V
DÉMOSTHÈNE CONTRE ONÉTOR
RÉPLIQUE
ARGUMENT
Nous avons encore ici une réplique. Démosthène se prévaut avec
raison des variations de son adversaire, qui avait d'abord pris
inscription pour quatre-vingts mines, et qui a ensuite réduit
son inscription à soixante mines. Vainement Onétor déclare
abandonner à Démosthène le surplus de la valeur de l'immeuble.
Il a reconnu lui-même que l'immeuble ne valait pas plus de
soixante mines, puisque le jour où il a pris inscription pour
quatre-vingts mines, il a mis soixante mines sur le fonds et
vingt mines sur la maison. Toutes ces circonstances réunies
doivent faire présumer la fraude, d'autant plus qu'après la
condamnation d'Aphobos Onétor s'est porté caution pour lui
jusqu'à concurrence d'un talent.
PLAIDOYER
[1] J'ai omis dans mon premier plaidoyer une présomption qui n'a
pas moins d'importance que les précédentes pour prouver que ces
hommes n'ont pas payé la dot à Aphobos. Je vais vous la dire
d'abord. J'essayerai ensuite de percer à jour les mensonges
qu'Onétor est venu faire devant vous. Donc, juges, la première
fois qu'Onétor songea à plaider au sujet des biens d'Aphobos, sa
prétention fut qu'il avait donné non pas un talent, comme il le
dit aujourd'hui, mais quatre-vingts mines de dot. En
conséquence, il prit inscription pour deux mille drachmes sur la
maison et pour un talent sur la terre, afin de conserver l'une
et l'autre à Aphobos. [2] Mais après l'instance engagée par moi
contre lui, voyant quelles sont vos dispositions à l'égard de
ceux qui font tort aux autres d'une façon par trop impudente, il
se ravisa, et pensa que je pourrais bien paraître avoir juste
sujet de me plaindre, si, après avoir été dépouillé d'une
fortune si considérable, je ne pouvais rien tirer d'Aphobos,
celui-là même
qui détient mes biens, et s'il devenait manifeste que j'en étais
empêché par Onétor (01). [3] Que fait-il alors? Il fait disparaître
l'inscription qui frappe sur la maison, et dit que la dot
s'élève seulement à un talent, garanti par une hypothèque sur
le fonds. Il est clair pourtant que si l'inscription prise par
lui sur la maison est sérieuse et sincère, celle qu'il a prise
sur le fonds ne l'est pas moins. Et réciproquement, s'il a
pris sur la maison une inscription simulée, en vue de me faire
tort, il y a lieu de croire
que l'inscription prise sur le fonds n'est pas sincère.
[4] C'est là
un point qu'il faut examiner, en se fondant non sur le langage
de ces hommes, tel que je vous l'ai fait connaître, mais sur les
procédés d'Onétor lui-même. Sans que personne au monde l'y
contraignît, il a fait disparaître les inscriptions, montrant
ainsi clairement, par son propre fait, qu'il dit un mensonge.
Pour prouver que je dis vrai, qu'Onétor soutient aujourd'hui
encore avoir pris hypothèque sur le fonds pour un talent, mais
qu'il a fait inscrire en outre sur la maison une créance de deux
mille drachmes, et qu'il a ensuite fait disparaître
l'inscription après l'instance engagée, je vais produire les
témoins instruits de ces faits. Prends-moi le témoignage.
TÉMOIGNAGE.
[5] II résulte de là qu'Onétor avait pris inscription sur
la maison
pour deux mille drachmes, sur le fonds pour un talent, et qu'il
allait plaider comme ayant donné quatre-vingts mines. N'est-il
pas à présumer qu'Onétor ne dit rien de vrai en ce moment, quand
on le voit, sur le même objet, dire aujourd'hui une chose et
demain une autre ? Pour moi, je ne crois pas qu'on puisse trouver
de plus forte présomption.
[6] Voyez maintenant l'impudence de cet homme. Il a osé dire devant
vous qu'il ne m'enlève pas le fonds, en tant que ce fonds vaut
plus d'un talent (02), et cela quand, selon sa propre estimation,
le fonds ne vaut pas davantage. Pourquoi, en effet, as-tu pris
sur la maison une autre inscription pour deux mille drachmes,
alors que tu réclamais quatre-vingts mines, si vraiment le fonds
valait plus, et pourquoi n'assurais-tu pas ces deux mille
drachmes par une nouvelle hypothèque sur le fonds? Les
choses sont donc ce que tu veux qu'elles soient. [7] S'il te convient
de sauver tous les biens d'Aphobos, la terre ne vaudra qu'un
talent, tu auras en outre une hypothèque de deux mille
drachmes sur la maison, et la dot étant de quatre-vingts mines,
tu trouveras bon de t'approprier et la terre et la maison. Mais, si tu as intérêt à ce qu'il en
soit autrement, aussitôt tout change; la maison vaut un talent
parce qu'en ce moment c'est moi qui la possède, et le surplus du fonds ne vaut pas moins de deux talents.
Ainsi,
c'est moi qui ai l'air de lui faire tort, bien loin d'avoir
sujet de me plaindre. [8] Tu le vois: tu as beau jouer ton rôle et
dire que tu as payé la dot, il est évident que tu n'as rien payé
du tout. Les actes sincères et non frauduleux sont tout
simplement ceux qui se sont produits dès le début. Si depuis tu
as agi dans un autre sens, ç'a été manifestement pour rendre
service à Aphobos contre nous.
[9] C'est ici le moment de voir d'après cela quel serment Onétor eût
prêté, si le serment lui eût été déféré. Il disait que la dot
était de quatre-vingts mines. Supposez qu'on lui eût offert
cette somme à condition qu'il affirmerait par serment la vérité
de sa déclaration. Qu'eût-il fait alors? II eût juré, sans aucun
doute. Comment pourrait-il dire qu'il n'eût pas juré, puisque
aujourd'hui même il demande à le faire? Il se serait donc
parjuré, je n'en veux d'autre preuve que ce qu'il dit lui-même,
puisque aujurd'hui ce n'est pas quatre-vingts mines, c'est un
talent qu'il dit avoir donné. Eh bien, aurait-il eu plus de
raison de se parjurer pour la première somme que pour la
seconde? Et quel jugement n'est-on pas en droit de porter sur
cet homme qui prouve si bien contre lui-même qu'il est parjure?
[10] Mais, dira-t-on , peut-être Onétor n'a-t-il pas fait tout
ce qu'on lui reproche, peut-être n'est-il pas bien prouvé qu'il
soit l'auteur de toutes ces manoeuvres. Il n'est pas moins
constant qu'Onétor a proposé de fixer à un talent la
condamnation d'Aphobos, et qu'il s'est engagé lui payer lui-même
cette somme, à titre de caution. Eh bien, si vous y prenez
garde, ce fait seul prouve que cette femme vivait encore avec
Aphobos; qu'Onétor et Aphobos s'entendaient parfaitement, et en
même temps qu'Onétor n'a pas payé la dot. [11] Après avoir payé une
si forte somme d'argent, après avoir reçu en garantie un fonds
revendiqué par des tiers, non content d'avoir perdu son argent,
il aurait encore cautionné Aphobos pour le montant de la
condamnation prononcée et promis que cet homme, ainsi déloyal
envers lui, s'exécuterait loyalement. Est-il un homme assez
stupide pour agir ainsi? Non, je ne crois pas qu'on en trouvât un
seul. Quand on ne peut pas se faire payer à soi-même un talent, il
est déraisonnable de déclarer que le débiteur payera la même
somme à un tiers, et de s'engager pour lui à titre de caution.
De tout cela encore, il résulte évidemment qu'Onétor n'a pas
payé la dot, qu'il a reçu une bonne part de ma fortune pour se
montrer complaisant envers Aphobos, et qu'il a pris cette
hypothèque, afin que sa soeur devint, conjointement avec Aeobos,
en quelque sorte héritière de mes biens. [12] Après cela, il cherche
à vous tromper et vous donner le change. Il dit qu'il a pris
inscription avant qu'Aphobos eût été condamné (03). Au moins, ce
n'était pas avant qu'il eût été condamné par toi, si tu dis vrai
en ce moment; car il est bien évident que tu le jugeais déloyal.
C'est pour cela que tu prenais ces précautions. Ensuite ce
langage est ridicule. Est-ce que vous ne savez pas que tous
ceux qui commettent des fraudes de ce genre se ménagent toujours
quelque chose à dire, et que jamais
un seul ne s'est laissé condamner en gardant le silence et en
avouant ses torts. Il faut d'abord, ce me semble, les convaincre
de mensonge, et on les connaît ensuite pour ce qu'ils sont.
[13] Onétor, si je ne me trompe, est précisément dans ce cas; et
puis, voyons, est-ce juste? Si tu prends inscription pour
quatre-vingts mines, suit-il de là que la dot soit de
quatre-vingts mines, qu'elle soit plus forte si l'inscription
est plus forte, moindre si l'inscription est moindre? Et, quand
jusqu'à ce jour ta soeur n'est pas allée vivre avec un autre
époux et ne s'est pas séparée d'Aphobos, quand tu n'as pas payé
la dot, et que tu ne veux recourir à ce sujet ni à la question
ni à aucun autre moyen de preuve, est-il juste que le fonds
t'appartienne, parce que tu dis avoir pris inscription? Non, du
moins à mon sens. En effet, c'est la vérité qu'il faut voir et
non les arguments que l'une des parties a pu se ménager, comme
vous le faites, pour donner quelque couleur à ses prétentions.
[14] Enfin, voici ce qu'il y a de plus fort : quand bien même vous
auriez payé la dot que vous n'avez pas payée, à qui la faute?
N'est-ce pas à vous, puisque vous l'avez payée sur la garantie
de biens qui m'appartenaient? Ces biens qu'Onétor a été condamné
à me rendre, ne s'en était-il pas emparé et ne les détenait-il
pas depuis dix ans lorsqu'il est devenu ton beau-frère? Il faut
que tu ne perdes rien; et celui qui a obtenu un jugement,
l'orphelin qui s'est vu indignement traité et dépouillé d'une
dot bien réelle, qui, par un juste privilège, aurait dû être
affranchi du risque de l'épobélie, il aurait enduré tout cela et
ne pourrait rien obtenir, lui, tout prêt pourtant a vous faire
des concessions si de votre côté vous consentiez à ne pas le
traiter en ennemi !