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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

PLAIDOYERS CIVILS

 

XXX

 

APOLLODORE CONTRE POLYCLÈS

 

 

 

 XXIX.  Apollodore contre Timothée TOME II XXXI.  Apollodore contre Stéphanos I

 

 

 

 

texte grec

 

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XXX

APOLLODORE CONTRE POLYCLÈS

 

ARGUMENT

Les triérarques Athéniens faisaient le service à tour de rôle pendant un an. Ils recevaient de l'État le navire, les agrès et la solde de l'équipage. Ils fournissaient tout le reste. La loi disait comment les comptes seraient réglés entre le triérarque entrant et le triérarque sortant, au moment de la reprise du service.Polyclès, qui devait remplacer Apollodore, n'a repris le service que cinq

 mois après le terme. Apollodore lui réclama le payement des dépenses qu'il a faites pendant ces cinq mois (ἐπιτριηράρχημα). L'action intentée est probablement l'action ordinaire de dommage (βλάβης δίκη). Le plaidoyer n'est au surplus qu'un long récit des faits.

Polyclès répond que s'il a refusé de reprendre le service, c'est à cause de l'absence de celui qui était triérarque avec lui. On nommait en effet deux triérarques pour un navire. Ils s'arrangeaient entre eux pour le service, mais la reprise ne pouvait être faite et les comptes réglés que par tous deux conjointement.

Nous ne connaissons pas les termes de la loi, et dès lors nous ne pouvons juger. Il semble cependant que si Apollodore a dû continuer provisoirement le service jusqu'à l'arrivée de ses deux remplaçants, ce n'a pu être qu'aux frais et pour le compte de ces derniers, dont il s'est trouvé être le negotiorum gestor.

Parti en 362, Apollodore est revenu â Athènes en 360. Il n'a pu intenter son action contre Polyclès qu'au retour de ce dernier, par conséquent en 359.

Ce discours est très intéressant, car il nous apprend à peu près tout ce que nous savons sur les triérarchies. On peut voir sur ce sujet Boeckh, t. I, p. 715.

PLAIDOYER

[1] Les affaires comme celle-ci, juges, méritent une attention toute particulière, et je dis cela pour ceux qui sont appelés à en connaître, non moins que pour tous autres (01). En effet, entre Polyclès et moi, le débat n'est pas purement privé. II est d'ordre public et intéresse l'État. Or, lorsque sous une réclamation privée vous apercevez un grief public, comment pourriez-vous ne pas écouter et ne pas rendre droite justice? Si je me présentais devant vous pour un différend avec Polyclès au sujet de toute autre espèce d'obligation, le débat serait uniquement entre Polyclès et moi ; mais aujourd'hui il s'agit du remplacement dans le service des navires, de frais de triérarchie prolongés au delà du terme, pendant cinq mois et six jours. Il s'agit enfin des lois et de savoir si elles sont obligatoires ou non. [2] C'est pourquoi il me paraît nécessaire de vous raconter tout ce qui s'est passé, depuis le commencement. Et au nom des dieux, juges, je vous en prie, ne croyez pas que je perde le temps en vaines paroles si je raconte un peu longuement tout ce que j'ai dépensé et tout ce que j'ai fait, comment chaque service a été rendu à temps, combien l'État en a profité. Que si quelqu'un a de quoi me convaincre de mensonge, qu'il se lève et qu'il prouve, en prenant sur le temps qui m'est accordé, que sur tel ou tel point je ne dis pas la vérité. Mais si tout est vrai, et si je ne rencontre pas d'autre contradicteur que Polyclès, je vous demande à tous une chose juste. [3] Parmi vous et dans cette enceinte il y a des hommes qui ont servi dans l'armée. A ceux-là je dis : Rappelez-vous ce que vous avez vu et dites à ceux qui sont assis près de vous quel a été mon zèle pour votre service, quels furent alors les embarras et les besoins de l'État, pour que le tribunal tout entier sache comment je m'acquitte des ordres que vous me donnez. A ceux qui sont restés ici, je dis : Écoutez-moi en silence. Je vais vous faire le récit de tout ce qui s'est passé, et sur chacun des faits dont j'ai à parler, je produirai les lois, les décrets, soit du Conseil, soit du peuple, et les déclarations des témoins.

[4] Le septième jour de la troisième décade du mois de Métagéitnion, sous l'archontat de Melon (02), une assemblée eut lieu, de nombreuses et importantes nouvelles vous furent apportées, et vous rendîtes un décret enjoignant aux triérarques de mettre à flot leurs navires. J'étais du nombre de ces triérarques. Je n'ai pas besoin de passer en revue les événements politiques qui s'accomplissaient alors; je ferai seulement appel à vos souvenirs. Ténos avait été prise par Alexandre et réduite en esclavage, [5] Miltokythès s'était révolté contre Cotys, envoyait des ambassadeurs pour solliciter votre alliance, vous appelait à son secours et offrait de rendre la Chersonèse. Les Proconnésiens vos alliés, vous suppliaient, dans l'assemblée, de leur venir en aide, disant que ceux de Cyzique les attaquaient par terre et par mer, et de ne pas les laisser périr (03). [6] Voilà ce que vous apprîtes alors, dans l'assemblée, soit par les envoyés eux-mêmes, soit par les orateurs qui parlèrent pour eux. En même temps, les marchands et les capitaines de navires s'apprêtaient â revenir du Pont, et les gens de Byzance, de Chalcédoine et de Cyzique mettaient l'embargo sur les navires, ayant eux-mêmes besoin de blé chez eux. Voyant que le prix du blé montait, au Pirée, et qu'on en trouvait difficilement à acheter, vous enjoignîtes par un décret aux triérarques de mettre à flot leurs navires, et de les amener au pied du môle (04), aux membres du Conseil et aux démarques de dresser des listes des hommes de leurs dèmes, de fournir des gens de mer, de faire appareiller en toute hâte, et de porter secours partout ou besoin serait. Le décret passa, sur la proposition d'Aristophon (05), dans les termes suivants :

DÉCRET.

[7] Vous avez entendu le décret, juges. Ne voyant pas arriver les matelots enrôlés par les dèmes, à l'exception d'un petit nombre d'hommes et encore impropres au service, je congédiai ces derniers, j'hypothéquai mes biens, j'empruntai de l'argent et je me trouvai le premier avec un équipage au complet, ayant engagé les meilleurs matelots qui se purent trouver, et donnant à chacun d'eux des primes et des avances. De plus, je me servis de mes propres agrès pour le gréement de tout le navire, sans recevoir aucun objet appartenant à l'État, et je décorai si bien mon navire que pas un des triérarques n'en a pu montrer un plus beau ni mieux tenu. De plus, je pris à mon service les rameurs les plus vigoureux que je pus trouver. [8] Et je ne me contentai pas, juges, de faire ces dépenses considérables de triérarchie, je vous ai fait une avance qui n'est pas des moins fortes sur les contributions en argent que vous avez décrétées pour l'expédition. Votre résolution portait en effet que le conseil de chaque dème indiquerait sur une liste toutes les personnes, soit domiciliées, soit simplement propriétaires dans le dème, qui consentiraient à faire l'avance des fonds (06). Eh bien, comme ma fortune est apparente, mon nom a été indiqué dans trois dèmes. [9] Je n'ai tiré de tout cela aucun prétexte, je n'ai pas dit, que j'étais triérarque, que je ne pourrais pas m'acquitter en même temps de deux services publics, qu'il y a même en pareil cas dispense légale, et je versai le premier le montant de mes avances. Je n'en ai pas fait le recouvrement, parce que je dus m'absenter alors comme triérarque, et plus tard, à mon retour, je trouvai toutes les bonnes valeurs déjà prises par d'autres, il ne restait que les mauvaises. [10] Pour vous prouver que je dis vrai, on va vous lire les témoignages de ceux qui percevaient alors les fonds de la solde, et ceux des apostoles (07), et les salaires que je donnais par mois aux rameurs et aux équipages, sans recevoir des stratèges autre chose que des vivres, à l'exception de deux mois de salaires dans l'espace d'un an et de cinq mois. On vous lira aussi les noms des gens de mer engagés et combien chacun d'eux a reçu d'argent. Vous saurez par là quel a été mon zèle et pourquoi mon adversaire n'a pas voulu prendre le navire à mon lieu et place lorsque j'eus achevé mon temps de triérarchie.

TÉMOIGNAGE.

[11] Vous voyez, juges, que je ne cherche pas à vous tromper dans tout ce que je vous ai dit, et vous avez entendu à ce sujet la lecture des témoignages. Quant aux faits dont je vais vous parler maintenant, vous reconnaîtrez tous avec moi qu'ils sont vrais. En effet, tout le monde convient qu'il y a deux choses qui perdent les équipages de navires, la première quand le salaire n'est pas payé, la seconde quand le navire retourne au Pirée pendant le temps de service. D'une part, il se fait alors une désertion considérable, et d'autre part les matelots qui ne s'éloignent pas de leur poste ne veulent plus rentrer à bord, à moins qu'on ne leur fournisse une seconde fois de l'argent pour régler leurs affaires domestiques. J'ai eu l'une et l'autre chance, juges, aussi ma triérarchie a-t-elle été extrêmement coûteuse. [12] Sans avoir reçu du stratège aucun salaire pendant huit mois, je fis un voyage de retour pour conduire des députés, parce que mon navire était le meilleur marcheur. Je repartis ensuite d'ici, ayant reçu du peuple l'ordre de conduire dans l'Hellespont le stratège Ménon à la place d'Autoclès. (08) destitué de son commandement. Pour remplacer les matelots qui avaient déserté, j'en engageai d'autres en leur donnant des primes et des avances considérables. A ceux des anciens matelots qui m'étaient restés je donnai quelque chose, en outre de ce qu'ils avaient déjà reçu, pour leurs besoins domestiques, n'ignorant pas la disette qui existait alors, [13] combien elle était dure pour chacun, mais embarrassé moi-même, par Jupiter et par Apollon ! à un point qu'on ne saurait croire sans avoir suivi au vrai le détail de mes affaires. Je donnai hypothèque sur mes terres à Thrasyloque et Archénéos, j'empruntai d'eux trente mines, et, après les avoir distribuées à mes matelots, je pris la mer et je partis, pour ne laisser en souffrance, autant qu'il dépendrait de moi, aucun des ordres que j'avais reçus du peuple. Quand le peuple apprit cela, il exprima sa satisfaction, et m'invita à un repas au Prytanée. Pour prouver ce que j'avance on va vous lire le témoignage et le décret du peuple.

TÉMOIGNAGE, DÉCRET.

[14] Nous arrivâmes donc dans l'Hellespont, et le temps de ma triérarchie expira. Cependant le salaire des soldats ne leur avait pas été payé, si ce n'est pour deux mois; un nouveau stratège, Timomaque, était arrivé et il n'amenait personne pour reprendre le service des triérarchies. Un grand nombre de mes hommes n'eut pas confiance en moi et partit en désertant le navire, les uns pour s'engager comme soldats sur le continent, les autres pour servir sur les navires de Thasos et de Maronée (09), séduits par la promesse d'une forte paye et par de grosses avances en argent. [15] Ils voyaient mes ressources personnelles déjà épuisées, négligence de la part de l'État, impuissance du côté des alliés, rien chez les stratèges qui pût inspirer de la confiance, à eux surtout si souvent trompés par de belles paroles, le temps de ma triérarchie expiré, la mer déjà fermée et le rapatriement impossible, enfin aucun successeur arrivé pour prendre à son tour la charge du navire et à qui l'on pût s'adresser pour avoir de quoi subsister. Plus j'avais réussi, dans mon ardeur de bien faire, à garnir mon navire de rameurs excellents, plus la désertion se produisit à mon détriment, au delà de ce que souffrirent les autres triérarques. [16] Les autres avaient au moins cet avantage que les équipages provenant de la levée restaient à leur poste, de peur de se trouver compromis au retour, jusqu'à ce qu'ils fussent congédiés par le stratège ; tandis que mes marins, pleins de confiance en eux-mêmes à cause de leur talent de rameurs, s'en allèrent là ou ils devaient recevoir encore beaucoup d'argent, oubliant, pour leur bien-être dans le présent, la crainte de ce qui les attendait un jour s'ils venaient à être repris par moi (10). [17] Voilà donc les affaires que j'ai eues sur les bras. A ce moment, le stratège Timomaque me donna ordre de naviguer vers le Temple (11), pour escorter le convoi de blé, mais sans me fournir de salaire. On annonçait d'ailleurs que les gens de Byzance et de Chalcédoine mettaient encore une fois l'embargo sur les navires et forçaient de décharger les blés. J'empruntai alors de l'argent d'Archédème d'Anaphlyste, quinze mines portant intérêt. Je pris du capitaine Nicippe, qui se trouvait alors à Sestos, huit cents drachmes à titre de prêt maritime, au denier huit, m'engageant à rendre capital et intérêts dans le cas où le navire parviendrait sain et sauf à Athènes, [18] puis j'envoyai Euctémon, commandant de cinquante hommes, à Lampsaque, en lui donnant de l'argent et des lettres pour les hôtes de mon père, avec ordre d'engager pour moi les meilleurs marins qu'il pourrait trouver. Moi-même, resté à Sestos, je donnai tout ce que j'avais à ceux de mes anciens marins qui étaient restés à leur poste après le temps de ma triérarchie expiré, et je pris à mon service d'autres marins au plus haut prix (12). Tandis que le stratège préparait l'expédition au Temple, [19] Euctémon revint de Lampsaque, amenant les marins qu'il avait engagés, et le stratège nous donna l'ordre de prendre la mer; mais à ce moment Euctémon tomba malade tout à coup, et se trouva fort mal pris. Je lui payai donc son salaire, j'y ajoutai une indemnité de voyage, et je le renvoyai chez lui. Quant à moi, je pris un autre commandant de cinquante homme; je partis pour la station de protection des convois de blé, et j'y restai quarante-cinq jours, tant que dura le passage des barques qui sortent du Pont-Euxin après le lever de l'arcture (13). [20] Arrivé à Sestos, je pensais bien pouvoir retourner chez moi. Mon temps était expiré, mon service de triérarque s'était déjà prolongé de deux mois au delà du terme, et il ne m'arrivait pas de successeur pour reprendre le navire. Mais le stratège Timomaque, que les envoyés de Maronée étaient venus trouver pour le prier d'envoyer chez eux les barques du convoi de blé, nous ordonna, à moi et à tous les autres triérarques, de remorquer ces barques et de les conduire ainsi à Maronée, traversée longue et pénible. [21] Je vous ai raconté tout cela depuis le commencement pour que vous sachiez combien, après avoir tant dépensé de ma bourse, après avoir supporté les charges d'une liturgie devenue si lourde, j'ai dû encore faire de dépenses, au lieu et place de Polyclès, en prolongeant ma triérarchie au delà du terme, Polyclès n'étant pas arrivé pour reprendre le navire ; quels périls enfin j'ai affrontés de ma personne, bravant tantôt les tempêtes, tantôt l'ennemi. [22] Après la conduite des barques à Maronée et l'arrivée à Thasos, Timomaque partit de nouveau avec les Thasiens pour conduire à Strymé un convoi de blé et de peltastes (14). Il voulait occuper lui-même cette position; mais les gens de Maronée rangèrent leurs navires en bataille pour la défendre. On était sur le point d'eu venir aux mains. Les soldats refusaient de combattre, fatigués d'une longue traversée et embarrassés par les barques qu'ils remorquaient de Thasos à Strymé. C'était en hiver, la contrée n'offrait aucun port. On ne pouvait descendre ni prendre ses repas à terre dans ce pays ennemi; les remparts de la ville étaient investis et bloqués de tous côtés par des étrangers mercenaires et par les barbares du voisinage. [23] Il fallait rester là toute la nuit, à chasser sur les ancres, sans abri, sans pain et sans sommeil, faisant bonne garde, de peur que pendant la nuit les galères des Maronéens ne vinssent nous surprendre. Ce n'est pas tout encore. Nous avions chaque nuit, dans cette saison de l'année, de la pluie, du tonnerre, un vent violent (car tout cela se passait au moment du coucher des Pléiades) (15). Vous pouvez penser, juges, dans quel découragement tombèrent les soldats, et combien la désertion se renouvela à mon détriment. Les anciens marins souffraient beaucoup et avaient peu de réconfort, ce que je trouvais à emprunter pour venir en aide â chacun d'eux en outre de ce qu'ils avaient déjà reçu de moi, car pour le stratège, il ne leur donnait même pas en quantité suffisante leurs vivres journaliers. Il y avait déjà trois mois que ma triérarchie se prolongeait au delà du terme, personne n'était encore venu prendre le navire à ma place, et en attendant j'empruntais de l'argent pour payer des matelots à la place de ceux qui avaient déserté.

[24] Je dis maintenant que, de tous ceux qui devaient alors prendre le service à leur tour, Polyclès est le seul qui ne puisse alléguer aucun prétexte pour ne s'être pas rendu depuis longtemps à son poste. En effet, Euctémon, le commandant de cinquante hommes, étant tombé malade, avait été renvoyé de l'Hellespont chez lui. Arrivé ici, il apprit que cet homme était désigné pour me remplacer ; il savait d'ailleurs que le temps de ma triérarchie était expiré, et que je faisais déjà le service au delà du terme. Alors, il prit avec lui mon beau-père Dinias, aborda Polyclès au bazar, et le requit d'aller le plus promptement possible rejoindre son navire, donnant pour raison les dépenses énormes qu'il fallait faire chaque jour, en outre des vivres alloués au navire par le stratège. [25] Il lui fit le compte, article par article, des salaires payés par chaque mois aux rameurs et à l'équipage, aux matelots engagés par lui à Lampsaque et à ceux qui étaient venus depuis à la place des déserteurs. Il dit quel supplément j'avais fourni à chacun des anciens matelots, sur leur demande, depuis l'expiration du temps de ma triérarchie ; en un mot, tout ce qui chaque jour était dépensé pour le navire. Il n'était pas embarrassé pour le faire, car c'est lui qui, en qualité de cinquantenier, était chargé des achats et des payements (16). [26] Au sujet des agrès, il lui signifia que je me servais des miens, et nullement de ceux qui appartenaient à l'État. « Vois donc, ajouta-t-il, à t'entendre avec lui, ou bien emporte tes agrès avec toi quand tu partiras. Mais je crois, dit-il encore, qu'Apollodore ne te fera aucune difficulté, car il doit de l'argent là-bas et il voudra se libérer avec le prix de ses agrès. » Ainsi parlèrent Euctémon et mon beau-père Dinias. Polyclès écouta et ne répondit rien à ce dont ils venaient l'entretenir. Seulement il se mit à rire, à ce qu'on m'a raconté, en disant : « Il sait maintenant ce qu'il en coûte. Aussi, pourquoi a-t-il voulu devenir Athénien (17)? »

Après cette démarche inutile d'Euctémon et Dinias, une seconde fut faite par Pythodore d'Acharnes et Apollodore de Leuconoé (18), mes parents et amis. Ils abordèrent Polyclès et le requirent d'aller rejoindre le navire puisqu'il était désigné pour me remplacer, et au sujet des agrès ils lui signifièrent que je me servais des miens, nullement de ceux de l'État. [28] « Si tu veux employer les mêmes, dirent-ils, laisse l'argent ici, et ne l'emporte pas si loin, à si grand risque. » Ils voulaient ainsi libérer mon fonds en payant trente mines à Archénéos et Thrasyloque. Ils voulaient même s'engager envers Polyclès par écrit, relativement à l'usure des agrès, et se porter personnellement cautions pour moi, afin de lui garantir tous les droits qui appartiennent en général aux triérarques contre leurs successeurs (19). Pour preuve de tout ce que j'avance, on va vous lire les témoignages.

TÉMOIGNAGES.

[29] Je crois maintenant pouvoir vous montrer par beaucoup d'indices que si Polyclès ne songeait pas de lui-même à reprendre de moi le navire, il ne s'est pas montré mieux disposé à le recevoir lorsqu'il nous eut rejoint, contraint par vous et votre décret de se rendre à son poste. Lorsqu'il fut arrivé à Thasos, il y avait déjà quatre mois que je servais comme triérarque au delà du terme; je pris avec moi comme témoins le plus de citoyens que je pus rencontrer, gens d'équipage et rameurs, j'abordai Polyclès à Thasos, sur la place publique, et je le requis, comme étant mon successeur, de reprendre de moi le navire, et de me faire raison des dépenses pour le temps pendant lequel mon service s'était prolongé au delà du terme. [30] Je voulais lui rendre compte, article par article, pendant que j'avais auprès de moi les témoins de mes dépenses, marins, gens d'équipage et rameurs, afin de pouvoir réfuter sur-le-champ ses objections, s'il venait à en faire. J'avais tout couché par écrit et si exactement, que j'avais marqué non seulement le chiffre de chaque dépense, mais encore le lieu, ainsi que la nature du service fait ; quel était le prix, d'où provenait la monnaie, enfin quelle était la perte au change de l'argent, afin de pouvoir fournir à mon successeur une preuve en règle, s'il croyait trouver quelque fausseté dans mon compte. [31] Je voulus même affirmer avec serment le compte de mes dépenses. Mais, à ma sommation, il répondit que tout ce dont je lui parlais ne le regardait pas. A ce moment, un messager arriva de la part du stratège et m'intima l'ordre de prendre la mer, à moi et non à Polyclès, mon successeur, à qui incombait déjà la charge du service. Pourquoi cela? c'est ce que je vous apprendrai dans la suite de cette plaidoirie. Pour le moment, je crus devoir prendre la mer et me rendre au lieu indiqué. [32] Lorsque je fus de retour à Thasos, après avoir remorqué les bâtiments de charge à Strymé, où le stratège m'avait enjoint de les conduire, je donnai ordre aux marins de rester à bord, ainsi qu'aux soldats de marine et aux rameurs, je descendis seul à terre et je me rendis à la maison où demeurait le stratège Timomaque, voulant en sa présence remettre à Polyclès, que voici, le navire et tout l'équipage. [33] Je trouvai là Polyclès, qui était venu de son côté, les triérarques et leurs successeurs, et quelques autres d'entre les citoyens ; je l'abordai aussitôt en présence du stratège et, lui adressant la parole, je le requis de reprendre de moi le navire et de me faire raison des dépenses pour le temps pendant lequel j'avais servi au delà du terme. Je lui demandai aussi, relativement aux agrès, s'il reprendrait les miens, ou si en rejoignant le navire, il avait apporté ses propres agrès. [34] Sur ma sommation ainsi faite, il me demanda pourquoi, seul entre tous les triérarques, j'avais des agrès à moi. La république ignorait-elle qu'il y eût des personnes en état de fournir des agrès pour les vaisseaux, et que par là elle pouvait se dispenser d'en fournir elle-même? « Ou bien, dit-il, ta fortune est-elle donc si fort au-dessus de toutes les autres, que seul entre tous les triérarques tu puisses avoir des agrès à toi et des ornements dorés en ronde-bosse ? [35] Et qui donc, ajouta-t-il, pourrait supporter les conséquences de ta folie et de ta prodigalité, un équipage gâté, accoutumé à recevoir beaucoup d'argent par avance, à être dispensé de toutes les corvées ordinaires du bord, et à prendre des bains dans les étuves; des soldats et des matelots chèrement payés, au plus haut prix, et habitués à ne manquer de rien? Oui, dit-il, tu es devenu d'un mauvais exemple dans la flotte, et c'est en partie ta faute si les soldats se montrent plus exigeants à l'égard des autres triérarques, voulant être traités comme ceux qui sont à ton bord. « Tu ne devais pas faire les choses autrement que les autres triérarques. » [36] Voilà ce qu'il me dit, et voici quelle fut ma réponse. « Si je n'ai pas pris d'agrès à l'arsenal, c'est que tu les avais mis hors de service (20). Au surplus, prends les miens si tu veux, sinon procure-toi d'autres agrès. Quant aux marins, aux soldats et aux rameurs, si tu prétends que je les ai gâtés, prends d'abord la galère, et, après cela, procure-toi des marins, des soldats, des rameurs, qui s'embarquent avec toi sans avoir rien reçu. Mais, reprends le navire, car je ne dois pas rester triérarque plus longtemps. Le temps de ma triérarchie est expiré, et j'ai déjà servi quatre mois au delà du terme. » [37] A ces paroles il répondit : « Celui qui est triérarque avec moi n'a pas encore rejoint le navire. Je ne veux pas reprendre la trirème à moi seul (21). » Pour prouver ce que j'avance, à savoir que sur la place publique il me répondit une première fois : « Cela ne me regarde pas, » et que, dans la maison ou demeurait Timomaque, il me dit : «Je ne reprendrai pas la galère à moi seul, » on va vous lire les témoignages.

TÉMOIGNAGES.

[38] Quelques temps après, juges, Polyclès refusant toujours de reprendre de moi le navire, et de me faire raison des dépenses pour le temps pendant lequel j'avais servi au delà du terme, le stratége m'ordonna de prendre la mer. J'abordai Polyclès à Thasos, sur le port, en présence du stratège, tout l'équipage étant à bord, et je lui tins un langage peu fondé en droit, sans doute, mais les torts venaient de lui et j'étais forcé par les circonstances de lui parler comme je l'ai fait. « Tu dis, [39] Polyclès, que ton cotriérarque n'est pas arrivé; eh bien, c'est sur lui que je poursuivrai, si je puis, le recouvrement de mes dépenses pour le temps pendant lequel j'ai servi au delà du terme, c'est-à-dire pour quatre mois. Quant à toi, commence par prendre le navire et par faire le service pendant le temps ou il est à ta charge, c'est-à-dire pendant six mois. Après cela, si ton cotriérarque arrive pendant ce temps, tu lui remettras le navire et tu auras fini ton service; s'il n'arrive pas, tu ne seras pas bien à plaindre pour avoir servi pendant deux mois au delà du terme (22). [40] Eh quoi ! j'ai pour vous prolongé mon service au delà du terme assigné, soit à moi, soit à mon cotriérarque ; et toi, qui n'as fait aucune dépense, tu ne voudrais pas t'exposer, en reprenant le navire, à servir au delà du terme qui t'est assigné, ni me faire raison de ce que j'ai dépensé? » Tel fut mon langage, et lui me répondit que je ne savais ce que je disais. Cependant le stratège m'ordonnait de monter à bord et de prendre la mer avec lui. Pour prouver que telle fut sa réponse, lis-moi le témoignage.

TÉMOIGNAGE.

[41] Je veux ici vous citer un fait, pour vous montrer jusqu'à l'évidence quels torts on a eus envers moi. A la même époque, Hagnias et Praxiclès avaient pour successeurs désignés Mnésiloque de Périthoedes et Phrasiéridès d'Anaphlyste (23). Phrasiéridès n'ayant pas rejoint le navire, Mnésiloque arrivé à Thasos reprit la galère qui lui fut remise par Hagnias, [42] paya à Hagnias la dépense justifiée du temps pendant lequel il avait fait les frais pour eux, prit de lui les agrès à titre de louage, et le remplaça dans les fonctions de triérarque. Depuis lors, les mandataires de Phrasiéridès (24), ayant rejoint, payèrent à Mnésiloque leur part des frais, et contribuèrent désormais à toutes les dépenses nécessaires pour le navire. Lis-moi le témoignage.

TÉMOIGNAGE.

[43] Peut-être, juges, désirez-vous savoir pourquoi le stratège ne forçait pas Polyclès à reprendre le navire, quoiqu'il fut arrivé pour me remplacer, quand les lois à ce sujet sont si précises. Je veux vous faire bien connaître le motif de sa conduite. Avant tout, juges, Timomaque voulait avoir une galère bien équipée pour s'en servir en toute occasion. [44] Or, il savait que Polyclès, une fois qu'il aurait repris le navire, serait un mauvais triérarque, que toute la dépense faite serait en pure perte, et que, ni les soldats de marine, ni les rameurs ne serviraient plus, personne ne voulant demeurer avec lui. De plus, Polyclès venant à recevoir l'ordre de prendre la mer sans avoir touché d'argent n'était pas homme à obéir comme moi, et ferait sans doute des difficultés. Enfin, il avait prêté trente mines à Timomaque, à condition qu'il ne serait pas contraint à reprendre le navire. [45] Mais, ce qui a le plus irrité Timomaque contre moi, ce qui l'a porté à me rudoyer et à ne me donner raison sur aucun point, je veux vous l'expliquer clairement. Vous allez voir que ni le soin de mon repos, ni la puissance dont Timomaque était investi, ne m'ont fait oublier mon devoir envers le peuple d'Athènes et envers les lois. Loin de là, j'ai tout. enduré, et l'injustice qui m'était faite et les injures qui m'étaient dites, choses bien plus lourdes à supporter que toutes les dépenses du monde. [46] Pendant que l'escadre était en station à Thasos, arrive un canot venant de Méthone en Macédoine, et amenant à Thasos un messager porteur de lettres de Callistrate à Timomaque. Ce dernier, comme je l'ai su depuis, était prié d'envoyer celle des galères qui marchait le mieux, afin que Callistrate pût se rendre auprès de lui. En conséquence, le lendemain, au point du jour, je reçus, de la part du stratège, l'ordre d'appeler les matelots à bord. [47] Quand j'eus réuni tout mon monde, Callippe, fils de Philon, d'Exoné (25) monta et dit au timonier de gouverner sur la Macédoine. Nous arrivâmes à un endroit situé sur la terre ferme en face ou les Thasiens ont un comptoir, et nous descendîmes pour prendre notre repas. A ce moment, un des matelots, Calliclès, fils d'Épitréphès, de Thria (26), s'approche de moi et me dit qu'il voudrait me parler pour affaire qui m'intéresse. Je l'engage à le faire, et il me dit qu'il voudrait me témoigner, dans la mesure de ses forces, sa reconnaissance pour ce que je lui ai donné quand il manquait de tout. [48] « Eh bien, dit-il, sais-tu pourquoi tu as pris la mer, et où l'on te fait marcher? » - Je répondis que je ne savais pas. - « Je vais donc t'en instruire, me dit-il, car il faut que tu sois instruit pour prendre ensuite le bon parti. Tu vas conduire un banni que les Athéniens ont deux fois condamné à mort, Callistrate (27) ; tu vas le conduire de Méthone à Thasos auprès de son beau-frère Timomaque. C'est, ajoute-t-il, ce que je viens d'apprendre des esclaves de Callippe. Si tu fais bien, tu ne permettras à aucun banni de mettre le pied sur ton navire, car les lois ne le permettent pas. » - [49] A cet avis de Calliclès, je m'approche de Callippe; je lui demande à quel endroit il se rend, et qui il va chercher. N'ayant obtenu de lui que des paroles grossières et des menaces dont vous pouvez vous faire une idée (car vous connaissez par expérience le caractère de Callippe), je lui dis ceci : « On m'assure que tu te rends auprès de Callistrate. Eh bien, je ne conduirai aucun banni, et je ne me rendrai auprès d'aucun. Aux termes des lois, il n'est pas permis de recevoir un banni, et on ne peut désobéir sans s'exposer à être banni soi-même. Je vais donc retourner vers le stratège, à Thasos. » Callippe résista, et donna l'ordre de gouverner sur la Macédoine, d'après les instructions du stratège, mais le timonier Posidippe lui répondit que c'était moi qui étais triérarque du navire et responsable, et que lui Posidippe était à ma solde, que dès lors il se rendrait où je voulais, c'est-à-dire à Thasos, auprès du stratège. [51] Le lendemain, nous arrivâmes à Thasos. Aussitôt, Timomaque me fit demander à son quartier hors des murs. Craignant d'être mis aux fers sur la dénonciation calomnieuse de Callippe, je m'abstins d'obéir en personne, et je dis au messager que si Timomaque voulait me parler je serais sur la place publique. En attendant, je le faisais suivre par un esclave chargé de s'enquérir et de m'informer si Timomaque m'adressait quelque ordre. [52] Telles sont, juges, les causes pour lesquelles Timomaque ne forçait pas Polyclès à reprendre le navire. En outre, il voulait avoir le navire à sa disposition comme le meilleur marcheur. En effet, il était monté sur la galère de Thrasyloque d'Anagyronte (28), mais il décida Thrasyloque à prendre Callippe pour entrepreneur de son service. Il voulait donner à Callippe la libre disposition du navire, afin de pouvoir faire conduire Callistrate où il voudrait. Pour lui, il monta à bord de mon navire, et se rendit de côté et d'autre, jusqu'à son départ pour l'Hellespont.

[53] Lorsqu'il n'eut plus besoin de galères, il me fit prendre à mon bord le commandant Lycinos de Pallène (29), enjoignit à ce dernier de donner chaque jour la paye à l'équipage et m'ordonna de retourner à Athènes. En revenant, nous nous arrêtâmes à Ténédos. Lycinos ne fournissait pas aux matelots de quoi vivre, comme Timomaque l'avait chargé de le faire. Il n'avait pas de fonds, disait-il, et il en attendait de Mitylène; les hommes n'avaient pas de quoi se procurer du pain, et sans pain ils ne pouvaient plus ramer. [54] Je pris encore une fois pour témoins quelques citoyens, j'allai trouver Polyclès à Ténédos. Je le requis de reprendre le navire, comme étant mon successeur, et de me rembourser les dépenses du temps pendant lequel j'avais fait les frais pour lui, en servant comme triérarque au delà du terme. Je ne voulais pas qu'il pût se défendre devant vous en venant dire que je n'avais pas voulu lui remettre le navire, et cela par ambition, afin de retourner à Athènes sur un navire bon marcheur, et de vous faire montre de mes dépenses. [55] II refusa de reprendre le navire, et cependant les matelots demandaient de l'argent pour acheter ce dont ils avaient besoin. Je m'approchai donc de lui encore une fois, ayant des témoins, et je lui demandai si, oui ou non, il était parti d'Athènes ayant de l'argent pour me remplacer sur le navire. Il me répondit qu'il était venu avec de l'argent. Je le priai alors de m'en prêter, lui offrant une hypothèque sur les agrès du navire (30), pour me mettre en état de faire la distribution aux matelots et de ramener le navire, puisqu'il ne voulait pas le reprendre de moi, quoiqu'il fût mon successeur. [56] Mais il répondit à ma demande qu'il ne me prêterait pas le quart d'une obole. J'empruntai donc à Cléanax et Épératos, Ténédiens, hôtes de mon père, et je donnai aux matelots l'argent pour les vivres. Fils de Pasion, qui était lié d'hospitalité avec un grand nombre de personnes et dont le crédit était grand dans toute la Grèce, je n'étais pas embarrassé pour trouver des prêteurs. Pour prouver que je vous dis la vérité, je vais vous produire les témoignages.

TÉMOIGNAGES.

[57] Vous avez entendu la lecture des témoignages que j'ai pu produire. Ils émanent de personnes qui étaient présentes lorsque j'ai offert à Polyclès à plusieurs reprises de lui remettre le navire, et que Polyclès a refusé de le reprendre. Je vous ai en outre montré, par des présomptions précises, pourquoi Polyclès n'a pas voulu reprendre le navire. Je veux maintenant vous faire lire la loi sur les reprises de service ; vous verrez quelles sont les peines portées contre celui qui ne reprend pas le navire dans le délai prescrit, et comment Polyclès s'est joué non pas de moi seulement, mais de vous même et des lois. [58] C'est par sa faute que le service a manqué, au détriment de l'État et des alliés. D'abord, il n'a pas rejoint le navire, aux termes de la loi, et, en second lieu, étant arrivé il n'a pas voulu le reprendre. Moi, au contraire, j'ai fait le service envers vous pour le temps qui était à ma charge et pour celui qui était à la charge de mon cotriérarque; et, après l'expiration du temps de ma triérarchie, ayant reçu du stratège l'ordre de me rendre au Temple, j'ai fait partir les convois de blé destinés au peuple, [59] pour que vos marchés fussent abondamment pourvus, et que rien ne vous manquât par ma faute. Tous les services que le stratège m'a demandés, à moi et à ma galère, je les ai faits, et je ne me suis pas borné à dépenser mon argent, j'ai encore exposé ma vie en montant de ma personne à bord. Et cependant mes affaires domestiques étaient dans un tel état que le récit en fait pitié. [60] Ma mère était malade, en danger de mort, et moi j'étais absent au loin, et avec ma fortune je ne pouvais la soulager qu'à grand-peine. Après mon retour elle vécut encore. Elle me vit, m'adressa quelques mots et rendit le dernier soupir sans avoir pu me donner ce qu'elle voulait, car elle n'avait plus la libre disposition de ses biens (31). Avant de mourir, elle m'avait plusieurs fois envoyé chercher, me priant de revenir, mordu moins, s'il n'était pas possible de ramener ma galère. [61] Ma femme, ce que j'ai de plus cher au monde, souffrait depuis longtemps en mon absence d'un mal qui avait ruiné sa santé. Joignez à cela des enfants en bas âge, une fortune grevée d'hypothèques. Non seulement la terre ne rapportait aucun fruit, mais cette année l'eau manqua dans les puits comme vous savez tous, à ce point qu'il ne vint même pas un légume dans le jardin. Cependant les prêteurs menaçaient de saisir pour leurs intérêts échus à la fin de l'année, s'ils n'étaient payés aux termes de leurs contrats.

[62] Et moi, apprenant tout cela, soit de la bouche de ceux qui arrivaient, soit par les lettres de mes parents, quelle n'était pas mon émotion ! Que de larmes n'ai-je pas versées, tantôt mesurant l'étendue de ma ruine, tantôt possédé du désir de revoir mes enfants, ma femme, ma mère, que je n'avais pas grand espoir de trouver vivante ! Tout cela n'est-ce pas ce qu'il y a de plus cher à l'homme? Voudrait-on pour rien au inonde vivre privé de ces biens?

[63] Au milieu de tous ces malheurs qui sont venus fondre sur moi, je n'ai pas préféré mes intérêts aux vôtres. J'ai cru qu'il était de mon devoir de ne me laisser décourager ni par l'excès de la dépense, ni par mes affaires domestiques allant à l'abandon, ni par la maladie de ma femme et de ma mère. Je n'ai pas voulu qu'on put m'accuser d'avoir quitté mon poste, ni fait manquer le service de la galère. [64] Pour tout cela, voici ce que je vous demande aujourd'hui. Si je me suis toujours conduit envers vous comme un serviteur dévoué et utile, à votre tour aujourd'hui songez à moi, rappelez-vous tout ce que je vous ai raconté, les témoignages que j'ai produits et les décrets. Aidez-moi à défendre mon droit, punissez comme votre intérêt l'exige, faites-moi rentrer dans les fonds que j'ai avancés pour Polyclès. Autrement, qui voudra désormais se distinguer à votre service, si l'on voit qu'il n'y a ni récompense pour le dévouement et la discipline, ni punition pour la négligence et le laisser aller? [65] On va vous lire la loi, et les dépenses du temps pendant lequel j'ai servi pour lui comme triérarque au delà du terme, article par article, et la liste des déserteurs indiquant en quel endroit chacun d'eux a quitté le navire, e combien il avait d'argent. Vous verrez ainsi qu'il n'y a aucun mensonge, ni dans ce que je vous dis présentement, ni dans ce que je vous ai dit tout à l'heure. Je pense qu'il faut vous servir sans reproche pendant le temps fixé par les lois, mais en même temps poursuivre ceux qui n'ont souci ni de vous ni des lois, et ne veulent pas obéir à ce que les lois ordonnent, les convaincre ici devant vous, et les faire punir. [66] Vous savez bien d'ailleurs qu'en punissant Polyclès, vous 'agirez bien moins pour moi que pour vous-mêmes. Votre sentence ne sera pas seulement un acte de justice pour ceux qui ont été triérarques; elle sera encore un acte de prévoyance pour les triérarques à venir. Vous ne voulez pas que les citoyens appelés à quelque service soient découragés, ni que leurs remplaçants puissent se jouer des lois. Vous voulez qu'ils rejoignent leurs navires lorsqu'ils sont désignés. Vous songerez à tout cela, et vous déciderez sur toute l'affaire selon droit et raison.

[67] Je voudrais bien savoir de vous, juges, quelle idée vous auriez de moi si, mon temps de service étant expiré et Polyclès n'arrivant pas, au lieu de continuer à faire la dépense du navire sur l'ordre du triérarque, j'eusse donné le signal du départ. Ne seriez-vous pas irrités contre moi et ne trouveriez-vous pas. que j'ai tort? Eh bien, s'il vous eût déplu que je ne voulusse pas servir au delà du terme, soyez conséquents et faites-moi rembourser par Polyclès les avances que j'ai faites pour lui sur son refus de reprendre le navire.

[68] Au surplus, je ne suis pas le seul dont il n'ait pas repris le navire. Il a plus anciennement joué le même tour à Euripide, son cotriérarque, alors qu'il y avait entre eux convention par écrit de servir chacun six mois. Euripide partit, et à l'expiration du terme Polyclès refusa de reprendre le navire. On va vous lire le témoignage.

TÉMOIGNAGE.
 

 

(01) En d'autres termes : Il y a des affaires auxquelles le juge même, quoiqu'il doive être attentif dans toutes, doit cependant donner, comme tout le monde, une attention toute particulière. - G. Schoefer propose d'effacer le mot καὶ, mais la correction qu'il propose, bien que diplomatiquement possible, ne parait pas nécessaire.

(02) Le 12 septembre 362.

(03) Ténos, une des Cyclades, avait été surprise par la flotte d'Alexandre de Phères, qui régnait alors sur toute la Thessalie. Quant à Cotys, roi des Odryses, en Thrace, et beau-père d'Iphi¬crate, il était devenu l'ennemi des Athéniens après avoir été leur allié. Miltokythès parait avoir été un de ses vassaux. Sur tous ces événements de la Thrace, dans lesquels les Athéniens se trouvaient forcément mêlés pour conserver leurs stations sur le Bosphore et leurs relations commerciales avec les porta de la mer Noire, voy. le discours de Démosthène contre Aristocrate. Après avoir combattu Cotys, les Athéniens soutinrent son fils Kersoblepte contre Philippe de Macédoine. Voy. Arnold Schoefer, t. I, p. 115. Nous ne savons rien de l'affaire des Proconnésiens.

(04) Voy. pour l'explication de ces détails le discours sur la couronne navale.

(05) C'est le célèbre Aristophon d'Azénia.

(06)  C'est ce qu'on appelait προεισφορά. Un des contribuables avançait à l'État tout le montant du rôle, et recouvrait ensuite ses avances sur les autres contribuables; les non-valeurs restaient à sa charge. Voy. Bœckh, t. I, p. 690.

(07) Les ἀποστολεῖς étaient les commissaires nommés pour surveiller et diriger l'armement d'une escadre.

(08) On voit par la phrase précédente que le commandement d'Autoclès a duré huit mois. Ménon qui lui succéda ne fit qu'achever l'année et fut bientôt remplacé par Timomaque, beau-frère de l'orateur Callistrate, qui, après avoir joué un grand rôle politique, venait d'être condamné par les Athéniens et avait cherché un refuge en Macédoine.

(09) Les Thasiens et les Maronéens étaient alors en guerre pour la possession d'un port appelé Strymé, sur la côte de Thrace.

(10) La désertion des gens de l'équipage donnait lieu à la γραφὴ λειποναυτίου, qui se portait devant le stratège. Mais tous ceux qui n'étaient pas citoyens étaient sans doute soumis au pouvoir disciplinaire. Il y avait probablement un conseil de guerre. Voy. Meier et Schumann, p. 363, et Hermann, t. I, § 146, note 2.

(11) C'était comme on l'a déjà vu à propos du plaidoyer contre Phormion, une station navale placée dans le Bosphore, à l'entrée de la mer Noire.

(12) Le lever de l'arcture répond au 22 septembre, c'est-à-dire à l'équinoxe d'automne. Tous les navires attardés attendaient que ce moment fût passé pour partir. Voy. Bœckh, Seewesen, p. 173.

(13) Soldats armés de boucliers légers, à la différence des hoplites, ou infanterie de ligne.

(14) Novembre 361.

(15) D'après les calculs faits par Bœckh sur de nombreux textes épigraphiques (Attisches Seewesen, p. 120), une galère athénienne était montée par environ cent soixante-dix rameurs, cinquante-six en moyenne sur chaque banc. Le cinquantenier était donc le chef d'un banc, et non comme le dit à tort Harpocration, le commandant d'un bâtiment à cinquante rames. Il ressort de tout le contexte qu'Euctémon était le subordonné de Polyclès.

(16) Il y a dans le texte : « Voici que le rat commence à goûter la poix. » C'est un proverbe que nous avons rendu par un équivalent.

(17) Acharnes, dème de la tribu Oenéide; Leuconoé, dème de la tribu Léontide.

(18) Le triérarque qui se servait des agrès fournis par l'État en était responsable. Lorsque au lieu de remettre son navire aux agents de l'État, il le remettait à un successeur, il fallait constater contradictoirement l'état du matériel. Lorsqu'un triérarque avait fourni les agrès, son successeur n'était pas tenu de les reprendre à son compte. S'il consentait à les reprendre, il fallait encore dresser un état contradictoire opposable tant à l'État qu'aux successeurs à venir. Voy. Bœckh, Seewesen, p. 205.

(19) Apollodore veut dire que Polyclès a servi avant lui comme triérarque et a mis hors de service les agrès fournis par l'État.

(20) Quand il y avait deux triérarques pour l'année, συντριηράρχοι, ils s'arrangeaient entre eux pour faire le service. La plupart du temps chacun d'eux servait six mois. Mais cet arrangement ne regardait pas les tiers, et la reprise du service et du matériel devait être faite par les deux triérarques entrants. C'est pourquoi Polyclès refuse de faire cette reprise en l'absence de celui qui est triérarque avec lui, et en cela il était dans son droit, Apollodore le reconnaît, sauf la question d'indemnité.

(21) Il s'agit ici du terme de six mois convenu entre Polyclès et son collègue.

(22) Périthaedes, dème de la tribu Oenéide; Anaphlyste, dème de la tribu Antiochide.

(23) Phrasiéridès est-il l'ami de Timothée dont il est question dans le plaidoyer d'Apollodore contre Timothée? Ce qu'il y a de certain, c'est que Phrasiéridès ne servait pas en personne, et qu'il faisait faire le service par des suppléants ou des entrepreneurs.

(24)  Æxoné, dème de la tribu Cécropide.

(25) Thrio, dème de la tribu Oenéide.

(26) Callistrate avait été condamné à mort par les Athéniens en 359. Il avait prévenu sa condamnation par l'exil. Voy. note 8.

(27) Anagyronte, dème de la tribu Érechthéide.

(28) Pallène, dème de la tribu Antiochide.

(29) Le prêt qu'Apollodore sollicite de Polyclès est sans doute un prêt à la grosse. Apollodore ne peut pas affecter le corps et la quille du navire, qui appartient à l'État, ni le chargement, puisque le navire est armé en guerre, mais il peut affecter les agrès qu'il a fournis et qui sont sa propriété.

(30) Archippé, mère d'Apollodore, avait épousé en secondes noces Phormion, affranchi et successeur de Pasion, conformément au testament de ce dernier.