DÉMOSTHÈNE
XXXII.
APOLLODORE CONTRE STÉPHANOS
II
XXXI. Apollodore contre Stéphanos I | TOME II | XXXIII. Théomneste et Apollodore contre Nééra |
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XXXII. APOLLODORE CONTRE STÉPHANOS II ARGUMENT Dans cette réplique, Apollodore revient sur les moyens qu'il a déjà plaidés. Il insiste sur la fausseté du testament. Il ajoute que dans tous les cas ce testament serait nul, et il relève quatre moyens de nullité. Pasion, dit-il, ne pouvait tester parce qu'il n'était pas citoyen de naissance. En second lieu, Pasion ne pouvait léguer à Phormion sa femme Archippé, car le droit de léguer une femme n'appartient qu'au gardien légal (κύριος) de cette femme. Or, Archippé n'était pas en la garde de Pasion, car elle était épiclère, et les épiclères ne sont jamais en la garde de leurs maris. Le gardien légal d'Archippé, celui qui aurait pu la donner en mariage, était son fils Apollodore. En troisième lieu, le testament n'est permis qu'à ceux qui ne laissent pas d'enfants légitimes. Enfin, le testament dont il s'agit n'est pas celui d'un homme sain d'esprit. De ces quatre moyens, un seul avait quelque apparence, c'est le second. Le premier était fondé sur une équivoque. Le mot ποιητός, dont se sert la loi de Solon sur les testaments, s'applique à la fois à l'adopté et à l'étranger naturalisé, mais l'incapacité de tester ne s'applique qu'à l'adopté. S'il n'est pas permis de tester quand on laisse des fils légitimes, c'est dans l'intérêt de ces derniers. Du reste, la loi ne s'oppose pas aux dispositions qui ne portent pas atteinte à la réserve. Quant à la prétendue démence du testateur, il suffisait de lire le testament pour voir combien il avait été sagement combiné. Il n'y avait donc qu'une seule question sérieuse, celle de savoir si Archippé avait pu être léguée par Pasion; mais Apollodore aurait dû prouver d'abord qu'Archippé était une épicière. Or, il ne fournit aucune preuve; car il n'est pas sérieux de dire que si Archippé avait eu des parents vivants, ses adversaires les auraient produits comme témoins. Il paraîî certain que la nouvelle tentative d'Apollodore ne fut pas plus heureuse que la première, et il faut convenir que les moyens proposés pour justifier l'action en faux témoignage n'étaient nullement concluants. Ce n'était pas avec de si faibles armes qu'Apollodore pouvait prendre sa revanche contre Phormion, ou plutôt contre Démosthène. La date du procès doit être placée peu de temps après le procès de Phormion, c'est-à-dire en 352 ou 354. Quant à la question de savoir quel est l'auteur de ces deux plaidoyers elle est du plus haut intérêt; car, si Démosthène en était l'auteur, il se trouverait avoir plaidé le pour et le contre, et vendu sa plume aux deux adversaires dans un même procès. C'en été une mauvaise action, même à Athènes, mais nous ne croyons pas que Démosthène s'en soit rendu coupable. Il importe d'indiquer ici en peu de mots les raisons sur lesquelles se fonde cette opinion négative, et qui ont été complètement réunies par A. Schoefer. Les discours qui portent le nom d'Apollodore ont été recueillis en même temps que ceux de Démosthène et publiés parmi les plaidoyers de Démosthène par les grammairiens d'Alexandrie; mais on ne peut conclure de ce fait que Démosthène en soit l'auteur, ni même que telle ait été l'opinion de ses éditeurs. On faisait entrer dans la collection tout ce qui s'y rattachait, de près ou de loin, sans préjuger la question d'authenticité. Aussi, un grand nombre des discours qu'elle contient étaient déjà tenus pour suspects par les anciens critiques, et notamment par Libanius, dans ses arguments. Mais on comprend qu'à force de lire ces discours parmi les oeuvres de Démosthène, on se soit habitué à les considérer comme étant de Démosthène. Le seul témoignage important est celui d'Eschine (Discours de l'ambassade, § 165). Eschine, se livrant à une violente invective contre Démosthène, lui reproche d'avoir trahi son client. « Tu as écrit, dit-il, un plaidoyer pour le banquier Phormion, tu te l'es fait payer, et ensuite tu l'as communiqué à Apollodore qui poursuivait Phormion et menaçait sa liberté.» Ce fait, s'il était vrai, pouvait avoir besoin d'explication, mais il pouvait être expliqué et justifié par les circonstances. Dans tous les cas, Eschine ne dit pas que Démosthène eût composé un plaidoyer pour Apollodore; or, si Démosthène avait réellement commis cette mauvaise action, Eschine n'aurait pas manqué de le savoir et de le dire. Plutarque est le plus ancien auteur qui accuse Démosthène d'avoir plaidé le pour et le contre (Vie de Démosthène, ch. 14 ; Parallèle de Démosthène et de Cicéron, ch. 3). Mais Plutarque vivait quatre siècles après Démosthène. On sait combien il est dépourvu de critique. Son affirmation n'a probablement d'autre fondement que le mot d'Eschine mal compris, et l'habitude prise de lire les discours d'Apollodore dans le recueil des Oeuvres de Démosthène. Les biographes postérieurs n'ont fait que copier Plutarque. La tradition sur ce point est donc absolument insuffisante, car le témoignage d'Eschine est plutôt favorable à Démosthène. Au point de vue du style, les hellénistes trouvent une différence marquée entre les discours authentiques de Démosthène et ceux qui portent le nom d'Apollodore. Ils remarquent dans ces derniers le retour fréquent des mêmes mots et des mêmes tournures, l'allure pesante et embarrassée des périodes, l'accumulation des pronoms qui rend souvent le sens obscur; enfin, à côté d'un talent réel d'exposition, une absence complète de vigueur dialectique et de mouvement oratoire. Mais il y a deux autres arguments qui nous paraissent décisifs. D'abord les plaidoyers contre Callippe, Timothée et Nicostrate, sont antérieurs aux plaidoyers de Démosthène contre ses tuteurs, et on ne peut pas supposer que Démosthène ait composé des plaidoyers à l'âge de quatorze ou quinze ans, ni qu'il ait plaidé pour d'autres avant d'avoir terminé son procès contre Aphobos et Onétor. D'autre part, celui qui a composé ces trois discours est probablement aussi l'auteur de tous les plaidoyers qui portent le nom d'Apollodore, et tout porte à penser que c'est Apollodore lui-même, car il avait l'habitude de la parole, et s'était plus d'une fois et avec succès porté accusateur devant le peuple. En second lieu, et cette considération est peut-être encore plus forte, quel intérêt Démosthène pouvait-il avoir à trahir un client comme Phormion, pour servir un homme ruiné comme Apollodore? Démosthène était riche, Phormion était le plus riche banquier d'Athènes, Apollodore, au contraire, n'était pas un client bien enviable. Il n'est pas vraisemblable que Démosthène ait trahi le premier pour le second, et si l'on veut à toute force qu'il ait pu commettre une bassesse, démentie par son caractère, on ne peut supposer qu'il ait manqué de jugement et de réflexion. PLAIDOYER [1] Je me doutais bien aussi, juges, que Stéphanos ne serait pas embarrassé pour se défendre au sujet de son témoignage, qu'il prétendrait n'avoir déposé que d'une partie des faits consignés au procès-verbal, et qu'au moyen de ce détour il chercherait à vous induire en erreur. C'est en effet un homme fécond en ressources, et lui, et tous ceux qui ont aidé Phormion de leurs écrits ou de leurs conseils. On doit, d'ailleurs, s'attendre à ce que des gens qui entreprennent de porter un faux témoignage se ménagent tout d'abord un moyen de défense pour le jour où ils seront poursuivis. [2] Mais rappelez-vous ceci : Dans tout ce long discours qu'il vous a fait entendre, aucun témoin produit par lui n'est venu déclarer soit qu'il fût présent en personne lorsque mon père aurait fait le testament dont il s'agit, car alors seulement il pourrait savoir que cet écrit est la copie dudit testament; soit qu'il ait vu ouvert l'écrit que mon père aurait, dit-on, laissé en mourant, et qui contenait ses dernières volontés. [3] Si donc, après avoir déposé que cet écrit est la copie du testament de Pasion, il ne peut ni montrer le testament, ni prouver que mon père en ait fait un, ou que lui-même ait assisté à la confection du testament de mon père, comment ne serait-il pas manifestement convaincu d'avoir porté un faux témoignage? [4] Il dit qu'il a fait une sommation et non une déposition, mais il ne dit pas la vérité. En effet, tout ce que les parties qui se sont fait sommation l'une à l'autre produisent devant le tribunal constitue un témoignage. Pour que vous puissiez savoir si ce qu'on allègue de part et d'autre est vrai ou faux, il faut bien qu'on produise des témoins; et lorsque cette production est faite, les témoins sont responsables, vous appréciez la foi qui leur est due, et vous votez, d'après les dires et les dépositions, ce qui vous parait être juste. [5] Je veux maintenant vous prouver, d'une part, que le témoignage dont il s'agit n'est pas une sommation ; d'autre part, qu'ils auraient dû se porter témoins s'il y avait eu sommation, ce qui n'est pas. Ils déposent qu'ils étaient présents devant l'arbitre Tisias lorsque Phormion a fait sommation à Apollodore de compulser l'écrit produit par Amphias, beau-père de Céphisophon, et qu'Apollodore a refusé de compulser. Jusqu'ici leur témoignage pourrait paraître sincère; mais déclarer que l'écriture de l'acte produit par Phormion était une copie du testament de Pasion, alors qu'ils n'ont pas assisté à la confection du testament de Pasion, qu'ils ne savent même pas si Pasion a fait un testament, n'est-ce pas évidemment le comble de l'impudence? [6] Il dit encore qu'il a cru le fait sur l'affirmation de Phormion; or croire un fait sur la foi de Phormion et se porter témoin de ce fait, à l'instigation de Phormion, c'est tout un. Mais ce n'est pas là ce que disent les lois. Elles veulent au contraire que le témoin dépose uniquement de ce qu'il a vu et de ce qui s'est passé en sa présence, et que la déposition soit mise par écrit dans un procès-verbal, afin qu'il soit impossible d'en rien retrancher comme d'y rien ajouter. [7] Elles n'autorisent à déposer par ouï-dire que quand le témoin primitif est mort, jamais lorsqu'il est vivant. Pour les infirmes et ceux qui sont absents hors du territoire, leur déclaration extrajudiciaire est recueillie par écrit dans le procès-verbal, et, s'il y a contestation, la discussion doit porter à la fois et sur le témoignage de celui qui rapporte la déclaration et sur la déclaration rapportée. Par ce moyen, l'auteur d'une déclaration extrajudiciaire peut confirmer ou ne pas confirmer la déclaration qu'on lui prête. Dans le premier cas, il est responsable, et c'est contre lui que doivent être dirigées les poursuites en faux témoignage. Dans le second cas, la responsabilité appartient à ceux qui ont attesté l'existence de la déclaration dont il s'agit. [8] Eh bien, Stéphanos que voici, qui n'a pas connaissance d'un testament laissé par mon père, qui n'a jamais assisté à la confection d'un testament par mon père, qui a seulement entendu rapporter le fait par Phormion, a témoigné par ouï-dire, contrairement à la vérité comme à la loi. Pour prouver que je dis vrai, on va vous lire le texte même de la loi. LOI. On peut témoigner par ouï-dire quand le témoin primitif est mort. On peut recueillir la déclaration extrajudiciaire de celui qui est infirme ou absent hors du territoire (01). [9] Je veux maintenant vous prouver que le témoignage dont il s'agit est encore contraire à une autre loi. Vous allez voir que Phormion, ne pouvant plus dissimuler les torts qu'il avait eus envers moi, a pris la sommation pour prétexte, mais en réalité s'est rendu témoignage à lui-même par le moyen de ces hommes. Ainsi les juges ont été trompés, croyant à la sincérité de ce témoignage, et moi j'ai été dépouillé des biens que m'avait laissés mon père, et de la réparation que j'avais le droit d'obtenir. En effet, les lois ne permettent pas de se rendre témoignage à soi-même, ni dans les affaires criminelles, ni dans les actions civiles, ni dans les procédures en reddition de compte: Or, c'est bien Phormion qui se rend témoignage à lui-même lorsque ces hommes viennent dire qu'ils l'ont entendu attester ces faits. [10] Pour vous faire mieux comprendre la chose, lis-moi le texte même de la loi. LOI. Les deux partie seront tenues de répondre aux questions qu'elles s'adresseront l'une à l'autre, mais elles ne seront pas entendues comme témoins. Voyez maintenant cette loi, qui porte que l'action de faux témoignage pourra être donnée contre celui qui aura témoigné contrairement à la loi. LOI. Le témoin pourra encore être poursuivi par l'action de faux témoignage dans le cas où son témoignage serait contraire à la loi. Il en sera de même de la partie qui l'aura fait entendre. [11] L'aspect même de la pièce sur laquelle le témoignage est écrit prouve la fausseté de ce témoignage. On voit, en effet, qu'elle a été blanchie et préparée à l'avance. Or, lorsqu'il s'agit d'attester des faits passés, on comprend qu'on se serve de témoignages préparés à l'avance; mais lorsqu'il s'agit d'attester une sommation à laquelle on a assisté par hasard, on. se sert de tablettes de cire, afin de pouvoir facilement ajouter ou effacer, si l'on veut. [12] De tout cela, il résulte jusqu'à l'évidence que Stéphanos a porté un faux témoignage et contraire à la loi. J'arrive maintenant au fait attesté; je veux vous prouver que mon père n'a fait aucun testament, et que d'ailleurs les lois ne le lui permettaient pas. Si quelqu'un vous demandait quelles sont les lois qui doivent vous être appliquées, vous répondriez assurément que ce sont les lois existantes. Eh bien, les lois s'opposent à ce qu'il soit fait au profit d'une personne une loi qui ne s'appliquerait pas à tous les Athéniens (02). [13] Cette loi veut donc que nous soyons tous soumis aux mêmes lois, et non à des lois différentes. Or, mon père est mort sous l'archontat de Dysnikétos, et Phormion n'est devenu citoyen athénien que dans le cours de la dixième année après le décès de mon père. Comment donc mon père, ne sachant pas que Phormion serait Athénien un jour, aurait-il pu lui léguer sa femme? Comment aurait-il pu nous faire cette injure, mépriser à ce point le don qu'il avait reçu de vous, et fouler aux pieds les lois? N'eût-il pas mieux fait de tout régler par des actes entre vifs, si telle était son intention, au lieu de !pisser en mourant un testament qu'il n'avait pas le droit de faire? [14] Écoutez la lecture des lois, et vous verrez qu'il n'avait pas le droit de faire un testament. Lis la loi. LOI. Quiconque n'avait pas été adopté avant l'époque où Solon est devenu archonte, à moins qu'il n'eût renoncé à l'adoption ou qu'il n'eût obtenu l'envoi en possession, peut disposer librement de ses biens par testament, en faveur de qui il lui plaît, pourvu qu'il n'ait pas d'enfants mâles de son sang, qu'il n'ait pas l'esprit troublé par l'influence de la folie, ou de la vieillesse, ou du poison, ou de la maladie, ni par les suggestions d'une femme, et qu'il ne soit ni contraint, ni privé de sa liberté (03). [15] Vous avez entendu la loi, qui ne permet pas de disposer par testament lorsqu'il y a des enfants légitimes. Eh bien, ces gens disent que mon père a fait un testament sans toutefois pouvoir prouver que ce testament ait été fait en leur présence. Il est encore à propos de considérer ceci : Tous ceux qui sont entrés dans leur famille non par l'adoption, mais par la naissance légitime, tiennent de la loi le droit de disposer de leurs biens par testament, s'ils ne laissent pas d'enfants. Or notre père avait été fait citoyen par l'adoption du peuple, il ne pouvait donc pas faire un testament par cette première raison. Il ne pouvait pas, d'ailleurs, disposer de sa femme, qui n'était même pas en sa garde aux termes des lois (04) ; enfin, il avait des enfants. [16] Mais il y a plus : alors même que l'on n'a pas d'enfants, on n'est pas le maître de disposer de ses biens si l'on ne jouit pas de sa raison. Si le testateur est malade, si sa raison est troublée par des poisons, par les suggestions d'une femme, par la vieillesse, par la démence ou par quelque contrainte extérieure, les lois lui enlèvent le pouvoir de disposer. Eh bien, voyez si le testament que ces hommes prétendent avoir été fait par mon père vous paraît être l'oeuvre d'un homme raisonnable. [17] Je ne veux d'autre preuve que le chef qui concerne la location de la banque. Pouvez-vous expliquer comment, après avoir interdit à Phormion de faire aucune opération pour son compte tant qu'il serait avec nous, il lui aurait ensuite donné sa propre femme, et en aurait fait l'associé de ses enfants? Et ne soyez pas surpris si cette contradiction leur a échappé lorsqu'ils ont fabriqué les clauses de la location. Ils n'ont pensé, peut-être, qu'à me dépouiller des biens et à inscrire mon père comme débiteur. Ils n'ont même pas songé qu'il pût venir un jour où je serais capable de discuter à fond toutes ces choses. [18] Voyez encore les lois qui portent de quelles personnes on peut recevoir une femme en mariage (05). Vous verrez, par là encore, que Stéphanos a commis un faux témoignage pour faire valoir un testament supposé. Lis. LOI. Le droit de donner une femme en légitime mariage appartient au père, ou au frère par le père, ou à l'aïeul du côté du père. Les enfants issus de ce mariage sont légitimes. A défaut des personnes qui viennent d'être nommées, si la femme à marier est une fille héritière, elle sera épousée par celui en la garde de qui elle se trouve. Si elle n'est pas fille héritière, elle sera considérée comme étant en la garde de celui à qui elle aura été confiée par le testament. [19] Vous voyez à quelles personnes la loi remet la garde de la femme. Or il n'y avait aucun gardien légal de ma mère. Mes adversaires eux-mêmes l'ont reconnu par leur témoignage, car s'il eût existé un gardien légal, ils l'eussent produit. Croyez-vous qu'après avoir produit de faux témoins et un testament supposé, ils n'auraient pas pu produire un frère, un aïeul ou un père? Ce n'était qu'une question d'argent. Donc il n'existe plus aucun parent de ce degré, et dès lors notre mère est une fille héritière. Or, voyez quelles sont les personnes en la puissance desquelles la loi remet les filles héritières. [20] Lis la loi. LOI. Si la fille héritière a un fils et que ce fils atteigne l'âge de deux ans au delà de la puberté, il sera propriétaire des biens et fournira des aliments à sa mère (06). Ainsi, la loi veut que les enfants parvenus à la puberté deviennent les gardiens légaux de leur mère et lui fournissent des aliments. Or, il est constant que j'étais à l'armée, et que je vous servais comme triérarque au moment où Phormion a épousé ma mère. [21] Au surplus, prends-moi le témoignage qui prouve que j'étais absent comme triérarque, et que mon père était mort depuis longtemps lorsque Phormion a contracté ce mariage; qu'enfin j'ai demandé à Phormion de me livrer ses servantes pour les faire interroger sur ces faits, et que je lui ai même fait une sommation à cet égard. TÉMOIGNAGE. ... déclarent qu'ils étaient présents lorsque Apollodore fit sommation à Phormion, le requérant de lui livrer les servantes pour les faire mettre à la question, dans le cas où Phormion ne voudrait pas reconnaître qu'il avait séduit ma mère, avant de l'avoir épousée de l'autorité de Pasion. Sur cette sommation d'Apollodore, Phormion refusa de livrer les servantes. [22] Lis maintenant la loi qui régit ce cas. Elle veut que toutes les filles héritières, étrangères ou Athéniennes, soient mariées par autorité de justice. Pour les Athéniennes, c'est l'archonte qui introduit et dirige l'instance; pour les étrangères, c'est le polémarque. Sans autorité de justice, nul ne peut obtenir ni un héritage, ni une fille héritière. LOI. L'archonte doit donner des actions (07) pour l'attribution des héritages et des filles héritières, tous les mois excepté celui de scirophorion (08). Sans autorité de justice nul ne peut obtenir un héritage. [23] Si donc il eût voulu agir régulièrement, il eût dû demander en justice la femme héritière, soit à titre de légataire, soit à titre de plus proche parent; s'adresser à l'archonte s'il se fût agi d'une Athénienne, au polémarque s'il se fût agi d'une étrangère; présenter les raisons qu'il pouvait avoir, persuader ceux d'entre vous qui seraient tombés au sort, obtenir cette femme de la loi et de votre suffrage, et ne pas se créer des lois à lui-même et à lui seul pour arriver à faire tout ce qui lui plaît. [24] Voyez encore cette loi aux termes de laquelle lorsqu'un père, ayant des enfants légitimes, a fait un testament, si les enfants viennent à mourir avant l'âge de puberté, le testament est valable. LOI. Lorsqu'un père ayant des fils légitimes fait un testament, si les fils meurent avant d'avoir atteint l'âge de deux ans au delà de la puberté, le testament du père est valable. [25] Ainsi, lorsque les fils vivent, le testament est nul, et c'est le cas du testament qu'ils disent avoir été laissé par mon père. D'autre part, Stéphanos a attesté un fait faux et contraire à toutes les lois lorsqu'il a déclaré que l'acte produit est une copie du testament de Pasion. Comment le sais-tu, en effet? Dans quel lieu as-tu assisté à la confection de ce testament par mon père? On voit bien toutes tes manoeuvres au sujet de ce testament. Tu portes avec empressement un faux témoignage, tu soustrais les vrais, tu trompes les juges, tu ourdis une fraude pour obtenir le gain d'un procès. Mais ces faits sont de ceux pour lesquels la loi donne une action criminelle. [26] Lis-moi la loi. LOI. Si quelqu'un excite des cabales ou des brigues dans l'assemblée des héliastes, ou dans un des tribunaux d'Athènes, ou dans le Conseil, soit en donnant, soit en recevant de l'argent pour corrompre, ou forme un remploi pour renverser la démocratie, ou, étant chargé de plaider pour un autre, reçoit de l'argent (09) pour des procès privés ou publics, il y aura action criminelle devant les thesmothètes. [27] Maintenant je vous demanderais volontiers, sur tout ceci, d'après quelles lois vous avez prêté serment de juger. Est-ce d'après les lois d'Athènes ou d'après celles que Phormion s'est faites à lui-même? Je produis devant vous les premières, et je prouve que tous deux les ont enfreintes, Phormion en nous faisant tort dès le commencement, en nous dépouillant des biens que notre père a laissés, et qu'il lui a loués avec la banque et la fabrique; Stéphanos que voici en attestant un fait faux et contraire à la loi. [28] Il faut encore considérer ceci, juges ; jamais on n'a fait une copie d'un testament. On fait bien des copies d'un contrat pour que les parties connaissent leurs engagements et s'abstiennent d'y contrevenir, mais d'un testament, jamais. En effet, c'est précisément pour cela qu'on laisse un testament, afin que personne n'en connaisse les dispositions (10). Comment donc savez-vous que l'écrit dont il s'agit est une copie du testament de Pasion?
Je vous prie tous, juges, et je vous conjure de me venir en aide, et
de punir ces hommes qui sont toujours prêts à porter de faux
témoignages. Je vous le demande pour vous-mêmes comme pour moi, pour
la justice et les lois. |
(01) Nous avons déjà défini, dans l'exposé général de la procédure athénienne, les termes techniques μαρτυρία, ἐκμαρτυρία, ἀκοὴν μαρτθρεῖν. Il est inutile d'y revenir. Voy. Telfy, numéros 690 et suiv. (02) Cette disposition se retrouve à Rome dans la loi des XII tables. « Vetant XII tabulae leges privis hominibus irrogari. » Cic., Pro domo, cap. 17. Voy. Bruns, Fontes juris romani antiqui, p. 13. (03) Le texte de cette loi est un des plus difficiles qui se trouvent dans les plaidoyers, et l'on compte presque autant d'explications que de commentateurs. Van den Es, De jure famlliarum apud Athenienses. Leyde, 1864, p. 80, rapporte les opinions de J. Wolf, Petit, Reiske, Bunsen et Platner. (Voy. aussi Schelling, De legibus Solonis, Berlin, 1842.) Van den Es fait remarquer avec raison que pour bien entendre ce texte il faut le rapprocher d'un autre qui se trouve dans le plaidoyer contre Léocharès, § 68. Le sens de la loi est que tous peuvent tester, excepté ceux qui sont passés par adoption dans une autre maison. Pour appliquer cette exception à Pasion, Apollodore joue sur le mot de ἐπεποίηντο. On se servait en effet du même mot pour désigner l'étranger naturalisé et l'enfant adopté, ποιητός. Mais la loi n'avait eu en vue que l'adopté. C'est ce qu'expliquent très bien Meier, De bonis damnatorum, p. 60, et après lui, Van den Es et Caillemer, La liberté de tester à Athènes, dans l'Annuaire de l'Association pour l'encouragement des études grecques en France, année 1870, p. 26. Il reste à expliquer ces mots ὥστε μήτε ἀπειρεῖν μήτ' ἐπικάσασθαι. Van den Es traduit : « Quicunque non adoptati fuerant iis sua, ita ut nec impedita sint, nec judicio in ea agatur cum Solon magistratum iniret, legare suo arbitrio licet, etc. » Voemel et Telfy (n° 1,399) suivent la même interprétation. Elle nous parait inadmissible. Le sens paraphrasé nous paraît être celui-ci : « Le droit de tester appartient à tout Athénien, à l'exception de ceux qui sont entrés par adoption dans une famille, car ils n'y sont entrés que pour conserver le patrimoine et le transmettre en ligne directe, et non pour le donner à des étrangers. Ce droit n'est d'ailleurs refusé aux adoptés qu'autant qu'ils sont restés dans leur famille adoptive, en qualité d'adoptés. Il revit à leur profit s'ils renoncent à l'adoption pour retourner dans leur famille d'origine (ἀπειτεῖν), ou bien encore, si laissant de côté leur qualité d'enfants adoptifs, en vertu de laquelle ils sont saisis de plein droit, ils revendiquent la succession à un autre titre, comme étant au degré de parenté le plus proche, ou se font adjuger à ce titre la fille épicière (ἐπιδικάσασθαι). » (04) Nous traduisons κύριος par gardien légal. Son droit n'est pas une puissance (potestas), c'est un pouvoir de protection analogue au droit de bail et garde dont parlent nos anciennes coutumes. Dans l'espèce, Pasion n'était pas le κύριος d'Archlppé, parce que Archippé, du moins au dire d'Apollodore, était une épiclère. Or le mari d'une épicière n'en était pas le κύριος. (05) Pour que le mariage fût légitime, il fallait que la femme fût donnée au futur époux par le κύριος. Il se formait un contrat entre celui qui donnait la femme et celui qui la recevait. (06) Nous avons déjà expliqué dans l'exposé général du droit athénien les expressions techniques ἐπὶ διετὲς ἡβῆσαι et σῖτον μετρεῖν. (07) Κληροῦν τὰς δίκας, donner les actions, c'est-à-dire les porter au rôle dans l'ordre désigné par le sort. Réciproquement, on dit des parties λαγχάνειν τὰς δίκας. (08) Scirophorion correspond à peu près à juillet. (09) C'est-à-dire reçoit de l'argent de l'adversaire. La loi des XII tables contenait une disposition semblable, voy. Aul. Gellius, Noctes atticæ, lib. XX, cap. 1 : « Duram esse legem putas quae judicem arbitrumve jure datum, qui ob rem dicendam pecuniam accepisse convictus est, capite paenitur? » (10) Cela est vrai quand il s'agit d'un testament mystique; c'est-à-dire scellé par le testateur en présence de témoins qui ignorent le contenu de l'acte. Mais il n'était pas interdit au testateur de faire connaître aux assistants ses dernières volontés. D'ailleurs, lorsque Amphias apportait une copie du testament de Pasion, il la donnait comme fidèle et exacte, mais non comme émanant de Pasion lui-même.
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