DÉMOSTHÈNE
PLAIDOYERS CIVILS
VI
LES FILS D'ARISTECHME CONTRE NAUSIMAQUE ET XÉNOPITHE
V. Démosthène contre Onétor (II) | TOME II | VII. Mantithée contre Boeotos I |
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VI LES FILS D'ARISTECHME CONTRE NAUSIMAQUE ET XÉNOPITHE ARGUMENT Nausicrate, en mourant, a laissé deux enfants mineurs, Nausimaque et Xénopithe. Ces enfants, pendant leur minorité, ont recueilli, outre la succession de leur père, celle d'un frère de leur père appelé également Xénopithe. Pendant seize ans ils ont vécu sous la tutelle de plusieurs personnes, au nombre desquelles se trouvait d'abord leur oncle Xénopithe, puis un nommé Aristechme, et sans doute aussi Nicidas et Aesios. Devenus majeurs et inscrits sur les registres civiques, ils ont intenté contre leurs tuteurs l'action de tutelle, δίκη ἐπιτροπῆς, pour mauvaise gestion et malversations. Ils demandaient principalement qu'un compte leur fût rendu, et le montant total de leurs réclamations s'élevait à la somme énorme de quatre-vingts talents (480,000 fr.). Le procès dura plusieurs années et se termina, huit ans après la majorité de Nausimaque et Xénopithe, par une transaction avec le plus grand nombre de leurs tuteurs. Mais seul, Aesios, voulut plaider jusqu'au bout et fut condamné à des restitutions qui entraînèrent sa ruine. Pour Aristechme, il fit la transaction moyennant trois talents. Aristechme est mort trois ou quatre mois après, laissant lui-même quatre enfants mineurs sous la tutelle de Démarète. Ces mineurs deviennent à leur tour majeurs, et alors, quatorze ans après la transaction faite avec leur père Aristechme, Nausimaque et Xénopithe intentent contre chacun d'eux une action de dommage (βλάβης), à raison de la gestion d'Aristechme, et de détournements qu'ils prétendent avoir été faits à leur préjudice par Démarète, agissant dans l'intérêt de ses pupilles. Le montant de chaque demande ne s'élève qu'à trente mines, mais comme les dettes et créances se divisent de plein droit entre les héritiers, chacun des demandeurs a intenté une action distincte contre chacun des défendeurs, il y a en réalité huit actions, et le chiffre total des demandes s'élève à quatre talents (24,000 fr.) L'action intentée n'est pas l'action de tutelle, car les enfants d'Aristechme n'ont pas été tuteurs. Ils sont seulement héritiers du tuteur, et on leur demande compte des recettes indûment encaissées par eux depuis la fin de la tutelle. C'est pourquoi il s'agit de l'action βλάβης, c'est-à-dire de l'action en dommages-intérêts. Les fils d'Aristechme se défendent en opposant une exception παραγραφή. Ils soutiennent que l'action n'est pas recevable, à raison de la transaction faite avec leur père. Une seconde fin de non-recevoir est tirée de la prescription; en effet, l'action n'a pas été intentée dans les cinq ans. A vrai dire, ces fins de non-recevoir ne sont que partielles. Elles peuvent bien servir à écarter les faits antérieurs à la transaction, et même les faits postérieurs dont la découverte remonte à plus de cinq ans, mais elles laissent subsister tous les autres faits. Tel est, par exemple, le recouvrement d'une créance de cent statères (2,000 fr.) dus au Bosphore par un nommé Hermonax au père des demandeurs. Ce recouvrement aurait été fait par Démarète. Enfin reste à savoir si la fin de non-recevoir est justifiée. Les faits relevés dans la demande de Nausimaque et Xénopithe avaient-ils été compris dans la transaction? Celle-ci avait-elle un caractère général? Telle était la question. Les demandeurs prétendaient sans doute n'avoir transigé que sur certains articles de compte, et sans préjudice de ce qu'ils viendraient à découvrir ultérieurement. C'est pourquoi ils disaient : Nous n'avons pas cédé à prix d'argent la succession paternelle; nous n'y avons pas davantage renoncé. Il y avait dans cette succession peu de biens apparents. Nous recherchons les autres, et quand nous avons fait une découverte, nous réclamons. C'est de cette façon qu'ils arrivaient à demander une indemnité pour le défaut de location d'une maison laissée par leur père. L'orateur répond que la transaction était nécessairement générale, parce que le procès portait sur l'ensemble de la tutelle sans rien exclure. Au fond, il soutient que si l'argent dû par Hermonax a été réellement payé, ce payement a dû être antérieur à la transaction; enfin que si la maison dont il s'agit n'a pas été donnée à loyer, c'est à raison de l'opposition formée par Xénopithe, oncle des demandeurs et un de leurs tuteurs, et en vertu d'une décision judiciaire. Puis viennent les personnalités accoutumées. Aucun doute sérieux ne parait pouvoir étire élevé contre l'authenticité de ce discours. Plusieurs passages, notamment le début, et le morceau sur l'effet de la transaction, sont empruntés presque textuellement au plaidoyer contre Panténète, mais ces reproductions étaient fréquentes chez les orateurs grecs, et il n'y a aucune induction à tirer de cette circonstance. Quant à la date, nous n'avons aucune donnée pour la fixer même d'une manière approximative. A. Schæfer pense que le discours a été prononcé vers la même époque que le plaidoyer entre Panténète, vers 346. PLAIDOYER [1] Juges, les lois donnent une exception au défendeur assigné de nouveau au sujet d'une obligation dont il a déjà quittance et décharge. Notre père avait obtenu l'une et l'autre de Nausimaque et Xénopithe, qui nous font aujourd'hui ce procès; c'est pourquoi nous avons opposé l'exception que vous venez d'entendre, et nous soutenons que l'action n'est pas recevable. [2] Je vous adresserai seulement une prière à tous. Elle n'a rien d'injuste ni d'excessif. C'est d'abord de m'écouter avec bienveillance; ensuite, si vous trouvez qu'on me fait tort et que l'action intentée contre moi ne repose sur aucun grief réel, venez au secours de mon droit. En effet, si le montant de la demande, d'après ce que vous avez entendu, n'est que de trente mines, celui de toutes les demandes formées contre nous s'élève à quatre talents, puisque nos adversaires sont deux et que chacun d'eux a intenté contre nous quatre actions de dommages, à trois mille drachmes chacune (01). Ainsi, tandis que la formule porte seulement trente mines, c'est donc bien en réalité pour une somme énorme que nous avons à lutter. [3] Et d'abord, quelle est la mauvaise foi de ces hommes, quelle trame ils ont ourdie contre nous, c'est ce que le récit des faits va vous apprendre. On va vous lire, en premier lieu, les témoignages prouvant qu'ils ont donné décharge à notre père de tout ce qu'ils lui réclamaient à raison de sa tutelle. C'est précisément un des moyens que nous invoquons pour soutenir que l'action n'est pas recevable. Lis-moi ces dépositions. TÉMOIGNAGES. [4] Ainsi donc, juges, ils ont intenté les actions de tutelle, s'ils les ont abandonnées, et les sommes que la transaction leur a allouées sont encore. entre leurs mains; vous entendez les témoins qui le déclarent. Or les lois ne permettent pas de plaider de nouveau sur choses ainsi réglées; vous savez tout cela, je pense, sans que j'aie besoin de vous en parler; je veux seulement vous rappeler les termes mêmes de la loi. Lis la loi. LOI. [5] Vous entendez, juges, la loi qui dit clairement en quels cas il n'y a point d'action. Parmi ces dispositions, il y en a une qui n'a pas moins d'autorité que les autres, et qui défend d'agir en vertu d'obligations dont il y a quittance et décharge. Eh bien, après décharge donnée en présence de nombreux témoins, lorsque la loi nous met manifestement à couvert, voyez à quel point d'impudence et d'audace sont venus nos adversaires! [6] Il y a quatorze ans qu'ils ont donné décharge à notre père, il y en a vingt-deux qu'ils sont majeurs inscrits sur les registres (02). Notre père, avec lequel ils ont transigé, est mort; nos tuteurs qui, après lui, ont eu pouvoir sur nos biens sont morts aussi, et non seulement nos tuteurs, mais la mère de nos adversaires, qui était bien informée de toutes ces choses, et les arbitres, et les témoins, et tout le monde. Aujourd'hui ils regardent comme une bonne fortune pour eux notre inexpérience, et l'ignorance invincible où nous sommes de tout ce qui s'est passé. C'est pourquoi ils nous ont intenté ces actions, ils osent tenir contre nous un langage également contraire au droit et à l'équité. [7] Ils disent qu'ils n'ont pas vendu la succession paternelle au prix de ce qui leur a été remis, qu'ils n'ont pas non plus renoncé à cette succession (03) et que par conséquent tout ce qui leur a été laissé en créances, en mobilier, en valeurs de toute espèce, leur appartient. Pour moi, je sais par oui dire que Xénopithe et Nausicrate ont laissé pour toute fortune des créances et qu'ils ne possédaient que très peu de biens apparents. Les tuteurs firent rentrer les créances, vendirent quelques meubles et aussi des esclaves, et achetèrent avec cet argent les terres. et les fermes qu'ils remirent à nos adversaires (04). [8] S'il n'y avait pas eu autrefois contestation à ce sujet, s'il n'y avait pas eu action portée en justice pour mauvaise gestion, la question serait tout autre, mais ces hommes ont commencé par attaquer tous les actes de la tutelle et par intenter les actions, après quoi ils ont reçu l'argent. A ce moment donc, ils se sont désistés de toutes ces prétentions; car apparemment, lorsqu'ils plaidaient sur leurs actions de tutelle, c'était pour les biens et non pas pour le mot, et quand les tuteurs ont payé, ce n'était pas pour acheter un mot, c'était pour avoir décharge. [9] Ainsi, pour les créances dont notre père a opéré le recouvrement avant la transaction, et en général pour tout ce qu'il a reçu jusque-là à raison de la tutelle, nos adversaires n'ont absolument aucune action contre nous. puisqu'ils ont transigé, et je pense que la lecture des lois et de la décharge a dû former votre conviction sur ce point. Je veux maintenant vous prouver qu'aucune somme n'a pu être reçue depuis la transaction, car telle est la fable qu'ils inventent et qu'ils veulent vous faire croire. [10] D'abord ils ne sauraient prétendre que notre père ait rien reçu, puisqu'il est mort trois ou quatre mois après la transaction; mais je vais vous montrer que Démarète lui-même, le tuteur que notre père nous a laissé, n'a rien pu recevoir, et aussi bien c'est son nom qui figure dans leur acte de griefs. [11] Nous n'avons pas sur ce point de meilleurs témoins qu'eux-mêmes. On ne voit pas, en effet, qu'ils aient intenté une action contre Démarète, de son vivant. Mais il y a plus, et pour peu qu'on examine et qu'on étudie l'affaire, on voit que non seulement Démarète n'a pas reçu, mais qu'il n'a pu recevoir. En effet, cet argent était dû au Bosphore, et jamais Démarète n'y est allé. Comment donc a-t-il fait le recouvrement? Eh bien, va-t-on me dire, il a envoyé chercher l'argent. [12] Mais considérez ceci : Hermonax devait à Nausimaque et Xénopithe cent statères (05) qu'il avait reçus de Nausicrate. Aristechme a été pendant seize ans le tuteur de ces jeunes gens, chargé de tous leurs intérêts. Or, s'il est vrai qu'Hermonax lui-même, et non un tiers pour lui, leur ait rendu l'argent alors qu'ils étaient majeurs, c'est qu'apparemment il ne s'était pas acquitté pendant leur minorité, car assurément il ne payait pas deux fois. Eh bien, peut-on supposer qu'un homme soit assez insensé pour payer volontairement, sur une simple lettre, à qui n'a pas qualité pour recevoir, ce qu'il a différé si longtemps de remettre à celui qui avait qualité? Pour moi, du moins, je ne le pense pas. [13] Je dis donc que notre père est mort aussitôt après la transaction, que nos adversaires n'ont jamais intenté d'action contre Démarète au sujet de cet argent, que Démarète enfin n'a jamais voyagé sur mer et n'est point allé au Bosphore, et, pour preuve de ce que j'avance, prends les témoignages. TÉMOIGNAGES. [14] Ainsi donc notre père n'a fait aucuns recouvrements depuis la décharge donnée, personne n'aurait payé volontairement à un mandataire envoyé par Démarète, Démarète lui-même n'est jamais allé au Bosphore et n'y a jamais paru; c'est ce qui résulte évidemment des dates et des témoignages. Je veux vous montrer maintenant qu'ils ne font que mentir dans toute cette affaire. Ils ont écrit, dans la demande qu'ils présentent aujourd'hui contre nous, que cet argent leur est dû par nous du chef de notre père qui l'aurait reçu, et qui, en leur remettant le compte de tutelle, y aurait porté la créance conne étant encore due. Prends-moi la demande, et donnes-en lecture. DEMANDE. [15] Vous entendez ce qui est écrit dans la demande : « Attendu qu'Aristechme m'a remis la créance, qu'il a portée au compte de tutelle. » Eh bien, lorsqu'ils intentèrent contre mon père l'action de tutelle, ils écrivirent le contraire dans leur demande. Ils soutenaient précisément qu'on ne leur avait pas rendu compte. Lis les termes de la demande qu'ils formaient alors contre mon père. DEMANDE. [16] Dites-moi, Xénopithe et Nausimaque, dans quel compte, selon vous, mon père vous a-t-il remis cette créance : Alors vous l'actionniez comme n'ayant pas rendu comptes, et vous lui réclamiez l'argent à ce titre; aujourd'hui vous le poursuivez en soutenant qu'il les a rendus. Si l'on vous laisse plaider ainsi le pour et le contre, tantôt demander une condamnation pour comptes non rendus, tantôt invoquer ces mêmes comptes pour nous poursuivre, rien ne nous empêche de chercher encore, dans cela, un troisième prétexte pour plaider encore? Mais les lois ne disent pas cela; elles ne donnent les actions qu'une seule fois pour un même objet, entre mêmes parties (06). [17] Maintenant, juges, je veux vous faire voir que non seulement on ne leur fait aucun tort, mais que l'action intentée par eux contre nous est contraire à toutes les lois et c'est pourquoi je veux vous lire encore cette loi, aux termes de laquelle si des mineurs devenus majeurs laissent passer cinq ans sans former de demande, toute action leur est déniée en ce qui concerne la tutelle. On va vous lire la loi. LOI. [18] Vous l'entendez, juges, la loi dit positivement que, s'ils laissent passer cinq ans sans agir, toute action leur sera déniée. - Aussi avons-nous agi, diront-ils peut être ? - C'est vrai, et de plus vous avez transigé. Donc, encore une fois, vous n'avez plus d'action. Comment ! pour tous faits commis depuis l'ouverture de la tutelle, la loi ne donne action aux mineurs devenus majeurs, contre leurs tuteurs non déchargés, que pendant cinq ans; et contre nous, leurs ayants cause, vous pourriez encore, après vingt ans, intenter une action, exiger ce dont vous avez donné décharge? En vérité, cela ne se peut. [19] J'entends dire qu'ils éviteront la discussion sur l'affaire elle-même et sur le point de droit. Ils se proposent de plaider qu'une grande fortune leur avait été laissée, et qu'ils en ont été dépouillés. Pour preuve, ils allégueront le chiffre des demandes qu'ils ont formées dès le principe, ils rappelleront en pleurant leur enfance abandonnée, ils critiqueront le compte de tutelle. C'est paraît-il, en ces moyens et autres semblables qu'ils ont mis leur confiance ; c'est par là qu'ils espèrent vous tromper. [20] Mais l'énormité des demandes qu'ils ont formées autrefois montre à quelles persécutions notre père a été en butte, plus qu'elle ne sert à prouver les détournement dont ils se disent victimes. A-t-on jamais vu donner quittance pour trois talents quand on peut prouver qu'il en est dû quatre-vingts? Et au contraire, sous le coup d'une action de tutelle tendant à une condamnation si énorme, qui n'eût donné trois talents pour acheter sa sécurité, alors surtout que la partie était à ce point inégale? Ils étaient orphelins, jeunes; on ne les connaissait pas encore pour ce qu'ils sont. Or tout le monde dit que ces considérations l'emportent souvent devant vous sur les droits les plus forts. [21] Mais vous ne devez pas souffrir qu'ils reviennent sur la tutelle, et je vais vous le prouver. Je veux qu'ils aient été maltraités autant qu'on peut l'être; j'admets la vérité de ce qu'ils vont dire; du moins vous reconnaîtrez tous, je pense, qu'il y a des dommages plus graves que ceux qui nous atteignent uniquement dans nos biens. Tels son les meurtres involontaires, les outrages non justifiés (07) et autres cas semblables; et cependant, dans tous ces cas l'action des parties lésées est éteinte dès qu'elles ont consenti à pardonner. [22] Cette règle est d'une application si générale, qu'après avoir fait condamner l'auteur d'un meurtre involontaire, après avoir révélé l'impureté encourue par cet homme, si le plaignant se réconcilie et pardonne, il n'est plus en son pouvoir de contraindre le coupable à l'exil. Eh bien, si, quand il s'agit de la vie et de ce qu'il y a de plus cher au monde, le pardon a cette force et cette venu, restera-t-il impuissant lorsqu'il s'agit seulement de nos biens et de vulgaires intérêts? Non, assurément. Aussi bien, si je n'obtiens pas de vous ce qui est mon droit, ce sera sans doute un malheur; mais ce qu'il y aura de plus malheureux, c'est que vous aurez en ce jour méconnu la force d'un acte dont les effets ont été de tout temps définis par la loi (08). [23] On n'a pas affermé notre patrimoine, diront-ils peut-être. Cela est vrai, c'est votre oncle Xénopithe qui s'y est opposé, et malgré l'interpellation de Nicidas (09), il a obtenu des juges l'autorisation de gérer lui-même. Tout le monde sait cela. - Nos tuteurs nous ont pillés. - Eh bien, vous avez tiré d'eux la rançon qu'il vous a convenu d'accepter, il n'y a pas de raison pour que vous en tiriez une autre de moi. - [24] Mais gardez-vous de croire que ce reproche soit sérieux. Si injuste qu'il soit (n'est-il pas vrai?) d'accuser des innocents après avoir transigé avec les coupables, j'y consens toutefois, Xénopithe et Nausimaque. Si vous croyez votre droit si fort, vos preuves si accablantes, en ce cas, rendez les trois talents; reprenez ensuite votre action et conduisez-la jusqu'au bout. Mais si vous avez reçu cette somme pour ne pas poursuivre, tant que vous ne l'aurez pas rendue, vous devez garder le silence. Vous ne pouvez pas à la fois nous poursuivre et garder l'argent, ce serait un procédé infâme. [25] Ils vous parleront peut-être de triérarchies, et diront qu'ils se sont ruinés à votre service. Je ne m'arrêterai pas à prouver qu'en cela ils diront un mensonge, et qu'après avoir dissipé pour eux-mêmes la plus grande partie de leurs biens, sans grand profit pour l'État, ils exigent de vous une reconnaissance qui n'est ni juste ni naturelle. Moi aussi, Athéniens, j'estime que tous ceux lui s'acquittent des liturgies ont droit à votre reconnaissance. Mais à qui en devez-vous le plus? A ceux qui servent bien l'État et s'abstiennent de tenir une conduite honteuse et méprisable, au jugement de tous. [26] Eh bien, ceux qui dissipent leur fortune en même temps qu'ils s'acquittent des liturgies, travaillent à décrier l'État plus qu'à lui venir en aide. En effet, on ne s'accuse jamais soi-même, on se dit ruiné parce que l'État a tout pris. Au contraire, ceux qui se montrent à la fois empressés à exécuter vos ordres et attentifs à conserver leur fortune par leur modération en tout le reste, sont supérieurs aux premiers, non seulement en ce qu'ils ont été utiles et pourront l'être encore, mais aussi parce que vous obtenez d'eux ce service sans que votre gloire ait à en souffrir. Eh bien, voilà ce que nous sommes pour vous, si vous y prenez garde. Quant à nos adversaires, je n'en dirai rien, de peur qu'ils ne crient à la diffamation. [27] Je ne serais pas surpris de les voir verser des larmes et faire appel à la pitié. A ce moment, je vous en prie, rappelez-vous ceci : Il est honteux, ou plutôt on n'a pas le droit de dissiper sa fortune à manger et à boire avec Aristocrate, Diognète et autres pareils, dans l'ignominie et le vice, et de venir ensuite pleurer et gémir pour se faire donner le bien d'autrui. C'est alors qu'il fallait gémir quand vous faisiez ces choses. Aujourd'hui ce n'est pas de pleurer qu'il s'agit, mais de prouver que vous n'avez pas donné décharge, ou que vous avez encore une action nonobstant la décharge donnée, ou que c'est votre droit d'intenter cette action après vingt ans, quand la loi donne la prescription de cinq ans. C'est en effet là-dessus qu'ils plaident. [28] Mais s'ils ne peuvent pas faire cette preuve, et ils ne le pourront pas, nous vous adressons à tous cette prière, juges : Ne nous livrez pas à eux, ne donnez pas une quatrième fortune à des gens qui en ont déjà mal gouverné trois, celle qu'ils ont reçue à l'amiable de leurs tuteurs, celle qu'ils se sont fait remettre pour abandonner leurs actions, celle qu'ils ont enlevée à Aesios (10) après l'avoir fait condamner; laissez-nous plutôt, comme il est juste, jouir en paix de ce qui est à nous. Ces biens vous sont plus utiles dans nos mains que dans les leurs, et il est certes plus juste de nous laisser nos biens que de la leur donner. Je ne vois rien de plus à dire, et je pense qu'aucune de mes raisons n'a dû vous échapper. Vide la clepsydre (11).
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(01) Les actions, dans la procédure athénienne, se donnaient à un seul demandeur contre un seul défendeur. Elles pouvaient être jointes pour l'instruction et la plaidoirie, mais elles restaient toujours distinctes pour les conclusions et pour le jugement. (02) Je lis avec un manuscrit ἀφ' οὗ τυγχάνουσιν ἐγγεγραμένοι. L'Athénien devenu majeur était inscrit sur le registre civique, c'est ce qu'on appelait ἐγγράφεσθαι εἰς ἄνδρας, εἰς τὸ ληξιαρχικὸν γραμματεῖον (voy. Hermann, t. I, p. 273). Les éditions donnent γεγραμμένοι, ce qui voudrait dire « depuis qu'ils ont intenté l'action contre Aristechme »; mais pourquoi cette action aurait-elle duré huit ans? D'ailleurs, ce qui importe pour le raisonnement, ce n'est pas la date de l'action, c'est la date de la majorité. Enfin, l'action intentée contre Aristechme était une action civile, δίκη et non une action criminelle γραφή. (03) La renonciation à la succession était donc permise aux héritiers en ligne directe aussi bien qu'aux collatéraux. (04) L'usage, sinon la loi, imposait au tuteur l'obligation de vendre les meubles, de réaliser toute la fortune et de la placer en immeubles. (05) Le statère athénien était une monnaie d'or de vingt drachmes. Cent statères valaient environ 2,000 francs (voy. les notes du plaidoyer contre Phormion). (06) On reconnaît ici les deux principales( conditions de la chose jugée, identité des parties, identité d'objet. Il n'est pas question de la troisième condition, identité de cause de demande. Mais on sait que cette troisième condition est contestée en théorie. (07) Ὕβρεις εἰς ἃ μὴ δεῖ, c'est-à-dire les outrages faits à des personnes libres. (08) Ce passage se retrouve tout entier dans le plaidoyer contre. Panténète. La transaction était, comme on le voit, un moyen d'éteindre les poursuites pour les délits autres que l'homicide volontaire. Elle était même en quelque sorte obligatoire, et avait quelque chose d'analogue à la composition dans ses lois germaniques (voy. les notes du plaidoyer contre Macartatos). (09) Lorsqu'un tuteur ne remplissait pas ses obligations, tout citoyen avait le droit de signaler le fait à l'archonte, c'est ce qu'on appelait φάσις, dénonciation, interpellation. (10) Nous ne savons qui était cet Aesios. Il n'est pas probable que ce fût le frère d'Aphobos. (11) L'orateur n'a pas eu besoin de tout le temps qui lui était accordé. Et, en effet, ce plaidoyer est sensiblement plus court que les autres.
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