mais j'en trouve encore une dans vos lois, et ce n'est pas la moins forte. Les juges voulaient porter une sentence de mort contre Aréthousios. Ces gens (28) demandèrent que la peine fût parement pécuniaire; ils me prièrent d'y consentir, et s'obligèrent conjointement (29) au payement de la dette. [27] Mais bien loin d'acquitter la somme pour laquelle ils se sont portés cautions, ils se prétendent propriétaires de biens qui vous appartiennent. Pourtant les lois prononcent la confiscation des biens contre celui qui se porte caution envers l'État et ne paye pas la somme qu'il a cautionnée. Ainsi, dans le cas même où ces esclaves appartiendraient à mes adversaires, ils devraient être confisqués si l'on veut exécuter les lois. [28] Avant de devenir débiteur de l'État, Aréthousios passait pour le plus riche des trois frères. Aujourd'hui qu'aux termes des lois ses biens sont les vôtres, Aréthousios se fait passer pour pauvre. Certains de ses biens sont revendiqués par sa mère (30), d'autres par ses frères. Mais s'ils voulaient faire régulièrement valoir leurs droits contre vous, comment devaient-ils procéder ? Ils devaient énumérer tous les objets qui composent le patrimoine d'Aréthousios, et revendiquer ensuite les objets qui, étant leur propriété, peuvent avoir été indûment compris dans l'inventaire. [29] Songez maintenant qu'il ne manquera jamais de tiers pour venir revendiquer ce qui vous appartient. Tantôt ce sont des orphelins ou des filles héritières qu'on mettra en scène et pour lesquels on fera appel à votre compassion, tantôt ce sera la vieillesse qu'on prendra pour prétexte, ou la misère; ou une mère à nourrir. On vous fera entendre les gémissements les plus propres à vous tromper, et on s'efforcera ainsi d'obtenir que l'État ne reçoive pas ce qui lui est dû. Ne vous laissez pas prendre à tous ces piéges, condamnez, et vous aurez ainsi fait bonne justice.
 

 

(a) Meier et Schoemann, p. 253, et Caillemer, au mot Apographè, dans le Dictionnaire de Daremberg et Saglio. Il y a trois plaidoyers de Lysias dans des affaires de ce genre.

(b) Suivant G. Schaefer, l'amende serait du quadruple de l'objet litigieux. Nous croyons plutôt, avec Boeckh, Meier et Schoemann, qu'il s'agit d'une amende fixe.

(01) Nous trouvons ici un cas de mandat. Il s'agit d'un mandataire pour gérer et administrer, ἐπιμελητὴς καὶ διοικητής. Les Athéniens ne paraissent pas avoir ramené les différents cas du mandat à une seule idée, générale et abstraite. Le mot latin de mandatum n'a pas d'équivalent en grec, et il n'y a pas d'action mandati

(02) C'était là un danger auquel les anciens étaient constamment exposés. Tout se réduisait, en somme, à payer une rançon.

(03) Pour les 300 drachmes, il y a remise de dette, pactum de non petendo. Pour les 1,000 drachmes, c'est le montant de la souscription d'Apollodore pour contribuer à la libération de Nicostrate. Lorsqu'une personne éprouvait un malheur, elle s'adressait à ses amis et ceux-ci se réunissaient pour lui venir en aide, en contribuant chacun selon ses moyens. L'éranos, dit très exactement M. Foucart (Des associations religieuses chez les Grecs, Paris, 1873, p. 143), n'était ni un don, ni un secours, mais un prêt qu'il fallait rembourser. Seulement, ce prêt était fait sans échéance fixe, et probablement sans intérêt. Du reste, il pouvait être garanti par un cautionnement ou par une hypothèque, et le préteur avait une action spéciale pour réclamer son payement. Voy. aussi van Holst, De eranis veterum Graecorum, Leyde, 1832, et Caillemer, le Contrat de société à Athènes, 1872.

(04) Encore un prêt sur gages fait par la banque à Apollodore.

(05) Nous voyons ici quelles étaient les conditions d'un prêt fait sans garantie hypothécaire. Celui qui a prêté les 26 mines pour payer la rançon de Nicostrate a stipulé son remboursement dans les trente jours, et après ce terme le doublement de la dette, à titre de clause pénale. Ces dupli stipulationes n'étaient pas moins fréquentes en droit attique qu'en droit romain. Voy. par ex. un acte de location publié par la Revue archéologique, 1866, n° 11 : ἐάν δέ μὴ ἀποδιδῷ τήν μίσθωσιν κατὰ τὰ γεγραμμένα ἢ μὴ ἐπισκευάζῃ, ὀφείλειν αὐτὸν τὸ διπλάσιον. C'est ce qu'on appelait τὰ ἐπιτίμια τά ἐκ τῆς συγγραφῆς. Voy. les plaidoyers contre Phormion, § 26, et contre Dionysodore, § 20. A Rome la stipulatio duplæ était surtout employée dans les ventes, comme garantie de l'éviction. Voy. au Digeste le titre De evictionibus et duplæ stipulatione (XXI, 2).

(06)  Un créancier hypothécaire avait le droit de s'opposer à ce que le bien fût affecté à une seconde hypothèque. C'est qu'à vrai dire, l'hypothèque en droit attique est toujours restée une sorte d'antichrèse ou de réméré.

(07) Voilà deux nouvelles garanties d'un prêt sans hypothèque : perte des à-compte en cas de non-payement, contrainte par corps. Celle-ci était admise en matière commerciale, c'est-à-dire au profit des créanciers commerçants. Voy. le plaidoyer contre Apatourios, § ler.

(08) Ce n'est pas là une disposition spéciale, c'est l'application d'une règle générale qui accorde un droit de gage et de rétention à quiconque a fait des frais pour la conservation d'une chose. Nous en trouvons un autre exemple dans le plaidoyer contre Timothée, pour le fret des bois apportés de Macédoine par Philondas.

(09) Pambotades, dème de la tribu Érechthéide.

(10) C'est le taux de 18 pour 100 par an. Nous avons déjà expliqué, au sujet du plaidoyer contre Callippe, ce que c'était que la présentation d'un débiteur ou d'un créancier. Celui qui présentait était une sorte de mandator pecuniae credendae, et il y avait une action contre lui.

(11) C'est-à-dire avec Phormion et Pasiclès, avec lesquels Apollodore était déjà en difficultés, quoique l'instance ne fût pas encore engagée.

(12) L'assignation se donnait verbalement, à la personne, en présence de deux recors (κλητῆρες). Elle se prouvait en justice par le témoignage de ces deux recors. Le défendeur non comparant, quoique régulièrement assigné, était condamné par défaut et ne pouvait former opposition qu'en justifiant d'une excuse légitime. Mais il pouvait attaquer le témoignage des recors et intenter contre tous deux ou contre l'un d'eux l'accusation de faux record, γραφὴ ψευδοκλητείας. C'est pour rendre ce recours possible que la loi exigeait la désignation des recors par celui qui avait obtenu le jugement, avant toute exécution.

(13) L'action εἰς ἐμφανῶν κατάστασιν, actio ad exhibendum, était à Athènes comme à Rome le préliminaire de poursuites ultérieures. (Voy. Meier et Schoemann, p. 374.) Cette procédure avait une grande importance à Athènes, où on cherchait à dissimuler sa fortune, pour échapper aux charges publiques, qui pesaient surtout sur les riches. Nous avons déjà parlé de la distinction des biens en apparents et non apparents (οὐσία φανερά, ἀφανής). Dans l'espèce, Apollodore avait une partie de sa fortune engagée dans la banque de Pasion, et indivise avec son frère Pasiclès. Nicostrate avait intérêt à le mettre en demeure de s'expliquer sur sa situation. Le refus non justifié d'obéir à une semblable mise en demeure était puni d'une amende égale au montant de la somme ou à la valeur de l'objet dont l'exhibition était réclamée.

(14) Lycidas le meunier est l'arbitre public, διαιτητής, qui a fait l'instruction de l'affaire, et qui avait pouvoir de prononcer l'amende.

(15) Les débiteurs de l'État étaient soumis à la contrainte par corps.

(16) Cette action en payement d'une somme due à l'État est différente de l'action en exhibition, quoique l'une et l'autre se rattachent à une même affaire. Nicostrate et Aréthousios se sont partagé les rôles.

(17) L'exécution des jugements était abandonnée aux parties, sans intervention d'officiers publics. On se contentait de prendre des témoins. Le créancier porteur d'un jugement forçait la maison de son débiteur, saisissait les meubles, les enlevait et se payait par ses mains.

(18) La γραφὴ ψευδοκλητείας était une action publique avec peine arbitraire. Elle ne pouvait être intentée que contre les recors. Quant à la partie elle-même, la poursuite intentée Contre elle était probablement la γραφὴ συκοφαντίας. Voy. Meier et Schoemann, p. 330.

(19) La γραφὴ ὕβρεως était aussi une action publique avec peine arbitraire qui pouvait aller jusqu'à la mort. Lorsque la victime était esclave, il n'y avait pas lieu à la γραφὴ ὕβρεως, mais le maître pouvait avoir une action civile en dommages-intérêts, δίκη βλάβης. Voy. Meier et Schoemann, p. 319.

(20) L'action est intentée contre Aréthousios, comme ayant servi de recor à Nicostrate, lors de l'action intentée par ce dernier, et non à raison de la seconde action suivie par Aréthousios en son nom propre. Au surplus, toua les délits commis par Aréthousios ont été réunis en une seule poursuite.

(21) C'est-à-dire un jour où les affaires inscrites au rôle étaient nombreuses et où, par suite, le temps était plus limité qu'à l'ordinaire. Voy. Harpocration, au mot διαμεμετρημένη ἡμέρα.

(22) Le maître louait le travail de ses esclaves et en recevait le prix. Si l'esclave était maltraité par un tiers, l'action en indemnité appartenait au maître. Elle se donnait contre lui si l'esclave causait quelque dommage.

(23) Le Pirée formait un dème de la tribu Hippotboontide.

(24) La dation en payement avait-elle eu lieu à charge de réméré? On serait tenté de le croire, à cause du mot ἐναπετίμησεν. Au surplus, peu importe. L'esclave Manès n'en était pas moins la propriété d'Aréthousios.

(25) On voit que les esclaves grecs se faisaient entrepreneurs de certains travaux de culture, moyennant un prix à forfait, qui sans doute leur était en partie abandonné par leur malte, mais que ce dernier seul pouvait réclamer en justice.

(26) C'est le Conseil des Cinq cents, ἡ βουλή.

(27) Les Onze, οἱ ἔνδεκα, sont les fonctionnaires chargés des exécutions criminelles. La torture des esclaves rentrait dans leurs attributions.

(28)  C'est-à-dire les deux frères d'Aréthousios, Nicostrate et Dinon.

(29)  Le mot de συνεκτίνειν me paraît impliquer l'idée de solidarité. Les deux frères se portaient correi debendi.

(30) La mère de celui dont les biens sont confisqués a le droit de réclamer sa dot, ou du moins les aliments qui lui sont dus sur sa dot, par son fils.